Skip to main content

Full text of "Commentaire francais litteral de la Somme theologique de saint Thomas d'Aquin"

See other formats


U  dVof  OTTAWA 

■Mil 

390030112169^8 


u    a/OT    Ul  lAHA 

IHMIUlil 


)^-> 


COMMENTAIRE  FRANÇAIS  LITTÉRAL 


SOMME   THÉOLOGIQUE 


SAINT  THOMAS  D'AQUIN 


Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 

pour  tous  pays. 

<:opyii<jht  Ijy  Éuouahu  Phivat.  i(,a(i. 


;^ 


R.   P.  Thomas  PÈGUES,  0.   P. 

MAÎTRE     EN     THÉOLOGIE 

MEMBRE     DE     |/a<;adÉM1E     ROMAINE     DE     SAIN  T-T  H  O  M  A  S-D  '  A  Q  U  I  N 

PROFESSEUR  DE  SAINT  THOMAS  AU  COLLÈGE  ANGÉLIQUE  (rOME) 


OIMMENTAIKB  FMNÇAIS  LUTÉKAL 


SOMME  THÉOLOGIQUE 


SAÏNT  THOMAS    D'AQUIN 


XVI 


W  >navva/  / 


I^^V     REDEjVIPTION 


(Saint  Jean  Daniascciie). 


TOULOUSE 
EDOUARD    PRIVAT 

LIBRAIRE-ÉDITEUR 
l4,    HUE    DES    ARTS,     l^- 


PARIS 
PIERRE   TÉQUI 

LIBRAIRE-ÉDITEUR 

v8§';^i<0e^bonapakti;,   8:,i. 


r^ 


NIHIL  OBSTAT  : 


Fr.    Emmanuel   LUSSIAA,  O.   P., 

Lecteur  en  théologie. 


Fr.  ETIENNE  LAJELiNIE,  O.  P., 

Lecteur  en  théologie. 


IMPRIMATUR  : 


Marseille,  a  septembre  1936. 

Fr.   HiLARioN  TAPIE, 
Prieur  Provincial. 


Toulouse,  7  septembre  1Q26^ 

J.   DÉLIES,  '    1 

Vie.  gén.  -, 


AVANT-PROPOS 


Sous  ce  titre.  La  Rédemption,  notre  nouveau  volume  du 
Commentaire  français  littéral  de  la  Somme  théotogique  com- 
prend les  questions  qui  vont  de  la  question  97  à  la 
question  59,  dans  la  Troisième  Partie  de  la  Somme.  11  fait 
suite  au  volume  du  Rédempteur.  Les  deux  forment  un 
tout,  dans  la  Somme  elle-même.  Le  premier  traitait  de 
la  Personne  du  Christ  Rédempteur.  Le  second  traite  des 
mystères  de  sa  vie.  de  sa  mort,  de  sa  Résurrection,  de 
son  Ascension,  par  lesquels  11  a  accompli  l'œuvre  de 
notre  Rédemption.  C'est  dire  l'intérêt  exceptionnel  qui 
s'attache  aux  questions  contenues  dans  ce  volume. 

Sa  Sainteté  le  Pape  Pie  XI,  k  qui  nous  avions  fait  offrir 
notre  précédent  volume  du  Rédempteur^  a  daigné  nous  ma- 
nifester sa  haute  bienveillance  par  la  lettre  suivante  adres- 
sée au  T.   R.  P.  Hugon,  du  Collège  Angélique,  à  Rome. 

SEGRETERIA     DI     STATO  />«'  VaUcann,  le  30  juin  1926. 

1)1   Sla   Samita 


Mon  Tri.s  Révérend  Pi-;Rr. 

Je  suis  heureux  de  vous  dire  la  bienveillance  avec  laquelle  le 
Souverain  Pontife  a  agréé  l'envoi  des  deux  volumes  :  i"  \  ie  de 
saint  Thomas  d'Aquin  par  Guillaume  de  Tocco,  et  2"  Le  Commen- 


VIII  AVANT-PUOPOS. 

laire  Jrnnçnis  lilléral  de  la  Somme  théologique  sur  le  Rédempteur. 
traduits  on  langue  française  par  le  R.  P.  Pègues. 

Sa  Sainteté  félicite  le  R.  P.  Pègues  de  celte  nouvelle  preuve  de 
vénération  filiale,  qui  témoigne  aussi  de  son  activité  pour  faire 
connaître  toujours  davantage  la  vie  admirable  et  l'œuvre  prodi- 
gieuse de  l'Ange  do  l'École,  el  c'est  bien  de  cœur  qu'avec  Ses 
rcmercîments  le  Saint  Père  lui  envoie  ainsi  qu'à  vous-même 
comme  gage  de  Sa  bienveillance  une  spéciale  Bénédiction 
Apostolique. 

Veuillez  agréer,  mon  Très  Révérend  Père,  l'assurance  de  mes 
sentiments  dévoués  en  Notre-Seigneur. 

P.-C.  Gasparri. 


LA  SOMME  THEOLOGIQUE 

TROISIÈME    PARTIE 


QUESTION    XXVII 


DE  LA  SANCTIFICATION    DE   LA    BIENHEUREUSE   VIERGE   MARIE 
MÈRE  DE    DIEU 


Dans  le  prologue  qui  ouvrait  la  Troisième  Partie  de  la 
Somme  Théologiqae ,  saint  Thomas  nous  avertissait  qu'il  y  trai- 
terait du  Sauveur  des  hommes  lui-même  d'abord  ;  puis,  des 
sacrements  institués  par  Lui  à  l'eflet  de  nous  assurer  le  salut 
ou  les  fruits  de  sa  Rédemption  ;  et  enfin,  du  terme  de  la  vie 
immortelle  où  II  nous  doit  conduire  un  jour  en  nous  ressusci- 
tant. —  Le  premier  de  ces  traités  devait  comprendre  depuis  la 
question  i  jusqu'à  la  question  09  inclusivement.  Il  était  sub- 
divisé lui-même  en  deux  parts  :  l'une,  allant  de  la  question  i 
à  la  question  26,  traiterait  du  Sauveur  Lui-même  considéré 
dans  sa  Personne;  l'autre,  des  mystères  accomplis  en  Lui,  ou 
de  ce  qu'il  a  fait  et  souffert  pour  assurer  notre  salut. 

Cette  seconde  partie  est  celle  que  nous  abordons  maintenant. 
Saint  Thomas  l'introduit  en  ces  termes  : 

«  Après  ce  qui  a  été  dit  précédemment,  où  nous  avons  traité 
de  l'union  de  Dieu  et  de  l'homme  »  dans  la  Personne  du  Fils 
de  Dieu,  «  et  des  choses  qui  ont  été  la  suite  ou  la  conséquence 
de  cette  union,  il  reste  à  considérer  ce  que  le  Fils  de  Dieu  in- 
carné a  fait  ou  souffert  dans  la  nature  humaine  qu'il  s'était 
unie. 

XVI.  —  La  Rédemplion.  i 


2  SOMME    TIILOLOGIQUK. 

((  Celte  considération  sera  divisée  en  quatre  parties.  —  Car, 
d'abord,  nous  considérerons  les  choses  qui  ont  trait  à  l'entrée 
du  Fils  de  Dieu  dans  le  monde  (q.  27-39).  —  Secondement, 
les  choses  qui  ont  trait  au  progrès  de  sa  vie  dans  le  monde 
(q.  /io-45).  —  Troisièmement,  sa  sortie  de  ce  monde  (q.  /|6-52). 

—  Quatrièmement,  ce  qui  touche  à  son  exaltation  après  cette 
vie  ))  (q.  53-59).  —  Il  serait  difficile  de  trouver  une  division 
des  mystères  accomplis  dans  la  Personne  du  Verbe  fait  chair, 
qui  fût  tout  à  la  fois  plus  simple,  plus  complète  et  plus  harmo- 
nieusement distribuée. 

«  Touchant  la  première  partie,  quatre  choses  se  présentent 
à  considérer  :  —  premièrement,  la  conception  1  du  Christ 
(q.  27-34)  ;  —  secondement,  sa  nativité  (q,  35-36);  —  troisième- 
ment, sa  circoncision  (q.  37);  —  quatrièmement,  son  baptême 
(q.  38). 

u  Au  sujet  de  la  conception,  il  faut,  d'abord,  considérer 
certaines  choses  à  l'endroit  de  la  Mère  qui  conçoit  (q.  27-30)  ; 

—  secondement,  quant  au   mode  de  la  conception  (q.  3i-33); 

—  troisièmement,  quant  à  la  perfection  de  l'enfant  conçu 
(q.  34). 

u  Du  côté  de  la  Mère,  quatre  choses  se  présentent  à  considé- 
rer :  — d'abord,  sa  sanctification  (q.  27);  —  secondement,  sa 
virginité  (q.  28);  —  troisièmement,  ses  épousailles  (q.  29);  — 
quatrièmement,  son  annonciation  ou  sa  préparation  à  conce- 
voir »  (q.  3o).  —  Le  groupe  de  ces  quatre  dernières  questions 
constitue  le  traité  par  excellence  de  ce  qui  pouvait  concerner 
en  elle-même,  eu  égard  à  la  conception  du  Fils  de  Dieu  incarné. 
Celle  qui  était  destinée  à  être  «  la  Mère  qui  conçoit  ». 

Venons  tout  de  suite  à  la  première  question.  Nous  l'avons 
déjà  annoncée  sous  ce  titre  :  De  la  sanctification  de  la  bien- 
heureuse Vierge  Marie,  mère  de  Dieu. 

Celte  quesliori  comprend  six  articles  : 

I"  Si  la  bienheureuse  Vierge,  inère  de  Dieu,  a  été  sanclifiée  avant 

sa  naissance  dès  le  sein  de  sa  mère? 
a"  Si  elle  a  clé  sanclifiée  avant  l'animation.^ 
'^°  Si,  par  celle  sorte  de  sanctification,  a  été  tolalom(>nl  enlevé  pour 

elle  le  foyer  du  péché P 


Q.  XXVir.  —  DE  LA  SANCTIFICATION   Dli  LA   BIENHEUREUSE   VIERGE.  3 

4°  Si,  par  celle  soiie  de  sanctification,  elle  a  eu  qu'elle  ne  péche- 
rait jamais? 

5"  Si,  par  cette  sorte  de  sanctification,  elle  a  obtenu  la  plénitude 
des  grâces  ? 

()"  Si,  d'avoir  élé  sanctifiée  de  la  sorte  a  été  chose  qui  lui  con- 
vienne en  propre? 


De  ces  six  articles,  les  cinq  premiers  trailent  de  la  sanctifi- 
cation de  Marie  d'une  façon  absolue;  le  sixième  traite  de  cette 
sanctification  par  comparaison  avec  la  sanctification  qui  a  pu 
être  celle  de  quelques  autres  saints.  —  Pour  la  sanctification 
de  Marie  considérée  d'une  façon  absolue,  saint  Thomas  exa- 
mine :  premièrement,  le  moment  où  elle  a  eu  lieu  (art.  1,2); 
secondement,  ses  effets  (art.  3-5).  —  Relativement  au  moment 
de  la  sanctification  de  Marie,  saint  Thomas  se  pose  deux  ques- 
tions :  premièrement,  si  la  bienheureuse  Vierge  Marie,  mère 
de  Dieu,  a  été  sanctifiée  avant  sa  naissance  (art.  i);  seconde- 
ment, si  elle  a  été  sanctifiée  avant  l'animation  (art.  2).  —  Nous 
verrons,  en  lisant  ces  deux  articles,  la  portée  de  la  question 
posée  en  ces  termes  et  sous  cette  forme.  Remarquons  seulement, 
tout  de  suite,  que  nous  sommes  ici,  avec  ces  deux  articles,  au 
point  précis  où,  dans  la  Somme  tliéologiqae,  devrait  se  poser  la 
question  de  l'Immaculée-Gonception.  Saint  Thomas,  nous  le 
dirons,  ne  l'a  point  posée  dune  façon  expresse.  Mais,  sans  la 
poser  expressément,  ne  l'a-t-il  pas  indirectement  résolue;  et  en 
quel  sens  l'a-t-il  fait?  C'est  ce  que  nous  nous  appliquerons  à 
dégager  de  la  lecture  même  de  son  texte. 


Article  Premier. 

Si  la  bienheureuse  Vierge  a  été  sanctifiée  avant  sa  naissance 
dès  le  sein  de  sa  mère  ? 


Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  la  bienheureuse 
Vierge  n'a  pas  été  sanctifiée  avant  sa  naissance  dès  le  sein  de  sa 
mère  ».  —  La  première  apporte  le  texte  de  u  l'Apôtre  »  où  il 
est    «   dit,    dans   la   première    épître   aux   Corinlhiens,   ch.    xv 


4  SOMME  théologiquf;. 

(v.  40)  ;  Ce  n'est  point  ce  qui  est  spirituel,  qui  vient  d'abord  ;  mais 
ce  qui  est  animal  ;  et,  après,  ce  qui  est  spirituel.  Or,  par  la  grâce 
sanctifiante,  l'honinrie  naît  spirituellement  comme  enfant  de 
Dieu;  selon  cette  parole  de  saint  Jean,  ch.  i  (v.  i3)  :  Ils  sont 
nés  de  Dieu.  D'autre  part,  la  naissance  du  sein  de  la  mère  est 
la  naissance  animale.  Donc  la  bienheureuse  Vierge  n'a  pas  été 
sanctifiée  avant  d'être  née  et  hors  du  sein  de  sa  mère  ».  —  La 
seconde  objection  en  appelle  à  «  saint  Augustin  »,  qui  «  dit, 
dans  sa  lettre  à  Dardanus  :  La  sanctification  qui  fait  de  nous  le 
temple  de  Dieu  n  appartient  qu'aux  régénérés  »  ou  à  ceux  qui 
sont  nés  de  nouveau.  «  Mais  nul  ne  peut  renaître  avant  de 
naître.  Donc  la  bienheureuse  Vierge  n'a  pas  été  sanctifiée  avant 
d'être  née  et  hors  du  sein  de  sa  mère  ».  —  La  troisième  objection 
déclare  que  «  quiconque  est  sanctifié  par  la  grâce  est  purifié 
du  péché  originel  et  actuel.  Si  donc  la  bienheureuse  Vierge  fut 
sanctifiée  avant  sa  naissance  dès  le  sein  de  sa  mère,  il  s'ensuit 
qu'elle  fut  alors  purifiée  du  péché  originel.  D'autre  part,  seul 
le  péché  originel  pouvait  l'empêcher  d'entrer  dans  le  Royaume 
céleste.  Si  donc  elle  était  morte  alors,  il  semble  que  la  porte 
du  Royaume  céleste  eût  été  ouverte  pour  elle  :  ce  qui  pourtant 
n'a  pu  être  fait  qu'après  la  Passion  du  Christ,  selon  cette  parole 
de  l'Apôtre  :  I\ous  avons  confiance  d'entrer  dans  le  Saint  des  Saints 
par  la  vertu  de  son  sang,  comme  il  est  dit  dans  l'Epître  aux 
Hébreux,  ch.  x  (v.  19).  11  semble  donc  que  la  bienheureuse 
Vierge  n'a  pas  été  sanctifiée  avant  d'être  née  et  hors  du  sein  de 
sa  mère  ».  —  La  quatrième  objection  dit  que  «  le  péché  ori- 
ginel se  contracte  par  l'origine,  comme  le  péché  actuel  par 
l'acte.  Or,  tant  que  quelqu'un  est  dans  l'acte  de  pécher,  il  ne 
peut  pas  être  purifié  du  péché  actuel.  Donc,  pareillement,  la 
bienheureuse  Vierge,  non  plus,  n'a  pas  pu  être  purifiée  du  pé- 
ché originel  tant  qu'elle  était  encore  dans  l'acte  même  de  l'ori- 
gine, existant  dans  le  sein  de  sa  mère  ». 

L'argument  sed  conlra  fait  observer  que  «  l'Eglise  célèbre  la 
fêle  de  la  Nativité  de  la  bienheureuse  Vierge.  Or,  dans  l'Eglise, 
il  ne  se  célèbre  point  de  fête  si  ce  n'est  pour  quelque  saint. 
Donc  la  bienheureuse  Vierge  fut  sainte  dans  sa  naissance. 
Donc  elle  a  été  sanctifiée  dans  le  sein  de  sa  mère  ». 


Q.  VXVir.  — DE  L\  SANCTIFICATION  DE  LA  BIENHEUREUSE  VIERGE.  O 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  tou- 
chant la  sanctification  de  la  bienheureuse  Vierge,  savoir  qu'elle 
ait  été  sanctifiée  dans  le  sein  de  sa  mère,  rien  n'est  marqué 
dans  les  Écritures  canoniques  :  lesquelles,  du  reste,  ne  font 
même  pas  mention  de  sa  naissance.  Mais,  de  même  que  saint 
Augustin,  au  sujet  de  l'Assomption  de  la  même  bienheu- 
reuse Vierge  (traité  de  l'Assomption  de  la  Vierge  Marie,  parmi 
les  œuvres  de  saint  Augustin),  argumente  raisonnablement 
qu'elle  a  été  prise  et  qu'elle  est  au  ciel  avec  son  corps,  chose 
que  cependant  l'Écriture  ne  nous  livre  pas;  de  même  aussi 
nous  pouvons  argumenter  laisonnablement  qu'elle  a  été  sanc- 
tifiée dans  le  sein  de  sa  mère.  Il  est  raisonnable,  en  effet,  de 
croire  que  Celle  qui  a  engendré  le  Fils  unique  du  Père,  plein 
de  grâce  et  de  vérité,  a  reçu  de  préférence  à  tous  les  autres  de 
plus  grands  privilèges  de  grâce;  et,  aussi  bien,  nous  lisons  en 
saint  Luc,  ch.  i  (v.  28),  que  l'Ange  lui  dit  :  Salut,  pleine  de 
grâce.  Or,  nous  trouvons  qu'à  certains  autres  ce  privilège  a 
été  concédé,  qu'ils  fussent  sanctifiés  dans  le  sein  de  leur  mère; 
comme  Jérémie,  à  qui  il  fut  dit.  Jéiémie,  ch.  i  (v.  5)  :  Avant 
que  tu  sortes  du  sein  de  ta  mère,  Je  Vai  sanctifié;  et  comme  Jean- 
Baptiste,  dont  il  fut  dit,  en  saint  Luc,  ch.  i  (v.  i5)  :  u  II  sera 
rempli  de  U Esprit-Saint  encore  dans  le  sein  de  sa  mère.  Donc  il 
est  raisonnable  de  cioire  que  la  bienheureuse  Vierge  aura  été 
sanctifiée  avant  sa  naissance,  dès  le  sein  de  sa  mère  ». 

On  aura  remarqué  tout  ce  qu'a  de  prudent,  et,  en  même 
temps,  de  fort  et  de  concluant,  cette  argumentation  de  saint 
Thomas.  L'Écriture  Sainte  ne  nous  dit  rien  d'explicite  sur  le 
point  qui  était  en  question.  Mais  elle  nous  dit  explicitement 
autre  chose  d'où  nous  pouvons  légitimement  conclure  ou  dé- 
duire une  réponse  affirmative.  Bien  plus,  des  mêmes  données  de 
l'Écriture  Sainte  nous  pouvons  légitimement  déduire  une  nou- 
velle conclusion,  plus  radicale  encore,  et  qui  sera  l'affirmation 
même  du  privilège  de  l'Immaculée-Conception.  C'est  qu'en 
effet  de  la  belle  raison  apportée  ici  par  saint  Thomas  nous 
pouvons  légitimement  conclure  qu'il  a  dû  y  avoir,  pour  la 
glorieuse  Vierge  Marie,  quelque  chose  d'incomparablement 
plus  excellent  que  pour  Jean-Baptiste  et  pour  Jérémie,  dans 


6  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Tordre  de  leur  sanctification  ;  et  que  si  Dieu  a  purifié  ou  sanc- 
tifié ces  saints  personnages  dès  le  sein  de  leur  mère,  Il  aura  dû 
accorder  à  la  Mère  de  son  Fils  un  privilège  plus  haut  et  plus 
initial  :  celui  de  la  sanctification  dès  le  premier  instant  de  son 
être.  Saint  Thomas  aurait  pu,  aurait  dû,  scmhle-t-il,  dégager 
ou  tirer,  de  son  argument  si  bien  conduit,  cette  autre  conclu- 
sion. Un  obstacle,  que  nous  allons  voir  tout  à  l'heure,  l'en  a 
empêché.  Dieu  voulait  que  des  siècles  s'écoulassent  encore 
avant  que  la  pensée  de  l'Eglise  prît  entièrement  conscience  de 
la  vérité  sur  ce  point  :  sa  manifeslalion  solennelle  était  réser- 
vée, par  la  Providence,  aux  temps  troublés  que  nous  traver- 
sons, afin  qu'ils  pussent  y  trouver  un  remède  appi^oprié  con- 
tre les  erreurs  si  pernicieuses  du  rationalisme  et  du  natura- 
lisme. 

Uad  priimiin  est  parfait  et  peut  très  bien,  même  encore,  être 
conservé.  Saint  Thomas  répond  que  «  même  pour  la  bienheu- 
reuse Vierge  vint  d'abord  ce  qui  est  animal  et  puis  ce  qui  est 
spirituel  :  car  elle  fut  d'abord  conçue  selon  la  chair  et  puis 
sanctifiée  selon  l'esprit  ».  —  Nous  remarquerons,  à  l'occasion 
de  cette  réponse,  que,  pour  saint  Thomas,  le  mot  «  concep- 
tion »  s'applique  plutôt  à  la  formation  du  corps  avant  son 
animation  ;  tandis  qu'aujourd'hui,  depuis  la  définition  du 
dogme,  il  s'entend  aussi,  très  expressément,  de  l'animation 
elle-même. 

L'ad  secandam  distingue  entre  la  loi  commune  et  le  privi- 
lège. «  Saint  Augustin  »,  dans  le  texte  que  citait  l'objection, 
«  parle  d'après  la  loi  commune,  selon  laquelle  nul  n'est  ré- 
généré par  les  sacrements  qu'il  ne  soit  né  au  préalable.  Mais 
Dieu  n'a  pas  lié  sa  puissance  à  cette  loi  des  sacrements,  de 
telle  sorte  qu'il  ne  puisse,  par  un  privilège  spécial,  conférer  la 
grâce  à  certains  sujets  avant  qu'ils  soient  nés  hors  du  sein  de 
leur  mère  ».  —  Cette  réponse  de  saint  Thomas  vaut  d'être  sou- 
lignée avec  le  plus  grand  soin.  Car  elle  n'est  point  limitée, 
dans  la  pensée  du  saint  Docteur,  au  cas  particulier  de  la  Vierge 
Marie  ou  des  saints  personnages  de  l'Ancien  Testament  qui  ont 
été  mentionnés  au  corps  de  l'article.  Même  aujourd'hui,  ou 
dans  le  Testamepf   Nouveau  et  sous  la  loi  d'absolue  rigueur 


Q.  XWII.  DE  LA  SANCTIFICATION  DE  LA   BIENHEUREUSE  VIERGE.  7 

qu'est  le  baptême,  nous  devons  réserver  les  droits  de  la  puis- 
sance de  Dieu,  «  qui  n'est  pas  liée  aux  sacrements  ».  —  Dans 
son  traité  du  baptême,  au  sujet  de  ceux  qui  doivent  recevoir 
ce  sacrement,  saint  Thomas  se  demande  si  les  enfants  peuvent 
être  baptisés  quand  ils  sont  dans  le  sein  de  leur  mère,  q.  68, 
art..  II.  Et  il  apporte,  dans  le  sens  de  l'afTirmative,  celte  pre- 
mière objection  :  «  Le  don  du  Christ  pour  le  salut  est  plus  effi- 
cace que  le  péché  d'Adam  pour  la  condamnation.  Or,  les  en- 
fants, dans  le  sein  de  leur  mère,  sont  condamnés  pour  le  péché 
d'Adam.  Donc,  à  plus  forte  raison,  ils  peuvent  être  sauvés  par 
le  don  du  Christ  que  le  baptême  assure.  Donc  les  enfants  qui 
se  trouvent  dans  le  sein  de  leur  mère  peuvent  être  baptisés  ». 
—  Le  saint  Docteur  répond  :  «  Les  enfants  qui  se  trouvent 
dans  le  sein  de  leur  mère  ne  sont  pas  encore  venus  à  la  lumière 
pour  mener  avec  les  autres  hommes  une  vie  »  de  société.  «  Ils 
ne  peuvent  donc  pas  être  soumis  à  l'action  des  hommes,  de  fa- 
çon à  recevoir  par  leur  ministère  les  sacrements  du  salut.  Ils 
peuvent  cependant  être  soumis  à  l'action  de  Dieu,  devant  qui 
ils  vivent,  de  façon  à  recevoir  la  sanctification  par  un  certain 
privilège  de  la  grâce,  comme  on  le  voit  pour  ceux  qui  ont  été 
sanctifiés  dans  le  sein  de  leur  mère.  »  —  La  doctrine  de  cet  ad 
primum  de  la  question  08,  art.  ii,  dans  le  traité  du  baptême, 
est  eu  parfaite  harmonie  avec  celle  du  présent  article  que  nous 
commentons.  Et  elle  ouvre  sur  les  infinies  miséricordes  de 
Dieu  un  horizon  des  plus  précieux  pour  mitiger  la  trop  juste 
douleur  de  bien  des  parents  chrétiens  inconsolables  d'avoir 
perdu  leurs  enfants  avant  d'avoir  pu  leur  assurer  par  le  bap- 
tême le  bienfait  de  la  régénération. 

\Jad  lerliuni  formule  une  autre  dislinction  très  importante. 
Saint  Thomas  dislingue,  dans  le  péché  originel,  la  tache  per- 
sonnelle de  la  condamnation  qui  pèse  sur  toute  la  nature.  La 
tâche  personnelle  est  constituée  par  la  privation  de  la  grâce 
ou  de  la  justice  originelle.  La  condamnation  qui  pèse  sur  toute 
la  nature  porte,  en  outre,  sur  les  conditions  de  vie  qui  ne  sont 
plus  pour  nous  ce  qu'elles  eussent  été  si  notre  premier  père 
n'avait  point  péché.  Parmi  ces  conditions,  il  en  est  une  qui 
regarde  précisément  l'entrée  immédiate  dans  le  ciel.  Le  péché 


8  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

d'Adam  avait  fermé  cette  entrée  pour  tous  ses  enfants.  Elle  ne 
pouvait  être  rouverte  que  par  le  Christ  au  jour  de  sa  Passion. 
Nous  dirons  donc  que  «  la  bienheureuse  Vierge  fut  sanctifiée, 
dans  le  sein  de  sa  mère,  du  péché  oîiginel,  quant  à  la  tache 
personnelle,  sans  être  cependant  libérée  de  la  condamnation 
qui  pèse  sur  toute  la  nature  humaine,  en  telle  sorte  qu'elle 
n'enirerait  dans  le  Paradis  que  par  l'immolation  du  Christ, 
comme  il  est  enseigné,  du  reste,  au  sujet  des  autres  saints 
Patriarches  qui  furent  avant  le  Christ  »  :  ceux-là  aussi  étaient 
purifiés  de  la  tache  personnelle;  et,  cependant,  ils  attendaient, 
aux  limbes,  que  fût  accompli  le  mystère  de  la  Passion  du 
Christ,  pour  recevoir  de  Lui  la  lumière  de  gloire  qui  leur  don- 
nerait le  bonheur  du  ciel. 

L'ad  quartiim  précise  le  moment  et  le  mode  selon  lesquels  il 
faut  entendre  que  se  contracte  le  péché  originel.  «  Le  péché 
originel  se  tire  de  l'origine  en  tant  que  par  elle  est  communi- 
quée la  nature  humaine  que  regarde  proprement  le  péché  ori- 
ginel »  :  il  ne  regarde  ou  n'atteint  la  personne  qu'en  raison  de 
la  nature.  «  Or,  cette  transmission  »  ou  communication  de  la 
nature  humaine  au  nouvel  individu  de  cette  nature  «  se  fait 
quand  le  fruit  conçu  est  animé  »  d'une  âme  raisonnable.  «  Rien 
n'empêchera  donc  qu'après  cette  animation  la  sanctification 
s'opère  »  ;  car  le  fait  d'où  résulte  le  péché  originel  est  terminé. 
«  Dans  la  suite,  en  effet,  l'enfant  ne  demeure  pas  dans  le  sein 
de  sa  mère  pour  recevoir  la  nature  humaine,  mais  en  vue 
d'une  certaine  perfection  de  la  nature  qu'il  a  déjà  reçue  ».  — 
Ainsi  donc  c'est  instantanément  que  se  contracte  le  péché  ori- 
ginel ou  que  s'accomplit  le  fait  de  sa  contagion  pour  chaque 
nouvel  individu  humain  venu  par  voie  d'origine  naturelle 
d'Adam  pécheur.  Et  le  moment  ou  l'instant  de  cetle  contagion 
est  celui-là  même  oij  l'âme  raisonnable  créée  par  Dieu  en  vue 
de  tel  corps  à  animer  se  trouve,  en  effet,  exister  dans  ce  corps 
où  Dieu  la  crée.  Le  péché  étant  contracté  à  partir  de  cet  instant 
et  l'étant  instantanément,  aussitôt  après  il  est  susceptible  d'être 
remis  ou  effacé,  même  quand  l'enfant  est  encore  dans  le  sein 
de  sa  mère  :  car  la  durée  du  temps  où  il  demeure  ensuite  dans 
le  sein  de  sa  mère,  après  l'animation,  ne  fait  plus  rien  à  la  con- 


Q.  XXVn.  ^  DE  LA  SANCTIFICATION   DE   LA   BIENHEUREUSE   VIERGE.  Q 

tagion  du  péché  originel,  accomplie  tout  entière  dans  le  mo- 
ment précis  où  la  nature  humaine  est  communiquée  à  l'enfant 
par  l'union  instantanée  de  son  âme  raisonnable  au  corps  où 
Dieu  la  crée. 

Le  soin  avec  lequel  saint  Thomas  vient  de  préciser  le  moment 
et  le  mode  de  la  contagion  du  péché  originel  pour  expliquer 
comment  la  bienheureuse  Vierge  a  pu  être  purifiée  de  ce  pé- 
ché avant  sa  naissance  dès  le  sein  de  sa  mère,  nous  laisse  déjà 
bien  entendre  que  le  saint  Docteur  n'a  point  envisagé  la  pos- 
sibilité d'une  exemption  radicale  et  absolue.  Il  ne  sera  plus 
possible  d'en  douter,  après  la  lecture  du  second  article.  Dans 
ce  nouvel  article,  et  toujours  relativement  au  lemps  ou  au  mo- 
ment de  la  sanctification  de  Marie,  saint  Thomas  se  pose  la 
question  de  savoir  si  la  bienheureuse  Vierge  a  été  sanctifiée 
avant  son  animation.  Le  saint  Docteur  concluait,  dans  l'article 
précédent,  que  nous  n'avions  pas  à  reporter  la  sanctification 
de  Marie  au  temps  qui  suivit  sa  naissance.  Une  raison  théolo- 
gique de  la  plus  haute  sagesse  nous  faisait  un  devoir  d'admettre 
que  la  bienheureuse  Vierge  avait  été  sanctifiée  ou  purifiée  du 
péché  originel  avant  sa  naissance  dès  le  sein  de  sa  mère.  Il  est 
bien  évident  que  cette  conclusion  laissait  place  à  une  conclu- 
sion plus  radicale  :  celle  d'une  sanctification  portant  sur  l'instant 
même  où  l'âme  de  la  Très  Sainte  Vierge  avait  été  créée  par 
Dieu  et  unie  au  corps  qu'elle  devait  animer,  constituant,  par  son 
union  à  ce  corps,  la  nature  humaine  individuelle  propre  à  l'au- 
guste Vierge.  Nous  avons  vu  que  cet  instant  est  celui-là  même 
où  se  contracte,  pour  les  enfants  venus  d'Adam  par  la  généra- 
tion naturelle,  le  péché  originel.  La  question  était  donc  de  sa- 
voir si  au  moment  même  où,  pour  les  autres  enfants  d'Adam, 
se  contracte  le  péché  originel,  la  Très  Sainte  Vierge,  par  un 
privilège  spécial,  n'aurait  pas  été  préservée  de  la  contagion  de 
ce  péché  et  constituée  sainte  dès  ce  premier  instant  de  son  être. 
C'eût  été  poser  la  question  même  de  l'Im maculée-Conception, 
au  sens  où  elle  devait  être  définie  par  l'Église.  Cette  question, 
saint  Thomas  ne  la  pose  pas.  11  pose  une  autre  question  allant 
encore  plus  loin,  et  se  demande  si   la  bienheureuse  Vierge  a 


lO  SOMME    THEOLOGIQUE. 

été  sanctifiée  avant  son  animation.  Ceci  nous  montre  qu'il  y 
avait,  de  son  temps,  une  pente  à  outrer  l'enseignement  catho- 
lique sur  ce  point  et  à  l'expliquei'  d'une  façon  inacceptable. 
Le  saint  Docteur  réfutera  excellemment  cette  manière  outrée. 
Mais,  comme  nous  l'avons  déjà  insinué,  il  ne  précisera  pas. 
Dieu  le  permettant  ainsi  pour  des  raisons  plus  hautes,  la  pure 
vérité  dont  la  manifestation  solennelle  et  dernière  dans  l'Église 
catholique  ne  devait  avoir  lieu  que  dans  un  avenir  lointain. 
Venons  tout  de  suite  au  texte  de  ce  second  article. 


