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Full text of "Translations, inscriptions et poésies diverses"

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Translations,  Inscription 

ET    POÉSIES   DIVERSES 

Exhalante  sur  le  mariage  de  Marguenie  ^  ^^ 

Entreprise  du  Roy  Dauphin 

Les  quatrième  et  sixième  livres  de  l'Enéide 

Sur  un  nouveau  moyen  de  faire  son  profit 

de  V étude  des  Lettres 

Epitaphes 
et  autres  poésies  sur  la  mort  de  j  du  BM 

Avec  un  commentaire  historique  et  critique 
PAR 

LÉON  SÉCHÉ 


PARIS 
REVUE     DE     LA     RENAISSANCE 


U  dVof  OTTAWA 

■1111 

39003002375158 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/translationsinscOOdube 


TRANSLATIONS,     INSCRIPTIONS 
et    poésies    diverses 


ŒUVRES     COMPLÈTES 


DE 


JOACHIM    DU    BELLAY 


Translations,  Inscriptions 

ET    POÉSIES    DIVERSES 

Epithalame  sur  le  mariage   de   Marguerite  de   France 

Entreprise  du  Roy  Dauphin 

Les  quatrième  et  sixième  livres  de  V Enéide 

Sur  un  nouveau  moyen  de  faire  son  profit 

de  V étude  des  Lettres 

Epitaphes 

et  autres  poésies  sur  la  mort  de  J.  du  Bellay 

Avec  un  commentaire  historique  et  critique 

PAR 

LÉON  SÉCHÉ 


PARIS 
REVUE     DE     LA     RENAISSANCE 

1913 


RtmlOTHECA 


il/ 3 


EPITHALAME 

SUR    LE    MARIAGE   DE    TRES    ILLUSTRE 

PRINCE    PHILIBERT    EMANUEL,    DUC    DE    SAVOYE 

ET   DE    TRES    ILLUSTRE 

PRINCESSE  MARGUERITE  DE   FRANCE 

SŒUR    UNIQUE    DU    ROY,    ET    DUCHESSE    DE    BERRY 


AU  LECTEUR 

Cest  Epithalamc,  ou  chant  nuptial,  est  chante  par  trois  vierges  natif- 
ves  de  Paris,  filles  de  Jean  de  Morel,  gentilhomme  Ambrunois,  et  de 
Damoiselle  Anthoinette  Deloine  sa  femme,  couple  non  moins  docte  que 
vertueux.  Les  noms  des  trois  vierges  sont  Camille,  Lucrèce  et  Diane  : 
noms  propres  et  non  empruntez  à  plaisir  :  ce  qui  semble  estre  venu 
assez  à  propos  selon  l'argument,  comme  tu  pourras  mieux  juger  par  la 
lecture  du  poëme.  Au  reste,  ami  lecteur,  je  ne  veux  oublier  à  te  dire, 
que  ces  trois  vierges  (principalement  Camille)  sont  si  bien  instituées  es 
langues  Grecque  et  Latine,  et  en  toutes  sortes  de  bonnes  lettres,  qu'il 
m'eust  été  mal  aisé,  voire  impossible,  d'en  trouver  trois  autres  de  leur 
aage  plus  clignes  d'estre  introduites  en  un  si  excellent  suject,  et  crains 
beaucoup  plus  de  les  avoir  fait  parler  peu,  que  trop  doctement  :  en 
quoy  j'ay  eu  esgard,  non  à  ce  que  je  sçay  véritablement  de  leur  érudi- 
tion, mais  à  ce  que  j'ay  pensé  devoir  estre  le  plus  vraysemblable.  Adieu. 


ŒUVRES    DE    J.    DU    BELLAY, 


CEUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAV 

EPITHALAME 

LA    MUSIQUE 

Un  plus  heureux  et  plus  cligne  Hymence 
Ne  nous  pouvoit  ces  nopees  apprester  : 
Et    ne    pouvoit    la    paix    mieux   an-ester 
Du  cruel  Mars  la  fureur  effrénée. 

LE    POETE 

Quand  la  Sœur  des  Charités, 

La  fleur  des   Marguerites, 

La  perle   des   François, 

Par  les  mains  d'Hymenee 

Espouse  fut  menée 

Au  Prince  Piemontois, 
Trois  vierges  bien  peignées, 

Vierges  bien  enseignées 

Qu'au  bord   Parisien 

La  Nymphe  Deloine 

De   céleste  origine 

Conçeut  du   Delien, 
Sur  le   poinct  de   l'Aurore 

Le  matin  recolore 

Sommeilloyent  dans  leur  lict, 

Quand  de  sa  voix  cogneuë 

Deloine  venue 

Ces   beaux   vers   leur  a  dit  : 

DELOINE 

Debout,  debout  (dit-elle) 

L'Aurore  vous  appelle 

Du  paresseux   séjour    : 

Sus  donc,  qu'on   se  resveille, 

Que  plus  on  ne  sommeille, 

Voici  l'aube  du  jour. 
Voici,    mes  vierges  belles^ 

Mes  chastes  colombelles, 

Voici,  mon  cher  souci, 

Voici    la    bien-heurec 

Heure    tant    desireç, 

Mes  filles,  voy-la-ci  : 
Que  la  vierge  de  France, 

Des  vierges  l'espérance, 

Devoit   perdre    son  nom^ 

Par  une  saincte  flamme, 

Qui  la  doit  rendre  femme 

D'un   Prince    de    renom. 


ËPITHALAkE 

Pour  elle  (race  chère) 

Moy  qui  suis  vostre  mère, 
Je  vous  ay  jusqu'ici 
En  mon  sein  eslevees, 
Des  vertus  abbreuvees, 
Et  des   lettres  aussi  : 

Arrousant  curieuse, 

De  main  industrieuse 
Vos  beaux   ans  florissans, 
Comme  trois  fleurs  descloses. 
Trois    vermeillettes   roses, 
Ou  trois  lys  blanchissans  : 

Pour  un  jour  estre  dignes 

Entre   les    plus  beaux  cygnes 
De  rechanter   l'honneur, 
L'hcnneur  de  Marguerite, 
Sa  vertu,  son  mérite, 
Sa   grâce,   et   son  bon-heur. 

Des  que  vous  fustes  nées. 
Vous    fustes   destinées 
A  chanter  sa  valeur, 
Qui  seule  de  nostre  aage 
En  grandeur  de  courage 
Est  la  perle,  et  la  fleur. 

Vous  donc  la  plus  jeunette, 
Ma  chère  Dianette, 
De  vostre  douce  voix 
Chantez  la  vierge  saincte, 
Ains  qu'Hymen  l'eust  estreincte 
De    ses*   pudiques    loix. 

Vous  Lucrèce  la  blonde, 
Allez,  et  la  seconde, 
Chantez  sa  chasteté, 
Son    amour   conjugale, 
Sa  fermeté  loyale, 
Et    son    honnesteté. 

Vous,  plus  docte   Camille, 

Chantez  d'un  plus  haut  stile 
La  vierge  et  le   grand  heur 
De  ce  duc  magnanime, 
La  vertu  qui  l'anime, 
Sa  race  et  sa  grandeur. 

Allez  trouver  la  plaine, 

Où  le  Dieu  de  la  Seine 
Recourbé  tant  de  fois, 
De   son  onde  escumeuse 
Bat  ceste  isle  fameusej 
Le  séjour  de  nos  Rois. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  j.   DU  BELLAY 

Là,  sous  un  bon  augure 
Conduites  par  Mercure 
Vous   faut   aller  chanter 
Ccste  heureuse  journée 
Cest  heureux  hymenee 
Qu  on    doit   surtout   vanter. 

LA    MUSIQUE 

Par  les  flambeaux  des  trois  sœurs  infernales, 
Les   cœurs  estoyent  de  fureur   allumez, 
Ores  les  cœurs  sont   d'amour   enflammez 
Par  le  flambeau  des  trois  grâces  royales. 

LE    POETE 

De  tout  ce  doux  langage 

Des  vierges  le  courage 

Deloine    flattoit  : 

Elles,  par  l'air  liquide, 

Volent    avec  leur  guide, 

Qui  leur  course  hastoit. 
Leurs  tresses  blondoyantes 

Voletoyent  ondoyantes 

Sur  leur  col  blanchissant  : 

Les  yeux,  comme  planettes 

Sur   leurs    faces  brunettes 

Alloyent    resplendissant  : 
Se  ressemblant  de  faces, 

Comme  on  voit  des  trois    Grâces 

Trois   diamans   tremblans. 

Trois  esmeraudes  fines 

Trois  perles  argentines, 

Ou  irois    astres  flambans. 
Comme  parmi  les  nues 

On  voit  un  rang  de  grues 

D'un  battement  léger 

Se  frapper  de   l'aisselle 

Puis  en  planant  de  l'aile 

En   filé  s'allonger, 
D'une  ondoyante  trace 

Parmi  ce  grand  espace 

Ces  trois  vierges  s'en   vont  : 

Puis  d'elles    abbaissees 

Sur  la  terre  eslancees, 

Se  plantant  front  à  front  : 
Leur  poicirine  haletante 

Pousse  une  voix  tremblante, 

Qui  doucement  fend  l'air  ; 

Et  semblent  les  craintives 


EPITHALAME 

Trois  joncs  que  sur  leurs  rives 
Un  doux   vent    fait   branler. 
D'une  humble  révérence 
La  première  s'advance. 
Et  plus  doux  que  le  son 
D'une    source  argentine 
De  sa  voix  enfantine 
Chanta  ceste  chanson. 

LA    MUSIQUE 

Celle  de  qui  ce  feu  qui  tout   enflamme 
N'avoit  onc  sçeu  eschauffer   la  froideur, 
Sent  maintenant  une  nouvelle  ardeur, 
Et  ne  desdaigne  une   si  belle  flamme. 

DIANE 

Telle  que  par  la  presse 
La  vierge  chasseresse 
Marche  d'un    pied    dispos, 
L'arc  en  main,  et   la  trousse 
D'une    gente  secousse 
Luy   battant    sur    le   dos. 

Adieu    sœurs,    adieu  belles, 
Adieu    doctes    pucelîes. 
Telle  parmi   sa  bande 

Se  monstre  belle  et  grande 
Ceste   nymphe  aux  beaux  yeux 
Ceste    nymphe   céleste^ 
Qui  de  face  et  de  geste 
Ne  tient  rien  que  des  cieux. 
Adieu   sœurs,    adieu  belles, 
Adieu    doctes    pucelîes. 
Lîne  douce  planette 

De  sa  face  brunette 
Esclaire  le  beau  teinct  : 
Mais    sa  grâce   naïfve 
Qui  les  aines  captive 
Mille  beautez  esteint. 

Adieu   sœurs,    adieu  belles, 
Adieu    doctes    pucelîes. 
C'est  la  Pallas  nouvelle 
Fille  de  la  cervelle 
De  ce  grand  Roy  François  : 
Des  Muses  la  dixième^ 
Des   Grâces  la  quatrième, 
S'il   en  est  plus  de  trois. 

Adieu   sœurs,    adieu  belles, 
Adieu    doctes   pucelîes. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

Sur  son    visage  peinte 
Est  la  chasteté  sainte 
Qui  l'amour  fait  trembler  : 
Las,   mais  elle   nous  laisse. 
Pour    nouvelle    Déesse 
A  Juno  ressembler. 

Adieu   sœurs,    adieu  belles, 

Adieu    doctes    pucelles.      „ 
Ce  n'est  pas   la  première, 
Ce  n'est  pas  la  dernière 
Que  sur  ce  mesme  lieu 
Hymen  nous  ravist  ores, 
Et    ravira    encores 
Hymen  ce  cruel  Dieu. 

Adieu   sœurs,    adieu  belles, 

Adieu    doctes    pucelles. 
De  la  Nymphe  Escoçoise 

Pour   la  rendre    Françoise, 
Naguère  il  vous  priva   : 
Puis    la    Nymphe   Lorraine 
En  beauté   souveraine 
Le  cruel  enleva. 

Adieu   sœurs,    adieu  belles, 

Adieu    doctes    pucelles. 
Or  d'une    autre   compagne 
Pour  enrichir  l'Espagne 
Vous  prive  l'inhumain  : 
Qui  vostre  Marguerite, 
Vostre  perle  d'eslite 
Vous  ravist  de  sa  main. 

Adieu   sœurs,    adieu  belles, 

Adieu    doctes    pucelles. 
Que  ferez-vous    pucelles, 

Qui  dessous   vos   aisselles 
Portez  le  beau  carquois  ? 
Et  vous,    qui    sur  Pégase, 
Animez    de   Parnase, 
Les  antres  et  les  bois  ? 

Adieu   sœurs,    adieu  belles, 

Adieu    doctes    pucelles. 
L'honneur   de  vostre    troppe 
Laisse   la  double   croppe 
Pour  suyvre  désormais 
Et  Junon  et  Lucine, 
Adieu  troppe  divine, 
Adieu  donc  pour  jamais. 

Adieu   sœurs,    adieu  belles, 

Adieu    doctes    pucelles, 


EPITHALAME 

Adieu   forests    ombreuses, 
Adieu   r'ves  herbeuses, 
Adieu  tertres  bossus, 
Adieu  vives   fontaines, 
Adieu    roches   hautaines, 
Et    vous    antres    moussus. 

Adieu   sœurs,    adieu  belles, 

Adieu    doctes    pucelles. 
Adieu  lyre  dorée 

De  Phebus  adorée, 
Tes    chansons    et    tes    vers, 
Puisque    nostre    Princesse 
En    chappeau  de    Duchesse 
Change  nos  lauriers  verds. 

LA    MUSIQUE 

Le  Prince  n'a,  tant  soit  grand   son  mérite, 
De  s'esjouyr  peu  de  cause  et  raison, 
Qui   retourné  trouve  dans  sa  maison 
Une    si    belle  et    rare    Marguerite. 

LE    POETE 

De  ceste  chansonnette 
La  petite  brunette 
Fit    les   Dieux  resjouyr  : 
Et   puis  en   ceste  sorte 
Sa  voix  un  peu  plus  forte 
Lucrèce  fit  ouyr. 

LUCRECE 

Telle    comme    Lucrèce, 

Ou    que    l'honneur   de  Grèce 
Pénélope   se  lit, 
Sera,   mais  plus  heureuse, 
Ceste  vierge    soigneuse 
De  l'honneur  de  son  lict. 
O  Hymen  Hymenee 
O   nuict   bien   fortunée. 
Qu'opposer  on   ne  vienne 
La    Royne  Carienne, 
A  celle  qui   sera 
En  amour  conjugale 
Porcie,   et  plus  loyale 
Alceste   passera. 

O  Hymen    Hymenee 
O  nuict  bien  fortunée. 
Une  amour  mutuelle 
Joindra  perpétuelle 


ŒUVRES  COMPLETES  DE  J.   DU  BELLAY 

L'espouse    avec   l'espoux, 
Et  la  chaste  Cyprine 
Bruslera  leur   poictrine 
De  son  feu  le  plus  doux. 

O  Hymen   Hymenee 

O  nuict  bien  fortunée. 
Point  ne  sera  stérile 

Ceste  couche  fertile, 
Couche  qui  nous   sera 
Mainte  heureuse  gesine 
Car  la  chaste  Lucine 
La  favorisera. 

O    Hymen  Hymenee 

O  nuict  bien  fortunée. 
Lucine  secourable 

Luy  sera  favorable, 
Comme  ja  tant  de  fois 
Nostre  Juno   seconde 
Elle   a  rendu  féconde 
Au    Juppiter   François. 

O  Hymen  Hymenee 

O  nuict  bien  fortunée. 
Los  fils  dès  leur  bas  aage 
Porteront  au  visage 
Le  portraict  paternel    : 
Les  filles  sur  leur  face 
Rapporteront   la  grâce 
Et  l'honneur  maternel. 

O   Hymen  Hymenee 

O  nuict  bien  fortunée. 
De  cette  race  heureuse 
Sur  toutes  généreuse 
Nos  enfans  et  nepveux 
D'une  longue  mémoire 
Raconteront  la  gloire 
A  ceux  qui  naistront  d'eux. 

O  Hymen  Hymenee 

O  nuict  bien  fortunée. 
L'aigle  dessous  son    aile 
N'esclost    la  colombelle 
Les  animaux  peureux 
Des  fiers  lyons  ne  naissent 
Et  les   couards   ne   laissent 
Des  enfans    généreux. 

O   Hymen  Hymenee 

O  nuict  bien  fortunée. 
De  ce  saint  mariage 

Tout  sinistré  présage 


EPITHALAME 

Soit  escarté  bien  loin 
Puis  que  de  ceste  heureuse 
Douce  nuict  amoureuse 
Le  ciel  a  pris  le  soin 
O   Hymen   Hymeneo 
O  nuict  bien  fortunée. 
La  chaste  Cytheree 

Y  vienne  ceinturée    : 
Et    les  petits  amours 

Y  volettent  sans  cesse 
Autour  de  la  Princesse 
En  mille  et  mille  tours. 

O   Hymen  Hymenee 
O  nuict  bien  fortunée. 
O  nuict  bien   fortunée 
D'estoiles  couronnée 
Qui  plus   que  le  jour   luict    : 
Nuict  que   la  Cyprienne 
Advouë  toute  sienne 
O   bienheureuse  nuict. 
O   Hymen   Hymenee 
O  nuict  bien  fortunée. 
Phœbus,    soit  qu'il  esclere 
Dessus  notre  hémisphère, 
Ou  soit   que  de   son   feu 
L'autre  monde   il    resveille, 
Une  couple  pareille 
N'a    point   encore    veu. 

LA    MUSIQUE 
Pour  son  renom  rendre  clair  et  insigne 
Il  n'eust  sçeu  mieux  sa   valeur  esprouver, 
Et  si  neust  peu  au  ciel  même  trouver 
De  sa  vertu  recompense  plus  digne. 

LE    POETE 
Ici  la  blondelette 

Faite   plus    merveillette 
Ses  deux  lèvres  ferma   : 
Puis   d'une    voix   guerrière 
Camille  la   dernière 
Ces   beaux   vers  anima. 

CAMILLE 

Telle  que  l'ancienne 
Camille  Ausonienne 
Superbe  apparaissoit, 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

Lorsqu'avecques  les  armes 
La  presse  des  gendarmes 
Hardie  elle  froissoit. 
Io,   io,    victoire, 
Io,  triomphe  et  gloire. 
Telle  contre  les  vices 

Au  milieu  des  délices 
Porte    le  chef  vainqueur 
Ceste  Minerve  forte 
Qui  sur  sa  face  porte 
Une    chaste    rigueur. 
Io,   io,    victoire, 
Io,  triomphe  et  gloire. 
L'honneur  est   son  pennache, 
La  chasteté  sa  hache   : 
Et  l'amour  vertueux 
Est  sa  Méduse  énorme 
Qui  en  pierre  transforme 
Le   vice  monstrueux. 
Io,   io,    victoire, 
Io,  triomphe  et  gloire. 
De  ce  mesmc   lignage 

Le  ciel  pour  tesmoignagc 
D'un  nouveau  siècle  d'or, 
Deux    Minerves   nouvelles 
Non  moins  doctes  que  belles 
Nous   a    fii ici    naistre   encor. 
Io,   io,    victo Te, 
Io,  triomphe  et  gloire. 
L'une  est    la    Navarroise, 
L'autre   la   Ferraroise, 
Ornement  de  leurs  ans. 
Qui   entre  les  Princesses 
Ressemblent  deux  Déesses 
Ou  deux  astres   luisans. 
Io,   io,    victoire, 
Io,  triomphe  et  gloire. 
Mainte  Princesse  encore 
Par  les  lettres  décore 
Son  sexe  et  son  renom    : 
Mais  nostie  Marguerite 
Sur  toute  autre  mérite 
De  Minerve  le  nom. 
Io,   io,    victoire, 
Io,  triomphe  et  gloire. 
Telle  vierge  estoit  digne, 

Pour    sa   valeur    insigne, 
D'avoir   ce  second  Mars    : 


EPITHALAME  rr 


Ce  prince  tant  adextre, 
Que  Beilone  fit  naistre 
Au  milieu  des  soldars. 
Io,   io,    victoire, 
*Io,  triomphe  et  gloire. 
Sa   virile  jeunesse 

N'a  suyvi  la  molesse 
Des  lascifs  courtisans    '■ 
Il  n'a  parmi  les  Dames 
Les  plaisirs  et  les   flammes, 
Perdu  ses  jeunes  ans. 
Io,    io,    victoire, 
Io,  triomphe  et  gloire. 
Mais  il  a  sur  la  dure, 
Et.  sous  la  couverture 
Des  pavillons   appris, 
Qu'en  la  poudreuse  plaine 
C'est  avecques  la  peine 
Qu'on  emporte  le  pris. 
Io,   io,    victoire, 
Io,  triomphe  et  gloire. 
Dessous  ce   grand  Auguste 
Il  a  poussé  robuste 
Ses   vertus  en  avant, 
Il   a   pris  sa  doctrine 
Dessous   la  discipline 
D'un  maistre  bien  sçavant. 
Io,    io,    victoire, 
Io,  triomphe  et  gloire. 
Je  ne  sçay  quelle  audace 
Se  lit  dessus  'sa  face; 
Avec  une   douceur, 
Qu'on    y   voit    apparoistre 
Qui  fait  assez  cognoistre 
La  grandeur  de  son  cœur. 
Io,    io,    victoire, 
Io,  triomphe  et  gloire. 
Donnant  bien  cognoissance 
Du  lieu  de  sa  naissance, 
Noble  entre  les  humains, 
Qui  a  produit  au  monde, 
Comme  mère  féconde 
Tant  d'Empereurs  Germains. 

LA   MUSIQUE 

Mars   l'a  nourri   au   milieu  des   alarmes, 
Pallas  en  elle   a  montré   son   sçavoir  : 


12  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

Celuy  qui  veut  gloire  immortelle  avoir 
Doit  assembler  les  lettres  et   les   armes. 

LE  POETE 

De  ces  douces  merveilles 

Ravirent  les  oreilles 

Ces  vierges  :  et  alors 

De  sa  diserte  langue 

Ceste  belle  harangue 

Mercure  mist  dehors. 
Son  caducée  embrassent 

Deux  serpens,  qui  s'enlacent 

Se  joignant  par  le  bout   : 

Son  chef  porte  deux  ailes, 

Deux  ses  plantes  isnelles 

Qui  le  portent  partout. 

MERCURE 

Sans  le  vouloir  céleste 
Ceste  vierge  modeste 

Ne   demeuroit    ainsi    : 

Et  ce  Prince  comme  ellej 

Sans  ordonnance  telle 

Ne  demeuroit  aussi. 
Pour   dechasser    Bellonne, 

Et  sa  troppe  félonne, 

Bannie  pour  jamais, 

Des  Dieuic   la    prévoyance, 

Gardoit  ceste  alliance 

Instrument  de  la  paix. 
A  fin  qu'avec  l'Espaigne 

La  France  s'accompaigne, 

Pour,   d'un  commun   accord, 

D'Europe,  Asie,   Afrique, 

L'adversaire    publique 

Repousser  dans  un  fort. 
Car  si  ces  deux  grands  princes 

Unissent   leurs   provinces 

D'un  accord  mutuel, 

Pour  chasser  vers  le  More, 
Ou  bien  loin  sous  l'Aurore, 
Le  Barbare  cruel    : 
Quel  Roy,  quelle   puissance 
Soutiendra  la  vaillance 
De  deux  Rois  si  fameux, 
Soit  qu'ils  marchent  par  terre, 
Soit  qu'ils  portent  la  guerre 
Par  les  flots  escumeux? 


EPITHALAME  13 


Ils  porteront   le  monde, 

De  la  terre  et   de  l'onde 

Estans  seuls   gouverneurs    : 

Et  de  serve  contrainte 

Mettront  la  Terre  sainte 

En  ces  premiers  honneurs. 
O   heureuse  journée 

O    paix   bien  fortunée 

Qui  joint  deux  si  grands  Rois, 

Qui   se   peuvent   promettre 

Unis  de  pouvoir  mettre 

Le  monde    sous  leurs    loix  : 
Quel  vers,  ou  quelle  histoire 

Peut  égaler  la  gloire 

De  ceux-là  qui  ont  fait 

Pour  le  bien  d'Allemaigne, 

France,   Italie,   Espaigne; 

Un   accord  si  pa'rfaict  ? 
Mais   soit  que  France  parle 

D'Anne,    d'Albon   ou   Carie 

L'honneur  de  nos  prélats, 

Soit  que  l'Espagne  encore 

Son    Ruygomes    honore, 

Son  Alve  ou  son  Arras   : 
La  gloire  austrasienne 

De  nom  et  foy  Chrestienne 

Sur  toutes  reluira, 

Tant  qu'à  l'entour  du  monde 

Sa  coche  vagabonde 

Neptune  conduira  : 
Pour  du  miel  de  sa  bouche, 

Qui  les  oreilles  touche, 

Avoir  parmy  l'horreur, 

Le  feu,  le  sang,  les  armes, 

Adouci  des  gendarmes 

La  cruelle  fureur. 
D'un  sainct  lien  estrainte 

A    tout    jamais    soit    sainte 

A  vos  fils  et  nepveux, 

Ceste  paix  honorée, 

Des  humains   adorée 

Par  offrandes   et   vœux. 

LA   MUSIQUE 

IL  porteront  un  jour  la  terre  et  l'oncle, 

Et  sans  envie  entre  eux  seront  pareils    : 

Le   ciel  ne  peut   endurer  deux   soleils    : 

Mais  deux  tels  Rois  peut  bien  souffrir   le  monde. 


.14  ŒUVRES   COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

LE  POETE 

Ainsi  parla  MercureA 

Puis  d'une  nuict  obscure 

Couvert   s'esvanouit, 

Ressemblant    un    nuage, 

Ou  fantôme  volage, 

Qui  parmi  l'air  s'enfuit. 
Comme  luy  disparues 

Voguent  parmi   les  nues 

Les  trois  divines  sœurs, 

Semant  à  mains  descloses 

D'une  pluye  de  roses 

Mille  et  mille  douceurs. 
Phœbus  d'un  heureux  signe 

Laissant  voler   un   cygne, 

Bon   augure  donna 

D'un   long  traict  qui  esclaire 

L'air  se  fend,   et  le  Père 

A  la  gauche  tonna. 

LA    MUSIQUE 

Pareille  estoit  la  feste  olympienne 
Quand  Peleus  à  Thitis  fut   conjoint    : 
Mais  la  discorde   ici    ne  semé   point 
L'occasion   d'une   guerre   troyenne. 

Comme  d'un  vase  ayant  estroite  bouche, 

Lequel  est  d'eau  rempli  jusques  au  bord. 
L'eau  goutte  à  goutte  et  à  grand  peine  scit 
Ew  son   passage  elle-même  se  bouche. 

Ainsi  chantant  cette  Royale  couche 
L'aise  qui  fait  de  sortir  son  effort, 
Pour    en   sortir  ne    se  trouve    assez    fort, 
Et  d'un  seul  vers  ma  Muse  à  peine  accouche. 

Donques   ceux-là   qui    ont    plus   de    sçavoir 
Que  de  plaisir,  feront  mieux  leur  devoir 
De  célébrer    cet    heureux  mariage. 
Il  me  suffit,   si  l'effect  au  désir 
Ne  satisfait,    montrer  que   le  plaisir 
Ne  me   permet   d'en  dire   davantage. 


EJUSDEM 


qualia  virtuti,  virtus  si  nuberet  ipsa, 
carmina  pleridum  voce  canenda  forent, 

talia  margaridi  (virtus  nam  margaris  ipsa  est) 
Carmina    Pieriis  su'nt  modulanda   sonis. 


ENTREPRISE  DU  ROY  DAUPHIN 

POUR  LE  TOURNOY,  SOUS   LE  NOM 
DES  CHEVALIERS  AVANTUREUX 


A  LA  ROYNE,  ET  AUX  DAMES 

Veu  que  les  yeux  en   ce  commun  plaisir 
Donnent  si   peu  à  l'esprit  de  loisir 
D'entendre  ailleurs,   Princesse    tres-chrestienne, 
Nous  craignons  fort  que  cest  escrit  retienne 
Trop  longuement    vostre   esprit  et    vos  yeux, 
Et  que  pour  plaire  il   ne  soit  envieux. 

L'occasion,   qui    ores    se  présente,     . 
Parlant  pour  nous,  de  parler  nous  exempte  : 
Et  quand  pour  nous  elle  ne  parleroit, 
Et  que  le   lieu  rien  n'en  tesmoigneroit, 
Noste  équipage,  armes,  suite,  et  devise, 
Montrent  assez  quelle  est  nostre  entreprise. 

Ce  nonobstant  comme  nouveau-venus, 
Pour  le  devoir  où  nous  sommes  tenus, 
Nous  voulons  bien  vous  donner  cognoissance 
De  nostre  estât,  et  de  nostre  naissance, 
Par  cest  escrit  discourant  brevement 
D'où  nous  venons,  et  pourquoy,  et  comment. 

Bien  loin  en  mer,  au  delà  d'Hybernie, 
Là  où  Phebus   sa  course  ayant  finie 
Oste  la   bride  à  ses  fumans  chevaux, 
Pour  reposer  de  ses  journels   travaux, 
Se  trouve  une  isle  en  tous  biens  plantureuse, 
Que  les  voisins  nomment  Ayantureuse 
Pource   que   là   les   plus   chevaleureux, 
Sont   appelez  Amans   aventureux. 

L'oysiveté  qui  est  mère  des  vices, 
N'entretient   là  les  hommes  en   délices, 
Et  n'y  sont  point  pour  estre  parfumez 
Ni  biens   en  poinct,   les  Amans  estimez, 
Pour  bien  baller,  pour  souspirs,  ni  pour  larmes, 
Ains  seulement  pour  êtres  preux  aux  armes  ; 
Car  ce  qui  est  ailleurs  voluptueux 
Sert  là  d'object   pour  estre  vertueux. 

Aussi,   dit-on,  qu'un  Chevalier  de  Thrace 
Fut  le  premier  auteur  de  nostre  race, 


!Ô  ŒUVRES   COMPLETES   DE  J.   DU   BELLAY 

Lequel  fut  fils  de  Venus  et  de  Mars   : 

Ce  Chevalier,    avec   quelques  soldars, 

Après  un   long  et  fascheux  navigage, 

Se   sauva  là  du  danger  du  naufrage  : 

Et  y  trouvant  le  séjour  à  propos, 

Se  résolut  donner  quelque  repos 

A  ses  travaux,   sans  plus  courir  fortune 

Si    longuement  par  les  champs  de    Neptune. 

Là  il   bastit    une  grande  cité, 
Et  le  pays  devant  inhabité, 
Fit  par  police  équitable  et  civile 
En  peu  de  temps  populeux  et  fertile. 

Mais  prévoyant  que  tel  gouvernement 
Ne  se  pourroit  conserver  longuement, 
Si  ceste  troppe  ainsi  habituée 
De   père  en  fils  n'estoit  perpétuée, 
Il  ordonna  que  tous  les  plus  gaillards 
Iroyent  cercher  femmes  de  toutes  parts, 
Non   point  usant  de  fraudes  et  rapines, 
Dont  Romulus  usa  vers  les  Sabines    : 
Mais  par  vertu,   par  proësse  et  valeur 
Par  courtoisie,   et   noblesse  de  cœur, 
Sauvant  l'honneur  des  Dames  et  pucelles, 
Gardant  les  bons,  chastiant   les  rebelles, 
Suivant   les  Courts  des  Princes  et  des  Rois, 
Et  fréquentant  les  joustes  et  tournois. 
Et    fréquentant  les   joustes  et  tournois. 

Par  tel  moyen   se   peupla  nostre  terre 
Dont    puis   après   vindrent  en   Angleterre 
Ces   Chevaliers   tant   cogneus  sur   les   rancs 
Qu'on  nomme  encor  les  Chevaliers  errants. 

De  là,  comme  eux  prindrent  leur  origine, 
Comme  venus  de  Mars  et  de  Cyprine, 
Ces  Palladins   preux  et  chevaleureux, 
Ainsi  que  nous,  Amans  avantureux 
Dont    la    vertu   aujourd'huy    tant   notoire 
Du  nom   François  éternise   la   gloire. 

Au   lieu,  qu'ainsi   nous  vous   avons  descrit, 
Princesse  illustre,  et  de  royal  esprit 
N'agueres  vint  la  Déesse  emplumée    : 
Que  les  humains  appellent  Renommée   : 
(Et  en  quel  lieu  de  ce  grand  univers, 
Soit  là   où   sont   les    éternels  hyvers, 
Soit   sous  Atlas,   ou  soit  dessous  l'Aurore, 
Soit  où  Phcebus  va  se  coucher  encore. 
N'a  pénétré  de   France  le  renom, 
Et  de  Henry  le  plus  grand  de  son  nom  ?) 


ENTREPRISE  DU  ROY  DAUPHIX  17 

Ceste   Déesse,  avecques   sa  buccine 
Ayant  donné  du  silence  le  signe, 
Sur  le  sommet  d'une  tour  se  planta, 
Et   ces  beaux   vers  à   haute   voix   chanta, 
A  son  de  trompe,  emplissant  de  merveilles 
Des  escoutans   les   cœurs  et    les    oreilles. 
«  Je  fais  sçavoir  que  les  deux  plus  grands  Rois 
«  Qui  furent  onq'  en  armes,  et  en  loix, 
«  Ayant  mis  fin  à  la  cruelle  guerre, 
»  Qui  a  régné  longuement  sur   la  terre, 
«  Ont  fait  du  ciel  descendre   pour  jamais 
«  La  désirée  et  bienheureuse  Paix. 

((  Que  ceste  Paix  inviolable  et  saincte 
«  D'un   double   nœu  d'alliance   est  estrainte    : 
»  Nœu  qui   assemble  au   sang    Valoysien 
«  Le    sang  d'Espaigne  et    le    Savoysien. 

ce  Que  le  grand  Roy,  qui  Tres-chrestien  s'appelle, 
«  Pour   célébrer  ceste    Paix    immortelle, 
«  Dedans  Paris  la  plus  grande  cité 
«  Qui   oncques    fut  dans    le  monde  habité, 
((  N'aguere  a  fait  publier  une  feste, 
«  Là  où  chacun   de  toutes   parts  s'appreste 
«  Pour   le   tournoy  où   se   doivent  trouver 
«  Ceux  qui  voudront   leur  valeur  esprouver, 
«  Et  tesmoigner  par  effect  que  les  armes 
((  Servent  trop  plus  en  amour,  que  les  larmes. 

«  En  ce  tournoy  seront  quatre  tenans 
(<  Qui  ouvriront  le  pas  à  tous  venans, 
a   Dont  l'un  est  Roy,  les  autres  trois  grands  Princes, 
K  Les  plus  vaillans  de  toutes  leurs  provinces. 

Incontinent  que  du  peuple  espandu 
De  toutes  parts  ce  bruit  fut  entendu, 
Tous  ceux  que  plus  la  bouillante  jeunesse 
Aiguillonnait  aux  actes  de  proësse, 
D'armes,   chevaux  et   tout   autre  appareil, 
Font   leurs   apprests  ceux  qui  pour   le   conseil 
Estoyent  meilleurs,  ou  dispensez  de   l'aage 
De    n'entreprendre   un    si   lointain    voyage, 
Dessus  le  port  le  navire  apprestoyent, 
Et  à  voguer  la  jeunesse  exhortoyent. 

Les  mariniers  de  fleurs  ornent  la  pouppe 
Et  à  partir  encouragent  la  trouppe. 
LJn  bruit  se  levé,   et  de  diverses  voix 
Frappe  le  ciel,  on  couppe  à  ceste  fois 
Le  cable,  et   l'ancre  en  la  prouë  on  retire, 
Lors  un  bon  vent  empoupe  le  navire. 

Les  matelots  sur  l'un  et  l'autre  banc 
D'un  ordre  esgal  voguent  de  ranc  en  ranc  : 


ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

Blanche   d'escume  est  la  mer  azurée 
Et  la  nef  fuit  d'une  course  asseuree. 

Lors  de  Venus  le  feu  luisant  et  beau 
Sur  nostre  mast  allume   son  flambeau, 
Pour  nous  guider    :   et   le  père  Neptune 
Chassant  bien  loin  la  tempeste  importune  _ 
Haut  sur  sou  char,   que   les  courbez  Dauphins 
Alloyent  traînant  dessus  les  flots  marins, 
Tenant   en  main   son  Trident  vénérable 
A  nostre  cours   se  monstre  favorable. 

Délaissant   donq'   les  Orcades   à   part, 
Qui   sous  le  pot'   sont  bien   loin  à  l'cscart, 
Devers   Thulé,   du   monde  la   dernière, 
A  gauche  ayant    l'cstoile   marinière, 
Et  lTberie   à   droicte   regardant, 
D'un   si   bon    vent,    et    d'un   cour   si   ardant 
Singlasmes  tant,   côtoyant   d'Hybernie 
L'endroit  qu'an  nomme  aujourd'huy  Monmonie, 
Que  l'Angleterre  apparut   à  nos  yeux    : 
Puis  esloignant   ce  bras  non   spacieux, 
Qui'  s'eslargit  d'une  embouchure   grande 
Entre  Angleterre   et  la  coste  d'Irlande, 
Loin  vers  le  Nord   laissâmes   l'Escoçois, 
Où    maintenant    fleurit    le    lys    franchis. 
Et  costoyant  ceste   part   d'Angleterre, 
Où  Cornouaille  en  pointe  se  reserre, 
Vinsmes    surgir    en    Bretaigne,   et   adone 
Estant   au  bout  d'un    voyage    si   long, 
Sans  craindre  plus  ni  les  vent-,  ni  l'orage, 
Chacun   joyeux,    saute   au   front  du  rivage. 

Là  nous  estant  refreschis  quelques  jours, 
Puis    rembarquez   sur  le    Loire   au   long    cours. 
Qui  traversant  mainte  province  heureuse, 
Roui  le   en    la.    mer    son   oncle   sablonneux', 
Vismes    d'Anjou    les    beaux    prez   rlorissans, 
Et    les  costaux  de  pampre   verdissans 
Laissant   à    part    les   campaignes  du    Maine 
Et    costoyant    les    beaux   champs  de   Tourame, 
Entre   les  ports  et    d'Amboyse   et   de    Blois 
Tant   renommez  pour  le  berceau  des  Rois. 

Là   mainte   nymphe  à   fleur  d'eau   vagabonde 
Au  bruit  des  flots  mist  son  chef  hors  de  l'onde, 
S'esbaïssant    assez   de  voir   nager 
Dessus   son   fleuve  un   navire   estranger. 
L'une   dessous,    où    l'onde  estoit  moins   forte, 
l.e  soulageant,    sur  son   dos   le  supporte, 
L'autre   le    va    par   les    flancs   costoyant, 
Et  l'autre  encor'    va   devant   balloyant 


ENTREPRISE    DU   ROY    DAUPHIN  19 

Les  bancs  de  sable,   ou  hastant  sa  carrière, 
Avec  la  main  le  pousse  par  derrière, 
Finablement    par   ces    Nymphes    guidez, 
Sommes  au   port   d'Orléans  abordez. 

Dessus  ce  port,  d'une  fureur  mal    saine, 
Le  nourrisson   du  bon  père  Silène 
La  belle    Nymphe   Aurelie  trouva 
Et  amoureux  par  force  l'enleva. 

Fille  du   Loyre    estait  ceste  Aurelie, 
Qui   se  jouant  sur  l'arène  polie 
Où  chasque  jour  venir  elle  vouloit 
Pour  trier  l'or  que  son  père  roulloit 
Fut   de    Bacchus   par    malheur    apperçeué', 
Et   luy  espris,   aussi   tost  qu'il  l'eut  veuë. 

Elle  soudain  d'un    pied  léger  s'enfuit, 
Et  luy  soudain  d'un  plus  léger  la  suit, 
D'elle  la  peur   rend  les  plantes  isnelles, 
A  luy  l'amour  aux  talons  met  des  ailes  : 
Mais   qui   pourroit,    tant   sçeust   bien    s'esprouver, 
D'un  amoureux   et   d'un    Dieu  se    sauver  ? 

Du  haut   d'un   roc  la   Nymphe   violée 
Pour   se  noyer  jà  s'estoit  esbranlee, 
Lorsque    le   Dieu    du  bon    heur   y    survint, 
Qui   et   sa  vie   et   sa  course   retint. 
Nymphe,  dit-il,  chère  Nymphe  que  j'ayme 
Plus  que  mes  yeux,   que  mon   cœur,    ni  mov  mesme, 
Arreste-toy  et  ne  te  lance  à  bas, 
Car  d'un  mortel  la  proye  tu  n'es  pas. 
Ains  de  celuy,  à  qui  des  Dieux  le  père 
Ne  desdaigna  jadis  servir  de  mère. 
Je   suis   Bacchus,    des  Indes   le   vainqueur, 
Qui    ay   trouvé  ceste  douce   liqueur, 
Douce  liqueur,   le  plaisir  de  la  vie, 
Qui  au   nectar  porte  bien   peu   d'envie. 
Pour  ton    amour   icy  je   planteray 
Ma  belle   vigne,  et   croistre  j'y  feray 
Le   meilleur  vin  que  beut  jamais  la   France, 
Laquelle    aura   toujours   en   révérence 
Toy,   et    ton  nom,    dont    sera    désormais 
Dit  Orléans  ce  lieu  pour  tout  jamais. 
Ainsi  Bacchus   flattoit   son  Aurelie. 
Et    peu   à    peu   sa   tristesse   elle   oublie. 

Mais  reprenant  nostre   premier  propos, 
Ayant  pris   là  quelque   peu  de  repos, 
Sur    le  rivage    un   chacun    se    retire  : 
Puis    sur    le    dos    chargeant  nostre   navire, 
Sans  plus  nager  par  les  champs  ondoyant, 
Avons  passé  les  sillons  blondovans 


ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

De    la   grand   Beausse   et    la   plaine    Françoise  : 
Comme    jadis    la  jeunesse  Grégeoise, 
Ces  demi-dieux,  compagnons  de  Jason, 
Allant   bien    loin   conquérir    la   toison 
Servoyent  de  mer  à  leur  mère   affaiblie 
Par  les   sablons  de   la   cuite   Lybie. 

Or  sommes-nous  par  le   vouloir  divin 
Dedans  Paris   arrivez   à   la   fin  : 
Où  contemplant  la  majesté  Royalle 
Du    Roy   et  vous,    son  espouse   loyalle, 
Nous    nous    tenons   trop    bien   recompensez 
Du    long    cbemin    et    des    travaux    passez. 

Vingt    Chevaliers    nous    sommes    d'une   bande 
Qui   supplions   vostre  majesté  grande 
De   trouver  bon,    que   sous   vostre  faveur 
Xous  efforcions   de   gaigner   quelque  honneur 
En  ce  tournoy   où   la  brave  jeunesse 
Plus  que  jamais  doit   monstrer  sa  proësse. 

Ceste    faveur   que  nous    cerclions   ici 
Avoir  de   vous,    et  cle  celles   aussi, 
Que  nous  voyons  autour  de  vous  assises, 
C'est  qu'il    vous   plaise   accepter   les  devises 
Que  nous    venons    ici   vous   présenter, 
Et  que  puissions  pour  vostre  nom  vanter. 

Nostre   devise   est    assez   évidente, 
C'est   une   lance,    et    une  torche   ardente, 
Mars  est  la  lance,   Amour  est  le  flambeau, 
Qui  enlacez  sont   d'un  double   chapeau, 
L'un  de  laurier  que  la  victoire  donne, 
L'autre    de   myrth'    dont    Venus    se   couronne  : 
Devise  propre  à  ceux  qui  sont  venus, 
Ainsi   que  nous   de  Mars   et  de   Venus  : 
Et  qui,  suivant  la  loi  de  nostre  terre, 
Veulent    l'amour  par  les   armes  conquerre, 

Fl.AMMA    FERROQUE. 


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ENTREPRISE  DE   MONSIEUR  DE  LORRAINE 


AUX  DAMES 


Ayant   appris  que  des   armes  l'honneur 
D'un   jeune  prince  est  le   plus    grand  bon-heur, 
Et  que  celuy  qui   tel  heur  veut  acquerre 
En    guerre,    doit  le   cercher  à    la    guerre 
En    paix,    aux   Cours  des   Princes  et  des  Rois, 
Là   où  se   font    les   joustes  et   tournois  : 
Jusques   ici  suivant  le  fait   des  armes 
J'ay    fréquenté  les   assauts   et  alarmes, 
Et  traversé  par  périls  et  dangers, 
Fleuves  et  mers,   et  peuples  estrangers, 
Avecques    moy  conduisant    une   troppe 
De  chevaliers  des  plus  preux  de   l'Europe. 

Par   le   moyen    hardi  j'ay  surmonté 
Maint  brave   Prince  et   maint   peuple  indonté, 
Maint    monstre   horrible,    et    mainte    fiere  beste, 
Jusqu'aux   Indois    estendant    ma  conqueste, 
Dont   vous  font  foy   ces  Elephans  chargez 
De    maints    harnois   en    trophée   arrangez. 

Là  par  la  voix  de  ceste  vagabonde, 
Qui    va    chantant    les   nouvelles    du    monde, 
Ayant   ouy  que    le   Tres-chrestien    Roy 
X'aguere    a   fait    publier   un   Tournoy, 
Pour   célébrer   ceste  heureuse  alliance 
Qui  met  en  paix  et  l'Espagne  et   la  France, 
Pour   le  désir  que   j'ay  de  me   trouver 
En   tous  les   lieux,    où  se   peut  esprouver 
Un    chevalier    dont    l'ardente   jeunesse 
Ne  hait    rien   tant  que   l'oisive   paresse, 
J'ay  entrepris  (et  comme  moy  aussi 
L'ont    entrepris    ces   Chevaliers    ici) 
De   m'esprouver  en    ces    paisibles  armes, 
Comme  j'ay   fait   aux   dangereux    alarmes  : 
Espérant   bien  dessous   vostre    faveur 
D'en  rapporter   quelque   prix  et   honneur 
Et    tesmoigner  qu'on    fait   de   la   victoire 
Rien  ne  sert  tant   que   l'amour,  et  la  gloire. 


ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 


INSCRIPTIONS 

LE    ROY    TRES    CHRESTIEN 
I 

C'est  maintenant  que  la  gloire  immortelle, 
Qui    ne    luisoit   qu'en    forme  de    croissant; 

Va  sur   tout   autre  au  ciel   apparoissant 

En   son    plein    rond,   pour    toujours  estre    telle. 

II 
Comme  Alexandre    obscurcit   la    mémoire 
Du  père  sien  par  les  faits  glorieux, 
Ce   Roy  qui  est  de   soy  victorieux, 
De  tous  les  siens  surpassera  la  gloire. 

III 
Trcs-bon,     très-grand    Jupiter    on    appelle, 
Très  Lion,    très-grand    nostre    prince    apparoist  : 
Par1   ses   hauts    faits    sa    grandeur  se    cognoit, 
Et   sa  bonté  par  ceste  paix  nouvelle. 

LA  ROYNE  TRES   CHRESTIENNE 


Elle  est  en   tout   une  Juno  seconde, 
D'honneur,   de  port,    de  geste  et   gravité  : 
Sinon   qu'elle  a   moins   de  sévérité, 
Et  qu'elle  est    plus  heureusement    féconde. 

II 

De  voir  rlorir  la  race  florentine 
Des    Medicis,    c'est   leur    commun   bon-heur, 
Mais  de  tenir  le  premier  rang  d'honneur, 
Cela   sans    plus  est    propre   à    Catherine. 

III 

Le  Roy,   la  France  et  cest  heureux  lignaye 
Qu'elle  a  produit    cle    sa  félicité, 
De   sa  vertu,   de  sa   fécondité 
A  tout  jamais  porteront  tesmoignage. 

LE    ROY   CATHOLIQUE 

I 

Son   heur  l'a   fait   à   tel   honneur  atteindre 
Qu'autre  plus   grand   il  ne   peut   espérer, 


ENTREPRISE    DE   MONSIEUR   DE   LORRAINE  i* 

Et  sa  vertu  l'a  sçeu  tant  asseurer, 

Que    la   fortune    il    ne    sçavoit  plus  craindre. 

'  II 

I  ar   sa    vertu  et   fortune    prospère 
H   fut  Auguste  et   de   fait  et  de    nom  : 
Mais   re    qui    plus   augmente    son    renom, 
Cest    d'un    tel    fils    avoir    esté   le  père. 

III 

II  a  chez  soy  le  paternel  exemple 
Mais    son    bon-heur    plus   qu'oufre   passera, 
E,t   sa   vertu   a   ses  enfans  sera 

De  l'imiter  un  argument  plus  ample. 

LA  ROYNE  CATHOLIQUE 

I 

Par  elle  en  paix  sont   la  France  et  l'Espaigne, 
Par  elle  unis   sont    les  deux  plus  grands  Rovs 
De  sang  dAustnche  et  du  sang  de  Valoys,     ' 
l'ille  de    l'un    et  de   l'autre    compaigne.  '    ' 

II 

D'un   plus    haut    vol.,   d'aile  mieux    emplumce 
Ne   la  pouvoit    ravir   ce   petit    Dieu 
Et   ne   pouvoit  encor'    en  plus  haut' lieu 
Ni  en  plus  seur  sa  flamme  estre  allumée. 

III 
Un   moindre   espoux   ne    mentoit   la   mère 
Ea   hile   aussi  qui  monstre  qu'un   bon   fruit 
Est   volontiers   d'un  bon    arbre  produit 
Un  moindre  Roy  ne  devoit  faire  père. 

LE  ROY-DAUPHIN 

I 
Une  cité  arresta  la  victoire 
Du  grand  vainqueur  des  Terses  et  Grégeois, 
Mais   de   ce  jeune  Alexandre   François 
In    monde    seul   ne   bornera   la   gloire.    - 

II 

Comme  le  nom   il  a  de  son  grand  père 
JJe  son  esprit  héritier   il    sera, 
Et  à  son   père  en  vertu  semblera 
Comme  de  face  il  ressemble  à  sa  mère. 


^4  OEUVRES    COMPLÈTES    DE   J.    DU    BELLAY 

III 

Il   est  en    l'âge  où  la  jeunesse  guide 
L'homme  au   chemin   de   vice  ou   de  vertu  : 
Mais  délaissant    le   grand   chemin   battu, 
Il   choisira   celuy   que    prît  Alcide. 

LA    ROYNE-DAUPHINE 

I 

Toy   Qui    as    vcu    l'excellence   de   celle 
Qui  rend    le  ciel   sur    l'Escosse   envieux 
Dy    hardiment,   contentez-vous,    mes   yeux, 
Vous   ne   verrez  jamais  chose    plus  belle. 

II 

Celle,   qui    est   de   ceste   isle    Princesse 
Qu'au   temps    passé   l'on    nommoit    Caledon, 
Si    en   sa    main    elle    avoit    un    brandon, 
On   la    prendroit  pour  Venus  la    Déesse. 

III 

Par  une   chaîne  à   sa   langue   attachée 
Hercule  à  soy  les  peuples  attiroit  ; 
Mais  ceste  ci  tire  ceux  qu'elle  voit 
Par  une   chaîne  en  ses   beaux   yeux  cachée. 

MONSIEUR    DE    SAVOIE 
I 

Pour   son  renom  rendre  clair,  et  insigne, 
Il  n'eust    sccu  mieux  sa  valeur   esprouver, 
Et   si   n'eust  peu,    au  ciel   mesmc   trouver 
De   sa   vertu  recompense   plus  digne. 

II 

Mars   l'a  nourri   au   milcu  des  alarmes, 
Pallas   en  elle  a   monstre  son  sçavoir  : 
Celuy  qui   veut   gloire  immortelle  avoir, 
Doit   assembler   les  lettres  et  les  armes. 

III 

Ainsi  après  une  cruelle  guerre, 
Le  sage   Grec  par   les  flots  estrangers, 
Ayant   Pallas   pour    guide   en    ces    dangers, 
Recouvre   enfin  sa  paternelle  terre. 


INSCRIPTIONS  25 

MADAME    DE    SAVOIE 

I 

L'honueur   luy    sert  de   Gorgonne  effroyaMo 
Contre  le  vice,  et  la  sagesse  encor' 
Garde  eu  son  cœur  un  précieux  thresor 
D'humilité,   et  douceur   incroyable. 

II 

Le  Prince  n'a,   tant  soit  grand   son  mente. 
De  s:esjouyr  peu  de  cause  et  raison. 
Qui,  retourné,   trouve  dans  sa  maison 
Une  si  rare  et  belle  Marguerite. 

III 

Belle  de  qui  ce  feu,   qui  tout  enflamme. 
N'avoit  oncq  sçeu  eschaufîer  la  froideur. 
Sent  maintenant   une  nouvelle  ardeur 
Et  ne  desdaigne  une  si  belle  flamme. 

MONSIEUR    OE   LORRAINE 
I 

Bien  meritoit  estre  choisi  pour  gendre 
D'un  tres-chrestien,   et  très  victorieux, 
Celuy  de  qui  les  Martiaux  ayeux 
Le  nom  chresiicn  sçeurent   si  bien  défendre. 

II 

Un  le  prendroit,  à  voir  ce  beau  visage, 
Pour  Adonis,  ou  Narcisse  aux  beaux  yeux. 
Si  sous   ce  front    tout   humble   et  gracieux 
D'un  preux  Achille  il  n'avoit  le  courage. 

III 

Rien  n'est  plus  beau  que  l'Aube  rougissante, 
Qu'un  jour  serein,    qu'un   plaisant   renouveau. 
Qu'un  arbre  en  fleur,  ni   rien   encor   plus   beau 
Qu'en  un  beau  corps  une  vertu  croissante. 


20  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE   J.    DU   BELLAY 

MADAME    DE    LORRAINE 
I 

Dedans  ses  yeux  la  douceur  paternelle. 
En   son  esprit  divinement   instruict 
L'esprit  divin  de  sa  tante  reluit, 
Et  sur  son  front  la  grâce  materne^e. 

II 

Celle   qui   mit   entre  Europe  et  Asie 
Si   grand  discord,  par   sa  seule  beauté, 
Cède  à  la  chaste  et  ferme  loyauté, 
Qui    joinct   la  France   avecques   l'Austrasie. 

III 

Telle  qu'estoit  la  nouvelle  Cyprine 
Venant  à  bord  dans  sa  conque  de  mer, 
Telle  se  doit  la  Lorraine  estimer 
Tant  sa   jeunesse    a   la  grâce    divine. 

MADAME    DE    LORRAINE 
La  Douairière 


L'antique  honneur  des  plus  braves  guerriers 
Cède  au   renom  de   celle  qui   a   fait 
Jurer   ensemble  un  accord  si  pariait 
Les  nations   du  monde  les   plus   fieres. 


II 


Pour  assembler  d'un  lien   non   vulgaire 
Un    très    chrestien,   et   catholique    Roy, 
Une  chrestienne  et  de  nom;  et  de  foy, 
Seule  pouvoit  tel  ouvrage   parfaire. 


III 


Pour   dechasser  la   fureur  Thracienne, 
La  Paix  du  ciel  en  terre  descendit  : 
Et  à   nos  yeux   visible  se  rendit 
En  la  bénigne  et  sage  Austrasienne 


INSCRIPTIONS  2  7 

MESS.    CARD.    DE   LORRAINE 

et  Duc  de  Guyse. 


Mercure  à  l'un  a  donné  sa  faconde. 
En  l'autre,  Mars  me  semble  que  je  voy  : 
Le  Roy  qui  a  deux  tels  frères  pour  soy, 
Se  peut  nommer  le  plus  grand  Roy  du  monde. 

II 

Ce  qu'en  Achille  a  si  bien  peint  Homère, 
Ce  qu'en  Ulysse  il  a  si  bien  portraict, 
Non  fabuleux,  mais  d'espreuve  et  d'effect, 
Nous   le   voyons  en  l'un  et  l'autre  frère. 

III 

Le   pouvoir  qu'ont  les   deux  frères   d'Heleine 
Quand   pour   garder  une  nef   d'abismer, 
Leur    feu   jumeau    apparoit    sur   la  mer, 
Sur  terre    l'ont  les  frères   de    Lorraine. 


SUR  LA   PAIX,   ET   SUR  LE      MARIAGE 

I 

Ces  deux  grands  Rois,  non  moins  vaillans  que  justes 
Qui  seuls   ont   peu  la  guerre  desarmer, 
Et  de  Janus  au  temple  l'enfermer, 
Méritent  bien  d'estre  nommez  Augustes. 

II 

De  leurs   hauts  faits   la  mémoire  eslevec 
Pour  quelque  temps  en  marbre  durera, 
Mais  leur  bonté  à  tout  jamais  sera 
Dedans  les  cœurs  des  hommes  engravee. 

III 

Entre  les  Rois  pour  grand  vertu  Ion  nomme 
L'heur  de  pouvoir  son  ennemy  donter  : 
Mais    de    pouvoir    soy-mesme   surmonter, 
Cela  trop  plus  tient  de  Dieu,  que  de  l'homme. 


ŒUVRES   COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

IV 

Ils  partiront  un  jour,    la  terre  et  Tonde. 
Et  sans  envie  entre  eux  seront  pareils  : 
Le  ciel  ne  peut  endurer  deux  soleils, 
Mais  deux  tels  Rois  peut  bien  souffrir  le  monde. 


Rien  n'est  plus  fier  que  l'ordre  d'une  armée. 
Qui  pour  combattre  a  les  armes  es  mains  : 
Mais  rien  plus  beau  n'est  entre  les  humains. 
Qu'entre  deux    Rois  une    paix    confirmée. 

VII 

Du  verd   laurier  superbe   est    la  couronne. 
Moins   d'apparence    a   le   pasle    olivier  : 
Mais  plus  amer  est  le  fruit  du  laurier, 
Plus  doux  le   fruit  que   l'olivier  nous  donne. 


VI 


Si  la  richesse  est  en  paix  asseuree. 
Et  si  en  guerre  elle  est  proye  aux  soldars, 
Ceux  qui  du    monde  ont  chassé  le  Dieu  Mars. 
Rendent  au  monde  une  saison  dorée. 

VIII 

Soit  guerre  ou  paix  au  reste  de  la  terre, 
Puis  que  Ion  voit  ces  deux  grands  Rois  d'accord, 
Des   autres  Rois  le  martial   effort 
Ne  se  doit  point  proprement  nommer  guerre. 

IX 

Un  plus  heureux,   et  plus  digne  Hymenee 
Ne  nous  pouvoit  ces  nopces  apprester  : 
Et  ne  pouvoit  la  paix  mieux  arrester 
Du  cruel   Mars  la  fureur  effrénée. 


Par  les  flambeaux  des  trois  Sœurs  infernales 
Les  cœurs  estoyent   de  fureur  allumez  : 
Ores  les  cœurs  sont  d'amour  enflammez 
Par  les  flambeaux  des  trois   Grâces  royales. 


INSCRIPTIONS  29 

XI 

Pareille  estoit  la  feste  Olympienne, 
Quand  Peleus  à  Thetis  fut  conjoinct. 
Mais  la  discorde   ici  ne  semé  point 
L'occasion  d'une  guerre   Troyenne. 

AU  ROY 

Les  Dieux  voulant  vostre  France  asseurer 

De  tous  costez    (Sire)   l'ont  entournee 

De  l'Océan,  du  Rhin,  du  Pyrenee 

Et  l'ont   voulu    des  Alpes    emmurer. 
Mais   la  voulant   encor'  mieux  remparer 

Par  le  moyen  d'un  heureux   Hymenee, 

A  vostre  fils  TEscosse  ils  ont  donnée, 

Luy  commandant  d'avantage  espérer. 
Bientost   après,  pour  plus  seure  la  rendre, 

Un  Duc  Lorrain  ils  vous  donnent  pour  gendre, 

Nouveau  rampart  du  costé  d'Allemaigne. 
Par  tel  moyen  la  France  vous  semont 

A  la  borner  du  costé  du  Piémont 

Et  l'asseurer  du  costé  de  l'Espaigne. 

A    LA    ROYNE   D'ECOSSE 

Pour   nous  monstrer,   ainsi   qu'en   un  miroir, 

Tout  ce  qui  est  de  grand  et  d'admirable, 

De  précieux,    de  beau,  de  désirable, 

Le  ciel  vous  fit  en  ce  monde  apparoir  : 
Nature  aussi  nous  voulant  faire  voir 

Tout  ce  qui   est  de  plaisant  et  d'aimable, 

Sur  vostre  face,  ainsi  qu'en  une  table, 

Monstra  son   art,  et  son  plus  grand  sçavoir. 
En  vostre  esprit    le  ciel   s'est   surmonté. 

Nature   et    l'art  ont  en   vostre  beauté 

Mis  tout  le  beau  dont  la  beauté  s'assemble  : 
Et  les  neuf  Sœurs  m'ont  fait  poète  aussi. 

Pour  imiter,  en  vous  louant  ainsi 

Le  ciel,  nature,   et  l'artifice  ensemble. 

AU   ROY 

De  tous  mestiers,  fors  celuy   de   la  Muse, 
On   peut  tirer  bien  et   commodité. 
Si  on  les  traite  avec  dextérité, 
Et   à  l'honneur  du  tout  on  ne  s'amuse. 


30  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE  J.    DU   BELLAY 

Cest  art  sans   plus  son  artisan  abuse 

D'un  vain   espoir,    sans  autre  utilité  : 
Qui  fait  souvent  que  quelque  astre  irrité, 
Ou  quelque  Dieu,   et  non  l'art   j'en   accuse. 

Mais  vous,  de  qui    le  souverain  pouvoir 

Peut  d'un   clin   d'oeil  aux  poètes  pourvoir 
Et   destourner  leurs   malheurs    et  desastres, 

Puis  qu'un   grand  Roy  seul  peut  suffire  à  tous 
Sire,  chassez  la  pauvreté  de  nous, 
Vous  ferez  plus  que  les  Dieux  ni  les  Astres. 


TUMULUS  LATINO-GALLICUS 

HENRICI  II 

GALLORUM  REGIS  CHRISTIANISSIMI 


IOACH.  BELLAIUS 

ad  lanum  Morelhim 

Ebredunœum,  ex   Catiiïlo. 

Quod  petis  ut  Latiis,  nostrisve,  Morelle,  camœnis 

Henricum    à   mortis    limine    restituam, 
Id  mihi  pergratum  est,  dignum  quia  ducis  amicum, 

Qui  tanto  hœc  Régi  numera  persolùat, 
Sed   totum    hoc    studium     tota     de    mente     fugavi, 

Tam  dulcis  mœsto  Principis  interitu. 
Tu  nostra  heu  moriens  fregisti  commoda,  Princeps. 

Tecum  unà  tota  est  nostra  sepulta  cohors, 
Omnia     tecum      unà     perierunt      carmina      nostra, 

Quœ  tuus  in  vita  dulcis   alebat   amor. 

ADR.   TURNEBI  EPIGR. 
Ad  lïoach.  Bellaium 

Immerita    Regem    sic    luges    morte    peremptum 
Flebilibusque  citas   carmina   mcesta  modis, 

Intégrât  Actceas  ut  aëdon  orba  querelas, 
Et  sua  vocalis   funera  cantat   olor. 

Debueras    alia,    Rex    optime,    morte    perire, 
Mors  tua  non  alio  debuit  ore  cani. 


TUMULUS  HENRICI  II 
GALLORUM  REGIS   CHRISTIANISSIMI 


HENRICI  M  AN  I  BU  S 


Carmmibus  sparsi  nuper  tua  facta  per  orbem, 
Nunc,  heu  !  sitnt  fatis  carmina  danda  tuis. 


Viribus  Herculeis,    proestanti   corpore   Princeps, 

Insignis  mevitis,  et  pietate  gravis, 
Virtutis   patriœ,    regni    successor   aviri, 

Gallorum    Henricus    sceptra    superba  tulit. 
Obtigit  hœc  juveni,  nullo  consorte,  potestas, 

Quod    nec   magnanime   fata  dedere   Iovi. 
Quem  juvenem  et  validum   Franciscus  senserat  hostem 

Vergentem   hic   Princeps    reperit    in   senium 
Factis    ille  suis   omneis   longo   ordine  Reges 

Vicit,  et  hoc    munus   vix  duo   lustra    subit. 
Pro  tulit   Imperii   fineis,   hostisque   superbi 

Fortunam    fregit,   lusit    et    ingenium. 
Utque    olim  invicti    cessit    Victoria   Pœni 

Scipiadœ   ultori,    Martia   Roma,    tuo  : 
Sic   fato    Henricus    verso,    divisque  secundis, 

Ulterius  vetuit   Ccesans   ire   minas. 
Ac  primùm  belli  auspiciis  melioribus  usus, 

Consilium   solers  dum  tegit    arte    suum. 
Bollonam  fœde  amissam  sic  cepit,   ut  illam 

Viderit,   et  visam  ceperit  ille  simul. 
Publicus    assertor,   vindex   justique,    bonique 

Servavit  multis   mœnia,   régna,   domos. 
Reginam,  et  Scotiœ  regnum  dotale  Britannis 

Eripuit,    Gallo  junxit  et   imperio. 
Illius  ut  vireis  pugnax  Germania  sensit, 

Sic   eadem   supplex   sensit   et   ejus   opem. 
Quid  memorem  Senas,  defensaque  mœnia  Parmœ, 

Quoque    tenet  miles  Corsica    saxa   Ligur  ? 
Quid   Latias  urbeis,    ipsam  quid   denique   Romain 
Quam  Régis  tcxit   religiosus  amor  ? 


LE  TOMBEAU  DU  TRÈS-CHRESTIEN 
ROY  HENRI  II 


A  L'OMBRE  DE  HENRY 


Par  mes  vers  fay  semé  tes  faits  -par  l'univers 
Or\  hélas/  à  ta  mort  me  faut  donner  des  vers. 

Tel  qu'estoit  Hercules  de  force  et  de  courage, 
Des  vertus   de   son  père,  et  de  son  héritage, 
Légitime  héritier,  Roy  le  meilleur  des  Rois 
Le  Roy  Henry  porta  le  sceptre  des  François. 
Jeune  et  seul  il  parvint  (ce  qu'à  Jupiter  mesme 
Le  destin  n'octroya)  au  Royal  diadesme. 
L'ennemi  que  François  en  sa  force  esprouva, 
Jà  sur  l'âge  inclinant  ce  prince  le  trouva 
En  gestes  il  passa  tous  les  Rois  de  sa  race 
Et  fut  à  peine  Roy  dix  ou  douze  ans  d'espace. 
Il  se  borna  plus  loin,  il  rompit  le  pouvoir 
De    l'heureux  adversaire,   et   trompa  son   sçavoir 
Et  commme   d'Annibal    l'invincible    victoire 
Au  vengeur  Scipion   céda  jadis  sa  gloire. 
Ainsi  l'heur  de   Henry  de  Charles   renversa 
L'heur,  et  fit  que  deslors  Plus  outre  il  ne  passa. 

Plus  heureusement   clone    la  fortune   ayant  prise, 
P2t  d'un  meilleur  conseil  cachant  son  entreprise, 
Sur  Bollongue  vendue  un  tel  exploit  il  fit, 
Qu'aussitost  qu'il  l'eut  veuë,  aussitost  il  la  prit. 
Vengeur,  et   protecteur  il  garda  maintes  villes, 
Maints  estats,  et  maisons,  de  devenir  serviles. 
L'Escosse  avec  sa  Royne  aux  Anglois  il  osta 
Et  par  nœud  d'alliance  aux  François  Padjousta. 
Comme  le  fier  Germain  a  sa  force  esprouvee, 
Aussi  son  aide  a-il  à  son  besoin  trouvée. 
Que  diray-je  de  Sienne,  et  de  Parme,  et  des  forts 
De  Corse  Genevoise   aux  Ligustiques  bords  ? 
Que  diray-je  de  Rome,  et  du  chef  de  l'Eglise, 
Dont  ce  Roy  très  chrestien  la  défense  avoit  prise? 


34  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE  J.    DU   BELLAY 

Sic  non  ipse  sibi  pacem  dura   qucerit  in   armis 

Ast  aliis  victor,  Rex  pius  arma  tulit. 
Fortunam  belli,   Martemque   expertus   utrumque 

Maxima  damnatulit,  maxima  damna  dédit. 
Ceperatis  parti  m  partimque  receperat  urbeis. 

In    aueis    Guina    fuit,Callisiumque    ferox. 
Multa  foris,  permulta  domi,  prœclaraque  gessit 

Viribus  indomitus,   consilioque  potens. 
Formavit  mores,   leges,    edictaque    sanxit, 

Artibus   ingenuis   favit,   et   ingeniis. 
Non  armis  îlli  quisquam  se  contulerit  héros, 

Armata    ancipiti   seu  manus    ense  foret 
Seu  valida  pugnax  vibraret   spicula  dextra, 

Curreret  adverso  seu   cataphractus   equo 
Venatu,  aucupio,   curso  gaudebat  equestri, 

Arte  lyrœ  doctus,  docrus  et  arte  pilse 
Impiger,   et  patiens,  et  natus  rébus  agendis, 

Parcus   erat  somni,   parcus  eratque    cibi. 
Sermo  fuit  simplex,  nimiaque  haud  arte  politus 

Sed  qualem  magni  Principis  esse  decet, 
Accessu  facilis,  mixta   gravitate  verendus, 

Vultu,    qui  placido  fingitur  esse  Jovi. 
Ornatu   insignis,  regali  splendidus   Aula 

Magnificus    Princeps,    munificusque    fuit, 
Sedibus  expulsos  patriis  sic  ille  fovebat, 

Gallia  communis  jam  foret  ut  patria. 
Italici  gnarus,   gnarus    sermonis   Iberi, 

Antiqui   ignarus  nec    fuit   Ausonii. 
Militia  claris  summos  adjunxit   honores, 

Doctrina  insignes   auxit   honore  togse. 
Propositi  certus,  nulla  superabilis  arte, 

Ac  delatorum  tutus  ab  insidiis, 
Quos  semel  in  numéro  cœpisset  habere  suorum 

Optimum  hic  Princeps,  semper  et  hos  habuit. 
Adde  quod  his  famulos  memori  sic  mente  tenebat 

Illorum  ut  noscet  nomine  quemque  suo. 
Quod  poterat,  regnum  afflictum,  populumque  levabat 

Nec,   nisi  dura  forent  tempora,   durus  erat. 
Miscuit  hic  justo  Princeps  cequmque,  bonumque. 

Officio   cunctos  continuitque   suo. 
Prcecipue  sacris,  divumque  addictus  honbri 

Antiquœ   vindex  religionis    erat  : 
Ut  qui  sceptra  Deum  solo  data  munere,  sciret 

Servari  solo  munere    posse    Deum. 
Illi  casta  fuit  conjux  numerosaque  proies, 

Externis  charus,  charus  et  ipse  suis. 
Quin  Iani  templum  nuper  sic  clauserat,  illum 


TOMBEAU    DU    ROY    HENRI    II  *  j- 

Ainsi  cerchant  la  paix  par  armes,  ce  bon  Rov 

Pour  autruy  fut  vainqueur,  et  non  vainqueur  pour  soy 

En  guerre  il  esprouva  lune  et  l'autre  fortune, 

Et  luy  fut  la  victoire  et  la  perte  commune. 

Il  a  pris  et  repris  mainte  ville  et  main  fort 

Mesme  Guine,  et  Calais  à  l'imprenable  port' 

En  paix  et  guerre  il  fit  mainte  preuve  notable 

Pourveu  de  bon  conseil  et  de  force  indontable  ' 

11  reforma  les  mœurs,  il  fit  loix,  et  edicts, 

Favorisa  les  arts,  et  les  gentils  esprits. 

Nul  Prince    l'égala   en   puissance,  et  addresse, 

boit  que  l'arme  en  la  main  il  monstrast  sa  proësse, 

Soit  quil  branlast  la  picque,  ou  qu'en  haut  appareil 

Il  courust  a  la  lice,  il  n'eut  point  son  pareil 

De  chiens,  oyseaux,  chevaux,  il  avait  la  prattique, 

Aimoit  l'art  de  la  paume,  et  l'art  de  la  musique 

Prompt,  endurant,   actif,  il  se  monstroir  aussi 

Du  dormir,  et  manger,  avoir  peu  de  souci. 
Son  parler  fut  naïf,  non  poli  d'artifice 

Mais  sentant  son  grand  Roy,  qui  fait  autre  exercice 

Son  visage  estoit  doux,  meslé  de  gravité 

Tel  qu'on  peint  Juppiter,  quand  il  n'est'  irrité 

Propre  en  accoustremens,  et  tenant  cour  Royale    • 

D  une  magnificence  et  splendeur  libérale 

Les  estrangers  chassez  tellement  il   traittoit 

Qu  un  refuge  commun  la  France  leur  estoit' 

Il   sçavoit  l'Espagnolle  et  langue    Italienne' 

Et  si  n  ignoroit  pas  l'antique  Ausonienne 

Le  vaillant  capitaine  il  mettoit  en  avant, 

Et  aux  plus  hauts  estats  poussait  l'homme  sçavant 

Constant  en  son  propos,  et  par  art  invincible 

Il  fut  aux  rapporteurs  du  tout  inaccessible 

Ceux  qu'il  avoit  un  coup  en   sa  grâce  reçeus 

Onques  de  sa  faveur  ne  se  virent  deçeus 
Adjoutez  qu'il   avoit  si  heureuse  mémoire 

Que  d  un  chacun  des  siens  le  nom  luy  fut 'notoire 

De  ne  T \agTh  S°n  PeUpl6'  ayant  tOUSJ°urs  le  ^in 
De  ne  le   fouler  point  qu'à   l'extresme  besoin 

II  mesloit  1  équité  avecques   la  justice 

Et  sçavoit   contenir  chacun   en    son  office 

Surtout  il  fut  dévot,  se  monstrant  en  tout' Heu 

Protecteur  de  l'Eglise  et  de  l'honneur  de  Dieu   • 

Comme  bien  cognoissant  que  les  Grands  Princes  tiennent 

Leur  grandeur  de  Dieu  seul,  et  par  luy  la  main  iennent 

Une   espouse  loyale,  et  mains  enfans  il  eut 

Aymé  des  estrangers,  aymé  des  siens  il  fut 

Mesme  :1  avoit  la  guerre  emprisonné  de    sorte 


36  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE   J.    DU   BELLAY 

Augusto  ut  posses  dicere  jure  parem. 
Nec  satis  hoc  generum  sibi  junxerat  iste  Philippum 

Quo  nullus  poterat  dignior  esse  gêner. 
Utque   foret  regnum  magis,    ac   magis  undique  tuum 

Austrasio  natam  junxerat  ante  Duci. 
Quid  plura  ?   Henricus  jam   totum   impleverat  orbem. 

Orbis   et  Henrici  nomine   plenus  erat. 
Haud  tamen  iis  magnum  se,  felicemque  putabat, 

Queis  poterat  summum  vel  superare  Jovem 
Ni  digno  conjuncta  viro,  dignisque  hymenseis 

Digna  Deo  conjux  Margaris   aucta  foret. 
Ergo,  quod  toties  votis  optaverat  unum, 

Germance  tedas  vidit,  et  interiit. 
Interiit,  viditque  simul  (pro  tristia  fata  !) 

Efferri  tedas    è   tumulo  ad    thalamum. 
Sic  superis  visum,  tam  lœtis  tristia  rébus 

Et  miscere  novis  (heu)  bona  tanta   malis. 
Vicenos  œvi  bis  jam   numeraverat   annos, 

Bis   senos  regni  viderat  ille   sui. 
Illum  flevit  Eques,  flevit  Populusque  Senatusque 

Et  flevit  Divis  qui  pia  sacra  facit. 
Talis  erat  Romae  Augustum  lugentis  imago: 

Nec  minus  Augusto  charus  et  iste  fuit. 
Et   merito  fuit   ille  quidem  :  nam   mitior   alter 

Non   fuit  in  terris,   justior,    aut    melior. 
Regali  elatus  pompa  de  more  vetusto, 

Maiorum    antiquis  est  situs   in   tumulis. 
Hœredem   patriae  laudis,    regnique    reliquit 

Franciscum,  qui  nunc  Gallica  sceptra  régit   : 
Qui    magnum    virtute   refert,   animoque    parentem 

Quique    refert   magni    nomen    et   omen    avi. 
Talis  vita  fuit.   Fatum  si  forte   requiras, 

Hoc  quoque  disce,  hospes,  cum  gemitn  et  lacrymis. 
Bella  decennali  cùm  se  gessisse  duello 

Cerneret,  et  priscos  œquiparasse  Duces, 
Afflictum  bello  populum  miseratum,  ab  armis 

Cessandum  ducens  nec  tamen  esse  sibi. 
Dum  pudet  ignava  fortem  certare  palestra   : 

Nec  nisi  sanguineo  luclere  Marte  juvat, 
Heu  cadit   effracti  non   digno  vulnere   conti 

Indomitus  veris  hostibus,   et  jaculis. 
Compositis  tamen  ante  cadit  sic  rébus,  et  armis, 

Aurea  ut  hœc  demum  secula  nostra  forent. 
Sic  populo  gratus,  gratus  sic  omnibus  unus, 

Ut  posset   summis  cemulus  esse   Deis. 
Juppiter   hoc   metuens,    ne  quid   fortuna  noceret 

Scilicet  hanc    fato  sustulit    invidiam. 


TOMBEAU    DU    ROY    HENRI    II  «7 

Que  l'honneur  à  bon  droit  d'Auguste  il  en  rapporte. 

Encore  n'est-ce  tout.  Pour  gendre  il  avoit  pris 
Philippe,  et  n'eust  trouvé  gendre  de  plus  haut  prix. 
Ayant  auparavant,  pour  plus  grande  asseurance. 
Lié  d'un  mesme  nœud  la  Lorraine  et  la  France. 
Quoy  plus  ?  Henry  avoit  tout  son  rond  accomply, 
Et  du    nom  de  Henry  le   monde   estoit  remply. 
Non   content  toutefois   de  cest  heur   si  extresme, 
Dont  il  pouvoit  passer  l'heur  de  Juppiter  mesme. 
Si,   d'un  digne  mari   Marguerite  n'estoit 
Espouse,  qui  un  Dieu  pour  espoux  meritoit, 
Il  vit  doncq  ce  que  voir  il  avoit  tant  d'envie, 
Les  nopces  de  sa  Sœur,  et  la  fin  de  sa  vie   : 
Il  les  vit,  et  mourut,   et  d'un  mesme  flambeau 
Vit  '  uire  (ô  fier  destin!)  la  couche  et  le  tombeau. 
Dieu  l'a  voulu  ainsi,  et  à  telle  allégresse 
Luy  a  pieu  de  mesler  une  telle  tristesse. 

Au  quarante  et  un  an  de  son  aage  il  montoit, 
Et  le  treizième  alors  de  son  règne  il  contoit. 
Le   Noble   l'a  pleuré,    le  peuple  et   la  Justice 
Et  celuy,   qui  dévot,    fait    aux   Dieux  sacrifice. 
Son  Auguste  jadis  Rome  ainsi  lamentoit, 
Et  cestui  moins  qu'Auguste  aimé  des   siens  n'estoit. 
A  bon  droit  il  estoit  non  moins  aimé  qu'Auguste, 
Car  onques  Roy  ne  fut  plus  humain,  ni  plus  juste. 
Son  corps  fut  enlevé  en  Royal   appareil, 
Et  près  de  ses  aveux  gist  dedans  le  cercueil. 

Successeur  de  sa  gloire,  et  de  son  sceptre  encore 
Il  a  laissé  François,  qui  Roy  de  France  est  ore. 
Ayant  du  père  sien  le  vertueux  renom, 
Et  de  son  père  grand  le  présage  et  le  nom. 

Telle  sa  vie   fut.    Si  sçavoir  tu  desires 
Sa  mort,  il  faut  qu'ici  (ô  passant)  tu  souspires. 
Se  voyant  avoir  fait  guerre  dix  ans  entiers, 
Et  avoir  esgalé   les  antiques  guerriers, 
De  son  peuple  affligé  ayant  ouy  les  larmes, 
Sans  toutefois  laisser  l'exercice  des  armes, 
Honteux  de  s'exercer  en  un  jeu,  s'il  n'estoit 
Digne  de  sa  vertu,  et  son  Mars  ne  sentoit, 
Helas  !  il   fut  occis  de  l'esclat  d'une  lance, 
Luy,  qui   en   guerre  estoit  l'indontable  vaillance. 
Mais  devant  que  mourir,   il   avoit  si  bien  fait, 
Qu'il  avoit  de  son  temps  le  siècle  d'or  refait. 
Tant  aimé  d'un  chacun  pendant  qu'il  fut  en  vie, 
Que  les  Dieux  mesme  estoyent  pour  lui  porter  envie. 
Craignant  tel  accident,  Juppiter  par  la  mort 
Le  mit  hors  du  danger  de  l'envie  et  du  sort. 


38  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE  J.    DU   BELLAY 

Hoc  tibi,  Rex  Macedo,  Dii  concessere  benigni 

Hœc  tibi  sors,  Cœsar,  morsque  negata  fuit. 
Sic  vixit,   sic  interiit,   bona  dicite  verba, 

Et  lachrymis  funus  concelebrate   piis. 
Inferias   pueri,  juvenesque,   senesque   verendi 

Henrico   inferias,    fcemina,    virque    ferat. 
Artis  Apellœae,  Lysippique  cemule  laudis, 

Et  tu  Phidiacse  quem  juvat  artis  honos, 
Henrici  effigiem  pictis  animate  tabellis, 

Œreus  hic  spiret,  marmoreusque  simul. 
Aureus  is   potius   priscum   qui  primus   in   aurum 

Gallorum  populis    secula    restituit. 
Vos  docti  ante  omneis,  Phœbi  pia  cura,   Poètœ 

Quos   aluit   blando   Gallica  terra  sinu, 
Certatim  hune  tumulum  vestris  celebrate  cameeni 

Omnibus  ingeniis  una  sit  ista  seges, 
At   vos,    ô   Proceres  regali    stirpe  creati, 

Tuque  adeo  regni  spesque,  decusque  tui 
Francisce,   invicti  proies    invicta  parentis, 

Juncta   Caledoniis  qui  tua   sceptra  tenes, 
Erigite  Henrico  pendentia  Mausolcea, 

Henrico    Pharias  tollite  Pyramides. 
Utque  pic    pia   turba  Tito,    gratusque    Senatus 

HUMANI   posuit   DELICIΠ  GENERIS 
Sic  tumulo   Henrici  (Galli)  hoc  incidite  carmen 

Hic  jacet  Henricus  qui  fuit  orbis  amor. 


TOMBEAU    DU    ROY    HENRI    II  lg 

Ceste  faveur   te  fut  des  bons  Dieux  octroyée, 

Alexandre,  et  te  fut,  ô  César,  déniée. 

Ainsi  vesquit  Henry,  Henry  mourut  ainsi. 

Priez  pour  luy,    François,    et   larmoyez   aussi. 

Hommes,    femmes,    enfans,    vieux  et  jeunes  encore, 

Chacun  de  ce  bon    Roy  les  obsèques  honore, 

Vous  qui  sur  tous  avez  la  gloire  du  pinceau, 

L'artifice  du  cuyvre,   et  l'honneur  du  cizeau, 

Animez  de  Henry  la  vive  pourtraicture, 

Et  en  bronze,   et  en  marbre  eslevez    sa  figure. 

D'or  faites  la  plustost  ;  puis  que  le  siècle  d'or 

En  France  le  premier  il  a  fait  naistre  encore'. 

Vous  sur  tous  de   Phœbus    la  plus  soigneuse  cure, 

Qui  du  laict  de  la  France  avez  pris  nourriture, 

Célébrez  à  l'envy  ce  royal  monument, 

Et  vous  soit  ce  suject  un  commun  argument. 

Mais  vous  Princes  du  sang,  et  toi,  qui  de  ta  France 

Es  le  seul  ornement,  et    la  seule   espérance, 

Fils  d'invincible    père,    invincible  François, 

Qui  as  au  sceptre  tien  joint  le  sceptre  Escoçois, 

Bastissez  à   Henry  des  Tombes  Cariennes, 

Erigez  à  Henry  des  Pointes  Phariennes    : 

Et  comme  au  bon  Titus  les  bons  Pères  Romains 

Donnèrent  ce  surnom  Délices  des  Humains 

Mettez  sur  son  tombeau  en   graveure   profonde  : 

Cy  gist  le  Roy  Henry,  qui  fut  l'amour  du  monde. 


4^  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE  J.    DU   BELLAY 

EJUSDEM    EPITAPHIUM 
■per  eumdem. 


Cùm  frustra  Henricus  pulchram  per   vulnera  mortem 

Quœsisset  toties,  dum  fera  bella  movet. 
Dum  belli  effigiem  ludit,   Martemque  lacessit 

Improbus,  et  lœvo  fertur  in  arma  Jove, 
Lumina  perfossus  fusoque  per  arma  cruore 

Ceu  voti  compos,  sic  moriturus  ait    : 
Xunc  tandem  fictis  animam  ponamus  in  armi^. 

Quando    quidem   veris   ponere    non   licuit. 
Optatam  Henricus  pacem  concesserat  orbi, 

Cesserat  ac  toto  Martius  orbe  furor. 
Indoluit  Mavors,  belli  indignatus  alumnum 

Ad  placidae  mentem  vertere   pacis   opus. 
Ergo  illum  fictis  ludentem  prœlia  bellis, 

Evolat  emisso  dum  violent-.is  equo, 
Percuiit  imbelli  confractu-  cusp^dis   ictu, 

Ludentique   férus    séria   damna    tulit. 
I  nunc,  et  Marti  (Princeps)  confide  cruento 

In  média  quem  sic  ludere  pace  juvat. 


LE   TOMBEAU  DU   ROY  HENRY   II  \l 

EPITAPHE  DU  MESME 
far  ledit  du  Bellay. 


Ayant  cerché  en  vain  tant  de  fois  de  mourir, 

Et  une  belle  mort  en  guerre  s'acquérir, 

Cependant  qu'il  se  joue,  et  Mars  il  importune, 

Et  qn'il  porte  en  courant  sa  mauvaise  fortune, 

Sang  int,  et  aveuglé,  Henry  (comme  content) 

Poussant  ces  mots  dehors,  ses  froids  membres  estend, 

Rendons  l'ame  à  la  fin  dessous  ces  feintes  armes, 

Puis  que  nous  n'avons  peu  la  rendre  aux  vrais  alarmes. 

Henry  avoit  donné  la  Paix  tant  désirée, 

Et  la  Guerre  s'estoit  du  monde  retirée: 

Mars  en  fut  courroucé,  et  trouva  fort  mauvais 

Qu'un  si  brave  guerrier  enclinast  à  la  paix. 

Donques  pour  s'en  vanger,  cependant  qu'à  la  lice 

Les  armes  il  traittoit  d'un  paisible  exercice. 

De  l'esclat  d'une  lance  il  luy  perça  les  yeux, 

Et  convertit  son  jeu  en  un  mal  sérieux. 

Rois,  fiez-vous  en  Mars,  quand  les  armes  il  porte, 

Puisqu'estant  désarmé  il  joue  en  ceste  sorte. 


12  ŒUVRFS   COMPLÈTES   DE  J.    DU  EEJ  LAV 


DU  M  ES  ME  ENCORE 


Le  Roy  sentant  que  la  Mort 
Desja  le  tiroit  au  port 
Dont  nul  ne  retourne  arrière, 
Fit  à  Dieu  ceste  prière  : 

Seigneur  (dit-il)  moy  qui  suis 
Malade  et  chargé  d'ennuis. 
Je  vay  sous  la  sépulture 
Payer  le  droit  de  nature: 
Et  mon  esprit  va  au  lieu 
Des  justes  et  craignans  Dieu. 

Moy  (di-je)  le  Roy  de  France, 
Qui  fais  ici  demeurance, 
Dormant  dedans  le  cercueil 
D'un  doux  et  plaisant  sommeil 
Mon  corps  je  laisse  à  la  terre, 
Et  m'envole  au  ciel  grand'erre. 

Mais  je  te  supply,  Seigneur, 
Je  te  supply  pour  l'honneur 
De  ta  faveur  éternelle, 
Et  ta  pitié  paternelle, 
Envers  tout  le  genre  humain, 
Que  ta  pitoyable  main 
Me  cire  au  ciel,  et  me  donne 
Pour  ceste  fresle  couronne, 
Que  je  quitte  désormais, 
Celle  qui  dure  à  jamais. 


AFFIX.     VALVIS    TEMPLl 

D.  MJlÈXJÊ  VIRG.  XIA  AUG.  M.  D.  LIX 
Qua  lugubri  pompa  codent  funus  efferabatur 

HER- 

HICO    I  r 

GAI.  LIA  RU. VI 

R  K  G  I  FOELICISS. 

PRINCIPI    OP'IIMO    L  I  V,  E  - 

IÎAL1SS.      I.EMSS.      PIETAT1S. 

JI'STITIAE,         I.llïl'.HTATlS     -     QUI'. 

P  U  15  L    A  S  S  E  R  T  O  R  I    F  O  R  T  I  S  S  .    I)  V  M    P  A  C  E 

PER     ORBEM     CHR  ISTI  AN  I    M     PAR  TA,    E  I  L  I  CE 

CHAR  ISS.        SORORIS    -     Ql'E       SAPIEX- 

TISS.  NtPTIAS  CKLl'BRAT, 

INTER     POPULI     PLAT  SES.     IN 

L  U  D  I  C  R  O  C  E  R  T  A  M  f  N  E  , 

V  U  L  N  E  R  E  CŒSO, 

S  E  I  E  L  E  N  T  E  S  , 

AC  M  CE  S  T  ISS. 

POSl  EUE 


LETTRE  DE  JOACHIM  DU  BELLAY 

AU   SIEUR   JEAN   DE    MOREL   AMBRUNOIS 

SON  PLUS  FIDELE  ET  CHER  AMI,  SUR  LA  MORT  DU  FEU  ROY 

ET    LE   DEPARTEMENT    DE    MADAME 

DE  SAVOYE 


Monsieur  et  frère,  ne  m"ayant  comme  vous  sçavez,  permis  mon  indi> 
position  de  pouvoir  faire  la  révérence  à  Madame  de  Savoye,  depuis  1» 
mort  du  feu  Roy,  que  Dieu  absolve,  j'ay  pensé  que  pour  reparer  ceste 
faute,  et  pour  me  ramentevoir  tousjours  en  sa  bonne  souvenance,  je  ne 
luy  pouvois  faire  présent  plus  agréable  que  ce  que  je  vous  envoyé  pour 
lui  présenter,  s'il  vous  plaîst  de  ma  part.  C'est  le  Tombeau  latin  et 
françois  du  feu  Roy  son  frère.,  basti  des  ferremens  de  nostre  mestier, 
sinon  de  telle  estoffe  et  artifice,  qu'il  eust  bien  peu  estre  d'une  meilleure 
main  pour  le  moins  de  telle  révérence,  et  dévotion,  que  pour  ce  regard 
il  ne  doit  céder  ny  à  l'excellence  du  Mausolée,  ny  à  l'orgueil  des  Pyra- 
mides Egyptiennes.  Je  l'eusse  bien  peu  enrichir  si  j'eusse  voulu  (et  l'œu- 
vre en  estoit  bien  capable,  comme  vous  pouvez  penser)  de  figures  et 
inventions  poétiques  d'avantage  qu'il  n'est  et  qu'il  semblera  peut  estre 
à  quelques  admirateurs  de  l'antique  poésie,  que  je  le  devois  faire  ;  mais 
il  m'a  semblé  que  pour  la  dignité  du  sujet,  et  pour  rendre  l'œuvre  de 
plus  grande  majesté,  et  durée,  un  ouvrage  Dorique,  c'est  à  dire  plein 
et  solide,  estoit  beaucoup  plus  convenable  qu'un  Corinthien,  ou  autre  de 
moindre  estoffe,  mais  plus  elabouré  d'artifice  et  invention  d'architecture. 
Or,  tel  qu'il  est,  si  mad.  Dame  s'en  contente,  j'estimeray  mon  labeur  bien 
employé,  ne  m'estant,  comme  vous  sçavez  mieux  qu'homme  du  monde, 
jamais  proposé  autre  but  ny  utilité  à  mes  estudes,  que  l'heur  de  pouvoir 
faire  chose  qui  luy  fust  aggreable. 

J'avois  (et  peut-estre  non  sans  occasion)  conçeu  quelque  espérance  de 
recevoir  un  jour  quelque  bien  et  advancement  de  la  libéralité  du  feu  Roy, 
plus  par  la  faveur  de  mad.  Dame,  que  pour  aucun  mérite  que  je  sentisse 
en  moy.  Or,  Dieu  a  voulu  que  je  portasse  ma  part  de  ceste  perte  com- 
mune, m'ayant  la  fortune  par  le  triste  et  inopiné  accident  de  cette  doulou- 
reuse mort  retranché  tout  à  un  coup,  comme  à  beaucoup  d'autres,  le  fil 
de  toutes  mes  espérances.  Ce  desastre  avec  le  partement  de  mad.  Dame, 
qui,  à  ce  que  j'entens,  est  pour  s'en  aller  bien  tost  es  pays  de  Monsei- 
gneur le  Duc  son  mary,  m'a  tellement  estonné  et  fait  perdre  le  cœur,  que 
je  mis  délibéré  de  jamais  plus  ne  retenter  la  fortune  de  la  court, 
m'ayant,  nescio  quo  fato,  esté  jusques  icy  toujours  si  marastre  et 
cruelle  :  mais,  abdere  vie  in  secessum  aliquem,  avec  ceste  brave  devise 
pour  toute  consolation  :  Sftes  et  Fortuna  z'alete.  Et  qui  seroit 
si   fol   de   se  vouloir  doresnavant     travailler  l'esprit,     pour   faire  quel- 


LETTRE  DE  J.   DU  BELLAY  A  J.    DE  MOREL  45 

que  chose  de  bon,  et  digne  de  la  postérité  ayant  perdu   ia  faveur  d'ur> 
si  bon  Prince,   et  la  présence  d'une  telle  Princesse,  qui  depuis  la  mort 
de  ce  grand  Roy  François,  père  et  restaurateur  des  bonnes  lettres,  estoi^ 
demeurée  l'unique  support  et  refuge  de  la  vertu,  et  de  ceux  qui  en  font 
profession  ?  Je  ne  puis  continuer  plus  longuement  ce  propos  sans  larmes, 
je  dy  les  plus  vrayes  larmes  que  je  pleuray  jamais,  et  je  vous  prie  m'ex- 
cuser,  si  je  me  suis  laissé  transporter  si   avant  à  mes  passions,  qui  me 
sont,  comme  je  m'asseure  communes  avec  vous,  et   avec  tous  ceux  qui 
sont  comme  nous,  admirateurs  de  ceste  bonne  et  vertueuse  Princesse,  et 
qui  véritablement  se  ressentent  du  regret  que  son  absence  doit  apporter 
à  tous  amateurs  de  la  vertu.     Quant  à  moy    (et  hoc  rnihi  afud  amicum 
liceat)  encore  que  jusques  icy  j'aie  enduré  des  indignitez  de  la  fortune 
autant  que  pauvre  gentil-homme  en  pourroit  endurer  :  si  est-ce  que  pour 
perte  de  biens,  d'amis  et  de  santé,  et  si  quelque  autre  chose  nous  est  plus 
chère  en  ce  monde,  je  n'ay  jamais  esprouvé  si  grand  ennuy  que  celuy 
que  j'ai  dernièrement  receu  de  la  mort  du  feu  Roy,  et  du  prochain  dépar- 
tement de  mad.  Dame,  qui  estoit  le  seul  appuy  et  colonne  de  toute  mon 
espérance.  A  tout  le  moins  si  ceste  fascheuse  et  importune  surdité,   qui 
me  contraint  depuis  un  mois  de  demeurer  continuellement   enfermé  en 
une  chambre,  eust  attendu  quelque  autre  saison  et  ne  m'eust  osté  si  mal 
à  propos  le  moyen  de  pouvoir  faire  la  révérence  à  mad.  Dame,  et  luy 
baiser  les  mains  devant   son  département,  j'aurois  moins  d'occasion  de 
me  plaindre  de  ma  fortune:  mais  vous  ferez,   s'il  vous  plaist,  ce  devoir 
pour  moy:  et  ce  pendant  ne  m'estant  permis  d'accompaigner  ses  autres  ser- 
viteurs en  ce  voyage,  ou  partie  d'iceluy,  je  la  suyvray  avecques  prières 
et  vreus  pour  sa  postérité  et  santé:  et  avecques  ceste  humble  affection, 
révérence  et  dévotion,  que  je  luy  doy,  accompagnée  d'un  perpétuel  regret 
de  son  absence.  Ce  qui  me  restera  de  consolation,  sera  une  conscience  de 
bonne,  pure,    et  sincère  volonté   envers    Dieu,     et     envers  les  hommes, 
avecques  contententement,  ou  s'il  faut  dire  ainsi,  ceste  gloire,  qu'ayant 
en  la  profession  où  j'ay  esté  poussé  plustost  par  nécessité  que  par  élec- 
tion, rencontré  tant  d'heur,  que  de  plaire  à  mad.  Dame,  je  me  puis  vanter 
d'avoir  esté  aggreable  à   la  plus  sage,  vertueuse  et  humaine  Princesse, 
qui  ait  esté  de  son   temps.  Et  sur  ce,  Monsieur  et  frère,  pour  ne  vous 
ennuyer  de  plus  longue  lettré,  encor'  que  je  m'asseure  ce  propos  vous 
estre    aussi   peu   ennuyeux   qu'autre    pourroit    estre,    je    feray    fin,    pour 
me  recommander  bien  affectueusement  à  vostre  bonne  grâce,  et  supplier 
le  Créateur  vous  donner  la  sienne  avec  heureuse  et  longue  vie. 

De  Paris,  ce  5   octobre   155Q. 


ANTONII  MINAKlî  PRAESIDIS 

TUMULUS  LATINO-GALLICUS 


Integer,  et  nulli  veterum  pietate   secundus, 

Justitia,  meritis,  religione,  ficle, 
Dura  serus  repetit  notas  Minarius  asdes, 

Securum  et  pietas  hune  jubet  esse  sua, 
Seu  cadit  igniti  violento  fulmine  teli 

Qui  placida  dignus  morte  perire  fuit 
Dumque  obit,  et  sceleris  fuerit  quae  causa  nefandi, 

Quaeritur  atque  autor,  sic  moribundus  ait: 
Nullum  equidem  dixit,  memini  laesisse  neque  ullum 

Insensum  nobis  jure  fuisse  puto. 
O  tali  vox  digna  viro  !  vox  dignior  illa, 

Quam  Titus  extremam  protulit  ore  pio. 
Si  cui  tanta  fuit  virtus,  probitasque  fidesque, 

Hoc  pretium  (ô  Superi)  pro   pietate  tulit, 
Quid  sperare  decet,  scelerum  queis  conscia  mens  est, 

Quos   Furiae,  et  Nemesis,  quos  premit  ira  Deûm 
At  tu  Minari,  nuper  pars  magna  Senatus 

Nunc  desiderium,  nunc  dolor,  et  lachrymse 
Si  quis,  ut  est,  animis  sensus  tellure  sub  ima  est 

Omnia  nec  secum  mors  violenta  rapit, 
Sis  fœlix,  numerumque  auge  pius   ipse  piorum, 

Quos   fovet  Elysio  terra  beata  sinu. 
Non  tua  Lethaeas  ibit  demersa  sub  ondas 

Gloria,  nec  totum  te  brevis  urna  teget1: 
Sed  vives,  surgesque  tuo  de  funere  major, 

Et  tibi  perpétua  laude  superstes  eris. 


mmmmmmmmmm 


LE    TOMBEAU   DE  M.  ANTHOINE   MINARD 

PRESIDENT 


Celuy  qui  ne  cédait  à  nul  de  nos  aveux 

En  justice,  en  bonté,  en  cœur  devotieux, 

Se  retirant  au  soir  ce  bon  Minard,  qui  pense 

Estre  assez  asseuré  par  sa  seule  innocence, 

Sentit  d'un  plomb  meurtrier  le  foudroyant  effort, 

Digne  hélas  !  qui  mourut  d'une  plus  douce  mort. 

Cependant  qu'il  expire,  et  que  l'on  luy  demande, 

Qui  peut  avoir  commis  méchanceté  si  grande, 

Certainement  (dit-il)  je  n'ay  jamais  pensé 

Avoir  quelque  ennemi,  et  n'ay  nul  offensé. 

Voix  digne  d'un  tel  homme  :  et  plus  digne  que  celle 

De  ce  bon  Empereur,  que  Titus  on  appelle 

O  dieux,  si  cestuy-ci  pour  son  intégrité 

A  receu  tel   loyer,  sans  l'avoir  mérité. 

Que  doyvent  espérer  les  meschans  qui  sans  cesse 

Portent  dedans  le  cœur   leur  coulpe  vengeresse    ? 

Mais  ô  toy  du  Sénat  n'agueres  l'ornement, 

Or,  son  regret,   son  pleur  et  son  gémissement, 

Si  quelque  sentiment  aux  trespassez  demeure, 

Et  si  croire  on  ne  doit  que  par  la  mort  tout  meure, 

Accrois,  heureux  Minard,  l'heureux  nombre  de  ceux 

Qui  tiennent,  des  esprits,   le  séjour  plus  heureux. 

Tu  ne  mourras  pas  tout,  et  ton  nom  qui  ne  tombe 

Dans  le  fleuve  d'oubli,  n'ira  point  sous  la  tombe, 

Mais  croistra  par  ta  mort,  et  d'un  los  se  suyvant, 

Tu  seras  à  toy-mesme  et  d'un  los  survivant. 


DISCOURS  AU  ROY  CONTENANT 

UNE    BRIEFVE    ET    SALUTAIRE    INSTRUCTION 

POUR    BIEN   ET    HEUREUSEMENT    REGNER, 

ACCOMMODEE  A  CE  QUI   EST  LE  PLUS  NECESSAIRE  AUX  MŒURS   DE  CE  TEMPS. 

ESCRIT  PREMIEREMENT   EN   VERS   LATINS 

ET  PRESENTE   AU   ROY   FRANÇOIS    II   PEU   APRES   SON    SACRE, 

PAR    MESSIRE  MICHEL   DE   L'HOSPITAL,    LORS    PREMIER  PRESIDENT  DES    COMPTES, 

ET   CONSEILLER   DU   ROY   EN   SON   PRIVE   CONSEIL,    A   PRESENT  CHANCELIER 

DE  FRANCE,   ET  DEPUIS   MIS   EN   VERS   FRANÇOIS   PAR   I.    DU   BELLAY. 


A  MONSIEUR  REYERENDISSIME 

ET  ILLUSTRISSIME  PRINCE  CHARLES 

CARDINAL  DE  LORRAINE 

ÉPIGRAMME  DE  MESSIRE   MICHEL   DE  L'HOSPITAL 


Je  t'offre  ici,  Prélat,  un  présent  de  mon  coffre   : 
Reçoy,  Prince  et  prélat,  ce  présent  que  je  t'offre. 
Le  présent  est  petit,  mais  tel  que  le  devoir 
D'un  Prince,  tant  soit  grand,  exprimé  s'y  peut  voir. 
J'ay  recueilli  en  bref  de  maint  et  maint  passage, 
Ce  qui  mieux  à  propos  m'a  semblé  pour  vostre  âge, 
Que  de  toy  beaucoup  mieux  nostre  Prince  apprendra 
Et  du  nom  paternel  digne  fils  se  rendra. 


M^l^Z^ 


DISCOURS  AU  ROY 


Devant  le  sainct  autel  de  la  Mère  puce  lie. 
Le  jeune  Roy  François  est  oingt  d'huile  immortelle    : 
Heureux  en  soit  le  Sacre,  et  plus  vieil  que  Nestor 
Vive  le  nouveau  Roy  et  que  Titon  encor". 

Cependant  qu'il   apprenne  à  régir  sa  province. 
Ayant  tels  gouverneurs  que  jamais  Roy  ny  Prince 
Les  semblables  n'ont  eu    :  non  pas  mesme  Thetis 
En  choisit  un  pareil  pour  gouverner  son  fils. 
Apprenne  l'art  sur  tous  difficile  à  comprendre. 
Pour  sçavoir  ses   sujects  gouverner  et  défendre    : 
Laisse  aux  autres  Seigneurs  leurs  terres  et  leurs  droits, 
Et  soit  ainsi  qu'un  Dieu  entre  les  autres  Roys. 
Los  peuples  estrangers  arbitre  le  choisissent, 
Et  par  luy  leurs  débats,  et  leurs  guerres  finissent. 
De   vaillant  n'aime  tant  que   de  juste    le   nom, 
Xe  vueille  par  le  sang  accroistre  son  renom. 
Soit  loyal,  soit  constant,  ne  soit  contraint  de  guerre, 
Ny  la  guerre  en  la  paix,  ny  la  paix  en  la  guerre. 
Et   pourquoy   voulons-nous    Chrestiens   nous    estimer, 
Si  ne  voulons  de  Christ  quelque  marque  exprimer? 

Ne  soit  entre  les  siens  sa  pieté  moins  grande 
Et   d'amour    paternel    les   gouverne   et   défende    : 
Soit   tardif   à   punir    les    forfaits   mal    prouvez, 
Et  severe  envers  ceux  qui  vrays  seront  trouvez. 
Observe  estroictement  les  lois  et  ordonnances. 
Et  ne  rescinde  point  les  arrests  et  sentences    ; 
Ne  donne  aux  forfaicteurs  grâce  et  impunité, 
Et  ne  rompe  des  lois  la  saincte  authorité. 

Soit  qu'il   faille  pourvoir  aux  estats  et   offices, 
Ou  soit  aux  Eveschez  et  autres  bénéfices 
Elisent  ceux  qui  mieux  méritent  tels  honneurs, 
Non  les  plus  favoris  ni  les  meilleurs  coureurs    : 
Mais  comme  au  temps  passé  fasse  le  nom  escrire 
Du  juge  ou  du  prélat,  qu'il  luy  a  plu  d'eslire. 
Qu'il  escoute  tin  chacun,  de  quelque  estât  qu'il  soit. 
Se  conseille  à  loisir  de  ce  que  faire  il  doit    : 
Ainsi  n'accusera  sa  prudence  peu   came 


cjo  «JÊUVRES  COMPLÈTES   DE  J.    DU  BELLAY 

Se  repentant  trop  tard  d'avoir  fait  quelque  faute. 
Car  quel  Roy  n  est  trompé,  ou  soit  pour  n'aveoir  sceu 
Comme  les  choses  vont,  soit  pour  estre  deceu 
De  tant  de  saints   amis  qui  tous  à  ce  but  tendent, 
Et  pour  en  tromper  un  tous  ensemble  se  bandent   ? 
Mais  quelque  jour  viendra  ce  dernier  jugement 
Que  Roy,  ni  magistrat,  ni  juge  aucunement 
Ne  pourront  décliner,  où  faudra  que  le  Prince 
Rende  par  le  menu  compte  de  sa  province   : 
Car  de  soy  seulement  comptable  il  ne  sera, 
Ains  la  raison  encor  on  luy  demandera 
Du  prélat  vicieux,   du  juge   corrompable    : 
Et   sera   le   chetif  du  fait   d'autruy  coupable, 
Mais  plustôt  de  son  fait,  pour  n'avoir  bien  pensé 
Quel  homme  à  quel  honneur  il  avoit  avancé, 
Si  l'officier  estoit  digne  de  son   office, 
Et  le  bénéficier  digne  du  bénéfice. 
Car  bien  que  cestuy-là  ait  appris  tous  les  droits 
Dont  usent  aujourd'hui  les  Papes  et  les  Rois, 
De  son  estât  pourtant  digne  je  ne  l'estime, 
S'il  n'est  homme  de  bien,  sans  cautele  et  sans  crime, 
Et  s'il  ne  favorise   aux  pauvres  aussi  bien 
Qu'à  ceux  qui  ont  le  bruit  d'avoir  beaucoup   de  bien. 
Non  plus  que  cestuy-là  cestuy-ci  je  ne  prise, 
Si  aumosnier  il  n'est  des  thresors  de  l'Eglise. 
De  quoy  sert  la  grandeur,  de  quoy  le  vain  sçavoir, 
Si  l'un  fait  aussi  peu  que  l'autre  son  devoir    ? 
Si  le  juge  est  vénal,  et  vénal  le  baptesme, 
Vénale  l'action  et  le  sepulchre  mesme   ? 
De  teî  ministre  donc  le  Prince  ne  prendra 
Argent,  et  le  ministre  aussi  ne  se  vendra. 
Il  ne  convertira  en  chose  folle  et  vaine 
Ni  le  trésor  public,  ni  son  propre  domaine. 
Il  ne  le  donnera  à  l'impudent  flateur, 
Ni  au  plaisant  bouffon,  mais  comme  un  bon  tuteur 
Qui  sçait  que  quelque  jour  il  lui  faut  compte  rendre, 
Despendra  son  avoir,  comme  il  faut  le  despendre   : 
Retranchans  tous  moyens  de  superfluité 
Et  réduisant  les  mœurs  à  la  simplicité, 
Dont  l'un  souloit  user  aux  habits,  et  viandes. 
Du  temps  qu'on  ne  faisait  les  tables  si  friandes 
Ce  faisant,  il  pourra  son  peuple  soulager, 
Qu'il   a  esté  contraint  de  fouler  et  charger, 
Pour  aux  guerres  frayer,  car  de  peu  suffisance 
A  volontiers  celuy  qui  fait  peu  de  despense. 
Cependant  toutefois  soigneux  il  prendra  garde. 


DISCOURS   AU    ROY  51 

1 

Que  le  rat  palatin  et  la  tigne  rougearde 

Ne  mine  son  trésor,  peste  et  contagion, 

Qui  règne  de  tout  temps  en  ceste  région, 

Et  du  denier  public  se  paist  en  telle  sorte, 

Que  le  tiers,  ou  le  quart,  à  peine  s'en  rapporte. 

Trop  d'une  croche  main  touchent  l'argent  du  Roy  : 

Le  nombre  est  effréné   :  d'une  severe  loy 

Il  contient  le  restreindre,  et  brider  la  licence 

Qu'ont  prise  les   larrons  sur  les  deniers  de  France. 

Pour  y  donner  bon  ordre,  et  que  tels  forfaicteurs 
Ne  puissent  désormais  trouver  des  protecteurs 
En  leur  meschanceté,  ce  que  j'admoneste   ores, 
Il  faut  que  je  le  die,  et  le  redie  encores    : 
Se  gardent  de  donner  aux  donneurs  quelque  accez 
Ceux  qui  seront  commis  à  faire  tels  procez. 

«  Rien  n'est  si  bien  fermé,  rien  si  sainct,  rien  si  ferme, 
((  Que  la  force  de  l'or  ne  le  force  et  defferme   : 
«  Et  n'est  moindre   larron,   que    le  larron,   celuy 
«  Qui  retient  quelque  part  du  larrecin  pour  luy. 
Tu  prens  envers  le  Roy  du  larron  la  deffence, 
Lequel  t'a  corrompu    :  et  après  la  sentence 
Le  remets  en  son   lieu,  ainsi  qu'auparavant    ; 
Que   fais-tu  ?  tu  le  fais   larron,  comme  devant. 
Encor'  fais-tu  bien  pis,   d'autant  qu'outre  la  grâce, 
Recompense  au  larron  tu  es  d'advis  qu'on  face. 
J'ay  honte  d'en  plus  dire.   Il  faut  donc  regarder, 
Qu'à  la  foy  de  plusieurs  on  ne  baille  à   garder 
La  finance  du  Roy  :  car  elle  est  fort  glueuse, 
Et  la  garde  surtout  en  est  fort  dangereuse. 
Ceux  qui  de  telle  garde  ont  la  charge  et  le   soin, 
D'estre  eux-mesmes  gardez  ont  le  plus  de  besoin. 

Le  Prince  toutefois  pour  croître  sa  finance. 
Ne  confisquera  point  le  bien  de  l'innocence, 
Et  à  son  favorit  ne  le   donnera  point, 
Devant  que  le  procez  soit  parfait  de  tout  poinct. 
La  faveur  bien  souvent  et  l'avarice  opprime 
Aussi  bien  l'innocent  que  le  chargé  de  crime, 
Et   le  fait  condamner,  non  pour  autre  raison, 
Que  pour  avoir  basti  quelque  belle  maison. 
Le  Roy  donc  qui  sera  de  bonne  conscience, 
Ne  donne  aux  rapporteurs  et  bouffons  audience, 
Ne   laisse  condamner  le  juste,  et  pour  prouvé 
Ne  tienne  ce  qui  est  faussement  controuvé. 
C'est  une  chose  indigne  oster  au  misérable 
Et  sa  vie  et  ses  biens,  mais  plus  vitupérable 
Est  de  le  ruiner  sans  ombre  d'équité, 


ŒUVRES   COMPLÈTES   DE  J.    DU  BELLAY 

Par  témoins  supposez  contre  la  vérité, 
Et  juges  apostez  ;  l'inique  et  mauvais  juge 
Trop  volontiers  condamne,  et  pour  coulpable  juge 
Cestuy-là  qu'il  pense  estre  en  la  haine  du  Roy, 
Ou  de  ceux  que  le  Roy  tient   le   plus  près  de  soy. 

Qui  fait  que  d'autant  plus  pèche  le  Roy  qui  donne 
L'oreille  au   rapporteur,  de  quelconque  personne 
Que  ce  soit,  et  sur  tout  quand  entendre  on  luy  fait 
Que  c'est  quelque  exécrable  et  horrible  forfait, 
Comme  de  majesté  ou  divine  ou  humaine, 
Car  le  juge  tend  là  son  esprit  et  sa  peine. 
La  calomnie  sert  de  preuve,  et  l'innocent 
Devant  que  d'estre  ouy,  jà  condamné   se  sent, 
Par  l'envie  du  temps,  ou  par  l'horreur  du  crime, 
Qui  la  fureur  du   Prince  injustement  anime. 
Et  ne  luy  servira  pour  se  justifier, 
Monstrer  la  calomnie,  et  de  vérifier 
Que  l'on  accuse   à   tort   l'opinion    conceuë 
Demeure  pour  jamais,  depuis  qu'elle  est  receuë. 
Et  ne   voudra  le  Roy   sou   jugement  changer. 
De  peur  d'estre  estimé  trop  crédule  et  léger, 
Mais  défendra  sa  faute  et  pour  toute  défense 
Constant  s'arrestera  en  sa  première  offense. 
Il    falloit  s'enquérir  de  la   condition 
De  celuy  qui  a  fait  telle  accusation, 
S'il  y  a   interest,   s'il   est  poussé   d'envie, 
Quel  homme  est  l'accusé,  quelle  a  esté  sa  vie   : 
Car  qui  homme  de  bien  avoit  toujours  esté 
N'aura  volontiers    fait  telle  meschanceté. 

Si  la  suspicion  toutefois  estoit  grande, 
Luy-mesme  par  sa  bouche  il  faut  qu'il  se  défende, 
Présent  son  délateur,  lequel  s'estonnera. 
S'il  est  faux,  et   confus  alors  se  trouvera, 
Et  meschant  recevra  par  la  juste  sentence 
D'un  Roy  si  droiturier,   sa  digne  recompense. 
Les  délateurs  pourtant   (me  respondra  quelqu'un) 
Sont  utiles  aux  Rois,  de  peur  que  mal  aucun 
Ne  demeure  impuni,   par   faute  de  l'entendre, 
Et  à  fin  que    le  Roy    puisse  par  eux    apprendre 
Qu'il  est  bon  ou  mauvais,  tant  loin  soit-il  absent. 
Je  l'advouë,  pourveu  que  par  là   l'innocent 
Xe   soit  calomnié,   et   que   la   calomnie 
N'espère  point   aussi    demeurer  impunie. 
Ta  main  (Charles)  ta  main  deux  fois  m'a  garanti 
Du  lyon  affamé  qui  m'avoit  englouti, 
Si  tu  n'eusses  esté,  je  n'auroy  plus  de  crainte, 


DISCOURS   AU    ROY  53 

Ayant  tel  protecteur,  de  sentir  telle  attainte. 

Que  peusse-je  exprimer,  comme  par  un  tableau 
Appelle  se  vangea  par  un  vers  aussi  beau, 
Combien  ce  monstre  énorme  est  dommageable  aux  Princes, 
Et  quelle  peste  c'est  pour  eux,  et  leurs  provinces   : 
Je  ferois  voir  à  l'œil  de  quel  commencement 
La  Calomnie  vient,  et  son  accroissement, 
Quelle  suite  elle  traîne,  et  peindrois  par  mes  vers 
L'Avarice  et   l'Envie  au  regard  de  travers, 
Je  peindrois  sa  malice  et  comment  la  meschante, 
l)"un  langage  pipeur  les  oreilles  enchante. 
Puis  je  peindrois  un  Roy  tout  stupide  et  songeard, 
Avec  oreilles  d'asne  et  mal  plaisant  regard, 
Qui  la  suyvroit   partout.    Au  devant  de    sa  porte 
Et   tout    autour  seroit  cestuy-là  qui  rapporte, 
Espiant,  et  gardant  que  quelque   vray  ami 
N'esveille   ce  ronfleur  si   long  temps  endormi, 
Et  ne  luy  face  voir  la  vérité  des  choses, 
Ostant  le  voile  obscur  qui  les  tenoit  encloses. 
L'innocent  misérable  ignore  tout  ceci, 
Et  périt  cependant  par  ces  fraudes  ici, 
Pource  qu'il  n'a  moyen  de  se  purger,  et  faire 
De  ce  qu'on  l'accusoit  cognoistre  le  contraire, 
Ou   pource  que  le  Roy  est   ailleurs  empesché, 
Ou  pource  qu'il  seroit  de  ce  labeur  fasché. 
Je  veux  que  ce  ne  soit  de  son  vouloir  si  est-ce 
Qu'à  son  intention  la  tourbe  flateresse 
S'opposera  toujours   et  l'en  destournera, 
Et  ceste  occasion  plus  ne  descouvrira. 
Mais  le  nostre  qui  est  plus  bénin  et  traictable, 
A  son  peuple  sera  gracieux  et  affable, 
Les  plaintes  entendra,   et  d'un   visage"  humain 
Les  placets  d'un  chacun  recevra  de  sa  main. 

Et  combien  pensez  vous  qu'à  son   suject  aggree 
Du  visage  Royal  la  majesté  sacrée  ? 
Il  n'estime  rien  tant,  et  pour  quelque  refus 
Que  le  Roy  lui  ait  fait  ne  se  trouve  confus. 
Luy  aura  fait  le  Roy  quelque  signe  de  teste   ? 
Il  pense  avoir  par  là  obtenu  sa  requeste. 
L'aura-t-il   refusé  ?  Il  l'a  ouy  pourtant. 
Ainsi  presque  chacun  s'en  retourne  contant. 

Quelques-uns  ont   esté  (ainsi   que  l'on   raconte) 
Du  temps  de  nos  ayeux,  qui  n'avoyent  point  de  honte 
De  conseiller  aux  Rois  de  vivre  à  leur  plaisir, 
De  n'avoir  soin  de  rien,  de  suivre  leur  désir, 
De  ne  se  laisser  voir,  rejetter  tout  langage, 


5|  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE  J.    DU  BELLAY 

Desdaigner  un  chacun  d  un  superbe  visage    : 
Bref  ne  laisser  couler,  soit  de  jour,  soit  de  nuict, 
Une  heure  sans  plaisir   :  comme  si  tout  le  fruict 
De  régner   gisoit  là    :   tels  les  rois  d'Assyrie, 
Et  de  France  ont  esté,  tenans  leurs  seigneurie 
Les  Maires  du  Palais  cela  les  ruina, 
Et  leur  sceptre  et  couronne  aux  rebelles  donna. 
Pource  tel  gouverneur  loyal  je  ne  puis  dire 
Qui  fait  ainsi  le  Roy,  usurpe  son    Empire. 

Les  Perses   estimoyent  un  crime  capital 
De  s'assoir  seulement  sur  le  throsne  royal  : 
Et  seul  tu  régneras  en  la  court  du  Roy  mesme, 
Et  ne  luy  laisseras  sinon  le  diadesme, 
Et  le  vain  nom  de  Roy  !  ô  quelle  peste  au  cœur 
C'est  que  la  faim  de  l'or  et  la  soif  de  l'honneur    ! 
Combien  est  la  faveur  plus  juste  et  asseurée 
Qui  du  frein   de  raison  sage    s'est   modérée    ! 

Ne  soit  doncques  le  Roy   inutile  et  oysif, 
Paresseux,  fait-neant,  mol,  lubrique,  et  lascif. 
Car  je  demande  un  Roy  tel  que  l'ont  les  abeilles, 
Et  non  point  un  bourdon  qui  bruit  à  nos  oreilles. 
Ses  favoris  aussi  n'usurpent  rien  à  soy 
Plus  que  droit  et  raison  et  le  vouloir  du  Roy. 

Nous  ne  défendons  pas  au  prince  de  s'esb^ttre 
A  la  chasse,  à  la  paume,  et  aux  armes  combattre, 
Alors,  cela  s'entend,  qu'il  sera  de  loisir 
Et  qu'il  aura  moyen  de  prendre    son    plaisir, 
Ayant  pourveu  à  tout,  comme  il  est  nécessaire. 
Mais  s'il  en  fait  coustume,  il  aura  bien  à  faire 
A  se  tirer  de  là  :  et  pource  est-il  besoin 
L'accoustumer  au  joug,  et  à  prendre  le  soin 
Des  affaires,  et  faut-il  l'y  dresser  de  bonne  heure, 
A  fin  que  la  façon  toujours  luy  en  demeure. 
Et  qu'estant  parvenu  à  son   âge  plus  meur. 
Il  ne  se  fasche  point  de  porter  ce  labeur. 

L'Anglois   avoit  chassé   le  François  d'Aquitaine, 
Et  jà  de  desespoir  toute  France  estoit  pleine, 
Quand  La  Hire  et  Poton,  tous  deux  chevaleureux, 
Retournèrent  de  là  tristes  et  douloureux, 
Comme  portoit  le  temps,  et  le  malheur  de  France. 
Ils  entrent  chez  le  Roy,    lui  font   la  révérence, 
Le  Roy  dansoit  alors,   et  avec  luy  dansoyent 
Les  Dames  de  la  Cour  qui  plus  belles  estoyent. 
Aussi  tost  qu'il  les  Voit,  aussi  tost  leur  va  dire, 
Ne  danse-je  pas  bien   ?  Lors  Poton  ou  La   Hire, 
Ne  sçay  lequel  des  deux,  plain  de  triste  souci, 


DISCOURS   AU    ROY  5$ 

Tirant  un  long  soupir,  luy  va  respondre  ainsi  : 
Hé  que  vous  perdrez   bien  en  ces  voluptez,    Sire> 
Où  vous  estes  plongé,  ce  florissant  Empire    ! 
Ce  mot  ne  cheut  en  vain,  car  on  dit  que  le  Roy 
Des  l'heure  se  changea,  et  qu'il  revint  à  soy. 
Le  fidèle  pasteur  à  son  troupeau  regarde, 
Chacun  à  ce  qu'il  a  soigneusement  prend  garde. 
Mesme  les  bestres  ont  quelque  art,  comme  l'on  voit, 
Si  donques  n'avoir  soin  de  son  art,  quel  qu'il  soit, 
Jusques  aux  laboureurs  est  une  chose  infâme   : 
Combien  plus  est-ce  aux  Rois  de  vergogne  et  de  blasme, 
Auxquels    Dieu   a  donné  le    soin  du  genre  humain, 
Ne  sçavoir  gouverner  ceux  qui  sont  sous  leur  main. 

Apprenne  donc  le  Roy  de  sa  jeunesse  tendre, 
Ce  qui  d'un  tel  estât  capable  le  peut  rendre, 
Et  combien   que  toujours  il  doyve  estre  suivi 
De  ceux  desquels  il  est  fidèlement  servi, 
Et  qu'il  ne  doyve  rien  entreprendre  ni  faire 
Qui  soit  de  conséquence  et  d'important  affaire, 
Sans  prendre  leur  conseil  il  ne  doit  toutesfois 
Se  deffier  de  soy,  mais  de  soy  quelquefois 
Quelque  chose  entreprendre,  et  prendre  de  sa  teste 
Conseil,  si   l'entreprise  est  utile  et  honneste. 
Que  c'est  qu'il  entreprend,  auxquels  il  le  dira, 
Et  ne  le  dire  à  ceux  dont  il  se  deffiera. 
Souventes  fois  encore  une  faute  commise 
Fait  le  prince  plus  sage,  alors  qu'il  se  ravise  : 
Car  il  en  a  toujours  un  triste  souvenir, 
Et  sa  faute  luy  sert  de  guide  à  l'advenir    : 
J'ai   lourdement    failli   (ce   dira-il    adonques) 
Cestuy-là  m'a  trompé,  je  m'en  garderai  doncques    : 
J'ai  choisi  cestuy-ci  qui  est  homme  de  bien, 
Je  me  fieray  en  luy  de  cest  affaire  mien. 

Il  tiendra  ce  moyen,  comme  prudent  et  sage. 
Et  ne  se  plaira  trop  pour  l'affaité   langage, 
Des  flatteurs  de  la  Cour.  Il  ne  se  desplaira' 
A  soymesmes  aussi,  mais  grave  poisera 
Le  parler  de  chacun,  et  sçaura  sa  prudence 
Faire  du   vray   ami  au   flatteur  différence. 

Que  Dieu  puisse  allonger  la  vie  de  cent  ans 
A  ta  mère,  à  ta  femme,  et  donne  un  pareil  temps 
A  ta  Tante,  et  autant  vivre  encore  te  face 
Ces  deux  frères  Lorrains  de  Lotaire  la  race, 
Et  ce  sage  vieillard  que  sans  cause  et  raison  ' 
L'envie  avoit  chassé  jadis  en  sa  maison. 
Tu  n'auras,  Ô  grand  Roy,  si  Dieu  les   laisse  vivre. 


56  ŒUVRES   COMPLÈTES  DE  J.    DU  BELLAY 

Faute  de  bon  conseil,  si  le  leur  tu  veux  suivre. 
Regarde,   s'il  te  plaist,  quel  est  le  fondement 
Qu'ils   ont  desjà  donné  à  ton  gouvernement. 
De  tes  prédécesseurs  nul,  quiconque  il  puisse  estre, 
Plus  beau  commencement  de  son  règne  a  fait  naistre, 
Ne  te  flatte  pourtant,  ni  eux  avecques  toy  : 
Car  que  peut  des  humains  la  prudence  de  soy   ? 
La  crainte  du  Seigneur  dedans  ton  cœur  escrite 
Soit  ta  règle,  et  ta  loy,  ta  torche,  et  ta  conduite    : 
Car  plusieurs  gens  de  bien  font  souvent  mainte  erreur, 
Bien  qu'ils  soyent  excellens  et  d'esprit  et  de  cœur   : 
Plusieurs  faillent  encor'  en  mainte  et  mainte  guise, 
Lesquels  ne  sont  poussez  de  fraude  ou  convoitise  : 
Et  toutesfois  les  Rois,  par  leur  conseil  trompez 
Sont  en  pareille  erreur,  qu'eux-mcme   enveloppez. 

Mais  Dieu  qui  cognoit  tout,  quelque  chose  qu'on  face, 
Ne  trompe  et   n'est  trompé  par   humaine  fallace. 
Cestuy  te  conduira  par  l'obscur  de  la  nuict, 
Cestuy  te  conduira  quand  plus  le  soleil  luit. 
Nul  n'erre  ayant  tel  guide.  Or,  puisque  sa  puissance 
Tu  représente  ici,  et  que  le  Roy  de  France 
Ne  cède  à  nul  des  Rois  qui  régnent  aujourd'huy, 
Tu  dois  tout  faire  et  dire  à  l'exemple  de  luy, 
De  tout  luy  rendre  grâce,  et  de  son  seul  bienfait 
Recognoistre  l'honneur  que  ton    peuple  te  fait. 
Et  pource  que  très  bon  et  très  grand  on  t'appelle, 
Faire  que  ta  bonté  et  ta  grandeur  soit  telle. 

Nous,  qui  si  loin  du  ciel  vivons  en  ce  bas  lieu, 
Ne  pouvons  nous  vanter  de  sçavoir  quel  est  Dieu    ; 
Toutefois  nous  jugeons  combien   la  paternele 
Majesté  sur  tout  autre  est  grande  et  éternelle 
Par  la  vertu  du  fils  qui  entre  nous  nasquit, 
Mourut  et  par  sa  mort  la  mort  mesme  vainquit. 

Ceux  qui  ont  veu  du  fils  le  céleste  visage, 
Le  père  ont  pensé  voir,  dont  le  fils  est  l'image. 
Ce  moyen  doit  tenir  qui  Dieu  cognoistre  veut, 
Car  par  autre  moyen  cognoistre  ne  se  peut. 
Vray  est  que,  long  temps  a,  d'une  plante  légère, 
Il  est  monté  au  ciel,  à  la  dextre  du  père  : 
Mais  il  nous  a  laissé  plusieurs  marques  de  soy, 
De  sa  bonté  divine  et  de  sa  saincte  loy, 
Afin  de  l'imiter.    Il  a  monstre  encore 
Comment  son  père  veut  qu'on  le   prie  et  l'adore, 
Quelle  offrande  il  demande,  et  combien  il  luy  plait 
Quand  d'un  cœur  net  et  pur  sacrifice  on  luy  fait. 
Il  veut  que  nous  l'aymions  par  dessus   toute  chose, 


DISCOURS   AU    ROY  57 

Et  que  dans  nostre  cœur  son  amour  soit  enclose   : 
Luy  qui  a  fait  le  ciel  et  tout  ce  que  Ton  voit, 
Qui  de  vie,  et  de  vivre,  et  de  tout  nous  pourvoit 
Par  sa  grande  bonté,  qui  à  l'homme  pardonne 
Sa  faute  et  son  péché,  car  où  est  la  personne 
Qui  ne  pèche  à  toute  heure  et  qui  n'a  mérité 
Que  Dieu  soit  contre  luy  griefvement  irrité  ? 

Dieu  l'attend  toutefois,  et  devant  qu'il   destache 
La  foudre  contre  luy,  par  tous  moyens  il  tasche 
De  l'attirer  à  soy,   alors  qu'il  se  repent. 
Et  laissant  son   erreur,  le  droit   chemin  reprent. 

Quel  est  l'amour  de  Dieu  vers  la  race  des  hommes, 
De  l'avoir  entre  nous  tel  obligez  nous  sommes    : 
Nous  sommes   obligez  l'un  l'autre  secourir, 
D'oublier  toute  haine,    et   l'ire  ne  nourrir 
Jusqu'au  soleil  couchant,  mais  sans  qu'on  nous  en  prie 
Pardonner   à    chacun.    Nous   autres,   dont    la    vie 
Est  obscure  et  privée,  et  qui  comme  les  Rois, 
N'attouchons  point  aux  Dieux,  nous  usons  de  ces  loix. 
Que  doit  donc  faire  un  Roy,  qui  se  doit  monstrer  digne 
De  la  race  des  Dieux  d'où  vient  son  origine   ? 
Or  toy  qui  tiens  de  Dieu  ton  souverain  pouvoir, 
Et  sur  les  autres  Rois  excellent  te  fais  voir 
Autant  que  sont  les  rois  sur  le  bas  populaire, 
Soyez  doux  et  clément,  la  douceur  doit  te  plaire, 
Si  tu  veux  plaire  à  Dieu,  la  clémence  qui  vient 
Du  ciel,   sur  toute  chose  aux  grands  princes  convient. 
Vueilles  plus  tost  les  tiens  conserver  que  deffaire, 
Et  leur  fais  le  pardon,  comme  Roy  débonnaire. 
Que  tu  attens  de  Dieu,  use  modestement, 
Ou  plustost  n'use  point  du  dernier  chastiment 
Si  tu  n'y  es  contraint,  mais  te  monstre  severe 
Comme  le  médecin,  où  il  faut  le  cautère. 

Ici  se  doit  garder  la  médiocrité, 
Ici  ne  faut  cercher  los  de  sévérité, 
Pour  les  hommes  punir,  ni  le  nom  de  clémence. 
Pour  pardonner  toujours   contre  son  ordonnance. 
Or  quant  à  la  douceur,  tu  as  pour  t'exciter 
Les  exemples  chez  toy,  que  tu  dois  imiter  : 
Regarde  ton  Ayeul,  ou  regarde  ton  Père, 
Rien  plus  doux  ne  verras  que  leur  règne  prospère. 
Bénin  fut  l'un  et  l'autre,  et  tardif  à  courroux. 
Mais  regarde  ta  Mère  ;  est-il  rien  ni  plus  doux, 
Ni  plus  humain  qu'elle  est?  Elle  pouvoit  n'aguere 
Animer  sa  faveur  d'une  juste  colère, 
Voyant  son  mari  mort;  mais  ell'  non  seulement 


5<(  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE  J.   DU  BELLAY 

Xe    s'est  voulu  venger,   ainsi  volontairement, 
A  pardonné  à  ceux,  dont  la  mortelle  offence 
Eust  provoqué  tout  autre  à  cruelle  vengeance. 
Comme  elle  encor'  ont  fait  ces  deux  frères  Lorrains, 
De   France,   tout  l'appuy,  se  monstrant  si  humains 
Envers  leurs  ennemis.  Les  fuites  et  rapines, 
Les  prisons  et  les  morts,  les  pertes  et  ruines, 
Qu'apporte  un  nouveau  règne  à  son  commencement. 
Nous  n'avons  rien  senti  de  pareil  changement 
Et  du  règne  changé  qui  n'est  peu  de  merveille, 
A  grand'peine  le  bruit  nous  a  touché  l'oreille. 

Sois  donc,  ô  Roy  François,  bénin  au  peuple  tien, 
Apprens  à  servir  Dieu  comme  Roy  très-chrestien, 
Et  de  jeunesse  apprens  avoir  des  tiens  la  cure, 
Car  ces  vertus  prendront  avec  toy  nourriture, 
Et  viendront  peu  à  peu  à  tel  accroissement, 
Que   leur  chef  s'estendra  jusques  au  firmament    : 
Lors  ne  nous  faschera  vivre  sous  la  couronne, 
Qui  ton  chef  jeune  d'ans  maintenant  environne   : 
Et  ne  te  faschera  d'avoir  tels  gouverneurs. 
Par  qui  ton  los  s'esgale  aux  antiques  honneurs. 


FIN    DU    PREMIER    DISCOURS 


AMPLE  DISCOURS  AU  ROY 

SUR    LE    FAIT    DES    QUATRE    ESTATS 

DU   ROYAUME    DE    FRANCE,    COMPOSÉ    PAR   J.    DU   BELLAY, 

GENTILHOMME   ANGEVIN,    PEU   DE    JOURS    AVANT    SON    TRESPAS, 

A    L'IMITATION    D'UN    AUTRE    PLUS    SUCCINCT,     AUPARAVANT 

FAIT   EN   VERS   LATINS  PAR   MESSIRE   MICHEL     DE    L'HOSPITAL 

A    PRESENT    CHANCELIER    DE    FRANCE    ; 

ET  APRES  MIS   EN  FRANÇOIS   PAR  LEDICT  DU  BELLAY. 


A  TRES  ILLUSTRE  PRINCE 

MONSEIGNEUR  LE  REVERENDISS. 

CARDINAL  DE  LORRAINE 


Pour    tesmoigner   de    quelle    volonté 

Je  servirois  ce  grand  Prince,  mon  maistre, 
Si  le  destin,  qui  si  bas  m'a  fait  naistre, 
Par  sa  faveur  pouvoit  estre  donté, 

Après  avoir  humblement  protesté 

De  ce  vouloir,  j'offre  de  la  main  dextre 

Mon  cœur,   mes  vers  j'appends   de  la    senestre 

Aux  pieds  sacrés  de  sa  grand'  Majesté. 

C'est    Monseigneur,    une    humble    remonstrance 
Que  fait  au  Roy  sa  très  loyale  France, 
Qui  loue  Dieu  d'un  Prince  tant  humain, 

Et  qui  se  plaint  comme  fille  à  son  père 

De  tant  de  maux  dont  la  pauvreté  espère 
Le  seul  secours  de  votre  heureuse  main. 