Article  II. 
Si  la  bienheureuse  Vierge  a  été  sanctifiée  avant  l'animation  ? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  n  la  bienheureuse 
Vierge  a  été  sanctifiée  avant  l'animation  »,  —  La  première  s'ap- 
puie sur  ce  qu'  «  il  a  été  dit  (à  l'article  précédent)  qu'une  plus 
grande  grâce  a  été  accordée  à  la  Vierge,  mère  de  Dieu,  qu'à 
aucun  autre  saint.  Or,  il  semble  qu'il  a  été  accordé  à  quelques 
saints  d'avoir  été  sanctifiés  avant  l'animation.  Il  est  dit,  en 
efîet,  dans  Jérémie,  ch.  i  (v.  5)  :  Avanl  que  Je  V  eusse  formé  dans 
le  sein  de  ta  mère,  je  Vai  connu  :  et  l'âme  ne  vient  pas  avant  la 
formation  du  corps.  De  même,  aussi,  parlant  de  Jean-Baptiste, 
saint  Ambroise  dit,  sur  saint  Luc  (ch.  i,  v.  i5),  que  l'esprit  ou 
le  soujjle  de  la  vie  n'était  pas  encore  en  lui  et  déjà  était  en  lui 
l'E'iprit  de  la  grâce.  Donc,  à  plus  forte  laison,  la  bienheureuse 
Vierge  a  pu  être  sanctifiée  avant  l'animation  ».  —  La  seconde 
objection  est  ainsi  conçue  :  «  Selon  que  le  dit  saint  Anselme, 
au  livre  de  la  Conception  virginale  (ch.  xviii),  il  convenait  que 
la  Vierge  brille  d'une  pureté  telle  quon  iien  piit  concevoir  une 
plus  grande  an-dessous  de  Dieu;  et  c'est  pourquoi  il  est  dit,  au 
livre  du  ('antique  des  Cantiques,  ch.  iv  (v.  7)  :  Vous  êtes  toute 
belle,  ma  bien-aimée,  et  de  tache  il  n'en  est  pas  en  vous.  Or,  la  pu- 
reté de  la  bienheureuse  Vierge  serait  plus  grande,  si  jamais 
elle  n'avait  été  souillée  de  la  contagion  du  péché  originel.  Donc 


Q.  XXVII.  DE   L\  SA>CTlFICATION  DE  LA  BIEMIEUlîEUSE  VIEI\GE.         I  I 

cela  lui  a  été  accordé,  qu'avant  que  sa  chair  fût  animée,  elle  a 
été  sanctifiée  <•>.  Nous  voyons,  parla  teneur  de  cette  objection, 
qu'il  y  avait  une  manière  de  concevoir  l'immunité  du  péché 
originel,  pour  la  Très  Sainte  Vierge,  d'après  laquelle,  même  sa 
chair,  antérieurement  à  son  union  avec  l'âme,  eût  été  soustraite 
à  tout  influx  delà  souillure  venue  d'Adam.  Et  c'est  ce  qu'on  en- 
tendait, directement,  alors,  par  la  sainteté  de  la  conception, 
ou  par  la  conception  immaculée  et  sans  tache.  Il  s'agissait 
d'une  exemption  absolue  qui  aurait  supprimé  toute  influence 
du  péché  d'Adam  sur  l'acte  conjugal  des  parents  de  la  Très 
Sainte  Vierge  à  l'instant  même  où  eut  lieu  ce  qu'on  appelle  au- 
jourd'hui la  conception  active.  —  La  troisième  objection  arguë 
dans  le  même  sens.  «  Selon  qu'il  a  été  dit  (art.  précéd.),  il  ne 
se  célèbre  point  de  fête  »,  dans  l'Eglise,  «  si  ce  n'est  au  sujet 
de  quelque  saint.  Or,  certains  célèbrent  la  fête  de  la  Concep- 
tion de  la  bienheureuse  Vierge  »  ;  et  celte  fête  se  célébrait  au 
jour  de  la  conception  active,  ou  neuf  mois  avant  la  fêle  de  la 
Nativité  de  Marie.  ((  Donc  il  semble  (|ue  dans  sa  conception  elle- 
même  elle  a  été  sainte.  Et,  par  suite,  il  semble  qu'elle  a  été 
sanctifiée  avant  l'animation  ».  —  La  quatrième  objection,  tou- 
jours dans  lé  même  sens  et  de  la  façon  la  plus  radicale,  cite  le 
mot  de  «  l'Apôtre  »,  où  il  est  «  dit,  aux  Romains,  ch  \i  (v.  16)  : 
Si  la  racine  est  sainte,  les  rameaux  le  sont  aussi.  Or,  la  racine 
des  enfants,  ce  sont  les  parents.  Donc  la  bienheureuse  Vierge 
a  pu  être  sanctifiée  même  dans  ses  parents,  avant  son  anima- 
tion ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  une  interprétation  allé- 
gorique d'un  point  de  l'ancienne  Alliance  qui  semble  devoir 
s'appliquer  à  Marie.  ((  Les  choses  »,  en  effet,  «  qui  furent  dans 
l'Ancien  Testament  sont  la  figure  du  Nouveau  ;  selon  celte  pa- 
role de  la  première  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  x  (v.  11)  :  7o(i- 
tes  choses  leur  arrivaient  en  figure.  Or,  par  la  sanctification  du 
tabernacle,  dont  il  est  dit,  dans  le  psaume  (xlv,  v.  5)  :  Le 
Très-Haut  a  sanctijié  son  tabernacle,  il  semble  qu'a  élé  signifiée 
la  sanctification  de  la  Mère  de  Dieu,  qui  est  appelée  le  taber- 
nacle de  Dieu,  selon  cette  parole  du  psaume  (xviii,  v.  6.)  :  lia 
placé  dans  le  soleil  son  tabernacle.  D'autre  part,  il  est  dit  du  ta- 


12  SOMME    THEOLOGIQUE. 

bcrnacle,  dans  V Exode,  chapitre  dernier  (v.  3i,  82)  :  Après  que 
toutes  choses  eurent  été  achevées,  la  nuée  couvrit  le  tabernacle  du 
Témoignage,  et  la  gloire  du  Seigneur  le  remplit.  Donc  la  bien- 
heureuse Vierge,  aussi,  n"a  été  sanctifiée  qu'après  que  tout  ce 
qui  était  d'elle  se  trouva  achevé,  c'est-à-dire  et  son  âme  et  son 
corps  ».  —  Cet  argument  sed  contra  peut  être  gardé,  pourvu 
qu'on  l'entende  d'une  priorité  de  nature,  non  d'une  priorité  de 
temps.  L'âme  de  la  Très  Sainte  Vierge,  en  efTet,  n'a  pas  pu  être 
sanctifiée  avant  d'être;  et  elle  n'a  pas  été  avant  d'être  unie  au 
corps,  de  telle  sorte  que  la  bienheureuse  Vierge  n'a  pas  été  sancti- 
fiée avant  que  ne  fussent  unies  les  deux  parties  qui  devaient  cons- 
tituer sa  nature  et  sa  personne,  et  qui,  par  leur  bnion  même, 
constituaient  cette  nature  et  cette  personne  ;  mais  il  ne  s'ensuit 
pas  qu'il  ait  dû  y  avoir  un  laps  de  temps  quelconque,  non  pas 
même  une  différence  d'instant,  entre  le  fait  d'exister,  pour  les 
parties  qui  constituaient  la  personne  de  Marie,  et  celui  d'être 
établies  dans  une  pleine  et  parfaite  sainteté. 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  u  la  sanctifi- 
cation de  la  bienheureuse  Vierge  Marie  ne  peut  pas  s'entendre 
avant  son  animation,  pour  une  double  raison.  —  D'abord, 
parce  que  la  sanctification  dont  nous  parlons  n'est  pas  autre 
que  la  purification  du  péché  originel  :  la  sainteté,  en  effet,  est 
la  parjaite  pureté,  comme  le  dit  saint  Denys,  au  chapitre  xii 
des  Noms  Divins.  Or,  la  coulpe  ou  la  faute  ne  peut  être  enlevée 
et  un  sujet  ne  peut  en  être  purifié  que  par  la  grâce,  qui  ne  se 
trouve  que  dans  la  seule  créature  raisonnable,  il  s'ensuit 
qu'avant  l'infusion  de  l'âme  raisonnable,  la  bienheureuse 
Vierge  n'a  pas  été  sanctifiée  n.  —  Celte  première  raison  de 
saint  Thomas  est  évidente;  elle  est  indiscutable.  Et  aussi  bien 
les  Souverains  Pontifes  n'ont  cessé  d'appuyer  sur  ce  point, 
quand  il  s'est  agi  de  préciser  la  doctrine  catholique  sur  le 
dogme  de  la  Conception  de  Marie.  Dans  la  bulle  IneJJabilis,  oh 
se  trouve  contenue  la  définition  du  dogme  de  l'Immaculée-Con- 
ception,  le  pape  Pie  IX  rappelle  les  paroles  décrétoriales 
d'Alexandre  VII  (1655-1G67),  «  qui  expliquent  la  vraie  pensée 
de  l'Eglise  »  ;  et  ces  paroles  justifient  la  fête  de  la  Conception, 
dont  nous   aurons  à   reparler  au  sujet  de  Vad  tertium,   en  ce 


Q.  XXVII.  DE  LA  SANCTIFICATION  DE  LA  BIENHEUUEUSE  VIERGE.         l3 

sens,  que  «  l'âme  de  la  bienheureuse  Vierge  Marie,  au  premier 
instant  de  sa  création  et  de  son  infusion  dans  le  corps,  a  été, 
par  une  grâce  spéciale  et  un  privilège  spécial  de  Dieu,  en  con- 
sidération des  mérites  de  Jésus-Christ,  son  Fils,  Rédempteur 
du  genre  humain,  préservée  à  l'abri  de  la  tache  du  péché  ori- 
ginel )),  —  Donc  la  bienheureuse  Vierge  n'a  pu  être  sanctifiée, 
eu  égard  à  l'exclusion  du  péché  originel,  avant  l'infusion  de 
l'âme  raisonnable;  car,  jusque-là,  il  n'existait  pas,  en  ce  qui 
est  de  la  glorieuse  Vierge,  de  sujet  capable  de  recevoir  la  grâce, 
qui  seule  sanctifie.  La  conclusion  ainsi  formulée  et  la  raison 
qui  la  prouve  sont  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  indiscutable  et  de 
plus  certain. 

Mais  saint  Thomas  ajoute  une  seconde  raison,  qu'il  fait  sui- 
vre d'une  nouvelle  manière  de  formuler  sa  conclusion.  — 
Voici  cette  raison  :  u  Comme  la  seule  créature  raisonnable  est 
susceptible  de  la  coulpe  »  ou  de  la  faute  et  du  péché,  «  avant 
l'infusion  de  l'âme  raisonnable  le  fruit  conçu  n'est  point  sou- 
mis à  la  coulpe  »  ou  au  péché.  «  Il  suit  de  là  que,  en  quelque 
manière  que  la  bienheureuse  Vierge  eût  été  sanctifiée  avant 
l'animation,  elle  n'eût  jamais  encouru  la  tache  du  péché  ori- 
ginel; et,  par  suite,  elle  n'aurait  pas  eu  besoin  de  la  rédemp- 
tion et  du  salut  qui  est  par  le  Christ,  de  qui  il  est  dit,  en 
saint  Matthieu,  ch.  x  (v.  21)  :  C'est  lui  qui  sauvera  son  peuple  de 
leurs  péchés.  Or,  c'est  là  chose  qui  ne  convient  pas,  que  le 
Christ  ne  soit  pas  le  Sauveur  de  tous  les  hommes,  comme  il  est 
dit  dans  la  première  Épître  «  Timothée,  ch.  iv  (v.  10).  Donc  il 
demeure  que  la  sanctification  de  la  bienheureuse  Vierge  aura 
été  après  son  animation  ». 

Si  le  mot  après  qui  se  trouve  dans  cette  seconde  formule  de 
la  conclusion,  était  simplement  synonyme  de  non  avant,  au 
sens  oij  nous  l'avons  expliqué  à  propos  de  l'argument  sed  con- 
tra et  de  la  première  partie  du  corps  de  l'article,  nous  pourrions 
le  garder,  même  avec  la  définition  venue  depuis.  Et  c'est  ainsi 
qu'ont  voulu  l'entendre  tous  ceux  qui  se  sont  appliqués  à  main- 
tenir dans  le  sens  de  la  définition  l'intelligence  des  formules 
que  le  saint  Docteur  nous  a  laissées.  Mais,  vraiment,  c'est  faire 
violence  à  la  lettre  et  à  la  pensée  du  texte.  La  conclusion  for- 


SOMMIÎ     rHKOl.OOlOL'IÎ. 


mulée  par  sainl  Thomas  à  la  suite  de  la  raison  qui  la  motive 
demande  que  le  mot  api-ès  s'entende  au  sens  d'une  vraie  posté- 
riorité dans  la  durée.  Saint  Thomas  entend  conclure  qu'il  faut 
que  l'âme  de  la  glorieuse  Vierge  ait  existé  unie  au  corps  et  for- 
mant avec  lui  la  personne  de  Marie,  d'une  existence  préalable 
au  fait  d'être  sanctifiée  par  la  grâce;  pour  ce  motif  quil  faut 
qu'elle  ait  existé  sous  le  coup  de  la  souillure  ou  de  la  tache  du 
péché  originel  :  sans  cela,  en  effet,  à  ses  yeux,  elle  n'aurait  pas 
eu  besoin  d'être  rachetée  et  sauvée;  chose  qui,  pour  lui,  à  très 
bon  droit  d'ailleurs,  était  absolument  inadmissible. 

Que  telle  soit  la  pensée  du  saint  Docteur,  tout  le  montre 
dans,  son  argumentation;  et  le  texte  correspondant  du  Com- 
mentaire sur  les  Senlences  le  déclare  de  la  façon  la  plus  ex- 
presse. —  Voici  ce  texte,  au  livre  III,  dist.  3,  q.  i,  art.  i,  q'"  2  : 
«  La  sanctification  de  la  bienheureuse  Vierge  n'a  pas  pu  être 
convenablement  avant  l'infusion  de  l'âme;  parce  qu'elle  n'était 
pas  encore  capable  »  ou  susceptible  «  de  la  grâce  »,  qui  seule 
sanctifie,  au  sens  où  nous  parlons  maintenant  de  sanctification. 
Nous  reconnaissons,  dans  cette  formule  de  la  conclusion  et 
dans  cette  raison,  qui  l'appuie,  la  première  partie  de  l'article 
de  la  Somme.  Correspondant  à  la  seconde,  nous  lisons  :  «  Mais 
elle  n'a  pas  pu,  non  plus,  être  sanctifiée  dans  l'instant  même 
de  l'infusion  »,  c'est-à-dire  au  moment  de  l'animation,  «  de 
telle  sorte,  ou  en  ce  sens,  que,  par  la  grâce  qui  lui  eût  été  in- 
fusée à  ce  moment,  elle  aurait  été  conservée  »  ou  gardée  et 
préservée  «  à  l'effet  de  ne  pas  encourir  la  coulpe  originelle  ». 
On  le  voit  :  c'est,  en  termes  formels,  l'hypothèse  même  qui 
devait  être  plus  tard  le  sens  défini  par  l'Église.  Et,  là,  dans 
les  Senlences,  en  cet  article  qui  correspond  à  l'article  de  la 
Somme  que  nous  commentons,  saint  Thomas  dit  expressément 
que,  même  en  ce  sens,  on  ne  pouvait  admettre  la  sanctifica-: 
tien  de  Marie.  La  raison  qu'il  en  donne  est  précisément  la 
même  raison  qu'il  donne  dans  l'article  de  la  Somme  pour  con^ 
dure  qu'en  effet  ce  n'est  qu'après  l'animation,  que  la  glorieuse 
Vierge  a  pu  êlre  sanclifiée.  Si  ce  n'élail  pas  après,  si  c'était 
même  au  moment  de  l'animation,  en  telle  sorte  que  Marie, 
existant  dans  son  âme  et  dans  son  corps,    n'eût  jamais,    non 


Q.  XXVII.  DE  LA  SANCTIFICATION  Dlî  LA    BIENHEUREUSE  VIERGE.         10 

pas  même  un  instant,  encouru  la  tache  ou  la  coulpe  originelle, 
il  s'ensuivrait  qu'elle  n'aurait  pas  eu  besoin  de  rédemption.  Et 
c'est  là  chose  inadmissible.  «  Car  le  Christ  a  ceci  de  tout  à  fait 
propre,  dans  le  genre  humain,  qu'il  n'ait  pas  besoin  de  Ré- 
demption, parce  qu'il  est  notre  tête  ou  notre  chef;  mais  à  tous 
les  autres  il  convient  d'être  rachetés  par  Lui.  Or  cela  ne  pour- 
rait pas  être,  si  une  autre  âme  se  trouvait  qui  n'aurait  jamais 
été  infectée  de  la  tache  originelle.  D'oij  il  suit  que  cela  n'a  été 
accordé  ni  à  la  bienheureuse  Vierge  ni  à  aucun  autre  en  dehors 
du  Christ  )>. 

Aucun  doute  ne  saurait  donc  rester  sur  la  pensée  de  saint 
Thomas,  en  ce  qui  est  du  point  qui  nous  occupe.  Il  a  conclu 
que  la  glorieuse  Vierge  n'avait  pas  été  sanctifiée  avant  son 
animation  :  non  seulement  en  ce  sens  qu'elle  ne  l'avait  pas 
été  avant  que  son  âme  raisonnable  fût  unie  à  son  corps,  ce 
que  l'Église  elle-même  a  maintenu  dans  son  explication  du 
dogme  de  l'Immaculée-Conceplion,  et  ce  qui  est  d'ailleurs  évi- 
dent pour  la  raison  théologique  saine;  mais  encore  en  ce  sens 
qu'elle  n'a  pu  l'être  qu'après  son  animation,  excluant  de  sa 
pensée  qu'elle  ait  pu  l'être  à  l'instant  de  l'animation,  par  mode 
de  préservation  :  pour  cette  raison  foncière,  qu'il  fallait  qu'elle 
eût  été  rachetée  par  le  Christ,  et  qu'elle  ne  l'aurait  pas  été,  si 
elle  n'avait,  à  un  moment  donné  de  son  être,  encouru  la  tache 
du  péché  originel. 

C'est  ici,  à  ce  point  précis,  qu'il  nous  semble  que  nous  ne 
saurions  Irop  admirer  la  conduite  de  la  divine  Providence.  Il 
eût  suffi  d'une  simple  distinction  introduite  dans  l'argumen- 
tation de  saint  Thomas,  pour  amener  le  saint  Docteur  à  con- 
clure dans  le  sens  que  l'Église  devait  définir  plus  tard.  La  ma- 
jeure de  son  argument  est,  en  effet,  indiscutable,  et  l'Église, 
dans  la  définition  du  dogme,  a  eu  soin  de  la  rappeler  expres- 
sément; c'est  à  savoir  que  tout  être  humain,  à  la  seule  excep- 
tion du  Christ,  et,  par  conséquent,  la  glorieuse  Vierge  Marie 
elle-même,  est  soumis  à  la  nécessité  de  la  rédemption.  L'argu- 
ment ajoutait  :  Or,  quiconque  est  soumis  à  la  nécessité  de  la 
rédemption  a  encouru,  ne  serait-ce  qu'un  instant,  la  tache  du 
péché  originel.  Cette  proposition  n'est  plus  vraie  dans  un  sens 


l6  SOMME    THÉOLOGIQUK. 

absolu.  Car,  même  sans  encourir  la  tache  du  péché  originel, 
il  se  pourra  qu'on  tombe  sous  la  nécessité  de  la  rédemption  : 
tel,  précisément,  le  cas  de  la  bienheureuse  Vierge,  qui  aurait 
du  contracter  le  péché  originel,  en  laison  de  sa  naissance,  par 
voie  de  génération  naturelle,  d'Adam  pécheur,  mais  qui,  par 
une  application  plus  parfaite  des  mérites  de  la  rédemption,  se 
trouve  avoir  été  préservée  de  toute  souillure  du  péché. 

Ainsi  donc,  mise  en  forme  rigoureuse  de  syllogisme,  l'argu- 
mentation de  saint  Thomas  était  la  suivante  : 

Quiconque  a  été  racheté  par  le  Christ  a  contracté  le  péché 
originel. 

Or,  la  bienheureuse  Vierge  a  été  rachetée  par  1^  Christ. 

Donc  la  bienheureuse  Vierge  a  contracté  le  péché  originel. 

Dans  cet  argument,  la  majeure  devait  être  distinguée  comme 
il  suit  :  —  Quiconque  a  été  racheté  par  le  Christ,  d'une  rédemp- 
tion ciirative,  a  contracté  le  péché  originel;  c'est  vrai;  mais,  si 
quelqu'un  se  trouve  avoir  été  racheté  par  le  Christ  d'une  ré- 
demption préventive,  il  ne  sera  point  nécessaire  que  ce  quel- 
qu'un ait  contracté,  en  fait,  le  péché  originel  :  il  aura  suffi 
qu'il  eût  dû  le  contracter.  —  La  mineure  devait  se  distinguer 
dans  le  même  sens  :  —  Or,  la  bienheureuse  Vierge  a  été  ra- 
chetée par  le  Christ  :  —  d'une  rédemption  préventive;  non 
d'une  rédemption  curative.  —  Et,  alors,  dans  la  conclusion, 
nous  n'avions  plus  que  la  bienheureuse  Vierge  a  contracté  le 
péché  originel  ;  mais,  simplement,  qu'elle  eût  dû  le  contracter, 
sans  cette  application  plus  parfaite  et  plus  sublime  des  méri- 
tes de  la  rédemption. 

Et  c'est  exactement  ce  que  l'Église  a  défini;  selon  que  «  la 
bienheureuse  Vierge  Marie,  dans  le  premier  instant  de  sa  con- 
ception, a  été,  par  une  grâce  et  un  privilège  unique  du  Dieu 
Tout-Puissant,  en  vue  des  mérites  de  Jésus-Christ  le  Sauveur 
du  genre  humain,  préservée  intacte  de  toute  souillure  de  la 
faute  originelle  »,  «  et,  par  là-même,  rachetée  d'un  mode  de 
rédemption  plus  sublime  ». 

On  le  voit  :  une  simple  distinction,  qui,  d'ailleurs,  semblait 
devoir  se  présenter  d'elle-même  à  l'esprit,  introduite  dans  l'ar- 
gumentation de  .saint  Thomas,  dont  la  raison  foncière,  portant 


Q.  XXVIf.   —  DE  LA  SANCTM-ICATION   DE   LA  BIENHEUREUSP:  VIERGE.         I7 

sur  la  nécessité  pour  tous  d'être  rachetés  par  le  Christ,  devait 
être  confirmée  par  la  définition  même  du  dogme  de  l'Immacu- 
lée-Conception,  aurait  amené  le  saint  Docteur  a  formuler  ex- 
pressément ce  dogme  tel  que  l'Église  l'a  défini.  Gomment  se 
fait-il  que  cette  distinction  ne  soit  pas  venue  à  l'esprit  de  saint 
Thomas,  et  que,  par  suite,  il  ait,  sur  ce  point,  donné  un  en- 
seignement qui  devait  retarder  de  plusieurs  siècles  la  posses- 
sion pleinement  consciente  de  la  vérité  dans  l'Église  catholique? 
C'est,  croyons-nous,  par  un  dessein  spécial  de  la  miséricorde 
de  Dieu,  qui  voulait  réserver,  comme  remède  souverain  aux 
erreurs  et  aux  maux  de  nos  jours,  la  définition  solennelle  du 
dogme  de  l'Immaculée-Conception  et  les  merveilles  de  Lour- 
des, où  la  Vierge  elle-même  se  manifesterait  sous  ce  nom.  Si, 
en  effet,  saint  Thomas  avait  expressément  enseigné  la  vérité 
sur  ce  point,  tout  fait  supposer  que  le  dogme  eût  été  défini  au 
concile  de  Trente. 

Les  objections  du  présent  article  de  la  Somme  voulaient 
prouver,  il  nous  en  souvient,  que  la  bienheureuse  Vierge  avait 
été  sanctifiée  avant  l'animation,  proposition  qui  ne  peut  être 
soutenue,  ainsi  que  nous  l'avous  vu  au  corps  de  l'article.  Il 
s'agit  maintenant  de  répondre  aux  objections. 

Uad prlmum  explique  le  texte  emprunté  au  livre  de  Jérémic 
où  le  Seigneur,  parlant  au  prophète  lui-même,  dit  qu'il  /'« 
connu  avant  de  le  former  dans  le  sein  de  sa  mère.  «  Le  Seigneur 
dit  avoir  connu  Jérémie  avant  sa  formation  dans  le  sein  de  sa 
mère,  de  la  connaissance  de  la  prédestination  ;  mais  »,  dans 
la  suite  du  même  texte,  «  Il  dit  l'avoir  sanctifié  avant  qu'il 
sortît  du  sein  de  sa  mère,  et  non  plus  avant  qu'il  l'eût  formé 
dans  le  sein  de  sa  mère.  —  Quant  au  texte  de  saint  Ambroise', 


I.  Nous  en  étions  là  de  noire  commentaire,  quand  l'obéissance  nous  a 
appelé  de  Rome  à  Saint-Maximin  pour  y  venir  prendre  la  direction  des 
études  dans  notre  collège  ou  Sludiuin  générale  de  la  Province  de  Toulouse, 
qu'il  s'agissait  de  réorganiser.  Nous  permellra-l-on  de  faiie  ici  un  rappro- 
chement, si  parva  Ucel  coinponere  maynis.  Cajétan,  le  grand  commentateur 
de  la  Somme  théoloyique,  arrive  à  l'article-  ii  de  la  question  7.  dans  celte 
même  Troisième  Partie  de  la  Somme  que  nous  commentons,  écrivait  ces 
lignes  :  «  Pour  ne  pas  manquer  à  la  grâce  divine,  il  est  juste  que  nous 
poursuivions  l'ouvrage  commencé;   el  plus  la  grâce  de  Dieu  et  de  Notre 

WI.  — La  Rédemption.  2 


l8  SOMME    ÏHKOLOGIQUF. 

disant  qu'en  saint  Jean-Baptiste  n'était  pas  encore  l'esprit  de 
la  vie,  alors  qu'il  avait  déjà  l'Esprit  de  la  grâce,  on  ne  doit 
pas  l'entendre  selon  que  l'esprit  de  la  vie  désigne  l'âme  qui  vi- 
vifie, mais  selon  qu'on  appelle  esprit  ou  soutïle  l'air  extérieur 
que  Ton  respire.  — On  peut  dire  aussi  qu'il  n'y  avait  pas  encore 
en  lui  l'esprit  de  la  vie,  c'est-à-dire  l'âme,  quant  à  ses  opéra- 
lions  apparentes  et  complètes  ». 

Vad  secandam,  revenant  sur  la  grande  raison  du  corps  de 
l'article,  déclare  que  «si  jamais  l'âme  de  la  bienheureuse  Vierge 
n'avait  été  souillée  par  la  contagion  du  péché  originel,  cela 
dérogerait  à  la  dignité  du  Christ  selon  laquelle  11  est  le  Sau- 
veur universel  de  tous.  Et  c'est  pourquoi,  au-dessous  du 
Christ,  qui  n'a  pas  eu  besoin  d'être  sauvé,  comme  étant  le 
Sauveur  universel,  la  pureté  de  la  bienheureuse  Vierge  a  été 
la  plus  grande.  Le  Christ,  en  effet,  n'a,  en  aucune  manière, 
contracté  le  péché  originel,  mais  il  a  été  saint  dans  sa  concep- 
tion même,  selon  cette  parole  de  saint  Luc,  ch.  i  (v.  35)  :  Le 
fruit  saint  qui  naîtra  de  vous  sera  appelé  Fils  de  Dieu.  Quant  à 


Très  Saint-Père,  le  Souverain  Pontife  Léon  X  m'élevant  à  la  dignité  cardi- 
nalice, a  été  abondante,  plus  je  dois  scruter  et  mettre  en  lumière  les  mys- 
tères de  Jésus-Christ  et  les  sacrements  de  l'Église.  Donc,  en  cette  même 
année,  du  salut  l'année  mille  cinq  cent  dix-septième,  et  de  mon  âge  l'année 
neuvième  au-dessus  de  la  quarantième,  poursuivant,  au  douzième  jour  de 
mon  cardinalat  qui  est  en  même  temps  le  douzième  jour  du  mois  de  juillet, 
l'ouvrage  commencé,  nous  venons  au  litre  de  cet  article  onze.  »  —  Nous 
aussi,  voulant  ne  pas  manquer  à  la  grâce  de  Dieu,  nous  poursuivrons 
l'ouvrage  commencé.  Et  plus  la  grâce  de  Dieu  me  ramenant  en  France  au- 
près des  reliques  de  la  grande  privilégiée  de  Jésus,  dans  ce  couvent  de 
Saint-Maximin,  vrai  berceau  de  ma  vie  religieuse,  où  j'avais  le  bonheur,  il 
y  a  trente-trois  ans,  de  faire  ma  première  profession,  a  été  abondante, 
consacrée  par  la  grande  parole  de  notre  Très  Saint-Père  le  Pape  Benoit  XV, 
me  bénissant  la  veille  de  mon  départ  de  Rome,  avec  ces  mots  de  nos  Saints 
Livres  :  Vir  ohediens  loquetur  victorias,  plus  je  dois  scruter  et  metti'e  en 
lumière  les  mystères  de  Jésus-Christ  et  les  sacrements  de  l'Église.  Donc  en 
cette  même  année,  du  salut  l'année  dix-neuf  cent  vingtième,  de  mon  âge 
l'année  quatrième  au-dessus  de  la  cinquantième,  poursuivant,  au  dou- 
zième jour  de  mon  obédience  m'envoyant  ici,  qui  est  en  même  temps  le 
douzième  jour  du  mois  de  novembre,  l'ouvrage  commencé,  nous  repre- 
nons notre  travail  où  nous  l'avions  laissé,  la  veille  de  cette  obédience,  à 
Rome.  —  Que  nos  lecteurs,  qui  veulent  bien  s'intéresser  à  ce  travail,  con- 
tinuent à  nous  aider  de  leurs  prières,  afin  que  soutenus  par  le  secours  de 
Dieu,  nous  puissions  le  mener  à  bonne  fin. 


Q.  XXVH.   —  DR  LA  SA^CTIFICATIO^'  DE  LA  BIENHEUUEUSE  VIERGE.        IQ 

la  bienheureuse  Vierge,  elle  a,  il  est  vrai,  contracté  le  péché 
originel;  mais  elle  en  a  été  purifiée  avant  sa  naissance  du  sein 
nnaternel.  Et  c'est  ce  qui  est  signifié  da'ns  le  livre  de  Job, 
ch.  ni  (v.  9),  oij  il  est  dit  de  la  nuit  du  péché  originel  :  Quelle 
alteiide  la  lumière  (c'est-à-dire  le  Christ),  el  quelle  ne  la  voie 
pas  (car  rien  de  souillé  n'esl  entré  en  elle,  comme  il  est  dit,  au 
livre  de  la  Sagesse,  ch.  vu,  v.  25),  ni  non  plus  le  lever  de  Cau- 
rore  qui  paraît,  savoir  la  bienheureuse  Vierge,  qui,  à  son  le- 
ver »  ou  à  sa  sortie  du  sein  maternel,  «  a  été  pure  du  péché 
originel  ».  —  Rien  n'est  plus  clair  que  cette  réponse  pour 
nous  marquer  la  pensée  de  saint  Thomas.  Il  est  d'avis  qu'on  ac- 
corde à  la  Très  Sainte  Vierge  tout  ce  qu'on  pourra  lui  accorder, 
en  fait  de  pureté  et  de  sainteté;  mais  en  deçà  du  Christ.  Or,  il 
considère,  ce  qui  est  vrai,  comme  absolument  propre  au 
Christ,  qu'il  n'ait  pas  eu  besoin  de  rédemption.  Et  il  en  conclut 
que  Lui  seul  a  été  exempt  de  toute  souillure  au  moment 
même  de  sa  conception.  Quant  à  la  bienheureuse  Vierge,  parce 
qu'elle  a  dû  être  sauvée  et  rachetée,  elle  a  donc  contracté  la 
souillure  du  péché  originel,  et,  par  suite,  on  ne  peut  pas  dire 
qu'elle  ait  été  pure  de  ce  péché  au  moment  même  de  sa 
conception  ;  mais  elle  en  aura  été  purifiée  avant  sa  sortie  du 
sein  de  sa  mère. —  Nous  savons  maintenant  que  le  besoin  de 
rédemption  pour  la  Vierge  Marie  n'implique  pas  qu'elle  ait 
contracté  la  souillure  du  péché  originel;  car  il  a  suffi,  pour 
cela,  qu'elle  fût  dans  la  nécessité  de  contracter  ce  péché,  en 
raison  de  sa  venue  d'Adam  pécheur  par  voie  de  génération 
naturelle  :  tandis  que  le  Christ,  précisément  parce  que  sa 
conception  était  due  à  l'action  seule  de  l'Esprit-Saint,  était 
complètement  en  dehors  de  la  loi  entraînant  la  transmission 
du  péché  originel.  D'où  il  suit  que  la  prééminence  du  Christ 
et  sa  dignité  de  Rédempteur  ou  de  Sauveur  universel,  étant  le 
seul  qui  n'ait  pas  besoin  de  rédemption,  demeure  entière- 
ment sauvegardé,  même  en  accordant  à  la  Très  Sainte  Vierge 
ce  degré  transcendant  de  pureté  et  de  sainteté  qui  l'aura 
soustraite  à  toute  souillure  du  péché  originel  :  il  aura  suffi 
qu'elle  eût  dû  contracter  ce  péché;  il  n'était  pas  nécessaire 
qu'elle  le  contractât  de  fait,  même   un  seul   instant,    pour  en 


20  SOMME    TIIEOLOGIQLR. 

être  purifiée  tout  de  suite  après  :  jamais,  non  pas  même  un 
seul  instant,  elle  n'a  connu  celle  souillure. 