DISCOURS  AU  ROY 

SUR   LE   FAIT   DES  QUATRE  ESTATS 


Sire,    les  Anciens,  entre  tant  d'autres  choses, 
Qui  sont  en  leurs  escrits  divinement  encloses 
Trois  genres  nous  ont  fait  de  tout  gouvernement 
Lesquels  ils  ont  nommez  de  ce  qui  proprement 
Convenoit   à  chacun  ;   le  premier,   populaire, 
Pource  que  tout  passoit  par  les  voix  du  vulgaire   : 
Le  second,    Seigneurie,   où  plus  estoyent  prisez 
Ceux  que  le  peuple  avoit  le  plus  autorisez, 
Le  tiers  ils  ont  nommé  ceste  unique  puissance, 
Par  laquelle  à  un  seul  tous  font  obéissance. 

Ils   nous  ont  de    chacun   l'exemple    proposé 
Et  si  ont  à  chacun  son  contraire  opposé, 
Comme  sa  maladie  et  sa  peste  fatale. 
Mais,  Sire,  de  ces  trois  la  puissance  Royale 
Est  la  plus  accomplie,  et  plus  durable  aussi, 
Comme  venant  de  Dieu,  qu'elle  figure  ici 
Par  sa  triple  unité,  car  la  première  sorte, 
La  seconde  et  la  tierce,  en  un  corps  se  rapporte    : 
Dont  le  Prince  est  le  chef.  Or  si  de  l'unité 
Descrire  je  voulois  la  grand'  divinité 
Et  la  grandeur  des  Rois,  dessus  telle  matière, 
Je  ferois,  comme  on  dit,  une  Iliade  entière. 

je  diray  seulement,  que  comme  on  voit  un  corps 
Sain  et  bien  tempéré  des  nombres,  et  accords. 
Que  tout  corps  doit  avoir,  obéir   à  la  bride 
Du  chef,  qui  çà  et  là  à  son  plaisir  le  guide, 
Comme  un  cheval  donté,  ou  comme  en  pleine  mer 
On  voit  par  un  beau  temps  le  navire  ramer 
Au  gré  ce  son  pilote   :  ainsi  la  France  encore, 
f. -mme  guide  vous   suit,  comme  chef  vous  lion  ire, 
Comme  père  vous  aime,  adore  comme  Dieu, 
Le  grand  Dieu  tout  puissant  dont  vous  tenez  le  lieu. 

Vos  antiques  ayeux,  qui  ont  composé,   Sire, 
Tel  que  vous  le  voyez,  ce  florissant  Empire, 
Comme  de  quatre  humeurs  le  corps  est  composé. 
Et  comme  en  quatre  parts  le  monde  est  divisé. 
En  quatre  l'ont  parti  :  en  populaire  tourbe, 


DISCOURS  AU    ROY 

Qui  le  dos  au  travail  éternellement  courbe 
En  la  Noblesse  née  aux  guerres  et  combats, 
Justice  qui  esteint  les  procez  et  débats, 
Et  le  plus  digne  estât,  qui  ensemble  les  lie 
D'une  saincte  musique,  et  parfaite  harmonie. 

Cestuy-là,  qui  voudroit,  pour  monstrer  cest  accord, 
Dire  qu'il  est  semblable  à  l'accordant  discord 
D'un  luth  bien  accordé,  auroit  par  adventure, 
Desseigné  d'un  tel  corps   la  vive  pourtraicture    : 
Mais  qui  diroit  qu'il  est  semblable   au  corps  humain, 
Aurait  à  ce  pourtraict  mis  la  dernière  main 
Car  comme  au  corps  humain  la  bénigne  nature 
Par  les  membres  départ  sa  propre  nourriture, 
Autant  qu'il  luy  en  faut,  et  ne  permet  que  l'un, 
Sur  l'autre  usurpe  rien  de  l'aliment  commun    : 
Ainsi  le  Prince  doit,  d'une  mesme  prudence, 
Maintenir  ses  estats,  gardant  que  la  substance 
De  l'un  ne  passe  en  l'autre,  à  fin  qu'également 
Le  corps  universel  ait  son  nourrissement    s 
Et  que  pour  estre  trop  l'un  des  membres  énorme, 
L'autre  ne  perde  aussi  sa  naturelle  forme. 

Sire,  vous  aurez  donq'  du  pauvre  peuple  soin, 
Qui  d'estre  soulagé  a  le  plus  de  besoin   : 
Du  peuple  nourricier,  qui  fait  le  mesme  office. 
Que  les  pieds  et  les  mains  le  pénible  exercice 
Desquelles  entretient  tout  le  reste  en  repos, 
Et  fait  qu'il  est  plus  sain,  plus  gaillard,  plus  dispos. 
Sans  luy  rien   ne  seroit  de  plaisant  et  d'aimable, 
Sans  luy,  des  Roys  seroit  la  vie  misérable, 
Sans  luy  la  terre  mère  infertile  seroit, 
Et  marastre  à  ses  fils,  rien  ne  leur  produiroit 
Que  ronces  et  chardons,  avec  le  gland  sauvage, 
Et  l'eau  pure  seroit  nostre  plus  doux  bruvage. 

Par  luy  nous  trafiquons  avecques  l'estranger 
Duquel  nous  recevons,  pour  le  boire  et  manger, 
Les  richesses  et  l'or  dont  votre  France  abonde, 
Comme  estant  de  tous  biens  une  corne  féconde. 

De  luy  vous  recevez  le  tribut  annuel, 
Comme  d'un  vif  surgeon  qui  court  perpétuel, 
Et  jamais  ne  tarit,  pource  que  de  sa  course 
La    terre   toute   mère  est   l'éternelle   source, 
Dont  il  reçoit  l'usure,  et  fidèle  vous  rend, 
Sire,  la  plus  grand'  part  du  profit  qu'il  en  prend. 

Le  noble  vous  fera  à  la  guerre  service, 
Le  juge  exercera  Pestât  de  la  Justice, 
Et  le  Prélat  sera,  comme  soigneux  pasteui, 


61 


02  ŒUVRES   COMPLÈTES  DE  J.    DU  BELLAY 

Du  sainct   trouppeau   de  Christ    fidèle  protecteur. 

Si  la  charrue  cesse,  et  si  la  main  rustique 
Oisive  par  les  champs  au  labeur   ne  s'applique, 
Tout  le  corps  périra  comme  un  grand  bastiment, 
Dont  l'assiette  n'a  point  de  ferme  fondement, 
Lequel  au  premier  heurt  que  l'Aquilon  desserre, 
Avec  horrible  bruit  est  renversé  par  terre. 

Tous  les  autres  labeurs, tant  utiles  soyent-ils, 
Tous  les  arts,  et  mestiers,  avec  tous  leurs  outils, 
Ne  sont  à   comparer  à  ceste  agriculture, 
Qui  seule  par  son  art  commande  à  la  nature   : 
Qui  d'infertile  rend  un  terroy  plantureux, 
Qui  change  la  lambrusque   en   un  sep  plus  heureux, 
Qui  l'arbre  transformé  ente  en  nouvelle  sorte, 
Et  fait  qu'un  autre  fruict  que  le  sien  il  rapporte. 

Qui  tire  du  bestail   mile  commoditez 
Pour  nourrir  les  grands  Roys  et  les  grandes  Citez, 
Qui  nous  donne  le  miel,  qui  fait  voir  la  merveille 
Dont  nature  a  formé  l'industrieuse  abeille, 
Bref  qui  nous  monstre  à  l'ccil  les  miracles  des  Cieux 
Et  par  là  nous  apprend  à  cognoistre  les  Dieux. 

Ceste  noble  science  au  vieux  siècle  honorée 
Des  Princes  et  des   Rois,  n'estoit  pas  ignorée 
Des  bons  pères  Romains  qui  leurs  champs  cultivoyent 
Avec  les  mesmes  mains  dont  n'aguere  ils  avoyent 
Donté  leurs  ennemis   :  tant  ils  estimoyent  estre 
Digne  de   leur  vertu  ceste   vie   champestre, 

Là,  comme  ailleurs  partout,  l'aveugle  ambition, 
L'envie  misérable,   et  la  sédition, 
Sire,  ne  règne  point,   ni  ses  pestes  encore, 
Que  versa  dessus  nous  la  meschante  Pandore. 
Mais  l'antique  vertu  seulement  y  a  lieu, 
La  justice,  la  foy  et  la  crainte  de  Dieu, 
L'industrieux  labeur,  le  soin,  et  la  prudence. 
Et  du  temps  à  venir  la  caute  providence. 

Ce  mesme  esprit  encore  nous  voyons  au  fourmi, 
Ce   prudent  animal   de   paresse   ennemi, 
Qui  amasse  en  Esté  avec  soigneuse  cure 
Ce  qui  doit  en  Hyver  former  sa  nourriture. 
Vous  verriez  par  les  champs,  pour  piller  le  monceau 
Du  bled  nouveau  battu,  marcher  ce  noir  troupeau 
Par  un  sentier  estroit  :   les  uns  vont,   se  retournent 
Les  autres  bastent  ceux  qui  paresseux  séjournent   : 
Ceux-ci  traînent  les  grains  trop  pesans  et  trop  gros, 
Ceux-là  les  vont  poussant  de  l'espaule  et  du  dos. 
Tout  le  chemin  en  fume,  avecq'  tel  exercice 


DISCOURS   AU    ROY  63 

Travaille  le  paysant,  pour  le  commun  service. 

Comme  nature  a  mis  dans  les  mousches  à  miel 
Je  ne  sçay  quel  instinct  qu'elles  tiennent  du  ciel, 
De  travailler  sans  cesse,  et  d'une  main  soigneuse 
Recueillir  sur  les  fleurs  leur  manne  savoureuse  : 
Ainsi  de  son  labeur  le  peuple  nous  nourrit, 
Et  pour  nous  enrichir  luy  mesme  s'appauvrit. 
Come  l'abeille  doncq  vous  le  traitterez,  Sire, 
Ne  lui  ostant  du  tout  et  le  miel  et  la  cire  : 
Mais  pour  l'entretenir  tousjours  en  ce  bon  cœur, 
Luy  ferez  quelque  part  du  fruict  de  son  labeur   : 
Vous  souvenant  qu'Homère  en  l'Iliade  belle 
Le  grand  Agamemnon  pasteur  du  peuple  appelle   : 
Et  que  le  bon  pasteur,  qui  aime  son  troupeau, 
En  doit  prendre  la  laine,  et  luy  laisser  la  peau. 

C'est  le  bien  que  de  vous  le  pauvre  peuple  espère, 
Et  qu'il  esperoit  bien  du  feu  Roy  vostre  père, 
Si  Dieu  lui  eust  preste  la  vie,  et  le  loisir 
De  monstrer  par  effect  ce  pieteux  désir, 
Dont  il  vous  a  chargé  par  loy  testamentaire, 
Vous  donnant  par  la  paix  le  moyen  de  ce  faire. 

Par  la  paix  vous  avez  moyen  de  soulager 
Le  pauvre  peuple,  Sire,  et  de  le  descharger 
Du  faix,  que  sur  le  dos  si  long  tems  il  supporte, 
S'il  vous  plaist  de  reigler  vos  finances  en  sorte 
Que  les  glueuses  mains  ne  puissent  retenir 
Les  deniers  qui  devroyent  en  vos  coffres  venu. 

Si  le  caut  officier  vostre  peuple  ne  grève, 
Si  le  juge  luy  fait  la  Justice  plus  brève, 
Si  vous  le  deschargez  des  daces  et  imposts, 
Que   l'avare  fermier  invente   à  tous  propos    : 
Si  son  dos  n'est  chargé  d'une  nouvelle  crue, 
Si  selon  sa  puissance  un  chacun  contribue, 
Le  fort  portant  le  faible,  et  s'il  n'est  sans  raison 
Par  l'estappe   foulé,  ou  par  la  garnison. 

Si  l'on  garde  au  marchand  son  privilège  antique, 
S'il  a  la  traicte  libre,  et   l'usurier  publique 
De  l'argent  du  François  n'enrichit  l'estranger, 
Et  si  vostre  or  au  plomb  vous  ne  laissez  changer. 

Mais  sur  tout,  s'il  vous  plaist  reégler  vostre  despense 
(Comme  vous  avez  fait)  de  sorte  que  la  France  ' 
Soit  d'autant  soulagée,  et  le  fruit  de  la  paix 
Ne  s'escoule  perdu  en  inutiles  fraiz 
De  masques,  de  banquets,  et  ce  que  l'artifice 
Tire  de  vostre  main,  sous  ombre  de  service. 

Ceste  loy  sumptuaire  à  tous  également 


Ù4  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE  J.    DU  BELLAY 

Profitable  sera  :   mais  principalement 
Au  noble,  qui  par  là  s'efforce  de  paroistre  : 
Comme  si  le  moyen  de  se  faire  cognoistre 
Despendoit  de  l'habit  et  non  de  la  vertu, 
Dans  cest  ordre  sur  tous  doit  estre  revestu. 

Ce  qui  à  l'estranger  donne  plus  de  matière, 
D'estimer  le  François  de  nature  légère, 
C'est  la  variété  de  son  accoustrement, 
Sujet   comme  un   Protee  à  divers  changements. 

Ceste  folle  despense  entre  nous  incognuë 
Du  temps  de  nos  aveux,  est  en  France  venue, 
Depuis  que  le  François  fasché  de  son  plaisir 
À  eu  le  cœur  espoinct  d'un  généreux  désir 
De  se  borner  plus  loin,  et  franchir  la  barrière 
Que  nature  opposoit    à   sa  vertu   guerrière 
Que  pleust  à  Dieu  qu'il  n'eust  appris  de  l'estranger 
Sinon   à  son  langage  ou   sa   robbe  changer, 
Et  qu'il  n'eust  imité  le  soldat   d'Alexandre, 
Que  le  Perse  vainqueur,  pour  esclave  se  rendre 
Des  vices  du  vaincu    :  et  du  Romain  aussi. 
Qui  de  Grégeois  donté  fut  donté  tout  ainsi. 

Par  son  exemple  donq'  nostre  Prince  modeste 
A  mesme  modestie  induira  tout  le  reste 
Des  Princes  et  Seigneurs,   lesquels  façonneront 
Par  leur   exemple   aussi  ceux  qui  moindres  seront. 

Il  n'aura  moindre  soin  de  faire  la  jeunesse 
Exercer  en  sa  court  aux  actes  de  proësse. 
Les  Perses  imitant,  desquels  le  Roy  prenoit 
Les  plus  nobles  enfans,  et  les  entretenoit, 
Les  faisant  exercer  au  mestier  de  la  guerre 
Pour  s'en  servir  après  à  deffendre  sa  terre. 

Lycurgue  le  Spartain  voulant  monstrer  aux  siens 
Que  vaut   la  nourriture,  introduisit   deux  chiens 
D'une  mesme  ventrée,  et  semblable  origine 
L'un  nourri  à  la  chasse  et  l'autre  à  la  suisine. 
Il  leur  fit  apporter  de  la  souppe  à  tous  deux    : 
Soudain  le  chien  veneur  a  sa  souppe  laissée, 
Et  hardi  vers  le  loup  vint  la  teste  baissée  : 
L'autre  poltron,  s'arreste  à  sa  souppe  manger, 
Et  couard  ne  voulut  se  mettre  en  ce  danger, 

Le  Roy  donq'  aura  soin  de  faire  aux  siens  apprendre 
Ce  qui  plus  courageux  aux  armes  les  peut  rendre   : 
Et  ne  permettra  point  que  d'un  sang  moins  hardi 
Le  joug  plus  généreux  devienne  abastardi. 
Car  si  des  bons  chevaux,  et  des  bons  chiens  de  chasse 
Xous  sommes  si  soigneux  de  conserver  la   race, 


DISCOURS   AU  ROY  6„ 

Combien  plus  doit  un  Roy  soigneusement  pourvoir 
A  la  race  qui  est  son  principal  pouvoir  ? 

Le  principal  pouvoir  de  votre  règne     Sire 
Et  le  principal   nerf,   le   Noble  se  peut  dire 
C  est  pourquoy  vos  ayeulx  jadis  luv  ont  donné 
Les  terres  et  les  fiefs,  et  qu'ils  ont  ordonné 
Quil  vivroit  libre,   et  franc  de  la  charge  ordinaire 
Que  porte  sur  son  dos  le  plus  bas  populaire 

Maintenant  cest  estât,   que  nos  antiques  Rois 
Avoyent  auctorisé  par  sur  les  autres  trois 
Est  le  moindre  des  quatre,   et  la  tourbe  civile 
De  noble  la  rendu  souffreteux,  et  servile 

Et  puis  on  s'esbahit  de  ne  voir  aujou'rd'huv 
Le  gendarme  François  ressembler  à  celuy 
Qui  seul  faisoit  trembler  le  reste  de  la  terre 
Et  se  pouvoit  nommer  nourrisson  de  la  guerre 
Tous  les  auteurs  sont  pleins,    tant   Latins  que   Greeeois 
De  la   vertu  Gaulo1Se,  et  gestes  des  François,  *        ' 

Lesque  s  s'ils  eussent  eu,  pour  conserver  leur  gloire 
Le  ridelle  secours  de  quelque  belle  histoire 
Surmonteroyent  tous  ceux  qui  sont  au  plus  haut  prix 
Four  estre  seulement  plus  doctement  escrits 

Or  si,  comme  Ion  dit,  toutes  choses  retiennent 
Le  propre,  et  naturel,  du  lieu  dont  elles  viennent 
Si  le  fort  vient  du  fort,  le  cheval  vigoureux 
Du  cheval,  du  Lyon  le  Lyon  généreux  ■ 
Pourquoi   ne  pouvons-nous,  si   la  race  nous  sommes, 
Et  la  postérité  de  tant  de  vaillans  hommes 
Leur   ressembler  aussi  :  quant  à  Padvis  de  ceux 
Qui  disent  quun  sujet  devient  séditieux 

Quand  il  est  aguerri,  et  sont  d'avis  qu'on  face 

Ce  que  disoit  Cresus,   qui  pour  donter  l'audace 

Des   peuples  Lydiens  prompts  à  se  muniter 

Conseilloit  à  Cyrus,  pour  les  effeminer 

Leur  arracher  des  poings  des  armes  l'exercice 

Et  les  faire  nourrir  à  Fescole  du  vice 

A  la  musique,  au  bal,   aux  festins,  et' au  jeu 

Et  tout  ce  qu'aux  oisifs  apprend  ce  petit  Dieu 

Qu  on  nomme  Cupido  :   la  foy  tant  esprouvee, 

Qu  en  ce  peuple  loyal  vos  pères  ont  trouvée 

Vous  en  doit  asseurer,   aguerrissez-le  doncques 

Sire    et   vous  en   servez,  et    vous  verrez,   adoncques 

Combien  1  ame  et  le  sang  plus  volontiers  despend 

Celuy  qui  sa  patrie  et  son  prince  défend 

Que   l'estranger    soldat,    dont    la  foy  mercenaire 

Combattant  seulement  pour  sa  page  ordinaire. 

Quant  a  vos  chefs  de  guerre  aujourd'huy  tant  cogneus 


66  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

Vous  les  recognoistrez,   s'ils  ne  sont  recogneus, 
Et  vous  servirez  d'eux    :  ayant  tousjours  mémoire 
Qu'Alexandre  parvint  au  comble  de  sa  gloire 
Par   les  vieux  serviteurs  de  son    prédécesseur, 
Qui  de  tout  l'Orient   le  firent  possesseur  :, 
Et  que  ce  jeune  Roy,  dont  la  Françoise  troppe 
Donta  si  bravement   les  murs  de  Parthenope, 
Des  plus  vieux  chefs  de  guerre  alors  estoit  suyvi, 
Dont  son  prédécesseur    avoit  été   servi. 

Sur  cest   endroit  ici   volontiers  je   m'arreste, 
Sçachant   combien    il    est    profitable   et   honneste 
A  un  Roy  tel  que  vous,  qui  voulant  prospérer, 
Sur  toute  chose  doit  la  vertu  révérer, 
La  vertu  que  chacun  s'acquiert  par  nourriture, 
Mais  qui  doit  estre  au  noble  acquise  par  nature. 

Je  mets  le  vieil  soldat,  et  tous  ceux-là  qui  font 
Aux  armes  leur  devoir,  au  rane  de  ceux  qui  sont 
Les  plus  nobles  de  sang  :  car  la  vertu  guerrière 
De  l'antique  noblesse  est  la  source  première  : 
Non  l'image  enfumée,  ou    l'or,    ou   la  faveur, 
Qui  ne  peuvent  donner  les  vrays  tiltres  d'honneur. 

Sire  quant  à  ce  poinct  sans  faire  autre  despense, 
Vous  avez  le  moyen  de  faire  recompense  : 
Au  soldat,  qui  sera  des  armes  dispensé, 
Et  qui  a  mérité  d'estre  recompensé, 
Imitant,   comme  Prince  humain  et   pitoyable, 
Du  peuple  Athénien  la  constance  louable. 

Le  Peuple  Athénien  consacra   les  chevaux 
Qui  avoyent  apporté  les  pierres  et  les  chaux 
Pour  les  temples  des  Dieux,  et   ordonna  qu'ils  eussent 
Du   public  nourriture,  et   qu'exemptez   ils  fussent 
Du  travail.  Vous  pouvez  le  semblable  ordonner, 
Et  vos   pauvres  soldats  à  l'Eglise  donner  : 
Où    leur    vie  sera  pour   le   moins   assignée, 
Et  ne  vous  faudra  point  bastir  un  Prytanee. 

Le  Roy  donc  qui   voudra,   sans  se  mettre  au  danger 
De    la  vénale  foy  du  soldat   estranger, 
Par   son    propre    pouvoir  se  rendre    redoutable, 
Conservera  des   siens  le  courage  indontable, 
Et  l'antique  vertu  :  le  noble  il   gardera, 
Et  en  proye  et  butin  ne  l'abandonnera. 
A   l'avare  usurier,  ny  au  plaideur   tricherre 
Qui  par  mille  moyens  luy  font  perdre  sa  terre. 

Pendant  que  pour  son  Roy  sur  le  champ  ennemi 
Une  mort  honorable  il  va  cherchant  parmi 
Et  le  fer  et  le  feu,  et  couché  sur  la  dure, 
La  faim,  la  soif,  le  chaud,  et  le  froid  il  endure, 


DISCOURS    AU    ROY  67 

Banni  de   sa  maison,   l'usurier  sans  pitié, 
Qui  n'en  aura  payé  à  peine  la  moitié, 
Triomphe  cependant,  et  la  femme  chassée 
Lamente  pour  néant,  car  la  guerre  est  passée. 
O  trois  fois  malheureux,  et  quatre  fois,  çeltty 
A  qui  le  sort  permet  de  retourner  chez  luy, 
Qui  des  chiens  et  corbeaux  n'est  demeuré  la  proye 
A  fin  qu'à  son  retour  le  malheureux  se  voye 
Manger  aux  advocats,   et  mendier   leur  pain 
Sa  femme  et  ses   enfants  qui  crient  à  la  faim  ! 

Nous  voyons  aujourd'huy  trois  sortes  de  noblesse, 
L'une  aux  armes  s'adonne  et  l'autre  s'aparesse 
Caignarde  en  sa  maison  :  l'autre  hante  la  court, 
Et   après  la   faveur  ambitieuse  court. 
Le  guerrier  insolent  veut  quereller  et  battre    : 
Le  casanier  plaideur   par  procez  veut  debatre  : 
Et  le  mignon  de  court,  pour  croislre  sa  maison, 
S'arme  de  sa  faveur  contre  droit  et  raison. 

Imite  doncq  le  Roy  l'exemple  du  bon  père 
Qui  son   affection  également  tempère 
Envers  tous  ses  enfans  :  ne  souffre  le  plus  fort 
Outrager  le  plus  foible,  ou  luy  faire  aucun  tort  : 
Xe   laisse    ruiner  le  pauvre   gentilhomme 
Au  cauteleux  plaideur,   qui  le  mine  et  consomme  : 
Et  à  son  favorit,  par  trop  l'auctoriser, 
Xe  permettre  le  moindre  en  rien  tyranniser. 

Pour  ce  doit-il   surtout  maintenir  la  Justice, 
Comme  celle  qui  tient  chacun  en  son  office, 
Qui  fait  régner  les  Ruys,  qui  leurs  sceptres  soustient 
Et   qui   rend  à  chacun  ce   qui    luy   appartient. 

La  justice  doit  estre  aux  grands  Rois  vénérable 
Comme  celle  qui  sied  au   lieu  plus  honorable, 
Auprès  de  Juppiter  :  et  d'une  juste  main 
Balance  également   les  faits  du  genre  humain. 

En   vain   le  Roy   sera   aux  ennemis   terrible, 
En  vain  sera  le  Roy  aux  armes  invincible  : 
S'il  est  juste,  et  ne  fait   la  justice  garder, 
Les    Dieux  ne   le  voudront  de   bon   œil   regarder, 
Ains  l'abandonneront,  et  feront  héritière 
De   son   sceptre  royal,   une  race   estrangerc. 

Tous  les  livres  sont  pleins,  tant  sacrez  que  gentils, 
D'exemples    infinis   des  Princes,   qui    jadis 
Leurs  sceptres  ont  perdu  par  paresse  et  par  vice, 
Et  sur  tout  pour  n'avoir  honoré   la  justice, 
Pu  temps  de  nos  ayeux,  voire  de  nqstre  temps. 
Sire,  nous  avons  veu  depuis  vingt  ou   trente  ans, 
Cest  estât  révéré  des  Princes,  et   des  Rois, 


68  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

Se  pouvoir   appeller  l'oracle  des    François. 

Si  le  François  vouioit  quelque  guerre  entreprendre, 
L'estoit   là  que  le  Roy  son  conseil  venoit  prendre  : 
S'il    vouloit   taire  paix,  il  y  venoit  aussi. 
Et  en  toute  autre  chose  en  usoit  tout  ainsi, 
L'appel loit  aux  estats,  et  aux  honneurs  de  France 
Et  comme  son  tuteur  l'avoit  en  révérence. 

Tel  honneur  à  bon  droit  le  prince  luy  portoit, 
Car  nul  à  tel  degré  indigne  ne  montoit  : 
L'aveugle  ambition,    et  1  ardente  avarice, 
L'ignorance,   qui   est  de   tous   maux  la  nourrice, 
N'approchoit  point  de  là,  et  la  jeunesse  encor 
N'y  avoit  point  d'accez  par  le  moyen  de  l'or. 

Là-dedans  presidoit    Minerve   avec   sa    suite, 
Comme  elle  vouloit  faire  en   FAreopagite, 
Et    n'y  voyoit  on  moins  de  grave  auctorité, 
Qu'au   vieil   Sénat  Romain    :    moins   de    sévérité, 
Qu  aux  Ephores  spartains,   qu'aux  Druydes  galliques, 
Qu'aux  Mages  Persiens,  ni  qu'aux  Sages  Indiques. 

Si  telle  révérence  on  luy  porte  aujourd'huy, 
Tel  honneur,  tel  respect,  je  m'en  rapporte  à  luy, 
Qui  le  voit,   qui  le  sent,  qui  en  vain  en  souspire 
Et  qui  de  vostre  main  le  prompt  secours,  désire  ! 

De  votre  seule  main  il  attend  le  secours, 
Afin  de  retrancher  les  membres  gros  et  lourds 
Qui  né  luy  font  qu'encombre,  et  les  membres  débiles, 
Arides,    împotens,   et  du  tout  inutiles. 

Non  que  vos  parlemens,  Sire,  ne  soyent  ornez 
De   plusieurs  gens  de  bien,   vertueux  et  bien  nez, 
Lesquels  je  n'entens  point  de  comprendre  en  ce  compte, 
Mais  la  plus  grande  part  la  meilleure  surmonte. 

Combien  que  le  jeune  homme  entende  bien  la  Loy, 
Si  devant  il  n'a  fait  quelque  preuve  de  soy, 
Il  ne  doit  s'ingérer  à  faire  devant  l'aage, 
Ce  qui  requiert  sur  tout  la  pratique  et  l'usage, 
Imitant    l'impudence  et   la  témérité 
.Du  jeune  médecin,  qui  non  exercité, 
De  pratiquer   son   art  ne  fait   point   conscience, 
Et  par  la  mort  d'autruy  fait   son  expérience. 

Le  bon  Jurisconsulte  y  doit  estre  advancé, 
Et  le  Juge,  qui  a  saintement  exercé 
Son  estât,  et  celuy   dont  la  langue  et  la  vie 
Auront  sur  le  barreau  prouvé  la  preud'hommie. 
Tels  personnages,   Sire,  y  seront  suffisans, 
Et  leur  faudra  payer  leurs  gages  tous  les  ans, 
A  fin   qtfhonnestement  leur  estât  ils  maintiennent  : 
Ainsi  ne   faudra  point  qu'avares  ils   deviennent, 


DISCOURS   AU  ROY  69 

Ainsi  l"or  n'y  aura,   ni  la  faveur,  accez, 

Et  ne   sera  besoin  d'espicer   les  procez, 

En  prenant  ce  qu'ils  ont  quelque  couleur  de  prendre, 

Car  ce  que  Ion  achepte  on  peut  bien  le  revendre. 

Aussi  de  son  costé   le  Prince  ne  fera 
Rien  contre  sa  justice,  et  sur  fout  ostera 
Les   abus  qui  se  sont  par  faveurs,  et  surprises, 
Aux  évocations,   et  aux  causes  commises. 
Il  fera  ses  Edicts  garder  de  poinct  en  poinct, 
Et  sans  grande  raison  n'y  contreviendra  point. 
Aux  procez  laissera  leurs  formes  ordinaires 
Et  ne  les  fera  point  juger  par  commissaires. 

De  la  Mercuriale  encor  il  aura  soin, 
S'informera  de  tout,   ores  qu'il    en    soit   loin, 
Afin  de  contenir  chacun  en  son  office, 
Et  s'asserra  souvent  en  son  lict  de  Justice. 

Le  Roy  ddncq'  qui   voudra  remettre  en  son  estât 
Comme  îl  estoit  jadis,  cest  auguste  Sénat, 
A  son  nombre  ancien  faudra  qu'il  le  réduise, 
Et  que  dorénavant  les  plus  vieux  il  élise, 
Et  les  plus  gens  de  bien,  non  ceux  que  la  faveur 
Indignes    a  poussez   à   tel   degré    l'honneur, 
Ou  qui  l'argent  au  poing  eshontez  s'y  présentent, 
Bien  que  d'un  tel  honneur   indignes  ils   se  sentent. 

Cet  Empereur  Romain,  qui  avec  le  surnom 
De  severe,  portoit  dAlexandre  le  nom, 
Avoit  pour  son  conseil  une  trouppe  honorable 
De  îegistes  sçavans,  dont   le  plus  vénérable, 
Et  le  plus  favorit  sur  ce  Papinian, 
Duquel  comme  les  Grecs  de  leur  cheval  Troyan, 
Sont  sortis  tous   ceux-là  qui,   avec  l'éloquence 
Ont  conjoint  le  sçavoir,  qu'on  appelle  prudence. 

Sire,   le  Roy  qui  veut  heureusement  régner. 
Par   de  1  vls   hommes  se  doit  volontiers  gouverner. 
Quand  ils  sont  gens  de  bien  :  et  n'estre  moins  severe 
Que    celuy   qui  fit    seoir  sur  la   peau   de    son  père 
T.c  fils  d'un  mauvais  juge,  envers  l'iniquité 
Des   meschans   qui   auront  tel    loyer  mérité  : 
Se  souvenant  tousjours,   que  la  peur  du  supplice 
Et  l'espoir  du  loyer  nous  contient  un  office. 

Bref,    si  le  Prince  veut  y  faire  son    devoir. 
Il  luy  faut  aux  estats,  non  aux  hommes  pourvoir  : 
Et  ne  faut,  comme  on  dit,  que  l'èsîat  l'homme  honore. 
Mais   l'homme  son  estât,  d'un  pareil  soin  encore, 
En  son   antique  honneur  l'Eglise  il   maintiendra 
Et   comme  très    chrestien,   toujours  se  souviendra 
Qu'il  a  receu  de  Dieu  son  sceptre  et  sa  couronne, 


7<3  ŒUVRES  COMPLETES  DE  J.   DU  BELLAY 

Et  que   c'est  œluy  seul,  qui  les  oste,   et  les  donne, 

Comme  il  veut,  et  qui  seul  peut  faire  d'un  berger 

Un  Roy,  et  sa  houlette  en  sceptre  luy  changer. 

Après  il    réduira  en  mémoire  les  Princes, 

Qui  ont  perdu    jadis    leurs  estats   et  provinces, 

Et  verra  le  mespris   de  la  religion 

Estre  la  seule  source,   et  seule  occasion 

De    leurs    règnes  perdus,  qu'ainsi  soit,  voyez,    Sire, 

Sans  recercher  plus  loin  ny  le  Romain  Empire, 

Ni   l'Empire  des  Grecs,  Testât  du  règne  Anglois, 

LVestat  de   l'Alemagne,   et  de  vostre  Escossois. 

Vous  apprendrez  par  là  combien  est  dangereuse 
Ceste  peste,  et  direz   la  France  très  heureuse, 
Où  ce  mal  n'est  encor'  dans  les  veines  enclos, 
Que  si  vous  le  laissez  pénétrer  jusqu'à  l'os. 
Et  jusqu'à  la  moelle,  en   vain   après,   en  vain, 
Pour   l'arracher  de    là,    vous  y  mettrez  la  main. 

Mais  vous  ne  permettrez   que  ce  mal  envieillisse, 
Et  Dieu  qui  ne  veut  pas  que  telle  peste  glisse 
Plus  avant  dans  les  cœurs,  Sire,  vous  a  donné 
Ce    grand    Prélat   Lorrain,    lequel    semble  estre  né, 
Pour  de  ce  monstre  énorme  estre  le  seul  Alcide, 
Monstre  qui  des    grands  Rois  est  le  seul  homicide. 

Or    ce    monstre    fatal   ne   se    veut   surmonter 
Par  le  feu  seulement,   ni   par    le  fer  donter  : 
Il  veut  estre  donté  par  la  sobriété, 
Par    l'humble    modestie,    et  par   la  chasteté, 
Par   le  devoir   Chrestien,  et  par   la  sainte  vie  : 
Non  par   l'ambition,  l'avarice,  et  l'envie, 
L'orgueil,  la  vanité,   le  vice  desreiglé, 
La   seule  occasion  de  ce  monstre  aveuglé. 

Du  temps  que   la    vertu  que  l'Eglise  ancienne 
Sainte  ne  dedaignoit   la  pauvreté  Chrestienne, 
Elle  estoit  le   miroir  de  toute   pureté, 
De  toutes  bonnes  mœurs,  de  toute  humilité  : 
Maintenant  au  contraire,   on  voit  qu'elle  est  l'exemple, 
Où  toute  volupté   portraicte  se  contemple, 
Ainsi   qu'en  un  tableau  :   et    se  peut  dire   encor' 
Qu'en  ce  corps  politiq'   le   lieu  elle  tient  or' 
Que  tient  au  corps  humain  un  estomac  débile, 
Qui  ne  digère  rien,  qui  au  corps  soit  utile  : 
Mais  tout  cela  qu'il  prend  vomit  soudainement 
Ou  bien  le  convertit  en  mauvais  aliment. 

Tu   te  nommes  Pasteur,   toy  qui  n'as  soin  ni  cure 
De  tes  pauvres  brebis,  ni  de  leur  nourriture, 
Qui  ne  les  vois  jamais,  ou  bien  si   tu  les  vois, 
Qui  n'es  pas  en  un  an  à  grand'peine  deux  fois, 


DISCOURS    AU    ROV 

C'est  par   forme  d'acquit,  ou  pour   tondre  la   laine 

De  ton    pauvre    troupeau,  qui  nourrit  par    sa   peine 

Ta  molle  oysiveté,   ton  vice   et  ton    plaisir, 

Et  pour  rassasier  ton   avare  désir. 

Puis  impudent  tu  fais  tes  plaintes  et  querelles 

De  tant  d'opinions,  et  de  sectes  nouvelles, 

Qui  de  toy  te  dois  plaindre,  et  ta  faute  accuser, 

Xon   pas,  comme  tu  fais,  de  ton  filtre  abuser. 

Si  un    Prince    a  baillé  la  garde  d'une  place 
A    quelque   capitaine    espérant    qu'il   y    face 
Son   devoir,  et  que  là   il  doive  demourer, 
Pour  de  ses  ennemis  sa  frontière  asseurer    : 
Et    qu'ailleurs   cependant,    monsieur   le    capitaine, 
Qui  aime  beaucoup  mieux  le  profit  que  la  peine 
Se    voise    pourmener,    et    que    les    ennemis 
Surprennent  le  chasteatt  en  sa  garde  commis, 
Doit-il  estre  excusé  :  encor'  a  moins  d'excuse 
Le  Prélat  qui  du  nom  de  son  office  abuse, 
Abandonnant    aux    loups    par   paresse    et   mespris 
Le  troupeau  délaisse  qu'en  garde  il  avoit  pris, 
Et  qu'à  Ta  foy  d'autruy  commettre  il  n'a  point  honte 
Luy  qui  au  grand  Pasteur  un  jour  en  rendra  compte 
Jadis  les  bons  Prélats,  qui  du   troupeau  de  Dieu 
Estoyent  les  vrais   pasteurs,   residnyent    sur   le  lieu, 
Cognoissoyent  leurs  brebis,  en  faiSôyeat    'a  revue. 
Et   soigneux   les   gardoyent,    sans    les    perdre    de   veuë. 
Maintenant  leur  demeure  est  à  la  court  des  Rois, 
Où  ils   ont    plus  de   train,  de  chevaux,   et  charrois, 
Que  les  plus  grands  seigneurs,  et  'eurs  tables  friandes 
Surmontent    l'appareil    des    PersiqlleS   viandes. 

Te  ne   parle   de  ceux   qui    sont  de    la  maison 
Du  Roy,   et  qui  d~y  estre  ont  excuse  et  raison  : 
Principalement  ceux  auxquels   le  Prince    ordonne 
Demeurer   assidus  auprès   de  sa  personne, 
Et  qui  sont  du  conseil  :  car  le  devoir  qu'ils  font 
Compense   le  défaut  de  la   charge  qu'ils  oîit. 

Je   parle  de    ceux-là,    que   la   seule   avarice, 
La   seule   ambition,   ou  quelque   plus   grand  vice 
Y  tient  comme  attachez  :  qui  devroyent  se  mirer 
En  ce  Prélat,    qu'assez  je  ne   puis  admirer, 
Ce  tant  digne  Prélat,   qui  combien  qu'il  supporte 
De  France  tout   le  fais   sur  son   espaule  forte, 
Comme  Atlas    fait  le  ciel,   fait   pourtant  le   devoir 
Du  fidèle  Pasteur,  qui  ne  veut  recevoir 
Le   loyer  sans   îa    peine,   et  ne   dédaigne   faire 
Ce  qu'à  grand'peine  fait  le  ministre  ordinaire. 
Preschant,   admonestant,  et  monstfànt  par  effect 


7î 


72  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

D'un  bon  et  vray  prélat  l'exemple  plus  parfaict. 

Facent  doncq'  les  Prélats  le  deu   de  leur  office; 
Réside  chacun  d'eux  dessus  son  bénéfice, 
Comme  en  sa  garnison   soyent  leurs    imitateurs. 
Ceux  qui  sont  sous  leur  charge,  et  les  moindres  pasteurs, 
Comme  font  les  curez,   qui  faisant  bien  leur  charge 
Mériteront  aussi  que  leur   dos  on  descharge 
De  ce  pesant  fardeau  que  porte  le  clergé, 
Dont  le  curé  sur  tous  doit  estre  deschargé, 
Pour  estre  à  son  devoir  plus  léger  et  délivre  : 
Car  qui   sert  à  l'autel,  des  autres   il   doit  vivre. 

La  vigne  du  Seigneur  deffrichee  en  ce  poinct, 
En  lieu  du   bon  raisin   ne  rapportera  point, 
La  lambrusque  sauvage,  et  l'infertile  yvraie 
Ne  dominera  point  sur  la   semence   vraye  : 
La  ronce  pour  la  rose  alors  n'apparoistra, 
Et  pour  le  lis  encor1  le  chardon   ne   croistra. 

Sire,   c'est   le  moyen    d'assommer  ceste   beste, 
A    qui,    s'il   plaist  à   Dieu,    vous    coupperez    la  teste, 
Et  serez  le  premier  son  Hercule   fatal, 
Qui  serez  secondé  de  ce   grand   Cardinal, 
Ainsi  que  d'un  Thesee,    et  des  Princes  de  Guyse, 
Qui    semblent  estre   nez  pour  deffend're   l'Eglise. 

Cependant    que    sa  main   sous  vostre  autorité 
L'Eglise  maintiendra  en    son   intégrité 
Et   qu'aux   autres    prélats  il    sera   seul   exemple 
De  conserver  de  Dieu   l'inviolable   temple, 
Ses   trois   frères    guerriers,  trois    pères  des  soldats, 
Trois  foudres  de  la  guerre,  et  trois  enfants  de  Mars, 
Réduiront  les  mutins  sous  vostre  obéissance, 
Chasseront*  la  discorde  et  leur   sage  vaillance 
Gardera  que  le  mal  maintenant  Escossois, 
En  passant   l'Océan,  ne  devienne  François. 
Plusieurs  bons  chefs  estoyent  au  camp  des  Grecs  gendarmes, 
Les   uns  pour  le  conseil,  les  autres  pour  les  armes  : 
Un   magnanime    Ajax,    un    éloquent    Nestor, 
Un  Teucre   bon   archer,  un  fort    Stenele   encor', 
Un  preux    Idomenee,  un   sage  Pallamede, 
Un  fidèle  Patrocle,   et  vaillant  Diomede, 
Mais  sur  tout  autre   Ulisse  estoit  bon   au  conseil, 
Et  Achille  n'avoit  aux  armes  son  pareil. 
C'estoit  la  fleur  des  Grecs.  Il  n'y  a  Prince  au  monde, 
Sire,    qui    plus  que  vous  en  tels  hommes  abonde, 
Que  ceux  que  j'ay  nommez  :   ne  qui  d'Agamemnon 
Mérite  mieux  que  vous  la  gloire  et  le  renom. 
Mais  de  qui  tous  ceux-là  en   faconde  et  prudence 
A  Charles  est  pareil,  à  François  en  vaillance  ? 


DISCOURS   AU   ROY 

Dont  1  un  est  à  bon  droit  nostre  Laertien. 
L'autre   se  peut  nommer  l'Achille  Guysien. 

Je  me  suis  esgaré,  et  l'affection  forte 
Dehors  de  mon  propos  et  de  moy  me  transporte. 
Doncques,   pour   retourner  à  mon    commencement, 
Le  prince  qui  voudra  régner  heureusement, 
Liera  ces  quatre  estats  d'une  telle  harmonie, 
Que  de  ce  grand  esprit  la  puissance  infinie 
Accorde    l'univers,   et    luy   l'esprit   sera 
Qui  mouvoir  tout  le  corps  également  sera. 

Or,  quant  à  la  noblesse  et  si  grande  et  si  ample, 
Le  Prince  Guysien  luy  servira  d'exemple. 
Là  faut  qu'elle  se  mire,  et  que  suivant  les  pas 
D'un  guide  si  vaillant,  elle  ne  craigne  pas 
D'employer  corps   et   biens,   pour   servir  la   couronne, 
Que    votre   chef   royal    sainctement   environne, 
Luy  qui  à  tel  devoir   le  noble  exercitra, 
De  son  devoir  aussi  le  tesmoin   il   sera, 
Favorisant  ceux-là,  qui  pour  vostre  service 
Se    seront  employez  en   si    digne  exercice, 
Et   qui  mériteront  d'estre   eslevez  au  rang 
De  ceux   qui    ont  esté   prodigues  de  leur  sang, 
Pour  du  fer  et  du  feu  défendre  leur  province. 
Leurs  femmes,  leurs  enfants,  leurs  maisons  et  leur  Prince. 
Le  semblable  sera  pour  ceux  de  son  mestier 
Ce  docte,  vertueux,  et  prudent  Olivier, 
Qui  s'estoit  retiré,  faisant  place  à  l'envie. 
Sa  nef  entière,  au  port  le  plus  seur  de  la  vie    : 
Dont  pour  Te  bien  public   à  vostre   advenement 
Vous    l'avez   révoqué,    faisant    voir    clairement 
Combien  est  grand  en  vous  l'amour   de   vostre    France, 
Le  soin  de  la  justice,   et  quelle  révérence 
Vostre  majesté  porte  à  ceux-là  qui    ont  eu 
Toujours  gravée  au  cœur  l'amour  de  la  vertu. 

Quand   au  troisième   estât  des  autres   le  plus    digne, 
Vous  avez  ce  prélat,  ce  Cardinal   insigne. 
Ce   Charles,    l'ornement    du    collège   Romain, 
En  qui  le  ciel  a  mis  un  esprit  plus  qu'humain, 
Un  plus   qu'humain   sçavoir,    plus   qu'humaine  faconde, 
Pour  vous  faire  par  luy  le  plus  grand  Roy  du  monde. 

Cependant    qu'il   sera   des  pilotes   le    chef. 
Assis   au    gouvernail  de  la  Françoise  nef, 
Ne   croignez  les   rochers,    ni  les  vents   ni   l'orage  : 
Qui  tel  guide  a  choisi,   ne  fait  jamais  naufrage. 

Mais  qui    sera  celuy,   qui    la  garde  prendra 
De  vostre  povre  peuple,  et  qui  le  défendra  ? 
Qui  vous  priera  pour  luy  ?  qui  sera  son  refuge  ? 


73 


74  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.    DU  BELLAY 

Et  de   sa   povreté   !c    favorable    jugé  ? 

Ce  sera  vostre  mère.   Sire,  qui  en  sa  main 

Charitable    prendra  cest   œuvre  tant   humain, 

Imitant  la  bonté    de    ceste   heureuse  Mère, 

Qui  polir  nous  à  son  fils  fait  très  humble  prière, 

Nous  moyenne  la  paix,    et  la  tranqUilité, 

La  santé,  le  beau  temps,  et  la  fertilité.    . 

A  cest  œuvre  si  sâinct  vostre  espousé  loyale 
Employra   sa  pitié  et  sa  vertu   Royale, 
Sa  bonté,  sa  douceur,  où  nature,   et  les  Dieux 
Ont  mis  comme  à  l'envy  tous  lés  trésors  des  cieux. 

Que  plêlist    à    Dieu  qu'ici  je  peusse   mettre   encore 
La  tante  que  le  ciel  de  ses  grâces  honore, 
L'uniqUe   Marguerite  eh  couleur   et    valeur 
Qui  est  de  nôstre  temps  et  la  perle  et  la  fleur. 

Ce   sont    les    protecteurs   du    pauvre    populaire, 
Qui  vous  priant  pour  lûy,  n'auront  beaucoup  à  faire, 
Estant  d'un  naturel    si   débonnaire"  et  doux, 
Et  de  douceur  ayant  tant  d'exemples  chez  vous, 
Vostre   père   sut   tous,    le   plus    humain    et    juste 
Prince  qui   ait  régné  depuis  César  Auguste 
Et  qui  pour  sa   bonté  à  bon    droit  est  nommé 
L'amour  de  tous  estats,  et  le  Roy  bien  aimé. 

S'il   â  gàigné  ce  nom   mesme  parmi  les  armes, 
Vous  qui  n'estes  contraint   pour  frayer  aux  gendarmes, 
De  fouler  Vostre  peuple,    à  plus  forte  raison 
Devez  continuer  ce  tiïtre  en  sa  maison. 

Vous  le  continuerez,  et   au  peuple   GàlliqUe 
Serez   ce  Salnmon,   ce  bon  Roy  pacifique. 
Ce  sage  Salomon,  qui  bastit  au  Seigneur 
Le  Temple  et  qlii  de  Dieu  reçeut  ceste  faveur, 
Non  son  père  David,  ce  pitoyable  office 
Vers  vos  pauvres   sujects,   c'est  le  saint  édifice, 
Que   vous  bastirez,   Sire,  édifice  éternel. 
Qui  vous   fera  vainqueur  de   l'honneur   paternel. 
D'autant  que  plus  l'amour  que  la  force  est  aimable 
Et  qiië  la  paix  est  plus  que  la  gUerre  aggreable. 
Imitant  ce  bon  Roy,  vous  porterez  honneur 
A  vostre  Mère,  Sire,  à  fin  que  le  bon-heur 
Vous  suive  et  que  long  temps  puissiez  jouir  encore 
Du   loyer  de  celuy  qui  përe  et  mère  honore. 

Si  un  grand  Prince  doit  un  grand  Prince  imiter, 
Alexandre  le  Grand  Vous  y  doit  inciter. 
Qui  se  rrionstra  tOUsjOUrs  tant  humble  enVerè  sa  mère, 
Et  ce  bon  Empereur  Alexandre  Severe    : 
Mais  plus  que  tous  ceux-là,  ce  Prince  de  refiôm, 
Ce  grand  Roy,  Vostre  orgueil,   dont  vous  portez  le  nom. 


DISCOURS    AU    ROY 

Ce  mcsrae  nom  encor,  tant  cognu  des  neuf  Muses, 
Et  de  ceux-là  qui  ont  leurs  sciences  infuses, 
Vous  oblige  à  l'amour  des  lettres  et  des  arts, 
S'il  vous  plaist  d'imiter  le  plus  grand  des  Césars, 
Qui  fit  tant  de  fa\eur  au  Mantuan  Virgile, 
Et  cil  qui  tant  prisa  la  trompette  d'Achille. 

S'il  vous  plaist  de  réduire  en  mémoire  les  Rois, 
Qui  ont  plus  gouverné  de  peuple  sous  leurs  loix, 
Sire,  vous  trouverez  que  dessous  leur  Empire 
Ont  plus  fleuri  les  arts,  que  vostre  France  admire 
Sur  toutes  nations.  Je  ne  veux  point  ici 
Vous  alléguer  les  Grecs  ni   les  Romains  aussi, 
Dont  la  docte  faconde  et  le  sçavoir  plus  raie 
Ont  poly  (comme  on  voit)  la  rudesse  barbare. 

Je  vous  allegueray  ce  Charles  seulement, 
Ce  grand  Charles  sans  pair,  ce  Charles,   l'ornement 
De  vos  prédécesseurs,  autheur  de  la  science 
Dont  votre  grand  Paris  a  telle  expérience, 
Que  Ion  voit  aujourd'huy,  Paris  le  nompareil, 
Qui  seul  a  retiré  les  lettres  du  cercueil, 
Et  qui  seul  a  reçu  Minerve  vagabonde, 
Que  l'ignorance  avoit  chassé  par  tout  le  monde. 

Dessous  Charles  il  prit  heureux  commencement, 
Sous  François  il  a  pris  heureux  accroissement   : 
Non  (ce  semble)  fatal,   puisque  nous  avons  ores 
Avec  un  grand  François  un  grand   Charles  encores, 
Des  lettres  protecteur,  qui  tient  auprès  de  vous 
Comme  le  plus  sçavant,  et  plus  humain  de  tous, 
Sire,  le  mesme  lieu,  qu'auprès  d'Auguste  à  Rome 
Tenoit  ce  Mecenas,  dont  encore  Ion  nomme, 
Par  un  tiltre  d'honneur,  tous  ceux  qui  aujourd'huy 
Aux  hommes  de  sçavoir  font  faveur  comme  luy. 

Combien  que  vostre  père  eust  passé  sa  jeunesse 
En  l'escole  de  Mars,  et  qu'en  force  et  addresse 
Il  n'eust  point  son  pareil,  si  est-ce  qu'il  prisoit 
Le  mestier  de  Pallas    et    le  favorisoit, 
Par  un  certain  instinct,  donnant  bien  cognoissance 
Du  lieu,  dont  ce  bon  Roy  avait  pris  sa  naissance. 
Sire,  il  vous  plaira  doncq,  imitant  vos  ayeux, 
Favoriser  les  arts,  qui  vos  faits  glorieux 
Peuvent  perpétuer  mieux  qu'en  marbre,  ou  en  cuyvre, 
Et  qui  vous  peuvent  faire  à  vous-mesme  survivre. 

Quant  aux  autres  vertus  que  doit  avoir  un  Roy, 
Comme  la  pieté,   la  justice  et  la  foy, 
Comme  il  se  doit  garder  du  cauteleux  flatteur, 
Comme  il  doit  repousser  le  calomniateur, 
Le  mocqueur,  le  bouffon,  et  tous  ceux  qui  sous  ombre 
D'utiles  serviteurs,  ne  servent  que  de  nombre, 


75 


y6  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

Comme  il  se  doit  porter  envers  les  autres  Rois, 
Comme  il  doit  conserver  ses  terres,  et  ses  droits, 
Je  n'en  dy  rien  ici.   Quant  à  l'art  militaire, 
Et  à  la  discipline  aujourd'hui  nécessaire, 
Ce  n'est  pas  mon   sujet    :  puis  tant  de  bons  esprits 
Ont  si  bien  cultivé  par  leurs  doctes  escrits 
Ce  champ,  qui  est  assez  de  soy-mesme  fertile, 
Que  mon  labeur  seroit  après  eux  inutile. 

Sire,  bien  que  je  sois,  comme  nouveau  venu, 
De  vostre  majesté  encore  peu  cognu, 
Bien  cogneu  toutefois  du  feu  Roy  vostre  père, 
Et  bien  cogneu  encor  de  vostre  tante,  et  mère, 
J'ay  des  premiers  de  ceux  du  mestier  dont  je  suis, 
Osé  vous  estrener  de  ce  peu  que  je  puis. 
Peu,  si  vous  regardez  l'a  valeur  de  la  chose 
Et  Testât  de  celuy  qui  présenter  vous  l'ose   : 
Mais  beaucoup,  s'il  vous  plaist  par  vostre  grand'bonté 
Estimer  mon  présent  selon  ma  volonté, 
Puisqu'en  vous  le  donnant,  avecques  la  personne, 
De  ce  qui  est  en  moy  le  meilleur  je  vous  donne. 
Et  que  peut-on  donner  ni  meilleur  ni  plus  beau, 
Que  ce  qui  peut  un  nom  arracher  du  tombeau  ? 

Si  nature  m'eust  fait  pour  vous  servir  en  guerre, 
Poursuivre  vostre  court,  ou  en  estrange  terre 
Vous  servir,  comme  ceux  dont  je  porte  le  nom, 
J'eusche  ta'sche,  comme  eux,  d'illustrer  mon  renom, 
En  faisant  mon  devoir   :  mais  puisque  la  fortune 
N'a  voulu  jusqu'ici  mestre  tant  opportune, 
J'employrai  mon  esprit,  ma  plume,  et  mon  labeur, 
Et  tout  ce  que  du  ciel  j'ay  reçu  de  faveur, 
En  l'art  que  les  neuf  Sœurs  m'ont  appris  en  jeunesse, 
Pour  chanter  la  bonté,  la  vertu,  la  prouesse 
De  vous,  de  vostre  père,  et  de  tous  vos  ayeux, 
Dont  le  nom  immortel  est  escrit  dans  les  Cieux. 

Cependant  je  prieray  le  Seigneur,  et  le  maistre 
Des  Prîrîces  et  des  Rois,  Sire,  qu'il  vous  face  estre 
Et  plus  heureux  qu'Auguste,  et  meilleur  que  Trajan, 
Et  que  continuant  ce  bon  heur  d'an  en  an, 
II  accomplisse  en  vous  lheureuse  prophétie 
Que  l'honneur  vous  promet,  avecques  longue  vie, 
De  remettre  l'Eglise   de  sa  captivité. 
Et  Rome  délivrer  de  sa  captivité. 
Les  faicts  de  vostre  ayeul,  et  ceux  de  votre  père, 
Et  le  terme  prefix  à  son  règne  prospéré, 
Se  trouvent  là-dedans,  qui  nous  doit  asseurer 
De  tout  ce  que  de  vous  nous  commande  espérer 
Le  carectere  heureux,  qui   vostre  nom  figure, 
Qui  vous  puisse  estre,  Sire,  un  bien  heureux  augure. 


:hJli\".  9*1 


TRADUCTIONS 
DEUX  LIVRES  DE  L'ENEIDE 

DE  VIRGILE 
LE  QUATRIÈME  ET  SIXIÈME 


AU  SEIGNEUR  /AN  DE  MOREL 
Ambrunois ,  gentilhomme  ordinaire  de  la  maison  de  la  Royne 

Je  n'avoy  jamais  expérimenté  la  douceur  des  bonnes  lettres  (cher  amy 
Morel)  sinon  depuis  que  la  fortune  m'a  voulu  préparer  tant  de  cala- 
mitez  que  je  ne  seray  jamais  las  de  remercier  celuy,  qui  m'a  donné  la 
grâce  de  les  pouvoié  supporter  jusques  icy.  Je  ne  diray,  par  quelle 
diversité  de  malheurs  s'est  jouée  de  moy  cette  cruelle  arbitre  des  choses 
humaines :comme  celuy  qui  n'ignore  telles  complaintes  estre  aussi  usitées: 
comme  les  occasions  en  sont  ordinaires.  Je  diray  seulement,  que  parmy 
tant  de  malheurs  (contre  lesquels  je  ne  sens  ma  raison  si  forte  qu'elle 
m'eust  peu  armer  de  suffisante  patience)  le  non  moins  honneste  que 
plaisant  exercice  poétique  m'a  donné  tant  de  consolation,  que  je  ne  puis 
encore  me  repentir  d'y  avoir  perdu  une  partie  de  mes  jeunes  ans.  Ce 
qui  fait  que  je  porte  moins  d'envie  à  la  félicité  de  ceux,  qui  pour  des- 
tourner le  cours  de  leurs  fascheries,  ou  n'ayans  (peut-estre)  autre  occu- 
pation, passent  le  temps  en  je  ne  sçay  quels  exercices,  dont  pour  le 
mieux  ils  ne  peuvent  recueillir,  qu'un  bref  plaisir  suivy  d'un  longue 
repentance. 

Voilà  toute  la  gloire  que  pour  cette  heuée  je  pretens  donner  à  la  poésie: 
à  fin  que  je  ne  soy'veu  trop  haut  louer  l'artifice  où  j'ay  employé  une 
portion  de  mon  industrie.  Vray  est  que  n'ignorant  combien  le  champ 
de  poésie  est  infertile,  et  peu  fidèle  à  son  laboureur,  auquel  le  plus 
souvent  il  ne  rapporte  que.  ronces,  et  espines,  j'avoy  occasion  de  n'y 
despendre  mon  labeur,  si  après  la  gloire  de  celuy,  qui  départ  ses  grâces 
où  bon  luv  semble,  et  ne  les  veut  estie  inutiles,  je  me  fusse  proposé 
autre  fin,  que  l 'honneste  contentement  de  mon  esprit,  accompagné  d"un 
je  ne  sçay  quel  désir  (je  n'auray  honte  de  confesser  mon  ambition  en 
cest  endroit)  de  tesmoigner    à  la  postérité  que  j'ay  quelquefois,  et  non 


78  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

du  tout  ocieusement,  vescu.  Je  me  laisseroy  encor'  abuser  d'une  si  douce 
folie,  que  de  penser,  mes  petits  ouvrages  avoir  trouvé  quelque  faveur  en 
l'endroit  de  ceux,  dont  le  jugement  a  bien  ceste  autorité  de  donner  (s'il 
faut  ainsi  parler)  droit  d'immortalité  à  mes  labeurs.  Je  diroy  d'avan- 
tage, que  ce  m'est  une  des  moindres  félicitez,  dont  les  hommes  se  puis- 
sent vanter,    que  d'avoir  peu  en   quelque   libéral  exercice  faire  chose 
aggreable  aux  Princes.  Et  quand  la  conscience  dé  mon  peu  de  mérite 
m'auroit    du   tout  retranché    l'espérance  d'un    si  grand  bien,   si  est-ce 
(cher  amy)  que  pour  le  droit  de  nostre  amitié  je  prendray  ceste  har- 
diesse de  me  glorifier  (en  ton  endroit  seulement)  d'avoir  quelquefois  par 
la  lecture  de  mes  escripts  donné  plaisir  aux  yeux  clair-voyans  de  cette 
tant  rare  perle,  et  royale  fleur  des   Princesses,   l'unique  "Marguerite 
de  notre  aage  :  au  divin  esprit  de  laquelle  est  par  moy,  des  longtemps 
consacré  tout  ce  qui  pourra  jamais  sortir  de  mon  industrie.  Ce  sont  les 
principales  raisons,  qui  m'ont  donné  courage  de  continuer  jusques  ici 
en  l'étude  des  choses  que  j'ay  suivies,  non  tant  de  ma  propre  élection, 
que  pour  ne  laisser  mon  esprit  languir  en  oisiveté  :  lequel  je  sentoy  (à 
mon  géand  regret)  assez  mal  préparé  à  l'estude  des  lettres  plus  sévères. 
C'est  pourquoy  les  moindres  occupations  que  me  puissent  présenter  mes 
affaires  domestiques,  me  retirent  facilement  de  ce  doux   labeur,   jadis 
seul  enchantement  de  mes  ennuis  :  et  qui  maintenant  de  jour  en  jour  se 
refroidit   en    moy   par  l'injure  de  ceste   importune,    qui   m'ayant  desjà 
par  une  infinité  de  malheurs  privé  de  toute  autre  consolation,  tasche 
encor'  de  m'arrascher  des  mains  ce  seul  plaisir,  demeuré  le  dernier  de 
moy,  comme  l'espérance  en  la  boiste  de  Pandore.  A  l'occasion  de  quoy 
ne  sentant  plus  la  première  ardeur  de  cest  Enthousiasme,  qui  me  faisoit 
librement  courir  par  la  carrière  de  mes  inventions,   je  me  suis  converty 
à  retracer  lés  pas  des  anciens,  exercice  de  plus  ennuyeux  labeur,  que 
d'allégresse  d'esprit    ;  comme  celuy,   qui  pour  me  donner   du  tout   en 
proye  au  soin  de  mes  affaires,  tasche  peu  à  peu  à  me  retirer  du  doux 
estude   poétique.    Toutefois   pour    n'abandonner   si   tost   le  plaisir,   qui 
durant  mes  infortunes  m'a   tousjours    pourveu  de  si   souverain  remède, 
je  veux  bien  encor'  donner  à  nostre  langue  quelques  miens  ouvrages,  qui 
seront  (comme  je  pense)  les  derniers  fruicts  de  nostre  jardin,  non  du  tout 
si  savoureux,  que  les  premiers,  mais  (]>eut-estre)  de  meilleure  garde.  Et 
à  fin  que  le  tout  puisse  rencontrer  quelque  plus  grande  faveur,  je  eom- 
meneerav,   non  par  œuvres  de  mon  invention,    mais  par  la  translation 
du  Quatriesme   livre   de  l'Eneïde,   qu'il  n'est  besoin   de  recommander 
d'avantage,  puis  que  sur  le  front  elle  porte  le  nom  de  Virgile.  Je  diroy 
seulement   qu'œuvre  ne  se  trouve  en  quelque  langue  que  ce  soit  où  les 
passions  amoureuses  sovent  plus  vivement  dépeintes,  qu'en  la  personne 
•  le  Did'on.   Parquoy  si  un  poème,  pour  estre  plaisant  et  profitable,  doit 
contenter  les  lecteurs  de  bon  esprit,  je  crois  que  cestuy-ci  ne  leur  devra 


LETTRE    A    JAN    DE    MOREI.  79 

pas  desplaire.  Quant  à  la  translation,  il  ne  faut  point,  que  je  me  prépare 
d'excuses  en  l'endroit  de  ceux  qui  entendent  et  la  peine,  et  les  loix  de 
traduire,  et  combien  il  serait  malaisé  d'exprimer  tout  seulement  l'ombre 
de  son  auteur,  principalement  en  une  œuvre  poétique,  qui  voudroit  par 
tout  rendre  période  pour  période,  epithete  pour  epithete,  nom  propre  pour 
nom  propre  ;  et  finalement  dire  ni  plus  ni  moins,  et  non  autrement  que 
celuy  qui  a  escrit  de  son  propre  stile,  ndn  forcé  de  demeurer  entre  les 
bornes  de  l'intention  d'autruy.  Il  me  semble,  veu  la  contrainte  de  la 
rime,  et  la  différence  de  la  propriété,  et  structure  d'une  langue  à  l'autre, 
que  le  translateur  n'a  point  mal  fait  son  devoir,  qui  sans  corrompre  le 
sens  de  son  auteur,  ce  qu'il  n'a  peu  rendre  d'assez  bonne  grâce  en  un 
endroit,  s'efforce  de  le  recompenser  en  l'autre.  Si  j'ay  essavé  dé  faire 
le  semblable,  je  m'en  rapporte  aux  bénins  lecteurs,  non  que  je  me  vante 
(je  ne  suis  tant  impudent)  d'avoir  en  cest  endroit  contrefait  au  naturel 
les  vrais  lineamens  de  Virgile;  mais  quand  je  dïroy,  que  je  m'en  suis 
du  tout  si  eslongné,  qu'au  port  et  à  l'accoust rement  de  cest  estranger 
naturalisé,  il  ne  soit  facile  de  éecognoistre  le  lieu  de  sa  nativité  :  je 
croy  que  les  équitables  oreilles  n'en  devront  estre  offensées.  Et  si  je 
cognoy  que  ce  mien  labeur  soit  aggreable  aux  lecteurs,  je  mettray 
peine  (si  mes  affaires  m'en  donnent  le  loisir)  de  leur  faire  bientost  voir 
le  sixiesme  de  ce  mesrne  auteur  :  car  je  n'en  ay  pour  ceste  heure  entrepris 
l'entière  version  que  tous  studieux  de  nostre  langue  doyvent  souhaitter 
d'une  si  docte  main  que  celle  de  Louys  des  Mazures,  dont  la  fidèle,  et 
diligente  traduction  du  premier  et  second  livre,  m'ont  donné  et  désir 
et  espérance  du  reste.  Je  n'ay  pas  oublié  ce  que  autrefois  j'ay  dit  des 
translations  poétiques  :  mais  je  ne  suis  si  jalousement  amoureux  de  mes 
premiert-s  appréhensions  que  j'aye  honte  de  les  changer  quelquefois,  à 
l'exemple  de  tant  d'excellents  autheurs,  dont  l'authorité  nous  doit  oster 
ceste  opiniastre  opinion  de  vouloir  tousjours  persister  en  ses  advis,  prin- 
cipalement en  matières  de  lettres.  Quant  à  moy  je  ne  suis  pas  stoïque 
jusque*  là.  C'est  encor'  la  raison,  qui  m'a  fait  si  peu  curieusement 
regarder  à  l'orthographie,  que  je  n'eusse  laissée  à  la  discrétion  de  l'im- 
primeur, si  je  n'eusse  préféré  l'usage  public  à  ma  particulière  opinion, 
qui  n'a  telle  authorité  en  mon  endroit  que  pour  si  peu  de  chose  je  me 
veuille  déclarer  partial,  et  convoiteux  de  choses  nouvelles.  Si  quelqu'un 
se  fasche,  que  j'aye  le  plus  souvent  retranché  l's  aux  premières  per- 
sonnes, et  en  quelques  mots,  qui  pour  la  continuelle  et  longue  suite  des 
concurrentes,  semblent  un  peu  durs  à  l'oreille,  quand  j'entendray  telle 
observation  desplaire  aux  lecteurs,  je  prendray  raison  en  payement,  et 
ne  seray  point  hérétique  en  mes  opinions.  J'en  di  autant  de  quelques 
mots  composés  comme  pie-sonnant,  porte-loix,  porte-ciel  et  autres,  que 
j'ai  forgez  sur  les  vocables  Latins,  comme  cerve  pour  biche  :  combien 
que  cerve  ne  soit  usité  en  termes  dé  vénerie,  mais  assez  cogneu  de  nos 


80  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.    DU  BELLAY 

vieux  Romans.  C'est  pourquoy  ne  voulant  tousjours  contraindre  l'escri- 
ture  du  commun  usage  de  parler,  je  ne  crains  d'usurper  quelquefois  en 
mes  vers  certains  mots  et  locutions  dont  ailleurs  je  ne  voudroy  user,  et 
ne  pourroy  sans  affection  et  mauvaise  grâce.    Pour  ceste  mesme  raison, 
j'ay  usé  de  galees  pour  galleres  ;  endementiers,   pour  en  cependant  ; 
isnel  pour  léger;  carrollant,  pour  dansant    :  et   autres  dont  l'antiquité 
(suivant  l'exemple  de  mon  autheur  Virgile)  me  semble  donner  quelque 
majesté  aux  vers,  principalement  en  un  long  poème,  pourven  toutesfois 
que  l'usage  n'en  soit  immodéré.   Je  retourne  à  la  translation  du  qua- 
trième de  l'Eneïde,  que  j'ay  encor'  adjousté  un  Epigramme  d'Ausone, 
déclarant  la  vérité  de  l'histoire  de  Didon,  pour  ce  qu'il  me  semblait  ini- 
que,: de  renouveller  l'injure  qu'elle  a  receuë  par  Virgile,  sans  luy  réparer 
son  honneur,  parce  qu'autres  ont  escrit  à  sa  louange.  Quant  aux  œuvres 
de  mon  invention,  je  ne  les  estimoy  dignes  de  se  montrer  au  jour,  pour 
comparaistre  devant  ses  divins  esprits  Tolosains,  Masconnois,  et  autres: 
sentant  mon  stile  tellement  refroidi,  et  altéré  de  sa  première  forme,  que 
je  commence  moy-mesme  à  le  decognoîstre  :  mais  voyant  quelques  miens 
escrits  par  une  infinité  de  copies  tellement  dépravez,  que  je  ne  les  pou- 
voy  ni   devois  laisser  plus  longuement  en  tel  estât,   j'ay  bien  voulu  en 
recueillir  une  partie  des  moins  mal  faits,   attendant  l'entière  édition  de 
tous  les  autres,  que  j'ay  délibéré  (à  fin  de  ne  mesler  les  choses  sacrées 
avec  les  prophanes)  disposer  en  meilleur  ordre  que  devant,  les  compre- 
nant chacun  selon  son  argument  sous  les  tiltres  de  Lyre  chrestienne,  et 
Lyre  prophane.    Cependant  ceux-ci  marcheront  les  premiers  :   pour   la 
protection   desquels,    je  ne   les  veux   dédier  à   plus   ambitieuse   faveur, 
qu'à  l'heureuse  mémoire  de  nostre  immortelle  amitié,  instituée  premiè- 
rement par  quelque  bonne  opinion,   que  tu  as  voulu  prendre  de  moy  : 
et  depuis  entretenus  par  l'admiration  de  ta  vertu,  prudence,  et  doctrine, 
qui  me  contraignent  (toutes  les  fois  que  je  contemple  la   philosophique 
et  vrayement  chrestienne  œconomie  de  ta  maison)  estimer  ta  fortune  heu- 
reuse, qui  y  a  ponrveu  d'une  femme  si  entièrement  conforme  à  la  per- 
fection de  ton  esprit  :  et  d'un  tel  ami,  que  ceste  incomparable  lumière 
des  loix,  et  des  lettres  plus  douces,   M.  Michel  de  l'Hospital  dont  les 
singulières  vertus  louées  de  toute  la  France  et  particulièrement  admirées 
de  toy,  et  de  tous  ceux  qui  sont  si  heureux  que  de  luy  estre  familiers, 
seroyent  par  moy  plus  laborieusement  descrites,  si  je  leur  pouvoy  don- 
ner  quelque   grâce    après    l'inimitable   main    de   ce    Pindare    François 
Pierre  de  Ronsard,   nostre  commun  anii:  des  labeurs  (si  l'Appollon  de 
France  est  prospère  à  ses  enfantemens)  nostre  poësie  doit  espérer  je  ne 
sçay  quoy  plus  grand  que  l'Iliade. 


SUR  LES  TRANSLATIONS 
ET  AUTRES  ŒUVRES  POETIQUES 
DE  J.  DU  BELLAY,  ANGEVIN 


SONNET 
DE  JAN  DE  MOREL,  AMBRUNOIS 


Comme  Von  voit  l'abeille  industrieuse 

Aux  champs  d'Hybla  succer  de  mainte  fleur 
Uemmiellee,  et  céleste  liqueur, 

Dont  nous  sucerons  Vamertume  odieuse  : 

Telle  est  aussi  la  Muse  ingénieuse 

Du  doux-utile  Angevin  translateur, 
Qui  ses  thresors  tirez  de  mainct  auteur 
Nous  jette  ici  d'une  main  -plantureuse. 

Heureux  présent  des  Dieux!  heureuse  année, 
Qu'à  du  Bellay  la  lyre  fut  donnée! 
Soit  pour  le  fruict,  soit  pour  le  rcsjouyr. 

O  plus  heureuse  encor'  la  France  toute, 
Et  Vestranger  qui  tout  ravi  Vescoute, 
Esmerveillé  de  toute  voix  ouyr. 


EPIGRAMME 
DU  TRANSLATEUR 


On  voit  plus  d'un  moqueur  Enee 
Et  plus  d'une  fole  Didon, 
Couvert  le  feu  de  Cupidon, 
dessous  les  cendres  d'hymenee. 


P^^^Pf1!^!^^!^^ 


LE    QUATRIÈME   LIVRE 
DE  L'ENÉIDE  DE  VIRGILE 


LA  FIN  DU  TROISIEME  LIVRE 

Ainsi  Enee,  un  chacun  Vescoutant, 

Alloit  des  Dieux  les  destins  racontant  : 
Finablement,  silence   il  s'imposa, 
Et  faisant  fin,  ici  se   reposa. 

Mais  cependant  la  Royne  jà  blessée 
D'un  gref  souci,  nourrit  en  sa  pensée 
Ce  qui  la  blesse,  et  sent  dedans  ses  veines 
L'aveugle  feu  des  amoureuses  peines. 
Mainte  valeur,  mainte  Troyenne  gloire, 
Court,  et  recourt  en  sa  prompte  mémoire. 
La  face  aimée,  et  le  parler  aussi, 
Sont  engravez  en  son  triste  souci  : 
Et  ne  permet  son  penser  ennuyeux 
Le  doux  sommeil  couler  dedans  ses  yeux. 

Jà  de  Phœbus  la  lampe  retournée 
Nous  esclairoit  la  seconde  journée, 
Et  jà  parloit  du  céleste  séjour 
L'humide  nuict,  fuyant  l'aube  du  jour, 
Lors  qu'à  sa  sœur  tesmoin  de  ses  secrets 
Ceste  insensée  ainsi  fait  ses  regrets  : 

Anne,  ma  sœur,  helas   dont  me   surviennent 
Tant  de  songers  qui  douteuse  me  tiennent  ? 
Qui  est  cest  hoste  et  nouvel  estranger, 
Qui  s'est  venu  en  nos  palais  loger? 
Quel  port  il  a  !  ô  que  son  hardi  cœur 
Monstre  qu'il    est  un  brave  bel'Jiqueur  ! 
Certes  je  croy  (et  ma  foy  n'est  point  vaine) 
Que  telle  race  est  des  Dieux  la  prochaine. 
La  peur  descouvre  un  cœur  abastardi. 
O  que  cestuy  d'un  courage  hardi 
A  traversé  d'estranges  destinées    ! 
O  qu'il  chantoit  de  guerres  terminées    ! 

Si  je  n'avois  fiché  dans  mon  courage 


84  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU   BELLAY 

De  ne  me  joindre  à  nul  par  mariage, 

Depuis  le  temps  que  la  mort  m'a  deceuë 

De  l'amitié  en  moy  premier  conceuë  : 

Si  je  n'avoy  oublié  tout  désir 

De  retenter  des  nopces  de  plaisir, 

Ma  volonté  (possible  ores  peu  caute) 

M'eust  fait  tomber  sous  ceste  seule  faute. 

Jà  ne  te  soit  mon  courage  caché, 

Anne,   depuis  que  mon  povre  Siché 

Souilla  nos  Dieux  par  l'homicide  main, 

De  ce  cruel  nostre  frère  germain, 

Et  seul  ici  a  fleschi  ma  pensée, 

Et  seul  ici  mon  ame  balancée 

A  esbranlé    :  je  recognoy  les  pas 

Du  premier   feu  de  mes  jeunes  appas. 

Mais  dessous  moy  plus  tost  la  terre  fonde 
Pour   m'engloutir  dedans   la  nuict  profonde 
Au  plus  obscur  de  l'enfer  odieux, 
Plus  tôt  le  Roy  des  hommes  et  des  Dieux 
Darde   le  feu  de   ses  flesches   puissantes 
Pour  m'abismer  aux  ombres  pallissantes, 
Que  je  te  blesse  ou  que  par  amour  foie, 
A  mon  honneur,  tes  saincts  droits  je  viole. 

Celuy  premier,  qui  de  moy  s'accointa, 
Avec  sa  mort  mes  amours  emporta. 
Luy  seul  les  ait,  et  luy  seul  ait  la  cure 
De  les  garder  sous  mesme  sépulture 
Ainsi  parla,  et  ses  pleurs  qui  coulèrent 
Soudainement  sa  poitrine  mouillèrent. 

Anne  respond   :  O  Sœur,  qui  m'es  plus  chère 
Que  du  beau  jour  la  plaisante  lumière, 
Voudrois-tu  bien  d'un  éternel  veuvage 
User  ainsi  la  fleur  de  ton  jeune  âge  ? 
Et  ne  gonfler  d'amour  les  appetis, 
Ny  la  douceur  de  tes  enfans  petis   ? 
Crois-tu  un  tas  d'ombres  ensevelies 
Avoir  souci  de  ces  douces  folies    ? 

Et  soit  ainsi  que  ta   fresche  douleur 
D'aucuns  maris  n'ait  prisé  la  valeur, 
Ou  soit  d'Iarbe,  à  qui  tu  fis  sentir 
Ton  fier  desdain  en  Lybie,  et  en  Tyr, 
Ou  soit  de  ceux  que  l'Aphricain  bonheur, 
Tient  eslevez  en  triomphe  et  honneur   : 
Veux-tu  encor  demeurer  obstinée 
Contre  l'amour  en  ton  cœur  si  bien  née    ? 
Songes-tu  point  en  quelle  nation 
Tu  as  esleti  ton  habitation   ? 


LE    QUATRIÈME    LIVRE    DE    l'ÉNÉIDE   DE    VIRGILE  85 

De  ce  costé,    Getulie    indomtable 

Le  fier  Numide,  et   Syrte  inhospitable    : 

De  cestuy-là  la  grand'plaine  altérée 

Des  Barceans,  te  rend  mal  asseuree. 

Et  que    diray    des   menaces   cruelles 

De  nostre  frère,  et  des  guerres  nouvelles, 

Qui  dedans  Tyr  s'eslevent  contre  toy    ! 

Certes  la  main  des  Dieux,  comme  je  croy, 

Avecq'  Junon,,  ont  sur  les  rives  tiennes 

Guidé  le  cours  des  noirres  Troyennes. 
Quelle  cité  tu  verras  se  dresser, 

O  chère  Sœur,  quel  règne  se  hausser 

Sous  tel   mari    !  combien  sous  telles  armes 

Ta  nation  sera  brave  aux  alarmes  ! 

Tant  seulement  offre  aux  Dieux  sacrifice, 

Et  à  ceux-ci  par  hospital  office 

De   s'arrester  brasse  l'occasion, 

En  ce  pendant  que  l'humide  Orion 

Trouble  la  mer  et  le  ciel  mal  traictable, 

Choquant  les  nerfs  d'un  bruit  espouvantab'ev 
Par  ces  propos,  du  courage  enflammé 

Elle  a  plus  fort  le   désir  allumé  : 

Elle   asseura   la   pensée  douteuse, 

Et  deslia  la  chasteté  honteuse. 

Premièrement  des  temples  consacrez 
Vont  visiter  les  destours  plus  secrets, 
Et  requérir  à  l'entour  des  autels 
La  sainte  paix  des  bénins  immortels. 
Puis,  en  suivant  les  façons  usitées, 
Brebis  d'eslite  ell'  ont  esgorgetées  : 
Sacrifiant  à  l'honneur  de  ces  trois, 
Bâche,  Apollon  et  Cere  porte-loix, 
Junon   sur  tous,   qui    les    nopces  maintient. 
Didon  la  belle  en  sa  dextre  soustient 
Une  grand'  couppe  et  la  liqueur  espanche 
Droit  sur  le  front  d'une  génisse  blanche 
Ores  des    Dieux   les   autels  elle   adore, 
Et   de   presens  chacun  jour  les  honore  : 
Ores  béant  aux  poitrines  sanglantes, 
Regarde  au  fond  des  entrailles  saillantes. 

Mais,  ô  l'abus  des  ignorans  devins, 
Las,  qu'ont   servi   tant  de    temples  divins, 
Et  tant  de  vœux  à  ceste  furieuse  ? 
En  ce  pendant  la   flamme  doucereuse 
Ronge  ses  os  et  la  ployé  insensée 
Secrettement  est  vive   en  sa   pensée. 

La  malheureuse,  ardente  et  furibonde 


86  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.    DU   BELLAY 

Court  par  la  ville  errante  et  vagabonde, 
Telle  qu'on  voit  dans  les  forests  de  Crète, 
Par  le  long  coup  d'une  flesche  secrette, 
La  pauvre  cerve  éviter  le  berger, 
Qui  l'a  blessée:  alors  d'un  pié  léger 
Lancée  au  cours  d'une  fuite  diverse 
Les  Dictëans  buissons  elle  traverse, 
Et   les  forests,  mais  la  mortelle  pointe 
Luy  est  au  flanc  éternellement  joincte. 
Ores,   on  voit,  ainsi  que  forcenée, 
Par   la   cité  avec    son  cher    Ence 
Se  pourmener  l'amoureuse  Didon, 
Qui  de  sa  ville,  et  de  l'or  de  Sidon 
Fait  grande  monstre,  et  de  parler  s'appreste, 
Puis  au  milieu  de  son  parler  s'arreste. 
Ores   au  soir  ell'  tente  les  moyens 
D'ouyr  cncor'  les  longs  erreurs  Troyens, 
Folle,  qu'elp  est    :   et  sur  la  mesme  couche 
Du  racontant  pend  encor'   à   la   bouche 

Puis  quand   chacun  départ,  et  qu'à  son   tour 
L'obscurité  vient  embrunir  le  jour, 
Et  que  les  feux,  qui  d'en  haut  précipitent, 
De  tous  costez  au  sommeil  nous  incitent, 
En   son  palais,  solitaire  et  faschee, 
Dessus  son   lict   désert  elle  est  couchée: 
Elle  oit  et  voit,  et  tousjours  se  présente 
L'ami  absent   duquel  elle  est  absente  : 
Où    elle  tient   Ascaignc   qu'elle  embrasse, 
Et  baise  en  luy  de  son  père  la  grâce, 
Se  parforçant  de  tromper  en  ce  poinct 
Le  fol  désir  de  l'amour  qui  la  poinct. 

Plus   vers   le   ciel   les   tour  cncommcncces 
Ne   vont   montant  ;   les    armes   sont   laissées 
De  la  jeunesse    :  et  les   ports   et    rampais 
Abandonnez,    montrent  de   toutes   pars 
Le   peu   de   soin  des  futures  batailles: 
L'œuvre    imparfait   des   superbes   murailles 
Et  des  palais  le  front   audacieux 
Ne  tasche  plus  de  s'égaler  aux  cicux. 
Mais  tout  soudain  que  la  campagne  chère 
De  cestuy-là,  qui  des  Dieux  est  le  père, 
Voit  forcener  telle  peste  enflammée 
En  ceste-ci,  et  que  la  renommée 
Ne  peut  garder,  que  la  fureur  ne  donte 
T. 'effort   premier  de  sa  publique  honte. 
De  luy  aider   un  désir  la  pressa, 
Et  par  tels  mots  à  Venus   s'adressa  : 


LE    QUATRIÈME    LIVRE    DE    l'ÉNÉIDE   DE    VIRGILE  #7 

Vrayment  et  toy  et  ton   gentil  enfant 
Avez  acquis  un  butin  triomphant. 
D'avoir  tous  deux  (ô  divinité  haute) 
Ainsi  trompé    une  femme  peu  caute. 

J'entends  assez  que  pour  ton  fils  soigneuse, 
Tu  as  été  contre  nous  soupçonneuse, 
Et  tu  crains  qu'il  ne  reçoive  outrage 
Entre  les  murs  de  ma  fiere  Carthage. 
Mais  quelle  fin  prendra  ceste  querelle  ? 
Pourquoy   plus  tost  d'une    paix  éternelle 
N'exercons-nous  un  vassage    asseuré  ? 
Tu  as  cela,  que  tant  as  désiré    : 
Didon  se  brusle,  et  de  son  mal  enclos 
Jà  la  fureur  luy  saccage  les  os. 
Gouvernons  donc  cestuy  peuple  en  commun, 
Et  faisons  tant  que  des  deux  ne  soit  qu'un  : 
Soit    affermie  à  un   Phrygien    Prince, 
Avec  Didon  sa  dotale  province. 

Venus  respond  (sentant  bien  de  Junon 
Le  franc  parler  qui  ne  tendoit  sinon 
A  destourner   le  sceptre  d'Italie, 
Futur  vainqueur  d'Afrique  et  de  Lybie) 
Qui  est  le  fol  si  ardent  de  combattre 
Qui  aimast   mieux  par  querelle  débattre 
Avecques  toy,  que  t'accorder  ces  choses  ? 
Pourveu  aussi,  que  ce  que  tu  proposes 
Soit  gouverné  par  la  fortune  humaine  ; 
Mais  les  destins  me  rendent  incertaine 
Si  Jupiter  veut  qu'une  ville  assemble 
Les  Tyriens  et  les  Troyens  ensemble: 
Et  qu'un  accord  de  commune  alliance 
Mesle  ces  deux  en  longue  patience. 
Toy  son   épouse,   essaye  par    prière 
A  le  fléchir    :  va,  marche  la  première    ; 
Je   te  suyvrai.   Junon  réplique    ainsi  : 

Je  prends  sur  moy  tout  ce  labeur  ici. 
Or,  maintenant  quels  moyens  faut  tenir, 
Pour  à  ce  poinct  de  nopces  parvenir, 
Si  tu  le  veux  entendre  promptement, 
Escoute  moy,  je  te  diray  comment. 
Ton  fils  Enee  et  ceste  pauvre  lasse 
N'aguere  ont  fait  entreprise  de  chasse, 
Délibérez  avec  tout  l'appareil, 
Partir  demain  des  le  premier   soleil. 
Lors  sur  le  poinct  des  plus  secrets  apprests, 
Et  qu'on  fera  l'enceinte  des  forests, 
Je  verseray  dessus  eux  une  nuë 


88  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.    DU   BELLAY 

Grosse  de  pluye  et  de  gresle  menue, 
Et  par   la  voix  d'un  éclatant  tonnerre, 
Feroy  trembler   tout   le  ciel,   et   la  terre. 
De  toutes  parts  ayant  un  si  grand  bruit, 
Chacun  fuira  couvert  d'obscure  nuict. 
Moy  qui  présente  à  la  fuite  seray 
Sous  un  mesme  antre,  alors  j'addresseray 
Avec  Didon  le  Troyen  Capitaine   : 
Et  si  tu  es  de  volonté  certaine 
En  mon  endroit  d'amour  bien  ordonnée 
Je  les  joindray  sous  les  loix  d'Hymenee. 
Venus  alors,  d'un  signe  sans  mot  dire 
La  ruse  approuve  et  s'en  prend  à  sourire. 

Endementiers   l'Aurore  se  levoit 
De  l'Océan,  et  avec  elle  on  voit 
Sortir  aux  champs  les  plus  délibérez, 
Larges  espieus,  toiles,  panthes  de  retz, 
Meutes1  de  chiens,    piqueurs  Massiliens 
Marchent  espais.    Les   Seigneurs  Libyens 
Devant    sa  porte  attendent   la   Princesse, 
Qui  se  levoit  d'une  lente  paresse. 
Couvert  de  pourpre  et  d'or  à  l'advenant, 
Se  tient  debout  le  hardi  pié-sonnant, 
Qui  fait  le  brave,  et  de  sa  bouche  humide 
Masche  le  frein  de  l'escumeuse  bride. 
Finablement  elle   marche  dehors 
A  grande  fuite,  ayant  autour  du  corps 
Le  riche  honneur  d'un  manteau  Tyrien 
Ouvré  en  rond  à  poinct  Sydonien, 
La  trousse  au  col,  et  ses  cheveux  déliez 
Autour  du  chef  mignardement  liez 
D'un  nœud  doré  :  sa  robbe  purpuree 
Se   retroussoit   d'une  agraffe  dorée. 

Les  Phrygiens,    et    le  gaillard  Ascaigne 
Fort  bravement  marchent  par  la  campaigne: 
Enee  aussi,  qui  tous  autres  efface, 
Se  joint  à  eux  compagnon  de  la  chasse. 
Tel  qu'Apollon  au  regard  se  présente, 
Lorsqu'il  départ  de  Lycie  et  de  Xante, 
Pour  visiter  sa  Dele  maternelle. 
A  son  retour  le  bal  se  renouvelle, 
Et  à  l'entour  des  autels,    qui   sont  ceints 
Du  chœur  sacré,  les  Agathyrses  peincts 
Vont  carrolant  par  frémissantes  troppes 
Entremeslez  de   Crêtes  et   Dryopes. 

Luy,  sur  le  haut  du  couppeau  Cynthien 
Marche  à  long  pas,  et   d'un  doré  lien 


LE   QUATRIÈME   LIVRE    DE    L' ENÉIDE  DE    VIRGILE  89 

Pressant  son  chef,  de  rameaux  nouveletz, 
Noue  à  l'entour  ses  cheveux  crepelez 
Qui  mollement  contreval  s'abandonnent. 
Ses  traicts   aussi   sur  ses  espaules  sonnent: 
Non   moins  que  luy  gaillard    marchoit    Enee, 
Tel   est  le  port  de  sa  grâce  bien  née. 

Puis,  quand  ont  fut  hors  des  larges  campagnes, 
Sur  le  plus  haut  des  ombreuses  montagnes, 
Et  au  plus  creux  des  forests  mal  voyees 
Voici  tomber  les  bisches  desvoyees 
Par  les  rochers,  courant  deçà_,  delà  : 
D'autre  costé  par  les  champs  se  mesla 
Des  cerfs  légers  la  grand'  bande  peureuse, 
Laissant  les  monts  d'une  fuite  poudreuse. 

Le  gay  Ascaigne  au  plein  de  la  valee 
Son  fier  cheval  pique   à  bride   avallee, 
Et  peu  rusé  au  mestier  de  la  chasse 
Ores  ceux-ci  et  ores  ceux-là  passe    : 
Désirant  fort  un  escumeux  Ranger 
Par  les  troppeaux  timides  se  ranger. 
Ou  contre  luy  descendre  en  rugissant 
L'aspre    fureur  d'un    lyon  blondissant. 

Pendant,  le  ciel  en  murmurant  se  mesle 
De  tourbillons,  et  de  pluye  et  de  gresle  : 
Les  Tyriens  et  Troyens  esgarez 
Ascaigne  aussi,   par  la  peur  séparez 
Vont  au  couvert  ;  et  des  croppes  hautaines 
Les  fiers   torrents   s'eslancent    par   les  plaines 
Et  sur  ce  point  mesme  caverne  assemble 
Didon  la  belle,   et  le  Troyen  ensemble. 

Premièrement   la   terre  nourricière 
Donna  le  signe  et  Junon  la  Nossiere    : 
Des  feux  aussi  l'infortuné  présage 
Se  monstre  en   l'air  coupable   du   nossage    : 
Et  des  sommets  mainte  Nymphe  estonnee 
Par  hurlement  a  chanté  l'Hymenee. 

Ce  jour  premier  fut  la  cause  et  le  chef, 
Et  de  la  mort,   et  de  tout  le  meschef    : 
Car  jà    Didon   de  son  honneur  tombée, 
Ne   songe  plus  une  amour  desrobee    : 
Plus  ne  luy  chaut  de  ce  que  l'on  dit  d'elle  : 
Ce  qu'elle  a    fait,  mariage   elle  appelle, 
Et  pense  bien  que  ce  nouveau   péché 
Dessous  tel  nom  soit  finement   caché. 

Soudainement    la    viste   Renommée 
Par  les   citez   de  Libye  est  semée    : 
La  Renommée  à   l'aile  vagabonde, 


90  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.    DU   BELLAY 

Le  plus  prompt  mal  qui  soit  en  tout  le  monde, 
Et  dont  le  cours  au  partir  faible  et  lent, 
Au    cheminer    se    fait    plus   violent. 

A    sa  naissance  elle  est   craintive  et  basse, 
Puis  tout  soudain  reprend  cœur  et  audace, 
Marche  sur  terre,  et  fiere  devenue, 
Cache  son  front  en  l'obscur  de  la  nue. 

La  Terre  mère  asprement  courroucée 
Contre  les  Dieux,  après  la  mort  de  Cce 
L'un  de  ses  fils,  et  d'Encelade  aussi 
(Comme  Ion  dit)   enfant   a  ceste-ci, 
Qui  court  léger,  et  vole  encore  mieux  : 
Monstre  superbe,  horrible,    et    tout   plein    d'yeux. 
Yeux  qui  jamais   de   veiller  ne   se  faschent 
Dessous  autant  de  plumes  qui  les  cachent    : 
Avec   autant  de  bouches  et  de    langues, 
Cest    importun   babille    ses  harangues 
Et  dresse  encof    (ô   estranges   merveilles) 
De   tous   costez   pareil   nombre   d'oreilles. 

Toute  la  nuict  diversement  il  erre 
Parmy  le  ciel,  et  l'ombre  de  la  terre. 
Sifflant  de  l'aile,    et  son  voler   dispos 
Ne  sent  jamais  la  douceur  du  repos, 
Durant  le  jour,   sur   les  toicts  il   se  plante, 
Ou  sur  les  tours   :  adonc  il   espouvante 
Les  grand's  citez,  et   d'affermer  essaye 
Autant  le  faux,  que  la  parole  vraye. 

Ce   monstre  alors  par  le  peuple   chantoit 
Ce    questoit    fait,    et   ce    que   fait   n'estoit    : 
Estre  venu  de  Troyenne  lignée 
Nouvellement  je  ne  scay  quel   Enee, 
Que  pour  mary  a  bien  daigné  choisir 
Didon  la  belle    :  et  que  d'un  long  plaisir 
Passent   l'hyver    aux   presens  qu'amour  donne, 
Sans  avoir  soing  de  sceptre  ny  couronne. 

Ceste  vilaine  en  tous   ceux  qu'elle  attouche, 
Espand  ainsi  le  venin  de  sa  bouche    : 
Puis  vers  le  prince  Iarbe  se  retire, 
Et  allumant    son  cœur  d'une  grand   ire, 
Emmoncela   dedans  sa   fantaisie 
Mille   fureurs  d'ardente  jalousie. 

Cestuy-ci  né  de  la  race  Ammonide, 
Qui  efforça  une  Garamantide, 
Avoit  basti   en   cent    provinces   amples 
A  Jupiter  cent  autels  et  cent  temples    : 
Luy  consacrant  le  feu,  qui  jour  et  nuict 
Devant   les    Dieux   éternellement   luit    : 


LE   QUATRIEME    LIVRE    DE    L  ENEIDE  DE    VIRGILE  <?I 

Du  sang  aussi  qui  des  bestes  issoit, 
Le  gras  pavé  du  temple  rougissoit  : 
Et  fut  encor  en  plus  de  cent  couleurs 
Le   soir  couvert  de  chapelets  de   fleurs. 

Luy  donc  esmeu  d'une  fureur  mortelle 
Pour  le  rapport   de    si  triste  nouvelle, 
Par  les  autels   des   Dieux,  qu'on  va  priant, 
A  Jupiter  s'alloit  humiliant, 
Les  yeux  au  ciel,  et  à  mains  renversées 
Avoit  ainsi   ses   plaintes  addressees    : 

O   tout-puissant  !    ô    Dieu  que  la   gent  More 
Sur  les  Ucts  peints  dévotement  adore    : 
En   repaissant,   et  te   sacrant   l'honneur 
Des  saincts  presens,  dont  Bacche  est  le  donneur    1 
Voy-tu  cecy,  ô  Père  ?  ou  si  tes  mains 
Sont  pour  néant  la  crainte  des  humains  ? 
Donques  en  vain  nos  courages  s'estonnent 
Des   feux  secrets,   qui   par    les  nues  tonnent? 

Une  estrangere  entre   nous  abordée, 
Qui  de  nouveau  une  ville  a  fondée 
A  petit  pris   :  à  laquelle  en  servage 
Avons    donné   le   sablonneux   rivage 
A  labourer  :  et  qui  prent   accroissance 
Dessous  les   loix  de  nostre  obéissance, 
Nous  a  laissez,  pour  se  donner  en  proye, 
Entre  les  bras  du  fugitif  de  Troye, 
Et  maintenant  jouist  de   nostre  bien 
Ce  beau  Paris,  ce  mitre   Phrygien, 
Tout  parfumé  entre  ces  demis-hommes   : 
Nous  cependant,  qui   aux   prières  sommes, 
Te  présentons  les  mains  d'offrandes  pleines, 
Et  nous  paissons  de   ces    louanges  vaines. 

Priant  ainsi,   Jupiter  l'entendit, 
Et  tout   fasché  son  regard   estendit 
Sur  la  cité,  où  ces   amans   vivoyent, 
Qui   leur  bon  bruit    en   oubly  mis   avoyent, 
Adonc  Mercure  à  soy  venir  il  mande, 
Et  par  tels  mots  son  plaisir  luy  commande    : 

Va  mon   fils,   va,    esbranle    tes   aisselles, 
Huche  les  vents,  coule  dessus   tes  ailes, 
Et  parle  ainsi  au  Duc  Dardanien, 
Qui  enfermé  du  mur  Sydonien, 
Ne  songe  plus,  ny  à  ses  destinées, 
Ny  aux  cités  pour  luy  déterminées. 

Ce  ne  sont  pas  les  propos  de  Venus 
Que  son  cher  fils  m'a  naguère  tenus, 
Et  pour  ceci  ne  l'a  sauvé  des   armes, 


(}2  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.    DU   BELLAY 

Jà  par  deux  fois,  entre  les  Grecs  gendarmes   : 
Ains  m'asseuroit,   qu'en  Italique  terre, 
Grosse   d'Empire,  et   superbe  à  la    guerre, 
Du  sang  Troyen  le  nom  replanteroit 
Qui  sous   ses   loix  le  monde   rangeroit. 

S'il  a  du  tout  chassé  de  sa  mémoire 
Si  riche  espoir,  et  si  pour  telle  gloire 
Ne  daigne  plus   faire  entreprise  nulle, 
Pourquoy  est-il   envieux  sur  Iule, 
Qui   doit  jetter   aux  Italiques    plaines 
Le  fondement  des  fortresses  Romaines  ? 
Qu'entreprent-il  ou  espère  parmy 
Ge  peuple  ici,    qui   lui    est   ennemy  ? 
N'a  il   plus    soin  des  champs    Laviniens, 
Ny  de  l'honneur  de  ses   Ausoniens  ? 
Or  sus  qu'il  voise  à  son  premier  désir, 
Et  nage  tost,  car  c  est  nostre  plaisir. 

Il   avoit  dict    :  et  le  Dieu  messager 
Soudainement  fut  prompt  à  desloger. 
Il  noue  aux  pieds    ses  riches  talonnieres, 
Qui  par  le  vent  de  leurs  plumes  légères 
Le  vont  portant  à  course  vagabonde 
Plus  tost  sur  terre,  et  plus  tost  dessus  l'onde. 
11   prend  sa  verge    :   et  ceste  verge  est  celle 
Dont  ici  haut  les  ombres  il  appelle 
Des  tristes  lieux,  ou  bien  les  y  convoyé   : 
Avecques  elle  en  nos  yeux  il  envoyé 
Ores  le   somme,  et  ores  le  resveil, 
Ores  les  clost  d'un  éternel  sommeil  : 
Par  elle  encor  chasse  vents  et  orages 
Et    à   son   gré  traverse   les  nuages. 

Ainsi  en   poinct,    ce  messager    ailé 
En  peu  de  temps  a  tellement  volé, 
Qu'il  voit  d'Atlas  les  hauts  fllancs,  et  le  feste 
A  qui  le  ciel  repose  sur  la  teste   : 
Le    dur  Atlas   de    pins    environné, 
Et  dont   le  chef    sans  cesse  couronné 
D'obscurs  brouillars,  est  agité  souvent 
De  tourbillons,   et  de  pluye  et  de  vent. 
De   neige  aussi    ses  espaules    se    cachent    : 
De  son  menton  les  fiers  torrents  se  laschent 
Sur  sa  poitrine    :   et  d'une  humeur   glacée 
Sa  rube  barbe   est  toujours  hérissée. 

Droit  au  sommet   du  Mauritanien 
Se  va  percher  l'ailé  Cyllenien, 
Et  puis  de   là  par   grande  violence 
La  teste  en  bas   sur   les  ondes    s'eslance    : 


LE   QUATRIÈME    LIVRE    DE    L 'ENÉIDE  DE    VIRGILE  93 

Tel  que  l'oiseau,  qui  d'ailes  marinières, 
Nage  à  l'entour  des  roches  poissonnières, 
Raze  la  mer  et  d'un  tour  et  retour 
Va  ba'-volant  des  rives  tout  autour. 

Non  autrement  ce  mesager  isnel 
Abandonnant   son    ayeul   maternel, 
Entre  deux  airs   à  basses  ailes  fend 
Des  Lybiens  les  sablons,  et  le  vent. 

Incontinent  que  d'une  ailée  plante 
Sur  le  sommet  des  loges  il  se  plante. 
Il  voit  Enee  ententif  à  l'ouvrage, 
Et  des  maisons,  et  des  tours  de  Carthage. 
Son  cymeterre  en  arc  se  fléchissant 
Fut  esmaillé  de  jaspe  jaunissant, 
Et  son  manteau  qui  du  col  devalloit 
De  pourpre  esleu  par  tout  estincelloit, 
Pourpre  de  Tyr,  que  d'une  main  non  chiche 
Avait  ouvré  cette  Princesse  riche 
Pour  son  Enee,  et  si  avoit  encor 
Entretissu  les  toiles  de  fin  or. 

Lors,  dit  Mercure,  ainsi  donc  désormais 
Le  fondement  de  Carthage  tu  mets   : 
Ainsi  te  plaist   par  la  main  du  maçon 
Elabourer  d'une  exquise  façon, 
Ta  belle  ville,  ô  nouveau  marié, 
Qui  as  l'honneur  de  ton  règne  oublié. 
Mais  cestuy-là  qui  des  Dieux  est  le  père, 
Dont  !e  pouvoir  ciel  et  terre  tempère, 
M'a   commandé    descendre    promptemcnt, 
Et  t'apporter  par  l'air   ce  mandement  ! 
Que  songes-tu  ?  Ou  sur  quelle  espérance 
Fais-tu  icy  tant  longue  demeurance? 

Si  pour  l'honneur  de  tant  de  belles  choses, 
Si  pour  ton  nom  entreprendre  tu  n'oses 
Aucun  labeur,  au  moins  que  ta  mémoire 
Regarde  Iulle  et  sa  naissante   gloire, 
Dont  les  neveux  seront  de  main  en  main 
Chefs  d'Italie  et  du  peuple  Romain. 
Ainsi  disant,    à  mi-parler  s'enfuit 
Et  comme  vent  en  l'air  s'évanouit. 

Mais  le  Troyen   tremblant  à   ceste  fois 
D'un  tel  regard  perdit  courage  et  voix, 
De  grand  horreur  son  poil  se  hérissa 
Et  son  gosier  sa  parole  pressa. 
Il  est  ardent  de  s'en  fuir  grande  erre 
Et  de  laisser  ceste  tant  douce  terre  : 
Car  son  esprit  s'estonne  grandement 


q4  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.    DU   BELLAY 

D'avoir  ouy  si  haut  commandement. 

Helas  comment,  ou  par  quelle  finesse 
Osera  il  aborder   la  Princesse 
En  sa  fureur?  Comment  pourra  sa  langue 
Se  desplier  à  sa  triste  harangue   : 
Deçà,  delà  son  penser  agité 
Est  d'une  part,  et  de  l'autre  incité 
Diversement!  et  va  d'un  léger  cours 
Par  mille  advis  et  par  mille  discours. 
Finablement  ses  balancez  esprits 
A  ce  conseil,  pour  le  mieux  se   sont  pris. 

Soudainement,  il    appelle  Meneste, 
Le  fort  Cloante,  et  encore  Sergeste  : 
Leur  commanda   les  vaisseaux  apprester, 
Les  compaignons  sur  le  port  arrester, 
Cou  vertement  trousser  tout  le  voyage, 
Et  de  tenir  secret  le  navigage. 

Luy,  cependant  que  la  Princesse  humaine 
De  ses  amours  se  tiendra  plus  certaine, 
Tentera  l'heure,  et  le  temps  plus  dispos, 
Pour  entamer  un  si  triste  propos 
Ainsi    commande,    et  eux,  qui    furent    prests, 
Joyeusement  dressent  tous  leurs  apprests. 

Mais  la  Princesse  (et  qui  peut  décevoir 
Un  cœur  aimant)  alla  soudain  prévoir 
Toute  la  ruse,  et  première  s'avise 
Subtilement  du  fait  de  l'entreprise. 
Du  plus  certain  elle  est  toujours  douteuse, 
Rien  ne  l'asseure  :  et  la  famé  impiteuse 
Luy  va  conter  que  la  fuite  se  dresse. 

La  Royne  adonq'  que  la  fureur  oppresse, 
Pauvre  d'esprit,  s'en  va  courant  les  rues 
Telle  qu'on  voit  les  Thyades  esmeuës 
Lorsque  le  jour  de  Bacche  on  renouvelle, 
Et  que  de  nuict  Citheron  les     appelle. 
Finalement  Enee  ell'  devança, 
Et  par  tels  mots  ses  plaintes  commença   : 

O  desloyal  !   as-tu  bien  projette 
En  ton  esprit  si  grand'  méchanceté, 
Que  de  vouloir  d'une  parjure  foy 
Subtilement  te  desrobber  de  moy  ? 
Donq'  ny  l'amour,  ny  la  dextre  donnée 
Ny  ta  Didon  à  la  mort  condamnée 
Ne  t'ont  esmeu?  mesmes  tu  veux  parmi 
Les  Aquilons  et  sous  l'astre  ennemi 
Hausser  la  voile.  Et  quoy?  homme  léger, 
Si  une  terre,  et   un  peuple   estranger 


LE   QUATRIEME    LIVRE    DE    L  ENEIDE   DE    VIRGILE  95 

Tu  ne  cherchois,  et  si  l'antique  Troye 

Des  Grecs  soldats  n'eust  point  esté  la  proye, 

Troye  pourtant  seroit-elle  cherchée 

Parmi  les  flots  d'une  mer  si  faschee  ? 

Me  fuis-tu  donq  ?  par  ces  pleurs,  et  ta  dextre, 

(Puis  qu'autre  chose  en  moy  plus  ne  peut  estre) 

Par  nostre  Hymen  et  si  quelque  plaisir 

Contenta  onq'  ton  amoureux  désir, 

Regarde,  helas,  ceste  pauvre  maison    : 

Et  si  vers  toy  encor'  est  de  saison 

Quelque  prier,  je  te  prie  et  supplie, 

Que  ton  esprit  ceste  pensée  oublie. 

Pour  toy  je  fuis  aux  Libyques  provinces 
Faite  hayneuse  et  aux  Nomades  princes    : 
Pour  toy  aussi  le  Tyrien    m'honore 
Moins  que  devant    :  et  pour  toy-mesme  encore 
Est  aboly  cest  honneur  et  ce  nom, 
Qui  esgaloit  aux  astres  mon  renom, 
Helas  à  qui,  pour  me  donner  confort, 
Me  laisses-tu  si  proche  de  la  mort  ? 
O  l'hoste  mien,  puis  que  ta  vaine  foy 
Ne  m'a  laissé  quelque  autre  nom  de  toy, 
Quattens-je  plus  ?  que  mon  cruel  Germain 
Ceste  cité  saccage  de  sa  main  ? 
Ou  que  je  sois  en  triomphe  ravie  ? 
Au  prince  Iarbe  esclave  et  asservie? 
Si  j'eusse  au  moins  de  toy  quelque  lignée 
Avant  ta  fuite  :  et  qu'un  petit  Enee 
Joiiast  à  moy,  dont  seulement  la  grâce 
Me  rapportast  quelques  traits  de  ta  face, 
Vraymenl  encor'  du  tout  en  ma  pensée 
Je  ne  serois  captive,  ni  laissée. 

Elle  avoit   dit:  mais  luy  epoinçonné 
Du  mandement  par  Juppiter  donné, 
Regardoit  ferme,    et   domter  srefforçoit 
Secrettement    le    mal,    qui    le    pressoit. 
Finalement,   sa  response  fut  telle 
En  peu  de  mots    :  O  Royne  tu  es  celle 
Dont  tant  de  biens  que  tu  m'as  ramentus 
Jamais  de  moy  ne  pourront  estre  teus  : 
De  moy  par  qui  la  mémoire  d'Elize 
En  nonchaloir  ne  se  verra  point  mise, 
Tant  que  mon  cœur  de  moy  se  souviendra, 
Et  que  mon  ame  en  mon  corps  se  tiendra, 
Tant  seulement  un  peu  je  parleray 
De  ce  qui  s'offre.  Oncques  je  n'esperay 
Par  une  fuite  eschapper  hors  d'ici, 


q6  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU   BELLAY 

Et  ne  faut  point  que  tu  la  nomme  ainsi. 
De  mariage  onq'  propos  n"ay  tenu, 
Et  pour  cela  ne  suis-je  ici  venu. 

Si  les  destins  vouloyent   qu'à  mon  plaisir 
Je  puisse  vivre  et  suivre  mon  desir3 
J'habiterois  la  ville  où  sont  enclos 
De  mes  ayeux  les  cendres  et  les  os    : 
Du  Roy  Priam,  la  demeure  superbe 
N'eust  demeuré  si  longuement  sous  l'herbe, 
Et,  eusse   encor  aux  vaincus  Phrygiens 
Rédifié  les  Pergames  Troyens. 

Mais  Appollon  Grynéan  me  commande 
De  faire  voile  en  l'Italie  grande  : 
C'est  son  oracle,  et  le  fort  Lycien 
Veut  que  j'abborde  au  port  Ausonien   : 
Voilà  mon  bien,  voilà  mon  héritage. 

Si  tant  te  plaist  la  cité  de  Carthage, 
Bien  qu'elle  soit  en   terre  Lybienne, 
Et  que  tu  sois  de  gent  Phénicienne, 
Dea  que  te  chaut,  si  par  nous  est  unie 
Au  sang  Troyen  la  race  dAusonie  ? 
On  ne  doit  pas  donques  nous   reprocher 
Si  nous  voulons  terre  estrange  chercher. 
Toutes  les  fois  que  la  nuict  froide  et  sombre 
Ce  bas  séjour  couvre  d'une  obscure  ombre, 
Toutes  les  fois  que  les  astres  bruslans 
Jettent  sur  nous  les  yeux  estincelans    : 
L'esprit  troublé  de  mon  cher  père  Anchise 

En  mon  dormant  haste  mon  entreprise. 
Ascagne  aussi,   que  je  prive  d'Itale, 
Son   vray  domaine  et  p'rovince  fatale, 
Me  touche  au  cœur  et  toujours  m'admoneste 
L'affection  d'une   si  rhere  teste. 

Naguère  encore  le  truchement  des  cieux 
Transmis  vers  moy  par  le  père  des  Dieux, 
(Et  l'un  et  l'autre  à  tesmoin  j'en  appelle) 
M'en  a  par  l'air  apporté  la  nouvelle 
Jusques  ici  :   sa  mesme  déité, 
Lorsqu'il  entra  dedans  ceste  cité, 
Visiblement  à  mes  yeux  se  monstra 
Et  sa  parolle  en  mon   oreille  entra. 
Or  cesse  donq'  par  si  fort  lamenter 
De  toy  et  moy  ensemble  tourmenter. 
Pour  mon  plaisir  certes  je   ne  desplie 
La  voile  au  vent,  à  suivre  l'Italie. 

Parlant  ainsi,  elle  qui  de  travers 
Le  souguignoit   d'un  pensement  divers 


LE    QUATRIÈME    LIVRE    DE    L  ENEIDE    DE    VIRGILE  97 

Tourne  sur  luy  ses  yeux  deçà  delà, 
Puis  en  fureur  finalement  parla: 

Tu  n'es  point  né  d'une  déesse  mère, 
Quiconques  fois,  et  Dardan  le   grand-pere 
Onques  ne  fut  de  ton  lignage  auteur, 
O   desloyal,  et  parjure  menteur  ! 
Mais  bien  Caucaze  en  quelque  roche  dure, 
A  qui  tu  es  semblable  de  nature, 
T'a  engendré  :  et  croy  que  ta  jeunesse 
Suçça  le  laict  d'une  hyrcane  tygresse. 

Que  fein-je  plus    ?  ou  qu'elle  plus  grand  chose 
Demeure    encor'    en  ma   pensée   enclose  ? 
Voyez  s'il  a  gémi  de  vostre  dueil, 
Voyez  s'il  a  seulement  fléchi  l'œil, 
S'il  a  pleuré,   ou   s'il    a  pris  pitié 
De  la  fureur  d'une  telle  amitié. 
Que  doy-je  donq1  eslirc  pour  le  mieux? 
Desja,  desja  de  pitoyables  yeux 
Ne  daisgnes  plus  considérer  ceci 
Junon   la   grand'   ny   Juppiter   aussi. 

La  foy   n'est  plus  en  ce  monde   asseuree. 
Dedans  mon  port,  ô  pauvre  malheuree, 
Je  l'ai  receu  errant  et  misérable, 
Luy  faisant  part  de  mon  sceptre  honorable  ; 
Je  l'ay  logé,  et  du   péril  des  eaux 
J'ay  garenti  ses  hommes  et  vaisseaux. 
O  la  fureur  d'une  bruslante  rage, 
Qui  maintenant  transporte  mon  courage    ! 
Voici  les  forts,  voici  Phœbus  l'augure, 
Voici   après  l'ambassadeur  Mercure, 
Qui  parmi  l'air   apporte  à  ceste   fois 
De  Juppiter  Tespouvantable  voix. 
Donques    les    Dieux    volontiers    ont    besoin 
De  ce  labeur  c'est  volontiers  le  soin 
Qui  de  leur  aise  empesche  le  repos: 
Va,  je  ne  veux  destourner  ton  propos: 
Suy  l'Italie,  et  par  flots  et  dangers 
Cherche  l'honneur  des  règnes  estrangers. 

T'espère  bien,  si  la  bonté  divine 
Au  juste  dueil  de  mes  plaintes  s'incline, 
Que  les  rochers  et  ondes  irritées 
Seront  un  jour  tes  peines  méritées, 
Et  que  souvent  tu  nommeras  Didon, 
Je  te  suivrai  par  le  fumeux  brandon 
De  tes  fureurs,   et  puis  quand  la   mort  froide 
Aura  ce  corps  estendu  pasle  et  roide, 


ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

Mon  ombre  cncor  te  suivra  pas  à  pas. 
J'orray  ta  plainte,  et  sous  les  enfers  bas 
Viendra  le  bruit  de   ta  peine  endurée 
Pour  le  forfait  de  ta  foy  parjurée. 

Apres  ces  mots,   d'un  despit  et  grand'ire, 
Elle  s'arreste  au  milieu  de  son  dire, 
Fuit  la  présence  et  la  clarté  du  jour, 
Et   se   retire    en   son   privé   séjour  : 
Laissant  celuy  que  la  peur  faisoit  taire, 
Et  qui  vouloit  mainte  excuse  luy  faire. 
Elle  se  pasme,  et  ses  membres  faillis 
Sont  par  les  mains  des  femmes  recueillis, 
Puis  tout  soudain  mollement  on  l'incline 
Sur  les  tapis  de  sa  chambre  marbrine. 

Mais  ce  pendant,   le  bon  prince  Troyen, 
Bien  qu'il  cerchast  volontiers  le  moyen 
De  l'addoucir,  et  par  quelque  parler 
Humainement   sa  plainte   consoler, 
Pour  la  grandeur  de  l'amour  qui  l'estraint 
Le  veuil  des  Dieux  toutesfois  le  contraint 
De  la   laisser,  et  se  tirer  au  port 
Où  les  Troyens  arrangent  bort  à  bort 
Les  grands  vaisseaux.  La  nef  regouldronnee 
Aux  ondes  jà  se  sent  abandonnée. 
Vous  les  voirriez  apporter  des  forests, 
Troncs  et  rameaux,    vous   les  voirriez   après 
Hors  la  cité  courir  à  grande  suite  : 
Si  fort  les  poingt  le  désir  de  la  fuite. 

On  voit  ainsi  les  formis  voyager, 
Pour  un  grand  cas  de  forment  saccager, 
Lorsque  le  soin  de  l'hiver  qui  s'appreste 
Les  a  contraints  de  se  jetter  en  queste. 
Le  noir  trouppeau  par  les  champs  se  présente 
Les  uns  par  l'herbe  et  par  estroite  fente 
Portent  leur  proye,  et  les  autres  moins  forts 
A  la  pousser  mettent  tous  leurs  efforts, 
Hastent  ceux-ci  et  assemblent  ceux-là, 
Tout  le  chemin  en  fume  çà  et  là. 

Quel  esprit  lors,  Didon,  te  demeura, 
Ou  quels  sanglots  ton  coeur  en  souspira, 
Quand  ton  œil  vid  du  sommet  d'une  tour 
L'cspez  sablon,  poudroyer  à  l'entour 
De  ton  rivage,  et  la  mer  se  mesler 
Par  le  grand  bruit  qui  s'eslevoit  en  l'air  ? 
Meschant  Amour,  ô  que  ta  force  est  grande 
Sur  les  esprits  où  ton  pouvoir  commande  ! 


LE    QUATRIÈME    LIVRE    DE    L  ENEIDE    DE    VIRGILE  99 

Elle  est  encor'  de  descendre  contrainte 
En  nouveaux  pleurs  et  nouvelle  complainte, 
Pour  amollir  cest  amour  endurci, 
Et  veut  encor  se  mettre  à  sa  merci: 
A  cette  fin,  que  rien  ne  luy  demeure 
A  essayer,  puisqu'il  faut  qu'elle  meure. 

Anne,  tu  vois  la  fuite   s'avancer, 
Tu  vois  au  mast  la  voile  se  hausser, 
Chacun  s'appreste,  et  jà  les  gayes  trouppes 
Des  mariniers  ont  couronné  les  pouppes. 
Si  j'ay  bien  peu  ce  grand  dueil  espérer, 
Je  pourroy  bien,  chère  sœur,  l'endurer, 
Et  toutesfois  je  te  supply  de  grâce, 
Que  ta  pitié  ce  seul  plaisir  me  face. 
Car  toy  sans  plus  le  traistre  caressoit, 
Et  ses   peu  sers   plus  secrets  t'addressoit  : 
Toy   seule  encur  sçavois  l'heure  opportune 
De  l'abborder,  sans  luy  estre  importune. 
Va  donc,  ma  sœur,  ceste  requeste  faire 
A  ce  hautain   et  superbe  adversaire, 
Au  port  d'Aulide,  avec  les  grecs  gendarmes, 
Je  n'ay  juré  de  ruiner  par  des  armes 
Les  murs  Troyens,  et  n'y  ay  pas  transmis 
A    ceste    fin  mes   vaisseaux  ennemis: 
D'Anchise  aussi  par  fureur  aveuglée 
Je   n'ay  la  cendre  en  l'air  esparpillee. 
Pourquoy  est  donc  cest  homme  impitoyable 
A  mes  priers  si  dur  et  mal  ployable  ? 
Qu'il  donne  au  moins,  pour  un  ample  guerdon, 
A  ceste  amante  un  extrême  et  seul  don  : 
Attends  un  peu,  que  la  mer  appaisee 
Luy  ait  rendu  sa  fuite  plus  aisée. 

Je  ne  luy  veux  du  nossage  parler, 
Qu'il    a   osé    laschement    violer. 
Et  ne  quiers  pas  qu'avec  nous  il  s'allie, 
Pour  se  priver  de  la  belle  Italie: 
De  requérir  sans  plus  je  suis  contente 
Le  vain  plaisir  de  quelque  bresve  attente. 
Attende  donc  que  mon  triste  malheur 
Ait  converti  ma  furie  en  douleur, 
Et  que  le  temps  m'ait  appris  la  science 
De  me  vouloir  avecques  patience: 
Voilà,  ma  sœur,  l'extrême  et  le  seul  bien, 
Que  je  requiers,  et  dont,  si  je  l'obtien, 
Je  ne  faudray  à  bien  te  satisfaire, 
Et  deust  ma  vie  en   estre  le  salaire. 


ŒUVRES    COMPLÈTES  .DE    J.    DU    BELLAY 

Ainsi  Didon  ses  prières  faisoit: 
Et  tous  ces  pleurs  disoit  et  redisoit 
La  triste  sœur  :   mais   l'oreille  d'Enee 
Se  fait  toujours  plus  sourde  et  obstinée: 
Car  son  destin  et  Juppiter  vainqueur 
Ont  endurci  la   pitié  de  son  cœur. 
Et  tout  ainsi  que  les  frères  du  Xort, 
Alors  qu'ils   font  d'arracher  leur  effort, 
Comme  à  l'envy,  par  souflers  excessifs, 
Un  chesne  vieil  sur  les  Alpes  assis, 
Croulent  son  tronc  d'une  horrible  menace, 
Et  de  fueillars  pavent  toute  la  place, 
Luy  ce  pendant,  qui  la  faveur  soustient. 
Dessus  un  roc  immobile  se  tient. 
Et  vers  le  ciel  autant   sa  teste  dresse 
Comme  aux  enfers  sa  racine  il  abbaisse. 

Non  autrement  par  importunes  larmes 
Ce  grand  seigneur  soutient  divers  alarmes, 
Deçà,  de  là,  et  son  grave  souci 
Presse  au  dedans  un  regret  addouci. 
Le  cœur  est  ferme,  et  les  pleurs  espandus 
Coulent  en  vain,  sans  profit  despendus. 

Ores,    Oidon,    la    pauvre    malheureuse, 
Par   les    destins   horriblement    peureuse, 
Requiert  la  mort,  et  luy  est  ennuyeux 
De   regarder   la  grand'route  des   cieux. 
Et  ce  qui  fait  qu'elle  a  plus  grand'envie 
D'abandonner  ceste  commune  vie, 
C'est  qu'en  offrant  les  dons  accoutumez 
Sur  les  autels  maintenant  parfumez, 
Elle  apperçoit,   ô  chose  horrible   à  croire  ! 
L'eau  consacrée  estre  de  couleur  noire: 
Et  voit  encor'  que  les  vins  espanchez 
De  sang  meurtri    sont  noircis  et   tachez. 
Elle  sans  plus  s'apperçoit  de  cela 
Qu'à  sa  sœur  mesme  onques  ne  révéla. 

Un  autre  signe  encor'  l'espouvantait  : 
C'est  qu'au   dedans  de   son  palais  estoit 
A  son  mari  antique  dédié 
Un  temple  saint  de  marbre  édifié, 
Qu'elle  honoroit   de  toisons  blanchissantes, 
Et  l'ombrageoit  de  feuilles  verdissantes  : 
D-e  là  sortoyent  je  ne  sais  quelles  voix 
Et  luy  sembloit  entendre  quelquefois 
De  son  mari  la  voix,  qui  l'appelloit 
Lorsque  la  nuict  du  ciel  se  devalloit. 


LE    QUATRIEME    LIVRE    DE    L  ENEIDE    DE    VIRGILE 

Eli5  oit  encor"  sur  le  haut  du  repaire 
Se  lamenter  le  hibou  solitaire, 
Et  au  milieu  des  nocturnes  ténèbres 
Trainer    en    long    ses    complaintes    funèbres, 
Puis  des  Devins  les  responses  terribles 
De  plus  en  plus  par  menaces  horribles 
L'espouvantoyent  :  et  quand  il  anuitoit 
Le  fier  Enee  en  songe  l'agitcit. 
Tousjours   luy  semble  estre  seule   csgaree 
En  son  dormant:  et  des  siens  séparée 
Par  longs  sentiers  cercher  à  grande  peine 
Ses  Tyriens  en  la  déserte  plaine. 

Comme  Pantiier,  alors  que  son  erreur 
Voit  des  fureurs  l'espouvantable  horreur 
En  un  troupeau,  et  qu'à  ses  yeux  il  semble 
Voir  deux  soleils  et  deux  Thèbes  ensemble. 
Ou  tel  qu'on  voit  le  fils  d'Agamennon, 
Qui  maint  théâtre  a  rempli  de  son  nom, 
Alors  qu'il  fuit  de  sa  mère  enflammée 
Les  noirs  serpens  et  la  torche  allumée, 
Et  qu'à  sa  porte  est  assise  sans  cesse 
De  trois    fureurs  la   bande   vengeresse. 

Doncques,  après  qu'elle  a   conceu  la  rage 
Et  arresté  la  mort  en  son  courage. 
Elle  discourt  et  le  temps  et  la  forme 
D'exécuter  ce  conseil  tant  énorme  : 
Comme   son  cœur  sous  un   visage  feint, 
Et  serenant  son  front  d'un  nouveau  teint, 
Par  un   espoir,    qu'au  dehors  elle  porte, 
Sa  triste  sœur  abborde  en  telle  sorte: 

J'ay  descouvert  (resjouys  toy,  ma  sœur, 
Avecques  moy)  un  moyen  prompt  et  seur 
Pour  ce  cruel   à  mon  amour  attraire, 
Ou   pour  du  tout  de  l'amour  me   distraire. 
Près  du  rivage,  où  le  tombant  soleil 
A  chef   courbé  se   retrouve  au  sommeil, 
Une  gent  More  aux  derniers  lieux  se  tient, 
Là  où  Atlas  le  porte-ciel  soutient 
L'ardent  esseuil,    sur  lequel  va  roulant 
Des  astres  clairs  le  chariot  bruslant. 
De  là,  j'ay  veu  une  vieille  prestresse 
Massilienne,  habile  enchanteresse, 
Garde  du  temple  aux  Hesperides  sœurs, 
Qui   du   miel  espandant   les   douceurs. 
Et  les  pavots,   qui  vont   les   yeux  charmant, 
Souloit  nourrir  le  dragon  non  dormant: 


ŒUVRES    COMPLETES    DE    J.    DU    BELLAY 

Et  si  gardoit  sur  les  branches  sacrées 

Le  riche  honneur  de  leurs  pommes  dorées. 

Elle  promet  par   ses  vers  enchantez 
Rendre  les  cœurs  de  l'amour  tourmentez, 
Ou  deslier  les  captives  pensées 
Qui  de  l'amour  se  trouvent  offensées  ; 
Arrester  court  des  fleuves  la  carrière, 
Et  destourner  les  astres  en  arrière. 
Tu  luy  verras,  par  ses  vers  murmurez, 
Tirer   de  nuict  les  esprits  conjurez, 
Mugler   sous  toy  les  tremblantes  campagnes. 
Et  devaller  les  fresnes  des  montagnes. 
Par  tous  nos  Dieux    sainctement  je  t'asseure, 
O  chère  sœur,  qu'outre  ma  conscience, 
De    l'art   magiq'  je    fay  l'expérience. 

Toy,  sans  mot  dire,  au  lieu  le  moins  ouvert 
De  ce  palais,  £ay  moi  au  descouvert 
Dresser  en   poincte  un   grand   amas   de  bois, 
Et  met  dessus  les  armes  qu'autrefois 
Près  de  mon  lict  laissa   ce  desloyal. 
Les  vestemens  et  le'  lict  nuptial 
Par  qui  je  meurs,  car  la  prestresse  veut 
Que  tout  cela,  qui  représenter  peut 
Le  souvenir  de  cest  homme  cruel. 
Soit   effacé   d'oubli   perpétuel. 
Elle  se  teut  :   et  sa  coulpable  audace 
En  mesme  instant   luy  fait  paslir  la  face. 
Anne  pourtant  ne  croit  que  la  Princesse 
De   son    trespas    le    sacrifice  dresse, 
Ou   qu'elle   soit   maintenant   plus   faschee 
Qu'auparavant    par   la  mort    de   Sichee, 
Elle  ne  peut  en  son  cour  concevoir 
Si  grand  fureur:   parquoy  fait  son  devoir 
D'exécuter  ce  qui  luy  est  enjoinct. 
Mais  quand  Didon,  qui   entendoit   le  poinct. 
Secrettement  voit  la  pile  dressée 
De  bois  gommeux,  et  d'yeuse  entassée, 
De    chapelets   le   lieu   elle    environne 
Et  de  rameaux  de  cyprez  le  couronne. 
Apres,  elle  a  sur  le  lict  agencé 
Les  vestemens,  et  le  glaive  laissé, 
Avec  l'image  et  le  portrait  d'Enee    : 
Toute  la  place  est  d'autels  entournee. 
Alors   Didon,   la  pjrestresse  nouvelle, 
Bien  trois   cens  Dieux  à   haute   voix  appelle, 
Eschevelee.  et  par  horribles  mots 


LE    QUATRIEME    LIVRE    DE    L  ENEIDE    DE    VIRGILE  10^ 

Invoque  aussi  l'Erebe,  et  le  Chaos. 
Puis  d'Hecaté  trois  fois  jumelle  encore 
Dévotement    les    trois    fronts    elle   adore, 
En  espanchant  quelques  eaux  desguisees, 
Qu'ell'  feint  d'Averne  avoir  esté  puisées, 
Et  puis  on   va,   pour  la  faire  bouillir, 
L'herbe  nouvelle  à  la   lune  cueillir, 
Avec  le  suc  du  noir  venin  terrible. 
On  cerche  aussi  ceste   apostume  horrible 
Que  des  chevaux  les  mères  vont  suççant 
Dessus  ie  front  de  leur  poulain  naissant. 

Elle   tenant  la  tourte  en  sa  main  pure, 
L'un  des  pieds  nud,  la  robe  sans  ceinture, 
Va  protestant  à  l'entour  des  autels 
Les  feux  du  ciel  et  les  Dieux  immortels, 
Coulpables   seuls  du  triste  sacrifice: 
Et  s'il  y  a  au  ciel  quelque  justice, 
Qui  des  amants  maltraitez  ait  le  soin, 
Didon  encor'  l'en  appelle  à  témoin. 

Il  estoit  nuict,  et  les  membres  lassez 
D'un  plaisant  somme  estoyent  tous  embrassez  : 
Sans  bruit  estoyent  les  plaines  et  les  bois, 
Et  sur  la  mer  paisible  à  ceste  fois. 
C'estoit  au  poinct  que  jà  la  nuit  voilée 
Tient  le  milieu  de  sa  course  estoilee, 
Quand  sur  la  terre,  en  l'air  et  sur  les  eaux, 
Bestes  des  champs,  et  poissons,  et  oiseaux, 
Ensevelis  d'un   sommeil   addouci 
Charment  du  jour  le   travail   et   souci: 

Mais  non   Didon,    la  triste  infortunée, 
Qui  des   regrets   sans  cesse  importunée, 
Ne  sent  jamais  glisser  dedans  ses  yeux, 
Ny  en  son  cœur  le  doux  présent  des  cieux. 
Son  mal  redouble  ;  et  son  feu  renaissant 
Se  fait  toujours  plus  superbe  et  puissant. 
De  son  courroux,   la  chaleur  tressaillante 
Fait   ondoyer   sa   poitrine    bouillante, 
Et  en  son  cour,  sans  loisir,  ny  repos, 
Va  retournant  tous  ces  divers  propos. 

Las,  que  fery-je,  ô  moy   pauvre    laissée  ! 
Doy-je  cercher  ceux  qui  m'ont  pourchassée  ? 
Et  requérir  les  Xomades  maris, 
Qu'auparavant  j'ay  tant  mis  à  mespris  ? 
Sauroy-je    donçq    le    Troyen    partement 
Esclave,   et   serve   à   leur  commandement  ? 
Pource  qu'ils  ont  amplement   guerdonné 


104  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

Le  bon  secours,  que  je  leur  ay  donné, 

Et  que  jamais,  par  un  ingrat  vouloir 

Nos   vieux  bien-faits  n'ont   mis    en   nonchaloir. 

Mais  qui  voudra  (feins  que  je  le  désire) 
Me  recevoir  compagne  en  sa  navire  ? 
Permettront  bien  ceux-  là  qui  m'ont  mocquee, 
Qu'avecques  eux  je  puisse  estre  embarquée  ? 
Ne  connois-tu  encor  foie  Didon 
Le  traistre  sang  du  fin  Laomedon   ? 
Eh  bien   pourtant,    seule  par  tant  de  flots, 
Suivray-je   doncq'  les  joyeux  matelots   ? 
Ou  si  j'auray,  avec  toute  ma  suite, 
Les   Tyriens   compagnons  de  ma  fuite  ? 
Ceux  que  j'ay   doncq'  arrachez   à   grand'peine 
Hors  de  Sydon,   faut-il  que  je  les  meine 
Avecqucs  moi,    esprouver    si   souvent 
La  cruauté  des   ondes  et    du  vent  ? 
Meurs  plus  tost,  meurs,  digne  de  ce  malheur, 
Et  par  le  fer  destourne  ta  douleur. 

O  chère  sieur,  qui  mes  pleurs  ont  troublée, 
Par  toy  je  suis  premièrement  comblée 
De  tant  d'ennuis:  c'est  toy,  par  qui  ma  vie 
A  ce  cruel   fut   premier  asservie. 
Que  n'ay-je  peu,  comme   les  animaux, 
Vivre  seulette,  exempte  de  ces  maux  ? 
Je  n'eusse  pas  telle  faute  commise, 
Et  eusse  mieux  gardé  la  foy  promise 
A  mon  Sichee.   Ainsi  en  ces  secrets 
Didon   alloit   sanglotant   ses  regrets. 

Enee  adoncq'  en  une  haute  nef 
Au  doux  repos  avait   courbé  le  chef, 
Ayant  dressé,  pour  nager  promptement, 
Tout  l'appareil  de   son  embarquement. 

Voici  le  Dieu  sous  un  mesme  visage 
Qui   luy  redouble  encores   ce  message. 
Mercure  estoit  en  cestui-ci  dépeint, 
Il  en  avoit  la  parole  et  le  teint, 
La  belle  taille,  et  la  frizure  blesme 
De  ses  cheveux  ;  c'estoit  Mercure  mesme. 

Fils  de   Déesse,   en  quelle  seureté 
Es-tu  ici  au  dormir  arresté 
Si    longuement  ?  Ne   vois-tu  point  encores 
Les   grands  dangers  qui   t'environnent  ores, 
Fol  que  tu  es   ?  N'ois  tu  point  les  Zephires 
Heureusement  appeler  tes  navires   ? 
Elle,  qui  jà  de  la  mort  est  certaine, 


LE    QUATRIEME    LIVRE    DE    L  ENEIDE    DE    VIRGILE 

D'horrible  et  grand  je  ne  sçay  quoi  demaine 
En  son  courage,  et  son  ire  enflammée 
Fait  reflotter  sa  poitrine   allumée. 
Xe  fuis-tu  doncq'  hastivement  d'ici, 
Or'  que  tu  as  le  moyen  de  ceci  ? 
Tu    verras   tost    par   force   de   ramer 
Autour  de  toy  blanchir  toute  la  mer: 
Et  sur  le  port  les  torches  flamboyantes 
Estinceler  à  poinctes  ondoyantes 
De  tous  costez,  si  jusqu'au  poinct  du  jour 
Tu  fais  encor'  en  ses  terres  séjour. 
Courage  doncq',  fuy  d'une  course  agile  : 
Toujours  la  femme  est  légère  et  fragile. 

Ainsi  parlant,  l'image  de  Mercure 
S'entremesla   parmi   la    nuict    obscure  ; 
Enee   alors,    du    songe   émerveillé, 
S'est  en  surface    de   grand'peur  éveillé, 
Huche  ses  gens,  les  incite  et  les  presse. 