L'ad  Icrlium  répond  à  l'objection  qui  portait  sur  ce  que 
l'Église  romaine  s'abstenait  de  célébrer  la  fête  de  la  Concep- 
tion de  la  bienheureuse  Vierge.  «  Sans  doute,  dit  saint  Tho- 
mas, l'Église  romaine  s'abstient  de  célébrer  la  Conception  de 
la  bienheureuse  Vierge  ;  mais  elle  tolère  cependant  la  coutume 
de  certaines  églises  qui  célèbrent  cette  fête.  Et,  par  suite,  cette 
célébration  ne  doit  pas  être  totalement  réprouvée.  Toutefois, 
il  n'est  pas  donné  à  entendre,  par  cette  fête  de  la  Conception  » 
de  Marie,  «  que  la  bienheureuse  Vierge  aura  été  sainte  dans  sa 
conception  »,  surtout  dans  sa  première  conceptioUi,  ou  concep- 
tion active,  d'oiî  l'objection  voulait  conclure  qu'elle  aurait  été 
sanctifiée  avant  son  animation.  «  Mais,  parce  que  l'on  ignore 
en  quel  temps  elle  aura  été  sanctifiée,  on  célèbre  la  fête  de  sa 
sanctification,  plutôt  que  celle  de  sa  conception,  au  jour  de 
sa  conception  ».  —  Cette  réponse  de  saint  Thomas  demeure 
vraie  en  partie.  L'Église  a  expliqué,  en  effet,  que  la  sainteté  de 
la  conception  ou  l'Immaculée-Conception  de  Marie  devait.s'en- 
tendre  en  ce  sens  qu'au  moment  où  son  âme  a  été  créée  par 
Dieu  et  unie  au  corps  qu'elle  devait  animer,  cette  âme  a  été 
revêtue  de  la  grâce  et  tenue  entièrement  à  l'abri  de  la  souil- 
lure du  péché  originel.  Or,  nous  ignorons  le  moment  où  s'est 
faite  cette  animation,  qu'on  appelle  parfois  du  nom  de  concep- 
tion passive.  Et  c'est  pourquoi,  voulant  fêter  l'absolue  pureté 
de  Marie  à  ce  moment,  on  l'a  rapportée  au  jour  même  de  la 
conception  active. 

L'«d  quarlum  explique  qu'd  il  est  une  double  sanctification. 
-  L'une  est  celle  de  la  nature  »  humaine  »  tout  entière,  se- 
lon que  toute  la  nature  humaine  est  libérée  de  toute  corrup- 
tion de  coulpe  et  de  peine.  Elle  aura  lieu  au  jour  de  la  résur- 
rection, —  L'autre  est  la  sanctification  personnelle.  Cette 
sanctification  ne  passe  pas  à  l'enfant  qui  vient  par  voie  de  gé- 
nération charnelle;  parce  qu'elle  ne  regarde  pas  la  chair, 
mais  l'esprit  »  :  dans  cette  sanctification,  en  effet,  la  chair 
n'est  pas  souslraile  aux  conséquences  du  pécbé  du  premier 
homme;  la  sanclificalion  ne  porte  que  sur  l'âme,  qui  se  trouve 


Q.  XXVII.  —  DE  LA  SANCTIFICATION  DE  LA  BIENHEUREUSE  VIERGE.        '2  1 

rétablie  dans  l'état  de  grâce,  où  elle  participe  la  rédemption 
de  Jésus-Christ,  quant  à  ses  premiers  fruits  essentiels,  qui 
sont  de  pouvoir,  sur  cette  terre,  imiter  les  vertus  dont  Jésus- 
Christ  nous  a  donné  l'exemple,  et,  dans  la  mesure  où  l'on  est 
ainsi  uni  à  Jésus-Christ,  d'être  admis  à  partager  sa  gloire, 
tout  de  suite  après  la  mort,  sans  que  ni  le  foyer  de  la  concu- 
piscence soit  totalement  éteint  dans  cette  vie,  ni  que  l'âme 
puisse  communiquer,  au  corps  dont  elle  demeure  séparée  après 
la  mort,  le  trop-plein  de  sa  gloire  dans  le  ciel.  —  ((  Il  suit  de 
là  »  que  la  sanclificalion  personnelle  des  parents  de  la  Très 
Sainte  Vierge  Marie  n'emportait  point,  par  elle-même,  comme 
le  voulait  l'objection,  que  la  Vierge  Marie  dut  être  exempte  de 
tout  péché  dans  sa  conception.  Par  conséquent,  «  bien  que  les 
parents  de  la  bienheureuse  Vierge  fussent  purifiés  du  pé- 
ché originel,  toutefois  la  bienheureuse  Vierge  »  aurait  pu 
contractei",  comme  nous,  le  péché  oiiginel  et  aurait  dû  même 
le  contracter,  ((  ayant  été  conçue  selon  la  concupiscence  de  la 
chair  et  de  l'union  de  l'homme  et  de  la  femme  »,  si,  par  le 
privilège  unique  de  son  Immaculée-Conception,  elle  n'avait 
été  prévenue  de  la  grâce  de  la  rédemption  qui  l'empêcha  de 
contracter,  en  fait,  la  souillure  de  ce  péché.  Saint  Thomas  dit, 
même,  toujours  en  raison  de  ce  qu'il  n'a  considéré  que  la  ré- 
demption curative  et  que  la  pensée  de  la  rédemption  préven- 
tive n'a  point  frappé  son  esprit,  que  u  la  bienheureuse  Vierge 
a  contracté  le  péché  originel  »  ;  et  il  appuie  la  doctrine  qu'il 
vient  d'exposer  dans  cet  ad  quarlum,  doctrine  qui,  en  effet,  ne 
saurait  être  mise  en  doute,  quant  à  la  nécessité,  pour  tous,  de 
contracter  le  péché  originel  —  hors  le  cas  unique  du  privilège 
de  l'Immaculée-Conceplion,  —  bien  que  les  parents  desquels 
on  naît  aient  été  déjà  personnellement  sanctifiés,  d'un  texte 
formel  de  «  saint  Augustin  »,  qui  «  dit,  au  livre  Des  noces  et 
de  la  concupiscence  (liv.  I,  cli.  xii)  :  Tout  ce  qui  naît  de  l'union 
conjugale  est  une  chair  de  péché  » . 

La  raison  théologique  a  pu  hésiter  et  a  longtemps  hésité, 
même  dans  la  personne  de  ses  représentants  les  plus  autorisés, 
tels  que  saint  Thomas  d'Aquin,  saint  Bonaventure,  le  bienheu- 


2  2  SOMME    THEOLOGIQUE. 

reux  Albert-le-Grand,  et,  avant  eux,  saint  Bernard,  sur  la  dé- 
termination du  moment  où  la  Très  Sainte  Vierge  Marie  avait 
dû  être   sanctifiée.  Pour  ces  admirables  génies,  qui  étaient  en 
même  temps  de   si  grands  saints,  il  fallait,    par-dessus    tout, 
éviter  l'écueil,  où  il  semble  bien  que  certains  esprits   allaient 
se  briser,  de  soustraire  la  bienheureuse  Vierge  Marie  à  la  né- 
cessité de  l'universelle  rédemption  par  le  Christ  son  divin  Fils. 
Et  dans   le    zèle    qu'ils   apportèrent  à   maintenir   cette   vérité 
essentielle,  ils   ne  crurent  pas  qu'il    fût  possible  d'accorder  à 
Marie  un  privilège  ou  plutôt  une  prérogative  qui  paraissait  ne 
plus  s'harmoniser  avec  la  dignité  du  Christ,  Rédempteur  uni- 
versel de  tous  ceux  qui  viennent,  par  voie  de  génération  natu- 
relle,   d'Adam  pécheur.  C'est  pour   cela   que   tout   en    voulant 
que  la  Très  Sainte  Vierge  eût  été  sanctifiée  avant  sa  naissance 
et  même  le  plutôt   possible   en    remontant  jusqu'au   premier 
moment  de  son  être  par  l'union   de   son  âme  à  son  corps,   ils 
ne  pouvaient  admettre  qu'elle  eût  été  entièrement  exempte  de 
la  souillure  originelle;  mais  qu'elle  avait  dn,  au  moins  un  ins- 
tant, être  sujette  à  cette  souillure.   La  définition  solennelle  du 
dogme  de  l'Immaculée-Conception  a  pour  jamais  fixé  la  pensée 
catholique  sur  ce  grand  point  de  doctrine.  Nous  savons  main- 
tenant que  la  bienheureuse  Vierge    Marie  n'a  jamais   connu, 
non  pas  même  un  instant,  la  souillure  du  péché  originel,  son 
âme  ayant  été  revêtue  de  la  grâce  dès  le  premier  instant  de  son 
être  et  au  moment  même  où  sortie  des  mains  de  Dieu  elle  était 
unie  au   corps  qu'elle  devait   animei".  Et,   cependant,  elle   n'a 
pas  été  soustraite  à  la  rédemption  du  Christ,  parce  que,  si  elle 
n'a  pas  connu  la  souillure  du  péché  originel  et  si  elle  n'a  point 
contracté  ce  péché   en  fait,  au  point  d'avoir  besoin   d'en  être 
purifiée,    sa   venue   d'Adam    pécheur   par   voie  de   génération 
naturelle  entraînait  pour  elle  l'obligation  d'être,  comme  nous 
tous,  sous  le  coup  de  cette  souillure,  et  elle  l'aurait  contractée 
comme  nous,  si,   par  un  privilège  unique,  Dieu  ne  l'en   avait 
préservée  en  lui  aj)pli(juant  à  l'avance  les  mérites  de  son  divin 
Fils.  C'est  là  le  vrai  sens  du -debUam  peccati  ou  de  la  dette  du* 
péché,    qu'il    faut  garder,  même  pour  la   Très  Sainte    Vierge 
.Marie;  bien  que  les  théologiens  semblent  parfois  n'être  point 


Q.  XXVrr.  —  DE  LA  SANCTIFICATION  DE  LA  BIENHEUREUSE  VIERGp;.        23 

pleinement  d'accord  sur  sa  nature.  Ils  se  divisent,  en  effet,  les 
uns  parlant  d'un  debitam  proximum,  quMls  disent  nécessaire  ; 
et  les  autres  n'exigeant  que  ce  qu'ils  appellent  du  nom  de  debi- 
tam remofum.  Par  debitam  proximam,  il  faudrait  entendre  cette 
nécessité  qui  ferait  la  Très  Sainte  Vierge,  comme  nous,  fille  d'un 
Père  pécheur.  Adam  eût  été  responsable  pour  elle  comme  pour 
nous  :  elle  eût  été  incluse  comme  nous  dans  l'arrêt  condam- 
nant toute  la  postérité  d'Adam  ;  comme  nous,  elle  aurait  pé- 
ché en  Adam.  Avec  le  debitam  remotam,  la  Très  Sainte  Vierge 
n'aurait  pas  péché  en  Adam  :  elle  n'eût  pas  été  incluse  dans  la 
responsabilité  universelle  d'Adam  et  dans  l'arrêt  condamnant 
toute  sa  postérité;  mais,  seulement,  elle  aurait  dû  l'être,  et, 
par  privilège,  en  vue  des  mérites  de  .fésus-Ghrist,  Dieu  l'en 
aurait  exemptée.  Ces  explications  reposent  sur  une  manière 
d'entendre  la  participation,  pour  chacun  de  nous,  au  péché 
d'Adam,  qui  ne  répond  pas,  nous  l'avons  établi  longuement 
plus  haut  (cf.  i''-2''%  q.  8i-83),  à  la  vraie  pensée  de  saint  Tho- 
mas. Pour  saint  Thomas,  la  participation  au  péché  d'Adam 
consiste  en  ceci  que,  par  un  mouvement  de  génération  parti 
de  lui  et  arrivé  jusqu'à  nous,  Adam  nous  communique  une 
nature  coupablement  dépouillée  par  lui  de  la  justice  origi- 
nelle. La  nature  humaine  a-t-elle  été  communiquée  à  la  Très 
Sainte  Vierge  de  cette  façon-là  P  Oui,  sauf  qu'en  elle,  par  un 
privilège  unique  et  en  raison  des  mérites  de  son  divin  Fils  que 
Dieu  lui  appliquait  par  avance,  la  nature  humaine,  qui  devait, 
comme  pour  chacun  de  nous,  être  dépouillée  de  la  grâce 
.sanctifiante,  ne  l'a  pas  été.  Au  moment  précis  où  le  corps  de 
la  Très  Sainte  Vierge,  suffîsamment  formé  par  la  vertu  géné- 
rative  venue  sans  interruption  d'Adam  pécheur,  exigea  l'infu- 
sion d'une  âme  raisonnable,  qui,  s'unissant  à  lui,  allait  cons- 
tituer une  nouvelle  personnalité  de  la  nature  humaine,  à  ce 
moment  où  la  nature  humaine  de  Marie  allait  ^e  constituer 
comme  pour  chacun  de  nous,  en  vertu  du  mouvement  géné- 
rateur venu  d'Adam,  et,  par  suite,  aurait  dû  entraîner,  comme 
pour  nous,  la  privation,  dans  l'âme  de  Marie,  de  la  grâce  sanc- 
tifiante, privation  qui  constitue  précisément  le  péché  originel, 
Dieu,  par  privilège  et  en  considération  des  mérites  de  Jésus- 


24  SOMME    THEOLOGIQUE. 

Christ,  appliqués  par  mode  de  rédemption  préventive,  arrêta 
l'effet  désastreux  de  ce  mouvement  et  ne  permit  point  que  la 
nature  humaine  de  Marie  fût  une  nature  de  péché.  L'âme  rai- 
sonnable qui  vint  informer  ce  corps  et  qui  aurait  du  être  pri- 
vée de  la  grâce  à  cause  de  ce  corps,  arriva,  au  contraire,  pleine 
de  grâce  et  chassa  de  ce  corps,  au  moment  même  où  il  deve- 
nait le  corps  de  Marie,  toute  relation  à  l'infection  du  péché. 
Telle  est  la  stricte  vérité  Ihéologique  sur  le  debiluni  peccntl 
de  la  Très  Sainte  Vierge  Marie.  Et  l'on  voit,  dès  lors,  en  quel 
sens  il  peut  être  vrai  de  dire  que  la  Très  Sainte  Vierge  est  fille 
d'Adam  pécheur  et  qu'elle  ne  l'est  pas;  qu'elle  n'a  pas  péché 
eu  Adam  et  qu'elle  a  péché  en  lui;  qu'elle  a  été  incluse  dans 
l'universelle  responsabilité  d'Adam  et  qu'elle  ne  l'a  pas  été; 
qu'elle  a  été  soustraite  ou  non  à  l'arrêt  qui  condamnait  toute 
la  postérité  du  premier  homme  :  ces  diverses  expressions  n'ont 
de  sens  qu'entendues  par  rapport  au  mouvement  générateur 
venu  d'Adam  et  qui  portail,  de  soi,  pour  la  Vierge  Marie, 
comme  pour  nous  tous,  une  nature  de  péché  en  traînant  la  pri- 
vation de  la  grâce,  si  Dieu,  par  un  privilège  unique  et  en  vue 
des  mérites  de  Jésus-Christ  appliqués  par  avance,  n'avait  or- 
donné que  celte  nature,  ainsi  communiquée  à  Marie,  bénéficie- 
rait de  la  rédemption  d'une  manière  plus  sublime  et  serait, 
dès  le  premier  instant  où  elle  se  trouverait  constituée,  revêtue 
de  la  grâce  sanctifiante,  en  dehors,  par  conséquent,  de  toute 
souillure  du  péché. 

C'est  donc  dès  le  premier  instant  de  son  être,  ou  quand  son 
âme  a  été  unie  à  son  corps  pour  constituer  sa  personne,  que 
la  Très  Sainte  Vierge  Marie  a  été  sanctifiée.  —  Il  nous  faut 
maintenant  étudier  les  effets  de  celle  sanctification  en  Marie. 
Et,  d'abord,  ces  effets  par  rapport  à  l'exclusion  du  mal  (art.  3, 
V);  secondement,  par  rapport  à  la  collation  du  bien  (art.  5). 
—  Pour  ce  qui  est  de  l'exclusion  du  mal,  il  y  a  à  considérer 
le  foyer  du  péché  ;  et  puis,  le  péché  lui-même;  la  Très  Sainte 
Vierge  a-t-elle  été  préservée  du  foyer  du  péché  (art.  3);  a-t-elle 
été  prémunie  contre  tout  péché  à  venir  (art.  /|).  —  L'étude  du 
premier  point  va  faire  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Q.  XXVII.  — DIÎ  LV  SANCTIFICATION  DE  LA   BIEMIKUUliUSi!:  VIERGE.        20 

Article  III. 
Si  la  bienheureuse  Vierge  a  été  purifiée  du  foyer  de  péché  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  bienheureuse 
Vierge  n'a  pas  été  purifiée  de  l'infection  du  Jonies  ou  du  foyer 
de  péché  »,  que  nous  portons  tous,  en  nous,  du  seul  fait  de 
notre  naissance  d'Adam  pécheur.  —  La  première  dit  que 
«  comme  le  fo-nes  ou  le  foyer  de  péché,  qui  consiste  dans  la 
rébellion  des  puissances  inférieures  à  l'endroit  de  la  raison,  est 
la  peine  du  péché  originel,  de  même  aussi  sont  la  peine  du 
péché  originel  la  mort  et  les  autres  pénalités  corporelles.  Or, 
la  bienheureuse  Vierge  a  été  soumise  à  ces  pénalités.  Donc  le 
fouies  aussi,  ou  le  foyer  de  péché  n'a  pas  été  totalement  éloigné 
d'elle  ».  —  La  seconde  objection  apporte  le  texte  fameux  de 
l'Apôtre  saint  Paul,  «  dans  la  seconde  épître  aux  Corinthiens, 
ch.  XII  (v.  9)  I)  où  «  il  est  dit  :  La  vertu  trouve  sa  perjeclion 
dans  Cinfirniilé  ;  et  il  parle  de  l'inlirmité  du  foines  »  ou  de  la 
rébellion  des  puissances  inférieures,  «  selon  laquelle  il  subis- 
sait Caiguillon  de  la  chair  (v.  7).  Or,  rien  de  ce  qui  appartient 
à  la  perfection  de  la  vertu  n'a  dû  être  soustrait  à  la  bienheu- 
reuse Vierge  »  (on  remarquera,  au  passage,  ce  beau  principe 
de  Mariologie,  en  S.  Thomas),  u  Donc  \e  Jbnies  ou  le  foyer  de 
péché  n'a  pas  dû  être  totalement  enlevé  à  la  bienheureuse 
Vierge  ».  —  La  troisième  objection  en  appelle  à  «  saint  Jean 
Damascène  »,  qui  «  dit  (au  livre  III,  ch.  11),  que  dans  la  bien- 
heureuse Vierge  survint  CEspril-Saifd  qui  la-  purifia,  avant  la 
conception  du  Fils  de  Dieu.  Or,  ceci  ne  peut  s'entendre  que  de 
la  purification  du  foines  ou  du  foyer  de  péché  ;  car  elle  n'a 
point  commis  de  péché  »  actuel,  «  comme  le  dit  saint  Augus- 
tin, au  livre  De  la  nature  et  de  lu  grâce  (ch.  xxxvi)  »,  et  elle 
élait  déjà  purifiée  du  péché  originel,  depuis  le  premier  instant 
de  son  être.  «  Donc,  par  la  sanctification  »  dont  elle  fat  grati- 
fiée «  dès  le  sein  de  sa  mère,  elle  ne  fut  point  purifiée  du /ornes 
ou  du  foyer  de  péché  ». 


20  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit  au  Cantique 
des  cantiques,  ch.  iv  (v.  7)  :  Vous  êtes  toute  belle,  ma  bien- 
aimée,  et  il  n'est  pas  de  tache  en  vous.  Or,  \e  fomes  appartient 
à  la  tache  du  péché,  du  moins  pour  la  chair.  Donc,  dans  la 
bienheureuse  Vierge,  \e  J ornes  n'a  pas  été  ».  —  Ceci  doit  s'en- 
tendre, pour  saint  Thomas,  après  la  sanctification.  Et  puisque, 
nous  le  savons  maintenant,  la  sanctification  a  eu  lieu  dès  le 
premier  instant  de  l'être  personnel  de  Marie,  il  s'ensuit  que 
jamais,  en  Marie,  il  n'y  a  eu  le  fomes. 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  sur  le 
point  dont  il  s'agit,  il  y  a  diverses  opinions.  —  Quelques-uns, 
en  effet,  ont  dit  que  dans  la  sanctification  même  de  la  bienheu- 
reuse Vierge,  dont  elle  fut  sanctifiée  dans  le  sein  de  sa  mère  », 
et  que  nous  savons  maintenant  avoir  été  l'infusion  de  la  grâce 
sanctifiante  à  l'instant  même  où  son  âme  était  unie  à  son 
corps  pour  constituer  son  être  personnel,  u  le  fomes  ou  le 
foyer  de  péché  lui  fut  totalement  enlevé.  —  D'autres  disent 
que  le  fomes  demeura,  en  tant  qu'il  fait  difficulté  pour  le  bien, 
mais  qu'il  fut  enlevé  selon  qu'il  cause  une  pente  au  mal.  — 
D'autres  disent  que  ]e  Jomes  fut  enlevé  selon  qu'il  se  rattache 
à  la  corruption  de  la  personne,  ou  en  tant  qu'il  porte  au  mal 
et  fait  difriculté  pour  le  bien;  mais  qu'il  demeura  cependant  en 
tant  qu'il  appartient  à  la  corruption  de  la  nature,  ou  qu'il  est 
la  cause  de  la  transmission  du  péché  originel  aux  enfants.  — 
D'autres,  enfin,  disent  que  dans  cette  première  sanctification 
\e  Jomes  demeura  selon  son  essence,  mais  qu'il  fut  lié;  et  que 
dans  la  conception  du  Fils  de  Dieu  »  en  Marie  «  il  fut  totale- 
ment enlevé. 

«  Pour  avoir  l'intelligence  de  tout  cela  »,  ajoute  saint  Tho- 
mas, «  il  faut  considérer  que  le  Jomes  n'est  pas  autre  chose 
que  la  concupiscence  désordonnée  de  l'appétit  sensible;  mais 
habituelle  :  car  la  concupiscence  actuelle  est  le  mouvement 
de  péché  »  ou  l'acte  même  peccamineux,  à  tout  le  moins 
comme  péché  de  la  sensualité,  ainsi  que  nous  l'avons  expli- 
qué dans  la  Prima  Secundae,  q.  7^1,  art.  o.  «  D'autre  part, 
la  concupiscence  de  la  sensualité  est  dite  désordonnée,  en  tant 
qu'elle  répugne  à  la  raison,  ce  qui  se  fait  en   tant  qu'elle  in- 


Q.  XXVII.  — DE  LA  SANCTIFICATION  DR  LA  BIEKHEUUi: USE  VIERGE.        27 

cline  au  mal  ou  qu'elle  cause  difTiculté  pour  le  bien.  Il  suit  de 
là  qu'il  appartient  à  la  raison  même  Anfomes,  qu'il  incline  au 
mal  ou  fait  difficulté  dans  le  bien.  Par  où  l'on  voit  qu'af- 
firmer que  le /ornes  serait  demeuré  dans  la  bienheureuse  Vierge 
sans  incliner  au  mal  »,  au  sens  d'inclination  habituelle,  ainsi 
qu'il  a  été  dit,  «  c'est  affirmer  deux  choses  opposées.  — 
Pareillement,  aussi,  il  semble  qu'il  y  a  opposition  impliquée  à 
dire  que  \e  Jomes  serait  demeuré  en  tant  qu'il  se  rattache  à  la 
corruption  de  la  nature  mais  non  en  tant  qu'il  se  rattache  à  la 
corruption  de  la  personne.  Car,  selon  saint  Âugusiin,  au  livre 
Des  noces  et  de  la  concupiscence  (livre  I,  ch.  xxiv),  c'est  la  pas- 
sion »  (au  sens  spécial  de  ce  mot  dans  les  choses  de  la  concu- 
piscence, en  latin  libido,  d'oîi  le  mot  français  libidineux)  «  qui 
transmet  le  péché  originel  à  l'enfant.  Et  la  passion  »  (au  sens 
que  nous  venons  de  dire)  a  implique  la  concupiscence  désor- 
donnée 1)  ou  l'inclination  de  révolte  dans  l'appétit  sensible 
«  qui  n'est  point  totalement  soumise  à  la  raison.  Si  donc  le 
Jomes  était  totalement  enlevé  en  tant  qu'il  appartient  à  la  cor- 
ruption de  la  personne,  il  ne  pourrait  pas  demeurer  en  tant 
qu'il  appartient  à  la  corruption  de  la  nature. 

«  Par  conséquent,  il  demeure  que  nous  disions  :  ou  bien 
que  le /ornes  aura  été  totalement  enlevé  pour  la  bienheureuse 
Vierge  par  la  première  sanctification;  ou  bien  qu'il  aura  été 
lié.  —  L'on  pourrait,  en  effet,  entendre  que  le  fonies  fut  tota- 
lement enlevé,  en  ce  sens  qu'il  aurait  été  accordé  à  la  bien- 
heureuse Vierge,  en  vertu  de  la  surabondance  de  la  grâce  des- 
cendue en  elle,  que  la  disposition  des  puissances  de  l'âme  en 
elle  serait  telle  que  les  puissances  inférieures  ne  se  mouvraient 
jamais  sans  le  jugement  de  la  raison  :  comme  il  a  été  dit 
(q.  i5,  art.  2),  que  la  chose  fut  dans  le  Christ,  en  qui  il  est 
certain  que  le /ornes  du  péché  n'a  pas  été;  et  comme  la  chose 
fut  en  Adam,  avant  le  péché,  par  la  justice  originelle  :  de  telle 
sorte  que,  sur  ce  point,  la  grâce  de  la  sanctification  dans  la 
bienheureuse  Vierge  eut  la  vertu  de  la  justice  originelle.  Et 
bien  que  cette  affirmation  semble  appartenir  à  la  dignité  de  la 
Vierge  Mère,  toutefois  elle  déroge  en  quelque  chose  à  la  di- 
gnité du  Christ,  sans  la  vertu  de  qui  nul  n'a  pu  être  libéré  de 


20  SOMME    THEOLOGIQUE. 

la  première  condamnation.  Et  bien  que,  par  la  foi  du  Christ, 
quelques-uns,  avant  l'Incarnation  du  Christ,  aient  été  libérés, 
selon  l'esprit,  de  cette  condamnation,  cependant  que  quelqu'un 
en  ait  été  libéré  selon  la  chair,  il  ne  semble  pas  que  cela  ait 
dû  être  fait  si  ce  n'est  après  son  Incarnation,  dans  laquelle  dut 
apparaître  d'abord  l'exemption  de  la  condamnation.  Et  c'est 
pourquoi,  de  même  qu'avant  l'immortalité  de  la  chair  du 
Christ  ressuscité  nul  n'a  obtenu  l'immortalité  de  la  chair,  de 
même  aussi  il  semble  ne  pas  convenir  de  dire  qu'avant  la 
chair  du  Christ  dans  laquelle  il  n'y  eut  aucun  péché,  la  chair 
delà  Vierge,  sa  mère,  ou  de  tout  autre,  ait  été  sans  \c  Jomes , 
qui  est  appelé  la  loi  du  péché  ou  des  membres  {aux  Romains, 
ch.  VII,  V.  23,  25). 

«  Par  conséquent,  il  semble  mieux  de  dire  que  par  la  sanc- 
tification dans  le  sein  de  sa  mère,  ne  fut  pas  enlevé  à  la  Vierge 
le  /ornes  selon  son  essence,  mais  qu'il  demeura  lié  :  non  par 
un  acte  de  sa  raison,  comme  il  arrive  dans  les  saints  person- 
nages, parce  que  la  Vierge  n'eut  pas  tout  de  suite  l'usage  du 
libre  arbitre,  existant  encore  dans  le  sein  de  sa  mère,  ceci 
étant  le  privilège  spécial  du  Christ;  mais  par  la  grâce  sura- 
bondante qu'elle  reçut  dans  sa  sanctification,  et  aussi,  d'une 
manière  plus  parfaite,  par  la  Providence  divine  empêchant 
tout  mouvement  désordonné  dans  sa  sensualité  »  ou  dans  la 
partie  affective  sensible  de  sa  nature.  «  Plus  tard,  dans  la  con- 
ception même  de  la  chair  du  Christ,  dans  laquelle  d'abord  dut 
briller  l'immunité  ou  l'exemption  du  péché,  il  est  à  croire 
que  de  l'enfant  rejaillit  sur  la  mère  la  disparition  totale  du 
Jomes.  Et  c'est  ce  qui  est  signifié  dans  Ézéchiel,  ch.  xliii  (v.  2), 
où  il  est  dit  :  Voici;  la  gloire  du  Dieu  d'Israël  enlrail  par  la  voie 
orienlale,  c'est-à-dire  par  la  bienheureuse  Vierge,  et  la  terre, 
c'csl-à  dire  sa  chair,  resplendissait  de  sa  majesté,  c'est-à-dire 
du  Christ  ». 

L'on  aura  remarqué  avec  quelle  prudence  et  quelle  réserve 
parle  saint  Thomas  dans  ce  magnifique  corps  d'article.  Il  vou- 
drait accorder  à  Marie  cette  belle  prérogative  de  f orne  s  totale- 
ment enlevé  dès  le  premier  instant  de  sa  sanctification,  que 
nous  savons  maintenant  avoir  été   le   premier  instant  de  son 


Q.  XXVII.  —  DK   LA  SANCTIKICATJON  DE  LA   ^IE^HEUH^:US^:  VIERGE.        '.>.{) 

être;  et  il  nous  a  expliqué  de  la  façon  la  plus  lumineuse  con:i- 
ment  on  pourrait  entendre  que  celte  prérogative  aurait  été,  en 
effet,  accordée  à  Marie.  Mais  il  se  sent  arrêté  par  la  grande  con- 
sidération, que  nous  devons  réserver  pour  la  chair  du  Christ  la 
première  manifestation  de  notre  parfaite  délivrance  ou  restau- 
ration dans  l'ordre  de  la  moralité  comme  dans  l'ordre  de  l'im- 
mortalité. Celte  raison  est  assurément  très  forte;  et  elle  est  de 
nature  à  impressionner  vivement.  Admettrait-on  d'ailleurs  la 
conclusion  qu'elle  entraîne,  qu'on  ne  serait  pas  en  opposition 
directe  avec  le  dogme  de  l'Immaculée-Conceplion.  Ce  dogme 
porte  directement  sur  la  grâce  sanctifiante  et  sur  l'exclusion 
de  la  tache  du  péché  originel  ;  il  ne  porte  pas  directement  sur 
le  Jomes.  Et,  de  plus,  au  point  de  vue  de  l'effet  ou  du  résultat, 
lefomesWé  ou  \e  f ornes  totalement  enlevé  revient  tout  à  fait 
au  même;  car,  dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  se  trouve  ex- 
clus tout  mouvement  désordonné.  Cependant,  du  seul  fait  que 
le  foines  dit  essentiellement  une  inclination  habituelle  et  radi- 
cale, dans  la  partie  sensible  de  notre  être,  en  opposition  avec 
la  raison  ou  la  partie  supérieure,  tout  répugne  en  nous,  sur- 
tout après  la  définition  du  beau  privilège  de  Marie,  à  laisser  ce 
Jomes,  même  lié,  en  la  Très  Sainte  Vierge.  Dès  l'instant  qu'elle 
n'a  jamais  eu  le  péché  originel,  qu'elle  y  a  été  soustraite  par 
privilège,  ne  faut-il  pas  que  ce  privilège  s'étende  jusqu'aux 
conséquences  du  péché  originel,  surtout  jusqu'à  ces  consé- 
quences qui  ne  sont  pas  seulement  une  peine,  comrrre  la  faim, 
la  soif,  la  mort,  mais  qui  ont  encore  une  certaine  raison  d'in- 
fection morale.  Assurément  oui  ;  nous  devons  exclure  de  la 
Très  Sainte  Vierge  tout  foyer  de  péché  et  l'exclure  totalement, 
dès  le  premier  instant  de  son  être;  puisque  aussi  bien  saint 
Thomas  nous  a  dit  expressément  que  cette  exclusion  totale 
pouvait  être  admise  après  la  coHception  du  Christ  en  Marie. 
Quant  à  l'objection  tirée  ^e  la  dignité  de  la  chair  du  Christ, 
en  qui  auiait  dû  briller  d'abord  ce  fleuron  retrouvé  de  la  jus- 
tice originelle,  elle  est  forte,  nous  l'avons  dit;  mais  elle  n'est 
pas  absolue.  Nous  avons  vu  avec  quelle  extrême  réserve  saint 
Thomas  lui-même  la  présentait;  il  ne  pouvait  assez  multiplier 
les  videtur  :  il  semble.  C'est  qu'en  effet  la  dignité  du  Christ  peut 


3o  SOMME    TIIÉOLOGIQUE. 

aussi  être  invoquée  sous  un  autre  aspect,  pour  accorder  à 
Marie  ce  fleuron  clans  sa  couronne.  Puisque  le  Christ  devait 
naître  d'elle,  ne  fallait-il  pas  qu'avant  même  la  conception  du 
Christ,  la  chair  de  Marie  fût  toute  pure?  Au  surplus,  il  y  avait 
si  près  de  la  chair  de  Marie  à  la  chair  du  Christ,  même  dans 
l'ordre  du  temps,  qu'à  vrai  dire  l'éclat  de  la  chair  de  Marie 
pouvait  être  pris  pour  l'éclat  même  de  la  chair  du  Christ  : 
c'était  l'aurore  du  soleil  qui  allait  être  là. 

Vad  pr'unam  fait  observer  que  «  la  mort  et  les  autres  péna- 
lités de  même  sorte  n'inclinent  point,  de  soi,  au  péché  »  :  elles 
n'impliquent  pas  une  imperfection  dans  l'ordre  moral,  comme 
\e  Jomes  ou  le  foyer  de  péché.  «  Et  de  là  vient  laussi  que  le 
Christ,  bien  qu'il  ait  pris  ces  sortes  de  pénalités,  n'a  point  pris 
cependant  \efomes.  Nous  dirons  donc,  pareillement,  que,  dans 
la  bienheureuse  Vierge,  afin  d'être  conforme  au  Fils  qui  lui 
communiquait  de  sa  plénitude  de  grâce,  le  fomes  fut  d'abord 
lié  et  ensuite  enlevé,  mais  qu'elle  ne  fut  point  libérée  de  la 
mort  et  des  autres  pénalités  de  même  nature  ».  —  Il  n'y  a,  en 
effet,  aucun  inconvénient  à  affirmer  que  les  pénalités  du  péché 
originel  furent  en  la  Très  Sainte  Vierge,  puisque  le  Christ  Lui- 
même  a  voulu  les  subir;  mais,  pour  le  fomes,  qui  implique- 
rait une  certaine  imperfection  d'ordre  moral,  déjà  saint  Tho- 
mas voulait  que  dès  la  première  sanctification  de  Marie  il  eût 
été  du  moins  lié,  accordant,  du  reste,  qu'il  avait  dû  être  enlevé 
au  moment  de  la  conception  du  Christ.  Nous  avons  dit  que  la 
dignité  de  la  Vierge,  Mère  de  Dieu,  et'son  beau  privilège  de 
l'Immaculée-Conception  demandaient  même  que  ce  fomes  ait 
été  enlevé  totalement  dès  le  premier  instant  de  l'êlre  de  Marie. 

Vad  secimdum  répond  que  «  l'infirmité  de  la  chair  se  rat- 
tachant au  Jomes  se  trouve  bien  être  dans  les  saints  person- 
nages une  occasion  de  la  vertu  parfaite;  mais  elle  n'est  point 
une  cause  sans  laquelle  la  perfection  ne  puisse  pas  être  pos- 
sédée. H  suffît  donc  de  mettre  dans  la  bienheureuse  Vierge  la 
vertu  parfaite  provenant  de  l'abondance  de  la  grâce,  sans  qu'il 
soit  besoin  de  mettre  en  elle  tout  ce  qui  est  une  occasion  de 
vertu  ». 

Vad  terlium  déclare  que  <(  l'Esprit-Saint  produisit  en  la  bien- 


Q.  XXVH.  ^  DE  LA  SANCTIFIOATION  DE  LA  BIENHEURELSE  VIERGE.        3l 

heureuse  Vierge  une  double  purification  »,  au  moment  dont 
parle  saint  Jean  Damascène  et  qui  fut  celui  de  l'Annonciation 
ou  de  l'Incarnation  du  Verbe,  u  L'utie  fut  comme  une  prépa- 
ration à  la  conception  du  Christ.  Elle  ne  consista  point  dans 
une  exclusion  d'impureté  de  coulpe  ou  de  fomes  ;  mais  en  ce 
que  l'Esprit-Saint  rendit  plus  recueilli  en  Dieu  et  plus  élevé 
au-dessus  de  tout  le  multiple  et  le  divers  l'esprit  de  Marie.  C'est 
ainsi,  du  reste,  que  même  les  anges  sont  dits  être  purifiés,  alors 
qu'il  n'y  a  en  eux  aucune  impureté;  comme  le  dit  saint  Denys 
au  chapitre  vi  de  la  Hiérarchie  Ecclésiasliqae.  L'autre  purifica- 
tion fut  celle  que  l'Esprit-Saint  accomplit  en  Marie  par  l'entre- 
mise de  la  conceplion  du  Christ  qui  fut  l'œuvre  de  l'Esprit- 
Saint.  Et  c'est  alors  qu'on  peut  dire  que  l'Esprit-Saint  purifia 
totalement  du  yomes  la  Vierge  Marie  ».  —  Nous  pouvons  le 
dire  aussi  du  premier  moment  où  l'Esprit-Saint  combla  l'âme 
de  Marie  de  la  surabondance  de  grâces  que  nous  expliquait 
saint  Thomas  lui-même  au  corps  de  l'article. 

Tout  nous  porte  à  affirmer  qu'en  vertu  de  son  privilège  de 
rimmaculée-Conceplion,  la  Très  Sainte  Vierge  a  été,  dès  le 
premier  instant  de  son  être,  constituée,  par  la  grâce,  dans  un 
état,  qui,  au  point  de  vue  de  l'harmonie  morale,  ne  le  cédait 
en  rien  à  l'état  d'innocence  ou  de  justice  originelle.  —  Mais, 
même  dans  lélat  d'innocence,  l'homme  pouvait  pécher,  puis- 
qu'il péclia  en  effet.  Que  penser,  à  ce  sujet,  de  la  Très  Sainte 
Vierge  Marie.  Devons-nous  exclure  d'elle  absolument  tout 
péché  et  dire  que  la  sanctification  dont  elle  fut  gratifiée  dans 
le  sein  de  sa  mère,  ou,  comme  nous  le  savons  maintenant,  dès 
le  premier  instant  de  son  être,  au  moment  même  où  son  âme 
fut  unie  à  son  corps,  l'immunisa  à  tout  jamais  contre  tout  péché 
actuel,  soit  mortel,  soit  véniel.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  main- 
tenant considérer  ;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


32  SOMMIi:    T H  l'O LOGIQUE. 


Article  IV. 


Si  par  la  sanctification  dans  le  sein  de  sa  mère 
la  bienheureuse  Vierge  a  été  préservée  de  tout  péché  actuel? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  par  la  sanctification 
dans  le  sein  de  sa   mère  la  bienheureuse  Vierge   n'a  pas  été 
préservée  de  tout  péché  actuel  ».  —  La  première  arguë'  de  la 
doctrine  exposée  dans  l'arlicle  précédent  ou  de  la  conclusion 
que  saint  Thomas  y  établissait  en  partie.  Il  a  été  dit,  rappelle 
le  saint  Docteur,  qu'après  la  première  sanctification  le  Jomes 
du  péché  demeura  en  Marie.  Or,  le  mouvement  du  Jomes  »  ou 
de  la  concupiscence,  «   même  s'il  prévient   la  raison,   est  un 
péché  véniel,  quoique  très  léger,  comme  le  dit  saint  Augus- 
tin, au  Uwedela  Trinité  ÇSldiHve des, Sentences ,  liv.  II,  dist.  xxiv)  ». 
(Cf.  ce  que  nous  avons  dit  là-dessus,  dans  la  /«-S"^,  q.  7/i,  art.  3  ; 
exposé  dont  nous  trouvons  ici,  dans  le  mot  de  saint  Thomas 
que  nous  venons  de  lire  la  confirmation  expresse).  «  Donc,  en  la 
bienheureuse  Vierge  Marie,  a  été  quelque  péché  véniel  ».  —  La 
seconde  objection  cite  un   texte  de   «   saint  Augustin   »,  qui, 
«  dans  son  livre  Des  questions  du  Nouveau  et  de  l'Ancien  Tes- 
tament (q.  Lxxiii  ;  parmi  les  œuvres  de  saint  Augustin),  sur  ce 
texte  de  saint  Luc,  ch,  11  (v,  35):  Son  glaive  transpercera  votre 
âme,  dit  que  la  bienheureuse  Vierge,  au  moment  de  la  mort  du 
Seigneur,  saisie  de  stupeur,  douta.  Or,  le  doute  dans  la  foi  est 
un  péché.  Donc  la  bienheureuse  Vierge  n'a  pas  été   préservée 
exempte  de  tout  péché  ».  —  La   troisième  objection  apporte 
une  série  de   textes  pris  dans    saint  Jean    Chrvsostomc,    qui, 
entendus  comme  ils  se  présentent,  seraient  bien  défavorables  et 
au  sujet  desquels  saint  Thomas  aura  un  mot  qu'on  ne  trouve 
plus  nulle  part  sous  sa  plume  ou  sur  ses  lèvres,  quand  il  s'agit 
d'un  saint  et  d'un  Père  de  l'Eglise.   «  Saint  Jean  Chrysostome, 
sur  saint  Mathieu  (hom.  XLIV,  ou  XL\),  exposant  ce  texte  (du 
chapitre  xii,  v.  /j-)  :   Voici  que  votre  mère  et  vos  Jrères  sont  là 
dehors  qui  vous  demandent,  dit  :  //  est  manijesle  qu'ils  Jaisaient 


Q.  XXVH.  DE  LA  SANC  M  FICATIO.N   DE  LA  BIENHEUREUSE  VIERGE.        33 

cela  uniquement  par  vaine  gloire.  Et  sur  ce  mot  que  nous  lisons 
en  saint  Jean,  ch.  ii  (v.  3)  :  Ils  n'onl  pas  de  vin  »,  parole  qui 
fut  dite  par  Marie,  s'adressant  à  Jésus  pour  provoquer  son  pre- 
mier miracle,  «  le  même  saint  Jean  Chrysoslome  dit  (hom.  XXI, 
ou  XX)  qu  elle  voulail  se  montrer  agréable  aux  autres  et  se  faire 
vfiloir  elle-même  par  son  Fils,  et  peut-être  quelle  éprouva  quelque 
chose  d'humain,  comme  les  Jrères  de  Jésus  quand  ils  lui  disaient  : 
Manifeste-toi  donc  au  monde.  Et  un  peu  après  il  ajoute  :  Cest 
qu'elle  n'avait  pas  encore  de  Lui  l'opinion  quil  Jallait.  Or,  tout 
cela  est  manifestement  péché.  Donc  la  bienheureuse  Vierge  ne 
fut  point  préservée  de  tout  péché  ». 

L'argument  sed  contra  est  un  beau  texte  de  «  saint  Augus- 
tin »,  qui  «  dit,  au  livre  De  la  nature  et  de  la  grâce  (ch.  xxxvi)  : 
Au -sujet  de  la  Sainte  Vierge  Marie,  pour  l'honneur  du  Christ,  Je 
ne  veux,  en  aucune  manière,  qu'il  soit  question  d'elle,  quand  il 
s'agit  du  péché.  Par  là,  en  effet,  nous  savons  qu'il  lui  a  été  accordé 
plus  de  grâce  pour  triompher  entièrement  du  péché,  qu'elle  a  mérité 
de  concevoir  et  d'enfanter  Celui  dont  il  est  certain  qu'il  n'a  eu  aucun 
péché  ».  Ce  beau  texte  de  saint  Augustin,  qui  résume  à  lui 
seul  toute  la  pensée  catholique,  a  été  cité  pour  prouver  l'Im- 
maculée-Conception  de  Marie.  Et,  entendu  dans  un  sens  pur 
et  simple,  il  va,  en  effet,  à  exclure  de  la  Très  Sainte  Vierge 
tout  péché  sans  exception  ;  par  conséquent,  même  le  péché 
originel.  Saint  Thomas  ne  l'apporte  ici  que  pour  l'exclusion 
de  tout  péché  actuel,  puisque,  à  ses  yeux,  la  nécessité  de  la  ré- 
demption ne  permettait  pas  d'exempter  Marie  du  péché  ori- 
ginel. Nous  savons  maintenant,  par  la  définition  de  l'Église, 
que  la  nécessité  de  la  rédemption  n'entraîne  pas  celte  consé- 
quence. Et,  par  suite,  nous  avons  la  joie  de  pouvoir  entendre, 
dans  son  sens  absolu,  la  raison  d'exemption  que  nous  marque 
saint  Augustin  dans  ce  beau  texte  et  que  va  reproduire  saint 
Thomas  dans  le  magnifique  corps  d'article  que  nous  allons 
lire,  dont  on  a  pu  dire  qu'il  est  la  démonstration  même  de  la 
nécessité  du  privilège  de  Marie. 

Au  début  de  ce  corps  d'article,  saint  Thomas  formule  un 
principe  qui  domine  toute  l'économie  de  l'action  providentielle, 
soit  dans  l'ordre  de  la  nature,  soit  dans  l'ordre  de  la  grâce,  et 
XVI.  — La  Rédemption.  3 


3/|  SOMME    THÉOLOGIQUR. 

qui  lui  permettra,  en  l'appliquant  à  Marie,  de  tirer  la  conclu- 
sion qu'il  se  propose,  avec  une  telle  plénitude  de  lumière  que 
la  conséquence  de  Flmmaculée-Conception  s'y  trouvera  impli- 
citement comprise.  «  Ceux-là,  fait  observer  saint  Thomas,  que 
Dieu  choisit  pour  quelque  chose,  Il  les  prépare  et  les  dispose 
de  telle  manière  qu'ils  se  trouvent  aptes  à  ce  pour  quoi  ils  sont 
choisis  ;  selon  cette  parole  de  la  seconde  Épître  aux  Corinthiens, 
ch.  m  (v.  6)  :  //  nous  a  faits  les  dignes  ministres  du  Nouveau  Tes- 
tament. Or  »,  poursuit  le  saint  Docteur,  en  une  parole  que  rien 
ne  saurait  dépasser  dans  l'ordre  des  pures  créatures,  «  la 
bienheureuse  Vierge  a  été  choisie,  d'un  choix  divin,  pour  être 
Mère  de  Dieu.  Par  conséquent,  on  ne  peut  mettre  en  doute  que 
Dieu,  par  sa  grâce,  ne  l'ait  rendue  apte  à  un  tel  rôle;  selon 
que  l'ange  s'en  ouvrit  à  elle  (S.  Luc,  ch,  i,  v.  3o  et  suiv.)  : 
Vous  avez  trouvé  grâce  auprès  de  Dieu  :  voici  que  vous  concevrez, 
etc.  D'autre  part,  elle  n'eût  pas  été  mère  de  Dieu  comme  il  le 
fallait,  si  elle  avait  jamais  péché  :  —  soit  parce  que  l'honneur 
des  parents  rejaillit  sur  les  enfants,  selon  cette  parole  des  Pro- 
verbes, ch.  XVII  (v.  6)  :  La  gloire  des  enfants  est  dans  leurs  pa- 
rents ;  d'où  il  suit  que,  par  opposition,  l'ignominie  de  la  mère 
rejaillirait  sur  le  Fils;  —  soit  aussi  parce  qu'elle  eut  une  affi- 
nité singulière  au  Christ  qui  prit  d'elle  la  chair;  or,  il  est  dit, 
dans  la  seconde  Épitre  aux  Corinthiens,  ch.  vi  (v.  i5)  :  Quel 
rapport  y  a-t-il  du  Christ  à  BéliaU  —  soit  enfin  parce  que  le 
Fils  de  Dieu,  qui  est  la  Sagesse  de  Dieu  (première  Épître  aux 
Corinthiens,  ch.  i,  v.  2/i),  habita  en  elle  d'une  manière  toute 
spéciale,  non  seulement  dans  son  âme,  mais  encore  dans  son 
sein;  or,  il  est  dit,  au  livre  de  la  Sagesse,  ch.  1  (v,  4)  :  La  Sa- 
gesse n'entrera  pas  dcms  une  âme  ou  se  trouve  le  mal,  ni  elle  n  ha- 
bitera dans  un  corps  soumis  au  péché.  —  Il  suit  de  là  qu'il  faut 
avouer  purement  et  simplement  que  la  bienheureuse  Vierge 
n'a  commis  aucun  péché,  ni  mortel,  ni  véniel  ;  de  telle  sorte 
que  s'est  accompli  ce  qui  est  dit  dans  le  Ccmtique  des  cantiques, 
ch.  IV  (v.  7)  :  Vous  êtes  toutebelle,  ma  bien-aimée,  et  il  n'est  pas 
de  tache  en  vous  ».  —  Comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer, 
cette  magnifique  argumentation  de  saint  Thomas  ne  va  pas 
seulement  à  exclure  de  Marie  tout  péché  actuel,   soit  mortel, 


Q.  XXVtr.  —  DE  LA  SANCTIFICATION  DR  LA  BIENIlRUnEUSE  VIERGE.       35 

soit  véniel  ;  elle  entraîne  aussi  nécessairement  l'exclusion  ab- 
solue de  toute  souillure  du  péché  originel  :  et  saint  Thomas 
n'aurait  pas  hésité  à  tirer  cette  conséquence,  si  Dieu  lui  avait 
montré,  comme  II  l'a  montré  depuis  à  son  Eglise,  que  la  néces- 
sité de  la  rédemption  pour  Marie  pouvait  être  maintenue  avec 
cette  exemption.  —  La  conclusion  du  présent  corps  d'article, 
précisément  parce  qu'elle  avait  été  dégagée  et  affirmée  par  saint 
Thomas  avec  une  telle  force  et  une  telle  netteté,  fut  insérée  par 
le  concile  de  Trente  dans  le  canon  23  de  la  session  VP.  On 
peut  supposer,  à  la  manière  dont  le  même  concile  réserve  la 
question  de  l'Immaculée-Gonceplion,  quand  il  traite  du  péché 
originel  (session  V%  can.  5),  que  si  le  privilège  de  Marie  avait 
été  mis  en  lumière  par  saint  Thomas  comme  l'avait  été  la  con- 
clusion actuelle,  le  concile  l'aurait  également  définie.  Mais 
Dieu  en  avait  disposé  autrement,  pour  que  la  définition  de  ce 
dogme  fût  réservée,  avec  toutes  les  splendeurs  de  Lourdes,  aux 
besoins  spirituels  de  nos  jours. 

Vacl  priimiin  répond  dans  le  sens  de  la  conclusion  de  l'arti- 
cle précédent,  où  il  a  été  dit  que  jusqu'à  la  conception  du 
Christ  \e  Jomes  exista  en  Marie,  mais  lié.  «  Dans  la  bienheu- 
reuse Vierge  Marie,  après  sa  sanctification  dans  le  sein  de  sa 
mère,  le  fomes  demeura,  mais  il  demeura  lié  :  de  telle  sorte 
qu'il  ne  s'échappât  jamais  en  un  mouvement  désordonné  pré- 
venant la  raison.  Et  bien  qu'à  cet  effet  agit  la  grâce  de  la  sanctifi- 
cation, toutefois  elle  n'y  suffisait  point  par  elle  seule;  sans  quoi, 
par  la  vertu  de  cette  grâce,  il  eût  été  conféré  à  Marie  qu'aucun 
mouvement  ne  pût  s'élever  dans  sa  sensualité  »,  ou  dans  sa 
partie  affective  sensible,  «  avant  l'intervention  de  la  raison  : 
et  ainsi  elle  n'aurait  pas  eu  le  fomes  ;  ce  qui  est  contraire  à  la 
doctrine  précédemment  formulée  (art.  précéd.).  Nous  dirons 
donc  que  ce  qui  achevait  de  maintenir  lié  le  fomes,  c'était  la 
divine  Providence  ne  permettant  pas  qu'aucun  mouvement  dé- 
sordonné provienne  de  ce  foyer  ».  —  Toute  difficulté  disparaît, 
si  nous  admettons,  comme  nous  l'avons  établi  plus  haut,  que 
le  privilège  de  l'Immaculée-Conception  entraîna,  dès  le  pre- 
mier instant  de  l'être  de  Marie,  l'exclusion  absolue  du  fomes. 

Uad  secundum  fait  observer  que  «  cette  parole  du  vieillard 


36  SOMME    THÉOLOGIQUK. 

Siméon  »,  d'où  le  texte  attribué  à  saint  Augustin  lirait  la  no- 
tion du  doute,  a  été  expliquée  diversement.  ^—  »  Origène 
(hom.  XVII,  sur  saint  Lac)  et  d'autres  Docteurs  (comme  Cyrille 
d'Alexandrie,  sur  sain l  Jean,  liv.  XII,  sur  le  ch.  xix,  v,  25;  et 
saint  Jean  Damascène,  livre  IV,  ch.  xiv),  l'entendent  de  la  dou- 
leur que  la  Très  Sainte  Vierge  éprouva  dans  la  Passion  du 
Christ  )).  Cette  interprétation  est  la  plus  obvie  et  la  plus  natu- 
relle. —  «  Saint  Ambroise  {sar  saint  Luc,  liv.  II),  dit  que  le 
glaive  signifie  la  prudence  de  Marie,  instruite  du  mystère  de  Dieu. 
La  parole  de  Dieu,  en  effet,  est  vivante  et  pénétrante,  plus  aiguë 
qu'aucun  glaive  si  aigu  soit-il.  —  D'autres  (comme  le  texte  cité 
dans  l'objection)  ont  entendu,  par  ce  glaive,  le  doute  :  que 
cependant  il  ne  faut  pas  entendre  au  sens  de  l'hésitation  dans 
la  foi,  mais  au  sens  de  l'étonnement  ou  de  l'admiration.  Saint 
Basile  dit,  en  effet,  dans  sa  lettre  à  Optimus,  que  la  bienheurewie 
Vierge  se  tenant  au  pied  de  la  Croix  et  considérant  toutes  choses, 
après  le  témoignage  de  Gabriel,  après  lejait  de  VineJJable  concep- 
tion divine,  après  Vimmense  éclat  des  miracles,  hésitait  dans  son 
esprit,  voyant,  d'une  part,  l'ignominie  de  la  Croix,  et,  de  l'au- 
tre, les  merveilles  de  son  Fils  ».  Marie  hésitait  donc,  non  pas 
sur  l'objet  de  sa  foi,  mais  sur  la  manière  d'en  accorder  certains 
contrastes. 

Vad  tertium  déclare  nettement  que  «  dans  ces  paroles  «, 
que  citait  l'objection,  «  saint  Jean  Chrysostome  a  dépassé  la 
mesure  :  in  illis  verbis  Chrysostomus  excessil  ».  Par  conséquent, 
nous  n'avons  pas  à  nous  y  tenir.  «  Toutefois  »,  reprend  aus- 
sitôt notre  admirable  saint  Thomas,  qui,  même  ici,  semble 
n'avoir  dit  le  mot  qu'il  vient  de  dire,  qu'à  contre-cœur,  tant  il 
est  plein  de  respect  pour  les  Pères  et  les  saints  Docteurs,  «  on 
peut  expliquer  ces  paroles,  en  leur  donnant  ce  sens,  que  le  Sei- 
gneur réprima  à  l'occasion  de  Marie,  non  pas  un  mouvement 
de  vaine  gloiie  qui  se  serait  élevé  en  elle,  mais  ce  que  les  autres 
auraient  pu  supposer  qui  se  trouvât  en  elle  », 

Après  avoir  considéré  les  effets  de  la  première  sanctification 
de  Marie  en  ce  qui  louche  à  l'exclusion  du  mal  ;  —  et  nous  avons 
^u  que  cette  exclusion  devait  être  entendue  de  la  façon  la  plus 


Q.  XXVII.  DE  LA  SANCTIFICATION  DE  LA  BIENHEUREUSE   VIERGE.        3"] 

absolue,  écartant  jusqu'à  l'ombre  même  d'un  mal  moral  quel- 
conque; —  nous  devons  maintenant  considérer  les  effets  de 
cette  sanctification  en  ce  qui  concerne  la  collation  du  bien. 
C'est  l'objet  de  l'article  suivant. 


Article  V.  • 

Si  la  bienheureuse  Vierge,  par  la  sanctification  dans  le  sein 
de  sa  mère,  a  obtenu  la  plénitude  ou  la  perfection  de  la 
grâce? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  bienheureuse  Vierge, 
par  la  sanctification  dans  le  sein  de  sa  mère,  n'a  pas  obtenu  la 
plénitude  ou  la  perfection  de  la  grâce  ».  —  La  première  déclare 
que  «  cela  paraît  être  le  privilège  du  Christ,  selon  cette  parole 
de  saint. Jean,  ch.  i  (v.  i4)  :  Nous  l'avons  vu,  comme  le  Fils  uni- 
que venu  du  Père,  plein  de  grâce  et  de  vérité.  Or,  les  choses  qui 
sont  le  propre  du  Christ  ne  doivent  pas  être  attribuées  à  quel- 
que autre.  Donc  la  bienheureuse  Vierge  n'a  pas  reçu  la  pléni- 
tude de  la  grâce  dans  sa  sanctification  ».  —  La  seconde  objec- 
tion dit  que  «  pour  ce  qui  est  plein  et  parfait,  il  ne  reste  plus 
rien  à  ajouter  ;  car/e  parjait  est  ce  à  quoi  rien  ne  manque,  comme 
il  est  marqué  au  livre  lll  des  Physiques  (ch.  vi,  n.  8  ;  de  saint 
Th.,  leç.  II).  Or,  la  bienheureuse  Vierge,  dans  la  suite,  reçut 
une  addition  de  grâce,  quand  elle  conçut  le  Christ.  Il  lui  fut  dit, 
en  effet,  comme  on  le  voit  en  saint  Luc,  ch.  i  (v.  35)  :  L'Esprit- 
Saint  viendra  en  vous.  Pareillement  aussi,  quand  elle  fut  prise 
au  ciel  dans  la  gloire.  Donc  il  semble  qu'elle  n'eut  pas,  dans  sa 
première  sanctification,  la  plénitude  de  toutes  les  grâces  ».  — 
La  troisième  objection  fait  observer  que  «  Dieu  n'accomplit  rien 
d'inutile,  comme  il  est  dit  au  premier  livre  du  Ciel  et  du  Monde 
(ch.  IV,  n.  8;  de  saint  Th.,  leç.  8).  Or,  il  est  certaines  grâces 
que  la  bienheureuse  Vierge  aurait  eues  inutilement,  n'en  ayant 
jamais  pratiqué  l'usage  :  nous  ne  lisons  pas,  en  effet,  qu'elle  ait 
jamais  enseigné,  ce  qui  est  l'acte  de  la  sagesse;  ou  qu'elle  ait 
fait  des  miracles,  ce  qui  est  l'acte  de  la  grâce  gratuitement  don- 


38  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

née.  Donc  elle  n'a  pas  eu  la  plénitude  de  toutes  les  grâces  ». 

L'argument  sed  conlra  en  appelle  à  ce  que  «  l'Ange  dit  à  la 
bienheureuse  Vierge  :  Salut,  pleine  de  grâce  (Saint  Luc,  ch.  i, 
V.  28).  Et  saint  Jérôme  expliquant  ce  mot,  dans  son  sermon  de 
l'Assomption  (ou  plutôt  dans  la  lettre  à  Paule  et  Eustochiani, 
parmi  les  œuvres  supposées),  dit  :  Oui,  vraiment ,  pleine  de  grâce  : 
car,  aux  autres,  c'est  d'une  Jaçon  partielle  que  la  grâce  est  accor- 
dée; mais,  en  Marie,  la  plénitude  de  la  grâce  s'est  répandue  d'un 
seul  coup  tout  entière  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  évoque,  ici  encore,  un 
principe  lumineux  qui  va  lui  permettre  de  conclure,  en  faveur 
de  Marie,  à  la  plus  entière  et  la  plus  parfaite  plénitude  de  toutes 
les  grâces.  Plus,  nous  dit-il,  on  approche  du  principe  premier, 
en  chaque  genre,  plus  on  participe  l'effet  de  ce  principe;  d'où 
saint  Denys,  au  chapitre  vi  de  la  Hiérarchie  céleste,  dit  que  les 
anges,  qui  sont  plus  rapprochés  de  Dieu,  »  par  leur  nature, 
«  participent  plus  que  les  hommes  aux  bontés  divines  »  dans 
l'ordre  naturel.  «  Or,  le  Christ  est  le  principe  de  la  grâce  :  selon 
la  divinité,  comme  auteur  de  cette  grâce;  et,  selon  l'humanité, 
par  mode  d'instrument;  ce  qui  a  fait  dire  à  saint  Jean,  ch.  i 
(v.  17)  :  La  grâce  et  la  vérité  a  été  faite  par  Jésus-Christ'  D'au- 
tre part,  la  bienheureuse  Vierge  a  été  la  plus  rapprochée  du 
Christ  selon  son  humanité,  puisque  c'est  d'elle  qu'il  a  pris  la 
nature  humaine.  Il  s'ensuit  qu'elle  a  dû,  plus  que  tous  les  autres, 
recevoir  du  Christ  la  plénitude  de  la  grâce  ». 

L'ad primum  nous  montre  les  rappoits  et  les  différences  qu'il 
y  a  entre  la  plénitude  de  la  grâce  que  nous  attribuons  au  Christ 
et  celle  que  nous  attribuons  à  la  Très  Sainte  Vierge.  Pour  les 
bien  entendre,  il  nous  faut  retenir  le  principe,  que  «  Dieu 
donne  à  chacun  la  grâce  selon  ce  à  quoi  il  est  choisi.  Et,  parce 
que  le  Christ,  en  tant  qu'il  est  homme,  a  été  prédestiné  et 
choisi  à  cette  fin  d'être  le  Fils  de  Dieu  destiné  à  sanctifier  les 
autres  (cf.  ép.  aux  Romains,  ch.  i,  v.  4),  H  a  eu  ceci  de  propre 
d'avoir  une  telle  plénitude  de  grâce  qu'elle  rejaillirait  sur  tous; 
selon  qu'il  est  dit  en  saint  Jean,  ch.  i  (v.  16)  :  De  sa  plénitude 
nous  avons  tous  reçu.  Quant  à  la  bienheureuse  Vierge  Marie,  elle 
a  obtenu  une  si  grande  plénitude  de  grâce,  à  être  la  plus  rap- 


Q.  XXVII.  —  DE  LA   SANCTIFICATION  DE  LA  BIENHEUHEUSE  VIERGE.        Sq 

prochée  de  l'auteur  de  la  grâce  :  au  point  qu'elle  recevra  en 
elle  Celui  qui  est  rempli  de  toute  grâce,  et  qu'en  l'enfantant  elle 
ferait  en  quelque  manière  dériver  la  grâce  sur  tous  ».  —  On 
aura  remarqué  la  formule  employée  ici  par  saint  Thomas.  Il 
n'en  est  pas  qui  mette  en  un  jour  plus  précis  et  plus  rigoureu- 
sement théologique  la  grande  vérité  que  Dieu  a  voulu  que  dans 
l'ordre  de  la  Rédemption  toutes  les  grâces  nous  vinssent  par 
Marie  :  non  pas  qu'elle-même  soit,  à  proprement  parler,  la 
source  de  toutes  les  grâces;  cette  source  n'est  pas  autre  que  le 
Christ;  mais  parce  que  c'est  elle  qui  a  donné  au  monde  celte 
source,  et  que,  par  suite,  c'est  à  elle  ou  à  son  action  qu'est 
subordonné,  en  quelque  sorte,  son  écoulement  universel. 