Debout,  enfans,  rompez  toute  paresse, 
Ne   dormez  plus   sur    ce   rivage  estrange, 
Et  que  chacun  parmi  les  bancs  se  range: 
Guindez  au  roast,  voici  encor'  le  Dieu, 
Qui  nous  incite  à  partir  de  ce  lieu, 
A  destacher  le  tortueux  cordage 
Et  à  donner  la  voile  au  navigage. 

Nous  te   suyvons,    quiconques   fois   des    D'eux 
Et  derechef  avec  un  cœur  joyeux 
T'obeissons  :  sois-nous  doncq  secourable, 
Et  nous  esclaire  un  astre  favorable, 
O  Dieu  bénin.  Enee  en  ce  disant 
Va  desgainer  son  glaive  reluisant    : 
Et  tout  soudain  par  un  revers,  qu'il  tire, 
Tranche  le  chable,  où  tenoit  le  navire. 

Pareille  ardeur  tous   les  autres  incite, 
Un  chacun  d'eux  la  fuite  précipite, 
Qui  çà,  qui  là  :  les  rives  sont  désertes, 
Et  de  vaisseaux  les  ondes  sont  couvertes. 
Les  matelots  à  suite  mesurée 
Raclent   le  dos  de   la  plaine    azurée, 
Et  renversez  à  force  d'aviron 
Font  bouillonner   l'escume  à  l'environ. 

C'estoit  au  poinct,  que  l'aurore  laissante 
Du  nouveau  jour  la  première  clarté  : 
Avait  desjà  sur  la  terre  escarté 
Du  nouveau  jour  la  première  clarté   : 
Incontinent  que   par  une  fenestre 


j06  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

La  triste  Royne  apercent  le  jour  naistre, 

Et  qu'elle  a  veu  les  Troyennes  gallees 

Cingler  bien   loin  à  voiles  égalées. 

Le  havre  vuide,  et  le  prochain  rivage 

Sans  mariniers,  tout  désert  et  sauvage  : 

Elle  arracha  l'honneur  blond  de  sa  teste, 

Et  en  frappant  son  estomac  honneste 

Trois,  quatre  fois,    d'une  fureur  mortelle 

Va  s'escrier,  par  Juppiter  (dit-elle) 

Doncques  ainsi  s'en  ira  sans  danger 

Ce  desloyal  et  moqueur  estranger? 

Ne  courront   point  mes  armes,  citoyens    ? 

Nïront-ils  point  saccager  ces  Troyens 

En  leurs  vaisseaux    ?  Sus,   sus,  portez  les  flammes 

Haussez  la  voile,  aller  tirer  aux  rames. 

Que  dis-je   ?  Où  suis-je   ?  O  moy  foie  insensée   ! 
Quelle  fureur  a  troublé  ma   pensée? 
Pauvre  Didon,  voici  ton  cruel  sort, 
Qui  maintenant  te  prononce  la  mort. 
La  mort  alors  t'eust  bien  esté  grand  heur, 
Quand  tu  soumis  ta  royale  grandeur 
A  ce  meschant    :  c'est   la  dextre,  et   la  foy 
De  cestui-là,   qui  porte  avecques  soy 
Ses  Dieux  privez,  et  qui   se  donne  loz 
D'avoir  porté  son  vieil  père  à  son  dos. 
Que  n'ay-je  doncq   ses  membres  detranchez    ? 
Que   ne   les  aiy-je  en  la  mer  espanchez    ? 
Tué  ses  gens   ?  et  pour  mieux  me  vanger, 
Que  ne  luy  ay-je  Ascaigne  fait  manger    ? 
Mais  du  combat  le   fort  douteux  estoit. 
Eh  bien  pourtant    ?  de  qui   s'espouvantoit 
Mon  cœur  desjà  de  mourir  appresté   ? 
J'eusse  le  feu  dans  les  tentes  porté, 
Et  dans  les  nefs  j'eusse  esteint  fils  et  père. 
Toute  la  race  et    famille  estrangere 
Dedans   le  feu  j'eusse  précipitée 
Et   puis  dessus  je  me  fussse  jettee. 

Soleil  qui  vois  à  toutes  choses  humaines, 
Et  toy  Junon  coulpable  de  mes  peines    : 
Toy  Hecaté  par  les  cantons  huilée 
Quand  dessus  nous  la  nuict  est  devallee: 
Rages   d'enfer,   que  la  vengeance  attize, 
Et  vous  les  Dieux  de  la  mourante  Elize, 
Je   vous   suppli,    que  mon   deuil   vous   incite 
A  la  pitié,  que  mon  malheur  mérite, 
Oyez  ceci,   et  recevez  mes  plaintes. 


LE    QUATRIÈME    LIVRE    DE    L  ENEIDE    DE    VIRGILE 

S'il  est  requis  les  rives  estre  attaintes 
Par  ce  meschant,  si  Jupiter  le  veut, 
Qu'il    soit    ainsi,    puisqu'autrement   ne    peut    : 
Mais  je  vous  pry  que  ce  malicieux 
Soit   guerroyé  d'un   peuple  audacieux    : 
Qu'il  soit   banni,   et   que  finablement 
Soit  arraché  du  doux  accolement 
De  son  Iule,  et  que  la  mort  cruelle 
De  ses   plus  chers  lui  soit  continuelle, 
Yoise  au  secours,    et  après  s'estre  mis 
Dessous  les  loix  de  ses  fiers   ennemis, 
Jamais  ne  soit  ni  son  spectre  apeuré. 
Ni  du  plaisir  du   jour  tant  désiré  : 
Mais  bien  sa  mort  devance  la  nature, 
Et  soit  privé  de   toute  sépulture, 
Ceci  je  prie,  et  avecques  mon  sang 
Ces  derniers  mots  je  pousse  hors  du  flanc. 

Vous  Tyriens,    ayez  en  souvenir 
D'exercer  haine  et  guerre  à  l'advenir 
Sur  les  neveux   d'un  tel  sang  demourez, 
Et  de  ce  don  mes  cendres  honorez. 
Nulle   amitié  entre  vous  puisse  naistre. 
Sors  de   nos  os  toy,  qûiconques   dois  estre 
Nostre  vangeur,  et  t'oblige  par  vœu 
De  guerroyer  et  par  fer  et  par  feu 
Les  successeurs  de  la  race  Troyenne, 
Or  à  jamais,  en  quelque  temps   que  vienne 
Xostre    pouvoir   l'un   avec   l'autre   estrive, 
Plot   contre   flot,    et  rive    contre   rive, 
Camp  contre  camp,  alarmes  contre  alarmes, 
Et  tousjours  soyent   les  deux   peuples  en    armes. 

Après  ces  mots,  son  vagabond  esprit 
A  tournoyer  de  tous  costez  se  prit 
Diversement,    et  sans  cesse  taschoit 
A  se  priver  du  jour,  qui  luy  faschoit. 
Adonq'elle  a  promptement   depesché 
Barce,  qui  fut  nourrice   de  Siché, 
Car  elle  avoit  en  sa  terre  ancienne 
Laissé   les  os   et  cendres    de    la  sienne    : 
Fay  venir  Anne,   ô  ma  nourrice  chère! 
Di  qu'ell'  s'arrouse  avec  eau  de   rivière  : 
Ameine  aussi  les   offrandes  monstrees, 
Et    les  brebis  à   l'autel   consacréees. 
Toy  mesme  fay  que  ta  teste  soit  ceincte 
Dévotement    d'une    templette    saincte 
Depesché  donc    :  parachever  je  veux 


X08  ŒUVRES    COMPLETES    DE    J.    DU    BELLAY 

Au  Dieu  d'enfer  me   bien  commencez  vœux, 
Oster  mon  cœur  de  ce  fascheux  lieu, 
Et  mettre  au  feu  l'amour  Dardanien. 
Parlant    ainsi,   Barce  qui   s'apprestoit 
D'un  pas  vieillard  son  allure  hastoit. 

Mais   ce  pendant,  Didon  fiere  et  terrible 
Pour  le  remors  de  son  conseil  horrible 
Tournant  de 5  yeux  la  prunelle  sanglante 
De  çà,  de  là    :  et   sa  joue  tremblante 
Entretachee   avec   pasle   couleur, 
Signe  mortel  de  son  prochain  malheur, 
Aux  lieux  secrets  entre  par  violence, 
Et  en  fureur  sur  la  pile  s'eslance    : 
Où  le  Troyen  glaive  elle  a  des-gaîné, 
Qui  ne  fut  pas  à  telle  fin  donné. 
Puis  avoir  veu    les   Troyens  vestemens, 
Et  de  son  lict  les   cogneus  ornemens. 
Toute  esplorée,  et  lente  sur  la  couche, 
Ces  derniers  mots  fit  sortir  de   sa  bouche  : 

Douce  despouille,   alors  qu'il  fut  permis 
Par  les  Destins,  et  par  les  Dieux  amis, 
Recoy  ceste  ame,  et  de  tant  de  souci 
Deslie   moy,    j'ay   vescu   jusqu'ici, 
Et  de  mes  ans  le  cours  ay  révolu 
Tel  que  Fortune  ordonner  l'a  voulu. 
Ores  de  moy  la  grand'idole  errante 
Sera  bien   tost   sous  la  terre  courante. 
Une  cité  j'ay  fondé  de  ma  main, 
J'ay  veu  mes  murs  :  j'ai  dessus  mon  germain 
Vangé  le  sang,  et  la  mort  douloureuse 
De    mon    mary    :   heureuse,   ô   trop    heureuse, 
Si   des   Troyens   les  navires   fuitives 
N'eussent  jamais  abordé  sur  nos  rives. 

Ainsi  parla  :  et   sur  la   couche  aimée 
Ayant  les  yeux  et  la  bouche   imprimée 
Mourrons  nous   donq  d'une  mort  si   cruelle 
Sans   nous    vanger?  Mais   mourons   (ce   dist-elle) 
Ainsi,  ainsi  il  me  plaist  de  mourir, 
Et  promptement    sous  les  ombres  courir. 
Ce  fier  Troyen  bien  loin  dedans  la  mer 
Voye  le  feu,  qui  me  va  consumer  : 
Et  porte  encor'  avec  toute  sa  trouppe 
De   nostre  mort  le  plaisir  et  la  coulpc. 

Elle  avoit  dit  :  et  ses  femmes  l'ont  veuë 
Parmy  ces   mots  sur  le  fer   estenduë. 
Les  bras  espars,  et  le  glaive  escumeux 


LE    QUATRIÈME    LIVRE    DE    l'enÉIDE    DE    VIRGILE  109 

Rouge  du   sang  bouillonnant  et  fumeux. 

Une   ,clame,ur    confusément    meslee 

Jusqu'aux  plus  hauts  estages  est  volée 

En  esclattant   :  et  le  bruit  excité, 

Court  en  fureur  par  toute  la  cité. 

Les  hullements  des   femmes  gémissantes 

Hurtent   le   toict    des  maisons    frémissantes  : 

Et  du  haut  cry,  qui  par  la  ville   tonne, 

La  terre  en  tremble,  et  le   ciel  en  resonne  : 

Non  autrement  que  si  les  ennemis 

Estoyent  en  Tyr,  ou  en  Carthagemis, 

Et  que  le  feu  tournoyast  furieux 

Par  les  maisons  des  hommes  et  des  Dieux. 

Voicy  la  sœur  de   son  sens  desvoyee, 
Du  soudain  cœur,  et  du  bruit  effrayée: 
Que  son  visage  aux  ongles   violant, 
Et  sa  poitrine  à  coups  de  poing  foulant 
Par  le  milieu  se  rue  pesle-mesle, 
Et  de  bien  loin   Didon   mourante  appelle    : 

Avois-tu  donq,  telle  fraude  conceuë, 
O  chère  sœur    !  m'as-tu  ainsi  deceuë    ? 
Ce  feu,  ce  bois,   ces  beaux  autels  secrets 
Me  dressoyent-iis  tant  de  pleurs  et  regrets    ? 
Dequoy  premier  me  plaindray-je  de  toy    ? 
N'as-tu  daigné  t'accompagner  de  moy, 
Qui   suis  ta  sœur  ?  ta  vie  exterminée 
M'eust   appelé   à   mesme  destinée. 
Mesme  douleur,  mesme  fer  et  trespas 
Et  l'une  et  l'autre  eust  envoyé  là-bas. 

Avoy-je  donc  huche  à  plaine  voix 
Nos  Dieux  de   Tyr    ?  avoy-je  tant  de  bois 
Avec  ces  mains   en  un  monceau  réduits, 
Pour  te  laisser   ?  cruelle  que  je  suis, 
Là  mort,  ô  sœur,  en  ruine  délaissée 
Moy,  ta  cité,  ton  peuple,  et  ta  noblesse, 
Donnez  de  l'eau,  je    laveray  la  playe  : 
Et  si   encor'  le  cœur  mouvant   essaye 
De   hallener,   ma   bouche  mettra  peine 
D'en    recueillir    la    défaillante    halem". 

Ainsi  parlant  sur  le  haut  se  transporte 
Et   rechauffant    sa  sœur  à  demy-morte 
Entre  ses  bras,   d'un    Ion  gémissement 
Le  sang  meurtry  dessechoit  doucement. 
Didon  encor  voulut  dresser  en  haut 
Les  yeux  mourans  :  mais  l'esprit  lui   défaut 
Et  de  son  cœur  la  playe  trop  voisine 


1IO  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

En  eslançant  luy   pince  la  poitrine. 
Trois  fois  son  bras  sous  elle  se  courba, 
Et  par  trois  fois  sur  le   lit  retomba. 
Elle  a  cerché  d'une  errante  paupière 
De  nostre  jour  la  tant  douce  lumière, 
La  veuë  au  ciel  bassement  eslevee 
Puis  a  gemy  après  l'avoir  trouvée 

Voyant  cecy  Junon  la  tout'puissante 
Prenant  pitié  de  ceste  languissante, 
Transmit  du  ciel   Iris,   pour   jetter   hors 
L'esprit  rebelle  attaché  dans   ce  corps    : 
Car  pour   autant  que  de  mort  naturelle 
Ne  perissoit,  mais  par  fureur  nouvelle, 
Devant  ses  jours,   la  Royne  du  bas  monde 
N'avoit  couppé   sa  chevelure  blonde, 
Et  à  l'enfer  de  styx    environné 
Son  chef  encor'  n'avait  point  condamne. 
Donques  Iris  aux  ailes  rougissantes 
Traînant   au   ciel   mille  couleurs   naissantes 
Par  les  rayons  de  la  flamme  opposée, 
D'un   lointain  vol   sur  le  chef  s'est   posée. 
Ce  triste  vœu  de  par  Junon  la  grande 
Au  Dieu  d'enfer  je  porte  pour  offrande   : 
Te  séparant  d'avec  ce  corps  humain. 
EU'  parle   ainsi    :  puis  de  sa  dextre  main 
Tranche  le  poil,  la  chaleur  s'avalla 
Et   l'ame    au   vent  parmy  l'air  s'en   alla. 


FIN     DU     QUATRIÈME     LIVRE 
DE    L'ENÉIDE    DE    VIRGILE 


COMPLAINTE 

DE    DIDON    A    ENEE 


PRINSE   D  OVIDE 


Comme   l'oyseau  blanchissant 

Languissant 
Parmy  l'herbette  nouvelle. 
Chante   l'hymne    de    sa    mort 

Qui   au   bord 
Du  doux  Méandre  l'appelle. 

Sans  espoir  de  te  pouvoir 

Esmouvoir, 
Mes  complaintes  je  resveille    : 
Car  aux  ingrates  douleurs 

De  mes  pleurs 
Les  Dieux  font  la  sourde  oreille. 

Mais  ayant   perdu  l'honneur 

Du  bon-heur, 
Que  la  chasteté  mérite, 
De   perdre   encor'   mes    escrits 

Et  mes  cris 
C'est    une   perte   petite. 

Tu   veux  tes  voiles  hausser, 

Et  laisser 
Didon  que  l'amour  affolle, 
Les  vents  qui  t'emporteront 

Souffleront 
Tes  voiles,  et  ta  parole. 

Tu  veux  deslier  aux  eaux 

Tes  vaisseaux 
Et  ce  qui  vers  moy  te  lie    ; 
Suivant  par  flots  estrangers 

Les  dangers 
De   l'incogneuë  Italie. 


ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

De  Carthage  ne  te  chaut, 

Qui    si   haut 
Commence  à  dresser  la  teste, 
Tu  cerches  ce  qui  est  loin, 

Et  n'as  soin 
De  ta  prochaine  conqueste. 

Le  bien  asseuré  tu  fuis, 

Et    poursuis 
Une    incertaine   entreprise, 
Autre  terre  est   ton  soucy, 

Ceste-cy 
Test  sans  nulle  peine  acquise. 

Et  quand  là  tu  parviendrais, 

Par  quels  droits 
En  auras-tu  jouissance  : 
Comment    pourra    l'estranger 

Se  ranger 
Dessous  ton  obéissance  ? 

Il  reste   une   autre  Didon 

Pour   guerdon 
D'une  autre  amour  commencée, 
Il  te  reste  une  autre  foy, 

Qui  par  toy 
Puisse  encor'  estre  faussée. 

Quand  auras-tu,   ô   Troyen 

Le   moyen 
De  fonder  une  Carthage   : 
Quand  verras-tu  d'une  tour 

Tout  autour, 
L'honneur  d'un  tel  héritage: 

Et  quand  bien  tout  seroit  fait 

A  souhait 
Selon  l'entreprise  tienne, 
Quelle  femme  en  amitié 

A  moitié 
approchera  de  la  mienne    ? 

Comme    le   tizon    gommeux 

Tout  fumeux 
De  soufre  et  de  cire  ardente, 
Je   me   consume    :  et   l'amour 

Nuict   et  jour 
Mon  Enee  me  présente. 


COMrLAlNIE    DE    D1DON    A    ENEE  l  13 

V'ray  est,  qu'il  est  entaché 

Du  péché 
D'une  ingrate  conscience    : 
Et  tel,  si  foie  n'estoy, 

Que   devroy 
En  éviter  l'alliance. 

Mon  cœur  pourtant  le  reçoit, 

Bien  qu'il  soit 
Vers  moy  de  mauvais  courage, 
Mon    amour  fait  plus  d'effort, 

Quand  plus  fort 
Je  me  plains  de  son  outrage. 

Venus,  donne-moy  le  don 

De  pardon, 
Qui  suis    de   ton  fils   compaigne    : 
Et  toy  aussi,  jeune  archer 

Fay    marcher 
Ton  frère  sous  ton  enseigne. 

Ou  moy  qui  ne  trouve  amer 

L'art  d'aymer  : 
Celuy  qui  me  fait  amante, 
Qu'il   me  donne  seulement 

Argument 
D'aymer  ce  qui  me  tormente. 

Je  me  trompe   :  et  cestui-cy 

Vante    ainsi 
Faussement  son  haut  lignage: 
Car  son  cœur  ne  porte  point 

D'un  seul  poinct 
De  sa  mère  tesmoignage. 

Les   pierres,    les    monts,    les    bois, 

Que  tu  vois 
Sur  hauts  rocs  prendre  accroissance, 
Et  les  animaux  plus  fiers 

Volontiers 
Sont  auteurs  de  ta  naissance. 

Ou  cest-e  mer,   que   souvent 

Par  le  vent 
Ores  tu  vois  agitée 
Et   dont  ton   audace  enror 

Ne   craint   or' 
La  violence  irritée. 


,14  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE   J.    DU    BELLAY 

Ou    fuis-tu?   voici    1  hyver 

Arriver, 
L'hyver  me  soit  favorable. 
Oy  le  bruit,   que  les  vents  font 

Jusqu'au  fond 
De  la  mer  inexorable. 

Redevable  laisse  moy 

Non  à  toy, 
(Ce  que  pourtant  je  demande) 
Mais  aux  ondes,  et  au  temps 

Dont  j'attens 
Une   humanité    plus    grande. 

Je  ne  suis  de  si  haut  pris 

(Ce  mespris 
Plus  superbe  ne  te  face) 
Que  doyves  pour  m'eviter, 

Te  jetter 
Au  danger  qui  te  menace, 

Tu  nourris  une  rancœur 

En  ton  cœur 
Vrayment  précieuse  et  chère 
Si  pour  de  moy  t'estraugteï 

Le  danger 
De  mort  t'est  peine  légère. 

Les   vents,   qui   tost   cesseront 

Laisseront 
D'une  carrière   asseuree. 
Le  verd  Triton  galopper. 

Et    coupper 
Le  dos  de  l'onde  azurée. 

O  que   ton   cœur  endurci 

Peust   ainsi 
Adoucir  un  peu  son  marbre   ! 
Je  croy  qu'il   s'addoucira, 

Ou  sera 
Plus   dur   que   le    cœur   d'un    arbie. 

Quoy,  si  cognu  tu  n'avois 

Mille  fois 
De  la  mer  l'impatience 
Veux-tu   à  ce  monstre  fier 

Te  fier 
Après  telle  expérience  ? 


COMPLAINTE    DE    DIDON    A    ENEE  11$ 

Et  quand  Neptune  appaisé 

plus  aizé 
Se  promettroit  à  la  fuite, 
Sur   l'eau  mille  autres  malheurs 

De  douleurs 
Traînent  une   longue  suite. 

Celuy  qui    a  parjuré 

Asseuré 
Dessus  la  mer  ne  doit  estre   : 
La  mer  doit  estre  la  peur 

Du    trompeur 
Qui  a  démenti  sa  dextre. 

Mesme  ayant  ozé  fascher 

L'enfant   cher 
De  Venus   :  car  Cytheree 
Qui  sur  les  eaux  a  crédit 

Comme  on  dit, 
Est  fille  de  la  marée. 

Je  crains  nuire  à  qui  me  nuit: 

Et  destruit 
Ne  veux  voir  qui  m'a  destruite, 
J'ay  peur  que  mon  ennemi 

Soit  parmi 
Les  flots  de  la  mer  despite. 

Yy,  je  te  pri',  car  mes  yeux 

Ayment  mieux 
Pour  la  seule   absence  tienne, 
Que  pour  ta  mort  faire  dueil, 

Toy   donq   seul 
Seras  cause  de  la  mienne. 

Feins  (Dieu  t'en  gard'toutefois) 

Que  tu  sois 
Surpris  d'un  soudain  orage    : 
Quel  esprit  te  demourra 

Que  dira 
Le  secret  de  ton  courage    ? 

Tu  viendras  à  resentir 

Le  mentir 
De  ton  parjure  artifice    : 
Et    Didon  qu'aura  desfait 

Le    forfait 
De  la  Troyenne   malice. 


H5  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

Mille   furieux   remors 

Viendront   lors 
Représenter  à  ta  veuë 
Les  cheveux  s'esparpillans 

Et  sanglans 
De  ton  épouse  deceuë. 

J'ay  par  mon  iniquité 

Mérité 
Tout  ceci,   et  la  empeste 
Dont  ce  navire  est  batu 

(Diras-tu) 
Ne  menace  que  ma  teste. 

Donne  espace  à  la   rigueur 

De  ton  cœur, 
Et  de  la  mer  violente 
Ton   cours,    qui    seur   se  fera 

Ce   sera 
L'usure    de    ton    attente. 

Ne  prends   point  de  moy  pitié. 

L'amitié 
D'Iule  sans  plus  t'émeuve. 
C'est   bien    assez  que  le   tort 

De  ma  mort 
En  tes  beaux  filtres  se  treuve- 

Que  t'a  Iule  mesfait    ? 
Qu'ont  forfait 
Les  Dieux  familiers  de  Troye    : 
Ceux  qu'arracher  on  a  veu 

Hors   du    feu, 
Seront    des    ondes   la  proye. 

Mais  ils  ne  sont  avec  toy, 

Cœur   sans  foy, 
Quoy  que  tu  en  faces  mine, 
Ni  eux,   ni  ton   père  aagé 

Ont  chargé 
Ta  laborieuse  eschine. 

Tout  est  faux,  ta  langue  aussi 
N'a  ici 
Sa  belle    science  apprise, 
A  tes  mielleux  appas 

Je  n'ay  pas 
Eâté  la  première    prise 


COMPLAINTE    DE    DIDON    A    ENEE  I  I 

Si  d'enquérir   il  te  plaist 

Là  où  est  J 

La  mère  du  bel  Ascagne    : 
Seule,  elle  est  morte  d'ennuy 

Par  celuy 
Duquel  elle  estoit  compaigne. 

Tes  beaux  contes,  j'escoutoy 

Dont  j'estoy 
Bien  digne  d'estre  deceuë, 
J'addoucy  par  mon  erreur 

La  fureur 
De  la  peine,  qui  t'est  deuë 

Les  Dieux,  dont  tu  es  muni, 

T'ont  puni, 
Tes  péchez  te  font   la  guerre  ; 
Car  c'est  le  septième   Esté 

Qu'as   esté 
Errant  par  mer,  et  par  terre. 

Je  t'ay  laissé  prendre   port 

A  mon  bord, 
Que  maint  rempart  environne, 
A  un  fuitif  incognu, 

Pauvre  et  nu. 
J'ay  fait  part  de  ma  couronne. 

Pleust  à  Dieu  que  des   bienfaits 

Que  t'ay  faicts, 
Je   me   fusse    contentée    : 
Et  que  le  secret  plaisir 

Du  gésir 
Ne  m'eust  d'honneur  exemptée. 

Ce  jour  me  fut  malheureux, 

Quand  au  creux 
D'une  caverne  sauvage, 
Me  trouvay  de  bonne  foy 

Avec  toy 
Fuyant  le  soudain  orage. 

Des  nymphes  les  longues  voix 

Celle  fois 
Sembloyent    huiler    l'hymenee    : 
Les  furies  l'ont  sonné, 

Et  donné 
Le  signe  à  ma  destinée. 


Il8  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

Puni   moy,   ô  l'ancien 

Honneur  mien, 
Violé  vers  mon  Sichee  : 
Où   la  mort,   qui  jà  me  fuit, 

Me  conduit 
De  grand'  vergongne  entachée. 

J'ay  en  un  temple  sacré 

Consacré 
De  Siché,  la  pourtraicture  ; 
De  blanches  toysons  est  ceint 

Ce  lieu  saint 
Est  tapissé  de  verdure. 

Une  voix  sortant  de  là 
M'appella 

Quatre  fois  en  ceste  église  : 
Et  j'ouy  que  mon  espoux 

D'un  son  doux 
Me  dist    :  Vien,  ma  chère   Elize. 

Je  vois  la  mort  esprouver, 

Pour  trouver 
Celuy  qui  seul  je  doy  suivre. 
Las  !  mais  j'ay  trop  attendu, 

J'ay  perdu 
L'honneur  qui  me  faisoit  vivre. 

Pardonne-moy,  je  te  pri, 

Cher  mari, 
Car  la  céleste  noblesse 
De  celuy  qui  a  surpris 

Mes  esprits 
Doit  excuser  ma  foiblesse. 

Sa  mère,  qui  tient  des  cicux 

L'un  des  lieux. 
Son  doux  fils,  et  son  vieil  père 
Ne  me  promettoyent   de  luy 

Tant  d'ennuy 
Et  d'inconstance  légère. 

Si  Didon  errer  devoit, 

Elle  avoit 
Trouvé  argument   capable 
Adjoute  encore  la  foy, 

Lors  je  croy, 
Que  je  ne  seray  coupable. 


COMPLAINTE    DE    DIDON    A    ENEE  I  I  9 

Tous  jours  mes  soucis  cuisans 

De  mes  ans 
Ont   la  carrière  suivie: 
Le  destin,  qui  tant  me  nuit, 

Me  poursuit 
Jusqu'aux  bornes  de  ma  vie. 

Mon  mari,  devant  les  yeux 

De  nos  dieux, 
Fit  de  sang  la  terre  humide: 
Et  mon  avare  germain 

De  sa  main 
Fit  ce  cruel  homicide. 

Laissant  la  terre  où  enclos 

Sont  les  os 
De   Siché,  je  pris  la  fuite, 
Fuyant  par  divers  erreurs 

Les  fureurs 
De  la  fraternelle  suite. 

Je  vins  Festranger  suivant, 

Me  sauvant 
Et  de  mon  frère  et  de  1  onde 
Le  lieu  que  donné  je   t'ay, 

J'achetay; 
Et  ceste  ville  j'y  fonde. 

La  remparant  à  l'entour 

D'un  long  tour 
De  tours  et  murailles  fortes, 
Qui  font  peur  deçà  delà 

A  ceux-là 
Qui  sont  voisins  de  nos  portes. 

Pour  une  femme  chasser, 

Se  dresser 
Je  voy  une  forte  guerre. 
Voire,   et   si  foible   je    suis 

Que  ne  puis 
Quasi  défendre  ma  terre. 

A  mil'  poursuivans  j'ay  pieu 

Qui  n'ont  peu 
A  mon  alliance  attaindre  : 
Et  voyant  un  incognu 

Mieux  venu, 
Ore'  ont  cause  de  se  plaindre. 


ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU   BELLAY 

Que  n'as-tu,  ô  inhumain, 

En  la  main 
D'Iarbe  livre  ma  vie, 
Puisqu'à   ta   mesrhanceté 

J'ay  esté 
Si  longuement  asservie  ? 

Mon  frère  aussi  qui  se  deut. 

Baigner  veut 
En  mon  sang  la  mesme  pointe, 
Qui  au  flanc  de  mon  espoux, 

Par  maints  coups 
Fut  si  cruellement  jointe. 

Mais  justes  dieux,  tu  ne  dois 

De   tes  doigts 
Souiller  la  chose  sacrée. 
«  L'honneur  que  les  vicieux 

«  Font  aux  dieux, 
«  Aux  dieux  volontiers  m'agrée.  » 

Si  la  main  qui    les  sauvoit 

Leur  devoit 
Faire  après  un  si  grand  blasme  : 
Je  pense  qu'ils  voudroyent  or' 

Estre  encor' 
Parmi  la  troyenne  flamme. 

O  desloyal  !  tu  me  fuis, 

Et  je  suis 
De  ton  fait  (peut  estre)  enceinte: 
Une  partie  de  toy 

Dedans  moy 
De  mes  entrailles  est  ceinte. 

Le  povret  qui  périra 

Sentira 
Le  fier  destin  de  sa  mère: 
Et  tu  seras,  ô  menteur, 

Seul  auteur 
De  son  infortune  amere. 

Ainsi  le  maternel  sort 

Rendra  mort 
Le  petit  frère  dvAscagne  : 
Mon  corps  et  le  sien,  au  moins, 

Seront  joints 
Par  une  peine  compagne. 


COMPLAINTE    DE    DIDON    A    ENEE 

Si  ton  parti  de  ce  lieu 

Vient  de  Dieu, 
Je  voudroy  qu'il  eust  encore 
Daigne  tes  vaisseaux  garder 

D'abborder 
Dessus  le  rivage  More. 

C'est  ce  Dieu  qui,  jour  et  nuict, 

Te  conduit 
A  la  merci  de  Neptune: 
C'est  luy  qui  t'a  fait  ainsi 

Jusqu'ici 
Courir  si  longue  fortune. 

Si    tels,   que    du  tems  d'Hector, 

Restoyent  or' 
Les  fiers  Pergames  de  Troye, 
Si  ne  devrois-tu  pourtant 

Voguer  tant 
Pour  en  retrouver  la  voye. 

Quand  parvenu  tu  seras, 

Tu    n'auras 
Trouvé  ton  beau   Simoente    : 
Mais  le  Tibre  furieux. 

Qui   les  yeux 
Des  estrangers  espouvante. 

Et  veu  la  longueur  du  temps, 

Que  tu  tends 
A  la  fin  de  ce  voyage 
Tu  grifonneras  ainçois, 

Que  tu  sois 
Au  bout  de  ton  navigage. 

Fay-toi  donq',  pour  le  plus  seur, 

Possesseur 
Du  peuple,  et  de  la  richesse 
Que  j'amenay  de  Sidon, 

C'est  le  don 
Duquel  je  te  fay  largesse. 

Pren   l'or   de  Pigmalion, 

Ilion 
En  ta  Carthage  transporte   : 
Et  le  sceptre  Tyrien 

Comme  tien, 
En  main  plus  heureuse  porte. 


ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

Si   tu  désires  trouver, 

Ou  prouver 
Ta  force  aux  armes  adextre: 
Si  ton  Iule  de   soy 

Quiert  de  quoy 
Faire  triompher  sa  dextre: 

Pour  vaincre,  il  n'est  jà  besoin, 

Que  plus  loin 
Voise   cercher  les  alarmes:  ■ 
En  ce  lieu  trouver  on  peut 

Ce  qu'on  veut, 
Soit  ou  la  paix,  ou  les  armes. 

Merci,  merci  je  te  cri. 

Et  te  pri 
Par  les  flèches  de  ton  frère, 
Par  ceux  qui  te  veulent  mieux, 

Par  tes  dieux 
Et  par  l'ame  de  ton  père. 

Ainsi   aux  tiens  désormais 

Pour  jamais 
La  fortune  soit  humaine  : 
Et  les  combats  phrygiens. 

Dont  tu  viens. 
Soyent  les  bornes  de  ta  peine. 

Ainsi  tous  les  jours  prefix 

A  ton  fils 
Leur  terme  heureux  accomplissent: 
Et  d'un  paisible  repos 

Les  vieux  os 
D'Anchise  reposer  puissent. 

Helas,   monstre-toy  plus  doux 

Envers   nous, 
Qui  sommes  la  maison  tienne. 
Qu'ay-je  fait,  que  trop   aimer, 

Si  blasmer 
Tu  veux  quelque  offence  mienne? 

Pour  mien  je  ne  recognoy 

Le  terroy 
Des  Mycenes,  ou  de  Phthie. 
Mon  père  et  mari  ne  sont 

Ceux  qui  ont 
Suyvi   la   Grecque  partie. 


COMPLAINTE    DE    DIDON    A    ENEE  I23 

Si  espouse  me  nommer 

T'est  amer, 
Le   tiltre  d'hôtesse  j'aye, 
D'amie,   ou  d'e^pouse,  non    : 

Fi  du  nom, 
Pourvu   que  tienne  je   soye. 

Je  sçay  le  vent  Libyen, 

Je  sçay  bien 
Quels  flots  ceste  coste  baisent: 
Ces  flots  (si  tu  ne  l'entens) 

Certain  temps 
Se  courroucent  et  s'appaisent. 

Quand  le  bon  vent  soufflera, 

On  pourra 
Faire  voile  à  la  bonne  heure: 
La  nef  au  port  attendant 

Ce  pendant 
Parmi  la  glage  demeure. 

Commande  moy  t'advertir 

Du  partir, 
Ores,  que  tu  le  desires: 
Ton  cours  je  n'arresteray, 

Mais  feray 
Lascber  la  bride  aux  navires. 

Tes  gens  de  travaux  passez 

Sont   lassez  ; 
Tes    nefs,    demi-racoutrees> 
Avant  ton  département 

Promptement 
Pourront  estre  calfeutrées. 

Pour  tout  le  passe  plaisir, 

Et  désir 
De  mieux  mériter  ta  grâce: 
Pour   l'espoir  qui  m'estoit  né 

D'hymené, 
Je  requiers  un  peu  d'espace. 

En  cependant  que  la  mer 

Au  ramer 
Fera  ses  eaux  mieux  traictables, 
La  douleur,  de  jour  en  jour, 

Et  l'amour 
Me    seront  plus  équitables. 


124  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

Sinon,  tuer  je  me  veux: 

Tu  ne  peux 
M'estre  longuement  rebelle. 
O  qu'eusses-tu  le  pouvoir 

De  me  voir 
Faisant  ma  plainte  mortelle? 

Mes  yeux,  comme  deux  ruisseaux, 

De  leurs  eaux 
Mouillent  la  Troyenne  espee, 
Qui  bientôt  sera  du  sang 

De  mon  flanc 
En  lieu  de  larmes  trempée. 

Mon  Dieu,  que  tes  beaux  presens 

Sont  duisans 
Au   fait  de  mon  entreprise  ! 
Tu  as  dressé  tout  exprès 

Les  apprests 
De  ma  mort,  à  peu  de  mise. 

Le  coup  qui  me  blessera 

Ne  sera 
Le   seul,   qui  mon  cœur  entame; 
Car  des  amoureux  attraicts 

JTay  les  traicts 
Bien  avant  dedans  mon  ame. 

Ma  sœur  Anne,  Anne  ma  sœur, 

Tesmoin  seur 
De  ma  piteuse  avanture, 
Tes  yeux  bientost  pleureront, 

Et  feront 
L'honneur  de  ma  sépulture. 

Celuy  qui  la  bastira, 

N'inscrira 
Elize   de  Sichc  femme    : 
On  y  lira  seulement 

Bravement 
Les  vers  de  cest  Epigramme    : 

Enee  a  de  ceste  mort, 
a  grand  tort, 
Donné  la  cause  et  l'espee  : 

LA    MISERABLE    DlDON 

DE  CE  DON 
A   SA    POITRINE  FRAPPEE. 


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ÉPIGRAMME 

SUR  LA  STATUE   DE   DIDON 
PRIXS  DAUSONE 


Passant,  je  suis  de  Didon  la  semblable, 
Tirée  au  vif  d'un  art  emerveillable. 
Tel  corps  j'avoy  non  l'impudique  esprit. 
Qui  saintement  par  Virgile  est  descrit  : 
Car  oncq'  Enee,  onques  les  nefs  Troyennes 
Ne  prindrent  port  aux  rives  Libyennes. 

Mais  pour  fuir  d'Iarbe  la  fureur. 
Mon  estomac  pudique  n'eut  horreur 
Du  chaste  fer  dont  je  fus  transpercée. 
Non  d'une  rage,  ou  amour  offencee. 
De  telle  mort  me  plaist  bien  le  renom, 
Puisquen  vivant  je  n'ay  blessé  mon  nom. 
J'ay  veu  mes  murs   et  j'ay   vangé  Sichee 
Puis  de  ce  fer  ma  poitrine  ay  fichée. 
Qui  t'avoit  doncq'  ô  Virgile,  incité 
D'estre  envieux  sur  ma  pudicité  ? 
Croyez,  lecteurs,  cela  que  les  histoires 
Ont  dit  de  moy,  non  les  fables  notoires 
De  ces  menteurs,  qui  d'art  laborieux 
Chantent  l'amour  des  impudiques  Dieux, 
Appropriant  à  la  divine  essence 
Des    corps   humains    l'imparfaite   naissance. 


^f^i^^^p^ 


LA  MORT  DE  PALINURE 


DU  CINQUIÈME  LIVRE  DE   I/ENEIDE 


Mais  cependant,  Venus  de  dueil  attainte, 
Desgorge  ainsi  à  Neptune  sa  plainte: 
Le  fier  desdain,  l'insatiable  rage, 
Qui  de  Junon  tourmente  le  courage, 
Que  la  pitié  ni  la  longue  saison 
Ni  Jupiter  n'ont  sceu  mettre  à  raison, 
Et  que  les  sorts  mesme  n'ont  peu  plier, 
Me  font  (Neptune)   un  chacun  supplier. 

Avoir,   parmi  les  peuples   phrygiens, 
Rongé,  mangé  les  murs  dardaniens, 

Avoir,  parmi  les  peuple  Phrygiens, 
Cruellement  les  reliques  troyennes 
Ne  lui  suffit,  mais  son  courroux  enclos 
Poursuit  encor'  leurs  cendres  et  leurs  us. 

De  la  fureur  la  cause  je  n*entens, 
Tu  m'es  tesmoin  combien  puis  peu  de  tems 
Elle  agita  l'orage  furieux 
L'onde  Libique    :    elle  mesla  aux  cieux 
Toutes  les  mers,  et  osa,  ceste  foie, 
Mettre  (ô  forfait)  les  tempestes  d'Eole 
Où  tu  es  Roy.  Les  Troyennes  gallees 
Par  son  moyen  villainement  bruslees, 
N'aguere  aussi  furent  mises  en  proye 
A  la  faveur  des  matrones  de  Troye, 
Forçant  les  miens  de  laisser  en  arrière 
Leurs  compagnons  en  province  estrangere  ; 
Au  demeurant,  je  te  pri  que  tes  eaux 
Donnent  passage  au  reste  des  vaisseaux, 
Et  que  mon  fils  (au  moins  s'il  est  permis, 
Et   les  destins  ces  murs  luy  ont  promis) 
Puisse  aborder  au  Tibre  Ausonien. 

Alors,  respond  le  fils   Saturnien 
Roy  de  la  Mer:  tu  peux,  ô  Citheree, 


LA    MORT    DE    PALINURE  Ï2J 

Estre  par  tout  en  mon  règne  asseuree, 

Dont  tu  nasquis,  et  je  mérite  aussi 

Que  de  ma  foy  tu  estimes  ainsi. 

Moy,  qu'on  a  veu  tant  de  fois  reprimer 

Telles  fureurs  du  ciel  et  de  la  mer 

Et   si  n'ay  eu  (Xanthe  m'en   soit  tesmoin, 

Et   Simo'fs)  sur  terre  moindre   soin 

De  ton  Enee,  alors  qu'on  veit  Achile 

Chasser  les  tiens,  et  que  sa  course  agile 

Contre  les  murs  demi-morts  les  pressoit, 

Lors  qu'à  milliers  son  bras  les  meurtrissoit, 

Et  que  les  corps,  les  canaux  remplissais, 

Bouchoyent   la  voye   aux  neuves  gemissans, 

Et  que  les  eaux  de  Xante  ne  couloyent 

Dedans  la  mer,   ainsi  qu'elles  souloyent. 

Alors,  j'ostay  sous  une  nue  vuide 
Ton  fils  Enee  au  superbe  Pelide, 
Plus  favori  des  armes  et  de  nous, 
Bien  que  voulusse  alors  dessus  dessous 
Verser  les  murs  de  Troye  parjurée, 
Dont  je  Pavois  moymesmes  emmurée. 
Ce  bon  vouloir  est  encor'  arresté 
Dedans  mon  cœur  ;   ton   fils  en   seureté 
(Chasse  ta  peur)  conduira  ses  navires 
Au  port  d'Averne,  ainsi  que  tu  desires. 
Un  seul  sans  plus  dans  la  mer  périra, 
Un  seul  sans  plus  pour  le  reste  mourra. 

Incontinent  que  le  père  eut  ainsi 
Le  cœur  joyeux  de  Venus  addouci, 
Ses  fiers  chevaux  attelle,  et  embouche 
D'escumeux  seins  leur  braveté  farouche, 
Lasche  la  reine,  et  a  bride  avallee 
Raze  le  haut  de  la  plaine  salée. 
Sur  son  char  bleu,  les  flots  incontinent 
Se  sont   planez,  de  nous  l'esseul   tonnant 
La  mer  s'unit,  les  vents  audacieux 
Fuyant  parmi  le  grand  vague  des  cieux. 

Voici  après  un  horrible  exercite 
De  grans  poissons:  Glauque,  et  sa  blanche  suite, 
Et  Palemon,  et  Phorce  avec  sa  troupe, 
Et   les  Tritons   à   la  légère  croupe. 
Sur   l'aile  gauche   estoit   l'onde   couppee 
Dessous   Thetis,  Mérite  et  Panopee    : 
Nisee  aussi  à  leur  bande  saillie 
Avec   Spion,  Cymodoce  et  Thalie. 
La  gayeté  à  son  rang  retournée 
Chatouille  ici  le  cœur  douteux   d'Enee, 


I28  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE   J.    DU    BELLAY 

Il  fait  soudain  ses  vaisseaux  envoiler, 
Cuinder  au  mast,  les  verges  estaler. 
Chacun  se  prend  à  tendre  le  cordage, 
Et  à  donner  la  voile  au    navigage, 
Ores  à  dextre,  or'  à  senestre,  et  ores 
Croissent  bien   haut  les  antennes  encores. 
Lors  un  bon  vent  vint  empoupper  la  flotte, 
Au    front    estoit   Palinur'   le   pilote, 
Qui  d'avirons  un  grand  nombre  menoit 
Tous  vont  suyvant   la   route  qu'il  tenoit, 

Jà  de  la  nuit  la  moiteuse  carrière 
Touchait   du  ciel  la  moyenne  barrière. 
Et  les  nochers  d'un  doux  somme  alléchez 
Estoyent  de  rang  sous  les  rames   couchez. 
Quand  le  sommeil  des  estoiles  coulant 
L'air  ténébreux  escïaircit  en  volant, 
Pour  t'abuser,  et  d'un  somme  trop  dur 
Charmer  tes  yeux,  ô  pauvre  Palinur' 
Ne  méritant  un   si   triste  meschef. 
Luy  donc   assis  au  plus  haut   de  la  nef 
De  Phorbes  prit   la  parole  et   la  grâce. 

O  Palinur'  la  Iasienne  race. 
Nos  vaisseaux  ont  le  vent  et  la  marée, 
La  saison  est  au  repos  préparée. 
Repose  toy  et  tous  ennuis  chassez 
Au  long  travail  emble  tes  yeux  lassez, 
En    cependant  je  feray  ton  devoir. 

Lors  Palinur'  à  peine  ayant  pouvoir 
D'entr'ouvrir  l'œil  veux-tu  donc'   que  j'ignore 
La  mer  paisible,  et  ses  doux  flots  encore   ? 
Que  je  me  fie  à  ce  fier  monstre  ici    ? 
Comment  veux-tu   que  j'abandonne  ainsi 
Mon  prince  Enee  à   la  fraude  du  vent, 
Du  temps  serain  abusé  si  souvent    ? 
Ainsi  parloit  au  gouvernail  fiche. 
Et  par  les  yeux  aux  astres  attaché. 
Le  Dieu  alors  un  rameau  stigieux 
Trempé  en  l'eau  du  fleuve  oblivieux, 
Sur  une  tempe  et    l'autre   secouant, 
Luy  ferme  l'œil  vagabond  et  nouant. 
Ce  faux  dormir  alors  non  attendu 
L'avoit  à  peine  au  repos  estendu, 
Quand  dessus  luy  tombans  le  cruel  somme 
Renverse  en  l'eau  et   gouvernail   et    homme. 
Et   avec  luy  grande  part  de  la  pouppe, 
Cestuy  en  vain  huche  souvent  sa  trouppe. 
Et  cestuv-Ui,   qui    en    volant   s'enfuit. 


LA   MORT    DE   PALINURE  I  21) 


D'une  aile  prompte  en  l'air  s'esvanouit. 

La  flotte  alors  usant  de  la  fortune 
Qu'avoit  promis  le  bon  père  Neptune, 
Cingle  à  plaisir  par  les  humides  plaines. 
Et  jà  les  nefs  costoyoient  des  Sirènes 
Les  hauts  rochers  jadis  pleins  de  dangers, 
Et   blanchissans    d'ossemens   estrangers. 
L'enroué  bruit  de  l'onde  retournée 
Tempestoit  là,   quand  le  bon  prince  Enee 
Se    sent   errer    à   brides    vagabondes. 
Luy  mesme  adonc  par  les  nocturnes  ondes 
Servit  de  guide  à  son  vaisseau  flottant 
Sans  gouverner,  et  d'un  cœur  sanglottant 
De  son  amy  plaint  beaucoup  l'aventure. 

Las  il  te  faut,  ô  pauvre  Palinure 
Trompé  du  ciel,  et  de  la  mer  serene 
Coucher  tout  nud  sur  la  déserte  arène. 


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LE   SIXIEME  LIVRE 

DE    L'ENEIDE    DE    VIRGILE 


Ainsi  Enee  ayant  la  larme  à  l'œil, 
De  son  amy  faisoit  complainte  et  dueil  : 
Puis  donne  voile,  et  à  course  hastive 
Finalement  vint  surgir  à  la   rive 
De  cette  coste,   où  les  murs  Cumeans 
Furent  fondés   par  les  Euboeans. 

Devers  la  mer  la  prouë  on  contrevire, 
L'ancre  mordant'  arreste  le  navire, 
Et   les   vaisseaux    courbent    leurs    larges    pouppes 
Dessus  le  port,   l'ardeur  des  jeunes  trouppes 
Sur  l'Italie  alaigrement  prend  terre   : 
Qui  quiert  le  feu  aux  veines  d'une  pierre, 
Qui  court  aux  bois,  forts  des  bestes  sauvages, 
Et  qui  encor'  enseigne  les  rivages, 
Qu'il  a  trouvez.   Mais  le  dévot  Enee 
Va  visiter  le  temple  Apollinee, 
Et    l'antre    obscur^    secret    inhabitable 
De   la   Sibylle   au   peuple   épouvantable. 
En  qui   Phœbus,  le  Delien  devin 
Souffle   l'ardeur   de   son    esprit    divin, 
Luy  descouvrant  les  choses   advenir. 
Jà  les  Troyens  commencent  à  venir 
Dedans  le  bois  à  Diane  sacré, 
Et  de  Phœbus  au  sainct  temple  doré. 
Dédale  (ainsi  que  bruit  la  renommée) 
Fuyant  Minos  d'aile  bien  cmplumée 
Dont  il  osa  s'avanturer  aux  nues, 
Vogua  si  loin  par  traces  incogneues 
Devers  le  pol,  que  d'une  agile  plante 
Dessus  la  tour  de  Cumes  il  se  plante. 


LE    SIXIÈME    LIVRE    DE    L'ENEIDE  I31 

Icy  rendu,  il   te  sacra  les  ailes 

Dont  il   avoit    fait    ramer  ses  aisselles, 

Fuis   te  bastit,  ô  Phœbus,   ce  grand  temple 

Où  sur  le  front  du  portail  on  contemple 

La  mort  d'Androge,  et   le  tribut  d'Athènes, 

Sept  corps  d'enfans,  ô  misérables  peines, 

Et  sept  encor'  chacun  an  se  bailloyent. 

Là  fut  le  vase,  où  les  forts  se  brouilloyent   : 

Candie  aussi  à  l'opposite  on  voit. 

Qui  à  l'escart  sur  la  mer  s'eslevoit. 

Là  fut  Pasiphe  au  taureau  supposée, 

Et  de  deux  corps  la  forme  composée, 

Le  Minotaure,  ardeur  pleine  de  rage, 

Et  de  Venus  abominable  ouvrage  ; 

Là  fut  encor'    la   dangereuse   entrée 

De  mille  erreurs  au  sortir  empestree, 

Mais  toutefois  Dédale  ayant  pitié 

D'une  Princesse  et  de  son  amitié 

Desfit  l'erreur  de  ce  manoir  subtil, 

Les  pas  douteux  guidant  avec  un  fil. 

Et  tu  aurois,  ô  pauvre  Icare  aussi, 

Une  grand'  part  en  ce  grand  œuvre-ci. 

Si  la  douleur  ne  l'eust  point  empesché. 

Là  par  deux  fois  le  père  avoit  tasché 

De  feindre  en  or   ce  malheur   inhumain, 

Deux   fois   tomba    la   paternelle   main, 

Bref  les  Troyens   se  fussent  mis  adonq' 

A  contempler  ces  portraits  tout  au  long, 

Sans  l'arriver  de  Sibylle,   et  d'Acate 

Sibylle  estoit  la   prestresse   d'Hécate, 

Et  d'Apollon,   Glauque  fut   père  d'elle, 

Et  par  son  nom  Deiophebe  s'appelle. 

Ceste   saison,    dit-elle    au   prince   Enee, 

A  ces  portraits  ne  veut  estre  donnée, 

Il  vaudroit  mieux  des  indomtez  troppeaux 

Sacrifier  maintenant  sept  taureaux. 

Avec  autant  de  brebis  impoluës 

Selon  la  loy  du  sacrifice  eleuës. 

Après  ces  mots  promptement  on  se  dresse 

Au   sacrifice  enjoinct  par  la   prestresse 

Qui   les   Troyens  appelle  en  ce   gand   temple 
Cave  au  flanc  d'un  rocher  large  et  ample 
En  forme  d'antre,  à  cent  huis  et  obstacles, 
Qui  par  cent  voix  respondent  ses  oracles. 

On  estoit  jà  sur  le  sueil,  quand  tout  haut 

La  vierge  dist    :  c'est  maintenant  qu'il  faut 


1^2  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE   J.    DU   BELLAY 

Du  fort  futur  la  response  obtenir    : 
Voicy  le  Dieu,  voicy  le  Dieu  venir. 
Criant  ainsi  au  devant  de  la  porte. 
Sa  face  n'eust  les  traits  de  mesme  sorte, 
Ny  mesme  teint   :  ses  cheveux  hérissez 
Dessus  le  chef  ne  se  tindrent  pressez. 
Ains  sa  poitrine  haletante  de  rage 
Horriblement    lui    grossit    le   courage. 
Ceste  fureur  plus  grand'  forme  luy  donne, 
Rien  de  mortel  sa  langue  plus  ne  sonne, 
Lorsque  le  Dieu   en   sa  poitrine  enflée 
Sa  Deité  de  plus  prez  eut  soufflée. 

Prince  Troyen  (elle  s"escrie  adonc) 
Fais-tu  ici,  fais-tu  ici  le  long 
A  présenter  prières  et   offrandes  ? 
Tu  ne  verras  béer  les  portes  grandes 
Et  la  maison  espouvantable  à  voir, 
Si  paravant  tu  n'as  faict  ton  devoir. 
Elle  se  teut,  ayant  ainsi   parlé    : 
Soudain   aux  os  des  Troyens  est  allé 
Un  froid  tremblant,  adonc  le  Roy  s'incline, 
Priant  ainsi  du   fond  de  sa  poitrine    : 

Phœbus  tousjours    aux  Troyens  pitoyable, 
Phœbus,  qui  fus  à  Paris  favorable, 
Lorsque  sa  main  (la  tienne   ayant   pour  guide) 
Darda  ses  traits  dans   le  corps  d'Eacîde, 
Par  tant  de  mers,  qui  grandes  isles  font, 
Tu    m'as  guidé   d'Afrique  au   plus   profond, 
Au  plus  profond  des  sablonneux  danger-, 
Par  tant  de  flots  et  peuples  estrangers, 
Finablement  nous    touchons    l'Italie 
Fuyant'  de  nous.  Icy  je  te  supplie, 
Soit  arresté  notre   sort  odieux. 
Vous  tous  aussi,  ô  Déesses,  ô  Dieux, 
Ausquels  fascha  d'Ilion    l'excellence, 
Et  des  Troyens  la  superbe  vaillance, 
C'est   bien    raison   désormais  qu'on  ottroye 
Quelque  pardon  à  la  race  de  Troye. 
Et  toy  qui  as  par  divine  puissance 
Du  sort  futur  certaine  cognoissance, 
(Puisque  mon  sort  ces  lieux  me  prédestine) 
Dy,  si  je  doy  en   la  terre  Latine 
Prendre  repos,  avec  les  deitez 
Des  Dieux  Toryens  si  longtemps  agitez. 

De  marbre  dur  maint  temple  édifié 
Sera   par  moy   à  Phœbus  dédié. 


LE     SIXIEME     LIVRE     DE      L  ENEIDE  133 

Et  à  sa  sœur  :  je  rendray  éternelle 

Entre  les  miens  la  feste  solennelle 

De  ce  grand  Dieu  :  maints  grands  secrets  aussi 

T'attendent  jà  en  ces  terres  ici  ; 

Car  à  ma  gent  tes  forts  j'establiray 

0  bonne  Vierge,  et  si  je  t'esliray 

Les  prestres  saincts  de  tes  grandes  merveilles, 

Ne  commets  donc  tes  oracles  aux  fueilles. 

Que  çà  et  là  ne  s'en  volent  brouillez 

Comme  jouets  du  vent  esparpillez, 

Chante-les  moy  toy-mesme,  je  te  prie. 

Ici   se  teut.   Mais  pleine  de  furie 
La    grand'prestresse    impatiente    enrage 
Par  la  caserne   :  et  d'autant  que  la  rage, 
Qui  l'aiguillonne,  elle  veut  surmonter, 
D'autant  plus  fort  elle  se  sent  dompter 
Le  cœur  despit,  et  le  parler  félon, 
Rangez  par  force  au  plaisir  d'Apollon. 
De  leur  bon  gré  les  cent  portes  s'ouvrirent, 
Et  parmi  l'air  les  oracles  s'enfuirent. 

O  toy  sauvé,  dit  la  fatale  voix, 
Des  grands  dangers  de  la  mer  (mais  qui  dois 
D'autres  plus  grands  estre  agité  encores 
Dessus  la  terre)  oste  le  soin  qui  ores 
Livre  ton  cœur,  car  tes  Dardaniens 
Seront  conduits  aux  champs  Laviniens    : 
Mais  ils  voudroyent  quelquefois  en  ces  terres 
N'estre  venus,  Guerres,  horribles  guerres 
Je  voy  desja,  et  le  Tybre  escumeux 
De  sang  humain  tout  bouillant  et  fumeux. 
Là  Simoïs,  Xanthe,  et  le  camp  Grégeois 
Ne  defaudront,  quelque  part  où  tu  sois. 
Un  autre  Achille  y  est  jà  destiné 
Qui  est  aussi  d'une  Déesse  né. 
Et  puis  Junon  des  Troyens  adversaire 
N'y  faudra  pas.   Lors  en  si  grand'affaire 
Et  au  plus  fort  de  tes  nécessitez, 
A  quelles  gens,  ou  Latines  citez 
Ne  prendras-tu  humblement  ton  addresse  ? 
Une  autre  espouse  encores  ton  hostesse, 
Un  autre  lict  encores  estranger 
Te  causeront  cet  extresme  danger. 

Ne  donne  lieu  au  mal  qui  te  menace, 
Mais  t'y  appose  avec  plus  grand'audace 
Que  ne  permet  ta  contraire  adventure 
De  ton  salut  la  premire  ouverture 
Chose  qui  t'est  à  croire  difficile, 


1^4  ŒUVRES     COMPLÈTES      DE   J.      DU     BELLAY 

Te  doit  venir  d'une  grégeoise  ville. 

Apres  ces  mots  sortans  du  sacré  lieu. 
La  grand'Cumee  et  prestresse  du  Dieu 
Par  l'antre  noir  chante  doutes  horribles 
Et  retentit  de  muglemens  terribles, 
Enveloppant  l'obscur  au  véritable. 
Avec  tels  freins  la  vierge  espouvantable 
Est  par  la  main  d'Appollon  façonnée 
Et  coup   sur  coup  au  cœur  espoinçonnee. 
Incontinent  que  la  rage  passa 
Et  quel  horreur  de  sa  bouche  cessa, 
Le  grand  Enee  ainsi  luy  fait   responce  : 

Ton  saint  parler,  ô  vierge,  ne  m'annonce 
Rien  de  nouveau  :  car  ains  qu'ici  venir, 
J'ay  discouru   tous  ces  maux  advenir 
Je   te  requiers  seulement  une  chose  : 
Puis  que  d'enfer   la  grand'porte  desclose 
Se  trouve  ici,   où  le  triste  Acheron 
Son  noir  palud  regorge  à  l'environ. 
Me    soit    permis    dessous   ces   obscurs   lieux 
De  mon  cher  père  aller  devant  les  yeux. 
Monstre  la  voye,  et  descouvre  l'entrée 
De  cest  enfer  à  la  porte  sacrée. 
Je  l'ay  sauvé  sur  ces  espaules  ci 
De  mille  feux  et  traicts  suivans  aussi, 
Hors  de  danger  moy-niesme  je  l'ay  mis 
L'ai    le   milieu  des  scadrons  ennemis. 
Ce  bon  vieillard,  compagnon  de  ma  fuite, 
Comme  le  ciel,    ((mire   la   mer  despite 
Avecques  moy  toujours  se  defencïoit 
Outre  ses  ans,  voire  et  me  commandoit 
En  me  priant  de  venir  quelque  jour 
Dévotement  visiter  ton  séjour 

Te  plaise  donc,  ô  vierge,  à  ma  prière 
Avoir  pitié  et   du  fils  et  du  père. 
Car  tu  peux  tout  :  et  la  Royne  infernale 
N'a  mis  en  vain   la  forest  Avernale 
Entre  tes  mains.  Si  le  prestre  ancien 
Par  les  accords  du  lut  Threicien 
Peut  de  sa  femme  impetrer    le  retour    : 
Si  Pollux  meurt  pour  son  frère  à  son  tour, 
Et  tant  de  fois  repasse  un  mesme  port  : 
Quant   à   Thesee,  et  Alcide   le   fort, 
Qu'est-il  besoin    de  te  les  reciter? 
Je  suis,  comme  eux,  du  sang  de  Juppiter. 

Ainsi   prioit,    embrassant  les  autels 
O  fils  d'Anchise,  et  sang  des  immortels 


LE     SIXIÈME     L1VKE     DE      LENEIDE  135 

(Dist-elle  aduiic)  la  descente  d'Averne 
Est  bien  facile,  et  si  est  la  caverne 
Du  noir  Pluton  béante  nuict  et  jour  : 
Mais  resortir  de  cest  obscur  séjour, 
Et   voir  encor  la  clarté  souveraine 
De  nostre  ciel,  là  gist  l'œuvre  et  la  peine. 
Ceux  qui  jadis  un  tel  pouvoir  ont   eu, 
Ce  sont  ceux-là,  que  l'ardente  vertu 
Ou  le  bon   Dieu  a  eslevez  aux  cieux, 
Mais  ils  sont  peu,  et  de  race  des  Dieux. 
Car  le  milieu  du  sentier  Avernal 
Est  plein  de  bois,  et  le  trouble  canal 
Du  noir  Cocyt    à  l'entour  va  coulant. 
Mais  si  tu  as  désir  si  violent, 
Que  de  passer  deux  fois  l'eau  Stygienne 
Et  voir  deux  fois  la  nuict  Plutonienne, 
St  tu  te  plais  en  si  pénible  affaire, 
Enten  premier  ce  qu'il  te  faut  parfaire, 
Un  rameau  souple  en  fueillage  doré, 
Qu'à  Proserpine  on  dit  estre   sacré, 
D'une  forest  au  plus  profond  se  cache 
Dans  un  grand  chesne  :  or  faut-il  qu'on  l'arrache, 
Quiconque  veut  en  la  caverne  entrer 
Et  au  secret  des  enfers  pénétrer, 
Ce  riche  don  Proserpine  la  belle 
Se  fait  porter    :  et  sa  nature  est  telle, 
Que  l'un  cueilli,  un  autre  naist  encore, 
Qui  de  métal  semblable  se  redore, 
Cerche  le  donc,  maintenant  bas  et  haut. 
L'ayant  trouvé  pren-le  ainsi  comme  il  faut, 
Avec^  la  main   :  car  ce  rameau  sacré, 
Sans  autre  effort  te  suivra  de  son  gré, 
Si  le  destin  t'y  appelle    :  autrement 
Tu  ne  l'auras  par  force,  ou  ferrement. 
Outre  ceci,  le  corps  d'un  ami  tien 
Souille  tes  nefs  (helas  tu  n'en  scais  rien). 
Pendant  qu'ici  tu  demandes  conseil, 
Et  que  tu  vas  musant  à  nostre  sueil. 
Premièrement  donne-luy  donc  la  terre, 
Et  mets  son  corps  sous  la  funèbre  pierre, 
Fay   sacrifice    aussi    de  brebis  noires, 
Ces  choses  soyent  tes  premiers  purgatoires, 
Ainsi  pourras  voir   les  bois,  et   les  lieux 
Qui  des    vivans    sont  incognus    aux  yeux. 
Ces  mots  finis,   sa  bouche  elle  pressa. 
Enee  adonc,  qui  l'oeil  triste  abaissa 
Laisse   la   grottte   et    discourt   au    dedans 


1$6  ŒUVRES      COMPLÈTES      DE  J.      DU     BELLAY 

De  son  esprit  maints  douteux  accidens, 

Acate  y  est,  qui  accompagne  aussi 

Fidèlement  ses  pas  et  son  souci  : 

De  maint   propos  ce  couple   devisoit, 

Quel   ami  mort    la   prophète  disoit  : 

Quel  corps    estoit  à  mettre   en  sépulture, 

Et  sur  ce  point  ils  vont  voir  d'aventure 

Dessus  le  fer  de  la  rive  prochaine 

Misene    occis    d'une  mort  inhumaine  : 

L'Eolien  Misene,    souverain 

A  émouvoir  les  hommes  par  l'airain, 

Et  allumer  aux  cœurs  des  fiers  soldars 

Par   ces    chansons   la  fureur  du  Dieu    Mars. 

Cestuy  jadis  fut   compagnon  d'Hector, 
D'Hector  le    Grand,    et  si    portoit    encor, 
Lorsqu'on  donnoit  des  batailles  le  signe, 
Fort  bravement  la  hache  et   la  buccine. 
Après  qu'Achille  eut  desfait  cestuy-là 
De   vaillant  homme    adoneques   s'en  alla 
Devers  Enee,  et  a  quelque  autre  moindre 
Pour  compagnon  ne  se  voulut  point  joindre. 

Mais  de  malheur,  pendant  que  sur  la  mer, 
Voulant  les  Dieux  à  la  guerre  animer, 
11   fendoit    l'air   de   sa   coquille   creuse, 
Triton  le  prit  dedans  l'onde  escumeuse 
Entre  des  rocs,  et  luy  fit  par  envie 
(S'il  est  croyable)  ainsi  perdre  la  vie. 

Les   Troyens  donc  ce  corps  mort  gemissoyent, 
Et   d'un  grand  bruit  tout  autour   fremissoyent, 
Mais  par  sur  tous  le  pitoyable  Enee, 
Lors  en  pleurant,   ceste  tourbe  estonnee 
Haste  l'office  enjoint  par  la    Sibille. 
D'arbres    couppez,   pour    la   funèbre   pyle, 
A  qui  mieux  mieux  on   dresse   un   grand    apprest 
On  va  dedans  une  antique  forest, 
Profond  séjour  des  dangereuses  bestes. 
Des  pins  gommeux  les  plus  superbes  testes, 
Tombent  par  terre,  et  l'yeuse  gémissant 
A  haute   voix  se  plaint   du   fer  blessant, 
On   rue   à  bas  les  gros  chevrons  de  fresne, 
On  fend  de  coings  le  bien  esclattant  chesne, 
Et  le  grand  orme  ami  de  la  montaigne 
Tombe  en  roulant  au  bas  de  la  campaigne 

Enee  aussi    des    premiers    à   l'ouvrage 
Aux  compaignons  donne  force  et  courage, 
Tenant  en  main  les  mesmes  ferremens  : 
Puis   regardant   en  tristes  pensemens 


LE     SIXIÈME     LIVRE     DE      l'eNEIDE  *37 

La  grand'forest,  oh  !   (dit-il)   si  nos  yeux 
Descouvroyent  or'ce  rameau  pTecieux 
Parmi   l'obscur  d'une  ombre   si   espesse ? 
Puisqu'ainsi   est    (helas)    que  la  prestresse 
De  toy,   Misene,   a  trop  bien    deviné. 
Ce  mot  estoit  à  peine  terminé 
Quand  devant  luy  voici  deux  colombelles 
Venir  du  ciel,  qui  à  pareilles  ailes 
Se  vont  planter  sur  la  belle  verdure, 
Lors  ce  grand  Roy  voyant  telle  aventure, 
Cogneut  soudain  les  oyseaux  de  sa  mère 
Et  tout  joyeux,  fit  ainsi  sa  prière. 

Conduisez   moy,   s'il   y  a  quelques    sentes, 

O  saincts  oyseaux,  et  adressez  mes  plante*. 

Par  vostre  vol,   dedans  le  bois  sacré. 
Me  descouvrant    le   beau  fueillard  doré 
De  ce  rameau  qui  la  fertile  terre 

De   son  ombrage  heureusement   enserre  : 

Lt  toi  aussi,  ô  ma  mère  Déesse, 

En  ces  chemins  où  fortune  m'addresse, 

Je  te   supply,  ne  m'abandonne  pas. 

Disant  ces  mots,  il  arreste  ses  pas, 

Considérant    quels   signes    annonçoycnt 

Par  leur  voler  ces  oyseaux  qui  paissoyent, 

Et  quelle  part  ils  s'en  voudroyent  aller. 

Eux  aussi  loin  se  prindrent  à  voler, 

Comme  les  yeux  de  ceux  qui  les  suyvoient, 

Du  plus  aigu  remarquer  les  pouvoyent. 
Or  estoyent  ils   arrivez   à  grand'peine 

Aux  bords  d'Averne  à  la  puante  aleine, 

Que  vers  le  ciel,  d'un  plein  vol  se  haussèrent, 

Et  puis  en  l'air  plus  serain  s'abbaisserent, 

Joyeusement  pliant  l'une  et   l'autre   aile 

Dessus  le  tronc  de  nature  jumelle, 

Où  treluisoit  d'une   couleur  diverse 

Un  rayon  d'or,  qui  les  fueilles  traverse. 