Uad  secandam  explique  comment  la  Très  Sainte  Vierge  a  pu 
grandir  et  progresser  dans  la  grâce,  sans  que  cela  ait  nui  à  la 
plénitude  de  la  première  grâce  en  elle.  Saint  Thomas  établit 
une  comparaison  avec  les  choses  de  la  nature.  «  Dans  les  cho- 
ses naturelles  vient  d'abord  la  perfection  de  la  disposition  :  telle 
la  matière  qui  est  disposée  d'une  manière  parfaite  à  recevoir  sa 
forme.  Puis,  on  a  la  perfection  de  la  forme,  qui  l'emporte  sur 
la  première  :  c'est  ainsi  que  la  chaleur  qui  provient  de  la  forme 
du  feu  est  plus  parfaite  que  la  chaleur  qui  disposait  à  cette 
forme.  Enfin,  il  y  a  la  perfection  du  terme  :  tel  le  feu,  qui  a  de 
la  manière  la  plus  parfaite  toutes  ses  qualités,  quand  il  se  trouve 
en  son  lieu  »,  à  raisonner  dans  le  sentiment  d'Aristote,  qui 
assignait  un  lieu  spécial,  dans  la  nature,  à  chacun  des  quatre 
éléments.  —  ci  Pareillement,  aussi,  pour  la  bienheureuse  Vierge, 
il  y  a  eu  une  triple  perfection  de  la  grâce.  La  première,  dispo- 
sitive en  quelque  sorte,  qui  la  rendait  apte  à  être  la  mère  du 
Christ;  et  ce  fut  la  perfection  de  la  sanctification  »,  que  nous 
savons  maintenant  avoir  été  sa  conception  immaculée.  «  La 
seconde  perfection  de  la  grâce  fut  en  la  bienheureuse  Vierge 
par  l'effet  de  la  présence  du  Fils  de  Dieu  incarné  dans  son  sein. 
La  troisième  est  celle  de  la  fin,  qu'elle  a  dans  la  gloire.  Or,  que 
la  seconde  perfection  l'emporte  sur  la  première,  et  la  troisième 
sur  la  seconde,  on  le  voit,  d'une  première  manière,  par  la  libé- 
ration ou  la  délivrance  du  mal  :  car,  d'abord,  dans  sa  sancti- 
fication, elle  fut  libérée  »  ou  préservée  «  de  la  faute  originelle; 


4o  SOMME    THÉOLOGIQGE. 

ensuite,  dans  la  conception  du  Fils  de  Dieu,  elle  fut  totale- 
ment purifiée  du  foines  ou  du  foyer  du  péché  »  :  nous  avons 
dit  que  cette  purification  avait  dû  se  faire  dès  la  première  sanc- 
tification ;  mais  nous  pouvons  garder  ici,  comme  perfection 
plus  grande,  une  plus  grande  concentration  de  toutes  les  facul- 
tés de  Marie  en  Dieu,  comme  nous  l'a  expliqué  saint  Thomas 
lui-même  avec  saint  Jean  Damascène;  u  enfin,  dans  sa  glorifi- 
cation, elle  a  été  délivrée  de  toute  misère  »,  puisque  nous  la 
croyons  déjà  au  ciel  en  corps  et  en  âme,  pleinement  glorifiée 
dans  tout  son  être,  comme  le  Christ  son  divin  Fils.  «  D'une 
seconde  manière,  on  le  voit  pour  ce  qui  est  de  l'ordre  au  bien  : 
car,  d'abord,  dans  sa  sanctification,  elle  a  reçu  la  grâce  l'incli- 
nant au  bien  ;  ensuite,  dans  la  conception  du  Fils  de  Dieu,  a 
été  achevée  ou  consommée  en  elle  la  grâce  qui  la  confirmait 
dans  le  bien;  el,  enfin,  dans  sa  glorification,  a  été  consommée 
la  grâce  qui  la  rendait  parfaite  dans  la  fruition  de  tout  bien  ». 
—  Quelle  merveilleuse  gradation  ;  et  comme  ce  dernier  mol  en 
montre  excellemment  le  couronnement. 

h'ad  tertiuin  déclare,  en  une  formule  magnifique,  qu'  ((  il 
n'y  a  pas  à  mettre  en  doute  que  la  bienheureuse  Vierge 
n'ait  reçu  excellemment  et  le  don  de  sagesse,  et  la  grâce  des 
veitus  »  ou  des  miracles,  u  el  aussi  la  grâce  de  la  prophétie, 
comme  le  Christ  les  a  eus.  Toutefois,  elle  n'a  pas  reçu  d'avoir 
tous  les  moyens  »  ou  toute  la  mise  en  œuvre  «  de  ces  grâces 
et  des  autres  grâces  semblables,  «  comme  les  a  eus  le  Christ; 
mais  selon  qu'il  convenait  à  sa  condition.  —  Elle  eut,  en  effet, 
l'usage  du  don  de  sagesse  dans  l'acte  de  contempler;  selon 
celte  parole  de  saint  Luc,  ch.  n  (v.  19)  ;  Marie  conservait  loules 
ces  paroles,  les  médilanl  dans  son  cœur;  mais  elle  n'eut  pas 
l'usage  du  don  de  sagesse  quant  à  l'acte  d'enseigner,  parce  que 
cela  ne  convenait  pas  à  son  sexe,  selon  cette  parole  de  la  pre- 
mière Epitre  à  Timolhée,  ch.  11  (v.  12)  :  Four  ce  qui  est  d'ensei- 
gner, je  ne  le  permets  pas  à  la  femme.  —  L'usage  des  miracles 
ne  lui  convenait  pas  de  son  vivant;  parce  qu'en  ce  temps-là  il 
fallait,  par  les  miracles,  confirmer  la  doctrine  du  Christ;  et 
c'est  pourquoi  il  ne  convenait  qu'au  seul  Christ  de  faire  des 
miracles,  et  à  ses  disciples,  qui  étaient  les  poiteurs  de  sa  doc- 


Q.  XXVir.  -     DE  LA  SANCTFFlCATIOxN  DE  LA  BIEMIEUIŒLSE  VIERGE.        /j  I 

Irine.  Et  à  cause  de  cela  aussi  il  est  dit  de  Jean-Baptiste,  en 
saint  Jean,  cli.  x  (v.  ^i),  qu'il  ne  fît  aucun  miracle  :  afin  que 
l'attention  de  tous  se  portât  sur  le  Christ  ».  Cette  raison  est  du 
plus  haut  intérêt.  Elle  nous  explique  fort  hien  pourquoi  cer- 
tains aspects  du  culte,  même  quand  il  s'agit  de  la  Très  Sainte 
Vierge,  ont  pu  n'apparaître  ou  ne  se  développer  que  plus  lard, 
dans  la  suite  de  la  vie  de  l'Eglise.  —  Saint  Thomas  termine  en 
déclarant  que  «  Marie  eut  l'usage  de  la  prophétie,  comme  on 
le  voit  dans  le  cantique  qu'elle  fit  »,  au  joui'  de  la  Visitation, 
quand  elle  répondit  à  la  salutation  de  sa  cousine  sainte  Elisa- 
beth, par  son  divin  «  Magnificat  anima  mea  Doniinani  ». 

Il  eût  été  dilïicile  de  mettre  en  un  plus  beau  jour  la  pléni- 
tude de  grâce  qui  a  été  conférée  à  Marie.  Elle  est  si  rapprochée 
de  celle  du  Christ  que  c'est  à  peine  si  elle  s'en  distingue  :  ou 
plutôt  elle  s'en  distingue  comme  il  convenait  que  ce  fût  entre 
la  plénitude  de  Celui  qui  est  la  source  de  toutes  les  grâces  et 
la  plénitude  de  Celle  qui  a  mérité  de  porter  en  elle  cette  source 
et  de  la  donner  au  monde. 

Saint  Thomas,  dans  un  dernier  article,  considère  la  sancti- 
fication de  Marie,  qui  était  tout  l'objet  de  la  question  présente, 
en  la  comparant  à  la  sanctification  (|ui  a  pu  être  celle  de  quel- 
ques autres  saints.  Il  se  demande  si  d'avoir  été  sanctifiée  dans 
le  sein  de  sa  mère,  a  été,  après  le  Christ  Lui-même,  une  chose 
tout  à  fait  propre  à  la  Très  Sainte  Vierge,  de  telle  sorte  que 
nul  autre,  en  dehors  d'elle,  n'ait  été  gratifié  d'une  pareille  fa- 
veur. Voyons  tout  de  suite  quelle  a  été,  sur  ce  dernier  point, 
la  pensée  de  notre  saint  Docteur. 


Article  VI. 

Si  d'avoir  été  sanctifiée  dans  le  sein  de  sa  mère,  après  le  Christ 
a  été  chose  propre  à  la  bienheureuse  Vierge  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  d'avoir  été  sanctifiée 
dans  le  sein  de  sa  mère,  après  le  Christ  a  été  chose  propre  à  la 


^2  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

bienheureuse  Vierge  ».  —  La  première  arguë  de  ce  qu'  «  il  a 
été  dit  (art.  k)  que  la  raison  pour  laquelle  la  bienheureuse 
Vierge  a  été  sanctifiée  dans  le  sein  de  sa  mère  était  qu'il  fallait 
qu'elle  fût  rendue  digne  d'être  la  mère  de  Dieu.  Or,  ceci  lui 
est  tout  à  fait  propre.  Donc  elle  seule  a  été  sanclifiée  dans  le 
sein  de  sa  mère  ».  —  La  seconde  objection,  supposant  bien 
qu'il  s'agif,  dans  la  question  posée  ici,  de  Jérémie  et  de  saint 
Jean-Baptiste,  fait  observer  que  «  d'autres  semblent  avoir  été 
plus  rapprochés  du  Christ  que  ne  l'ont  été  »  ces  deux  saints 
personnages,  «  Jérémie  et  Jean-Baptiste,  dont  on  dit  qu'ils  ont 
été  sanctifiés  dans  le  sein  de  leur  mère.  C'est  ainsi  que  le  Christ 
est  dit  spécialement  fils  de  David  et  d'Abraham,  en  raison  de 
la  promesse  qui  leur  avait  été  faite  spécialement  louchant  le 
Christ.  Isaïe  aussi  a  d'une  manière  très  expresse  prophétisé  au 
sujet  du  Christ.  Pareillement,  les  Apôtres  ont  vécu  avec  le 
Christ.  Et,  cependant,  nul  de  ceux-là  n'est  dit  avoir  été  sanctifié 
dans  le  sein  de  sa  mère.  Donc  pour  Jérémie,  non  plus,  et  pour 
Jean-Baptiste,  il  n'y  a  pas  de  raison  qu'ils  aient  été  sanctifiés 
dans  le  sein  de  leur  mère  ».  —  La  troisième  objection  cite  un 
texte  011  ((  Job  a  dit,  parlant  de  lui-même,  ch.  xxxi  (v.  i8)  : 
Depuis  mon  enjance,  la  miséricorde  a  grandi  avec  moi  ;  et  elle  est 
sortie  du  sein  de  ma  mère  avec  moi.  Et,  cependant,  nous  ne  di- 
sons point,  pour  cela,  qu'il  ait  été  sanctifié  dans  le  sein  de  sa 
mère.  Donc,  pareillement,  nous  ne  sommes  pas  forcés  de  dire 
que  Jérémie  et  Jean-Baptiste  ont  été  sanctifiés  dans  le  sein  de 
leur  mère  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  au  sujet  de  Jé- 
rémie, dans  le  livre  qui  porte  son  nom,  ch.  i  (v.  5)  :  Avant  que 
tajusses  sorti  du  sein  de  la  mère,  je  t'ai  sanctifié.  Et,  au  sujet  de 
Jean-Baptiste,  il  est  dit  en  saint  Luc,  ch.  i  (v,  i5)  :  Il  sera  rem- 
pli de  l" Esprit-Saint ,  encore  dans  le  sein  de  sa  mère  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  saint 
Augustin,  dans  l'Épître  «  Dardanus  (ch.  vu),  semble  parler, 
comme  d'une  chose  qui  est  pour  lui  dans  le  doute,  de  la  sanc- 
lilicalion  de  ces  deux  saints  personnages  dans  le  sein  de  leur 
mère.  Il  se  pourrait,  en  effet,  que  le  tressaillement  de  Jean  dans 
le  sein  de  sa  mère,  ainsi  s'exprime  saint  Augustin, yà/  pour  si- 


Q.  XXVII.  —  DE  LA  SANCTIFICATION  DE  LA   BIENHEUREUSE  VIERGE.        43 

gnijier  qu'une  si  grande  chose,  savoir  qu'une  femme  était  mère 
de  Dieu,  serait  connu  des  parents,  non  qu'elle  le  fût  de  l'enfant 
lui-même.  Et,  aussi  bien,  il  n'est  pas  dit,  dans  l'Évangile,  que  l'en- 
fant crût  dans  le  sein  de  sa  mère,  mais  qu'il  tressaillit  :  or,  nous 
voyons  que  le  tressaillement  n'est  pas  seulement  le  Jait  des  enfants, 
mais  qu'il  l'est  aussi  des  animaux.  Toutefois,  il  y  eut  cela  d'étrange, 
ici,  que  le  fait  se  produisit  dans  le  sein  de  la  mère.  Et  c'est  pour- 
quoi, comme  il  arrive  pour  les  miracles,  ce  fut  un  effet  divin  pro- 
duit dans  l'enfant,  non  un  effet  divin  provenant  de  r enfant.  Quoi- 
que, du  reste,  même  si  l'usage  de  la  raison  et  de  la  volonté  a  été 
avancé  dans  cet  enfant,  au  point  que  même  dans  le  sein  de  sa  mère 
il  ait  pu  connaître,  croire  et  consentir,  choses  qui  ne  sont  possibles, 
pour  les  autres  enfants,  qu'avec  l'âge,  cela  aussi  doit  être  rangé 
parmi  les  miracles  de  la  divine  puissance.  —  Mais,  reprend  saint 
Thomas,  parce  qu'il  est  dit  expressément  dans  l'Évangile  »,  au 
sujet  de  .lean-Baptisle,  «  que  l'enfant  serait  rempli  de  l'Esprit- 
Saint,  encore  dans  le  sein  de  sa  mère  ;  et  qu'au  sujet  de  Jérémie 
il  est  dit  expressément  (dans  son  livre)  :  Avant  que  lu  sortes  du 
sein  maternel,  je  t'ai  sanctifié,  il  semble  que  nous  devons  affir- 
mer qu'ils  ont  été  sanctifiés  dans  le  sein  de  leur  mère,  bien 
qu'ils  n'aient  pas  eu,  dans  le  sein  de  leur  mère,  l'usage  du  libre 
arbitre,  au  sujet  duquel  saint  Augustin  pose  la  question  ;  pas 
plus,  du  reste,  que  les  enfants,  qui  sont  sanctifiés  par  le  bap- 
tême n'ont  tout  de  suite  l'usage  du  libre  arbitre  ».  Donc,  nous 
pouvons  et  devons,  semble-l-il,  affirmer  que  soit  par  .lérémie, 
soit  plus  encore  par  Jean-Baptiste,  la  grâce  sanctifiante  due  à 
l'action  directe  de  l'Esprit-Saint  leur  a  été  accordée  encore  dans 
le  sein  de  leur  mère. 

Mais  si  nous  l'admettons  pour  eux,  «  il  n'y  a  pas  à  croire 
que  d'autres  aient  été  sanctifiés  dans  le  sein  de  leur  mère,  sans 
que  l'Écriture  en  fasse  mention.  C'est  qu'en  clïèt,  ces  sortes  de 
privilèges  de  la  grâce,  qui  sont  conférés  à  quelques-uns  en  de- 
hors de  la  loi  commune,  sont  ordonnés  à  l'ulililé  des  autres, 
selon  cette  parole  de  la  première  Épitre  aux  Corinthiens,  ch.  xii 
(v.  7)  :  A  chacun  est  donnée  la  manifestatian  de  l'Esprit  pour  l'uli- 
lilé :  laquelle  serait  nulle,  au  sujet  de  la  sanctification  de  quel- 
ques-uns dans  le  sein  de  leur  mère,  si  la  chose  n'était  pas  con- 


ai  SOMMIÎ    ÏHEOLOGIQUE. 

nue  de  l'Eglise  ».  —  Que  si  nous  nous  demandons  pourquoi 
ces  deux  saints  personnages,  Jérémie  et  Jean-Baptiste,  ont  été 
gratifiés  de  ce  privilège,  et  non  pas  les  autres,  «  bien  que  nous 
ne  puissions  pas  assigner  de  raison  des  jugements  de  Dieu 
pourquoi  II  accorde  à  un  tel,  et  non  à  un  autre,  tel  don  de  la 
grâce,  toutefois  il  semble  avoir  été  convenable  que  ces  deux 
saints  personnages  fussent  sanctifiés  dans  le  sein  de  leur  mère, 
pour  figurer  par  avance  la  sanctification  qui  devait  se  faire 
par  le  Christ.  Cette  sanctification,  en  effet,  devait  se  faire, 
d'abord,  par  la  Passion  du  Christ,  selon  celte  parole  de  l'Épître 
aux  Hébreux,  chapitre  dernier  (v.  12)  :  Jésus,  pour  sanclifier, 
par  son  sang,  son  peuple,  a  souffert  hors  de  la  porte  »  de  la  ville. 
«  Et  cette  Passion  a  été  annoncée  d'avance,  d'une  manière  très 
ouverte,  par  les  paroles  et  les  mystères  de  Jérémie,  et  aussi 
figurée  d'une  manière  très  expresse  par  ses  souffrances.  La 
sanctification,  œuvre  du  Christ,  devait  se  faire  ensuite  par  le 
baptême;  il  est  dit,  dans  la  première  Épître  aux  Corinthiens, 
ch.  VI  (v.  6)  :  Vous  avez  été  lavés  {hapl'isés)  ;  vous  avez  été  sanc- 
tifiés. Or,  à  ce  baptême,  Jean  prépara  les  hommes  par  son  bap- 
tême à  lui  ». 

Vad  prinuun  répond  que  la  bienheureuse  Vieige,  qui  fut 
choisie  par  Dieu  pour  être  sa  mère,  a  obtenu  une  plus  grande 
grâce  de  sanctification,  que  Jean-Baptiste  et  Jérémie,  qui 
avaient  été  choisis  comme  figures  spéciales  de  la  sanctification 
du  Christ.  Et  le  signe  en  est  qu'il  fut  accordé  à  la  bienheureuse 
Vierge  de  ne  jamais  pécher  dans  la  suite,  ni  mortellement,  ni 
véniellement,  tandis  qu'à  ces  autres  saints,  sanctifiés  dans  le 
sein  de  leur  mère,  l'on  croit  qu'il  a  été  accordé  de  ne  point 
pécher  mortellement,  la  grâce  de  Dieu  les  préservant  »,  sans 
qu'il  soit  nécessaire  d'admettre  qu'ils  n'ont  point  péché  véniel- 
lement, et  surtout  qu'ils  n'ont  plus  rien  conservé  du  Jomes, 
comme  saint  Thomas  l'a  admis  pour  la  Très  Sainte  Vierge,  à 
partir  de  la  conception  du  Fils  de  Dieu  en  elle.  —  Nous  pou- 
vons même,  aujourd'hui,  accuser  davantage,  et  sans  propor- 
tion aucune,  le  privilège  de  Marie,  puisque  nous  savons  que 
pour  elle  non  seulement  il  y  a  eu  la  sanctification  avant  de 
naître;,  comme  pour  Jérémie  et  Jean-Baptiste,  mais  la  sanctifica- 


Q.  XXVII.  — DE  LA  SANCTIFICATION   DE  LA  BIENHEURKUSr;  Vll'HGE.        /|5 

tion  dès  le  premier  instant  de  son  être,  de  telle  sorte  qu'elle 
n'a  jamais  élé  sous  l'empire  du  péché  et  du  démon  :  privilège 
unique,  qu'aucun  autre  des  enfants  d'Adam  n'a  connu;  et  qui 
a  été  accordé  à  la  Très  Sainte  Vierge,  précisément  à  cause  de 
sa  dignité  de  créature  unique  choisie  par  Dieu  pour  être  sa 
mère. 

L'ad  secLindam  dit  que  a  d'autres  saints  ont  pu  être  plus  unis 
au  Christ  par  rapport  à  d'autres  choses.  Mais  Jérémie  et 
Jean-Baptiste  ont  été  le  plus  unis  au  Christ  quant  à  la  figure 
expresse  de  sa  sanctification,  ainsi  qu'il  a  été  marqué  »  (au 
corps  de  l'article). 

L'ad  terliam  explique  que  «  la  miséricorde  dont  parle  Job 
ne  signifie  pas  la  vertu  infuse  »,  provenant  de  la  grâce  sancti- 
fiante et  dépendant  de  la  charité,  «  mais  une  certaine  inclina- 
tion naturelle  à  l'acte  de  cette  vertu  ».. 

L'heureuse  créature  choisie  de  Dieu  pour  être  la  mère  de 
son  Fils  dans  le  mystère  de  son  Incarnation  devait  bien, 
comme  nous  tous,  appartenir  à  la  race  d'Adam  pécheur.  Elle  de- 
vait même  venir  de  notre  commun  père  par  la  même  voie  de 
génération  naturelle  qui  est  celle  de  nous  tous.  A  ce  titre,  elle 
aurait  dû,  comme  nous,  contracter  la  souillure  originelle  qui 
nous  vient  de  notre  naissance.  Mais,  d'autre  part,  il  ne  se 
pouvait  pas  que  la  mère  du  Fils  de  Dieu  fût  jamais,  ne  se- 
rait-ce qu'un  inslanl,  souillée  d'un  péché  quelconque.  Dieu  se 
devait  à  Lui-même  de  se  choisir  une  mère  toute  pure  et  d'ab- 
solue sainteté.  Pour  cela.  Il  résolut,  dans  son  infinie  sagesse, 
d'appliquer  à  Marie,  par  avance,  les  mérites  de  la  Rédemption. 
La  rachetant  d'une  rédemption  préventive,  Il  ne  permit  pas 
que  le  péché  arrive  jusqu'à  elle.  Il  la  revêtit  de  grâce,  d'ufte 
grâce  de  rédemption  qui  prévenait  le  péché,  dès  le  premier 
instant  de  son  être,  au  moment  même  où  son  âme  raisonna- 
ble s'unissait  à  son  corps.  Ce  fut  le  privilège  de  l'Immaculée- 
Conception.  Ce  privilège  unique,  en  même  temps  qu'il  excluait 
de  l'âme  de  Marie,  même  dans  sa  partie  attective  sensible,  jus- 
qu'à l'ombre  du  péché,  rendant,  pour  elle,  tout  péché  impos- 
sible, lui  conférait,  dès  ce  premier  instant,  sous  forme  de  don 


/|G  SOMMR    TIIKOLOGIQUE. 

habituel,  la  plénitude  de  toutes  les  grâces,  au  point  que  tou- 
tes les  grâces  qui  seraient  dans  l'âme  du  Christ  comme  dans 
leur  source,  avaient  déjà  en  Marie  et  devaient  avoir  de  plus  en 
plus  en  elle  jusqu'au  jour  de  leur  épanouissement  parfait 
dans  la  gloire  du  ciel,  leur  reflet  le  plus  immédiat,  le  plus 
intense,  le  plus  radieux. 

Après  la  question  de  sa  sanctification  ou  de  son  Immaculée- 
Conception,  nous  devons  considérer,  au  sujet  de  la  Mère  du 
Christ  Rédempteur,  sa  virginité.  C'est  l'objet  de  la  question 
suivante. 


(GESTION  XXVIII 


DE  LV  VIRGINITE  DE  L\   VIERE  DE  DIEU 


Cette  question  comprend  quatre  articles  : 

i'  Si  la  Mère  de  Dieu  a  été  vierge  dans  la  conception  du  Christ? 

a°  Si  elle  a  été  vierge  dans  l'enfantement? 

3°  Si  elle  a  été  vierge  après  l'enfantement? 

4°  Si  elle  avait  fait  le  vœu  de  virginité? 


De  ces  quatre  articles,  les  trois  premiers  traitent  de  la  virgi- 
nité de  Marie;  le  quatrième  examine  si  ce  fait  a  été  consacré 
par  le  vœu.  —  Au  sujet  du  fait  de  la  virginité  de  Marie,  trois 
aspects  essentiels  sont  à  considérer;  car,  pour  être  réel,  dans  le 
sens  absolu  du  mot,  il  faut  qu'il  ait  été  maintenu  :  et  au  mo- 
ment de  la  conception  du  Christ;  et  au  moment  de  sa  nais- 
sance; et  toujours  dans  la  suite.  De  là  les  trois  points  exami- 
nés en  chacun  des  trois  premiers  articles.  Venons,  tout  de  suite, 
à  l'article  premier. 

Article  Premier. 
Si  la  Mère  de  Dieu  a  été  vierge  en  concevant  le  Christ? 

Nous  avons  ici  cinq  objections.  Elles  veulent  prouver  que 
«  la  Mère  de  Dieu  n'a  pas  été  vierge  dans  le  fait  de  la  concep- 
tion du  Christ  ».  —  La  première  déclare  qu'  «  aucun  enfant 
qui  a  un  père  et  une  mère  n'est  conçu  d'une  mère  vierge.  Or, 
le  Christ  n'est  pas  seulement  dit  avoir  une  mère;  il  est  dit 
aussi  avoir  un  père.  Nous  lisons,  en  effet,  dans  saint  Luc, 
ch.  II  (v.  33)  :  Son  père  et  sa  mère  étaient  dans  Vétonnemenl  et 
V admiration  au  sujet  des  choses  qui  se  disaient  de  Lui.  Et,  plus 


48  SOM-MD    TIIKOLOGIQUI5. 

loin,  dans  le  même  saint  Luc  (v.  /i8),  il  est  dit  :  Voici  que  vo- 
tre père  et  moi,  pleins  de  douleur,  nous  vous  cherchions.  Donc  le 
Christ  n'a  pas  été  conçu  d'une  Mère  vierge  ».  —  La  seconde 
objection   en  appelle   à  ce  que  «    dans   saint   Matthieu,   ch.  i 
(v.  I  et  suiv.),  il  est  prouvé  que  le  Christ  était  fils  d'Abraham 
et  de  David,  par  ce  Fait  que  Joseph  descendait  de  David.  Or, 
cette  preuve  paraît  être  nulle,  si  Joseph  n'est  pas  le  père  du 
Christ.  Donc  il  semble  que  la  Mère  du  Christ  l'a  conçu  par  l'ac- 
tion de  Joseph.  Et,  dès  lors,  il   ne  semble  pas  qu'elle   ait  été 
vierge  dans  la  conception  ».  —  La  troisième  objection  apporte 
le  texte  de  saint  Paul,  où  «  il  est  dit,  dans  l'épître  aux  Galates, 
ch.  IV  (v.  /i)  :  Dieu  a  envoyé  son  Fils  engendré  de  la  femme.  Or, 
selon  le  mode  ordinaire  de  parler,  on  appelle  femme,  celle  qui 
a  été  unie  à  un  homme  par  l'acte  du  mariage.  Donc  le  Christ 
n'a  pas  été  conçu  d'une  Mère  vierge  ».  —  La  quatrième  objec- 
tion dit  que  «  pour  les  êtres  de  même  espèce,  il  y  a  un  même 
mode  de  génération,  attendu  que  la  génération  reçoit  son  es- 
pèce de  son  terme,  comme  aussi  tous  les  autres  mouvements. 
Or,  le  Christ  a  été  de   même  espèce  avec  les  autres  hommes; 
selon  cette  parole  de  l'Ëpître  aux  Philippiens,  ch.  ii  (v.  7)  :  Fait 
à  la  ressemblance  des  hommes,  et  trouvé  extérieurement  comme  un 
homme.  Puis  donc  que  les  autres   hommes  sont  engendrés   de 
l'union  de  l'homme  et  de  la  femme,    il  semble  que   le   Christ 
aussi  a  été  engendré  d'une  semblable  manière.  Et,  par  suite,  il 
ne  semble  pas  qu'il  ait  été  conçu  d'une  Mère  vierge  ».  —  La 
cinquième  objection,  d'ordre  encore  plus   rationnel  ou  philo- 
sophique, fait  observer  que  ((  toute  forme  naturelle  a  une  ma^» 
tière  déterminée  pour  elle  en  dehors  de  laquelle  elle  ne  peut 
pas  être.  Or,  la  matière  de  la  forme  humaine  paraît  être  l'élé- 
ment générateur  qui  vient  de  l'homme  et  de  la  femme.  Si  donc 
le  corps  du  Christ  n'a  pas  été  conçu  de  cet  élément,  il  semble 
qu'il  n'est  pas  un  corps  humain;  ce  qui  ne  saurait  être.  Donc 
il  semble  qu'il  n'a  pas  été  conçu  d'une  Mère  vierge  ».  —  Nous 
n'avons  pas  à  insister  pour  souligner  le   caractère   des   objec- 
tions que  vient  de  se  poser  saint  Thomas.  Il  serait  impossible 
d'en  formuler  de  plus  essentielles  ni  de  plus  radicales.  Aucun 
hérétique  ou  aucun  incrédule    n'en  a   donné  de  plus  fortes. 


\ 

()UI.Sr.     WVIM.    —    Dl'    l.\    MUGlMTl':    \m    LA    MKllR    DD    DIEU.         /iQ 

L'argument  sed  contra  se  conleiilc  d'apporter  le  fameux  texte 
d'Isaïe,  où  «  il  est  dit,  ch.  vu  (v.  i^i)  :  ]  oie i  que  la  Vierge  con- 
cevra ».  —  L'application  de  ce  texte  d'Isaïe  à  la  conception  du 
Christ  ne  saurait  faire  de  doute  pour  le  théologien.  Saint  Mat- 
thieu, en  effet,  après  avoir  rapporté  le  songe  de  Joseph, 
l'époux  de  Marie,  et  la  parole  de  l'ange  qui  était  venu  dissiper 
ses  craintes,  ajoute,  ch.  i  (v.  2-2,  28)  :  7o«/  ceci  s'esl  fait  afin 
fjuejùl  accomplie  la  parole  du  Seigneur  par  le  prophète  quand  il 
dit  :  ]'oici  que  la  Vierge  aura  dans  son  sein  et  enfantera  un  Jils,  et 
on  appellera  son  nom  Emmanuel,  c'est-à-dire  Dieu  avec  nous. 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  qu'  «  il  faut  pu- 
rement et  simplement  confesser  que  la  Mère  du  Christ  a  conçu 
étant  et  demeurant  vierge.  Car  le  contraire  appartient  à  l'héré- 
sie des  Ébionites  et  de  Gorinthe,  lesquels  tenaient  le  Christ  pour 
un  pur  homme  et  le  crurent  né  de  l'un  et  l'autre  sexe  ».  La  même 
erreur  est  celle  des  protestants  rationalistes  et  de  tous  ceux  qui 
nient  l'action  ou  l'intervention  surnaturelle  de  Dieu  dans  l'his- 
toire. Une  fois  rappelée  et  nettement  alfirmée  la  vérité  catholi- 
que, consignée,  du  reste,  expressément  dans  le  symbole  :  de 
Maria  Virgine;  saint  Thomas  nous  apporte  les  raisons  théolo- 
giques destinées  à  montrer  l'harmonie  de  ce  mystère.  —  «  Que 
le  Christ  fût  conçu  d'une  Vierge,  c'était  à  propos,  nous  dit 
saint  Thomas,  pour  quatre  raisons.  —  Premièrement,  pour 
conserver  la  dignité  du  Père  qui  l'envoyait.  Dès  là,  en  effet,  que 
le  Christ  était  le  vrai  et  naturel  Fils  de  Dieu,  il  n'était  pas  à 
propos  qu'il  eût  un  autre  père  que  Dieu,  afin  que  la  dignité  » 
paternelle  «  de  Dieu  ne  fût  pas  transférée  à  un  autre.  —  Secon- 
dement, cela  convenait  à  la  propiiété  du  Fils  envoyé.  Il  est,  en 
effet,  le  Verbe  de  Dieu.  Or,  le  Verbe  »  ou  la  parole  intérieure 
«  est  conçu  sans  aucune  coiruption  »  ou  altération  «  du  cœur  » 
ou  de  l'esprit  qui  le  conçoit  :  a  bien  plus  la  corruption  du 
cœur  ne  souffre  pas  la  conception  d'un  verbe  parfait  ».  Cela 
veut  dire,  comme  le  noie  très  justement  Cajétan,  ici,  que  l'in- 
telligence  dont  l'opération  est  défectueuse  ne  saurait  exprimer 
intérieurement  une  pensée  exacte.  «  Puis  donc  que  la  chair  a 
été  prise  par  le  Verbe  de  Dieu  à  l'effet  d  élre  la  chair  du  Verbe 
de  Dieu,  il  était  convenable  qu'elle  aussi  fût  conçue  sans  la  cor- 
XVI.  —  La  Rédemption.  !\ 


ÔO  SOMME    TIIEOLOGIQUE. 

ruplion  »  ou  l'altération  de  la  virginité  «  de  sa  Mère.  —  Troi- 
sièmement, cela  convenait  à  la  dignité  de  l'humanité  du 
Christ,  dans  laquelle  le  péché  ne  dut  pas  avoir  de  place,  alors 
que  par  elle  était  enlevé  le  péché  du  monde,  selon  cette  parole 
marquée  en  saint  Jean,  ch.  i  (v.  29)  :  Voici  V Agneau  de  Dieu, 
savoir  Celui  qui  est  innocent,  lequel  enlève  le  péché  du  monde. 
Or,  il  ne  se  pouvait  pas  que  dans  une  nature  déjà  corrompue 
par  l'acte  conjugal,  la  chair  naquît  »  ou  fût  conçue  u  sans  l'in- 
fection du  péché  originel.  Et  aussi  hien  saint  Augustin  dit,  au 
livre  Des  noces  et  de  la  concupiscence  (livre  I,  ch.  xii)  :  Seul 
racle  conjugal  ne  s'est  point  trouvé  là,  savoir  dans  le  mariage 
de  Marie  et  de  Joseph,  parce  que  dans  une  chair  de  péché  il  ne 
pouvait  pas  se  faire  sans  aucune  concupiscence  de  la  chair,  la- 
quelle se  produit  en  raison  du  péché,  et  sans  laquelle  voulut  être 
conçu  Celai  qui  devait  être  sans  péché  ».  On  aura  remarqué  dans 
la  formule  de  cette  troisième  raison  ce  que  vient  de  dire  saint 
Thomas,  au  sujet  de  l'impossibilité  qu'il  y  a,  après  le  péché, 
qu'une  conception  humaine  se  produise  selon  les  lois  ordinai- 
res de  la  conception,  sans  que  la  chair  conçue  soit  infectée  du 
pécîié  originel.  Cette  déclaration  ne  va  pas  contre  le  dogme  de 
riinmaculée-Gonception  et  explique  bien  plutôt  la  vraie  na- 
ture du  privilège  de  Marie  tel  que  l'a  défini  l'Église.  Ce  n'est 
qu'au  moment  de  l'animation  que  Marie  a  été  constituée 
exemple  de  toute  souillure.  Et  cette  exemption  a  constitué,  à 
ce  moment,  un  privilège,  précisément  parce  que  la  chair  con- 
çue par  voie  de  génération  naturelle  portait  avec  elle  l'obliga- 
tion de  recevoir  une  âme  privée  de  la  grâce  sanctifiante,  priva- 
tion qui  eût  constitué,  au  sens  formel,  la  souillure  du  péché 
originel.  Il  est  donc  permis  de  dire  qu'en  raison  de  la  concep- 
tion naturelle,  la  chair  qui  devait  être  unie  à  l'âme  de  Marie  et 
faire  partie  de  son  être  personnel,  portait  avec  elle,  avant  d'être 
a'insi  unie  à  cette  âme  qui  allait  lui  communiquer  le  trop-plein 
de  sa  propre  sanctification  et  avant  de  faire  partie  de  l'être 
personnel  de  Marie,  l'infection  du  péché  originel  :  c'est  même, 
à  vrai  dire,  cette  infection  ainsi  entendue,  au  sens  matériel  et 
antérieurement  à  la  conslitulion  de  l'être  personnel  de  Marie 
par  son  animation,  qui  était  la  raison   même  de  la  dette  du 


OUEST.    XXVIII.    DE    L\    VIIIGIMTE   DE    LA    MERE    DE   DIEU.         0  1 

péché  motivant  la  nécessité  de  la  rédemption  qui  allait  être 
appliquée  à  Marie  d'une  manière  préventive  au  moment  de  son 
animation.  —  «.  La  quatrième  raison  »,  pour  laquelle  il  fallait 
que  le  Christ  fût  conçu  d'une  mère  vierge,  «  se  lire  de  la  fin 
de  l'Incarnation  du  Christ,  lequel  a  été  fait  pour  que  les  hom- 
mes pussent  renaître  en  enfants  de  Dieu,  non  en  vertu  de  la 
chair,  ou  de  ta  volonté  de  V homme,  mais  de  par  Dieu  (S.  Jean, 
ch.  I,  v.  i3);  c'est-à-dire  par  la  vertu  de  Dieu,  Aussi  bien  saint 
Augustin  dit,  au  livre  De  la  sainte  virginité  (ch.  vi)  :  //  Jallait 
que  notre  tête,  par  un  miracle  insigne,  naisse,  selon  son  corps, 
d'une  vierge,  pour  signifier  que  ses  membres  naîtraient,  selon  l'es- 
prit, de  l' Église  vierge  ». 

Vad  primum  donne  une  double  réponse.  —  La  première  con- 
siste en  ce  que  c  comme  le  dit  le  vénérable  Bède,  sur  saint 
Luc,  Joseph  est  appelé  père  du  Sauveur,  non  qu'il  ait  été  son  vrai 
père,  au  sens  des  Pholiniens,  mais  parce  que  dans  le  but  de  con- 
server la  réputation  de  Marie,  il  passait  pour  tel  aux  yeux  des 
hommes.  Et  aussi  bien  il  est  dit  en  saint  Luc,  ch.  m  (v.  aS)  : 
qui  était,  penscdt-on,  fds  de  Joseph  ».  —  La  seconde  consiste  en  ce 
que  «  comme  le  dit  saint  Augustin,  au  livre  Du  bien  conjugal 
(ou  plutôt  Da  consentement  des  Évangiles,  liv.  I,  ch.  i),  Joseph 
est  dit  père  du  Christ  de  la  même  manière  qu'on  le  tient  pour 
l'époux  de  Marie,  uni  à  elle  du  lien  conjugal,  sans  qu'il  y  eut  ja- 
mais eu  entre  eux  de  rapports  conjugaux  ;  et  cela  veut  dire  qu'il 
était  plus  intimement  uni  au  Clirist  que  si  le  Christ  avait  été  son 
fds  par  adoption.  Et,  en  ejjet,  il  n'y  avait  pas  à  s'abstenir  d'appe- 
ler Joseph  son  père,  bien  qu'il  ne  l'eut  pas  engendré  par  voie  de 
génération  cliarnelle,  alors  qu'il  aurait  pu  être  le  père  de  tout 
autre  qui,  non  engendré  par  son  épouse,  aurait  été  adopté  par 
lui  ».  —  C'est  un  fait  constant,  que,  parmi  les  hommes,  tel  su- 
jet est  appelé  du  nom  de  père  à  l'endroit  de  tel  autre,  même 
s'il  n'a  pas  été  engendré  par  lui  ou  par  sa  femme,  par  cela  seul 
qu'il  l'a  adopté  comme  fils.  A  combien  plus  forte  raison,  saint 
Joseph  pouvait-il  être  appelé  le  père  de  l'Enfant  qui  était  le 
fruit  miraculeux  de  sa  sainte  épouse. 

L'ad  secundum  résout  excellemment  l'objection  par  la  double 
autorité  de  saint  Jérôme  et  de  saint  Aug-ustin.  —  «  Comme  le 


52  SOMME    TIIÉOLOOIOL'E. 

dit  saint  Jérôme,  sur  saint  Mallldeii,  bien  que  Joseph  ne  soif  pas 
le  père  du  Sauveur  Notre-Seigneur,  tordre  de  la  génération  du 
Sauveur  est  continué  jusqu'à  Josepli  :  premièrement,  parce  que  ce 
nest  pas  C  usage  des  Écritures  d'établir  l'ordre  des  générations  par 
les  femmes  ;  ensuite,  parce  que  Josepli  et  Marie  appartenaient  à  la 
même  tribu,  et,  à  cause  de  cela,  la  loi  l'obligeait  à  la  prendre 
comme  épouse  en  raison  de  la  parenté.  —  E\,  comme  le  dit  saint 
Augustin,  au  livre  Des  noces  et  delà  concupiscence {\\\ .  I,cli.  xi), 
la  série  des  générations  dut  être  continuée  jusqu'à  Joseph,  afin 
que  dans  ce  mariage  il  ne  Jùt  pas  fait  injure  au  sexe  masculin, 
comme  le  plus  digne  ;  alors  surtout  que  la  vérité  n'en  souffrait  pas, 
puisque  Marie  et  Joseph  étaient  tous  deux  de  la  race  de  David  ». 
—  Par  conséquent,  donner  les  ancêtres  de  Joseph  était  donner 
les  ancêtres  de  Marie. 

Vad  tertium  répond  que  «  comme  le  dit  la  (ilose,  au  même 
endroit,  l'Apôtre  a  mis  le  mot  femme  pour  désigner  une  personne 
du  sexe,  selon  l'usage  de  la  langue  hébraïque.  L'usage  de  la  lan- 
gue hébraïque,  en  effet,  est  d'appeler  femmes  non  les  personnes 
qui  ont  perdu  leur  virginité,  mcds,  en  général,  toute  personne  du 
sexe  »;  comme  nous  le  faisons  aussi  dans  notre  langue  fran- 
çaise. 

L'ad  quartum  dit  que  «  la  raison  de  l'objection  s'applique  dans 
les  choses  qui  viennent  à  l'être  par  la  voie  de  la  nature,  à 
cause  que  la  nature,  de  même  qu'elle  est  déterminée  à  une 
chose,  est  déterminée  aussi  à  un  mode  de  produire  telle  chose. 
Mais  la  vertu  surnaturelle  divine,  parce  qu'elle  s'étend  à  l'in- 
fini, de  même  qu'elle  n'est  pas  déterminée  à  un  effet,  de  même 
elle  n'est  pas  déterminée  à  un  mode  de  production  de  quelque 
effet  qu'il  s'agisse.  Et  c'est  pourquoi,  de  même  que  par  la 
vertu  divine  il  put  être  fait  que  le  premier  homme  fût  formé 
du  limon  de  la  terre  »,  étant  cependant  de  même  espèce  avec 
nous,  «  pareillement  aussi  il  a  pu  être  fait  par  la  vertu  divine 
que  le  corps  du  Christ  fût  formé  d'une  vierge  sans  aucune  ac- 
tion de  l'homme  »,  et  néanmoins  ce  corps  est  de  même  espèce 
que  le  nôtre. 

L'ad  quint  uni  fait  observer  que  «  d'après  Arislote,  au  livre 
De  la  génération   des  animaux  (liv.  1,   ch.  n,   ch.   xx  ;  liv.    II, 


QUESÏ.    XXVIII.    —    DE   LA    VlUGlMlÉ   DE   L\   MERE   DE   DIEU.         7)3 

ch.  IV  ;  liv.  IV,  ch.  i),  ce  qui  est  du  père  n'a  pas  raison  de  ma- 
tière dans  la  conception  de  l'animal,  mais  seulement  de  prin- 
cipe actif;  seule  la  mère  fournit  la  matière  dans  la  conception. 
Il  suit  de  là  que  si  l'action  de  l'homme  n'est  pas  intervenue 
dans  la  conception  du  corps  du  Christ,  rien  cependant  n'a 
manqué  du  côté  de  la  matière  )>.  —  Cette  réponse  est  excel- 
lente; et  l'on  ne  saurait  trop,  même  aujourd'hui,  appuyer 
sur  la  doctrine  physiologique  ou  biologique  qui  en  est  le  fon- 
dement. —  (»  Si  toutefois,  poursuit  saint  Thomas,  ce  qui  est 
du  père  était  matière  du  fruit  conçu  parmi  les  animaux,  il  est 
manifeste  cependant  que  ce  n'est  pas  une  matière  qui  demeure 
dans  l'état  où  elle  se  trouve,  mais  qu'elle  se  transforme.  Et 
bien  que  la  vertu  naturelle  ne  puisse  faire  passer  à  une  certaine 
forme  qu'une  matière  déterminée,  loulefois,  la  vertu  divine, 
qui  est  infinie,  peut  faire  passer  n'importe  quelle  matière  à 
n'importe  quelle  forme.  Aussi  bien,  de  même  qu'elle  fit  pas- 
ser le  limon  de  la  teire  au  corps  d'Adam,  pareillement  elle  a 
pu  faire  passer  au  corps  du  Christ  lu  matière  fournie  par  la 
mère,  même  si  elle  n'était  pas  la  matière  suffisante  à  la  concep- 
lion  naturelle  ».  —  Cette  seconde  réponse  est  bonne  aussi  et 
peut  parfaitement  suffire  pour  ceux  qui  accepteraient  la  doc- 
trine physiologique  signalée  à  ce  sujet  et  que  l'objection  faisait 
sienne. 

xNous  devons  dire,  et  c'est  absolument  de  foi,  que  l'auguste 
Mère  du  Sauveur  a  conçu  son  divin  Fils  en  dehors  des  lois  de 
la  nature,  sans  rien  perdre  de  sa  parfaite  virginité.  —  Mais 
pouvons-nous  en  dire  autant  dii  fait  de  son  enfantement.  Pou- 
vons-nous dire  que  Marie  a  enfanté  son  divin  Fils  sans  cesser 
d'être  vierge.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  considérer; 
et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Ol\  SOMME    ÏIIEOLOGIQUE. 

Article  II. 
Si  la  Mère  du  Christ  a  été  vierge  dans  renfautement? 

Trois  objections  veulent  prou  ver, que  la  «  Mère  du  Christ  n'a 
pas  été  vierge  dans  l'enfantement)).  —  La  première  est  un  texte 
de  «  saint  Ambroise  »,  qui,  «  sur  saint  Luc  (ch.  ii,  v.  28),  s'ex- 
prime ainsi  :  Celui  qui  sanctifie  le  sein  (Vautrui  pour  la  naissance 
du  prophète,  est  le  même  qui  a  ouvert  le  sein  de  sa  Mère,  pour  naî- 
tre de  là  immaculé.  Or,  l'ouvcLture  du  sein  exclut  la  virginité. 
Donc  la  Mère  du  Christ  n'a'jias  été  vierge  dans  l'enfantement». 

—  La  seconde  objection  déclare-  qu'  «  il  n'a  dû  rien  se  trouver 
dans  le  mystère  du  Christ,  qui  put  faire  apparaître  son  corps 
comme  fantastique.  Or,  ceci  semble  appartenir  non  à  un 
vrai  corps,  mais  à  un  corps  fantastique,  de  pouvoir  passer  par 
ce  qui  est  fermé;  car  deux  corps  ne  peuvent  pas  être  ensem- 
ble ))  dans  un  même  lieu.  «  Donc  il  n'a  pas  dû  être,  que  le 
corps  du  Christ  sorte  du  sein  fermé  de  sa  Mère.  Et,  par  suite, 
il  ne  convenait  pas  que  sa  Mère  fût  vierge  dans  l'enfantement  ». 

—  La  troisième  objection  fait  observer  que  «  comme  le  dit 
saint  Grégoire,  dans  l'homélie  des  Octaves  de  Pâques  (ou  hom. 
XXVI,  sur  rÉvangile),  par  cela  que  le  Seigneur  entra  011  étaient 
ses  disciples,  après  sa  résurrection,  les  portes  closes,  //  montra 
que  son  corps  était  de  même  nature  mais  dans  une  autre  gloire; 
iVou  il  suit  que  passer  par  des  choses  fermées  semble  apparte- 
nir à  la  gloire  du  corps  »  ressuscité.  *<  Or,  le  corps  du  Christ, 
dans  sa  conception,  ne  fut  pas  glorieux,  mais  passible,  portant 
la  similitude  de  la  chair  du  péché,  comme  le  dit  l'Apôtre  aux 
Romains,  ch.  vni  (v.  3).  Donc  il  n'est  point  sorti  du  sein  fermé 
de  sa  Mère  ». 

L'argument  sed  contra  rappelle  qu'  «  il  est  dit  dans  un  cer- 
tain sermon  du  concile  d'Éphèse  »,  prononcé  par  Théodore 
d'Ancyre,  ((  que  si  la  nature  ne  connaît  plus  de  vierge  après  Ven- 
fanlemenl,  la  grâce  nous  montre  une  Mère  qui  enfante  sans  qu'il 


QUEST.    XXVIir.    —   DE   LA   VIRGINITÉ    DE    LA    MÈRE   DE   DIEU.        Ô5 

soit  porté  atteinte  à  sa  virginité.  Donc  la  Mère  du  Christ  a  été 
vierge  même  dans  l'enfantement  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  est  on  ne  peut  plus  for- 
mel au  sujet  du  point  qui  nous  occupe.  «  Il  faut,  déclare-t-il, 
affirmer  sans  aucun  doute  que  la  Mère  du  Christ  a  été  vierge 
même  dans  l'enfantement  ».  Et  il  apporte,  pour  le  prouver,  le 
texte  d'Isaïe  reproduit  par  saint  Matthieu,  que  nous  avons  cité 
à  l'article  précédent.  Dans  ce  texte,  en  effet,  d  le  prophète  ne 
dit  pas  seulement  :  Voici  que  la  Vierge  concevra;  mais  il  ajoute: 
et  elle  enfantera  an  Jils  ».  —  Malgré  ce  texte,  cependant,  il  n'y 
pas  eu  unanimité  parmi  les  premiers  écrivains  ecclésiastiques. 
Terlullien,  argumentant  contre  le  gnoslique  Apelles,  qui  niait 
la  maternité  véritable  de  Marie,  a  été  trop  loin  ;  et,  pour  établir 
la  maternité,  il  a  sacrifié  la  virginité  au  moment  de  l'enfante- 
ment. Origcne  aussi  parle  du  «  sein  ouvert  »  de  la  Mère  du 
Sauveur.  Avant  les  Pères  du  concile  de  Nicée,  on  ne  trouverait 
peut-être  pas  de  texte  formel  en  faveur  du  «  sein  fermé  ».  Ce 
fut  surtout  au  quatrième  et  au  cinquième  siècle,  que  les  Pères 
se  prononcèrent  nettement  dans  ce  sens.  Mais,  dans  les  pre- 
miers siècles,  on  trouve  ce  sens  affirmé  dans  divers  apocry- 
phes. Les  scolastiques  du  Moyen  âge  adoptèrent  unanimement 
l'affirmation  relative  à  la  virginité  de  Marie  dans  son  enfante- 
ment. Il  n'y  eut  qu'un  certain  Ralramne  de  C^Iorbie,  au  neu- 
vième siècle,  qui  voulut  faire  là-dessus  quelques  réserves; 
mais  sa  doctrine  ne  trouva  point  d'écho  (cf.  Scheeben,  Histoire 
des  dogmes,  p.  Siy).  —  Saint  Thomas,  qui  n'admettait  pas  la 
moindre  hésitation  sur  ce  point,  à  cause  du  texte  d'Isaïe,  ap- 
porte de  la  vérité  établie  par  ce  texte,  une  triple  raison  théolo- 
gique destinée  à  en  montrer  la  convenance  parfaite.  —  «  C'était 
là,  dit,  chose  convenable  pour  trois  raisons.  —  D'abord,  parce 
que  cela  convenait  à  la  propriété  de  Celui  qui  naissait,  qui  est 
le  Verbe  de  Dieu.  Or,  le  verbe  non  seulement  est  conçu  dans  le 
cœur,  sans  aucune  corruption,  mais  il  procède  aussi  du  cœur 
sans  corruption.  Afin  donc  qu'il  fût  montré  que  ce  corps  était 
celui  Du  Verbe  dé  Dieu,  il  fut  convenable  qu'il  naquît  du  sein 
intact  de  la  Vierge.  De  là  vient  que  nous  lisons  dans  le  sermon 
du   concile   d'Éphèse   (déjà  cité)  ;  Celle   qui  enfante  une  chair 


5C  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

piwe  OU  qui  n'csl  que  chair,  perd  sa  virginité.  Mais  parce  que  le 
Verbe  est  né  dans  la  chair.  Dieu  garde  la  virginité,  montrant  par 
là  que  Lui-même  est  le  Verbe.  De  même,  en  effet,  que  notre 
verbe,  quand  il  est  enfanté,  ne  corrompt  pas  l'esprit;  de  même 
Dieu  le  Verbe  substantiel,  choisissant  de  naître,  ne  porte  au- 
cune atteinte  à  la  virginité.  —  La  seconde  raison  porte  sur 
l'effet  de  l'Incarnation.  Car  le  Fils  de  Dieu  est  venu  à  cette  fin 
de  guérir  notre  corruption.  Il  ne  convenait  donc  pas  qu'en 
naissant  11  corrompît  la  virginité  de  sa  Mère.  Aussi  bien  saint 
Augustin  dit,  dans  un  certain  sermon  de  la  Nativité  du  Sei- 
gneur (parmi  les  œuvres  supposées)  :  //  ne  se  pouvait  pas  que 
fût  violée  Vinlégrité  par  son  avènement,  alors  qud  venait  pour 
rejaire  ce  qui  était  corrompu.  —  La  troisième  raison  est  qu'il 
fallait  qu'il  en  fût  ainsi,  afin  qu'en  naissant  ne  diminuât  pas 
l'honneur  de  sa  Mère,  Celui  qui  avait  ordonné  d'honorei-  les 
Parents  ». 

L'fld  primuni  fait  observer,  au  sujet  du  texte  cité  dans  l'ob- 
jection, que  «  saint  Ambroise  dit  cela  en  expliquant  le  texte  que 
l'Evangéliste  a  ci  lé  de  la  Loi,  savoir  que  tout  mâle  qui  ouvre  le 
sein  sera  appelé  saint  ou  consacré  au  Seigneur.  Et  il  dit  cela, 
comme  le  note  ici  le  vénérable  Bèdc,  en  parlant  du  mode  ordi- 
naire de  la  naissance  ;  non  quon  doive  croire  que  le  Seigneur  ail 
privé  de  sa  virginité  le  séjour  du  sein  sacré  qu  II  avcdt  sanctifié  en 
y  venant.  11  suit  de  là  que  l'ouverture  dont  il  est  parlé  ne  signi- 
fie pas  que  le  sceau  de  la  pudeur  virginale  ait  été  brisé,  mais 
seulement  la  sortie  de  l'Enfant  du  sein  de  la  Mère  ». 

\jad  secundum  répond  que  u  le  Christ  a  voulu  démontrer  la 
vérité  de  son  corps  de  telle  sorte  que  sa  di\  inilé  fût  déclaiée  en 
même  temps.  l']t  c'est  pourquoi  H  a  mêlé  les  merveilles  aux 
humiliations.  Aussi  bien,  pour  que  son  corps  fût  montré  vrai. 
Il  naît  d'une  femme.  Mais,  pour  (jue  sa  tlivinité  fût  montrée, 
11  naît  d'une  vierge.  C'est  là,  en  eft'et,  CenfaïUemcnt  qui  conve- 
nait pour  un  Dieu,  comme  le  dit  saint  Ambroise  dans  l'hymne 
de  la  Nativité  »  (aux  Vêpres).  —  On  aura  remarqué  le  beau  mot 
de  cette  réponse  «  Dieu  a  mêlé  savamment  les  merveilles  aux 
humiliations  »,  dans  le  mystère  de  sa  venue  au  monde  :  per- 
nùscuit  mira  luunilibas.   C'est  ce  que  les  mystères  joyeux  du 


0^ 
QUEST.    XXVIII.    —   Dli    LA    VIKGIMTÉ   DE    I, A    MKUE   DE    DIEU.        Ô"] 

Kosaiie  nous  mettent  sans  cesse  devant  les  yeux,  depuis  celui 
de  l'Annonciation  jusqu'à  celui  du  Recouvrement. 

Vad  terliuin  précise  excellemment  un"  point  de  doctrine  où 
de  très  bons  esprits  avaient  pu  hésiter  jusque-là.  «  Quelques- 
uns  disaient  »,  en  ell'et,  et,  parmi  eux,  le  grand  pape  Inno- 
cent 111,  parlant  comme  docteur  privé,  dans  son  traité  du 
Sacrement  de  l'autel,  Uv.  IV,  ch.  xii,  «  que  le  Christ,  dans  sa 
naissance,  avait  pris  la  dot  de  la  subtilité  »,  propre  aux  corps 
glorieux,  u  quand  il  sortit  du  sein  fermé  de  la  Vierge;  «  comme 
Il  prit  la  dot  de  l'agilité,  quand  II  marcha,  les  pieds  secs,  sur 
les  (lois  de  la  mer  (S.  Matthieu,  ch.  xrv,  v.  25).  —  Mais,  reprend 
saint  Thomas,  cela  ne  s'accorde  pas  avec  ce  qui  a  été  déterminé 
plus  haut  (q.  i/i)-  C'est  qu'en  elTet,  ces  sortes  de  dots  du  corps 
glorieux  proviennent  en  lui  du  rejaillissement  de  la  gloire  de 
l'àme  sur  le  corps,  ainsi  que  nous  le  dirons,  (juand  il  sera 
tiaité  des  corps  glorieux  (cf.  Supplément,  q.  82  et  suiv.).  Or,  il 
a  été  dit  plu?  haut  (q.  i3.  art.  3,  ad  2'"" ;  q.  lO,  art.  1,  ad  5"'"), 
que  le  Christ  permettait  à  sa  c/iair  de  faire  et  de  pàtir  ce  qui  lui 
revient  en  propre;  et  il  ne  se  produisait  pas  le  rejaillissement 
de  la  gloire  de  l'âme  sur  le  coips.  Nous  dirons  donc  que  tous 
ces  faits  dont  il  est  question  ont  été  produits  miraculeusement 
par  la  vertu  divine.  Aussi  bieji  saint  Augustin,  sur  saint  Jean  » 
(tr.,  cxxi),  a  ces  paroles  :  «  A  la  masse  du  corps  oà  était  la  divi- 
nité les  portes  closes  ne  Jlrent  point  obstacle.  Celui-là,  en  ejjet, 
peut  entrer,  sans  tes  ouvrir,  qui,  dans  sa  naissance,  laissa  inviolée 
Il  virginité  de  sa  Mère.  Et  saint  Dcnvs  dit,  dans  une  de  ses  épî- 
tres  (ép.  IV,  à  Caïus),  que  le  Christ  accomplissait  cui-dessus  de 
C homme  ce  qui  est  de  l" homme  :  c'est  ce  que  montre  la  Vierge  qui 
conçoit  surnaturellement ,  et  l'eau  instable  ipd  porte  le  poids  de 
pieds  terrestres  ». 

L'auguste  Marie  est  demeurée  vierge,  non  seulement  au  mo- 
ment de  la  conception  du  Christ,  mais  encore  au  moment  où 
11  est  né.  Le  symbole  de  la  foi  nous  fait  dire  que  Jésus-Christ, 
le  Fils  de  Dieu,  est  né  de  la  \  icrgc  Mcœie.  Aucun  doute  n'est 
donc  possible  sur  ce  point.  —  Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  nous 
demander  si  c'est  à  tout  jamais  et  d'une    façon   absolue  que 


58  SOMME    THÉOLCGIQUE. 

Marie  est  demeurée  vierge,  après  l'enfantement  du  Christ, 
comme  elle  l'était  demeurée  dans  cet  enfantement  et  dans  la 
conception.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui 
suit. 


Article  III. 
Si  la  Mère  du  Christ  demeura  vierge  après  l'enfantement? 

Six  objections  veulent  prouver  que  «  la  Mère  du  Christ 
n'est  pas  demeurée  vierge  après  l'enfantement  >}.  —  La  pre- 
mière arguë  de  ce  qu'  u  il  est  dit  en  saint  Matthieu,  ch.  i 
(v.  i8)  :  Avant  que  Joseph  el  Marie  s  unissent,  elle  fat  trouvée 
avoir  dans  son  sein  par  l'action  de  l'Esprit-Saint.  Or,  l'Évangile 
ne  dirait  pas  cela,  avant  qu'ils  s'unissent,  s'il  n'élait  certain 
qu'ils  devaient  s'unir,  pas  plus  que  personne  ne  dira  de  celui 
qui  ne  doit  pas  dîner,  avant  qu'il  dîne  (cf.  S.  Jérôme,  contre 
Helvidius,  n.  3).  Donc  il  semble  que  la  bienheureuse  Vierge  a 
dû  s'unir,  à  un  moment  donné,  à  Joseph  par  l'acte  conjugal  ; 
et,  dès  lors,  elle  n'est  pas  demeurée  vierge  après  l'enfante- 
ment •).  —  La  seconde  objection  appuie  sur  le  même  passage 
de  l'Evangile;  car  «  il  est  ajouté,  au  même  endroit  (v.  20),  et 
ce  sont  les  paroles  de  l'Ange  s'adressant  à  Joseph  :  A'e  crains 
pas  d'accepter  Marie  comme  épouse.  Or,  les  épousailles  se  con- 
somment par  l'acte  conjugal.  Donc  il  semble  qu'à  un  moment 
donné  l'acte  conjugal  est  intervenu  entre  Marie  et  Joseph.  Et, 
par  suite,  Marie  n'est  pas  demeurée  vierge  après  Lenfanle- 
mcnt  I).  —  La  troisième  objection  poursuit,  toujours  au  sujet 
du  même  passage.  «  Il  est  dit,  là  même,  un  peu  après 
(v.  24,  25)  :  Kl  Josep/i  accepta  son  épouse.  Et  il  ne  la  connais- 
sait pas  »,  dans  l'ordre  du  mariage,  <x  jusqu'à  ce  qu'elle  enfanta 
son  fds  premier -né.  Or,  cet  adverbe  Jusqu'à  ce  que  a  coutume 
de  marquer  le  temps,  qui,  une  fois  accompli,  voit  se  faire  ce 
(]iii  ne  se  faisait  pas  jusqu'à  ce  moment-là.  Quant  au  mot 
connaître,  dans  ce  texte  »,  comme  nous  l'avons  déjà  noté,  «  il 
se  prend  pour  l'acte  conjugal  (cL  S.  Jérôme,  endroit  précité, 


QUEST.    XWIII.    —   DE    LA    VIRGINITE   DE    LA   MERE   DE   DIEU.         -XJ 

11"  5)  :  c'est  ainsi,  du  reste,  que  dans  la  Genèse,  cli.  iv 
;v.  i),  il  est  dit  qxïAdani  connut  sa  femme.  Donc  il  semble 
qu'après  l'enfantement  »  du  Christ,  «  la  bienheureuse  Vierge 
fui  connue  de  Joseph;  et  que,  par  suite,  elle  n'est  pas  demeu- 
rée vierge  après  cet  enfantement  ».  —  La  quatrième  objection 
fait  remarquer,  toujours  au  sujet  du  même  passage,  qu'  «  on 
ne  peut  appeler  premier-né  que  celui  qui  a  des  frères  venus 
après  lui;  aussi  bien  est-il  dit,  aux  Romains,  ch.  viii  (v.  29)  : 
Ceux  qu'il  a  connus  d'avance  et  qu'il  a  prédestinés  devoir  être 
conformes  à  l'image  de  son  Fils,  de  telle  sorte  qu'il  soit  le  pre- 
mier-né d'un  grand  nombre  de  frères.  Or,  l'Évangélislc  appelle 
le  Christ  le  premier-né  de  sa  Mère  (S.  Matthieu,  cli.  i,  v.  25; 
S.  Luc,  ch.  II,  V.  7).  Donc  elle  a  eu  d'autres  fils  après  le  Christ. 
Et,  par  suite,  il  semble  que  la  Mère  du  Christ  n'est  pas  demeu- 
rée vierge  après  l'enfanlemeni  ».  —  La  cinquième  objection 
en  appelle  à  ce  qu'  «  il  est  dit,  en  saint  Jean,  ch.  11  (v.  12)  : 
Après  ces  choses,  Il  descendit  à  Capharnaiim,  Lui,  savoir  le 
Christ,  sa  mère  et  ses  frères.  Or,  sont  appelés  frères  ceux  qui 
sont  nés  des  mêmes  parents.  Donc  il  semble  que  la  bien- 
heureuse Vierge  a  eu  d'autres  enfants  après  le  Christ  ».  —  La 
sixième  objection  apporte  le  passage  où  «  il  est  dit  ;  en 
saint  Matthieu,  ch.  \xvii  (v.  55,  5G)  :  Étaient  là,  savoir  auprès 
de  la  Croix  du  Christ,  plusieurs  femmes  se  tenant  à  l'écart, 
lesquelles  avaient  suivi  Jésus  de  la  Galilée  et  s'étaient  mises  à 
son  service  :  parmi  elles,  était  Marie-Magdeleine ,  et  Marie,  mère 
de  Jacques  et  de  .Joseph,  et  la  mère  des  Jils  de  Zébédée.  Or,  il 
semble  que  cette  Marie,  qui  est  appelée,  là,  mère  de  Jacques  et 
de  .Joseph,  est  aussi  la  Mère  du  Christ  :  il  est  dit,  en  effet, 
dans  saint  Jean,  ch.  xxix  (v.  aS),  que  se  tertait  auprès  de  la 
Croix  de  Jésus,  Marie,  sa  Mère.  Donc  il  semble  que  la  Mère  du 
Christ  n'est  pas  demeurée  vierge  apiès  l'enfantement  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  dans  Ézéchiel, 
ch.  xLiv  (v.  9;  cf.  V.  3)  :  Cette  porte  sera  fermée;  et  on  ne  l'ou- 
vrira point;  et  l'homme  n'entrera  point  par  elle;  parce  que  le 
Seigneur,  Dieu  d'Israël,  est  passé  par  elle.  Ce  qu'explique  saint 
Augustin,  dans  un  seimon  (parmi  les  œuvres  supposées),  en 
disant  :   Que  signifie  cette  porte  Jermée  dans  la  maison  du  Sei- 


Go  SOMMFÎ    TllÉOLOGIQUE. 

(jiieiii',  sinon  (/ne  Marie  sera  toujours  inviolée?  El  que  signifie, 
que  l'homme  n'entrera  point  par  elle,  sinon  que  Joseph  ne  la  con- 
naîtra point?  El  que  signifie,  que  le  Seigneur  seul  entre  et  sort 
par  elle,  sinon  que  l' Esprit-Saint  Ca  rendue  féconde,  et  que  le 
Seigneur  des  anges  est  né  d'elle?  El  que  signifie,  quelle  sera  fer- 
mée à  tout  Jamais,  sinon  que  Marie  est  vierge  avant  l'enfante- 
ment, vierge  dans  Venjantement,  vierge  après  l'enjanlement?  ».  — 
Ce  beau  texte,  quel  qu'en  soit  l'auteur,  méritait  d'être  cité  ici, 
à  la  suite  du  lexte  d'Ézéchiel,  qu'il  commente  si  excellemment. 
Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare,  ici  encore,  et 
avec  une  énergie  d'expression  toule  spéciale,  qu"  «  en  dehors 
de  tout  doute  il  faut  détester  l'erreur  d'Helvidiiis  »  contre  le- 
quel avait  lulté  saint  Jérôme,  «  qui  avait  eu  la  présomption 
de  dire  que  la  Mère  du  Christ  avait  été  connue  charnellement 
par  Joseph  après  son  enfantement  »  divin  u  et  qu'elle  avait  eu 
d'autres  enfants.  —  Cela,  en  effet,  a  comme  premier  tort  de 
déroger  à  la  perfection  du  Christ;  car,  de  même  que  selon  la 
nature  divine,  Il  est  le  Fils  unique  du  Père  {S.  Jean,  ch.  i,  v.  i4), 
comme  étant  son  Fils  parfait  de  tout  point  »  et  épuisant  en 
quelque  sorte,  par  son  infinie  perfection,  la  fécondité  du  Père, 
«  de  même  ainsi  il  convenait  qu'il  fût  le  Fils  unique  de  sa 
mère,  comme  étant  son  fruit  souverainement  parfait.  —  En 
second  lieu,  cette  erreur  fait  injure  à  l'I^sprit-Saint,  dont  le 
sein  virginal  fut  le  temple  dans  lequel  II  forma  la  chair  du 
Christ;  aussi  bien  ne  convenait-il  pas  que  ce  temple  fût  violé 
dans  la  suite  par  un  commerce  humain.  —  En  troisième  lieu, 
cela  déroge  à  la  sainteté  de  la  Mère  de  Dieu  :  laquelle  paraî- 
trait souverainement  ingrate  si  elle  ne  se  contentait  pas  d'un 
tel  Fils;  et  si  d'elle-même  elle  avait  consenti  à  perdre  par  un 
commerce  charnel  la  virginité  qui  avait  été  conservée  en  elle 
miraculeusement.  —  En  quatrième  lieu,  ce  serait  pour  Joseph 
lui-même  une  présomption  souveraine,  s'il  avait  eu  l'audace 
de  souiller  Celle  qu'il  avait  connu,  par  la  révélation  de  l'ange, 
avoir  conçu  Dieu  [)ar  l'action  de  l'Espril-Saint.  —  Et  c'est 
pourquoi  >/,  conclut  à  nouveau  saint  Thomas,  résumant  la  doc- 
trine des  trois  premiers  articles  de  la  question  présente,  «  il 
faut  affirmer  purement  et  simplement  que  la  Mère  de  Dieu,  de 


QUl'ST.    XWIII.     ^-    DF    lA    VIKCIMTE   DF    lA    MKIΠ   DF.    DIFU.         Ul 

même  que  vierge  elle  a  conçu  et  que  vierge  elle  a  enfanté, 
pareillement  aussi  vierge  après  son  enfantement  à  tout  jamais 
elle  estdemeurée  ».  —  L'on  ne  peut  scmpèclier  d'éprouver  un 
sentiment  de  pieuse  admiration  à  la  vue  de  l'énergie  avec  la- 
quelle saint  Thomas,  au  cours  des  trois  arlicles  que  nous 
venons  de  lire,  a  revendiqué,  dans  son  absolue  intégrité,  la  vir- 
ginité de  Marie,  et  de  la  sainte  indignation  que  son  génie,  tou- 
jours si  calme,  a  manifesté  contre  ceux  qui  avaient  osé  s'atta- 
quer à  la  gloire  de  la  Mère  de  Dieu.  On  y  sent  l'émotion  d'un 
fils  vengeant  l'honneui"  de  sa  mère. 