Tel,  comme  on  voit  au  temps  de  la  froidure, 

Le  guy  prenant   aux  forets   nourriture. 

Se  reverdir  d'une  branche   nouvelle 

Qui  n'est  pourtant  à  l'arbre  naturelle  ; 

Et  s'enlacer  d'un  fueillard  jaunissant 

Autour  du  tronc  en   rondeur  finissant. 

Dans  l'arbre  espez  cest  or   ainsi  brilloit, 

Sa  fueille  ainsi  d'un  doux  vent  petilloit. 

Enee  alors,  d'un  convoiteux  désir 
De  ce  rameau  se  va  souda. n   saisir, 
Non  sans  un  peu  s'efforcer,  et   sur    l'heure 


13^  ŒUVRES     COMPLÈTES     DE  J.      DU     BELLAY 

Le  porta  au  lieu,   où  Sibille  demeure. 

En   cependant  la   grand'tourbe   Troyene 
Pleuroit   tousjours   le   trespas  de   Misene 
Sur  le  rivage,  et  s'efforçoit  de  rendre 
L'honneur   dernier    à  son   ingrate   cendre. 

Premier  ils   ont   un    grand    amas  dressé 
D'arbres  gommeux,  et  de  chesne  entassé 
De  noirs  fueillards  l'entourant  près  à   près, 
Puis    eslevant  des   funèbres   cyprès, 
Ornent  le  haut  de  maints  harnois  qui  font 
Grande  lueur.    Pendant  les  autres  vont 
Puiser  de  l'eau  dedans  l'airain  bouillante  : 
Et  sur  le  feu  par  onde  tressaillante  : 
Puis  vont    laver,   et   joindre   doucement 
Les  membres  froids  :  un  grand  gémissement 
Se  fait  par  tout,  et  après  tout  ce  deuil 
Le  corps  pleuré  fut  mis  dans  le  cercueil  : 
Et    au-dessus    maints    riches    vestemens, 
Du  trespassé  les  cognus  ornemens. 

Les  autres  vont  portant  la  grande  chasse 
Triste  service,   et   destournant    la   face, 
Comme  aux  prochains  est  chose  accoutusmee, 
Tiennent  dessous  une  torche  allumée. 
On  rue  au  feu  viandes  amassées, 
Huiles,  encens,   et   couppes    renversées 
Sur    le    corps  mort  puis   la    flamme  cessant, 
Et  la  matière  en  cendre  s'abbaissant, 
On  abbreuva   les    cendreuses    flammesches 
De  vin  coulant  sur  les  reliques  seiches. 
Lors  Corinee  a  choisi  quelques  os 
Qui    d'un   vaisseau  d'airain  furent  enclos, 
Luy  mesme  encor  d'une  saincte  rochee 
Trois  fois  en    rond    a    la    trouppe    arrousee, 
En   secouant  une  branchette  vive 
De    la  fertile  et  bienheureuse  Olive, 
Puis  en  purgeant  le  peuple  çà  et   là, 
Les  derniers  mots  finablement  parla. 

Mais  le  bon  Roy  sur  les  cendres  àsseit 
Un  grand  sepulchre,  et  avec  elle  meit 
Armes  trompettes,   et   aviron  de  l'homme, 
Sous    un  haut  mont,    qui    Misene  se    nomme, 
Tenant  encor  de  là  ce  beau  surnom 
Qui  de   Misene  éternise  le  nom. 
Ceci  parfait,  il   despesche    l'affaire, 
Que  la  Sibille  avoit  enjoint  de  faire. 
Là  se  trouva  une  grand'fosse  creuse, 
Dont    l'ouverture    horriblement     pierreuse, 


LE     SIXIÈME     LIVRE     DE      L'ENEIDE  1 39 

D'un  noir   palud  cstoil   en\ ironnee, 

Et  çà  et  là  d'ombrage   cntournee, 

Où   nul    oyseau  impuni  ne  passoit 

Par  le  dessus,   telle  odeur  s'eslançoit 

Du  noir  gozier,  dont  la   mortelle  peste 

Corrompoit  l'air  de  la  voûte  céleste, 

Ce  fut  pourquoy  ceste  ombreuse  caverne 

Receut   de    Grecs  le  triste  nom   d'Averne. 
Premièrement,    au  bord  de   ce  manoir 

Quatre  taureaux,   dont  le  dos    estoit   noir, 

Furent    conduits.    Le   ministre  divin 

Dessus  le  front  leur  espanche  du  vin. 

Puis  arrachant  le  dur  poil  de  leur  teste, 

Du  feu  sacré   les   premiers   dons   appreste. 

Huchant  Hécate,   et   sa    deité    grande. 

Qui  dessus  terre,   et  sous    terre  commande. 
Les  autres  vont  supposer  les  cousteaux 

Et  recevoir   dedans  larges  vaisseaux 

Le  tiède  sang  de  la  gorge  couppee. 

Enee   mesme   occit   de    son  espee 

Une  brebis  à  la  noire  toison, 

Pour  honorer  la  nocturne  saison. 

Et   sa  grand'sreur,   d'une  vache  brehaigne. 

Il  t'honora,  de  Pluton  la  compaigne  : 

Puis  commença,  d'un  nocturne  service, 
Au  Roy  d'enfer  le  dernier  sacrifice. 

Luy  consacrant    sur    les  flammés    huilées, 

Des  gras  taureaux  les  entrailles  grillée-. 

Voici  adonc,  un  peu  devant   le   jour, 

Mugler    la  terre  et  trembler  tout    autour 

Les  grands  forests,  on  vit  à  ceste  fois 

Les  chiens  huiler  en  nocturnes   abbois, 

Jà  s'approchant  l'infernale   Déesse. 

Arrière,  arrière,  escria  la  prestresse, 

Vous   qui  encor  n'estes  prestres  des    ]  )ieux, 

Et  n'approchez  du  Bois  devoticux. 

Toy  pren  la  voye   aux   Enfer-   conduisant, 

Et  tire  hors  ton  glaive  trèsluisant. 

Ores,  Enee,  il   faut   avoir  bon  cour. 

Ores  ne  faut,  que  l'on  tremble  de  peur, 

Disant   ces  mots,  la  vierge   s'avança, 

Et  furieuse  en  l'antre  se  lança  : 

Luy,  qui   la  suit  par   ceste   obture   voye, 

A  pas  égaux  bravement  la  costoye. 
Dieux  des  Enfers,   et   vous  paisibles  ombres, 
Toy  vieil  Caos,  et  vous  visages  sombres 
De    Phlegeton,   ne    me    -oit    défendu 


140  ŒUVRES     COMPLETES     DE  J.      DM     BELLAY 

De  raconter  ce  que  j'ay  entendu  : 
Permettez-moi,  descouvrir  le  bas  monde, 
Et  les  secrets  de  la  terre  profonde. 

Parmi  l'horreur  des  images  ombreuses 
Par  le  désert  des  maisons   ténébreuses, 
Et  par  le  vague,  où  jamais  il  ne  luit 
Ils  cheminoyent  sous  l'éternelle  nuict  : 
Comme  Ion  va  sous  une  lueur  brune 
Par  les  forests,  au  decours  de  la  Lune, 
Quand  Jupiter  couvre  d'ombre  les  cieux, 
Et  la  nuict  rend  tout  obscur  à  nos  yeux. 
Devant  le  porche,  et  la  gueule  première 
Du  noir  séjour,   avoyent  fait  leur  litière 
Les  triples  Pleurs,  les  Soucis  punissans, 
Et  ce  qui  rend  les   membres    pallissans, 
Là  fut  Vieillesse  à  la  soigneuse  chère 
La  Peur,    la  Faim,    mativaise   conseillère 
La  Pauvreté  de  crasse  toute  plaine, 
(Horreur  à  voir)  puis  la  mort,  et  la  peine, 
Les  vains  Plaisirs  là-dedans  tiennent  fort, 
Et  le  Sommeil  le  germain  de  la  Mort, 
De  l'autre  part  est  la  Guerre  homicide, 
Les  licts  de  fer  de  la  troppe  Eumcnide, 
Discorde    foie   en    tresses   recueillant 
Ses  longs  serpens  sous   un   fronteau  sanglant. 

D'un  grand  vieil  Orme  au  milieu  se  respandent 
I   ."s  longs  rameaux,  et  les  vieux  bras,  où  pendent 
Sous  chaque  feuille  un  million  de  songes 
Pleins  (comme  on  dit)  de  fables  et  mensonges  : 

Là  sont  encor  monstres  de  toutes  sortes  : 
Les  Mi-chevaux  s'establent    dans  les  portes, 
Accompaignez  des  Scylles  à  deux  formes  : 
Ici  encor  sont  les  cent  bras  difformes 
De  Briaree,  et  la  beste  de  Lerne 
Sifflant  horrible,    est  en  ceste  caverne, 
Ceinte  de  feux  la  chimère   est    ici, 
Là   peut-on    voir  les   Gorgonns  aussi   : 
Encor  y  est   maint'  harpie   affamée, 
Et  de  trois  corps   une  image  formée. 

Enee  alors,  qu'une  telle  fureur 
Fit  hérisser  d'une  soudaine  horreur, 
Sacque  à  l'espee,  et  contre  la  venue 
De  ces    esprits,  offre  la  pointe    nue*  : 
Et  n'eust  esté,  que  sa  prudente  guide 
L'admonestoit,   dessous  l'image   vuide 
D'un  air  sans  corps,  ces  âmes  voleter, 
H   s'en  nlloit   encontre  elles  jetter  ; 


LE     SIXIEME     LIVRE     DE      L  ENEIDE  14I 

Et  çà  et  ià  eust  avecque  le  fer 
Batu  en  vain  les  fantômes  d'enfer. 

Passant  plus  outre,  ils  vont  trouver  la  fente, 
Qui  est  au  port  d'Acheron  conduisante, 
Là  fut  un  gourd  plain  de  fange  et  de  bourbe, 
Qui  son  eau  trouble  horriblement  recourbe, 
En  bouillonnant  d'un  gouffre  espouvantable, 
Qui  en  Cocyt  regorge  tout  le  sable. 

Sur  ce  rivage  un  passager  estoit 
Crasseux,   hdeux,  qui  la  face  portoit 
De  barbe  blanche  espessement  couverte  : 
Seux  yeux  flamboyent,  d'une  paupière  ouverte  : 
Son  vil  habit  des  espaules  pendoit, 
Avec  un  cœur  luy  les  ombres  guidoit 
Et  d'une  verge,  et  d'une  voile  aussi, 
Dans  son  basteau  de  rouille  tout  noirci. 
Dcsjà  chenu,  mais  bien  qu'il  soit  vieillard, 
Sa  deité  le  rend  verd  et  gaillard, 
Toute  la  foule,  et  grand1  tourbe  des  âmes 
Se  rendoit  là  :  les  Seigneurs,  et  les  Dames, 
Et  les  esprits  des   vaillans  Demi-dieux, 
Vierges,  enfans,  et  ceux-là,  que  les  yeux 
De  père  et  mère  ont  veu  blanchir  en  cendre, 
Autant  qu'on   voit  en  automne  descendre 
Au  premier  froid,  de  feuilles  avallees  : 
Ou  que  l'on  voit  sur  les  plaines  salées 
S'emmonceller  de   tourbillons  d'oiseaux, 
Lorsque  l'hiver  outre  les  grandes  eaux 
Les  va  chassant  aux  campagnes  ouvertes, 
Qui  au  soleil  sont  les  plus  descouvertes. 
Chacun   prioit   estre  du  premier  port 
Et   d'une   ardeur   d'atteindre    à   l'autre   bord 
Tendoit  les  mains  :  mais  ecluy  qui  passoit 
Ores  ceux-ci   ,ores  ceux-là   reçoit 
Tout  renfrongne,  les  autres  repoussez 
Sont  loin  du  bord  sur  la  sable  chassez. 

Enee  adonc,   qui  estonné  se  trouve 
Vierge  (dit-il)  d'où  viennent  à  ce  fleuve, 
Et  que  faut-il  à  ces  esprits,  qui  font 
Un  si  grand  bruit?  d'où  vient  que  les  uns  vont 
Loin  de  la  rive,  et  les  autres  traversant, 
Qui    d'avirons  les  flots    plombez  renversent  ? 
Lors  brevement  la  prestresse  chenue  : 
Fils  d'Anchises,  race  des   Dieux  venue, 
Du  grand  Cocyt  tu  vois  les  eaux  profondes. 
Et  les  maraiz  de  Stygiennes  ondes, 
De  qui  les  Dieux  craignent  tant  de  jurer 


J-P  ŒUVRES      COMPLÈTES      DE   J.      DU     BELLAY 

La  deité,  et  de   se  parjurer, 

Tous  ces  esprits,  c'est  une  pauvre  bande 

Que  le  repos  du  sepulchre  demande  : 

Ce  passeur  là  est  appelé  Caron  : 

Les  enterrez  traversent  Acheron  : 

Il  n'est   permis  que   sur  l'horrible  rive 

Parmi    ces  flots  enrouez   on  arrive, 

Que  paravant  les  ossemens  enclos 

Sous  le  tombeau  ne  gisent  en  repos  : 

Et  cependant  les  âmes  vagabondes 

Volent  cent   ans  à  l'entour  de  ces   ondes, 

Finalement,  en  la  barque  tirées, 

S'en  vont  revoir  les  eaux  tant  désirées. 

Le   fils  d'Anchise   alors  s'arreste   là, 
Songeant,  rêvant,  de  grand'pitié  qu'il  a  : 
Et  en  pensant  à  si  triste  avanture, 
Il  en  voit  deux  privez  de  sépulture, 
Qui  compaignons  à  la  fuite  de  Troye 
Hommes  et  nefs  furent  donnez  en  proye 
Aux   flots  venteux  de  l'eau  qui  le  surmonte  : 
L'un  fut  Lencaspe,  et  l'autre  fut  Oronte, 
Qui   conduisoit  la  Lycienne  flotte. 

Voici  venir  Palinur  le  pilotte, 
Qui  peu  devant  au  retour  de  Lybie, 
Lorsque   soigneux    les  astres   il   espie, 
Fut  de  sa  nef  renversé  dedans   l'onde. 
Enee  à  peine  en  cette  nuict  profonde 
L'entrevoyant  :  quelle  céleste  injure 
Te  fit  noyer  (dit-il)  ô  Palinure, 
Et  qui  t'osta  n'agueres   à  nos  yeux  ? 
Dy  hardiment,  lequel  est-ce  des  Dieux, 
Car  Apollon,  duquel  auparavant 
N'avoy  trouvé  l'oracle  décevant, 
M'a  seulement   abusé  ceste   fois  : 
Ly   qui  avoit   chanté  que  tu  devois 
Et  des  dangers  de  la  mer  te  sauver, 
Et  sur  le  bord  d'Ausonio  arriver, 
Est-ce  la  foy,  que  l'on  m'avoit  promise? 

Lors  Palinur'  ô  prince  fils  d'Anchise, 
Ni    de  Phœbus  la  fatale  courtine 
Ne  t'a  deçeu  ny  par  la  main  divine 
Dedans  la  mer  noyé  je  ne  fus  pas  : 
Mais  en  tombant  la  teste  contrebas. 
Le  gouvernail,  que   ferme  je  tenois, 
Et  dont  le  cours  des  nefs  je  gouvernois, 
D'une  grand  force  adonqucs  s'arracha. 
Et  avec  mov  dafl§  la  mer  trébucha. 


LE     SIXIÈME     LIVRE     DE      L*ENEIDE  I  43 

La  fière  Mer  j'atteste,  et  jure  ici, 
Que  je  n'eus  point   alors  tant  de  souci 
Pour  mon   salut,  comme  pour  tes   vaisseaux 
Craignant  de  voir  sous  la  fureur  des  eaux 
Ta  nef,  de  guide  et  d'armes  démontée, 
Etre  à  la  fin  des  ondes  surmontée, 

Trois  nuicts  d'hyver  un  vent  impétueux 
Me  transporta  par  les  chants  fluctueux 
De  la  grand  mer,  et  à  peine  au  quart  jour 
Je    descouvray   l'Italien    séjour, 
Dressant  le  chef  sur  le  plus  haut  de  Tonde. 
Lors  peu  à  peu  laissant  la  mer  profonde, 
Devers    le  bord    commençois   à  nager  : 
J'estois  deijà  eschappé  du  danger, 
Si  une  gent  cruelle,  me  voyant 
Tout  degouttoux,    et   èncor'effrayant 
D'une  main  croche  attaindre  le  rocher, 
Avec  le  fer  ne  m'eust  fait  trébucher, 
Ayant  sur  moy  (dont  elle  fut  deceuë) 
De  butiner  espérance   conceuë, 
Ores  mon  corps  sur  les  ondes  séjourne. 
Ores  le  vent  au  rivage  me  tourne. 

Mais  je  te  pry  par  la  douce  lumière 
De  vostre  ciel,  par  l'âme  de  ton   père, 
Et  par  l'espoir  de  ton  croissant,    Iule, 
Toy,  qui  jamais    par  adversité  nulle 
Ne  fus  donté,  que  tu  me  jettes  hors 
De  tant  de  maux,  on  enterre  mon  corps  : 
Car  tu  le  peux.  Quiers  le  port  de  Velie, 
Ou  s'il  y  a  d'ici  quelque  saillie, 
Que  t'ait   monstre   ta   mère  la   Déesse, 
(Car  sans   avoir  quelque  divine  addresse 
Tu  n'entreprens  si  grands    fleuves  passer, 
Et  le  palud  stygien  traverser) 
Tire  sur   l'eau,  d'une   main    secourable, 
Avecque    toy  ce    pauvre   misérable, 
A  fin    au  moins   qu'en  plus  doux  élément 
Je  puisse  mort  reposer  mollement. 
Ces  derniers   mots  Palinur'   avoit  dit, 
Quand  la  prophète  ainsi   luy  respondit  : 
Quelle   fureur,   Palinurc,    te  poingt, 
Toy  cpii   l'honneur  du  sepulchre  n'as  point  : 
Iras-tu  voir  les  Stygiens  rivages, 
Et    l'onde    triste  aux    infernales  rages 
Entreprens-tu  sans  congé  de  passer 
A  l'autre  bord  ?  Or,   cesse  de  penser 
Que  les  destins  des;  Dieux,    à  ta  prière, 


144  ŒUVRES     COMPLÈTES     DE  J,      DU     BELLAY 

Puissent  jamais  retourner  en  arrière. 

Mais  entends  bien  ces  mots,  et  t'en   souvienne 

Soulagement  de  la  fortune  tienne, 

Car  tes  voisins,  qui  par  mille  citez 

Fatalement  doyvent  estre  agitez, 

De  ton  trespas  les  obsèques  feront, 

Et  sur  tes  os  un  tombeau  poseront, 

Donnant  au  lieu  par  service  annuel, 

De   Palinur'  le  nom  perpétuel. 

Par   ces  propos  fut  osté  le  souci, 
Et  quelque  peu  de  regret  addouci 
Du  triste  cœur,  la  terre  maintenant 
De  Palinur'  va  le  nom  retenant. 

Eux  vont  suyvant  leur  commencé  voyage 
Et  peu  à  peu  s'approchent  du  rivage, 
Mais  d'aussi  loin,  que  le  vieillard  Nocher 
A  pas  secrets  les  a  veus  approcher 
Parmi  un  bois,  le  premier  il  s'avance, 
Et  par  tels  mots  à  haute  voix  les  tanse  : 

Quiconque  fois,  qui  armé  viens  ici  : 
Parle,  di  moy,  ce  qui  t'ameine  ainsi 
A  notre  port,  et  ne  t'avance  pas 
D'en  approcher  tant  seulement  d'un  pas  : 
Voici  le  lieu  des  ombres,  et  du  somme, 
Et  de  la  nuict  charmant  les  yeux  de  l'homme  : 
Homme  ne  doit  passer  dedans  ma  barque, 
S'il  n'a  passé  par  les  mains  do  la  Parque. 

Je  voudrais  bien  n'y  avoir  autrefois 
Reçu  Thesee,  Hercule,  et  Pirithois, 
Bien  que  des  Dieux  ils  fussent  descendus. 
Et  d'un  pouvoir  superbe  défendus. 
L'un  arracha  du  throsne  de  mon  Roy 
Le  chier  portier  tremblant  d'horrible  effroy, 
Le  mit  au  ceps,  les  autres  tant  osèrent, 
Que  de  la  Royne  au  lict  ils  s'adressèrent. 
Lors  brevement  la  prestresse  d'Anchise  : 

Ne  crains  ici  une  telle  entreprise. 
Paisibles  sont  les  armes  que  tu  vois  ; 
Le  grand  portier  aux  éternels  abbois 
Peut  à  son  gré  de  ses  voix  menassantes 
Espouvanter  les  ombres  palissantes, 
Près  de  son  oncle,  et  sans  peur  de  rapine. 
Peut  demeurer  la  chaste  Proserpine, 
Le  pitoyable  et  magnanime   Enec, 
Qui  est  sorti  de  Troyenne  lignée, 
Au  fond  d'Enfer   descendre  délibère 
Pour  visiter  l'ame  de  son  cher  père, 


LE     SIXIEME     LIVRE     DE      L  ENEIDE  14C 

S'il  ne  te  chaut  d'une  pitié  ai  forte, 
Cognois  au  moins  se  rameau,  que  je  porte, 
(Elle  a  monstre  le    rameau  promptement, 
Qui  se  cachoit  dessous  son  vestement) 
Lors  de  Caron  le  cœur  gros  de  courroux 
Soudainement  devient  paisible  et  doux. 
Ce  fut  assez    :  luy  trouvant  admirable 
Du  sainct  rameau  l'offrande  véritable 
Que  de  longtemps  ce  vieillard  n'avait  veuë, 
Devers  le  port  tourne  sa  barbe  bleue, 
Puis  les  esprits  d'un  long  ordre  arrangez 
Il  a  des  bancs  rudement  deslogez, 
Ensemble  il  met  le  grand  Enee  au  large, 
La  barque  en  a  gémi  dessous  la  charge, 
Et  beaucoup  d'eau  a  pris  à  ceste  fois 
Par  les  partuis  et  jointures  du  bois, 
Finablement  outre  l'onde  arresté, 
Homme  et  prophète  il  met  en  seurcté, 
Sur  le  bourbier  du  limonneux  herbage, 
Qui  jaunissant  croist  au  bord  du  rivage, 
Le  grand  Cerbère,  et  portier  à  trois  teste 
Abboye  ici  trois  horribles  tempestes, 
Tout  renverse  dans  la  caverne  obscure, 
Auquel  voyant  jà  hérisser  la  hure 
De  gros  serpens,  tout  soudain  la  prophète 
Pour  l'endormir   une  souppe  lui   jette 
De  miel,  de  grains,  et  d'herbes  destrempee, 
Cest  enrage  l'a  gloutement   happée 
Tenant  de  faim  ses  trois  gosiers  ouverts, 
Puis  se  veautrant  le  long,  et  de  travers, 
Or'sur  le  dos,  et  ores  sur  le  ventre, 
Se  coucher  à  plat  tout  au  travers  de  l'anfe. 

Estant  ainsi  endormi  le  portier, 
Le  brusque  Enee  occupe  le  sentier 
De  la  caserne,  et  à  l'onde  laissée, 
Qui  au  retour  ne  peut  estre  passée. 
Soudainement  dessus  le  premier  sueil, 
Ils  vont  ouyr  la  complainte  et  le  dueil, 
Les  piteux  cris  et  regrets  gemissans 
Des  enfans  morts  aussi  tost  que  naissans, 
Qui  arrachez  de  la  douce  mammelle 
Furent  esteincts  par  une  mort  cruelle, 
Près  de  ceux-ci  estoyent  ceux,  qui  à  tort 
Sont  condamnez  par  sentence  de  mort. 

Or  ne  sont  pas  les  sièges  des  damnez. 
Sans  quelque  sort  et  jugement  donnez  : 
Minos  qui  a  la  charge  principale 


146  ŒUVRES      COMPLÈTES      DE   J.      DU     BELLAY 

De  la  tortue,  hoche  l'urne  fatale, 
Puis  au  conseil  les  ombres  il  assemble, 
En  s'informant,  ainsi  que  bon  luy  semble, 
Dessus  la  vie  et  crime  des  humains. 
Apres  on  voit  ceux-là,  qui  de  leurs  mains 
Par  desespoir,  et  morts  non  méritée-). 
Ont  jette  là  leurs  âmes  despitees. 
O  combien  doux  ceux-ci  trouveroyent    ores 
Nos  durs  travaux,  et  pauvretez  encores  ! 
Mais  les  destins,  et  l'onde  lamentable 
Du  grand  Palud,  qui  n'est  renavigable, 
Et  Styx  qui  fait  neuf  courses  à  l'entour, 
De  ces  esprits  empesche  le   retour. 

De  toutes  pars  se  descouvrent  ici 
Les  champs  de  pleur,  on  les  appelle  ainsi  : 
Là,  peut-on  voir  ceux  que  l'amour  cruel 
D'un  long  venin,    lent   et   perpétuel, 
Souloit  ronger  marchant  à  pas  secrets 
Par  les  sentiers,  que  les  Myrtes  sacrez 
De  tous  costez  couvrent  l'obscure  nuict. 
L'amour  encor  après  la  mort  les  suit. 
Ici  Procris,    ici    Phèdre    il   rencontre, 
Ici  la  triste  Eriphile,  qui  monstre 
Les  coups  receus    par   la  dextre  cruelle 
De  ^on  fils  mesme.  Evadne  est  avec  elle, 
Pasiphe  aussi  en  la  mesme  campaigne 
Laodomic   avoit   pour    sa  compaigne. 
Le  jadis  homme,  ores  femme,  Cenee, 
Et  par  sa  mort  derechef  retournée 
Au  premier  poinct  de  sa  forme  ancienne, 
Se  monstroit  là.   Didon  Phénicienne  ; 
Sanglante  encor,  avecques  ceste  bande 
Alloit  errant  par  une  forest  grande. 

Incontinent  que  le  prince  de   Troye 
La  recogneut  par  ceste  ombreuse  voye, 
Comme  quelqu'un  voit  la  Lune  cornue, 
On  pense  voir  au  travers  de  la  nui:. 
Il    fut  touché  d'un    amour  addouci. 
Et  en  pleurant  se  prit  à  dire  ainsi   : 

Celuy  qui  fut  de  ta  mort  messager, 
Povre  Didon,  n'estoit  donq'  mensonger 
Celuy  qui  dit  que  tu  avois  la  vie 
Avec  le  fer  à  toymesme  ravie  : 
Las  je  te  fis  ceste  mortelle  injure    : 
Mais  par  les  Dieux,  par  les  astres  je  jure. 
Et  si  la  foy  jusqu'aux  enfers  arrive, 
Qu'outre  mon  gré  je  party  de  ta  rive. 


LE     SIXIÈME     LIVRE     DE      l' ENEIDE  I   |, 

Le  vueil  des  Dieux  qui  or  parmy  tes  ombre», 

Parmy  ces  lieux  qui  sont  reclus  et  sombres, 

Et  par  la  nuict  ténébreuse  me  font 

Cercher  d'enfer  le  séjour  plus  profond, 

Me  força  lors  et  ne  pouvois  penser 

Que  mon  départ  me  deust  tant  offenser  ! 

Je  te  supply,  arreste  un  peu  tes  pas, 

Et  de  nos  yeux  ne  te  desrobe  pas. 

De  qui  fuis-tu  ?  escoute  un  peu  ma  voix, 

Je  parle  à  toy  pour  la  dernière  fois. 

Pendant  qu'Enee  avec  propos  si  doux 

La  consolait,  elle  ardant  de  courroux 

Se  destournoit,  de  travers  l'aguignoit, 

Et    l'œil    fiché    contre  terre  tenoit 

Moins  qu'un  caillou  son  cœur  est  addoucy 

Ou  de  Marpese  un  rocher  endurcy. 

Finablement,  de  grand  despit  quelle  a. 

Se  tuurne  court,  et  en  fuyant  de  là 

Sous  un  vieux  bois   s'en  va  toute  faschee 

Trouver  encor  son   ancien  Sichee, 

Qui  respondoit  à  ses  affections 

En  fort  égal  de  mesmes  passions. 

Enee  aussi,   qui  moins  tritste  n'estoit 

De  tant  d'ennuis,  qu'à  tort  elle  portoit, 

Faisant  de  loin   ses  larmes  devallcr, 

D'un  oui  piteux  la  regardait  aller. 

De  là,  suyvant  leur  chemin  entrepris», 

Ils  tenoyent  jà  les  champs,  qui  des  esprits 

Des  bons  guerriers  aux  armes  tant  vantez 

Sont  les  derniers  secrettement  hantez. 
Ici  Tidé  se  voit  parmy  la  troppe, 

Et  là  se  voit  le  vaillant  Parthenope, 

Ici  l'esprit  d'Àdraste   pallissant    : 

Ici  encor'  il  voit  en  gémissant 

Des  bons  Troyens  tant  regrettez  sur  terre, 

Et  accablez  sous  le  fais  de  la  guerre, 

L'n  long  scadron  :  Glauque,  et  Medonte  encor' 

Et  Thexsiloq',  les  trois  fils  d'Antenor, 

Là  fut  aussi  le  prestre  de  Cerés 

Dit  Polybete  :    Idé  venoit   après 

Tenant  encor'  et  son  char  et  ses  armes  ; 

Autour  d'Enee  estoyent  tous  ces  gendarmes, 

Et  ne  suffit  l'avoir  veu  seulement, 

Chacun  y  veut  rester  plus  longuement. 

De  l'aborder  chacun  se  met  en  peine, 

Chacun  désire  entendre  qui  le  meine. 

Mais  des  Grégeois  les  chefs  de  plus  haut  nom 


148  ŒUVRES     COMPLÈTES     DE  J.      DU     BELLAY 

Et  les  scadrons  du  prince  Agamernnon 
Parmi   l'obscur  des  ombres  avisant 
Ce  grand  guerrier  au  harnois  reluisant, 
Les  uns  tremblans  d'une   peur  estonnee 
Soudainement  ont  l'espaule  tournée, 
Comme  jadis,  quand  ils  prindrent  la  fuite 
A  leurs  vaisseaux  autres  à  voix  petite 
Veulent  crier  :  la  clameur  commencée 
Fraude  en  béant  leur  craintive  pensée. 

Là  Deiphobe  il  apperçoit  alors 
Tout  découpé  le  visage  et  le  corps  : 
Les  bras  sans  mains,  sans  oreilles  la  teste, 
Sans  nez  la  face,  outrage  deshonneste. 
A  peine  donc  recognoissant  celuy 
Qui  vergongneux  s'alloit  cachant  de  luy, 
Vint  au  devant,  et  d'un  parler  cognu    : 
Avec  tels  mots  aborder  l'est  venu, 
O  Deiphobe  aux  armes  valeureux, 
Le  sang  de  Teucre  illustre  et  généreux, 
Qui  t'a  ainsi  cruellement  traité? 
Qui  a  sur  toy  pris  si  grand  liberté? 
La  nuict  qvii  fut  nostre  dernière  nuict, 
De  toy  ne  vint  aux  oreilles  un  bruit; 
Qu'ayant  des  Grecs  fait  horrible  carnage, 
Et  défaillant  la  force  à  ton  courage, 
Tu  tombas  mort  sur  le  monceau  des  corps, 
Un  vain  tombeau  je  t'erigeay  alors 
Au   bord   Rhetee,  et    d'une  haute  voix 
Ton  ame  errante  appellay  par  trois  fois  : 
Encores  sont,  pour  éternel  renom, 
Sur  ce  bord  là  tes  armes  et  ton  nom. 
Je  ne  te  peu  (amy)  appercevoir, 
Et  au  party  n'eu  jamais  le  pouvoir 
De  te  donner  l'honneur  de  sépulture 
Dessus  le  lieu  de  nostre  nourriture. 
Lors,  Deiphobe,  amy  tu  fis  alors 
Ton  plain  devoir,  et  ce  qu'on  doit  aux  morts 
Me   fut  par  toy  payé  fidèlement  : 
Mais  tout  ce  mal  ne  vient  fatalement 
Par  le  forfait  de  la  meschante  Hélène, 
Qui  ce  beau  don  m'a  laissé  pour  estrene. 

Bien  te  souvient  (fascheuse  souvenance) 
Quand  le  cheval  par  fatale  ordonnance 
Gros  de  soldats  sur  nos  murs  fut  conduit, 
Des  faux  plaisirs  de  la  dernière  nuict.  •  •• 

Elle  faignant  les  danses  Orgyennes, 
Menoit  en  rond  les  dames  Phrygiennes. 


LE     SIXIÈME     LIVRE     DE     L'ENEIDE  t4Ç) 

Et  au  milieu  un  grand  flambeau  tenoit. 
Dont  le  signal  aux  Grecs  elle  donnoit 
D'une  tour  haute   :  adonques  travaillé 
Et  de  soucy  et  d'avoir  trop  veillé, 
Je  me  jettay  pesant  et  langoureux, 
Tout  estendu  sur  mon  lict  malheureux, 
Où  tout  soudain  le  sommeil  doux  et  fort 
Silla  mes  yeux  comme  une  douce  mort. 

Ma  bonne   espouse  en  cependant  ostoit 
Ce  qui  chez  moy  pour  ma  défense  estoit 
Et  me  fut  lors  ma  tant  fidelle  espee 
Dessous  le  chef  par  elle  desrobee. 
Puis  Menelas  en  la  chambre  elle  appelle, 
Luy  ouvre  l'huis,  volontiers  pensoit-elle 
A  son  amy  présenter  un  beau  don, 
Et  qu'au  moyen  d'un  si  ample  guerdon 
Facilement  tous  ses  forfaits  passez 
Du  souvenir  pourroyent  estre  effacez. 
Qu'atten-je  plus  ?  ils  entrent  outrageux 
Dedans  ma  chambre,  et  Ulisse  avec  eux, 
Tousjours  auteur  de  tels  forfaits  secrets, 
Rendez  (ô  Dieux)  ceste  pareille  aux  Grecs, 
Si  justement  vengeance  je  vous  crie. 
Mais   à  ton  ranc,    conte-moy,  je  te   prie. 
Toy  qui  jouis  de  la  clarté  humaine, 
Est-ce  l'erreur  de  la  mer  qui  t'ameine  ? 
Sont-ce  les  Dieux  ou  quelque  autre  hasard, 
Qui  t'ait  forcé  de  venir  ceste  part 
Voir  nos  maisons  tristes  et  séparées, 
Qui  du  soleil  ne  sont   point  esclairees  ? 

Entre-parlant  ainsi  de  telles  choses, 
La  belle  Aurore  au  chariot  de  roses 
Avait  desja,  d'une  céleste  trace 
Passé  l'esseul  par  le  moyen  espace 
Et  tout  le  temps  qui  leur  estoit  donné 
P?r  aventure  eussent-ils  démené 
En  tels  propos,  n'eust  été  la  prestresse 
Qui  de  partir  soudainement  les  presse. 
Voici  la  nuict,   et  pendant  que  tu  pleures, 
Enée,  ici  nous  consumons  les  heures. 
Cestuy  sentier  en  deux  chemins  se  fend, 
Par  l'un  aux  murs  de  Pluton  on  descend, 
C'est  à  la  dextre  :  et  par  ceste  brisée 
Nous   faut  aller  au   beau   champ  Elysée  ; 
Mais  cestui-là,   qui  à  gauche  traverse, 
Conduit  au   lieu,  qui  de   tormens  exerce 
Ces  forfaitures,  et  les  abyme  au  fond 


j  c^o  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

Du  lieu  cruel.   Deiphobe  respond, 

Ne  t'esmeu  point  (dit-il)  prestresse  grande, 

Je  m'en  iray,  j'amoindriray  la  bande, 

Et  me   rendray  au  séjour  ténébreux. 

Va  nostre  honneur,  va,  et  sois  plus  heureux 

Que  je  ne  suis  (dit-il  au  prince   Enee) 

Et  sur  ce  mot   a  l'espaule  tournée. 

Soudain  Enee  à  gauche  regardant 
Au  pied  d'un  roc  voit  Phlegeton  ardent, 
Qui  de   ses  flots  horriblement  courans 
Ceint  un  grand  tour  de  muraille  à  trois  rancs, 
Et   fait  rouler  mainte  pierre  qui  sonne. 

Un  grand  portail,  une  grosse  colonne 
De  diamant,  une  grand'  tour  de  fer 
Arment  le  front  de  cest  horrible  enfer, 
Qui  ne  craindroit  aucun  pouvoir  humain, 
Non  pas  des  Dieux   la  foudroyante    main, 
Tisiphoné  ceinte   dessus  le  flanc 
D'un   long  habit   tout   rougeastre  de  sang, 
Garde  l'entrée  et  de  jour  et  de  nuict 
Tousjours  veillant,  de  là  s'entend  le  bruit 
Des  gemissans  sous  le  fouet  esclattant, 
Et  des  gros  fers  tirez  en  cracquetant, 
Enee  alors  tout  court  s'est  arresté, 
Et  en  effroy  a  ce  bruit  escouté. 

Quels  grands  forfaits  se  punissent  ici  ? 
De  quels   tourments  sont-ils  punis   aussi  ? 
Et  de  qui  sont  tant  de  plaintes  que  j'oy  ? 
Virgil'   (dit-il)    je   te   pry'  ,dy  le   moy. 
Lc-rs  la  prophète,   ô  preux  Dardanien, 
11  n'est  licite  à  nul  homme  de  bien 
De  s'arrester  sur  l'exécrable  entrée. 
Mais  quand  je  fus  par  Hecatre  sacrée 
Garde   d'Averne,   elle  mesmes  adonc 
Tous  les  enfers  me  monstra  bien  au  long. 

Ces  lieux  cruels  sont  dessous  Radamante 
Le  Gnosien,   qui  les   esprits  tormente, 
Ouy  leurs  forfaits,  et  d'avouer  les  presse 
Ce  que  chacun,  d'une  vaine  finesse, 
Joyeux  d'avoir  desrobbé  son  péché, 
Jusqu'à   la  mort   avoit   tenu    caché. 
Lors  Tisiphoné   ayant  tousjours  es  mains 
Le  fouet  vengeur  du  crime  des  humains, 
Les  criminels  fouette  de  la  main  dextre, 
Sautant  de  joye  et  bruslant  à  senestre 
Ses  gros  seipens  au  regard  de  travers, 
Huche   ses  sœurs  les  bourreaux  des  enfers. 


LE     SIXIÈME     LIVRE     DE    L'ENEIDE  I  5 1 

Et  sur  ce  poinct  la  grancTporte  exécrable 
Fait  en  s'ouvrant  un  bruit  espouvantable. 

Vois-tu  ici  quelle  horrible  portière 
Gai  de  le  sueil  ?  Des  Hydres  la  plus  fiere 
Clause  iu  dedans  des   infernaux  manoirs, 
Ouvre  en  béant  cinquante  gosiers  noirs. 
Et  puis  d'enfer  le  gouffre  plus  profond 
Deux  fois  autant  s'abbaisse  vers  le  fond, 
Comme  du  ciel  la  hauteur  azurée 
Avecques  l'œil  peut  estre  mesurée. 
Là  les  Titans,  le  vieux  sang  de  la  Terre, 
Roulent  au   fond  accablez  du  tonnerre. 
J'ay  veu  ici  de  Neptune  la  race, 
Ces  deux  grands  corps  qui  voulurent  d'audace 
Rompre   le  ciel,   et  des   souverains  lieux 
Pousser  à  bas  le  souverain  des  Dieux. 
J'ay  veu  aussi  cruellement   damnée 
Au  mesme  lieu,   l'ombre  de  Salmonee 
Qui  contrefit  pour  la  foudre   imiter, 
Par  un  flambeau  le  feu  de  Juppiter. 
Quatre  coursiers  son  chariot  trainoyent 
Qui  par   la  Grèce  en   pompe  le  menoyent. 
Voire  au   milieu  d'Elide    la  cité, 
Et  se  donnoit  tiltre  de  deité, 
Outrecuidé,    qui  du  Dieu  souverain, 
En  galoppant  dessus  un   pont  d'airain, 
Contr'  imitoit   l'inimitable   orage  ; 
Mais  Juppiter  par  un  espais  nuage 
Darda  son  trait  (non  la  vapeur  fumeuse 
Sortant  du  feu   d'une   torche  gommeuse) 
Et  accabla  ce  chef  tant  orgueilleux, 
D'un  tourbillon   terrible  et    merveilleux. 
Là,  Tityon,  nourrisson  de  la  Terre 
Mère  de  tout,  dessous  son  corps  enserre 
Neuf  pleins  arpens,   un  grand  aigle  demeure 
Sur  sa  poictrine,  et  pinçant  d'heure  en  heure 
De  son  gros  bec  le  non  mourant  gezier, 
Remplit,    goulu,   son  dévorant  gozier. 
Des  petits  bouts  des  entrailles  croissam.es, 
A  leur  tourment  coup  sur  coup  renaissantes. 

Qu'est-il   besoin  que  je    te  remémore 
De  Pirithois,  des   Lapythes   encore, 
Et   d'Ixion   la  peine  si   notoire  ? 
Dessus  lesquels  pend  une  pierre  noire 
Preste  à   tomber.    Iri  voit-on   encor 
Haut  eslevez  luire  sur  tretteaux  d'or 
Les  mots  tapis  des  couches  géniales, 


152  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

Et  un    apprest   de  viandes  royales, 
Devant  leurs  yeux  la  plus  grande  Furie 
Séant    auprès    horriblement   s'escrie, 
Retient  leurs  mains,   et  sa  torche  eslevant 
Contre  eux  s'eslance,  et  se  jette  au-devant. 

On  voit  ici  ceux,  qui  durant  leur  vie 
Ont    exercé   sur   leurs   frères    envie 
Poussé   leur  père,  ou   trompé  leurs  parties, 
Ou   ceux    desquels   n'ont  esté    départies 
A  leurs  amis  les  richesses  trouvées, 
Ainçois  les  ont  soigneusement  couvées, 
Et  ceste  tourbe  est   la  plus  grande  ici. 
Puis   les  occis  pour   adultère  aussi, 
Et  ceux  qui  ont  injustes  armes  prises, 
Favorisant  meschantes  entreprises  : 
Et  ceux  encor  qui  ont  abandonnée 
La  foy  jadis  à  leurs   maistres  donnée, 
Tous  là  dedans  attendent   leur  tourment. 
Ne  t'enquiers  point  quels  tourmens  ou  comment, 
Ni  quel  malheur  en  ce  lieu  les  enserre. 
Les  uns  ici  roulent  une  grand'  pierre, 
Ou  aux  rayons  d'une  roue  attachez 
Pendant  en  l'air.    Ici  pour  ses  péchez 
Thesee  habite,  et  éternellement 
Habitera.    Là   misérablement 
Le  par  sur  tous  infortuné  Phlegie 
A  hautes  voix  par  les  ombres  s'escrie 
Vous  advertis,   la  justice  apprenez, 
Et  comme  moy,  les  Dieux  ne  contemnez. 

C'estuy  pour  or  sa  patrie  a  vendue, 
Et  d'un  tyran  sujecte   l'a  rendue. 
Il  a  les  loix  pour  le  gain  establies, 
Et  puis  les  a  pour  le  gain  abolies. 
Cest  autre  ardent  d'incestueux  désir, 
N'a  craint  au  lict  de  sa  fille  gésir. 
Bref,  tous  ceux-ci,  quelque  horrible  forfait 
Ont  entrepris,  et  l'ont  mis  en  effet. 
Je  ne  pourrois,  quand  par  cent  langues  ores 
Je  parlerois,   et  cent  bouches   encores, 
Et  quand  j'aurois  la  parole  de  fer, 
Te   discourir  de    ceste  horrible  enfer 
Tous  les  tourmens,  ni   comprendre  les  formes 
Des  criminels,  ni  leurs  péchez  énormes. 

Quand  de  Phcebus  la  prestresse  au  long  aage 
Sur  tels  propos  eut  fini  son  langage, 
Marche  (dit-elle)  et  suy  ton  entreprise    : 
Avançon'    nous,    les  murailles   j'avise 


LE     SIXIÈME     LIVRE     DE     L'ENEIDE  1 53 

Qui  sont  des  mains  des  Cyclopes  sorties. 

Je  voy  l'arceau   des  grands  portes  basties 

Par  le  devant  :  c'est  où  Ion  nous  commande 

Expressément  de  laisser  nostre  offrande. 
Elle  avait  dict,  et  à  pas  égalez 

Au  plus  couvert   du  chemin  dévaliez 

Par  le   milieu   se  hastent  de  marcher, 

Et  puis  s'en  vont  des  portes  approcher. 

Enee  adoncq'  vient  occuper  l'entrée, 

Et  en   entrant  s'arrouse   d'eau   sacrée, 

Puis  au  devant  a  le  rameau  fiche. 

Finablement   tout  ceci    despesché, 

Et   acquittez  ainsi  vers  la  Déesse, 

Ils  sont  entrez  au  séjour  de  liesse, 

Sous  la  verdeur  des  forets  amoureuses, 

Heureux  repos  des  âmes  bienheureuses. 
Parmi  ces  champs  de  pourpre  colorez 

Un  autre  jour  à  rayons  mieux  dorez 

Et   son  soleil,  et  ses  astres  cognoist 

Les  uns  aux  lieux  où  la  verdure  croist 

Font  quelque  jeu,  et  leurs  corps  exerçant, 

Luttent  dessus  la  table  jaunissant  : 

Les  autres   font  quelques   joyeuses    danses, 

Et  aux  chansons  me  furent    leurs  cadences. 

Là  se  monstroit  le  grand  prestre  de  Thrace 

A  long  habit,  qui  d'une  bonne  grâce  'v 

Contr'accordoit  sept  différentes  voix, 

En  fredonnant  de  la  main  quelquefois, 
Et   quelquefois   avec   l'archet    d'yvoire. 

Là  se  monstroit  l'excellence  et  la  gloire 
Du  sang  Troyen,   ces   antiques  aveux 
Du  bon  vieux  temps,  ces  vaillans  demi-dieux 
Ile,  Assarac,   et  Dardan  fondateur, 
Qui  des  Troyens  fut  le  premier  auteur. 
Enee  alors   eslongnant   son   regard, 
Esmerveillé  apperçoit  à  l'escart 
Et  les  harnois,  et  les  chariots  vuides, 
Haches    debout,    et    les   chevaux   sans  brides 
Parmi  les  champs  paissans  à  leur  désir. 
Ceux  qui  ont  mis  aux  armes  leur  plaisir, 
Ai'x    chariots,   et   aux   chevaux   polis, 
Ont  mesme   soin   estant  ensevelis. 

Puis  regardant  à  dextre  et  à  senestre, 
Les   autres    voit  joyeusement   repaistre, 
Et    renversez   parmi   les   prez  herbus 
Chanter  en  rond  les  Hymnes  de   Phœbus, 
Dessous  un  bois  de  laurier  odorant 


154  ŒUVRES    COMPLETES    DE   J.    DU    BELLAY 

Source   du  Pan   vers  l'aurore  courant. 

Ici  voit-on  ceux  qui  n'ont  craint  d'espandre 
L'ame  et  le  sang,  pour  leurs  païs  défendre, 
Des  prestres  saincts  de  chasteté  louez, 
Les  bons  esprits  de  Phœbus  advouez, 
Et  ceux  qui  ont  jadis  mis  en  lumière 
De  quelques  arts  l'invention  première  ; 
Et  ceux  encor,  qui  par  bienfaits  louables 
Se  sont  rendus  les  autres  redevables   : 
Tous  ces  esprits  portent  la  teste  ceincte 
Du  blanc  attour  d'une  coifure  saincte. 
Auxquels   adonc,   les  voyant  çà   et   là 
Meslez  en    rond,    Sibille  ainsi   parla, 
Et  par  sur  tous  s'addresse  au  bon  Musée, 
Car  elle  voit  une  tourbe  amusée 
A  contempler  cestuy,   qui  au   milieu 
Apparoissoit  comme  un  grand  demi-dieu. 

Heureux  esprits,  et  toy  surtous  encores, 
Prophète  sainct,  dictes  moy,  où  est  ores 
L'ame  d'Anchise,   et  sa  demeure  aussi  : 
Car  pour  le  voir  sommes  venus  ici  : 
Pour  luy   avons   les  enfers  traversez, 
Et  des  enfers  les  grands  fleuves  passez. 

Le   demi-dieu  luy    respondit   à   l'heure  : 
Nous  n'avons    point  de  certaine  demeure  : 
Chacun  habite,  et  se  couche  à  son   gré 
Sous  l'espesseur  de  quelque  bois  sacré, 
Sur  les  tapis  des  humides  rivages, 
Et  sur  le  frais  des  verdoyants  herbages. 
Mais  s'il  vous  plaist  que  je  vous  y  convoyé, 
Montez  ce  mont,  c'est  vostre  droicte  voye. 
Ces  mots  finis,  devant  il  s'achemine, 
Puis  leur  monstra  du  haut  de  la  colline 
Une  luisante  et  fort  belle  campagne, 
Et  i  jr  ce  poinct  ils  laissent  la  montagne. 

Mais  le  bon  père  Anchise  d'aventure 
Au  plain  d'un  val  tapissé  de  verdure 
Soigneusement  les  armes  regardoit 
Que  pour  ici  renvoyer  on  gardoit, 
Et  denombroit  ses  chers  nepveux  alors 
leurs  faits,  leurs  mœurs,  leurs  fortunes,   et  mort; 
Mais   aussi  tost  qu'Enee    il  apperçoit, 
Qui  devers  luy  par  l'herbe  s'avançait, 
Tous  resjouy  les  deux  bras  estendit, 
Et  en  plorant  doucement  luy  a  dit  : 

Tu  es  venu  donques,  tu  es  venu, 
Et  ton  amour  de  ton  père  cognu 


LE     SIXIÈME     LIVRE     DE    L'ENEIDE  1 55 

A  surmonté  d*un  désir  pitoyable 

Du  long  chemin  le  labeur  incroyable. 

C'est  maintenant  (mon  fils)  que  je  te  voy, 

Que  je  l'escoute,  et  que  je  parle  à  toy  : 

Certainement  je    pensois  bien  tousjours 

Qu'ainsi  seroit,  et  en  contant  les  jours 

J'avois  n'aguere  en  mon  esprit  conceu 

Un  bon  espoir,  qui  ne  m'a  point  deceu. 

Par  quantes  mers,  et  peuples  estrangers 

Et  par  combien  de  travaux  et  dangers 

Te  voy-je  ici  maintenant,    mon   cher  fils  ? 

Et  le  séjour  qu'en  Carthage  tu  fis, 

O  que  j'ay  craint  qu'il  t'apportast  dommage  ! 

Enee  adonc,    Père,  ta  triste   image 

Souvente  fois  apparue  à  mes  yeux, 

M'a   commandé  visiter   ces  beaux  lieux  : 

Ores  mes  nefs  demeurent   sans   ramer 

Dessus  le  bord  de  la  Tyrrhene  mer. 
Donne  la  main,   père,  et  si  promptement 
Ne  te  desrobe  à  nostre  embrassement. 
Ainsi  parlant,   il  arrousoit  sa  face 
D'un  large  pleur,  par  trois  fois  il   enlace 
Les  bras  au  col  de  son  père  et  en  vain 
Trois  fois  l'embrasse,  et  trois  fois  prend  sa  main, 
Pareille  au   vent    l'ombre    s'esvanouit 
Volant    par    l'air,   comme   un   songe   qui   fuit. 

Pendant  Enee  apperçoit  à  l'escart 
Au  plan  d'un  val,  une  forest  à  part, 
Dont   les   lions,  et  branches  rejettees 
Siffloient  menu.    Là  les  ondes  Lethees 
Vont  arrousant  ce   bienheureux   séjour, 
Où    voletoyent    maints  esprits  à  l'entour  : 
Comme  l'esté   rassérénant  le  ciel 
On  voit  assoir  force  mouches  à  miel 
Parmi  les  prez  de  diverses  couleurs, 
S'esparpillant  ores   dessus   les  fleurs, 
Or'  à  l'entour  du  beau  lis  blanchissant, 
Le  champ  est  plein  de  ce  bruict  frémissant. 
Enee  alors,  qui  le  fait  n'entendoit, 
Tout  effrayé  la  cause  en  demandoit, 
Quel  fleuve  c'est,  et  quelle  gent  arrive 
A    si   grand'foule  autour  de  ceste  rive. 
Tous  les  esprits,  respond  Anchise  alors, 
Qui  retourner  doyvent  en  nouveau  corps, 
Pour  s'asseurer,  boyvent  dedans  ceste  onde 
Le  long  oubli  des  misères  du  monde. 
Longtemps  y  a  certes  que  je  désire 


156  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

Te  recorder,   dénombrer  et  descrire 

Notre    lignée,    afin    que   quelque   jour 

Plus  doux  te  soit  le  désiré  séjour 

De  Fltalie.  O  père,  est-il  croyable 

Que  ces  esprits  (quel  désir  misérable 

De  la  lumière)   ayent  encore  envie 

De  retourner  à   leur  première  vie  ? 

Mon  fils  (dit-il)  je  t'osteray   ce  doute. 

Anchise    adonc    à  raconter  ce  boute 

De  poinct  en   poinct  les  grands  secrets  du  monde. 

Premièrement,  le  Ciei,   la   Terre  et  l'Onde, 
La  Lune  claire  et  les  astres  ardans, 
Sont  d'un   esprit  nourris  par  le  dedans, 
Esprit  infus   parmi  toute  la  masse 
De  l'univers,  qu'il  agite  et  embrasse, 
Faisant   mouvoir  par  difrerens  accords 
Egalement  le   rond   de  ce  grand  corps. 

Par  cest  accord  hommes,  bestes,  oyseaux, 
Monstres  de  mer  vivans  dessous  les  eaux, 
Tiennent  du  feu  la  nature  divine, 
Et  leur  semence   a   céleste  origine, 
Sinon  d'autant  qu'à  l'esprit  est  nuisant 
Le   corps   mal-sain,   lourd,   terrestre  et  pesant. 
De   là  provient   que  nostre  ame  est  attainte 
D'aise,   d'ennuy,  de  désir  et  de  crainte, 
Et  que  jamais  ne  peut  voir  le  beau  jour, 
Close  en  son  noir  et  ténébreux  séjour  : 
Mesmes   estant    de   son    corps    séparée, 
Encore   n'est  la   pauvre   malheuree 
Nette  du  tout,   mais  retient  quelques  restes 
De  ses  péchez  et  corporelles  pestes, 
Et  faut  long  temps  à  la  matière  imbuë 
De  longue  main  d'une  humeur  corrompue 
Pour  la  réduire  à  sa  pure  substance. 
Les  âmes  donc  tirent  la  pénitence 
De  leurs  vieux  maux.   Les   unes  haut  pendues 
Sont   parmi    l'air  à  l'essor  estenduës  : 
Aucunes  sont  dedans   la   mer  plongées, 
Les  autres  sont  par  la  flamme  purgées, 
Chacun  de  nous  endure  ses  enfers. 
Puis  à  la  fin  les  champs  nous  sont  ouvers 
Par  Elysée,  et   sommes   peu  d'esprits 
Qui  possédions  ce  bienheureux  pourpris, 
Jusques  à  tant  qu'ayant  par  mainte  année 
Parfait  le  tour  de  nostre  destinée, 
Soyons  purgez,  et  que  le  feu  céleste 
De  notre  esprit  pur  et  simple  nous  reste. 


LE     SIXIÈME     LIVRE     DE    L'ENEIDE  157 

Tous  ceux-ci  donc,  après  avoir  tourné 
Le  rond  du  temps,  que  mille  ans  ont  borné, 
Huchez  du  Dieu   l'eau  d'oubli  viennent   boire 
A  grands  troppeaux,  à  fin  que  sans  mémoire 
Retournent  voir  la  grand'  voulte  des  cieux. 
Et  d'autres  corps  deviennent  envieux. 
Anchise   ayant  raconté   tout  ceci, 
Tire  son  fils,  et  la  Sibylle  aussi, 
Par   l'assemblée,   et  frémissante    troppe, 
Puis  a  choisi  une  petite  croppe, 
Pour  voir  de  loin  ceux  qui  venoyent  en  place, 
Les  remarquer  et  cognoistre  à  la  face. 
Or  fus  (dit-il)  je  te  vois  discourir 
Ceux  qui  feront  nostre  race  florir   : 
Je  te  diray  la  gent  Dardanienne, 
Et  nos  nepveux  de  race  Italienne, 
Nobles  esprits  à  nostre  nom  promis, 
Et  les  destins  où  les  Dieux  t'ont  soumis. 
Ce  jeune-là,  le  premier  de  la  tourbe, 
Qui  sur  le  fust  d'une  hache  se  courbe, 
Est  destiné  à  la  place  première  : 
Il  doit  premier  sortir  à  la  lumière, 
Entremeslé  au  sang  Italien. 
Il  portera  le  nom  de  Sylvien, 
Qui  familier  aux  rois   d'Albe  sera, 
La  Lavinie  aux  bois  l'enfantera, 
Après  ta  mort,  l'ayant  conceu  de  toy 
Sur  tes  vieux  ans,  celui-ci  sera  Roy 
D'Albe  la  longue,  et  ceux  qui  en  viendront 
Le  sceptre  aussi  d'Albe  longue  tiendront. 
Cest  autre-là,  qui  tient  le  prochain  ranc, 
Sera  Procus,  homme  de  nostre  rang, 
Voici  Capys,  et  voilà  Numitor, 
Et  Sylvien  qui  fera  vivre  encor 
Le  nom,  la  force,  et  .la  bonté  d'Enee, 
Si  jamais  Albe  est  par  luy  gouvernée. 

Quels  jouvenceaux  !  voy  quelle  hardiesse, 
Et  quelle  monstre  ils  font  de  leur  prouesse! 
Mais  ceux  qui   ont  les  couronnes  civiles, 
Dessus  les  monts  imposeront  les  villes 
Des  Fidenates,  Gabiens,   Nomentins, 
Ceux-ci  feront  les  chasteaux  Colatins, 
Et  Pomerie,  et  la  fortresse  encore 
Du  Dieu  Rustic,  avecque  Bolle  et  Core. 
De  ces  beaux  noms  se  verront  honorezj 
Les  lieux  qui   sont  maintenant  ignorez. 
Ilie  aussi  que  Troyenne  sera, 


ŒUVRES    COMPLETES    DE   J.    DU    BELLAY 

Du  sang  de  Mars  Romule  enfantera, 

Ce  grand  Romule  à  qui   l'on  verra  pendre 

L'arme  en  la  main  pour  son  ayeul  défendre, 

Vois-tu  comment  au  plus  haut  de  sa  teste 

Son  morion  s'esleve  à  double  creste, 

Et  comme  jà  le  père  luy  fait  signe 

Que  des  honneurs  célestes   il    est  digne  ? 

Sous  cestui-ci  (mon  fils)  prendra  naissance 
Rome  la  grand,  Rome,  qui  sa  puissance 
De  la  rondeur  du  monde  bornera, 
Et  son  courage  aux  cieux  égalera. 
Elle   emmurant  sept  montagnes   ensemble, 
Grosse  d'enfans  à  Cybele  ressemble, 
Mère  des  Dieux  qui  de  tours  couronnée, 
Et  sur  un  char  de  triomphe  menée, 
Des  Phrygiens  traverse  les  citez, 
S'esjouyssant  de  tant  de  deitez, 
Et  de  se  voir  cent  nepveux  autour  d'elle, 
Tous  jouyssant  de  nature  immortelle, 
Tous  possédans  le  haut  séjour  des  cieux. 

Détourne  ici  maintenant  tes  deux  yeux, 
Voy  ceste  gent,  César,  et  tes  Romains, 
Et  tous  ceux-là  qui  au  ranc  des  humains 
Doyvent  un  jour  par  Iule  être  mis. 
Voici  celuy  qui  t'est  souvent  promis 
C'est  celui-ci,  le  grand  Ccesar  Auguste, 
Race  des  Dieux  sous  qui  le  siècle  juste 
Retournera,  et  l'or  qui  dominoit, 
Lorsque  Saturne  aux  Itales  regnoit. 

Il  estendra  l'empire  Ausonien 
Au  Garamante  et  au  peuple  Indien. 
Et  jusqu'aux   lieux  des  astres    destournez, 
Lieux  qui  ne  sont  du  cours  de  l'an  bornez, 
C'est,  où  Atlas  sur  son  espaule  forte 
L'esseul  voisin  des  estoiles  supporte. 
A  l'arriver  de  ce  grand  Empereur 
Qu'annoncera  une  fatale  horreur, 
Je  voy  trembler  le  marais  Scythien, 
Et  les  derniers  du  peuple  Assyrien    : 
Je  voy  le  fleuve  égyptien,   qui  trouble 
Tout  effrayé,  son  canal  sept  fois  double. 

Hercule  aussi  n'a  point  tant  voyagé, 
Ores  qu'il  ait  de  son  arc  saccagé 
Le  cerf  léger,  le  porc  Erymanthee, 
Et  la  fureur  de  Lerne  espouvantee   : 
Tant  voyagé  n'a  le  vainqueur  insigne 
Ce  bon  Bacchus,  qui  de  branches  de  vigne 


LE    SIXIÈME     LIVRE    DE    L'ENEIDE  159 

Guide  le  cours  de  tigres  attelez, 

Du  haut  sommet  de  Nise  dévaliez. 

Et  doutons-nous  par  faits  dignes  de  gloire 

De  nos  vertus  estendre  la  mémoire  ? 

Ou  s'il  y  a  quelque  peur  qui  nous  tienne 

De  posséder  la  terre  Ausonienne  ? 

Qui  est  celuy  à  l'escart,  qu'une  branche 
D'olive  entourne  ?  à  voir  sa  barbe  blanche 
Son  poil  chenu,  et  les  Dieux  en  sa  main, 
Je  recognois  le  sage  Roy  Romain. 
Cestui-ci  né  de  Curienne  race, 
Deviendra  grand,  d'une  maison  fort  basse, 
Et  le  premier  les  Romains  fera  vivre 
Dessous  les  loix.  Tulle  qui  la  doit  suivre 
Du  long  séjour  de  son  peuple  ennemi 
Eveillera   le  silence  endormi 
De  la  cité,  animant  aux  alarmes 
Les  vieux  scadrons  desapprenans  les  armes. 

Voici  après  l'Ante  l'audacieux, 
Qui  trop  desjà  me  semble  ambitieux, 
Veux-tu  ici  voir  les  Tarquiniens 
Marcher  au  ranc  des  Rois  Ausoniens  ? 
Veux-tu  encor  voir  les  haines  conceuës 
Du  vangeur'Brute,  et  les  verges  reçeuë's  ? 
Cestuy  sera  le  premier  jouyssant 
Du  Consulat  au  glaive  punissant. 
Et  ses  enfans   faisans  nouvelle  emprise, 
Fera  mourir  pour  la  belle  franchise, 
Infortuné,  quoy  que  nostre  lignée 
Doyve  juger  de  telle  destinée. 
Mais  tout  sera  vaincu  par  la  mémoire 
De  la  patrie,  et  l'ardeur  de  la  gloire. 
A   ce  propos,   regarde  loin  d'ici 
Les  Deciens,  et  les  Druses  aussi. 
Voy  ce  Torquat'  aux  sévères  coignees 
Et  ce  Camil  aux  aigles  regaignees. 
Quant  à  ces  deux  luisans  d'armes  pareilles 
Comme  tu  vois,   or  amis  à  merveilles, 
Pendant  qu'ils  sont  pressez  d'obscur  séjour, 
Si  une  fois  ils  parviennent  au  jour, 
O  quelle  guerre  et  carnage  ils  feront, 
Quand  Port  Hercule,  et  les  Alpes  verront 
De  leur   sommet  le  beaupere  descendre 
Pour  s'opposer  à  l'effort  de  son  gendre 
Et  cestui-ci  faire  marcher  encore 
Contre  Occident  les  peuples  de  l'Aurore  ! 

N'accoustumez,  ce?  guerres  je  vous  prie, 


IÔO  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

O  mes  enfans,  et  de  vostre  patrie. 

Par  la  fureur  de  si  grandes  batailles, 

Ne  vueillez  point  saccager  les  entrailles. 

Et  toy  premier,  dont  la  race  divine 

De  Jupiter  tire  son  origine, 

Je  te  suppli  espargne  ces  débats  : 

Jette  (mon  sang)  jette  ces  armes  bas. 

Ce  guerrier-là  pour  avoir  quelquefois 
Domté  Corinthe,  et  deffait  les  Grégeois, 
Au  Capitole  ira  porter  sa  gloire, 
Haut  eslevé  sur  un  char  de  victoire. 
Cest  autre-là  d'Argos  triomphera, 
D'Agamemnon  la  cité  domptera 
Et  domptera  une  Eacide  encores, 
Race  d'Achille.    Ores  se  verront,   ores 
Par  lui  vangez  les  bons  Troyens  ayeux, 
Vangé  sera  l'outrage  injurieux 
Fait  à  Minerve.  Et  qui  te  laisseroit, 
O  grand  Caton  ?  Cosse,  qui  passeroit 
Sans  te  nommer?  Qui  des  Gracques  la  gloire 
Tairoit  aussi  ?  Qui  tairoit  la  mémoire 
Des  Scipions,  deux  foudres  de  la  guerre 
Gresle  et  degast  de  l'Africaine  terre  ? 
Fabrice,  pauvre,  et  riche  de  courage, 
Et  toy,  Seran,  faisant  ton  labourage  ? 

O  Fabiens,  où  me  ravissez-vous 
D'esjà  lasse  ?  c'est  toy  l'honneur  de  tous, 
Qui  remets  sur  nostre  force  destruite 
Temporisant  par  prudence  conduite. 

Les  uns  par  art  animeront  le  cuivre, 
Autres  (je  croy)  le  marbre  feront  vivre. 
Ces  bien-disans  les  causes  défendront   : 
Ceux-là  du  bout  d'une  verge  peindront 
Le  cours  du  ciel.  Te  souvienne,  Romain, 
De  gouverner  les  peuples  sous  ta  main. 
Voici  tes  arts   :  Imposer  loix  nouvelles, 
Garder  les  tiens,  et  domter  les  rebelles. 

Anchise  ainsi  ravissoit  les  oreilles, 
Et  puis  encore  adjouste  à  ces  merveilles  : 
Voy  ce  Marcel,  quels  butins  il  rapporte 
Victorieux!  mais  voy  de  quelle  sorte 
Il  apparoist  parmi  tous  ses  gendarmes! 
Cestuy  premier,  avec  ses  hommes  d'armes 
Appaisera  la  publique  terreur, 
Et  apprendra,  renversant  la  fureur 
Des  Africains  et  des  Gaulois  mutins, 
Au  Dieu  Quirin  les  troisiesmes  butins. 


LE     SIXIÈME     LIVRE     DE    L'ENEIDE  l6l 

Enee  ici  (pource  qu'il  avisoit 
Un  jouvenceau,  qui  sur  tous  reluisoit 
Tant  en  harnois  qu'en  beauté  merveilleuse, 
Mais  il  avoit  la  chère  peu  joyeuse. 
Et  tenoit  l'œil  fiché  sur  la  campagne). 

Père  celuy,  qui  Marcel  accompagne, 
Est-il  son  fils  ?  ou  quelqu'un  de  la  bande 
Qui  doit  sortir  de  nostre  race  grande? 
Quel  bruit  de  gens  est  autour  de  cestuy  ! 
O  qu'il  y  a  de  majesté  en  luy! 
Mais  une  nuict,  qui  dessus  luy  s'arreste, 
D'un  noir   brouillas   lui  ombrage  la  teste 

O  mon  cher  fils  (dist  Anchise  en  pleurant) 
Ne  te  va  point  du  grand  dueil  enquerant 
De  tes  nepveux.  Les  destins  monstreront 
Cestuy  sans  plus,  et  puis  le  cacheront. 
Le  sang  Romain,  le  sang  Romain,  ô  Dieux, 
Sur  sa  grandeur  vous  eust  faict  envieux, 
S'il  eust  vescu.  Combien  de  toutes  parts 
Au  champ  voisin  de  la  cité  de  Mars 
S'assembleront  de  complaintes  et  pleurs  ? 
Quel  appareil  de  funèbres  douleurs 
Verras-tu  Tybre,  à  l'heure  que  ton  fleuve 
Arrousera  la  sépulture  neuve  ? 