Vad  prininni  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Jérôme,  au 
livre  contre  Heividliis  (n.  ''i),  il /nul  entendre  que  cette  préposi- 
tion «  avant  »,  bien  rjae  souvent  elle  indique  que  telle  chose  doit 
suivre,  cependant  quelquejois  elle  montre  seulement  ce  qui  d'abord 
avait  été  un  objet  de  pensée,  sans  qu'il  soit  nécessaire  que  ce  qui 
avait  été  pensé  se  fasse,  quand  dans  la  suite  est  intervenu  quelque 
chose  qui  a  déterminé  le  contraire.  Cest  ainsi  que  si  quelqu'un 
dit  :  avant  que  je  prisse  mon  repas  dans  le  port.  Je  me  suis  em- 
barqué; on  n'entendra  pas  qu'après  s'être  embarqué  il  a  pris  son 
repas  dans  le  port,  mais  qu'il  avait  eu  la  pensée  cle  prendre  son 
repas  dans  le  port.  Et.  pareillement,  l'Évangile  dit  :  Avant 
qu'ils  s'unissent,  Mcwie  Jut  trouvée  avoir  dans  son  sein  par  l'ac- 
tion de  l'Es  prit- Saint,  non  que  dans  la  suite  ils  se  soient  unis  ; 
mais  parce  que,  alors  qu'ils  paraissaient  devoir  s'unir,  la  con- 
ception due  à  l'action  de  l'Esprit-Saint  est  intervenue  qui  a 
fait  que  dans  la  suite  ils  ne  se  sont  jamais  unis  », 

L'ad  secundum  fait  observer  que.  comme  ledit  saint  Augus- 
tin, au  livre  Des  noces  et  de  la  concupiscence  (livre  1,  ch.  xi), 
la  Mère  de  Dieu  est  appelée  épouse,  en  raison  de  la  première  Joi 
Jurée  des  épousailles ,  bien  qu'il  n'y  eût  pas  de  rapports  conjugaux 
entre  les  deux  époux  et  qu'il  ne  dût  Jamais  y  en  avoir.  Selon  qu'en 
effet  saint  Ambroise  le  dit  {sur  saint  Luc,  chap.  i,  v.  27),  ce 
n'est  point  la  perte  de  la  virginité,  mcds  l'attestation  du  lien  ma- 
trimonial que  marque  la  célébration  de  noces  ».  Et  comme  nous 
aurons  à  le  dire,  bientôt,  à  la  raison  de  mariage  suffit  la  par- 
faite et  irrévocable  tradition  de  part  et  d'aulrc,  sans  que  l'ac- 
tion charnelle  soit  nécessaire. 


()2  SOMMK    THKOLOGIQUE. 

L'ad  lertiani  donne  plusieurs  explications  du  passage  que  ci- 
tait l'objection.  —  «  D'aucuns  ont  dit  qu'il  ne  fallait  pas  en- 
tendre ce  texte  de  la  connaissance  charnelle,  mais  de  la  con- 
naissance 1)  au  sens  ordinaire  de  ce  mot  ou  au  sens  «  de  la 
pensée.  Saint  Jean  Chrysostome  dit,  en  effet  {Ouvrage  inachevé 
sur  saint  Mallhieu,  hom.  I;  parmi  les  Œuvres),  que  Joseph  ne 
connaissait  point,  avant  quelle  enjante,  quelle  était  sa  dignité,  !nais 
qu'il  la  connut  après  son  enfantement .  Par  son  Fils,  en  ejjet,  elle 
remportait  en  beauté  et  en  dignité  sur  tout  l'univers  ;  car  Celui  que 
tout  r univers  ne  peut  enjermer,  elle  le  reçut  seule  dans  les  étroites 
limites  de  son  sein  virgincd  ».  Bien  que  celte  explication  ne  soit 
pas  obvie  et  littérale,  elle  ne  laisse  pas  que  d'être  fort  juste  et  fort 
belle.  —  «  D'autres  ont  rapporté  le  texle  en  question  à  la  con- 
naissance de  la  vue.  De  même,  en  effet,  que  Moïse,  parlant  avec 
Dieu,  avait  eu  sa  face  couverte  de  gloire  au  point  que  les  en- 
fants d'Israël  n'en  pouvaient  soutenir  l'éclat  (a'  Épître  aux  Corin- 
thienSy  ch.  m,  v.  7),  de  môme  Marie,  couverte  de  la  clarté  de  la 
vertu  du  Très-Haut  (S.  Luc,  ch.  i,  v.  35),  ne  pouvait  être  connue 
de  Joseph  avant  qu'elle  enfante.  Mais,  après  l'enfantement,  elle 
fut  connue  de  Joseph,  non  par  des  rapports  charnels,  mais 
par  la  communauté  de  vie.  —  Quant  à  saint  Jérôme,  il  con- 
cède {contre  Helvidius,  n.  5  et  suiv.)  que  cela  doit  s'entendre  de 
la  connaissance  par  l'acte  de  mariage.  Mais  il  dit  que  Jusqu'à 
ce  que  ou  qu'on  n'eût,  peut  s'entendre  d'une  double  manière 
dans  les  Écritures.  Quelquefois,  en  effet,  cette  expression  dési- 
gne un  temps  déterminé;  ainsi,  dans  ce  passage  ,de  l'Épître 
aux  Gâtâtes  :  La  loi  J ut  donnée  en  vue  de  la  transgression,  Jusqu'à 
ce  que  vint  le  Germe  de  la  promesse.  D'autres  fois,  elle  désigne  un 
temps  indéfini  ;  ainsi,  dans  ce  passage  du  psaume  (cxxn,  v.  2)  : 
Nos  yeux  vont  au  Seigneur,  notre  Dieu,  Jusqu'à  ce  qu'il  ait  pitié 
de  nous  ;  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'après  qu'on  aura  obtenu  sa 
miséricorde,  les  yeux  se  détourneront  de  Dieu.  Et,  selon  ce 
mode  de  parler  sont  signifiées  les  choses  dont  on  pourrcdl  douter, 
si  elles  n'étaient  pas  écrites  ;  quant  aux  autres  choses,  elles  sont 
laissées  à  notre  intelligence.  Et,  dans  ce  sens,  l'Évangéliste  dit  que 
la  Mère  de  Dieu  ne  Jut  pas  connue  de  son  époux  Jusqu'à  l'enfcmte- 
ment,  afm  que  nous  entendions  quelle  devait  l'être  bien  moins  en- 


QUEST.    XXVIII.    —    DE    LA    VIRGIMTÉ    DE    LA    MERE    DE   DIEU.         TlS 

core  après  cel  enjanlemenl  ».  —  Celle  explication^de  sainl  Jé- 
rôme est  parfaite  :  nul  doute  qu'elle  ne  traduise  le  texte  de 
rÉvangile  dans  son  sens  le  plus  litlcral  et  le  plus  vrai. 

L'ad  quarlum  a  une  remarque  très  juste  et  qui  résout  pleine- 
ment l'objection.  C'est  qu'  «  il  est  d'usage,  dans  les  Saintes 
Écritures,  d'appeler  premier-né,  non  pas  seulement  celui  que 
des  frères  suivent,  mais  aussi  celui  qui  nait  d'abord.  Et,  en 
effet,  si  nélail  le  premier-né  que  celui  que  des  Jrères  suivent,  n'au- 
raient été  dues  les  obligations  relatives  au  premier-né,  dans  la  loi, 
qu'après  que  d'autres  enjants  seraient  venus.  Et  cela  est  mani- 
festement faux  ;  puisque,  d'après  la  loi,  c'est  dans  l'espace  d'un 
mois  que  les  premiers-nés  devaient  être  rachetés  ». 

L'ad  qaintuni  répond  excellemment  à  l'objection  tirée  des 
«  frères  »  de  Jésus  dont  il  est  parlé  dans  l'Evangile.  «  //  en  est, 
comme  le  dit  sainl  Jérôme,  sur  saint  Matthieu  (ch.  xn,  v.  lig,  5o), 
qui  supposent  que  Joseph  aurait  eu  d'une  autre  femme  ceux  qui 
sont  appelés  Jrères  du  Seigneur.  Pour  nous,  nous  entendons  par 
les  Jrères  du  Seigneur,  les  cousins  germains  du  Sauveur,  fils  de  la 
sœur  utérine  de  Marie.  Et,  en  elîet,  c'est  d'une  quadrui)le  manière 
que  dcms  l'Écriture  il  est  parlé  des  Jrères  ;  savoir  :  par  la  nature, 
par  la  race,  par  la  parenté,  par  l'ajfection.  Il  suit  de  là  que  ceux 
qui  sont  appelés  frères  du  Seigneur  n'étaient  point  tels  selon 
la  nature,  comme  étant  nés  de  la  même  mère,  mais  selon  la 
parenté,  comme  ayant  part  au  même  sang.  Quant  à  Joseph, 
comme  le  dit  saint  Jérôme  contre  Helvidias  (n,  19),  nous  devons 
plutôt  croire  qu'il  est  demeuré  vierge;  car  il  n'est  point  marqué 
qu'il  ait  eu  une  autre  Jemme;  et  la  Jornication  ne  saurait  être  le 
Jait  d'un  homme  saint  ». 

Vad  sexlum  nous  avertit  que  les  deux  Marie  dont  parlait 
l'objection  ne  doivent  pas  être  confondues.  «  Cette  Marie  qui 
est  dite  mère  de  Jacques  et  de  Joseph  jie  doit  pas  être  prise  pour 
la  Mère  du  Seigneur,  qui,  dans  l'Évangile,  n'a  pas  coutume 
d'être  nommée  si  ce  n'est  avec  la  mention  de  sa  dignité  de 
Mère  de  Jésus.  Quant  à  cette  autre  Marie,  il  faut  entendre  que 
c'est  la  femme  d'Alphée,  dont  le  fils  est  Jacques  le  mineur,  qui 
est  appelé  Jrère  du  Seigneur  »  (aux  Galates,  ch.  i,  v.  jg).  — 
Cajétan  fait  remarquer,  avec  raison,  que  dans  l'Évangile  même 


C)\  SOMMF.    TlIKOLOGlnl  r  . 

les  deux  Marie  sont  dislinguées  l'une  de  l'aulre  :  Marie,  Mère 
de  Jésus,  est  nfiarquée  se  tenir  auprès  de  la  Croix;  tandis  que 
l'autre  Marie  avec  les  saintes  femmes,  se  tenait  au  loin. 

Marie  est  demeurée  toujours  vierge.  Et  c'est  même  sous  le 
beau  titre  de  u  Très  Sainte  Vierge  »  qu'elle  est  le  plus  commu- 
nément désignée  dans  la  langue  chrétienne.  —  Un  dernier 
point  nous  reste  à  examiner  au  sujet  de  sa  virginité.  C'est  celui 
de  savoir  si  la  virginité  de  Marie  était  consacrée  ])ar  un  vœu. 
Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Ahticlf  IV. 
Si  la  Mère  de  Dieu  avait  voué  la  virginité  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  Mère  de  Dieu 
n'avait  pas  voué  la  virginité  ».  —  La  première  fait  observer 
qu'  «  il  est  dit,  dans  le  Deuléronoine,  ch.  vu  (v.  i[\)  :  Il  ny  aura 
point  parmi  loi  de  stérile  ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre  sexe.  Or,  la 
stérilité  suit  la  virginité.  Donc  la  conservation  de  la  virginité 
était  contre  le  précepte  de  l'ancienne  loi.  D'autre  part,  la  loi 
ancienne  était  encore  en  vigueur  avant  la  naissance  du  Christ. 
Donc  la  bienheureuse  Vierge  ne  pouvait  pas  licitement  vouer 
la  virginilé  en  ce  temps-là  ».  —  La  seconde  objection  cite  le 
mot  de  «  l'Apôtre  »,  qui  v  dit,  dans  la  première  Épître  aux 
Corinthiens,  ch.  vu  (v.  aS)  :  Au  sujet  des  vierqes,je  n'ai  point  de 
précepte  du  Seigneur  ;  mais  Je  donne  le  conseil.  Or,  la  perfection 
des  conseils  a  dû  être  inaugurée  par  le  Christ,  qui  est  la  fin  de 
la  loi,  comme  le  dit  l'Apôtre,  aux  Romains,  ch.  x  (v.  4)-  Donc  il 
n'était  pas  convenable  que  la  Vierge  émît  le  vœu  de  virginité  ». 
—  La  troisième  objection  apporte  «  la  glose  de  saint  Jérôme  » 
(ou  plutôt  de  sain!  Augustin),  qui  ((dit,  sur  la  première  Épître 
a  Timolhée,  ch.  v  (v.  12),  que  poa/'  ceux  (pu  vouent  la  virginilé, 
non  seulement  c'est  chose  condamnable  de  se  marier,  mais  même 
de  vouloir  se  marier.  D'autre  part,  la  Mère  du  Christ  n'a  com- 
oiis  aucun  péché  condamnable,  ainsi  qu'il  a  été  vu  plus  haut 


QUEST.    XXVIII.    —   DE    L\    VIRGINITE    DE    LA    MERE   DE  DIEU.        65 

(q.  27,  art,  4).  Puis  donc  qu'elle  a  été  mariée,  comme  il  est  dit 
en  saint  Luc,  ch.  i  (v.  27;  cf.  ch.  11,  v.  5;  S.  Matthieu,  ch.  i, 
V.  18),  il  semble  qu'elle  n'a  pas  émis  le  vœu  de  virginité  ». 

L'argument  sed  contra  est  le  texte  de  «  saint  Augustin  »,  qui 
«  dit,  au  livre  De  la  sainte  virginité  (ch.  iv)  :  A.  l'ange  de  l'an- 
nonciation  Marie  répondit  :  Comment  cela  se  Jera-t-il,  puisque 
je  ne  connais  point  d'homme.  Or,  elle  n'aurait  pas  dit  cela  si  elle 
n'avait  auparavant  voué  de  demeurer  vierge  à  Dieu  » .  —  L'argu- 
ment est  excellent;  car,  en  effet,  l'objection  faite  par  Marie  à 
l'Ange  n'a  de  sens  et  de  portée  que  si  elle  a  résolu  de  ne  jamais 
connaître  d'homme. 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  rappelle  que  «  comme 
il  a  été  vu  dans  la  Seconde  Partie  {2"'2''^,  q.  88,  art.  6),  les 
œuvres  de  la  perfection  sont  plus  louables  si  on  les  accomplit 
avec  la  célébration  du  vœu.  D'autre  part,  la  virginité  dut,  sur- 
tout dans  la  Mère  de  Dieu,  briller  de  tout  son  éclat,  comme  il 
ressort  des  raisons  marquées  plus  haut  (art.  i,  2,  3).  Et  c'est 
pourquoi  il  fut  convenable  que  sa  virginité  fût  par  vœu  con- 
sacrée à  Dieu.  Toutefois,  parce  que,  au  temps  de  la  loi,  il  fal- 
lait que  soit  les  femmes,  soit  les  hommes,  vaquent  à  l'œuvre  de 
la  génération,  le  culte  de  Dieu  se  propageant  par  la  génération 
charnelle  avant  que  le  Christ  naquit  de  ce  peuple,  la  Mère  de 
Dieu  n'est  point  crue,  avant  qu'elle  fût  fiancée  à  Joseph,  avoir* 
voué  d'une  façon  absolue  la  virginité,  bien  qu'elle  l'eût  en  dé- 
sir, mais  elle  s'en  remettait  de  cel-a  au  bon  plaisir  de  Dieu.  Ce 
ne  fut  qu'après,  lorsqu'elle  eut  pris  un  époux,  selon  que  les 
mœurs  de  ce  temps  l'exigeaient,  que  de  concert  avec  lui  elle 
émit  le  vœu  de  virginité  ».  —  On  aura  remarqué  la  belle  doc- 
trine de  ce  corps  d'article.  Elle  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
sage,  de  plus  en  harmonie  avec  la  tradition  et  avec  les  docu- 
ments scripturaires  ;  et  elle  met,  dans  le  plus  grand  relief,  le 
côté  exceptionnel  du  caractère  moral  de  Joseph  et  de  Marie 
préludant,  même  sous  l'ancienne  loi,  aux  splendeurs  de  l'Évan- 
gile. 

Vad  primuni  répond  dans  le  sens  de  la  distinction  formulée 
au  corps  de  l'article.  «  Parce  qu'il  semblait  être  défendu  par  la 
loi  de  ne  pas  vaquer,  à  laisser  des  descendants  sur  la  terre,  à 
XVI.  —  La  Rédemption.  5 


6fi  SOMME    THÉOLOGIQUR. 

cause  de  cela  la  Mère  de  Dieu  ne  voua  point  d'une  façon  pure 
et  simple  la  virginité,  mais  sous  condition,  si  cela  plaisait  à 
Dieu.  Après,  quand  elle  connut  que  Dieu  l'avait  pour  agréable, 
elle  voua  la  virginité  d'une  façon  absolue,  avant  qu'elle  reçût 
l'annonciation  de  l'Ange  ». 

L'ad  secandum  dit  que  «  comme  la  plénitude  de  la  grâce,  fnt 
d'une  manière  parfaite  dans  le  Christ,  avec  ceci  pourtant  qu'un 
certain  commencement  de  cette  plénitude  précéda  déjà  dans  sa 
Mère;  pareillement  aussi  l'observance  des  conseils,  qui  se  fait 
par  la  grâce  de  Dieu,  eut  son  commencement  parfait  dans  le 
Christ,  mais  elle  fut  commencée  d'une  certaine  manière  dans 
la  Vierge,  sa  Mère  ». 

L'ad  tertium  déclare  que  u  cette  parole  »,  citée  par  l'objection, 
«  doit  s'entendre  de  ceux  qui  vouent  la  chasteté  d'une  façon 
absolue.  Ce  que  la  Mère  de  Dieu  ne  fit  point  avant  d'être  fian- 
cée à  Joseph.  Mais,  après  ses  épousailles,  d'un  commun  accord, 
ensemble  avec  son  époux,  elle  émit  le  vœu  de  virginité  ». 

Nous  venons  de  mentionner  les  épousailles  de  Marie  et  de 
Joseph.  Et  nous  avons  vu  leur  importance  même  dans  la  ques- 
tion de  la  virginité  de  Marie.  Il  nous  faut  maintenant  les  exa- 
miner en  elles-mêmes.  C'est  l'objet  de  la  question  suivante. 


01  ESTION  XXIX 


DES  EPOUSAILLES  DE  L.\  MERE  DE  DIEL 


Celle  qucslion  comprend  deux  articles  : 

1°  Si  le  Ghrisl  devait  naître  d'une  vierge  épousée? 
a"  S'il  y  a  eu  un  véritable  mariage  entre  la  Mère  du  Seigneur  et 
Joseph  :' 


De  ces  deux  articles,  le  premier  traite  du  pourquoi  de 
l'union  qui  a  existé  entre  Marie  et  Joseph;  le  second  examine 
la  nature  de  cette  union.  —  D'abord,  le  pourquoi. 


Article  Premier. 
Si  le  Christ  devait  naître  d'une  vierge  épousée? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  ne  devait 
pas  naître  d'une  vierge  épousée  »,  mais  plutôt  d'une  vierge  ou 
jeune  fille  libre,  non  engagée  à  un  homme  par  un  lien  quel- 
conque. —  La  première  dit  que  «  les  épousailles  sont  ordon- 
nées à  l'union  charnelle.  Or,  la  Mère  du  Seigneur  n'a  jamais 
voulu  user  de  l'union  charnelle  avec  un  homme;  car  une  telle 
volonté  dérogerait  à  la  virginité  de  son  âme.  Donc  elle  n'a  pas 
dû  être  épousée  »>.  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  ce 
fut  un  miracle  que  le  Christ  naquît  d'une  vierge;  aussi  bien 
saint  Augustin  dit,  dans  sa  lettre  à  Volusien  (ch.  ii)  :  La  même 
vertu  de  Dieu  fît  sortir  les  membres  de  l'enfant  au  travers  des  en- 
trailles virginales  inviolées  de  sa  Mère,  qui  introduisit  les  mem- 
bres du  Jeune  homme  à  travers  les  portes  closes  :  si  l'on  veut  une 
raison  de  cela,  ce  ne  sera  plus  une  merveille;  si  l'on  en  cherche  un 


68  SOMME    THIEOLOGIQUÉ. 

exemple,  ce  ne  sera  plus  une  chose  ijLnique.  Or,  les  miracles,  qui 
se  font  pour  confirmer  la  foi,  doivent  être  manifestes.  Puis 
donc  que  par  les  épousailles,  le  miracle  dont  il  s'agit  se  trou- 
vait voilé,  il  semble  qu'il  n'était  pas  à  propos  que  le  Christ  na- 
quît d'une  vierge  épousée  ».  —  La  troisième  objection  fait  re- 
marquer que  «  saint  Ignace,  martyr,  comme  le  dit  saint  Jé- 
rôme, sur  saint  Matthieu,  ch.  i  (v.  i8),  assigne  cette  cause  des 
épousailles  de  la  Mère  de  Dieu,  afin  que  l" enfantement  du  Christ 
Jût  caché  au  démon,  alors  qu'il  ne  pensait  pas  qu'il  fût  né  d'une 
vierge,  mais  d'une  femme  mariée.  Cette  cause  semble  être  nulle. 
Soit  parce  que  le  démon  connaît  par  l'acuité  de  son  intelligence 
ce  qui  se  passe  dans  le  monde  des  corps.  Soit  parce  que  de 
nombreux  signes  évidents  firent  que  dans  la  suite  les  démons 
connurent  d'une  certaine  manière  le  Christ;  aussi  bien  est-il 
dit,  en  saint  Marc,  ch.  i  (v.  23,  2^),  que  l'homme,  mû  par 
l'esprit  immonde,  s'écria  :  Qu'y  a-t-il,  entre  nous  et  toi,  Jésus 
de  Nazareth?  Tu  es  venu  nous  perdre.  Je  sais  que  tu  es  le  saint 
de  Dieu.  Il  ne  semble  donc  pas  à  propos  que  la  Mère  de  Dieu 
ait  été  épousée  ».  —  La  quatrième  objection  fait  observer  que 
«  saint  Jérôme  assigne  une  autre  raison  (à  l'endroit  précité), 
afm  que  la  Mère  de  Dieu  ne  fût  point  lapidée  par  les  Juijs  comme 
adultère.  Or,  cette  raison  semble  aussi  être  nulle.  Carsi  la  Vierge 
n'avait  pas  été  mariée,  elle  ne  pouvait  pas  être  condamnée 
comme  adultère.  Et,  par  suite,  il  ne  semble  pas  raisonnable 
que  le  Christ  naquît  d'une  vierge  épousée  »>. 

L'argument  5ed  co/i/ra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  en  saint  Mat- 
thieu, ch.  I  (v.  i8)  :  Alors  que  Marie ,  sa  Mère ,  était  fiancée  à  Jo- 
seph. Et,  en  saint  Luc,  ch.  i  (v.  26,  27)  :  L'ange  Gabriel  fut 
envoyé  à  Marie,  la  vierge,  fiancée  à  un  homme  qui  avait  nom  Jo- 
seph ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'  «  il  fut  conve- 
nable que  le  Christ  naisse  d'une  vierge  fiancée  ou  épousée  : 
soit  à  cause  de  Lui;  soit  à  cause  de  sa  Mère;  soit  aussi  à  cause 
de  nous. 

«  Ce  fut  convenable  à  cause  de  Lui,  pour  quatre  raisons.  — 
D'abord,  pour  qu'il  ne  fût  pas  repoussé  par  les  infidèles, 
comme  né  d'une  façon  illégitime.  Aussi  bien  saint  Arabroise 


I  -  _^ 

QUEST.    XXIX.    '^-   DES   ÉPOUSAILLES   DE   LA   MERE    DE   DIEU.         69 

dit,  5a/"  saint  Luc  (ch.  i,  v.  26,  27)  ;  Que  pourrait-on  mettre  au 
compte  des  Juifs  et  au  compte  (VHérode,  s'ils  paraissaient  pour- 
suivre un  fruit  de  Vadultère?  —  Secondement,  pour  que  sa  gé- 
néalogie fût  établie  selon  le  mode  ordinaire,  du  côté  de 
l'homme.  Et  c'est  pourquoi  saint  Ambroise  dit  encore,  sur 
saint  Luc  (ch.  11,  v.  33,  48)  :  Celui  qui  venait  en  ce  monde  devait 
être  inscrit  à  la  manière  du  monde.  Or,  c'est  la  personne  de 
l'homme  qui  est  recherchée,  quand  il  s'agit  de  marquer  la  dignité 
d'une  famille  au  Sénat  et  dans  les  autres  ministères  des  cités. 
L'Écriture  elle-même  pratique  cet  usage,  recherchant  toujours 
l'origine  de  l'homme.  —  Troisièmement,  pour  la  préservation 
de  l'Enfant  nouveau-né;  afin  que  le  démon  ne  suscitât  point  con- 
tre Lui  de  trop  violents  assauts.  Et  c'est  pourquoi,  saint 
Ignace  martyr  dit  qu'il  fallait  que  Marie  fût  fiancée  ou  épou- 
sée, afm  que  l'enfantement  du  Fils  de  Dieu  fût  caché  au  démon. 

—  Quatrièmement,  pour  qu'il  fût  nourri  par  Joseph.  Et,  aussi 
bien,  Joseph  est-il  appelé  son  père,  comme  son  nourricier, 

«  Ce  fut  aussi  convenable  du  côté  de  la  Vierge.  —  D'abord, 
parce  que  de  la  sorte  elle  était  soustraite  à  toute  peine,  ne  ris- 
quant pas  d'être  lapidée  par  les  Juifs  comme  adultère,  ainsi  que 
saint  Jérôme  s'exprime.  —  Secondement,  pour  être  de  la  sorte 
libérée  de  toute  note  d'infamie.  Ce  qui  fait  dire  à  saint  Am- 
broise, sur  saint  Luc  (ch.  i,  v.  26,  27),  qu  elle  fut  fiancée  ou 
épousée  pour  qu'on  ne  lui  jetât  point  la  note  infamante  de  la  vir- 
ginité violée,  dont  sa  grossesse  aurait  pu  paraître  fournir  le  motif. 

—  Troisièmement,  pour  être  assistée  du  ministère  de  Joseph, 
comme  le  dit  saint  Jérôme  (endroit  précité). 

u  De  notre  côté  aussi  cela  fut  convenable.  —  D'abord,  parce 
que  le  témoignage  de  Joseph  nous  a  fourni  la  preuve  que  le 
Christ  était  n^  d'une  vierge.  Ce  qui  fait  dire  à  saint  Ambroise, 
sur  saint  Luc  (endroit  précité)  :  Quel  plus  riche  témoin  de  la  pu- 
deur de  la  Vierge,  que  le  mari,  qui  pourrait  et  ressentir  Cinjure  et 
venger  l'opprobre,  s'il  ne  reconnaissait  le  mystère.  —  En  second 
lieu,  parce  que  les  paroles  mêmes  de  la  Vierge  sont  rendues 
plus  croyables,  quand  elle  affirme  sa  virginité.  Aussi  bien  saint 
Ambroise  dit  encore,  sur  saint  Luc  (endroit  précité)  :  La  foi 
aux  paroles  de  Marie  est  rendue  i^us  forte  et  toute  cause  de  men- 


70  SOMME    THEOLOGIQUE. 

songe  est  écartée.  Une  Jeune  Jitle,  en  ejjet,  non  mariée,  qui  porte- 
rait dans  son  sein,  semblerait  vouloir  masquer  sa  faute  »,  si 
elle  parlait  d'une  conception  miraculeuse;  u  mais  celle  qui  était 
fiancée  ou  épousée  n'avait  aucune  raison  de  mentir,  puisque  Ven- 
fanlement  pour  la  femme  est  la  récompense  du  mariage  et  ta 
gloire  de  ses  noces.  Ces  deux  premières  raisons,  remarque  saint 
Thomas,  se  rapportent  à  la  fermeté  de  notre  foi  ».  Elles  vont, 
en  effet,  comme  il  a  été  dit,  à  nous  garantir  l'absolue  certitude 
du  fait  historique  qui  porte  toute  notre  foi  au  mystère  de  l'In- 
carnalion  dans  le  sein  de  Marie.  —  o  Une  troisième  raison  est 
qu'il  fallait  enlever  toute  excuse  aux  vierges  ou  jeunes  filles, 
qui,  par  leur  incurie,  n'évitent  point  la  note  d'infamie.  Et  c'est 
pourquoi  toujours  saint  Ambroise  dit,  sur  saint  Luc  (endroit 
précité)  :  Il  ne  convenait  pas  de  laisser  une  excuse  aux  vierges  ou 
jeunes  fûtes  qui  vivent  avec  une  mauvaise  réputation,  en  permet- 
tant que  même  la  Mère  du  Seigneur  fût  notée  d'infamie  » ,  quel- 
que fausse  d'ailleurs  qu'eût  été  une  telle  note.  —  «  Une  qua- 
trième laison  est  que  par  là  était  signifiée  l'Église  universelle, 
laquelle,  bien  qu'étant  vierge  a  été  fiancée  ou  donnée  comme 
épouse  à  un  Époux,  le  C/irisl,  comme  le  dit  saint  Augustin,  au 
livre  De  la  sainte  virginité  (ch.  xii).  —  On  peut  encore,  ajoute 
saint  Thomas,  donner  une  cinquième  raison  ;  et  c'est  que  dans 
la  personne  de  la  Mère  du  Seigneur,  ayant  été  épousée  et 
vierge,  se  trouvent  honorés  et  la  virginité  et  le  mariage; 
contre  les  hérétiques  qui  se  sont  attaqués  à  l'une  ou  à  l'au- 
tre » . 

Vad  primum  dit  qu'  «  il  faut  croire  que  la  bienheureuse 
Vierge,  Mère  de  Dieu,  sous  la  poussée  intime  de  l'Esprit-Saint, 
voulut  être  épousée,  comptant  sur  le  secouis  divin  qui  ne 
permettrait  pas  que  jamais  elle  en  vînt  à  l'union  charnelle; 
toutefois,  elle  s'en  remettait  au  bon  plaisir  divin.  D'où  il  suit 
que  sa  virginité  »,  même  au  plus  intime  de  sa  pensée  ou  de 
son  cœur,  «  n'en  éprouva  aucun  dommage  ». 

L'a'/  secundum  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Ambroise, 
sur  saint  Luc  (ch.  i,  v.  2C,  27),  le  Seigneur  aima  mieux  qu'on 
doute  de  sa  naissance  »  virginale,  «  que  de  la  pudeur  de  sa  Mère. 
Il  savait,  en  efjet,  combien  tendre  est  la  pudeur  de  la  vierge  et 


QUEST.    XXIX.    —   DES   EPOUSAILLES   DE   LA   MERE   DE   DIEU.         7I 

déshonorante  la  suspicion  qui  l'atteint;  et  II  ne  voulut  pas  établit' 
la  Joi  de  sa  naissance  sur  l'injure  de  sa  Mère.  —  D'ailleurs  », 
ajoute  saint  Tiioinas,  pour  répondre  directement  à  l'objection, 
«  il  faut  savoir  que  parmi  les  miracles  de  Dieu,  il  en  est  qui 
sont  eux-mêmes  objet  de  foi;  comme  le  miracle  de  l'enfante- 
ment virginal,  celui  de  la  résurrection  du  Seigneur,  et  aussi 
celui  du  Sacrement  de  l'autel.  Et  c'esl  pourquoi  Dieu  a  voulu 
que  ces  miracles  fussent  plus  cachés,  afin  que  la  foi  portant 
sur  eux  fût  plus  méritoire.  D'autres  miracles,  au  contraire, 
sont  ordonnés  à  prouver  la  foi  »,  étant  le  signe  de  Dieu,  par 
lequel  nous  savons  que  Dieu  a,  en  eft'et,  parlé  et  nous  a  révélé 
telle  vérité  à  croire.  «  Ces  miracles-là  »,  précisément  parce  qu'ils 
ont  la  raison  de  signes  ou  de  preuves,  «  doivent  être  mani- 
festes »,  comme  le  voulait  l'objection. 