Nul  autre  aussi  de  la  gent  d'Ilion 
Excitera  si  grand'  opinion 
A  ses  ayeux  :  et  cette  terre  encore 
Qui  par  le  nom  de  Romule  s'honore. 
Ne  pense  pas  que  jamais  elle  enfante 
Un  nourrisson,  dont  plus  elle  se  vante. 
O  pieté  !  ô  joy  antique  !  ô  dextre, 
Dextre  indomtable,  aux  armes  tant  adextre  ! 
Estant  armé,  nul  ne  se  fust  vanté 
De  s'estre  à  luy  impuni  présenté, 
Ou  fust  à  pié,  ou  fust  que  tout  fumant 
Il  eust  piqué  le  cheval  escumant. 
Ah  !  pauvre  enfant,  si  quelque  sort  cruel 
Tu  peux  domter,  tu  seras  un  Marcel. 

Donnez  des  Lis  à  pleines  mains,  je  veux 
Espandre  ici  sur  l'un  de  mes  nepveux 
Les  fleurs,  qui  ont  du  pourpre  la  teinture, 
Et  l'honorer  de  vaine  sépulture. 

Ainsi  s'en  vont  errants  de  toutes  pars 
Parmi  les  champs  de  ce  grand  vague  espars 
Ou  le  bon  père  Anchise  conduisoit 
Son  fils  Enee,  et  son  cœur  attisoit 
Par  un  désir  de  sa  gloire  à  venir  ; 


\Ù2  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

Par  quelle  guerre  il  luy  faut  parvenir 
Aux  champs  Latins,  il    luy  recorde  après 
Par  quels  labeurs,  par  quels  moyens  exprès 
Il  peut  fuir  ou  domter  la  fortune. 

Le  Dieu  du  somme  a  deux  portes,  dont  Tune 
Qui  (comme  on  dit)  est  de  corne  bastie. 
Aux  songes  vrais  donne  prompte  sortie   : 
L'autre  reluit  d'yvoire  blanchissant, 
Mais  par  là  vont  les  faux  songes  issant. 

Anchise  donc  ayant  jusques  ici 
Instruit  son  fils,  et  la  Sibylle  aussi, 
Du  long  discours  de  la  Romaine  histoire, 
Les  met  dehors  par  la  porte  d'yvoire. 
Enee  adonc  estant  parti  de  là, 
De  vers  ses  nefs  et  compagnons  alla, 
Puis  costoyant  tousjours  la  droite  rive 
Bientost  après  à  Gaiette  il  arrive  : 
L'ancre  soudain  de  la  prouë  est  jettee, 
Dessus  le  port  la  pouppe  est  arrestee. 

Fin  du  sixième  chant  de  l'Enéide 


SONNET 


Par  mon  destin  ou  par  le  vueil  des  Dieux 
Je  suis  tombé  au  gouffre  espouvantable, 
Où  du  Palais  la  foudre  inévitable 
M'abisme  au  fond  d'un  Enfer  odieux. 

Là  cent  Minos,  juges  industrieux 

A  tourmenter  un  esprit  misérable, 
Me  font  souffrir  d'un  œil  inexorable, 
De  cent  fureurs    les  fouets  injurieux    : 

Mais  vostre  main  à  secourir  habile 

Me  peut  tirer  trop  mieux  que  la  Sibyle, 
Hors  de  l'Enfer  de  tant  d'adversitez. 

Et  me  guider  en  la  droite  brisée, 

Qui  au  sommet  des  hautes  dignitez 
Monstre  d'honneur  le  beau  champ  Elysée. 


gni 


L'ADIEU     AUX     MUSES 


PRIS  DU    LATIN  DE  BUCCANAN 


Adieu  ma  Lyre,  adieu  les  sons 
Ue  tes  inutiles   chansons  : 
Adieu  la   source,   qui  recrée 
De  Phcebus  la  tourbe  sacrée, 
J'ay  trop  perdu  mes  jeunes  ans 
En  vos  exercices  plaisans  : 
J'ay  trop  à   vos    jeux  asservie 
La  meilleure  part  de  ma  vie, 
Cerchez  mes  vers,  et  vous   aussi, 
O  Muses,  jadis  mon  souci, 
Qui  à  vos  douceurs  nonpareilles 
Se  loisse  flatter  les  oreilles  : 
Cerchez  qui  sous  l'œil  de  la  nuict 
Enchanté  par  vostre  doux  bruit, 
Avec  les  Nymphes  honorées 
Danse  au  bal  des  Grâces  dorées  ; 
Vous  trompez,  ô  mignardes  Sœurs, 
La  jeunesse  par  vos  douceurs  : 
Qui  fuit  le  Palais,  pour  élire 
Les  vaines   chansons   de  la   Lyre  : 
Vous  corrompez  les  ans  de  ceux 
Qui  sous  l'ombrage  paresseux 
Laissent  languir  efféminée 
La  force  aux  armes  destinée. 
L'hyver,  qui  naist  sur  leur  printemps 
Voûte  leui   corps  devant  le  temps  : 
Devant  le  temps  l'avare  Parque 
Les  pousse  en  la  fatale  barque. 
Leur  teint  est  tousjours  palissant, 
Leur  corps  est  tousjours  languissant. 


l64  ŒUVRES    COMPLÈTES    DE    J.    DU    BELLAY 

De  la  mort  l'effroyable  image 

Est  tousjours   peinte   en  leur   visage. 

Leur  plaisir  traîne   avecques   luy 

Tousjours  quelque  nouvel  ennuy  : 

Et  au  repos  où  ils  se  baignent, 

Mille  travaux    les   accompagnent, 

Le  misérable  pionnier 

Xe  dort  d'un   sommeil  prisonnier    : 

Le  nocher  au  milieu  de  l'onde 

Sent  le  commun  repos  du  monde  : 

Le  dormir  coule  dans  les  yeux 

Du  laboureur  laborieux  : 

La  mer  ne  sent  tousjours   l'orage  : 

Les  vents  appaisent   leur   courage  ; 

Mais  toy  sans  repos  travaillant, 

Apres  Caliope  baiilant, 

Quel  bien,  quel  plaisir  as-tu   d'elle, 

Fors  le  parfum  d'une  chandelle   ? 

Tu  me  semblés  garder  encor' 

Les  chesnes  se  courbans  sous  l'or, 

Et  les  pommes  mal  attachées, 

Par  les  mains  d'Hercule  arrachées. 

Jamais  le  jour  ne  s'est  levé 
Si  matin,  qu'il  ne  t'ait  trouvé 
Resvant  dessus  tes  poésies, 
Toutes  poudreuses,  et  moisies  ; 
Souvent,  pour  un  vers  allonger, 
Il  te  faut  les  ongles  ronger, 
Souvent  d'une  main  courroucée 
L'innocente  table  est    poussée. 

Ou  soit  de  jour  ou  soit  de  nuict, 
Ceste  rongne  tousjours  te   cuit, 
Jamais  ceste  humeur  ne  se  change  : 
Tousjours  le  stile  te  démange. 
Tu  te   distilles   le  cerveau 
Pour  faire  un    poëme  nouveau  : 
Et  puis  ta  Muse  est  desprisee 
Par   l'ignorance  autorisée  : 
Pendant,  la  mort  qui  ne  dort  pas, 
Haste  le  jour  de  ton  trespas  : 
Adoncques  en  vain  tu  t'amuses 
A  ton  Phebus,  et  à  tes  Muses. 
Le  serpent  qui  sa  queue  mord 
Nous  tire  tous  après  la  mort. 
O  fol,  qui  haste  les  années 
Qui  ne  sont  que  trop  empennées  ? 
Adjouste  à  ces  malheurs  ici, 


L'ADIEU   aux   MUSES  165 

De  pauvreté  le  dur  souci, 

Pesant   fardeau,    que  tousjours  porte 

Des   Muses  la  vaine  cohorte  : 

Ou  soit,  que  tu  ailles  sonnant 

Les  batailles  d'un  vers  tonnant  : 

Ou   soit,    que  ton  archet   accorde 

Un  plus  doux  son  dessus  ta  corde, 

Soit,  cu'au  théâtre  ambicieux 

Tu  monstres  au  peuple   ocieux 

Les  malheurs  de  la  Tragédie, 

Ou  les  jeux  de  la  Comédie. 

Sept  villes  de  Grèce  ont  débat 
Pour   l'auteur    du  Troyen   combat  : 
Mais  le  chetif  vivant  n'eust   oncques 
Ny  maisons  ny  pais  quelconques. 
Tityre  pauvre,  et  malheureux, 
Regrette  ses  champs  plantureux, 
Le  pauvre  Stace  à  peine  évite 
De  la  faim  l'importune  suite  : 
Ovide  au  Getique  séjour, 
Fasché  de  la  clarté  du  jour, 
De  son  banissement  accuse 
Ses  yeux,     ses  livres,  et  sa  Musc   : 
Mesmes  le  Dieu  musicien 
Sur  le  rivage  Amphrysien 
D'Admete  les  bœufs  mena  paistre, 
Et     conta  le  troppeau  champestre, 
Mais  faut-il  pour  les  vers  blasmer, 
Nombrer  tous  les  flots  de  la  mer, 
Et  toute  l'arène  roulante 
Sur   le   pavé   d'une  eau   coulante  ? 
Malheureux,  qui   par  l'univers 
Jetta  la  semence  des  vers  : 
Semence  digne  qu'on  évite 
Plus  que  celle  de  l'aconite. 
Malheureux,  que  Melpomené 
Vit  d'un  bon  œil,  quand  il  fut  né, 
Luy  inspirant  dès  sa  naissance 
De  son  sçavoir  la  cognoissance. 

Si  le  bon-heur  est  plus  amy 
De  celui  qui  n'a  qu'à  demy 
Des  doctes  sœurs  l'expérience, 
O  vaine,  et  ingrate  science  ! 
Heureux  et  trois  et  quatre  fois 
Le  sort  des  armes  et  des  lois  : 
Heureux  les  gros  sourcils  encore 


IÔ6  ŒUVRES    COMPLÈTES   DE   J.    DU    BELLAY 

Que  le  peuple  ignorant  adore. 

Toy  que  les  Muses  ont  esleu, 

De  quoy  te  sert-il  d'estre  leu   ? 

Si  pour  tout  le  gain  de  ta  peine 

Tu  n'as  qu'une  louange  vaine  : 

Tes  vers  sans  fruict  laborieux, 

Te  font  voler  victorieux, 

Par  l'espérance  qui  te  lie 

L'esprit  d'une  douce    folie  ; 

Tes    ans,    qui   coulent    cependant, 

Te    laissent   tousjours  attendant    : 

Et  puis  ta  vieillesse  lamente 

Sa  pauvreté,   qui  la  tormente  : 

Pleurant  d'avoir  ainsi    perdu 

Le  temps  aux  livres  despendu 

Et  d'avoir  semé  sur  l'arène 

De  ses  ans  la  meilleure   grene. 

<t  Donne  congé,  toy  qui  es  fin, 

«   Au  cheval  qui  vieillit,    à  fin 

<<   Que  pis  encor  ne  luy  advienne 

«  Et  que  poussif  il  ne  devienne   ! 

«  Que  songes-tu  :  le  lendemain 

«  Du  corbeau,  n'est  pas  en  ta  main. 

<<  Sus  donq',   la  chose  commencée 

«  Est  plu-  qu'à  demy  avancée. 

«  Malheureux,  qui  est  arresté 

a  De  vieillesse,  et  de  pauvreté  : 

(<  Vieillesse  où   Pauvreté  abonde, 

((    C'est  la   plus  grand'peste  du  monde.   » 

C'est  le  plaisir  que  vous  sentez 

O  pauvres  cerveaux  éventez  : 

C'est  le  profit,  qui  vient  de  celles 

Que  vous  nommez  les  neuf  pucelles. 

Heureuses  Nymphes,  qui    vivez 

Par  les  forests  où  vous  suyvez 

La  saincte  vierge  chasseresse, 

Fuyant  des  Muses  la  paresse, 

Soit  donc  ma  lyre  un  arc  turquois, 

Mon  archet  devienne   un  carquois 

Et  les  vers   que  plus  il  n'adore, 

Puissent  traits,  devenir  encore. 

S'il  est  ainsi   je  vous  suyvray 

O  Nymphes,  tant  que  je  vivray  : 

Laissant   dessus  leur   double   croppe 

Des  Muses  l'ocieuse  troppe. 


TRADUCTION  D'UNE  ODE   LATINE 
DU  MESME  BUCCANAP! 

La   merveille   des  siècles   vieux 

Estonnez  par  la  main  d'Alcide 

De   tant  de  monstres  homicide, 

Le  fit  assoir  au  rang  des  Dieux  : 

Et  le  dompteur  de  Méduse  empierrante 
Fut    estoillé  d'une  flamme  esclairantc. 
Si  sous  un  juge  d'équité 

La  vertu  qui  est  simple  et  nuë 

Requeroit  estre   maintenue 

En  l'honneur  qu'elle  a  mérité. 

Le  brusc  Hercul'  Henry  te  cedroit  ores 
Et  te  cedroit  l'aislé  Percée  encores  ; 
Qui   d'un    monstre   plus   plantureux 

Que  l'Hyd~e  de  diverse   forme, 

D'un   m-c^stre   di-je  tant  énorme, 

Plus  que    Méduse  dangereux 

As   rebouché   l'horreur    prodigieuse 
Et   la  fureur  \  ainement   furieuse. 
Charles  à  sa  suite  attirant 

Toute  la  force  occidentale, 

L'Ourse  et    l'Autruche  orientale, 

Ainsi  d'un   hivernal    Torrent, 

Ce  furieux  et  saccageur  de  villes 
Brusloit   de  voir   toutes   citez  servilles. 
La  vertu  germaine  trembloit 

Dessous  Ca'sar  le  demy-maure  : 

O  vergongne  !  Et  l'Itale  encore 

Qui   le  joug  dédaigner  souloir, 

En   grommellant   d'une   plainte   craintive, 
Souffroit  de   voir  sa  liberté  captive. 
L'espoir   flatteur  qui    nourrissoit 

Ceste  importune  convoitise, 

Le  terme  de   son   entreprise 

Du  rond  du  monde  finissoit  : 

Et  cest  orgueil,  devin  plain  de  mensonge, 
Tout    l'univers   se   promettoit    en   songe. 
Tu  as,  ô  Prince  vertueux 

Prince  de  la  guerrière  France 

Arresté  la   prompte   espérance 

De  ce  cœur  tant  présomptueux  : 

Tu  as  surpris   d'un  las  inévitable 
Ceste  fureur  autrefois  indomtable. 


i(>8  ŒUVRES   COMPLETES  DE  J.    DU  BELLAY 

Qucir  estoit  alors  sa  couleur. 

Et, de  quelle  fureur  cruelle 

Perdoit  le  fond  de  ses  moelles, 

Quand    l'impatiente   douleur 

De  la  Moselle  il  voyou  la  fortresse, 
Et  l'esquadron  de  la  brave  jeunesse. 
Ainsi  l'onde  va  bouillonnant 

Contre  les  roches  opposées  :  m 

Ainsi  les  flammes  embrasées 

Dans  leurs  fourneaux  vont  forcenant    : 
Ainsi  la  dent  de  l'Hyrcane  Tigresse 
Sanglante  mord  le  lien  cjui  la  presse. 
Mais  quand  le  bras  cogneu  de  Mars 

Guise,   dont  la  vertu  compaigne 

Impatiente   se  dédaigne 

De  se  voir  close  de  rempars, 

Vint  esclairer  et  dessous  le  Tonnerre 
Des  Cornepieds  fit   retrembler  la  Terre. 
Comme  les  animaux  couards, 

De  nuict  courageux  et  adextres 

A  forcer  les  loges  champestres, 

Hardis  sur  les  troupeaux  fuyards, 

Au  seul  regard  du  Lyon  qu'ils  redoutent 
Tous  effrayés  en  leurs  creux  se  reboutent. 
Ainsi  celuy  qui  d'un  espoir 

Où  insatiable  il  se  fonde, 

Naguère  embrassoit  tout  le  monde, 

A  peine  ayant  le  cœur  de  voir 

Du  grand  Henry  les  forces  domteresses, 
Refuit  mal-caut  à  ses   vieilles  finesses. 


LES  VERS  CITEZ  PAR  LOYS  LE  ROY 

EN    SES  COMMENTAIRES   SUR   LE    SYMPOSE    DE    PLATON 
TRADUITS  PAR  J.   DU   BELLAY 


AU  PREMIER  LIVRE 


Virgil.  6.  Eglog.  Namque  canebat  uti 

magnum,  etc.  fueil.   il.  p.  2. 

Car  il  chantoit  comment  par  la  vague  du  monde 
Les   semences  du  feu,    de  la  terre,   et   de  l'onde 
S'assemblèrent  en  un,  et  comment  toutes  choses 
De  ce   commencement   furent    premier   escloses. 
Comme  la  terre  fut  de  la  mer  séparée. 
Se  formant  peu  à    peu  toute  chose  créée. 

Lucain  au  2.    de  la  guerre  Pharsal. 
Sire  parens  rerum,  etc.   fueil.   II.   p.  2. 

Soit  que  nature,   lors   que   le  monde  difforme, 
Se  retirant  le  feu,  prit  sa  première  forme, 
Establist  pour  jamais  les  causes     éternelles 
De  tout  ce^  qui  est,  mesmes   sujecte  à  elles 
Bornant  d'un  cours  fatal   ceste   grand'  masse  ronde 
Par  siècles  ordonnez  qui  gouvernent  le  monde. 

Virgil.   6.   de  l'Eneid.  Cui  talia  fanti,  etc. 
fueil.   12,  p.  2. 

Parlant  ainsi  au   devant   de  la  porte, 
Sa  face  n'eut  les  traicts   de  même  sorte, 
Xi  mesme  teinct  :  ses  cheveux  hérissez 
Dessus   le  chef  ne    se  tindrent  pressez, 


ŒUVRES   COMPLETES   DE   J.    DU   BELLAY 

Ain.-   sa  poictrine   haletante   de  rage 
Horriblement  lui  grossit  le  courage  ; 
Ceste  fureur  plus  grand  forme   luy  donne, 
Rien  de  mortel  sa  langue  plus  ne  sonne, 
Lorsque  le  Dieu  en  sa  poictrine  enflée 
Sa  deité  de  plus  près  est  soufflée. 

Et  après. 
.1/  Phœbi  nondum  patiens,  etc. 

Mais  de  Phœbus  la  grand'prestresse  enrage 
Par  la  caverne,  et  d'autant  que  la  rage 
Qui  l'aiguillonne,  elle  \  eut   surmonter. 
D'autant  plus  fort  elle  se  sent  douter, 
Le  cœur  despit  et  le   parier   félon 
Rengez  par  force  au  plaisir  d'Apollon. 

JuvENAL,  6.    Satir.    S-pectant   subeuntem,  etc. 
fueil.   13.  p.    1. 

Elles  contemplent  Âlceste, 

Qui  d'un  magnanime  geste 
S'ose  à  la  mort  présenter, 
i'i;ir   son   mari  racheter    : 
Mai      i  telle  recompen:  e 
Leur  fut  permise,  je  pense 
Que  perdre  elles  voudroyent  bien 
!  es   leurs  pour  un  petit  chien. 

Properce.  Fcelix  Eois  lex  funeris,  etc.,  fueil.   14,  p.  1. 

Heureuïe    Joy  funèbre   aux  maris   nue  l'Aurore 
De  ^es   chevaux   colore   ! 
Car  estant  mis  le  feu  pour  les  obsèques  faire 

Dans  le  lict  mortuaire, 
De-  espouses  adonc  la  tourbe  eschevelee, 

Pi  ur  \  ivre  estre  bruslee 
Pieteuse  combat.  C'est  honte  de  survivre, 

El  son  mari  ne  suivre. 
Celles  qui  ont  vaincu,  se  jettent  violentes 

Dans  les  flammes  ardentes, 
Et  a\c<    leur-  maris  bruslent  de  grand  courage 
Visage   sur  visage. 

Lucre,  livre  I.  /Eneadum  genitrix,  etc.  fueil.  23,  p.   1  et 

O  la  mère  d'Enee,  ancestre  des  Romains 
La  seule  volupté    des   Dieux  et    des   humains, 


LES    VERS   CITEZ    PAR    LOYS    LE   ROV 

Qui  peuples  l'air,  la  terre  et  la  mer  navigable, 
Et  tout  cela  qui  est  sous  le  ciel   habitable, 
Saincte  et  grande  Venus,  d'autant    que  ton  amour 
Fait  que  tous  animaux  viennent  en  ce  beau  jour, 
Les  nues  et  les  vents,  ô  Déesse,  te  fuyent, 
La  campagne  en  fleurit,  et   les  ondes  en  rient, 
Et  la  mer  qui   par  loy  douce  et   calme  se   rend, 
Luit  dessous  ta  clarté,  qui  sur  elle  s'estend. 

Et  peu  APRES 
Qnœ  quonîam  rerum  naturam,  etc. 

Et  pour  re  que  toy  seule  entretiens  la  nature, 
Et  que  sans  toy  ne   sort   aucune  créature, 
Aux  i  ayons  du  beau  jour,  et  que  rien  entre  nous 
Ne  peut  estre  sans  toy,  qui  soit  aymable  et  doux   : 
Pource  ta  deité  maintenant   je  désire 
Estre  compagne   aux  vers,    que  je  pretens  d'escrire. 

PON'TAN.    I;   de   l'Uranie. 
His  Cytherea  suit  m   posait,  etc. 

Là  Cytheree  fit   son  astre   e^tincelcr, 
Astre,  duquel  conçoit    la  mer,   la  terre,  et   l'air    : 
Et  dont  tous  animaux  à  procréer  s'incitent, 
Et  d'un  doux  mouvement  secrettement   s'agitent. 

AU  MESME  LIVRE,    fueil.   30,    p.    2 

Ordine  certo  fert  natura  vices,  etc. 

Par  un  ordre  certain  toutes  choses  se  muent, 
Et  par  ordre  certain  les  Astres  se   remuent. 
Causant  divers  effets,  et  parfaisans   leurs  cours, 
Comme   il  est  ordonné,   font  leurs  tours   et  retours. 
Les  elemens  leur  font  devoir  d'obéissance, 
Et  craignent  violer  la  loy  de  leur  puissance. 
Voilà  comment  du  ciel  la   nature  despend 
Et  aux  lois  qu'il  escrit  humble  et  serve   se  rend. 

LE  MESME  AUTHEUR  aux  Météores,  fueil.  30,  p.   2. 
Principio  genus  omnc  anhudntutn,   etc. 

Pour  le  commencement,  tout  cela  que  nous   sommes 
De  poissons,  et  d'oyseaux  et  de  bestes  et  d'hommes. 
Toute  herbe  florissant,  tout  haut  arbre  croissant, 
Est  des  quatre  elemens  en  ce  monde  naissant. 
Aussi  tous  animaux  de  là  prennent  leurs  vies, 
Et  là,  quand  par  la  mort  leurs  âmes  sont  ravies, 


172  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE  J.    DU  BELLAY 

Se  réduisent  encor  :  mais  leurs  commenccmens 

Demeurent  éternels  es  premiers  elemens   : 

Ou  soit  que  leurs  vertus  es  choses  ils  respandent, 

Soit   qu'ils  cèdent   leurs    droits,   ou  qu'ils   les  redemandent. 

Ou  soit  que  rechangez  d'un  désir  mutuel, 

Ils  varient   entre  eux    leurs   cours  perpétuels    : 

De  là  toute  semence  est  au  monde  éternelle, 

Eternelle  d'autant  que  la  cause  en  est  telle. 

L'homme  des  elemens  tient  ses  complexions, 

Comme  donnant  la  loy  à  nos  affections    : 

Eux  sont  sujects  au  ciel,  et  cela  qu'ils  nous  donnent, 

Comme  leurs  souverains,    les  Astres  leur  ordonnent. 

AUX  MESMES  METEORES,  fueil.   31,   p.    I 
Précipite  tamen  iii  gremio,  etc. 

Le  soleil  toutesfois  exerce  sur  la  terre 
Son  principal  pouvoir,  de  laquelle  il  desserre 
Les  semences  de  tout,  l'herbe  convertissant 
En  fueilles,  et  tirant  le  bouton  florissant 
Du  rameau,  du  bouton  l'odorant  fruict  nous  donne 
Qui   avecques  le  temps  sa   verdeur  assaisonne    : 
En  espics  hérissez  il  fait  les  bleds  heureux, 
De  pampre  il  revestit  les  raisins  plantureux. 
Tout  naist,  tout  croist  par  Iuy,  et  toute  créature 
De  cela  qu'il  produit   emprunte  sa  pasture    : 
Mesme  il  attire  à  soy  les  terrestres  vapeurs, 
Lesquelles  il  résout  en  diverses  humeurs  : 
En  rosée  abreuvant  la  campagne  altérée 
En  espesse  bruine,  ou  en  pluye  azurée. 

AUX   MESMES    METEORES,    fueil.    31,    p.    I 

Nimque  fer  obliquum,  etc. 

Car  les  astres  errans  font  cinq  cours  tous  dn-crs 
Par  l'oblique  rondeur  de  ce  grand  Univers, 
Et  îoulcnt  opposez  par  les  Astres  insignes, 
Qui  sont  vulgairement  nommez  les  douze  Signes. 
Ils  ont  pour  gouverner  le  Soleil  radieux, 
Le  Soleil  souverain   des  hommes  et  des  Dieux, 
Des  longs  siècles  auteur,  de  toutes  choses  père, 
Qui  ciel,  et  terre,  et  mer  de  ses  rayons  esclaire 
La  Lune  l'accompagne,  ornement  de  la  nuict, 
Qui  d'une  autre  clarté  douteusement  reluit  : 
Dont  le  père  Océan  et  Thetis  la  chenue 
Révèrent  estonnez  la  puissance  cognuc 


LES    VERS    CITEZ    PAR   LOVS    LE   ROY  173 

Sur  toute  la  grand'  mer,  qui  ses  tours  et  retours 
Reigle  selon  la  Lune  au  variable  cours. 

De  là  prennent  leur  suc  les  semences  des  choses, 
Et  de  là  les  humeurs  dans  nos  veines  encloses 
Coulent  par  tout  le  corps  :  de  là  le  sang  espars 
Par  les  membres  molets  discourt  de  toutes  pars, 
Attendrissant  les  corps  d'une  influence  humide, 
Pour  autant  que  la  Lune  au  corps  humain  préside. 
Le  soleil  donne  vie,  agite,  et   sa   chaleur 
Distille  dans  les  os  sa  céleste  vigueur  ; 
Bref  le  Soleil  sur  nous  fait  office  de  père. 
Comme  la  Lune  aussi  fait  office  de  mère    : 
Qui  d'un  char  vagabond  errant1  de  çà,  de  là, 
Or'  s'attache  à  ceux-ci,  ores  laisse  ceux-là    : 
Et  des  Dieux  implorans  la  puissance  éternelle, 
La  renverse  sur  nous,  d'une  amour  maternelle. 

FRACAST.  in  Siphil.   fueil.   52,  p.   1 
/;/  ftrimis  tum  sol.  rutilus,  etc. 

Premier  le  clair  Soleil,  et  les  Astres  aussi 
Changent  la  terre,  l'air  et  la  mer  tout  ainsi 
Comme  ils  changent  de  place.  Ainsi   les  elemens 
Transforment   leurs  grands  corps  en  divers  changemens. 
Considèrent   comment,   lorsque   le    Soleil    tourne 
Ses  chevaux  au  Midi,  et  de  nous  se  destourne, 
La   terre  s'endurcit  par  l'hyver  froidureux, 
Et  couverts  de  frimats   sont   les   champs   plantureux. 
Et  les  fleuves  encor'  bridez  de  froide  glace 
Arrestent  de  leurs  cours  la  vagabonde  trace 
Aussi  quand  de  plus  près  il  nous  va  regardant 
Sur  les  champs,  sur  les  bois  va  les  flammes  dardant. 
Sur  les  prez  altérez   :  et  la  plaine  poudreuse 
Esprouve  de  l'esté  la  force  chaleureuse    : 
Et  ne  faut   point  douter  que  l'honneur  de  la  nuict, 
La  Lune,  qui  au  ciel  d'un  front  doré  reluit, 
A  laquelle  obéit  la  mer,  et  toute  chose 
Laquelle  dedans  soy  a  quelque  humeur  enclose    : 
L'Astre  Saturnien   de  tous  le  plus  nuisant 
Et  l'Astre  Iovial  plus  doucement  luisant, 
Le  beau  feu  de  Venus,  Mars,  et  toute  la  bande 
Des  autres  feux  du  ciel,  ici-bas  me  commande    : 
D'un  tour  perpétuel  -changeant  les  elemens, 
Et   causent   çà    et    là    plusieurs   grands  mouvemens. 
Surtout   quand   en    un    lieu    plusieurs    d'eux   se   conjoignent 
Ou  quand  d'un  divers  cours  l'un  de  l'autre  ils  s'éloignent. 


IJ4  (KrYRKS   COMPLÈTES   DE   J.    DTT   BELLAY 

Pont.    i.  de  l'Uranie,  fueil.   35,  p.    1. 
Stellœ  sefisibus  afficiwit  variis  variosque  agitatus,  etc. 

Le  ciel  donne  aux  esprits  diverses  passions, 
Diverses  volontez,  et  inclinations 
A  mestiers  tous  divers,  et  chaque  créature 
Son  esLude  et   plaisir  apporte    de   nature. 
Le  vouloir  toutesfois,  où  la  nécessité 
Changeant   souvent   le  cours  de  la  fatalité    : 
((  Et    souvent   nous   voyons   demeurer    sans  rien   faire 
a   Un  bon  esprit  qui  a   la  pauvreté  contraire.   » 
Le  destin  neantmoins  ne  s'esmeut  pour  cela. 
Ams  planté  fermement    s'arreste  tousjours  là, 
Et  la  nature  encor  pour  quelques  actions 
Ne  remonte  jamais  à  ses  affections 
Soit  en  bien,  soit  en  mal,   ains  retourne  facile 
Aux  choses  où  elle  est  volontiers  plus  habile. 
S'elle  trouve  passage,  et  le  contraire  effort 
Des  astres  opposez  ne  se  trouve  plus  fort. 

HOMER.  Odyssée.  A.  fueil.  90,  p.  2 
Ten  de  met?  ifhimedeian  alors  fafacoitin,  etc. 

Euphimedic  après  ceste-ci    j'apperçou, 
La  femme  d'Aloé,  disant  avoir  conçeu 
De  Neptune  deux  fils,   auxquels  jadis  la  vie 
En  la  fleur  de  leurs  ans  avoit  esté  ravie   : 
Le   fameux   Ephialte,   et    Ote  de   grand   co  ur, 
Que  la  terre  fit  croistre  en  extresme  longueur, 
Et  après  Orion  leur  donna  l'advantage 
Sur  tous  autres  humains  en  beauté  de  visage. 
Ils  n'avoyent  que  neuf  ans,  et  si  avoyent  adonc 
Neuf   coudes   de    largeur,   et   neuf   brasses   de   long 
Ils  menassoyenl   les   Dieux   d'une  soudaine  guerre 
Ils  vouloyent   pour   le  ciel   asservir   à   la   terre 
Mettre  Osse   sur   Olymp',   voire   plus  courageux 
Dessus   Osse  planter   Pelion  l'ombrageux 
Et  l'entrepris^  à  chef  (peul   estre)  eussent   menée 
S'ils  eussent  peu   toucher  la  quatorzième   année    : 
Mais  celui  qu'enfanta  1. atone  aux  beaux  cheveux 
Le  fils  de  Jupiter   les  fit   mourir  tous  deux. 
Ains  que  du  premier  poil  la  toison  colorée 
Eust  frizé  leur  menton   d'une  barbe   dor.ee. 

HOMER.  Iliad.  fueil.  65,  p.  1 
Presbalios  (thygater).   Ate}  he  fantas  aâtee,  etc. 

La  fille  à  Jupiter,  Aie  la  redoutable, 


LES    VERS   CITEZ   PAR    LOYS   LE   ROY  [75 

Ate  pernicieuse,  à  chacun  dommageable, 

Ses  pieds  sont  tendrelets,  et  ne  va  point  touchant 

La  terre,  ains  elle  va  sur  nos  testes  marchant   : 

Nous  trouble,  nous  séduit,  nous  fait  dommage  extresme. 

La  cruelle  osa  bien  contre  Jupiter  mesme 

Exercer  autrefois  son  courage  odieux, 

Bien  qu'il  soit  le  meilleur  des  hommes  et  des  Dieux. 


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LES   VERS   CITEZ   AU    SECOND   LIVRE 


TRADUITS   PAR   IOACH.   DU   BELLAY 


Ovid.  4.  de  la  Metamorph.  fueil.  74,  p.   i. 

Perçue  abdita  longé 
Deviàque  et  silvis  Iwrrentia  saxa  fragosis,  etc. 

Il   racontoit  comment  par  les  roches  désertes 
D'ombrageuses  forests  horriblement  couvertes 
Il  avoit  de  Gorgone  approché  le  séjour, 
Et  comme  il  avoit  veu  par  les  champs  d'alentour, 
Et  parmi   les  chemins,  d'hommes  maintes  figures, 
Et  maints  corps  d'animaux  changez  en  pierres  dures 
Au    regard   de  Méduse    :   et   qu'il    avoit   pourtant 
Au  bouclier  qu'il    alloit  en  sa  gauche  portant 
Veu   (comme  en  un  miroir)  l'espouvantable   forme 
De  l'horrible   Gorgone,  à  qui   le  chef  difforme 
Il   trancha  cependant  qu'un  sommeil  endurci 
La  tenoit  endormie  et   ses  serpens  aussi. 

LUCAIN,   livre  9,   fueil.   74,    p.    1. 
Hoc  monstrum  t'enuit  genitor,  etc. 

Phorce  le  Dieu   marin  de   Gorgone   le  père, 
De  Gorgone   les  sœurs,  de  Gorgone  la  mère, 
Ce  monstre  eraignoyent  bien,  qui  pouvoit   de  son  œil 
Ciel,   mer,    terre   assopir  d'un   estrange   sommeil. 
Les  oyseaux  accablez  d'une  charge  soudaine 
Touchez  de  son   regard,  tomboyent  dessus  la  plaine 
En  pierres  transformez   :  et  les  bestes  aussi 
Transformées  comme  eux  en  rocher  endurci, 
S'arrestoyent  là  tout   court    :   la  gent  3'EtlvTopie 
Voisine  d'alentour,   fut  en  marbre  assopic 
Tout  ce  monstre  fuyoit,  mesme  de  l'autre  part 
Ses  serpens  destournez  evitoyent  son  regard. 


LES   VERS   CITEZ   AU   SECOND  LIVRE 

PROrERCE,    fueil.    82,    p.    I 
Qûicumque  Me  fttit  puerum,  etc. 

Quiconques  fit    le  Dieu    d'amour  enfant 
Ne  fut-il  pas  un  peintre  bien  sçavant  ? 
Cestuy  la  veid  sans  cognoissance  vivre 
Ceux  qui  l'amour  ont  entrepris  de  suyvre   : 
Et  que  l'on  perd  suyvant  ce  fol  désir 
Beaucoup  de  bien,  pour  bien  peu  de  plaisir. 
Cestuy  encor'  des  deux  venteuses  ailes 
Non  sans  raison  luy  garnit  les  aisselles, 
Et  fit  voler  inconstant  et  léger 
Dedans  nos  cœurs  cest  Amour  passager. 
Aussi  semblable  est  notre  vie  à  l'onde 
Qui  à  tout  vent  est  tousjours  vagabonde. 
De  traicts  crochus  cest  enfant  inhumain 
Arme  à  bon  droit  aussi  sa  dextre  main    : 
Et  à  bon  droit  leur  trousse  Gnosienne 
Bat  en  sonnant  dessus   l'espaule  sienne    : 
Pource  qu'il   sçait  en   trahison  frapper, 
Et  que  nul  peut  de  ces  traicts  eschapper. 

Virgil.   4,  de  l'Eneid.  fueil.  90,  p.  2 
Hœc  se  carminibus,  etc. 

Elle  promet  deslier  les  pensées 
Qui  de  l'amour  se  trouvent  offensées, 
Et   si  promet  par  ses  vers  enchantez 
Rendre  leurs  cœurs  de  l'amour  tourmentez, 
Arrester  court  des  fleuves  la  carrière, 
Et  destourner  les  astres  en  arrière. 
Tu  luy  verras  par  ces  vers  murmurez 
Tirer  de  nuict  les  esprits  conjurez, 
Mugler  sous  toy  les  tremblantes  campagnes, 
Et  devaller  les  arbres  des  montagnes. 
O   chère  sœur,  par  les  Dieux  je  t'asseure, 
Et  par  ton  chef  bien  aimé  je  te  jure. 
Que  malgré  moy  je  fais  expérience 
De  la  sorcière  et  magique  science. 

ET  peu  après,  fueil.  mesme. 

Stant  arœ  circum. 

Les  aulels  sont  dressez  de  toutes  pars. 
Lors  la  prestresse  aux  longs  cheveux  espars 
Trois  cens  Dieux  tonne  avec  horribles  mots, 
Invoque  aussi   TErebe,  et  le  Chaos. 


178  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE  J.    l>\.    BELLAY 

Et   d'Hecaté    trois   fois    jumelle  encore 
Dévotement  les  trois  fronts  elle  adore   : 
Espanche  aussi  quelques  eaux  desguisees 
Qu'ell'  feint  d'Averne  avoir  esté  puisées    : 
L'herbe  nouvelle  on  fauche  au  clair  serain, 
Pour  la  bouillir  dedans  vaisseaux  d'airain. 
Avec  le  suc  du  noir  venin  terrible, 
On  cherche  encor  ceste  apo.-tume  horrible 
Que    la  jument    arrache  en   la  suççant 
Dessus  le  front  de  son  poulain  naissant. 

LE  MESME  AUTHEUR  en  i'Eglogue  8j  au  mesme  passage. 
Effer  aguam,  et  molli  cinge  hœc  altaria,  etc. 

Apporte  ici   de  l'eau  et  que  sur  l'autel   sainct 
De  l'hostie  le  front  d'un  mol  bandeau  soit  ceint   : 
Fay  parfum  d'encens  masle,  et  de  prasse  vervaine, 
Afin  de  faire  ici  une  espreuve  certaine, 
Si  je  p'Hiiroy  si  bien   Daphnis  ensorceler 
Que  je  le  puisse  à  moy  par  force  r'appeler. 

Et    PEU   APRES 

Par  vers  la  Lune  mesme  aux  sorciers  fait  service, 
Par  vers  Circe  changea  les  compagnons  d'Ulysse, 
Et  le  serpent  qui  est  si  froid  a  le  taster 
Se   rompt   dedans  les  prez  à  force  de  chanter. 

Le  mesme  autheur,  fueil.  90,  p.  1 

Na&cuntur  -plurima  Poiito,  etc. 

Ci      herbe$-là    qui   tels  changements  font 
Naissent  espaig  dedans  l'Ile  de  Pont 
J'ay  \cn  Mceriai  souvent  changer  sa  forme, 
En  corps   de  loup   effroyable  et  difforme, 
Dedans  les  bois  se  cacher,  et  les  corps 
De  leur  cccueil  j'ay  veu    sortir  dehors    : 
Et  les  moissons  le  suyvant  à  la  trace 
Souvent  aussi  j'ay  veu  changer  de  place. 

Ovid,  fueil.  98,  p.  2. 

Dnm  spectant  lœsos,  etc. 

Les  yeux  donnent  aux  yeux  leur  mesme  passion, 
Et  passent  bien  avant  dedans  l'affection, 


LES    VERS    CITEZ    AU    SECOND   LIVRE  1/9 

VlRG.  4.   /Eneid. 
(  ar-pit  enim   Tires,   etc. 

Car  peu  à  peu   l'amour  croist,   et   la  femme 
De   son  regard  le  cœur  de   l'homme   enflamme. 

Properce 

Cyntkia   prima    suis,    etc. 

Cynthie  la  première  avec  ses  yeux  m'a  pris, 
Moy   chetif  qui   n'avois   d'amour   esté   surpris. 

Le  mesme 

Crescit  enim  assidue,  etc. 

Car  l'amour  prend  des  yeux  sans  cesse  accroissement 
Et  se  donne  luy-mesme  un  grand  nourrissement. 

Le  mesme 
Quantum  oculis,  animo  tara  frocul  ibit  auior. 

De  nostre  cœur  l'amour  est  séparée 
Autant  qu'elle  est   de  notre  œil   égarée. 

CORNEL.   GALL,    fueil.  3,  p.    2. 

Pande  paella,  fande  capillalos. 

Esparpillez  de  toutes  parts 
Belle,  ces  beaux  cheveux  espars, 
Et  d'un  beau  fin   cr  blondoyantes. 
Monstrez  ce  beau  col  blanchissant 
Sur   blanches  espaules  croissant    : 
Monstrez   ces   deux   flammes   nuisantes 
Sous  deux  noirs  sourds  reluisantes   : 
Monstrez  ces  joues,   dont  le  teinct 
De  couleur  de  roses  est  peinct    : 
Et  ceste   coraline   bouche, 
D'un  long  baiser  la  mienne  touche. 

LE    MESME    AUTHEl'R    AU    MESME   LIEU 

Honehaii!    tenues,   etc. 

J'avais  horreur  des  trop   maigres,  ainsi 
Comme  j'avois  des   trop    grasses  aussi. 
Point  ne  me  pleut  la  taille  raccourcie, 
Et  aussi  peu  la  longue  mal  bastie   : 
Je  prins  plaisir  d'embrasser  seulement 
Celles  qui  sont  grandes  moyennement    : 


l8o  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE   J.    DU   BELLAY 

Car  le  moyen,  quelque  chose  qu'on  face 
En  toute  chose  est  de  meilleure  grâce. 
La  gresle  aussi,  pourveu  que   l'embonpoinct 
Xe  luy  faillist,  ne  me  desplaisoit  point. 
L'embonpoint  est  à  tels   jeux  convenable, 
Car    à    la   chair   la   chair   est   agréable. 
Je  ne  fis  cas  aussi  de  la  blancheur, 
S'il  n'y  avoit  quelque  peu   de  rougeur 
Qui  exprimait  une  couleur  pareille 
A  la  couleur  d'une  rose  vermeille. 
Les   cheveux  blonds   sur    un   col   tendrelet 
Représentant  une  couleur  de  laict. 
Me  rapportoyent  en  une  face  belle 
Te  ne  sçay  quoy  de  grâce  naturelle. 
La   lèvre    aussi   qui   s'enfloit   un    petit 
Par  sa  rougeur  me  donnoit  appétit   : 
Car  je  baisois   volontiers  une  bouche 
Qu'à  plain  baiser  c'es  deux  lèvres  on  touche, 
Les  sourds  noirs,  les  yeux  noirs,  et  le  front. 
Dont   la  beauté  se  descouvre  en  plain  rond, 
J'y  prenois  garde,   et  volontiers  mon  ame 
S'en  embrasoit  de  l'amour  d'une  dame. 


VERS  CITEZ   PAR  LOVS  LE  ROY  iSl 

OVID.  fueil.  III,  p.    I. 
Prima  sit  in   vobis  marum  tutela 

Le  premier  soin,   vous  le  devez  donner 
A  la  beauté  de  l'esprit  façonner  : 
Par  la  beauté  de  l'esprit  on  s'enflamme 
Facilement  de  l'amour  d'une  femme  : 
L'amour  basti  dessus  tel  fondement 
Comme    certain    dure  éternellement, 
L'autre  beauté  avec  le  temps  s'efface. 
Et  est  sujette  aux  rides  de  la  face  : 
Le  temps  viendra  que  regret  vous  aurez 
Quand  vous  mirant,  si  laides  vous  verrez, 
Et  ce  regret  fera  que  le  visage 
S'enlaidira  encore  davantage, 
Mais  la  vertu  se  conserve  toujours  : 
Tel  amour  fait  heureusement  son  cours. 

VlRG.  3.  Géorgie,  fueil.   113,  page  2. 
Otnne  adeo  genus  in  terris,  etc. 

Tout  genre   d'animaux,   hommes,   bestes    sauvages, 
Poissons,   troppeaux,   oyseaux  peints   de   divers  plumages 
Se  ruent  au  printemps  en  amour  et  chaleur, 
Tous  sont  espoinçonnez  d'une   mesme   fureur. 

LUCR.  I.  de  la  Nature,  fueil.    113,  page  2. 

Au    mesme  lieu. 

N on  simul  ac  species,  etc. 

Car  si   tost  que  le  ciel    le  printemps  nous  rameine 
Et  que  le  doux  Zephir  d'une  amoureuse  haleine 
Regaillardist  le  corps,  les  oyseaux  tout   premier 
Annoncent,   ô  Venus,  ton   retour  coustumier, 
Et  sentant  ta  vertu  qui  leur  poingt  les  courages, 
Les  animaux  aussi  parmi  les  gros  herbages 
Bondissent  à  grands  sauts,  et  d'amour  furieux 
Passent  les  fiers  torrens,  pour  te  suivre  en  tous  lieux. 
Bref,   par  fleuves,   par  mers,    et   par  hautes  montagnes. 
Par  les  bois  ombrageux,  par  les  verdes  campagnes, 
Poussant  dedans  les  cœurs  un  amoureux  désir, 
Tu  maintiens  toute  espèce  en  éternel  plaisir. 


!82  REVUE   DE   LA   RENAISSANCE 

COLUMEL.   io.   Livre  de  l'Agriculture,  fueil.    114,  page  1. 
Nunc  sunt  genitalia  femina  mundi. 

C'est   ores  la  saison  qu'on    voit   de  toutes  choses 
Multiplier  par  tout   les  semences  encloses  ; 
C'est  ores   que  l'amour  se  haste   d'engendrer 
Et  que  de  l'univers  l'esprit  on  voit  entrer 
En  l'ardeur  de  Venus,  et  que  par  tout  le  monde 
Il  respand  çà  et  là  sa  semence  féconde. 
Or  le  père  Océan,  et  le  Dieu  de  la  mer 
Par  doux  allechemens  s'efforcent  enflammer 
De  leurs  femmes  les  cœurs,  que  chacun  d'eux  incite, 
Cestui-là  sa  Thetis,   celui  son  Amphitrite. 
Desjà  de  son  mari  l'une  et  l'autre  a  conceu, 
Chacune  rend  au  sien  le   fruit   qu'elle  a  receu, 
Et  du  peuple  azuré  que  l'une  et  l'autre  enfante, 
S'emplist  toute  la  mer  d'une  troppe  nageante. 
Mettant  sa  foudre  à  part  Jupiter  mesme  encor 
Coulant  comme  jadis  en  une  pluye  d'or 
Au  sein  de  Danaé,  en  pluye  espesse  et  drue 
Au  giron  maternel  de  la  terre  se  rue  : 
Elle  son  fils  reçoit,  et  ne  desdaigne  point 
Ce  doux  embrassement,  par  amour  qui  la  poingt. 
De  là  soit  sur  la  terre,  ou  sous  la  mer  profonde 
Un  gracieux  printemps  florist  partout    le  monde, 
Amour  règne  partout,  et  jusqu'au  fond  du  cœur 
Hommes,  bestes,  oyseaux,    esprouvent  son    ardeur, 
Jusqu'à  tant   que  Venus  de  semence  remplie 
Par  ce  doux  feu  nouveau  soit  du  tout  assouvie  : 
Repeuplant  l'univers  d'un  éternel  plaisir. 
Pour  ne  laisser  le  monde  en  paresse  moisir. 

Viroil.  2.  Georg.  fueil.   114,  page  2. 
Ver  aàeo  frondi  nemorum,   etc. 

Aux  rameaux  des  foresfs  le  printemps   est  utile, 
Le  champ  par  le  printemps  se  fait  gras  et  fertile  : 
Adoncques  l'air,  qui  est  Jupiter  tout  puissant, 
D'une  pluye  féconde  en  terre  s'eslançant, 
Se  jette  au  large  sein  de  son  espouse  aimée, 
Et  se  meslant  parmi  toute  chose  animée, 
Nourrist    tout   ce   grand   corps  :    adonq'    le^   arbrisseaux 


VERS  CITEZ   PAR  LOVS   LE  ROY  183 

Resonnent  à  l'escart  du  doux  chant  des  oiseaux, 

Et  les  troppeaux  esmeus  de  ces  chaleurs  nouvelles, 

En  certaines  saisons  retournent  aux  femelles  : 

La  terre  devient  grosse,  et  le  champ  qui  est  plein 

A  ce  doux  renouveau  se  descharge  le  sein  ; 

Une  humeur  tendre  et  molle  abonde  en   toute   chose, 

La  semence  qui  fut  si  longuement  enclose, 

Se   fiant   maintenant  en  la  douceur  du   temps, 

S'ose  bien  descouvrir  aux  chaleurs  du  printemps, 

Le  tendre  cep  ne  craint  ni  le  vent  ni  la  gresle 

Que  le  fort  Aquilon  fait   tomber  pesle  mesle, 

Ains  pousse  ses  bourgeons,  et  fait  sortir  au  tour 

Le  pampre  verdissant,  qui  s'espand  tout  autour. 

Je  ne  croy  que  les  jours  eussent  autre  lumière 

Lors  que  ce  monde  prist  sa  naissance   première. 

Cela  fut  un  printemps,  et  ce  grand  monde  adonq' 

L'emenoit   un  printemps,    le   plus  doux  qui   fût  adonq'. 

Les   trouppeaux  nouveaux  nez,   et  la  dure  semence 

Des  hommes  qui  le  fer  imitent  de  naissance, 

Les  bestes  des  forests,  et  les  flammes  des  cieux 

Tendres  ne  porteroyent  ce  fais  laborieux, 

Si  la  bonté  du  ciel  entre  chaud  et  froidure. 

N'entremesloit  ainsi  ceste  température. 

Ponta.N".   I.   de  TUranie,  fueil.    115,   page  1. 
Qiuuii  premit  auratos,  etc. 

C'est  lors  que  le  Soleil  entre  dans  la  maison 
Du  Mouton  Phryxean  à  ta  blonde  toyson  : 
Lorsqu'on  voit  retourner  la  douce  Primevère, 
Qui  apporte  la  pluye  :  et  que  la  terre   mère 
Enfante  toute  chose,  et  que  grosse  de  fruit 
Son  bouton  et  sa  fleur  toute  plante  produit  : 
Quand  tout  bois  reverdist    :  et  parmi  les  boccages 
Les  oyseaux  biens  chantants  degoisent  leurs   ramages, 
Les  feres,  et  troupeaux,  qu'amour  vient  enflammer, 
Se  ruent  sur  Venus  ;  les  monstres  de   la  mer 
Sentent  aussi  leur  feu,  tant  que  mesme  Protee 
Craint  de  ses  ba^ufs  marins  la  fureur  indontee. 

Ovid,  fueil.  III,  page  1. 
Condidior  folio  titres  Galathea,  etc. 


REVUE  DE  LA   RENAISSANCE 

Galathee  au  teint  blanchissant 
Plus  que  n'est  le  lis  palissant 
Plus  qu"une  pree  florissante, 
Plus   que  l'aune  en  hauteur  croissante, 
Plus  claire  que  verre  esclarci, 
Et  plus  fo'lle  qu'un  dain  aussi. 
A  toucher  plus  polie  et  fine 
Que  n'est  une  coque  marine, 
Plus  douce  qu'un  chaud  hyvernal. 
Et  plus  qu'un  ombrage  estival, 
Plus  qu'une  pomme  désirable, 
Et  plus  qu'un  haut  pin  vénérable, 
Plus  que  la  grâce  reluisant, 
Et  plus  qu'un  doux  raisin   plaisant, 
Plus  molle  que  le   mol  plumage 
D'un  cigne,  ou  qu'un  tendre  fourmage, 
Et  si  tu  ne  fuyois  ainsi, 
Plus  belle  qu'un  jardin  aussi. 

Le  mesme  autheur.  fueil.  III,  page  i. 
I-psa  qaoquc  assiduo,  etc. 

Comme    un  fleuve,   le    temps  coule  éternellement, 
Le  fleuve  ne  se  peut  arrester  nullement, 
Ny  l'heure,  mais  ainsi  que  l'onde  pousse  l'onde, 
Et  que  premier  à  l'une,  à  l'autre  elle  est  seconde, 
Ainsi  le  temps  léger  se  fuit  en  se  suyvant 
Et  tousjours  est  nouveau  :  car  ce  qui  fut  devant 
Vient  après,  et  se  fait  ce  qu'il  n'estoit   à  l'heure  : 
Ainsi  jamais  le  temps  sur  un  poinct  ne  demeure. 

HORACE,  de  l'Art  poétique,  fueil.   123,  page  1. 

Par  Peletier. 
Œtatis  cujusque   notariat  sttnt  tibi  mores,  etc. 

Le  naturel  te  convient  regarder, 
De  chacun    aage,   et    entier   le   garder  : 
Et   exprimer    les  gestes  bien   seans 
Aux  changemens  des  natures   et  ans. 

L'enfant    petit  qui  desjà   sçait    parler, 
Et  qui  seulet  fermement  peut   aller 
Est  de  jouer  à  ses  pareils  bien  aise  : 


VERS  CITEZ   PAR  LOYS   LE  ROY  l8; 

Il  se  courrouce,   et  soudain  se  rappaise, 
Et  à  tous  coups  change   d'affection. 

L'adolescent  hors  la  correction 
Du  pédagogue,  aime  chevaux  et  chasse, 
Et  au  soleil  sus   l'herbe  se  délasse  : 
Facilement  à  malice  s'applique, 
Et  rudement  au  remonstrant  réplique, 
Est  bien  à  tard  de  son  bien  provident, 
Prodigue,  fier,  convoiteux  et  ardent, 
Tost  ennuyé  de  son  premier  plaisir. 

L'aage  viril  change,  et  met  son  désir 
A  biens  avoir  et  amis  mériter, 
Craint  son  honneur,  et  sçait  bien  éviter 
Ce  que  changer  conviendroit  par  après. 

Plusieurs  ennuis  environnent  de  près 
L'homme  vieillard  :  car  estant  plantureux 
En  biens  acquis,  tant  il  est  malheureux, 
Il  les  espargne,  et  user  il  n'en  ose, 
Il   est  timide   et  froid  en  toute  chose, 
Grand  dilayeur,  long  d'espoir,  imbécile 
Et   curieux    du   futur,    difficile, 
Plein    de  chagrin,    louant  le  temps   premier 
Qu'il   estoit  jeune,  et   censeur  coustumier 
Des  jeunes  gens.  Les  premiers  ans  qui  sortent 
Plusieurs  bontez  avec   eux  nous  apportent. 
Plusieurs  aussi  emportent  en  allant. 

JUVENAL,  Saty.  7.  fueil.    130,  page  1. 
DU  majorum  umbris,  etc. 

Dieux,  permettez  qu'une  légère  terre 
A  tout   jamais  nos  grands  pères  enserre, 
Flairent  saffran  leurs  urnes  en  tout  temps, 
Et  y  florisse  un  éternel  printemps   : 
D'avoir  voulu  que  non  moins  que  le  père, 
Le   précepteur  sainctement  on  révère. 

VlRGIL.  10.  de  l'Eneid,  fueil.  mesme,  un  peu  après. 
Felices  ambo,   etc. 

O  tous  deux  bienheureux  !  vostre  nom  désormais, 
Si  mes  vers   ont  pouvoir,  vivra  pour  tout   jamais. 


l86  REVUE  DE   LA   RENAISSANCE 

HORACE  4.  Od.  fueil.  mesme,  page  mesme. 
Gauàes   carininibus,   etc. 

Les  vers  te  plaisent,  et  je  suis 
Riche  de  vers,  et  si  je  puis 
Les  mettre  à  pris.    Car   ny  la  gloire 
Sacrée  en  marbre  à  la  mémoire, 
Par  qui  les  guerriers  estimez 
De  nouveau  sont  reanimez, 
D'Annibal  les  fuites  hastees. 
Ny  ses  menaces  rejectees, 
Ny  le  sac  par  le  feu  Romain 
Du  Cartaginois  inhumain, 
Qui    donna   le   surnom   publique 
D'Africain   au   donteur   d'Afrique, 
Monstrent  un  los  mieux  que  la  voix 
Et  le  son  des  vers  Calabrois, 
Aussi,  quoy  que  tu  puisses  faire, 
N'auras-tu  jamais  le  salaire 
De  tes  biens  faicts,  si  par  les  vers 
Au  monde   ils  ne  sont  descouvers, 
Que  seroit-ce  du  fils  d'Ilie 
Et  de  Mars,  si  ores  l'envie 
Cachoit  à  la  postérité 
Ce  que  Romule  a  mérité  ? 
La   faveur  et   la   voix  encores 
Des  poètes,  qui  tirent  ores 
Eaque  des  flots  stygiens, 
L'ont  mis  aux  champs  Elysiens, 
La  Muse  aux  bons  sauve  la  vie, 
La  muse  l'homme  déifie. 

Au  MESME,  livr.  fueil.  130,  page  2,  un  peu  après. 
Vixere  fortes  ante  Agamemnona  ftuilti 

Plusieurs  devant  Agamemnon 
De  vertueux   ont  eu  le  nom, 
Mais  tous  sans  renom  et  sans  gloire 
Sont  pressez  d'ignorance  noire, 
Pource  que  leur  los  n'a  esté 
D'un  sacré  poëte  chanté, 
Car  la  différence  est   petite 


VERS  CITEZ   PAR   LOYS  LE  ROY  187 

D'une  vertu  qui  n'est  escrite, 

A  un  qui  est  ensevely 

Au  fond  du  paresseux  oubly. 

Le  mesme.  2.  des  Odes,  fueil.  130  en  la  mesrae  page. 
Non  Jisitata  nec  tenui,  etc. 

D'une  aile  accoutusmee  et  basse 
Je  n'irai  par  ce  grand  espace 
Demy-oyseau,    et    ne   suis   pas 
Pour  plus  longtemps   vivre  ici-bas, 
Vainqueur    des  envies  civiles, 
Je   laisseray  les  grandes  villes. 

Et  A  LA  FIN  de  la  mesme  Ode,   fueil.    131,  page   l. 
Absint   inani  fwiere  œniœ,   etc. 

Les  pleurs  soyent  loin  de  mon  cercueil, 
Les  vaines  larmes,  et  le  dueil, 
Cesse  toute    complainte  folle 
Aux  morts  inutile  et   frivolle. 

Le  mesme,   3.  des  Odes,  en  la  mesme  page  1. 
Exegi  monumentum,  etc. 

J'ay  parachevé  de  ma  main 
Un  ouvrage  plus  dur  qu'airain, 
Un  ouvrage   duquel   l'audace 
L'orgueil  des  Pyramides  passe  : 
Que   l'eau   rougearde,    ny   l'horreur 
De  la    Scytienne    fureur 
Que  des   ans   l'innombrable  suite. 
Ny  du  temps  la  légère  fuitte, 
Ne  pourront  renverser  à  bas. 
Tout  entier  je  ne  mourray  pas. 
De  moy   la  meilleure  partie 
De  la  mort  sera  garantie  : 
Et  d'un  los   tousjours  se  suivant, 
A  moy  je  seray  survivant. 

Ovid.   15.  de  la  Metamorph.  fueil.   131,  page  is 
Jamque  opus  exegi  quoi  nec  lovis    etc. 


l88  REVUE  DE  LA   RENAISSANCE 

Un  œuvre  j'ay  parfait,  que  le  feu  ny  la  foudre, 
Ny  le  fer,  ny  le  temps  ne  pourront  mettre  en  poudre, 
Cestuy-là  qui  sera  le  dernier  de  mes  jours 
De    mon  aage  incertain    vienne  borner  le  cours 
Quand  bon  luy  semblera,  sans  plus  il  a  puissance 
Dessus  ce  corps  qui  est  mortel  de  sa  naissance. 
Ce  qui  est  le  meilleur   de  moy,  me  portera 
Sur  les  Astres  bien  haut,  et  mon  nom  ne  pourra 
Jamais  estre  effacé,   quelque  part  où  se  nomme 
Le  nom  victorieux  de  l'empire  de  Romme, 
Je  seroy  leu  du    peuple.    Et   s'il    faut  donner  foy 
Aux  poètes  devins,  qui   prédisent  de  soy, 
A  jamais  je  vivray,  et    la  durable  gloire 
De  mes  œuvres,  sera  d'éternelle  mémoire. 

Horace.  Epître  2.  à  Augu.  fueil.  132,  page  2. 
Romulus,  et   Liber  -pater,    et    cum     Castore,    etc. 

Le  bon  Bacchus,  et  Romulus  encor', 
Pollux  aussi,  et  son  frère  Castor 
Apres   leurs   faits  grands  et  victorieux, 
Estans  receus  dans  les  temples  des  Dieux. 
Pendant  qu'ils  ont  faict  cultiver  les  terres, 
Ordonné  loix,  et  appaisé  les  guerres, 
Borné   les  champs,  et  basty  les  citez, 
De  n'avoir  eu  les  honneurs  méritez 
Se  sont  complaints.  Cil  qui  rompit  la  teste 
A  l'Hydre  horrible  et  venimeuse  beste. 
Et    qui  fatal   les  monstres   surmonta 
Si  renommez  il   expérimenta 
Que  la   vertu  sinon  après   la  vie, 
Ne  peut  donter  la  force  de  l'envie. 
Car  cestuy-là  qui  la  gloire  d'autruy 
Par   sa  vertu  abbaisse  dessous  luy, 
Nous  esblouist  la  veuë,  et  cestuy  mesme 
Pour  ses  vertus  après  sa  mort  on  l'ayme. 
Nous  te  donnons,  voire  devant  tes  yeux, 
Et  non  trop  tost,  les  hauts  honneurs  des  Dieux  : 
Nous  ordonnons  que   ton  saint  nom   se  jure  : 
En  confessant  que  jamais  la   nature 
Rien  de  si  grand  ne  fera  naistre  ici 
Que  toy,  César,  et  n'a  fait  naistre  aussi. 


VERS   CITEZ   PAR  LOVS  LE   ROY  189 

Virgil.  6.  de  l'Eneid.   fueil.    133,  page  1. 
Quique  sacerdotes   casti,  etc. 

Les  prestres  saincts   de  chasteté  loviez, 
Les  bons  esprits  de  Phcebus   advouëz5 
Et  ceux  qui  ont  jadis  mis  en  lumière 
De  quelques  arts  l'invention  première 
Et  ceux  encor'   qui  par  bienfaicts   louables 
Se  sont  rendus  les  autres  redevables  ; 
Tous  ces  esprits  portent  la  teste  ceincte 
Du  blanc  atour  d'une  coeffure  saincte. 

Pontan.  I.  de  l'Uranie.  fueil.   133,  page  1. 
Mos  erat  antiquo  in  Latio,  etc. 

Des  vieux  pères  Latins  la  coustume  fut  telle, 
De   mettre  au   ranc  des   Dieux  par  louange  immortelle 
Ceux-là  qui  par  quelque  art   dextrement  inventé, 
Avoyent  de  leurs  païs  le   profit  augmenté, 
Comme  Janus,  et  Faune,  et  celuy  que  la  sage 
Circe    avait  bigarré    d'un   estrange   plumage  : 
Comme  furent  aussi  les  deux  Pilumniens, 
Et  le  Dieu  qui  servi  fut  des  Pinnariens, 
Et  la  Dame  qui  fist  qu'une  porte  de  Romme 
Carmentale  du   nom  de  Carmente  Ion  nomme. 
Le  pourpre  estant  aussi  devenu  précieux, 
Lorsque  l'ambition  leva  le  chef  aux  cieux, 
Les  Adrians  adonc'  et  les   Nerves  encore  : 
Et  tant  de  Dieux  Césars  qu'à  Rome  Ion  adore 
Fussent  déifiez,    ô  ignorance   humaine  ! 
De  quoy  servent  les  Dieux,  et  leur  puissance  vaine  ? 
De  quoy  sert  le  parfum   que  dessus   tant  d'autels 
Pour  impetrer  la  paix,   leur  donnent  les  mortels  ? 
Il  n'y  a  qu'un   seul  Dieu  autour  de  toute  chose, 
Qui  toute  chose   aussi  à  son  plaisir  dispose, 
Qu'à  l'homme  il  n'est  permis  de  toucher   ou  de  voir. 
Mais  qu'on  peut  seulement  en  esprit  concevoir  : 
Car  il  voit  de  là-haut  sous  ses  pieds  les  nuages, 
Et  comme  seul  ouvrier  des  plus  parfaicts  ouvrages, 
Et   cause   de  tout  bien,    gouverne   tout    aussi  ; 
Ce  Dieu  demeure  au  ciel,  et  n'a  point  de  souci 
Des  temples  eslevez  sur  colonnes  marbrines, 


IÇjO  REVUE    DE   LA   RENAISSANCE 

Ni  de  l'or  précieux,  ni  de  ces  pierres  fines 

Qui  viennent   du  Levant,   ni  de    ce    vif    airain 

Que  Phidie  souloit  animer  de  sa  main, 

Ni   du   sang   des  taureaux  dont  on  fait  sacrifice, 

La  dévote  oraison,  l'ame  nette  de  vice, 

Le  peuvent  appaiser,   avec  un  peu   d'encens, 

Car  la  grandeur  de  Dieu  ne  cerche  autre  presens. 

Yirgil.  6.   de  l'Enéide,    fueil.    134,   page   2. 
Et  dabitamus  adhuc,  etc. 

Et  doutons-nous  encor'  par  faicts  dignes  de  gloire 
De  nostre  renommée  estendre  la  mémoire  ? 

VlRGIL.    fueillet   mesme,    page   mesme. 
Stat  sua  cuique  dies,  etc. 

Nos  jours  sont  limitez,  et  nostre  courte  vie 
Ne  retourne  jamais  depuis  qu'elle   est  ravie  : 
Mais  par  louables  faicts  son  nom  perpétuer. 
C'est  l'œuvre  où  la  vertu  se  doit  évertuer. 

Manilius  Astron.   4.   fueil.    mesme,   page  mesme. 
] am  nusquam  natura  latct.  etc. 

Nature    désormais  ne  nous  est  pas    cachée. 
Toute,   en  tout,  et  partout   nous  l'avons  recerchee  : 
Nous   jouyssons  du  monde,  ainsi  que  l'ayant   pris. 
Nous  avons  en  esprit  nostre  père  compris, 
Comme  estans  une  part  de  l'essence  divine, 
Et  retournons  au  ciel  qui  est   nostre   origine. 
Qui  doute,  ce  grand  Dieu  en  nos  cœurs   séjourner  ? 
L'ame  venir  du  ciel  et  au  ciel  retourner  ? 
Et  comme  en  ce  grand  corps,  dont  est  basti  le  monde 
Parmi  le  feu  et  l'air,  parmi  la  terre  et  l'onde 
Est  un  esprit  mouvant,  qui  par  commandement 
Du  souverain  auteur  régit  le  firmament, 
Ainsi  estre  nos  corps  d'une  terrestre  masse 
Et  nostre  esprit  de  feu,  qui  gouverne  et  compassé 
Toutes  nos  actions.   S'il  est  donques  ainsi 
Que  le  monde  est  en  nous,  quel  miracle  est-ce  aussi 
Que  nous  le  cognoissions  ?  Veu  mesme  que  l'image 


VERS   CITEZ   PAR  LOVS  LE  ROY  191 

De  Dieu  se  voit  en  nous,  qui  sommes  son  ouvrage, 

Faut-il  croire,  d'ailleurs,  que  du  ciel  l'homme  est  né  ? 

Tout  autre  animal   est,   ou  vers  terre    tourné, 

Ou  caché  dessous  l'onde,  ou  d'aile  balancée, 

Est  pendu  parmi  l'air,  une  mesme  pensée, 

Qui  est  de  se  nourrir,  est  en  eux,  et  leur  soin 

Repose  dans  le  ventre,  et  ne  s'estend  plus  loir., 

Pource  que  de  raison  ils  n'ont  aucun  usage 

Comme  privez  du  tout  de  sens  et  de  langage, 

Le  seul  homme  discourt,  seul  s'explique,  et  entend, 

Et  à  divers  mestiers  son  industrie  estend. 

Ce  gentil  animal  qui  régit  toute  chose 

En  la  terre  habitable  a  sa  demeure  enclose, 

L'a  dontee  au  labour,  les  animaux  a  pris, 

S'est  fait  chemin  sur   mer,   et  pour  n"estre  surpris 

S'est  retiré   au  chef,   comme  en  la   forteresse, 

Où  dessus  tous  les  sens  la  raison  est  maîtresse. 

Levé  les  yeux  au  ciel,  ces  deux  célestes  yeux, 

Et  de  plus   près  encor'  regarde  dans  les  cieux, 

Il  cerche  Juppiter  et  si  ne   se  contente, 

Sans  plus  du  front  des  Dieux,  que  le  ciel  représente, 

Il    fouille  jusqu'au   fond,  et  toujours   s'approchant 

Comme  venu  du  ciel,  au  ciel  se  va  cerchant. 

VlRGlL.  6.  de  l'Enéide,  fueil.   156,  page  1. 
Princifio  cœlum,  etc. 

Premièrement  le  feu,  l'onde,  et  la  terre, 
Et  tout  cela  que  chacun  d'eux  enserre, 
La  Lune  claire,  et  les  astres  ardens, 
Sont  d'un  esprit  nourris  par  le  dedans, 
Esprit  infus  parmi  toute  la  masse 
De  ce  grand  corps  qu'il  agite  et  embrasse. 
De  cet  esprit  hommes,  bestes,  oyseaux, 
Monstres  de  mer  vivans  dessous  les  eaux. 
Tiennent  du  feu  la  nature  divine. 
Et  leur  semence  a  céleste  origine  : 
Sinon  d'autant  qu'à  l'esprit  est  nuisant 
Le  corps  mal  sain,  lourd,  terrestre,  et  pesant, 
De  là  provient  que  nostre  ame  est  atteinte 
D'aise,  d'ennuy,    de  désir,   et  de   crainte, 
Et  que  jamais  ne  peut  voir  le  beau  joui- 
Chose  en  son  noir  et  ténébreux  séjour. 


IÇ2 


REVUE  DE  LA  RENAISSANCE 
ET    PEU    APRES 

Donec  longa  aies  ferfecto  temporis  orbe,  etc. 

Jusques  à  tant  qu'ayant  par  mainte  année, 
Parfait  le  tour  de  nostre  destinée, 
Soyons  purgez,  et  que  le  feu  céleste 
De  nostre  esprit,  pur  et  simple  nous  reste. 

VlRGlL.  IV.  Georg.  fueillet  mesme,  page  2. 
His  quidam  signis,  atque  hœc  exempta,   etc. 

Pour  ces  signes  on  dit  que  les  mouches  à  miel 
Ont  humé  quelque  part  de  cet  esprit  du  ciel, 
Qui  se  mesle  partout,  ciel,  terre,  et  mer  profonde, 
Et  que  tous  animaux,  qui  naissent  en  ce  monde, 
Hommes,  bestes,  oyseaux,  de  cet  esprit  divin 
Prennent  chacun  leur  vie,  où  ils  sont  à  la  fin 
Pareillement  reduicts,  et  que  point  ils  ne  meurent, 
Ains  éternellement  immortels  ils  demeurent, 
Tournoyant  çà  et  là  comme  les  astres  font, 
Et  qu'en  un  autre  ciel  habiter  ils  s'en  vont. 


Traduction  dune  Épistre  Latine 


Sur  un  nouveau  moyen  de  faire  son  profit 
de  l'estude  des  lettres. 

MOY    A   TOY    SALUT 

Quant  à  ce  que  tes  vers  frissonnent  de  froidure, 
Que  tes  labeurs  sont  vains,  et  que  pour  ta  pasture 
A  grand'  peine  tu   as   un  morceau  de  gros  pain, 
Voire  du  pain  moisi,  pour  appaiser   ta  faim  : 
Que  ton  vuide  estomac  abboye,  et  ta  gencive 
Demeure  sans  mascher,  le  plus  souvent  oisive  : 
Comme  si,  le  jeûner  exprès  te  fust  enjoint 
Par  les  Juifs  retaillez  :  que  tu  es  mal  en  poinct, 
Mal  vestu,  mal  couché  :  Ami,  ne  pren  la  peine 
De  faire  désormais  ceste  complainte  vaine. 

Tu  sçais  faire  des  vers,  mais  tu  n'as  le  sçavoir 
De  pouvoir  par  ton  chant  les  hommes  décevoir  : 
Car  le  Dieu  Apollon  avec  le  Dieu  Mercure 
S'assemble,  ou  autrement  de  ses  vers  on  n'a  cure. 
Mercure   par   finesse   et    par   enchantement 
Dedans  les  cœurs  humains  glisse  secrettement  ; 
Il  glisse  dans  les  cœurs,  il  trompe   la   personne, 
Et  d:un  parler  flatteur  les  âmes  empoisonne  : 
Avec  tel  truchement  peut  le  Dieu  Delien 
Possible  quelque  chose,  autrement   ne  peut  rien. 

Celuy  qui  de  Mercure  a  la  science  apprise, 
En  Cygne  d'Apollon  bien  souvent  se  desguise  : 


194 


REVUE   DE   LA   RENAISSANCE 

Encor  que  le  bray  d'un  asne,  ou  la  chanson 

D'une  importune   roue   ait  beaucoup  plus    doux  son. 

Veux-tu  que  je  te  monstre  un  gentil  artifice 
Pour  te  faire  valoir  ?   Pousse-toy  par  service  : 
Par  art  Mercurien   trompe  les  plus   rusez, 
Et  pren   à  tels  appas   les  hommes  abusez. 
Tu  feras  ton  profit,  et  bravement  en  poinct, 
De  froid,  comme  tu  fais,  tu  ne  trembleras  point. 

Premier,  comme  un  marchand,  qui  par  le  navigage 
S'en   va  cercher  bien  loin  quelque  estrange  rivage, 
A  fin  de  trafiquer,  et  argent  amasser, 
Tu  dois  voir   l'Italie,   et  les  Alpes  passer  : 
Car  c'est  de  là  que  vient  la  fine  marchandise, 
Qu'en  béant  on  admire,  et  que  si  haut  on  prise. 
Si  le  rusé  marchand  est  menteur  asseuré, 
Et  s'il  sçait  pallier  d'un  fard  bien  coloré 
Mille  bourdes  qu'il  a  en  France  rapportées, 
Assez  pour  en   charger    quatre  grandes  chartees  ; 
S'il  sçait  parlant  de  Rome,  un  chacun  estonner, 
Si  du  nom  de  Pavie  il  fait  tout  resonner 
Si  des  Vénitiens,  que  la  mer  environne. 
Si  des  champs  de  la  Pouille  il  discourt,  et  raisonne, 
Si  vanteur  il  sçait  bien  son  art  authoriser. 
Louer  les  estrangers,    les  François  mespriser, 
Si  de  lettres   l'honneur  à  luy  seul  il  reserve, 
Et  dédaigne  en  crachant  la  Françoise  Minerve  : 

Il  te  faut   dextrement  ces   ruses  imiter, 
Le  sçavoir  sans  cela  ne  te  peut  profiter, 
Si  le  sçavoir  te  faut,  et  tu  entens  ces  ruses, 
Tu  jouyras  vainqueur  de  la  palme  des  Muses, 
Ne  pense   toutefois  pour  un  peu  t'estranger 
De  ces  bavardes  sœurs,  que  tu  sois  en  danger 
De  perdre  tant  soit  peu,  tu  n'y  auras  dommage, 
Car  aux  Muses  souvent  profite  un  long  voyage, 
Tu  en  rapporteras  d'un  grand  clerc  le  renom, 
Et  de  sage  et  sçavant  mériteras  le  nom  ; 
Mais  si  tu  veux  ici  te  morfondre  à  l'estude, 
Chacun  t'estimera  fol,  ignorant,  et   rude. 

Doncques  en   Italie  il    te   convient   cercher 
La  source  Cabaline,  et  le  double  rocher, 
Et  l'arbre  qui  le  front  des  poètes  honore. 
Mais  retien  ce  précepte  en  ta  mémoire  encore  : 


TRADUCTION   D'UNE  ÉPISTRE   LATINE  195 

C'est  que  tu  pourras  bien  François  partir  d'ici. 
Mais  tu  retourneras  Italien  aussi 
De  gestes,  et  d'habits,  de  port,  et  de  langage  : 
Bref  d'un  Italien  tu  auras  le  pelage, 
Afin  qu'entre  les  tiens  admirable  tu  sois. 
Ce  sont  les  vrais  appasts  pour  prendre  nos  François. 
Lors  ta  Muse  sera  de  cestuy-là  prisée, 
Auquel  auparavant  tu  servois  de  risée. 
Il  sera  bon  aussi  de  te  faire  advouër 
De  quelque  Cardinal,  ou  te  faire  louer 
Par  quelque  homme  sçavant,  à  fin  que  tes  louanges 
Volent  par  ce  moyen  par  les  bouches  estranges  : 
Mais  il  faut. que  le  livre,  où  ton  nom  sera  mis. 
Tu  donnes  çà  et  là  à  tes  doctes  amis. 
Ainsi  t'exempteras  du  rude  populaire, 
Ainsi  ton  nom  partout  illustre  pourras  faire. 
Car  c'est  un  jeu  certain,  et  quiconque  l'a  sçeu, 
Jamais  à  ce  jeu-là  ne  s'est  trouvé  deçeu. 
Sur  tout  courtise  ceux,  auxquels  la  court  venteuse 
Donne  d'hommes  sçavans  la  louange  menteuse  : 
Qui  au  bout  d'une  table  au  disner  des  Seigneurs 
Desplient  tout   cela,  dont  furent  enseigneurs 
Les  Grecs,  et  les  Latins  qui  de  fausses  merveilles 
Emplissans,  ignorans,  les  plus  grandes  oreilles  : 
Et  abusent  celuy  qui  par  nom  de  sçavant 
Désire,   ambitieux,  se  pousser  en  avant. 

Ces  gentils  reciteurs  te  loueront  à  la  table 
Non  comme  au  temps  passé,  aux  horloges  de  sable   : 
Ils  ne  dédaigneront  avec  toy  practiquer, 
Et  avecques  tes  vers  les  leur  communiquer. 
Puis  que  tu  as  le  goust,  et  l'air  de  l'Italie, 
Mais  rend  leur  la  pareille,  et  fay  que  tu  n'oublie, 
De  les  contre-louër  :  aussi,  quand  à  ce  poinct, 
Le  tesmoin  mutuel  ne  se  reproche  point   : 
D'en  user  autrement,  ce  seroit  conscience. 

Sur  tout  je  te  conseille  apprendre  la  science 
De  te  faire  cognoistre  aux  Dames  de  la  Court, 
Qui   ont  bruit  de  sçavoir    :  c'est  le  chemin  plus  court, 
Car  si  tu  es  un  coup  aux  dames  aggreable, 
Tu  seras  tout  soudain  aux  plus  grands  admirable. 
Par  art  il  te  convient  à  ce  poinct  parvenir, 
Par  art  semblablement  t'v  faut  entretenir. 


196  REVUE  DE  LA   RENAISSANCE 

Il  te  faut  quelquefois,  soit  en  vers,  soit  en  prose, 
Escrire  finement  quelque  petite  chose 
Qui  sente  son  Virgile,  et  Ciceron  aussi. 
Car  si  tu  as  des  mots  tant  seulement  souci, 
Tu  seras  bien  grossier  et  lourdau'c,  ce  me  semble, 
Si  par  art  tu  ne  peux  en   accoupler  ensemble 
Quelque  peu,  car  ici  par  un  petit  chef-d'œuvre 
Assez  d'un  courtisan  le  sçavoir  se  descœuvre. 

Je  ne   veux  toutefois   qu*on  le   face  imprimer    : 
Car  ce  qui  est  commun  se  fait  desestimer, 
Et  la  perfection  de  l'art  est  de  ne  faire, 
Ains  monstrer  desdaigner  ce  que  fait  le  vulgahe. 
Mesmes  ce  qui  sera  des  autres  imprimé. 
Afin  que  tu  en  sois  plus  sçavant  estimé. 
Il  te  le  faut  blasmer   :  mais  il  te  faut  eslire 
Des  loueurs  à  propos  pour  tes  ouvrages  lire, 
Et  n'en  faut  pas  beaucoup.  Avec  telles  faveurs 
Recite  hardiment  aux  Dames  et  Seigneurs, 
Tu  seras  sçavant  homme,  et  les  grands  personnages 
Te  feront  des  presens   :  et  seras  à  leurs  gages. 
Mais  si  tu  veux  au  jour  quelque  chose  éventer, 
Il  faut  premièrement  la  fortune  tenter, 
Sans  y  mettre  ton  nom,  de  peur  du  vitupère 
Qu'un  enfant  abortif  porte  au  nom  de  son  père, 
Car  en  celant  ton  nom,  d'un  chacun  tu  peux  bien 
Sonder  le  jugement,  sans  qu'il  te  couste  rien   : 
D'autant  que  tes  escrits  vaguent   sans  cognoissance 
Ainsi  qu'enfans  trouvez,  publiques  de  naissance. 
Mais  ne  faut  pas  aussi,  si  tu  les  vois  louer, 
Maistre,  père,  et  autheur,  pour  tiens  les  avouer. 

Le  plus  seur  toutefois  seroit  en  tout  se  taire  : 
Et  c'est  un  beau  mestier,  et  fort  facile  à  faire, 
Le  faisant  dextrement.  Fay  courir  qu'entrepris 
Tu  as  quelque  poè'me,  et  œuvre  de  haut  pris, 
Tout  soudain  tu  seras  monstre  parmi  la  ville, 
Et  seras  estimé  de  la  tourbe  civile. 

L"n  vieux  ruzé  de  Court  nagueres  se  vantoit 
Que  de  la  republique  un  discours  il  traittoit    : 
Soudain  il  eut  le  bruit  d'avoir  épuisé  Romme, 
Et  le  sçavoir  de  Grèce,  et  qu'un  si  sçavant  homme 
Que  luy  ne  se  trouvoit.  Par  là  il  se  poussa, 
Et  aux  plus  hauts  honneurs  du  Palais  s'avança, 


TRADUCTION  DINE   EPISTRE   LA  UNE  197 

Ayant  mouché  les  Rois  avec  telle  pratique, 

Et  si  n'avoit  rien  fait  touchant  la  republique. 

Toutefois  cependant  qu'il  a  esté  vivant, 

Il  a  nourri  ce  bruit  qui  le  mist  en  avant, 

Jusqu'à  tant  que  la  mort  sa  ruze  eut  descouverte  : 

Car  on  ne  trouve  rien  en  son  estude  ouverte, 

Ains  par  la  seule  mort  au  jour   fut  révélé 

Le  fard,  dont  il  s'estoit  si  longuement  celé. 

Quelque  autre  dit  avoir  entrepris  un  ouvrage 

Des  plus  illustres  noms  qu'on  lise  de  nostre  aage, 

Et  jà  douze  ou  quinze  ans  noue  déçoit  par  cest  art  : 

Mais  il   accomplira  sa  promesse  plus  tard 

Que  l'an  du  jugement.  Toutefois  par  sa  ruse 

Des  plus  ambitieux  l'espérance  il  abuse. 

Car  ceux-là  qui  sont  plus  de  la  gloire  envieux, 

Le  flattent  à  l'envy,  et  taschent  curieux 

De  gaigner  quelque  place  en  ce  tant  docte  livre, 

Qui  peut  à  tout  jamais  leur  beau  nom  faire  vivre, 

Ce  trompeur  par  son  art  très  riche  s'est  rendu 

Et  son  silence  aux  Roys  chèrement  a  vendu, 

Noyant  en  l'eau  doubly  les  beaux  noms  dont  la  gloire 

Seroit,  sans  ses  escrits,  d'éternelle  mémoire. 

Car  les  Parthes  menteurs,   faux,  il   surmontera 
Et  nul  (comme  il  promet)  n'immortalisera   : 
Mais  il  peindra  le  nez  à  tous,  et  pour  sa  peine 
De  les  avoir  trompez  d'une  espérance  vaine. 
Dessus  un  cheval  blanc  ses  monstres  il  fera 
Par  la  ville,  et  du  Roy  aux  gages  il  sera. 

C'est  un  gentil  appas  pour  les  oyseaux  attraire, 
Ce  que  d'un  autre  dit  le  commun  populaire, 
Qui  par  les  cabarets  tout  exprès  delaissoit 
Quatre  lignes  d'un  livre,  et  outre  ne  passoit 
Avec  un  tiltre  au  front  qui  se  donnoit  la  gloire 
D'estre  le  livre  quart  de  la  Françoise  histoire. 
Qui  doneques,  je  te  pry,  niera  que  cestuy-ci 
Ne  soit  des  plus  heureux  sans  se  donner  souci. 
Qui  quatre  livres  peut  de  quatre  lignes  faire, 
Qui  du  doigt  pour  cela  est  monstre  du  vulgaire, 


198 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.    UU   BELLAY 


Qui  pour  cela  de  France  est  dit  l'historien, 

Et  auquel  pour  cela  on  fait  beaucoup  de  bien  ? 

J'ay  fils  d'un  laboureur,  discouru  brevement 
Tout  ce  fascheux  propos,  moy  qui  ay  bravement 
Délaissé  les  râteaux  pour  m'attacher  aux  Muses   : 
Tu  pourras  par  usage  apprendre  d'autres  ruses. 
Or  adieu,  pense  en  moy,  et  pour  attraper  l'heur, 
Suy  Mercure,  qui  est  le  plus  fin  oyseleur. 


Epitaphes  et  autres  Poésies 

SUH  LA  MORT  DE  JOACHIM  DU   BELLAY 

gentilhomme  Angevin,  et  excellent  poète 
de  ce  temps. 

Epitaphe  de  l'Autheur 

composée    par  lujr  mesme,   quelque   temps 

avant  son  trespas. 

Clara  progenie  et  domo  vetusta 
(Quod  nomen    tibi   sat  meum    indicarh) 
Natus,  contegor  hac,  viator,  urna. 
Sum  Bellaius,   et  Poëta,   jam  me 
Sat  nosti,   puto,  num  bonus  Poëta, 
Hoc  versus  tibi  sat  mei  indicarint. 
De  me  dicere,  me  pium  fuisse, 
Xec  laesisse  pios  :  puis  si  et  ipse  es, 
.Mânes   laedere  tu  meos  caveto. 


LA  MESME  EN    FRANÇOIS 

PAR   I.    DE  MOREL,   AMBR. 

De  noble  race  et  maison  ancienne 

(Ce  que  mon  nom  assez  te  monstrera) 
Issu  je  suis.    Or  cette  tombe  mienne 


ŒUVRES  COMPLÈTES   DE  J.    DU  BELLAY 

M'enclost  (passant)  tant  qu'au  Seigneur  plana 
Du  Bellay  suis,  celuy  qui  fust  Poëte  : 
(Assez  par  là  tous  me  discerneront) 
Bon  ou  mauvais  si  sçavoir  tu  souhaite, 
Mes  vers  bien  leus  mieux  te  le  monstreront. 
Ceci  de  moy  seulement  te  puis  dire, 

Que  je  suis  bon,  et  n'ay  par  mes  escrits 
Blessé  les  bons.  Toy  donc  ne  vueilles  nuire, 
Si  tu  es  bon,  à  nos  muets  esprits. 

AUTREMENT  PAR  JACQUES  MONIQUET 

De  race  noble  issu  (tesmoin  mon  nom)   l'arreste 
Sous  ce  tombeau,  nommé  Du  Bellay,  et  Poëte  ; 
Jà  t'est  assez  mon  nom  cogneu,  comme  je  croy  ; 
Quel  Poëte  je  fus  mes    vers  t'en,   facent  foy. 
Av  vescu,   n'offençant  onc  des  bons  le  renom. 
Passant,  si  tu  os  bon  aussi,  fay  que  jamais 
N'offences  mes  esprits,  qui  ci  gisent  en  paix. 

AUTRE  PAR  JACQUES  GREVIN 

Ici,  sous  ceste  tombe  close 

Passant,  enserré  je  repose 
Avec  les  autres  trespassez  : 
Moy  (dis-je)  issu  de  noble  race 
Et  d'une  maison  dont  la  grâce 
Fait  que  mon  nom  se  monstre  assez. 

Je  suis  Du  Bellay,  et  Poëte  : 
Tu  as  cognoissance  parfaite 
(Comme  je  pense)  de  mon  nom  : 
Ces  vers  que  je  donne  à  la  France 
Te  donneront  ferme  asseurance, 
Si  je  suis  bon  Poëte  ou  non. 

Or   tout  seulement  je   désire, 

Que  de  moy  je  te  puisse  dire, 

Que  j'ay  esté  devotieux, 

Et  que  d'une  bouche   animée 

Je  n'ay  touché  là  renommée 

T>c  ceux  qui   ont  aimé  les  cieux. 

Aussi  si  la  foy  Chrestienne 

Te  touche   au  cœur,  qu'il  te  souvienre 


EPITAPHES 

De  n'empescher  mon  doux  repos  ; 
Garde  qu'une  langue  menteuse 
N'offence  ceste  gloire  heureuse 
Compagne  à  mon  ame  et  mes  os. 

AUTRE  EPITAPHE 

PAR   LE  MESME    GREVIN 
à  l'imitation  du  latin  de  Monsieur  de  la  Haye. 

Cv-dessous  est   gisant  Du  BELLAY  le  Poëte, 

Cogneu  par  tout  le  monde.   Or  entens,   viateur, 
La  cause  trop  subite  et  le  nouveau  malheur 
Qu'en  son  sein  luy  gardoit  une  mort  indisrrctte. 

Desjà  la  nuict  couvoit  sous  un  obscur  silence 
Le    doucereux  repos  de  ce   grand    univers 
Et  cependant  le  miel  de  ses  plus  doctes  vers 
Distilloit  de  sa  bouche   avec  une  accordance. 

Cependant  attentifs,  ainsi  que   de  coustume, 

Du  devis  des  neuf  Sœurs  heureux  il  jouyssoit, 
Et  du  père  Apollon,  que  tant  il  caressoit, 
Pour  en  avoir  reçeu  le  stile  de  sa  plume. 

Il   se  sentit  alors  d'une  fureur   sacrée. 

Attiré  sainctement  de  leurs  divins  efforts, 
Qui  luy  firent  laisser  le  vague  de  son  corps 
Pour  voler  au  saint  lieu  de  l'immortelle   Astree 

Où  son  ame  affranchie  et  libre  du  servage 
De  son  hoste,  sentit  ses  ailes  esbranler 
Entre  les  deitez,  qu'ell'  contemploit  en  l'air, 
Oubliant  le  chemin  de  son  premier  voyage  : 

Là  contemploit  errante  en  la  belle  campagne 

Tous  les  divers  pays  que  lors  ell'  pouvoit  voir, 
Appellant  Du  Bellay    afin   de  l'esmouvoir, 
Mais  le    Poëte   sourd    n'entendit   sa   compagne. 

Et  ainsi,  viateur,   ceste  ame  bienheureuse 

Demoura  dans  le  ciel,   et  seulement  les  os 
Sous  ce  marbre  engourdi  demeurent  en  repos 
Attendans  le  retour  de  l'ame  désireuse. 

SONNETS  DE  JACQUES  DE  LA  TAILLE 

Ici  gist  Du  Bellay  qui  par  l'arrest  des  deux 

Mourut  au  bord  de  Seine  et  nasquit  dessus  Loyre 


ŒUVRES   COMPLETES   DE   ].    DU   BELLAY 

Mais,   passant,   si   son  nom  ne  Lest  encor  notoire, 
Je  crois  que  tu  nasquis  sans  aureille  et  sans  yeux. 

Certe  ainsi  que  jadis  les  Gaulois,  nos  ayeux 
Avec  les  Espagnols  incitez  de  la  gloire 
D'un  Tive-Live,  autheur  de  la  Romaine  histoire, 
Vindrent  à  Rome  exprès  pour  le  cognoistre  mieux. 

(Car  tant  estoit  prisé  le  sçavoir  d'un  seul  homme, 
Qu'une  gent  lors  barbare,  et  d'un  lieu  si  lointain 
Vint  à  Rome  pour  voir  autre  chose  que  Rome)  : 

Aussi  de  là  la  mer  dont  la  terre  est  enclose, 

Voir   de  l'Isle  Thulé,    on  viendra  pour   certain 
Voir  quelque  jour  la  tombe  où  Du  Bellay  repose. 

Du  Bellay  qui  en  France  a  les  neuf   Sœurs  menées 
Et  premier  s'avança  d'une  audace  nouvelle 
De  chasser  des  François   l'ignorance  rebelle, 
Nagueres  fut  la  nuict  attaint  des  Destinées. 

O  nuict,  le   deshonneur  des  nuicts  infortunées, 

Indique  que  la  Lune  et  que   la  moindre  estoille 
Te  preste  sa  lueur  !  ô  nuict  pire  que  celle 
Qui  tourmente  là-bas  les  ombres  condamnées  : 

Duucques,  ô  nuict  obscure,  et  toy  Parque  meurtrière 
As-tu  si  tost  estaint  des  poètes  la  lumière  : 
Il  meritoit  le  pris  dessus  tous  à  bon  droit. 

O  quelle  perte  en  France  !  ô  quel  dur  reconfort  ! 
Mais  pour  bien  regretter  de  Du  Bellay  la  mort, 
Un  autre  Du  Bellay,  certes  il  nous  faudroit. 

SONNET    DE   DAMOISELLE  ANT.    DELOINES 

D'où  vient  que  quand  je  pense  à  la  Muse  gentille 
Du  docte  Du  Bellay  que  le  ciel  a  ravi, 
Mon  cœur  qui  de  jetter  souspirs  n'est  assouvi. 
Me  rend  comme  une  souche  ou  un  tronc  inutile  ? 

La   vertu,  le  sçavoir,  le  doux  et  grave  stiîe 

De   son   divin    esprit,  me   poussent    à   l'envy, 

Et  moy  qui  tant  de  biens  ensemble  oncques  ne  vy 

Trouve  pour  tel  suject  ma  Muse  trop  débile. 

Si  je  ne  puis  pourtant  exprimer  par  ma  voix 

Ce  qu'estimeront  tant  les  Princes  et  les  Rois, 
Je  diray  pour  le  moins  avec  toute  la  Fr.inre. 

Que  Du  Bellay  estoit  dc^  Poëtcs  l'honneur  : 


EPITAPHES  203 

Ei  si  ne  perdray  pas  de  Ronsard  la  faveur, 

Car  je  ne  puis  ne  veux  luy  faire  aucune  offence. 

ODE  DE   J.   GREVIN 
A  Charles  Utenhove  Gantois 

En    vain    Ion    pourra    chant'er, 
En  vain  Ion  pourra  vanter 
Le  devoir  et  l'entreprise 
De  la  pudique   Artemise  : 
Car  seulement  pour  un  temps, 
Et  bien    peu   de  nombre    d'an95 
Aux  oreilles  est  volée 
La    gloire    du    Mausolée  : 
Le  marbre  tant  soit-il  fort 
Ne  nous  peut  vanger  de  mort, 
Car  il  n'a  pas  la  puissance 
De  faire  au  temps  résistance. 

Seulement  les  mieux  nourris, 
Les  enfans  plus  favoris 
D'Apollon  et   de  la  Muse 
Nous  vangent   de   telle    ruse  : 
Le  temps  mesme  mange  fer 
N'en  peut  oncques  triompher  : 
Il    triomphe   des    ruines 
Et  des  reliques  Romaines, 
Dont  jadis  furent  auteurs 
Les  grands  Rois  et  Empereurs, 
Mais  nous   oyons  la  trompette 
Et  les  doux  sons  d'un  Poëte. 

Nous  oyons  encor  la  voix 
Resonnante   par   les  bois, 
D'un  berger  chargeant    la  gloire 
Sur  le  dos  de  la  Mémoire 
Pour  faire  entendre  aux  nepveux 
La  clémence  de  ses  Dieux, 
Nous  oyons  un  vers  qui  sonne, 
Nous  oyons  un  vers  qui  tonne 
Les  batailles,  les  efforts. 
Et  le  sac  de  plusieurs  forts, 
La  muable   destinée 
D'un  Priam  et  d'un  Enee. 


204  ŒUVRES   COMPLETES   DE  J.    DU  BELLAY 

Heureux  celuy  dont  les  jours 
Ont  peu  tromper  les  destours 
De  la  mort,  qui  nous  enserre 
Aux  entrailles  de  la  terre 
Avec  l'oubli   du  tombeau  : 
De  la  mort,  qui  comme  l'eau 
Ne  tenant  aucune  trace 
Du  bateau  qui  dessus  passe, 
Ou   du  plomb  au   fond  jette, 
Fait  que  la  postérité 
Ne  peut  après  recognoistre 
Qui  fut  jadis  son  ancestre. 

Mais  or'  que  Du  Bellay  n'eust 
Quelqu'un  qui  chanter   le  sçeut, 
Si  est-ce  que  jà  la  France 
Combat  contre  l'ignorance, 
Reprenant  comme  envieux 
Ces  Quintils   audacieux, 
Qui  sous  sa  plume  féconde 
Sont  trébuchez  comme  en   l'onde 
Fait  un   nocher  agité, 
Depuis  qu'un  vent  incité 
Redoublé    d'une  tempeste 
Luy  a  foudroyé  la  teste. 

Et  puis  je  voy  ces  ouvriers 
Ces  bons  tailleurs,  ces  premiers. 
Et  ceste  brigade  heureuse, 
Dont  la  main   industrieuse 
A  le  tombeau  commencé  : 
Et  jà  l'ayant  avancé, 
Eli'  fait  suffisante  preuve 
Quel  sera  ce  beau  chef-d'œuvre. 
Ne  sens-tu  point  dans  ton  cœur, 
Utenhove,  un  dieu  vainqueur 
Qui   veut   que  fus  quelque  frize 
On  cizelle  une  entreprise  ? 

Je  le  sen,  je  l'apperçoy 
M'attirer  avecques  soy, 
Pour  esprouver  mon  service 
Au  fait  d'un  si  juste  office 
Comme  est   celui  d'un   tombeau  : 
Et  ores  que   mon   ciseau 


EPITAPHES 

N'ait  une  trempe  assez  bonne 
Pour  faire  ce  que  j'ordonne. 
Si  n'en  auray-je  pourtant 
Le  bon  vouloir  moins  constant, 
Sentant  un  dieu  qui  m'attire 
Pour  esbaucher  ce  porphyre. 

Je  basti  dans  ce  plat-fond 
Les  deux  crouppes  du  haut  mont 
Dont  il  print  jadis  la  force  : 
Puis  je  fay   à   demi-bosse 
Un  corps  qui  se  convertit 
Desja  petit  à  petit 
En  un  cygne  qui  s'esgaye 
Voyant  sa  celesye  voye, 
Et  que  jà  semble  imiter 
Celuy-là  que   Juppiter 
Mist  dans  la  plaine  estoilee 
Tesmoin  d'une   violée. 

Desjà  ce  plumage  mol 
S'appreste  pour  faire  un  vol 
Voire  jusques  où  le  Gange 
Abbreuve  le  peuple  estrange  : 
Desjà  le  plus  grand  des  dieux 
L'attire  à  soy  dans  les  cieux, 
L'accompagnant  d'un  semblable 
Que  nous  voyons  admirable 
Lentement  se  pourmener, 
Et  dans  son  ciel  se  tourner, 
Comme  la  sagesse  bonne 
De  nostre  grand   Dieu  l'ordonne. 

Pour  faire  les  cieux  plus  beaux 
Il  y  mist  bien  deux  chevaux 
Et  deux  bestes  plus  cruelles, 
Ce  sont  les   Ourses  rebelles, 
Deux  Couronnes,  et  deux  Chiens. 
Ainsi  parmi  tous  ces  biens, 
Et  ceste  douce  harmonie, 
Qui  d'une  course  infinie 
Et  branslement  éternel 
S'entrefuit   dedans    le   ciel, 
Il  veut  croistre   l'assemblée 
D'une   lumière  doublée. 


206  ŒUVRES  COMPLÈTES   DE  ].    DU  BELLAY 

Voy  sur  le  Tybre  Latin, 
Utenhove,  l'Aventin 
Qui  tout  orgueilleux  se  vante 
D'une  poésie  excellente 
Qu'il   esmailla  doctement, 
Lors  que  pleurant  son  tourment, 
Par  une  phrase  Latine 
Il  célébra  sa    Faustine  : 
Puis   après   d'un  autre  vers 
Les  beaux  reliques  couvers 
Sous  l'eschine  Exquilienne, 
Et  la  hauteur   Celienne. 

Voy  moy  ces  doctes  Regrets 
Honte  des  Latins  et  Grecs  : 
Voy  moy  dessus  ceste   rive 
De  Loire,  la  verde  Olive, 
Dont  ainsi  comme  premier 
Il  emporta   l'Olivier, 
Digne    ornement    de   sa   teste, 
Ainsi  que  brave  conqueste. 
Apres  qu'il  eut  combatu 
L'ennemie  de  vertu, 
Qui  d'une  fiere  arrogance 
Eslevoit  son  ignorance. 
Or   sus  donc,  prens  ce  tableau 
Que  j'ay  fait  pour  son  tombeau, 
Pren  donc  ce  petit  ouvrage 
Qui  possible   d'âge  en   âge 
Témoignera  la  grandeur 
Et  l'esprit  d'un  bon  sonneur  : 
Pren,  mon  Utenhove,  et  pense 
Si  mes  vers  n'ont  la  puissance 
D'apparoistre  près  les  tiens 
Que  des  Poètes  anciens 
Aucuns  ont   sonné  la  Lyre 
Pour  s'efforcer  de  bien  dire. 


psriç» 


A  MONSIEUR  DE  MOREL 

AMBRUNOIS,    SEIGNEUR 
DE  GRYGNVj   F:T  DU   PI.ESSIS   LE   COMTE 

G.  Aubert,  de  Poictiers,  Advocat  en  la  Court 
du  Parlement  de  Paris,  salut. 


Monsieur,   je   pense   bien    qu'un   gentil-homme    ayant   tant    de   bonnes 
parties,   comme   avoit   defunct   M.    Du   Bellay,   ne   sera    moins   regretté) 
après   sa  mort,    qu'il    estoit   renommé,   honoré   et    admiré   durant   sa    vie. 
Mais  cette  manière  de  regret  que  chacun   a  pour    la  perte  d'un  homme 
docte,    est   bien    petite    à    la    comparaison    des    mortelles    angoisses    que 
souffrent  ceux,  lesquels,  outre  la  plainte  commune  des  lettres,  endurent 
encore   leurs   passions  privées   pour  avoir    perdu    un    ferme   et   constant 
ami,  que  la  bonté  du  naturel,   l'amour  de  la  vertu,  l'affection   des  scion- 
ces,  et  le  plaisir  de  la  conversation  leur  avoyent  conjoint,  avec  telle  res- 
semblance de  mœurs  d'affections,  et  d'esprits,   qu'il  n'estoit  possible  les 
séparer   sinon    avecques  mesme  douleur  que  le  corps  se  sépare  de    son 
âme.  Ainsi,  vous  et  M.  Du  Bellay  estans  joints  de  si  fermes  et  constans 
liens,  en  une  tant  pure,  tant  sincère  et  tant  affectionnée  amitié  de  l'un 
envers   l'autre,    il   m'a  esté   facile    de  penser   ayant   eu  le  bien   de  vous 
cognoistre  tous  deux,  que  le  trespas  du  corps  du  premier  mourant  aban 
donnoit  le  dernier  en  une  extrême  agonie  d'esprit,  et  en  toutes  les  per- 
turbations  qui   ont    accoustumé    d'agiter   les   plus   constans   en   tel   infor- 
tune. Mais  de  mon  costé  ayant  eu  tant  d'heur  les  années  passées  de  par- 
ticiper en  vos  doctes  devis,  et  me  trouver  souventefois  en  vostre  com- 
pagnie, je  ne  sçay  comment  (car  c'est  sans  mérite)  je  me  suis  apperceu 
par  mile  démonstrations  d'une  entière  benevolence,  que  j'estois  aimé  et 
favorisé  de  l'un  et  de  l'autre.  Ce  qui  me  gaigna  peu  à  peu,  et  ravit  tel- 
lement hors  de  moy,  qu'entre  les  meilleures  fortunes  qui  me  fussent  peu 
advenir,  j'eusse  bien  et  à  bon  droit,  mis  ceste-cy  au  rang  des  plus  gran- 
des :   c'est  à   savoir,    que  j'estois  cogneu   et  bien   voulu   de   deux   gentils 
hommes    non   seulement   très    doctes   et   vertueux,    selon   mon   jugement, 
mais  encores  douez   d'infinies   autres   rares  perfections,   qui  rendent  les 
hommes  aimables  et  admirables,  et  surpassans  de  beaucoup  le  commun 
ordinaire  des  autres  hommes.    Mais  si  ce  plaisir  m'estoit  extrême,    l'en- 
nuy  d'estre  privé   de  l'un   des  deux   ne  m'a  esté  moindre  :   car  aux   pre- 
mières nouvelles  de  sa  mort,  encores  que  par  le  passé  je  me  fusse  assez 
bien  défendu  contre   plusieurs   autres,  desastres,   si  est  ce  qu'à   ce   seul 
coup,    quelque    effort    que   je   fisse,    je    fus   contraint    abandonner   toutes 


2o8  ŒUVRES   COMPLÈTES   DE  J.    DU  BELLAY 

choses  pour  faire  place  à  la  douleur,  et  consumer  en  gémissement  les 
jours,  que  l'extrême  dueil  me  defendoit  d"employer  autre  part.  En  ceste 
confusion  je  m'allay  reconforter,  ou  plus  tost  recommencer  mes  do- 
léances avecques  les  Muses  :  et  combien  que  la  rigueur  des  affaire? 
m'eust,  long  temps  y  a,  fait  abandonner  la  douceur  de  telles  occupations, 
si  est-ce  que  je  ne  pouvois  moins  espérer  sinon  que  la  véhémence  de  m;» 
douleur  suppleeroit  au  défaut  de  ma  poésie,  et  me  remettroit  en  me- 
moir  le  mestier  que  j'avois  oublié  par  une  longue  desaccoustumance. 
Ainsi,  estant  beaucoup  plus  animé  d"un  juste  regret,  que  favorisé 
d'Appollon,  j'escrivy  sur  le  trespas  d'un  mien  bon  seigneur,  et  d'un 
vostre  très  cher  et  très  singulier  amy,  les  vers  que  je  vous  envoyé  :  vous 
suppliant,  Monsieur,  leur  estre  aussi  favorable  en  les  lisant,  comme 
j'ay  esté  passionné  en  les  escrivant. 

Monsieur,  je  supplie  nostre  Seigneur  vous  donner  en  bonne  santé,  lon- 
gue et  heureuse  vie,  et  me  maintenir  tousjours  en  vos  bonnes  grâces. 
De  Paris,  ce  troisiesme  jour  de  janvier  1560. 


ELEGIE  SUR  LE  TRESPAS 

DE   M.    JOACHIM    DU   BELLAY 

Par  G.  Aubert  de  Poictiers 
advocat  en  la  Court 

Le  docte  Du  Bellay,  dont  la  Muse  seconde 

S'est  tant  fait  renommer  et  louer  par  le  monde  : 
La  perle  de  ce  temps,  de  sa  race  l'honneur, 
Du  pays  Angevin  le  plus  rare  bon-heur, 
En  la  moitié  du  cours  que  la  nature  ordonne 
Hélas  !  nous  est  ravi  par  la  parque  félonne  ! 

Ainsi  sont  pris  sans  plume  au  nid  les  oisillons, 

Et  les  espics  tous  verds  tranchez  de  leurs  sillons 

Ainsi  devant  l'automne  un  violent  orage 

Des  tendres  arbrisseaux  abbat  l'aigre  fruitage. 

O  destin  inhumain,  ô  Parque  trop  cruelle, 
Qui  t'a  fait  accourcir  sa  vie  naturelle  ? 
Ses  vertus,  ses  bontez,  son  débonnaire  amour 
Meritoyent  à  bon  droit,  qu'en  ce  mortel   séjour 
D'âge  en  âge  il  vesquist  autant  de  longues  vies. 
Qu'en  vivront  après  luy  ses  douces  poésies. 
Tu  les  admireras,  juste  postérité, 


EPITAPHES 

Et  luy  rendras  le  los  qu'il  a  tant  mérité. 

Tu  feras  retentir  le  son  des  louanges, 

Tant  par  mer  que  par  terre  es  pays  plus  estrângea 

Depuis  l'Inde  emperlee,  où  levé  le  soleil 

Jusques  en  l'Amérique,  où  il  prend  son  sommeil. 

Longtemps   après  sa  mort  illustrant   sa   mémoire 

Tu  solenniseras  son  renom  et  sa  gloire. 

Ainsi  qu'en  son  vivant  les  Princes  et  les  Rois 

La  souloyent  célébrer  eux-mêmes  de  leur  voix. 

Mais  bien  peu  sont  les  vers,  et  leur  douce  harmonie 

Si  les  autres  vertus  ne  leur  font  compaignie, 

Du  Bellay  envers  tous  se  monstra  droiturier, 

Preudhomme,   craignant  Dieu,  sage,  discret,  entier, 
Non  ingrat  du  plaisir,  de  conscience  bonne, 
Profitant  à  chacun  et   n'offensant  personne, 
Bénin,    libéral,    humble,   et   doux  à  ses  amis  : 
Et  constant  à  tenir  ce  qu'il  avoit  promis  : 
Il  couvroit  neantmoins  sous  son  courtois  langage 
Un  magnanime  cœur,  tesmoin  de  son  lignage. 

Comme  as-tu  donc  ozé,  meurtrière  des  humains 
Eslancer  dessus   luy  tes    venimeuses  mains  ? 
Je  puis  assez  penser,  ô  dure  destinée, 
Que  tu  n'as  eu  reepect  à  sang  ni  à  lignée  : 
Car  souvent  on  te  voit  attacher  aux  grands  Rois, 
Aussi  tost  qu'aux  bergers  vivans   parmi  les  bois. 
Tu  n'as  point   eu   degard  pour  addoucir  ton   ire 
Aux  gracieux  accords  de  sa  céleste  lire. 
Et  qu'il  n'avoit  encore  atteint  que  la  moitié 
De  ses  ans  naturels  :  car  tu  ne  prens  pitié 
Du  docte  jouvenceau  que  Phœbus  favorise, 
Plus  que  de  l'ignorant  qui  a  la  teste  grise. 
En  la  fleur  de  leurs  ans  ainsi  tu  pris  Catulle, 
Et  le  guerrier  Virgile  et  l'amoureux  Tibulle. 

Mais  si  tu  ne  voulois  pour  cela  retarder 

Ta  fureur,  pour  le  moins  tu  devois  regarder, 
Ravissant  Du  BELLAY,  quel  dueil,  quelle  tristesse 
Tu  ferois  à  maint  Prince  et    à  mainte   Princesse. 
Car  l'un  et  l'autre  Royne  honoroit   les  douceurs 
Que  lui  donnoyent  à  gré   les  Muses,  les  neuf  sœurs, 
Et  la  docte  Duchesse  ores  laissant  la  France, 
Pour   prendre  en  son  Piedmont  nouvelle  demourance 
Et  ce  grand  Cardinal  sur  lequel  nostre  Roy 


209 


ŒUVRES   COMPLÈTES   DE   J.    DU   JiELLAV 

Appuyé  sa  couronne,  et  l'Eglise  sa   loy  : 
Tous  ensemble  ils  prisoient  l'excellence  et  la   grâce 
Que  tu   avoiSj  BELLAY,   apprise  clans  Parnasse. 
Mais  si  les  Princes  grands  ton  sçavoir  estimoyent 
Les  doctes  beaucoup  plus  tes  bonnes  mirurs  aimoyenl, 
Car  outre  les  bienfaits   des   Muses   favorables 
Chacun  voyoit   en   toy  mile  vertus   aimables. 
Ces  deux  sages  prélats  tant  aimez  d'Apollon, 
Pleins   de   faveur   du   ciel,    de   Riez   et    Thoulon, 
Le  très   prudent   Morel,   et  ceux  que  les  sciences 
T'avoyent    accompagné  de  chères  cognoissances, 
T'aimoyent,   et  en  t'aimant  tes  œuvres  admiroyent 
Et  en  les  admirant  tes  bontez  honoroyent, 
•  Regarde  maintenant,  cruelle  destinée, 

Quelle   estrene  tu  as  à  nos  Princes  donnée, 

Et  à  ces  bons  esprits  qui  de  le  lamenter 

Xe  pourront,  mais  en  vain,  hélas  !  se  contenter. 

Certes,    cruelle   mort,   des  hommes   l'ennemie, 

Je  croy  que  tu  luy  as  ainsi  roigné  la  vie, 

Parce  que  luy  vivant  il  venoit  secourir 

Ceux  que  tes  cruels  dards  avoyent  jà   fait  mourir. 

Ceux  que  tu  engoufrois  sous  une  tombe   obscure 

Il  les  ressuscitoit  hors  de  la  sépulture  : 

Il  faisoit   eschappcr  de  leurs  tombeaux  froissez 

Maugré  toy,  fièrc  Mort,  ses  amis trespassez  : 

Et  gaignant  dessus  toy  une  noble  victoire. 

Ils  vivoyent  par  ses  vers  en  éternelle  gloire. 

Ainsi,  ses  jours  passez  il   sauva  par  son  art, 
De  l'oublieux  tombeau  le  président  Minard, 
Et  du  juste  Minos  il  luy  donna  en  change 
Le  nom  et  le  renom,  l'honneur  et  la  louange. 

Ainsi  du  Roy  Henry  il  chanta  la  bonté, 
Ses  gestes  généreux,  sa  magnanimité, 
Ses  vertus,  ses  hauts  faits,  ses  combats,  ses  alarmes 
Et  l'immortel  renom  qu'il  conquit  par   les  armes. 
Puis  nostre  nouveau  Roy  luy  fit  pour  le  guerdon 
De  sa  divine  Muse  un  magnifique  don, 
Qu'il  clevoit  chacun  an   sur  son  espargne  prendre 
Si   l'envieuse    Mort   l'eust   souffert  tant   attendre  : 
Mais  elle  l'a  ravi,  car  trop  luy  desplaisoit 
La  libéralité  que  le  Roy  lui  faisoit. 


EPITAPHES 

De   là,  Princes  et  Rois,  apprenez,  je  vous  prie, 
A  estre   libéraux   avant   qu'on  vous  supplie, 
Hastez-vous  de  bien  faire  à  tous  gentils  esprits, 
De  peur  que  de  la  mort   ne  les  trouvez  surpris 
Si  lors  qu'ils  n'auront  plus  besoin   de  vos  largesse.-. 
Vous   leur   offrez   en  vain   vos   tardives   richesses. 

Comme  le  jardinier  arrouse  de  ses  eaux 

L'ente  encore  jeunette,  et  ses  chers  arbrisseaux, 
A  fin  que  les  poussant  à  leur  juste  croissance, 
Il  ait  tost  de  leurs  fruits  la  douce  jouissance  : 
Ainsi  pour  le  service,  ou  bien  pour  le  plaisir, 
D'une  fort  longue  main'  il  vous  convient  choisir, 
Entre  les  jouvenceaux,   ceux-là  que  la   nature 
A  fait  dignes  d'un  prince,  et  de  sa  nourriture, 
Puis  les  faire  enseigner,  et  prévoir  de  bien  loin 
Qu'ils  puissent  dextrement  vous  servir  au  besoin, 
Et  non  pas  employer  pour  parler  d'une  affaire 
Tel  qui  n'a  seulement  bien  appris  à  se  taire. 

Mais  qui  te  fait,  ma  Muse,  abandonner  ton  cours, 
Et  cercher  à  l'escart  ces   égarez  discours  : 
Est-ce  point  la  douleur  qui   ton  bon  sens  transporte 
Certes  elle  te  fait  resver  en  cette  sorte. 
Retourne   à  ton   Bellay,   retourne    à   son    cercueil  : 
Morel   son  plus  cher  frère  acoompaigne  ton  dueil. 
Pleurons  donques,  Morel,    nostre  perte  commune, 
Nostre  cher  Du  Bellay,   et  si  nostre  infortune 
Et  les  mortels  ennuis  de  nos  tristes  douleurs 
Nous  peuvent  tout  permettre  au  milieu  de  nos  pleurs, 
Apres  avoir  longtemps  plaint  sa  mésaventure, 
Gravons  cest  ccriteau  dessus  sa  sépulture. 

LE   DEFFUXCT    EARI.E 

Le  nom  de  DU-BELLAY   monstre     assez  mon  lignage, 
Mon  esprit  est  assez  descouvert  par  mes  vers, 
Mes  amis  de  ma  vie  ont  fait  beau  tesmoignage. 
Mon    renom    immortel    vole    par    l'univers  : 
Je  n'ay   donc   plus,    passant,   à  te   dire    autre  chose, 
Sinon  qu'en  ce  tombeau  ma  seule  ombre  repose. 


CHANT  PASTORAL 

SUR    LA    MORT    DE    JOACHIM    DU    BELLAY     ANGEVIN 
par  R.   Bcllcau 

LES    PASTEURS  THOINET,    BELL1N   ET 
AN.    BE.    NYMPHE   DE    LA    SEINE 

BELLIN 

De  vivoter  chetif,  Thoinet,  que  je  suis  las  ! 

Sans  trêve  le  malheur  va  tallonnant  mes  pas, 

Onques  je  n'esprouvay  le  repos     de  la  vie, 

Je  porte  sur  le  clos  une  éternelle  envie 

Qui  va  trompant  mon  heur,  et  fauçant  mon  dessein. 

THOINET 

Or!   que   j'aille   à  poings  clos,   le  bon-heur  de   ma   main 

S'envole  avec  le  vent:  j'ay  tenté  la. Fortune 

En    cent    et   cent   façons,    mais   sa   main   importune 

Tout-à-coup  me   renverse,  et  me   fait   tresbucher. 

Hà  peu  cruel  destin,  que  ne  vins-tu  trancher 

Le  filet  de  mes  ans,  lorsqu'aux  voix  des  cigallcs 

On   me  fit  accorder  les  flustes  inesgales, 

Les  chalumeaux  d'avoine,  et  quelquefois  aussi 

Le  flageol   amoureux,  et  d'un  vent  addoucri 

Traîner  à  petits  sauts  la  troupe  camusette 

Aux  fredons  animez  du  son  de  ma  musette? 


Thoinet,  mon  cher  souci,  Thoinet,  il   ne  faut  point 

Se  repentir  d'avoir  si  prompterr.ent    conjoint 

Les  chalumeaux  ensemble,  et  d'avoir  mis  en  bouche 

Le  pipeau  qui  si  bien  en  tes  lèvres  s^embouche  : 

Pan  flusta  le  premier,   et  les    Faunes  après, 

Qui  firent   tressaillir   les  monts   et  les  forets 

Au  son  de  leur  bouquin,  et  n'eurent  jamais  honte 


CHANT  PASTORAL  213 


De  faire   des  Bergers  quelque  petit,  de   conte  : 
Puis  tu  n'as  point  appris  à  manier  les  doigts 
Sous  un  petit  sonneur,  Janot  a  fait  ta  voix, 
Il  t'a  montré  comment  (et  en  a  pris  la  peine) 
Il  falloit  retrancher  les  souspirs  et  l'aleine  : 
L'entonner  doucement,  l'allonger,  l'accourcir, 
Le    haster,    l'enaigrir,    le    feindre,    l'adoucir  : 
Comme  il  falloit  aussi  dessus  la  chalemie 
Chanter  une  chanson  en  faveur  de  l'amie  : 
Puis  n'as  tu  pas  gardé  avec  les  Pastoureaux 
Et  Perot  et  Bellot,  les  boucs  et  les  chevreaux, 
Et  cent  fois  avec  eux  dedans  les  eaux  clairettes 
Relavé    la   toison  des  brebis   camusettes  ? 
Soufflé  dans  leur  pipeau  et  de  tes  propres  dains 
Corne  à  corne  conté  leurs  chèvres  et  leurs  dains  ? 


THOINET 

Bellin,  ces  deux  bergers  ne  sont  plus  es  montagnes, 
Ils  ont  abandonné  les  bois  et  les  campagnes, 
Les  argentins  ruisseaux,  et  les  tertres  bossus, 
Et  se  sont  desrobez   de  ces  antres  moussus, 
Loin  de  leurs  compagnons,  pour  aller  à  la  ville, 
Pour  laisser  Galatee  et  cercher  Amarille, 
Eschange  qui  leur  plaist,  pour  avoir  eu  cest  heur 
De  trouver   la  fortune  et  tromper  le  malheur. 

Ils  y  vont  bien  souvent,  ayant  les  mains  chargées 
De  fourmage,  et  de  laict,   et    de  fresches  jonchées, 
Ou  d'une  peau  de  chèvre,  ou  de  quelque  toison, 
Sans  rapporter  leurs  mains  vuides  à  la  maison: 
Puis  ils  ont  d'héritage  un  troupeau  sous  leur  garde 
Et  tousjours  le  dieu  Pan  de  bon  œil  les  regarde, 
Tousjours  les  favoris,  et  nous  pauvres  chetifs 
Nous  languissons  es  bois  entre  les  plus  petits. 

BELLIN 

Mais  qu'est-ce  que  je  sens?  las,  je  voy,  ce  me  semble. 
Au  bord  de  ce  ruisseau,  à  l'ombre  de  ce  tremble 
Quelque  divinité:  car  une  horreur  je  sens, 


214  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

Qui  me  fait  hérisser,  et  chanceler  mes  sens: 
Une  froide  sueur  s'escoule  dans  mes  veines, 
Qui  me  glace  le  sang,  les  choses  ne  sont  vaines. 

THOINET 

Le  présage  est  certain,  car  je  sens  comme  toy 
Rouler  une  frayeur  haut  et  bas  dedans  moy  : 
J'ay  crainte  que  ce  jour  ne  couve  que  tristesse. 

BELLLN 

Hà,  Thoinet,  je  la  voy,  hà,  c'est  une  Déesse, 

Je  recognoy  ces  pas,  son  visage  et  sa  voix: 

Il  y  a  du  malheur  espandu  par  ces  bois, 

Car  elle  est  des  Bergers  messagère  fidelle, 

Mais  tousjours  apportant  quelque  triste  nouvelle. 

THOINET 

Hà,  Pan,  Dieu  des  forests,  oncques  je  n'eus  ceste  heur 

De  recevoir  de  toy  quelque  douce  faveur, 

Contre  le  ciel  despit  ta  puissance  est  mal  heure  : 

Nous   avions    entrepris   de  chanter  par  gageure 

L'un  à  l'autre  à  l'envy,  mais  tousjours  le  destin 

Sur  le  poinct  du  plaisir  nous  tranche  le  chemin. 

BELLJN 

Approchons,  mon  Thoinet,  les  dieux  sont  accostables, 
Nous  entendrons  au  vray  ces  plaintes  lamentables. 

LA   NYMPHE 

Pleurez,    Nymphes,   pleurez,   et   vous    coustaux  bossus, 
Prez,  monts,  jardins,  et  fleurs,  et  vous  antres  moussus, 
Accompagnez  ma  voix,  et  ma  juste  complainte: 
Seine  retient  tes  pas,  si  que  ton  eau  contrainte 
Renforce  de   souspirs    sous  le  marbre   glissant 
De  ton  peuple  escaillé   le  mouvoir  languissant. 


CHANT  PASTORAL  215 

Pleurez,  Nymphes,  pleurez  et  portez  la  nouvelle 
De  la  funèbre  nuict,  ô  nuict  trois  fois  cruelle, 
Jusqu'aux  flots  escumeux  des  rives  de  la  mer  : 
Puis  les  souspirs  des  vents  le  soufflent  parmi  l'air, 
L'air  le  pleuve  çà-bas,    pour  pleurer  la  mémoire 
De  l'honneur  Angevin,  et  des  Nymphes  du  Loyre, 

Il  est  mort  Du-Bellay,  Du  Bellay  que  les  Dieux 
Avoyent  transmis  du  ciel,  pour  estre  en  ces  bas  lieux 
Le  mignon  d'Apollon,  et  des  denses  la  grâce 
Eh  le  plus  rare  honneur  de  son  antique  race  : 
Las  !  il  nous  est  ravi,  n'ayant  parfait  le  cours 
Qu'à  demi  seulement  du  plus  beau  de  ses  jours. 

Comme  le  laboureur,  d'une  espérance  vaine, 
S'attend  à  la  moisson  d'avoir  sa  grange  pleine, 
Ne  voyant   seulement  que  les  sillons   couvers 
D'une  espèce  vesture,  et  de  fourments  tous  verds  : 
Puis  ne  restant  sinon  la  dent  de  la  faucille, 
Une  gresle  survient  qui  renverse,  et  qui  pille, 
Qui  froisse  le  tuyau,  et  qui  le  plus  souvent 
Emporte  la  moisson  et  l'espérance  au  vent  : 
Lors  triste  et  tout  honteux,  l'œil  bas,  baisse  la  teste. 
Va  recueillant  après  l'outrageuse  tempeste, 
Ce  qui  reste  espandu  çà  et  là  grain  à  grain, 
Pour  le  mettre  au  grenier,  d'une  soigneuse  main  : 
Ainsi  nous  a  deçeu  l'attente  tromperesse 
Que  nous  avions  de  luy  pour  sa  docte  jeunesse. 
Ainsi,  Pasteurs,  cueillez  et  recueillez  encore 
Le  reste  de  l'orage,  et  le  riche  trésor 
De  ces  vers  doux  coulans,   qui  vivront  d'aage  en  aage 
Pendant  que  le  François  n'oublira  son  langage, 
Et  pendant  qu'Apollon  aura  quelque  souci 
De  l'honneur  de  ses  Soeurs^  et  de  son  luth  aussi, 
Pendant  qu'à  flots  ondez  les  coulantes  rivières 
Dresseront  dans  la  mer  leurs  humides  carrières. 
Hà  Loire  trop  heureux  d'avoir  dessus  tes  bords 
Reçeu  les  doux  accens  et  les  graves  accords 
Du  pouce  Vandomois,    et  la  touche  argentine 
Des  fredons  animez  de  la  lyre  angevine. 
Or'  face  maintenant  la  puissance  des  Dieux, 
Qu'ell'  puisse  accompagner  celle  qui  luit  aux  cieux, 
Et  l'autre,  or  qu'elle  soit  veusve  de  sa  compagne, 
Sans  jamais  s'engourdir,  que  tousjours  accompagne 


2l6  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.    DU  BELLAY 

La  majesté  des  Rois,  enyvrant  le  souci 
Des  bergers  attristez,  de  son  trait  addouci. 

Pleurez,  Nymphes,  pleurez,  et  en  pleurant,  à  force 
De    main   et    de    poinçon    engravez    sur    l'escorce 
De   ces  ormeaux  feuillus,  ce  desastre  malheur, 
Tesmoins  à  l'advenir  de  ma  triste  douleur. 

Couppe  tes  blonds  cheveux,  Apollon  est  desnuë 
Les  filets  ordonnez  de.  ta  lyre  cornue  : 
Redoublez  vos  sanglots,  et  versez  larmes  d'yeux 
Satyres  chevrepiez,    Faunes,   et   Demi-dieux, 
Nymphes  aux  beaux  sourcis,  Déesses  des  Orcades 
Abandonnez  vos  monts,  et  vous  belles  Nayades 
Le  cristal   refrizé  de   la   doux-coulante  eau, 
Et  venez  larmoyer  autour  de  ce  tombeau, 
De  ce  tombeau  muet,  tombeau  qui  tient  enserre 
Ce  que  le  ciel  gai  doit  de  gentil  sur  la  terre.  . 

Et  vous,  Muses,  troublez  vos  argentins  ruisseaux 
Et   le  parlant  cristal   de  vos   coulantes  eaux, 
Puis  de  face  honteuse  et  de  bouche  craintive 
Laschez  la  bride  au  dueil,  haussez  la  voix  plaintive, 
Jusqu'au  ciel   azuré  si   que   l'astre  mutin 
Cognoisse  son  forfait,   accusant  le  destin, 
D'avoir  ravi   l'honneur  de  vostre  bande  heureuse 
Pour  estre  le  jouet  de  la  Parque  orgueilleuse1  : 
Luy  qui  par   l'univers  vostre   nom    espandoit 
Et  qui  devant  les  Rois  immortel  le  rendoit. 

Froisse    ton   arc    Amour,    et   à    plumes   pendante* 
Frappe  ton   estomach,   tes   sagettes    bruyantes 
Languissent  sur  ta  corde  et  ton  ardent  flambeau 
La  guide  de  ces  yeux,  soit  guide  à  son  tombeau. 
Que  de  rayons  dorez  le  sourci  des  montagnes 
Ne  soit  plus  embelli,  que  les  vertes  campagnes 
D'un  voile  noir  obscur,  brunissant  leurs  couleurs, 
Facent  porter  le  dueil  aux  plus  vermeilles  fleurs  : 
Une  éternelle  nuict,  une  horreur  solitaire 
Me  soit  le  clair  flambeau  de  la  lampe   ordinaire. 
Et   mesme   que  les   feux  qui   redorent   les  nuicts 
Sillent  mes  yeux  couvers  d'une  nuë  d'ennuis! 

Que  le   fier  estomach  des  roches  plus  hautaines 
Destrempe  son  orgueil  aux  plus   humbles  fontaines: 
Soit    morte]    Amaranthe,    et  de  la  Rose  peint 
De  brunette  couleur,  le  pourpre  et  le  beau  teint. 


CHANT   PASTORAL  217 

Qu'on  aye  des  oyseaux   les  gorgettes  sereines 
Ramollir  en  pitié  les  plus  chaudes  aleines 
Des  Zéphirs  animez  au  bransle  des  cerceaux, 
De   leurs   dos  enlassé   dedans  ces   verds   rameaux. 

Double  et  double  la  voix,  et  les  plaintes  modestes 
Peintes  dessus  l'esmail  de  tes  lettres  funestes 
Hyacinth',  et  te  plaignant     fay  plaindre  avecques  toy 
Narcisse,  en  se  mirant  trop  amoureux  de  soy. 
Qu'on  n'entende  par  l'air  que  le  chant  de  l'orfraye, 
Au   lieu   d'espics  crestez,   qu'il    ne   naisse   qu'yvraye: 
Que  des  lauriers    sacrez  les  cheveux  verdoyans 
Eschangent  leur  couleur  en  cyprez  larmoyans, 
Comme  des  lys  froissez  la  teste   blanchissante 
Se  penche  contre  bas  peu  à  peu  languissante, 
Ou  comme  dans  les  prez  à  l'ardente  chaleur 
On  voit  l'herbe  fanir,  et  perdre  sa  couleur. 

La  céleste  rosée  et  la  pluye  menue 
Qui  tombe  au  mois  d'avril,  en  larmes  se  transmue, 
Et  les  pipeaux  moyteux  des  pasteurs  attristez 
Soyent  animez  de  plaints  et  de  pleurs  irritez. 

Que  le  miel  doucereux  dans  la  ruche  ecclissee 
Se  destrempe  en  aigreur,  et  la  fleur  amassée 
Au  lever  du  soleil,  des  fillettes  du  ciel, 
Ne  se  puisse  confire  en  la  douceur  du  miel. 
Et  bref  que  l'univers  pleure  ce  saint  Poëte, 
Qui  n'est  plus  qu'ombre  vain  sous  la  cendre  muette, 
Rien  plus  qu'un  masque  feint,  luy  qui  par  l'univers 
Nostre   France  honorant  faisait  bruire   ses  vers. 

Sus  donc,   larmes,   sortez,   sortez,  et    faictes  place 
A  mes  souspirs  enclos  sous  une  espèce  glace, 
Qui  tient  serré  mon  cœur,  et  re.nglasse  mes  os, 
Sans  donner  à  mes  yeux  ni  trêve  ni  repos  : 
Car  à  fin  que  ma  pi  aye  immortelle  apparoisse 
Je  veux  de  jour  en  jour  qu'en  empirant  ell'  croisse  : 
Or  puisse  donc  ma  vie  estre  éternelle,  à  fin 
Que  ma  triste  langueur  ne  puisse  prendre  fin. 
Entre  les  durs  rochers  Echo  toute  esploree 
Ne  va  plus  imitant   ta  bouchette  sacrée  : 
Les  bois  ne  parlent  plus,   les  pastoureaux  sont  sourds, 
Et  leur  pipeau  muet  qui  chantoit  les  amours. 
Jamais  des  arondeaux  la  querelleuse  trouppe 
Ne  mena  si  grand  dueil  dessus  la  longue  crouppe 


218  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.   DU  BELLAY 

Des  sommets  sourcilleux,  ni  plus  de  passions 
Dessus  les  bords  marins  n'eurent  les  alcyons  : 

Jamais  pour  douze  enfans  passez  au  fil  des  armes 
Niobe  ne  jetta  plus  justement     des  larmes, 
Larmes  qu'on  voit  encor  en  un  marbre  pleurant  : 
Ni  Priame  d'Hector,  pour  l'avoir  veu  mourant, 
Ni    l'oyseau    de    Memnon    es    secrettes  vallées 
De  l'Oriant  perleux,  à  petites  volées 
Qui   se  bat    à   l'entour  d'un  malheureux  cercueil, 
Du  fils  Tithonien  ne  mena  si  grand  dueil, 
Que  de  compagnes  Sœurs  la  trouppe  non  mortelle 
Doit  aigrement  porter  ceste  playe  cruelle, 
Despitant  le  malheur,  le  destin  et  le  sort, 
Et  la  meurtrière  main  de  l'importune  mort. 

A  tant  se  teut  la  Nymphe,  et  toute  eschevelee 
S'eslance  dans  la  grotte,  en  un  fond  recelée, 
Tirant   à  longs  souspirs  de  la  bouche  un  helas, 
Qui  la  vapeur  suivant,  et  talonnant  ses  pas 
Jusque  dedans  le  creux,  où  vieillir  délibère 
A  jamais,  de  langueur,  et  d'ans,  et  de  misère. 

Lors  Thoinet  et  Bellin  tous  deux  la  larme  à  l'œil, 
Tous  deux  noirs  de  souspirs,  tous  deux    noyez  en  dueil 
A  pas  mornes  et  lents  vont  à  l'urne  sacrée, 
Et  de  cresme  et  de  vin  et  de  manne  sucrée, 
De  roses  et  d'encens  vont  parfumant  le   lieu, 
Disant  à  leur  ami  un   éternel  adieu. 

Mois  pour  trop  souspirer  ne  se  pouvant  entendre, 
Entaillèrent  ces  vers  dessus  l'escorce  tendre, 
De  ces  jeunes  ormeaux  à  fin  qu'a  l'advenir 
En  croissant,  de  ce'rMT^PoJsé^te'fcsouvenir. 


CHANT   PASTORAL 


SONNET    DE   JEH.    CHRESTIEN    PROVENÇAL 

Quand   Du-Belloy  mourut,  sa  merveilleuse  Lyre 
Fut  faite  astre  du  Ciel,  qui  désormais  luira  : 
Le  Ciel  fit  Du-Bellay,  le  Ciel  le  retira 
Pour  entendre  les  vers  qu'il  savoit  si  bien  dire, 

Mais  à  peine,  dit-on,  commençoit-elle  à  luire, 
Qu'un  chacun  dans  le  Ciel  à  soy  la  désira. 
Venus  voulut  l'avoir,   Saturne  y  aspira, 
Et  chacun  à  l'envy  ceste  lyre  désire. 

Phœbus  mesme  monstra  qu'il  estoit  despité 
Ou  bien  estoit  honteux  de  si  belle  clarté 
Veu  qu'il  prive  nos  yeux  de  sa  lumière  belle. 

Voilà  que  c'est,    la  Mort  toute  pleine   d'orgueil, 

Laissa  le  monde  en  pleurs,  triste  et  couvert  de  dueil 
Et  meut  dedans   le  Ciel  une  cxtresme   querelle. 


219 


FIN 


11      2 


514 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


UOFE 


* 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date  due 


CE    PQ         1668 

•  A5     1913 

COO        OU    BELLAY, 

ACC#     1387575 


J     TRANSLATIO