Vad  tertium  fait  observer  que  «  comme  le  dit  saint  Augus- 
tin, au  livre  111  de  la  Trinité  (cli.  ix),  le  démon  peut,  par  la 
vertu  de  sa  nature,  connaître  beaucoup  de  choses,  que  cepen- 
dant la  vertu  divine  l'empêche  de  connaître.  Et,  de  cette  sorte, 
on  peut  dire  que  par  la  vertu  de  sa  nature  le  démon  pouvait 
connaître  que  la  Mère  de  Dieu  n'avait  pas  été  déflorée,  mais 
qu'elle  était  vierge  ;  et  toutefois  Dieu  l'empêchait  de  connaître 
le  mode  de  l'enfantement  divin.  —  Et  à  cela  ne  s'oppose  point 
(jue,  dans  la  suite,  le  démon  ail  pu  connaître,  d'une  certaine 
manière,  que  Jésus  était  le  Fils  de  Dieu;  parce  que  c'était  déjà 
le  temps  où  le  Christ  devait  montrer  sa  vertu  contre  le  démon 
et  souffrir  la  persécution  excitée  par  lui.  Mais,  dans  l'enfance, 
il  fallait  empêcher  la  malice  du  démon,  afin  qu'il  ne  persé- 
cutât point  le  Christ  trop  durement,  alors  que  le  Christ  n'avait 
point  disposé  de  souffrir  encore  »  sa  Passion,  «  ni  de  montrer 
sa  vertu,  mais  qu'il  s'offrait  en  tout  semblable  aux  autres  en- 
fants. C'est  ce  qui  fait  dire  à  saint  Léon  (1"),  pape,  dans  un 
sermon  sur  C Epiphanie  (IV,  ch.  m),  que  les  Mages  trouvèrent 
l" Enfant  Jésus,  petit  de  taille,  ayant  besoin  du  secours  d' autrui, 
impuissant  à  parler,  et  ne  se  distinguant  en  rien  des  conditions  gé- 
nérales de  l'enfant  parmi  les  hommes.  —  Toutefois,  saint  Am- 
broise,  sur  saint  Luc  (endroit  précité),  semble  rapporter  plutôt 
les  paroles  de  l'objection  aux  membres  du  démon.   Ayant,  en 


72  SOMME    IHEOLOGIQUE, 

efiFel.  mentionné  la  raison  en  question,  savoir  que  c'était  pour 
tromper  le  prince  de  ce  monde,  il  ajoute  :  .4  vrai  dire,  ce  fait 
/rompait  platêt  les  princes  de  la  terre.  Car  la  malice  des  démons 
saisit  facilement  même  ce  qui  est  caché;  mais  ceux  qui  s'occupent 
des  vanités  du  siècle  ne  peuvent  point  savoir  les  choses  divines  », 
Vad  qaartum  déclare  que  «  par  le  jugement  des  adultères 
était  lapidée,  selon  la  loi,  non  pas  seulement  la  femme  qui 
était  déjà  épousée  ou  mariée,  mais  aussi  celle  qui  était  gardée 
dans  la  maison  de  son  père  comme  jeune  fille  devant  se  ma- 
rier un  jour.  Aussi  bien  est-il  dit,  dans  le  Deuiéronome,  ch.  xxii 
(v.  20,  2i)  :  Si  la  jeune  fdle  nest  point  trouvée  vierge,  que  les 
hommes  de  celte  cité  la  lapident  et  quelle  meure;  parce  quelle  a 
commis  une  infamie  en  Israël,  se  livrant  à  la  fornication  dans  la 
maison  de  son  père.  —  On  peut  dire  aussi,  avec  d'autres  (cf. 
S.  Augustin,  au  livre  des  83  Questions,  q.  lxi)  que  la  bienheu- 
reuse Vierge  était  de  la  race  ou  de  la  parenté  d'Aaron  ;  aussi 
bien  était-elle  parente  d'Elizabeth,  comme  il  est  marqué  en 
saint  Luc,  ch.  i  (v.  36).  Or,  la  vierge  ou  jeune  fille  de  race  sa- 
cerdotale était  mise  à  mort  si  elle  était  en  faute.  jNous  lisons, 
en  effet,  dans  le  Lévitique,  ch.  xxi  (v.  9)  :  Une  fdle  de  prêtre,  si 
elle  a  été  prise  en  délit  et  quelle  ait  violé  le  nom  de  son  père  sera 
livrée  aux  flammes.  —  D'autres  enfin  rapportent  la  parole  de 
saint  Jérôme  à  la  lapidation  de  l'infamie  »,  et,  par  suite,  enten- 
dent cette  parole  dans  un  sens  spirituel  ou  métaphorique. 

Pour  des  raisons  de  la  plus  haute  sagesse  et  d'une  infinie 
miséricorde,  il  fallait  que  la  Vierge,  Mère  du  Sauveur,  se  trou- 
vât unie,  dans  l'ordre  du  mariage,  à  un  homme,  qui  avait 
pour  mission  d'être  regardé  par  tous,  sur  la  terre,  comme  le 
père  du  fruit  béni  des  entrailles  de  son  épouse,  n'étant  cepen- 
dant que  son  père  nourricier,  d'être  le  protecteur  et  le  gardien 
de  la  Mère  et  du  Fils,  et  de  nous  servir  de  suprême  garant  dans 
la  vérité  historique  du  fait  pour  nous  le  plus  important  et  le 
plus  délicat  à  établir,  savoir  la  virginité  de  la  Mère  du  Ré- 
dempteur. —  Ce  lien  ou  cette  union  a  existé  entre  Marie  et 
Joseph.  —  Reste  à  nous  demander  quelle  fut,  exactement,  la 
nature  de  ce  lien  ou  de  cette  union  :  pouvons-nous,  devons- 


QUEST.    XXIX.    —    DES   ÉPOUSAILLES   DE    LA    MÈUE   DE   DIEU.         yS 

nous  parler  d'union  matrimoniale  :  entre  Marie  et  Joseph  a-l- 
il  existé  le  lien  d'un  véritable  mariage,  au  sens  le  plus  formel 
Je  ce  mol.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  dans  l'article  qui 
suit. 

Article  II. 
Si  entre  Marie  et  Joseph  a  existé  un  véritable  mariage? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  entre  Marie  et  Joseph 
n'a  pas  existe  un  véritable  mariage  ».  —  La  première  arguë  de 
ce  que  «  saint  Jérôme  dit,  contre  Helvidius  (u.  !i),  que  Joseph 
fut  le  gardien  de  Marie  plutôt  que  son  mari.  Or,  s'il  y  avait  eu 
un  vrai  mariage,  Joseph  eut  été  vraiment  le  mari  de  la  Vierge. 
Donc  il  semble  qu'il  n'y  a  pas  eu  un  véritable  mariage  entre 
Marie  et  Joseph  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  que 
«  sur  ce  passage  de  saint  Matthieu,  ch.  i  (v.  16)  :  Jacob  engen- 
dra Joseph,  l'époux  de  Marie,  saint  Jérôme  dit  :  Quand  tu  en- 
tends le  mot,  mari,  qu'il  ne  te  vienne  pas  la  pensée  des  noces: 
mais  rappelle-toi  la  coutume  des  Écritures,  où  l'on  appelle  maris 
les  fiancés  ou  les  époux;  et  Jemmes,  les  fiancées  ou  les  épouses. 
Or,  le  vrai  mariage  ne  résulte  pas  des  épousailles  ou  des  fian  - 
cailles,  mais  de  la  célébration  des  noces.  Donc  il  n'y  eut  pas 
un  vrai  mariage  entre  la  bienheureuse  Vierge  et  Joseph  ».  — 
La  troisième  objection  cite  le  mot  de  saint  Matthieu,  ch.  i 
(v.  ig),  où  «  il  est  dit  :  Joseph,  son  mari,  parce  quil  était  Juste 
et  qu'il  ne  voulait  point  l'emmener,  c'est-à-dire  dans  sa  maison, 
à  l'effet  de  cohabiter  assidûment  arec  elle,  voulut  lu  renvoyer  en 
secret,  c'est-à  dire  changer  le  temps  des  noces,  comme  l'explique 
saint  Remy  (hom.  IV).  Donc  il  semble  que  les  noces  n'étant 
pas  encore  célébrées  il  n'y  avait  pas  encore  de  véritable  ma- 
riage ;  alors  surtout  qu'après  le  mariage  contracté,  il  n'est  per- 
mis à  personne  de  renvoyer  son  épouse  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  «  saint  Augustin  »,  qui 
dit,  au  liv.  II  Du  consentement  des  Évangélistes  (ch.  i)  :  L'on  ne 
doit  pas  supposer  que  l'Évangéliste  (quand  il  parle  de  Joseph 
l'époux  de  Marie)  entende  séparer  Joseph  de  l'union  matrimoniale 


74  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

avec  Marie,  pour  ce  motif  qu'elle  a  enjanlé  le  Christ,  étant  vierge, 
et  non  en  vertu  de  cette  union.  Car  il  est  manifestement  suggéré  aux 
mariés  fidèles,  par  cet  exemple,  qu'eux  aussi,  même  en  gardant 
d'un  commun  accord  la  continence  et  sans  avoir  de  rapports  char- 
nels, peuvent  demeurer  dans  un  état  qui  est  un  vrai  mariage  et  en 
garde  le  nom  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  cette  règle  ou 
ce  principe,  qu'  «  un  mariage  est  dit  vrai  du  fait  qu'il  atteint 
sa  perfection.  Or,  il  est  une  double  perfection,  pour  chaque 
chose  :  la  première;  et  la  seconde.  La  perfection  première  con- 
siste dans  la  forme  même  de  la  chose  d'où  cette  chose  tire  son 
espèce  »  :  c  est  une  perfection  d'ordre  statique.  «  La  perfection 
seconde  consiste  dans  l'opération  de  la  chose,  par  laquelle  une 
chose  atteint  d'une  certaine  manière  sa  fin  »  :  cette  perfection 
est  d'ordre  dynamique.  «  Quand  il  s'agit  du  mariage,  sa  forme 
consiste  en  une  certaine  union  indivisible  des  esprits  ou  des 
cœurs,  qui  fait  que  l'un  des  époux  est  tenu  de  garder  à  l'autre 
sa  foi  indivisiblement.  La  fin  du  mariage  est  l'enfant  à  procréer 
et  à  élever  :  ce  qu'on  obtient  par  l'acte  conjugal  et  par  les 
autres  œuvres  du  mari  et  de  la  femme  s'aidant  l'un  l'autre  à 
l'effet  de  nourrir  l'enfant.  —  Nous  dirons  donc  que  pour  ce  qui 
regarde  la  perfection  première  du  mariage,  le  mariage  de  la 
Vierge,  Mère  de  Dieu,  et  de  Joseph,  fut  entièrement  véritable  : 
car  l'un  et  l'autre  consentit  au  lien  conjugal,  sans  consentir 
cependant  d'une  façon  expresse  à  l'acte  charnel,  si  ce  n'est  sous 
la  condition  qu'ils  s'en  remettaient  au  bon  plaisir  de  Dieu.  Et 
aussi  bien  l'ange  appelle  Marie  l'épouse  ou  la  femme  de  Joseph, 
quand  il  dit  à  ce  dernier,  en  saint  Matthieu,  ch.  i  (v.  20)  :  I\e 
crains  point  d'accepter  Marie,  fa  Jemme.  Ce  que  saint  Augustin 
explique,  au  livre  Des  noces  et  de  la  concupiscence,  en  disant  : 
Elle  est  appelée  sa  Jemme,  en  raison  de  la  Joi  première  des  épou- 
sailles, sans  qu'il  l'eût  connue  ou  qu'il  dût  la  connaître  charnelle- 
ment. Pour  ce  qui  est  de  la  perfection  seconde  qui  se  réalise 
par  l'acte  du  mariage,  si  cela  se  rapporte  à  l'union  charnelle 
de  laquelle  provient  l'enfant,  le  mariage  dont  il  s'agit  ne 
fut  pas  consommé.  Et  c'est  pourquoi  saint  Ambroise  dit,  sur 
saint  Luc  (ch.  1,  v.  26,  27)  :  Ne  te  troubles  pas  de  ce  que  l'Écri- 


QUEST.    XXIX.    -^   DES   EPOUSAILLES   DE    LA    MÈKE    DE    DIEU.         7.') 

Uire  appelle  Marie  la  femme  de  Joseph.  La  célébralion  des  noces,  en 
ejjfel,  ne  marque  pas  ici  la  perte  de  la  virginité,  mais  témoigne  seu- 
lement de  la  vérité  du  mariage.  Toutefois,  ce  mariage  eut  la  per- 
fection seconde  quant  à  l'éducation  de  l'Enfant.  Et  c'est  pour- 
quoi saint  Augustin  dit,  au  livre  Des  noces  et  de  la  concupiscence 
(liv  I,  ch.  XI,  xii)  :  Tout  le  bien  des  noces  s'est  trouvé  rempli  dans 
ces  parents  du  Christ  :  Venjant,  la  foi  ou  la  jidélité,  et  le  sacre- 
ment. Nous  connaissons  l'EnJant  :  c'est  le  Seigneur  Jésus-Christ 
Lui-même.  Il  y  eut  la  Joi  ou  la  fidélité;  car  jamais  ne  s'y  trouva 
l'adultère.  Et  le  sacrement  :  car  il  n'y  eut  pas  de  divorce.  Il  n'y 
manqua  que  le  seul  acte  conjugal  d'ordre  charnel  »  :  et  cela  même 
achève  d'en  marquer  l'excellence,  puisque  tous  les  biens  du 
mariage  y  parurent,  en  ce  qu'ils  contiennent  d'harmonie  et  de 
dévouement,  sans  aucune  ombre  de  convoitise  ou  de  plaisir 
égoïste  et  sensuel. 

Vad prinium  répond  que  «  dans  le  texte  cité  par  l'objection, 
sainlJérôme  prend  le  mot  mari  selon  qu'il  se  rapporte  à  l'acte 
du  mariage  consommé  ». 

L'ad  secundum  dit  également  que  «  dans  cet  autre  texte,  saint 
.lérôme  appelle  noces  les  rapports  nuptiaux  »  ayant  trait  à 
l'acte  conjugal. 

L'ad  tertium  esl  p\us  délicat,  comme  interprétation  du  texte 
évangélique.  Il  y  est  dit  que  «  selon  l'explication  de  saint  .lean 
Chrysostome,  sur  saint  Matthieu  (Anonyme,  liom.  l),  la  bien- 
heureuse Vierge  était  de  telle  sorte  fiancée  à  Joseph  qu'elle  était 
déjà  dans  la  maison  de  ce  dernier.  Car,  de  même  que  pour  celle 
qui  conçoit  dans  la  maison  de  son  mari,  la  conception  est  regardée 
comme  matrimoniale,  de  même  pour  celle  qui  conroit  hors  de  la 
maison  du  mari,  l'union  est  suspecte.  Il  suit  de  là  qu'il  n'eût  pas 
été  suffisamment  pourvu  à  la  réputation  de  la  bienheureuse 
Vierge,  par  cela  quelle  aurait  été  fiancée,  si  elle  n'avait  été  en 
même  temps  déjà  dans  la  maison  de  son  époux.  Lors  donc  qu'il 
est  dit  qu'fV  ne  voulait  pas  l' emmener ,  il  est  mieux  de  l'entendre 
en  ce  sens  qu'iV  ne  voulait  pas  la  diffamer  en  public,  plutôt  que 
de  l'entendre  en  ce  sens  qu'il  ne  voulait  pas  l'introduire  ou  l'em- 
mener dans  sa  maison.  Aussi  bien  l'Évangéliste  lui-même  ajoute 
qu'tV  voulait  la  renvoyer  d'une  manière  secrète.  Toutefois,   bien 


76  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

qu'elle  fût  déjà  dans  la  maison,  en  raison  de  la  première  foi 
des  épousailles,  la  célébration  solennelle  des  noces  n'était  pas 
encore  intervenue  ;  et  c'est  aussi  en  raison  de  cela  qu'ils  n'avaient 
pas  eu  encore  de  rapports  conjugaux.  Aussi  bien,  comme  le  note 
saint  Jean  Chrysostome  (hom.  IV,  sur  saint  Matthieu),  l'Évan- 
géliste  ne  dit  pas  :  avant  qu'elle  fût  introduite  dans  la  maison 
de  l'époux  ;  elle  y  était,  en  effet,  déjà.  Car  c'était  souvent  la 
coutume,  chez  les  anciens,  d'avoir  dans  la  maison  les  fiancées. 
Et  c'est  pourquoi  l'ange  dit  à  Joseph  (saint  Matthieu,  ch.  i, 
v.  20)  :  I\é  crains  pas  de  recevoir  Marie,  ton  épouse,  c'est-à-dire  : 
Ne  crains  pas  de  célébrer  avec  elle  la  solennité  des  nçces.  —  Cepen- 
dant, d'autres  disent  que  Marie  n'était  pas  encore  introduite 
dans  la  maison  de  Joseph  ;  et  qu'elle  n'était  que  fiancée  (cf.  la 
glose  d'Origène  sur  ce  passage  de  l'Évangile).  Mais,  ajoute  saint 
Thomas,  la  première  explication  s'harmonise  mieux  avec  l'Évan- 
gile ».  —  Il  y  aurait  un  troisième  sentiment,  qui  est,  aujour- 
d'hui, celui  de  beaucoup  de  critiques,  et  qui,  en  effet,  semble- 
rait excellemment  harmoniser  toutes  les  expressions  marquées 
dans  l'Évangile.  Il  consiste  à  appuyer  sur  la  coutume  ou  l'usage 
du  temps  des  événements  dont  il  s'agit,  qui  faisait  que  le 
mariage  comprenait  deux  cérémonies.  L'une,  appelée  d'ail- 
leurs du  nom  de  fiançailles,  était  celle  du  contrat;  elle  liait 
définitivement  les  contractants,  au  point  qu'ils  étaient  tenus 
pour  adultères,  s'ils  manquaient  à  la  foi  jurée.  L'autre  était  la 
cérémonie  des  noces  :  c'était  l'introduction  solennelle  de  l'épouse 
dans  la  maison  de  l'époux.  C'est  entre  les  deux  cérémonies 
qu'auraient  eu  lieu  l'Annonciation  et  les  faits  mentionnés  par 
saint  Mathieu.  Cf.  P.  Didon  :  Jésus-Christ;  appendice  B. 

Après  avoir  étudié  ce  qui  avait  trait  au  mariage  de  Marie  avec 
Joseph,  nous  devons  maintenant  considérer  ce  qui  regarde 
l'Annonciation  de  la  Mère  de  Dieu.  —  C'est  l'objet  de  la  ques- 
tion suivante. 


QUESTION  XXX 


DE   L'ANNONCIATION   DE   LA  BIENHEUREUSE   VIERGE 


Cette  question  comprend  quatre  articles  : 

1°  S'il  était  convenable  que  fût  annoncé  à  Marie  ce  qui  devait  être 

engendré  en  elle? 
2°  Par  qui  cela  devait  lui  être  annoncé  ? 
3"  En  quel  mode  cela  devait-il  lui  être  annoncé? 
4°  De  l'ordre  de  l'annonciation. 


Article  Premier. 

S'il  était  nécessaire  que  fût  annoncé  à  la  bienheureuse  Vierge 
ce  qui  devait  se  faire  en  elle? 


Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  n'était  pas  néces- 
saire que  fût  annoncé  à  la  bienheureuse  Vierge  ce  qui  devait 
se  faire  en  elle  >k  —  La  première  dit  que  «  l'Annonciation 
semblait  nécessaire  uniquement  pour  avoir  le  consentement 
de  la  Vierge.  Or,  son  consentement  ne  paraît  pas  avoir  été 
nécessaire  :  la  conception  de  la  Vierge,  en  effet,  avait  été  an- 
noncée d'avance  par  la  prophétie  de  prédestination,  qui  s'ac- 
complit en  dehors  de  notre  libre  arbitre,  comme  le  note  une 
certaine  glose  sur  saint  Matthieu,  ch.  i  (v.  22).  Donc  il  n'était 
pas  nécessaire  que  cette  Annonciation  se  fît  ».  —  La  seconde 
objection  fait  observer  que  «  la  bienheureuse  Vierge  avait  la  foi 
de  l'Incarnation,  sans  laquelle  nul  ne  peut  être  dans  l'état  du 
salut,  parce  que,  comme  il  est  dit  anx  Romains,  ch.  m  (v.  22)  : 
la  justice  de  Dieu  est  par  la  foi  de  Jésus-Christ.  Or,  de  ce  que 
quelqu'un  croit  avec  certitude,  il  n'a  pas  besoin  d'en  être  ins- 
truit de  par  ailleurs.  Donc  il  n'était  pas  nécessaire' que  l'Incar- 


78  SOMME    THÉOLOGIQUK. 

nation  du  Fils  de  Dieu  fût  annoncée  à  la  bienheureuse  Vierge». 
—  La  troisiènie  objection  déclare  que  «  comme  la  bienheu- 
reuse Vierge  a  conçu  corporellement  le  Christ,  ainsi  chaque 
àme  sainte  le  conçoit  spirituellement  ;  ce  qui  fait  dire  à  l'Apôtre, 
dans  son  épître  aux  Galates,  ch.  iv  (v.  19)  :  Mes  petits  enfants, 
que  j'enfante  à  nouveau,  jusqu'à  ce  que  te  Christ  soit  formé  en 
vous.  Or,  pour  ceux  qui  doivent  concevoir  le  Christ  spirituelle- 
ment, cette  conception  ne  leur  est  pas  annoncée.  Donc  il  ne 
devait  pas  être  annoncé,  non  plus,  à  la  bienheureuse  Vierge, 
qu'elle  allait  concevoir  dans  son  sein  le  Fils  de  Dieu  ». 

L'argument  sed  contra  se  réfère  simplement  à  ce  que  u  nous 
lisons  dans  saint  Luc,  ch.  i  (v.  3i),  que  l'Ange  dit  à  Marie  : 
Voici  que  vous  concevrez  dans  votre  sein  et  vous  enfanterez  un 
Fils  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  ainsi  sa  conclu- 
sion :  (I  11  était  convenable  et  à  propos,  qu'il  fût  annoncé  à  la 
bienheureuse  Vierge  qu'elle  allait  concevoir  le  Christ.  —  D'a- 
bord, pour  garder  l'ordre  voulu  dans  l'union  du  Fils  de  Dieu 
à  la  Vierge  :  il  fallait,  en  effet,  que  son  esprit  en  fût  instruit 
avant  que  la  conception  s'en  fit  dans  sa  chair.  Aussi  bien 
saint  Augustin  dit,  au  livre  De  la  virginité  (ch.  m)  :  Marie  est 
plus  lieurease  en  percevant  ta  foi  du  Christ  qu'en  concevant  la  chair 
du  Christ.  Et,  après,  il  ajoute  :  La  proximité  maternelle  n'aurait 
servi  de  rien  à  Marie,  si  elle  n'avait  avec  plus  de  bonheur  porté 
le  Christ  dans  son  cœur  plutôt  que  dans  sa  chair.  —  En  second 
lieu,  pour  qu'elle  pût  être  un  témoin  plus  certain  de  ce  mys- 
tère, en  étant  instruite  elle-même  divinement.  —  Troisième- 
mentj  afin  qu'elle  pût  offrir  à  Dieu  les  dons  volontaires  de  ses 
services;  à  quoi  elle  se  montra  prompte,  en  disant  :  Voici  la 
servante  du  Seigneur  (saint  Luc,  ch.  i,  v.  3i).  —  Quatrième- 
ment, pour  que  fût  montré  qu'il  y  avait  un  certain  mariage 
spirituel  entre  le  Fils  de  Dieu  et  la  nature  humaine.  Et  c'est 
pourquoi  par  l'Annonciation  était  attendu  le  consentement  de 
la  \  ierge  en  lieu  et  place  de  toute  la  nature  humaine  ».  On 
aura  lemarqué  ce  qu'a  de  particulièrement  transcendant  cette 
quatrième  raison  formulée  ici  par  saint  Thomas.  Elle  est  d'or- 
dre mystique,  mais  appuyée  sur  toute  la  grande  doctrine  pau- 


Q.    XXX.    —   DE    l' ANNONCIATION    DE   LA    BIENHEUREUSE    VIERGE.        yi) 

linienne  de  l'union  du  Fils  de  Dieu  avec  notre  nature  et  avec 
l'Église. 

Vad  primum  répond  que  «  la  prophétie  de  prédestination 
s'accomplit  sans  que  notre  libre  arbitre  la  cause,  mais  non 
sans  que  notre  libre  arbitre  y  consente  )^. 

Vad  secundum  accorde  que  y  sans  doute,  la  bienheureuse 
Vierge  avait  la  foi  expresse  ou  explicite  de  l'Incarnation  future  ; 
mais,  parce  qu'elle  était  humble,  elle  n'avait  point  de  si  hautes 
pensées  d'elle-même  »,  qu'elle  pût  songer  qu'elle-même  serait 
choisie  comme  instrument  de  ce  mystère.  «  Et  c'est  pourquoi 
elle  devait  en  être  instruite  » 

Vad  tertiiim  fait  observer  que  «  la  conception  spirituelle  du 
Christ,  qui  est  par  la  foi,  est  précédée  de  l'annonciation  qui  se 
fait  par  la  prédication  de  la  foi,  selon  que  la  foi  vient  de  l'ouïe, 
cbmme  il  est  dit  aux  Honiains,  ch.  x  |v.  17)  ».  —  Et,  cependant, 
ajoute  saint  Thomas,  il  ne  s'ensuit  pas  pour  cela  que  quelqu'un 
sache  avec  certitude  qu'il  a  la  grâce  ;  mais  il  sait  que  la  foi 
qu'il  a  reçue  est  vraie  ».  Sur  cette  distinction  ou  cette  difl'é- 
rence,  cf.  ce  qui  a  été  dit  dans  la  Prima-Secundae,  q.  112,  art  5. 

Parmi  les  raisons  que  nous  a  données  saint  Thomas  pour 
montrer  qu'il  était  bon  et  souverainement  convenable  que  le 
mystère  de  l'Incarnation  fût  annoncé  à  Marie  avant  de  s'ac- 
complir en  elle,  la  raison  qui  a  trait  à  son  consentement  est 
d'une  importance  exceptionnelle.  Elle  nous  permet  d'entrevoir 
la  dette  de  reconnaissance  que  toute  créature,  mais  surtout  la 
créature  humaine,  a  contractée  envers  Marie,  puisque,  en  pro- 
nonçant le  sublime/ta^  que  nous  trouvons  marqué  dans  l'évan- 
gile de  saint  Luc,  elle  a  été  la  cause  volontaire  immédiate 
permettant  à  Dieu  de  réaliser,  comme  II  l'avait  ordonné  dans 
les  conseils  de  sa  prédestination,  le  chef-d'œuvre  de  son  amour, 
rincarnation  de  son  Fils,  principe  et  source  de  tous  nos  biens 
dans  l'ordre  du  salut.  —  Il  était  donc  souverainement  conve- 
nable que  Dieu  fît  annoncer  à  Marie  le  mystère  qu'il  avait 
résolu  d'accomplir  en  elle.  Mais  fallait-il  que  cette  annonce  fût 
faite  par  un  ange?  Nous  devons  maintenant  examiner  ce  nou- 
veau point  de  doctrine.  Et  ce  va  être  l'objet  de  l'article  suivant. 


80  SOMME    THÉOLOGIQUK. 


Article  II. 

Si  à  la  bienheureuse  Vierge  l'Annonciation  devait  être  faite 

par  un  ange? 

Quatre  objections  veulent  prouver  qu'  «  à  la  bienheureuse 
Vierge  l'Annonciation  ne  devait  pas  être  faite  par  un  ange  ». 

—  La  première  rappelle  qu'  «  aux  anges  supérieurs  la  révéla- 
tion est  faite  immédiatement  par  Dieu,  comme  le  dit  saint 
Denys,  au  chapitre  vu  de  la  Hiérarchie  céleste.  Or,  la  Mère  de 
Dieu  a  été  élevée  au-dessus  de  tous  les  anges.  Donc  il  semble 
qu'à  elle  c'est  immédiatement  par  Dieu  qu'aurait  dû  être  an- 
noncé le  mystère  de  l'Incarnation,  et  non  point  par  un  ange  », 

—  La  seconde  objection  dit  que  «  s'il  fallait,  sur  ce  point, 
garder  l'ordre  établi  selon  lequel  les  choses  divines  sont  révé- 
lées aux  hommes  par  les  anges,  pareillement  c'est  par  l'homme 
que  sont  transmises  à  la  femme  les  choses  de  Dieu  ;  aussi  bien 
l'Apôtre  lui-même  dit,  dans  la  première  épître  aax  Corinthiens, 
ch.  XIV  (v.  34,  35)  :  Que  les  femmes,  dans  les  églises,  se  taisent; 
et  si  elles  veulent  apprendre  quelque  chose,  qu'elles  le  demandent 
aux  hommes  à  la  maison.  Donc  il  semble  qu'à  la  bienheureuse 
Vierge  devait  être  annoncé  le  mystère  de  l'Incarnation  par 
quelque  homme;  surtout  parce  que  Joseph,  son  mari,  avait 
reçu,  à  ce  sujet,  les  instructions  d'un  ange,  comme  on  le  voit 
par  saint  Matthieu,  ch.  i  (v.  20,  21)  ».  —  La  troisième  objection 
fait  observer  que  «  nul  ne  peut  convenablement  annoncer  ce 
qu'il  ignore.  Or,  les  anges  supérieurs  ne  connurent  point 
pleinement  le  mystère  de  l'Incarnation  ;  aussi  bien  saint  Denys 
dit  qu'il  faut  entendre  comme  faite  par  eux  la  question  qui  est 
posée  dans  Isaïe,  ch.  lxiii  (v.  i)  :  Quel  est  celui  qui  vient  d'Edom? 
Donc  il  semble  que  l'Annonciation  de  l'Incarnation  ne  put 
être  faite  convenablement  par  aucun  ange  ».  —  La  quatrième 
objection  déclare  que  «  les  plus  grandes  choses  doivent  être 
annoncées  par  les  plus  grands  messagers.  Or,  le  mystère  de 
l'Incarnation  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  parmi   toutes  les 


Q.    XXX.    —    DB    l'aNNONCIATION    DE    LA    BIEMIRIJUEUSF    VIERGE.        8r 

antres  choses  qui  ont  été  annoncées  parles  anges  aux  hommes. 
Donc  il  semble  que  si  ce  mystère  avait  dû  être  annoncé  par 
un  ange,  il  aurait  dû  l'être  par  un  des  anges  de  l'ordre  suprême. 
D'autre  part,  Gabriel  »,  qui  est  marqué  pour  cette  Annoncia- 
tion, «  n'appartient  pas  à  l'ordre  suprême,  mais  à  celui  des 
archanges,  qui  est  l'avanl-dernier;  car  l'Église  chante  (dans  la 
fête  de  la  Purification,  9"  répons  des  matines)  :  Nous  savons 
que  l'archange  Gabriel  t'a  parlé  au  nom  de  Dieu.  Ce  n'est  donc 
pas  à  propos,  que  celle  Annonciation  a  été  faite  par  l'archange 
Gabriel  ». 

L'argument  sed  conlra  cite  simplement  le  mot  de  saint  Luc, 
où  'X  il  est  dit,  ch.  i  (v.  26)  :  L'ange  Gabriel  fui  envoyé  par 
Dieu,  etc.  ». 

Au  corps  de  larticle,  saint  Thomas  répond  qu'  «  il  fut  conve- 
nable qu'à  la  Mère  de  Dieu  fût  annoncé  par  un  ange  le  mystère 
de  l'Incarnation,  pour  trois  raisons.  — D'abord,  afin  que,  même 
en  cela,  fût  gardé  l'ordre  divin  selon  lequel  par  l'intermédiaire 
des  anges  les  choses  divines  parviennent  aux  hommes.  Aussi 
bien  saint  Denys  dit,  au  chapitre  iv  de  la  Hiérarchie  céleste,  que 
les  anges  ont  été  d'atmrd  instruits  du  divin  mystère  de  la  bénignité 
de  Jésus  ;  ensuite,  par  eux  la  grâce  de  la  connaissance  arriva  Jus- 
qu'à nous.  C'est  ainsi  donc  que  le  très  divin  Gabriel  apprenait  à 
Zacharie  que  le  prophète  devait  naître  de  lui;  et,  à  Marie,  com- 
ment en  elle  se  produirait  le  mystère  souverainement  divin  de  la 
formation  inejjable  de  Dieu.  —  En  second  lieu,  parce  que  cela 
convenait  à  la  restauration  humaine,  qui  devait  se  faire  par 
le  Christ.  De  là  vienl  que  le  vénérable  Bède  dit,  dans  l'homélie 
(de  l'Annonciation)  :  C'était  le  début  qui  convenait,  pour  la  restau- 
ration humaine,  qu'un  ange  fût  envoyé  par  Dieu  à  la  Vierge  que 
devait  consacrer  l'enfantement  divin  ;  parce  que  la  première  cause 
de  la  perte  des  hommes  fut  quand  le  serpent  Jut  envoyé  par  le 
démon  à  la  femme  qui  devait  tromper  l'esprit  d'orgueil.  —  Troi- 
sièmemenl,  parce  que  cela  convenait  à  la  virginité  de  la  Mère 
de  Dieu.  Aussi  bien  saint  Jérôme  dit,  dans  son  sermon  de  l'As- 
somption (ou  plutôt  dans  l'épître  à  Paule  et  Eustochée,  qui  n'est 
pas  authentique)  :  C'est  à  propos  qu'un  ange  est  envoyé  à  la 
Vierge  ;  parce  que  toujours  il  y  a  liarmonie  entre  la  virginité  et 
XYI,  —  La  Rédemption.  6 


'*^2  SOMMB    THÉOLOGIQUE. 

les  anges,  car  vivre  dans  la  chair  en  dehors  de  la  chair  n'est  pas 
une  vie  terrestre  mais  céleste  d. 

Vad  primuni  accorde  que  «  la  Mère  de  Dieu  élait  supérieure 
aux  anges,  quant  à  la  dignité  à  laquelle  elle  élait  élue.  Mais, 
quant  à  l'état  de  la  vie  présente,  elle  élait  inférieure  aux  an- 
ges; puisque,  même  le  Christ,  en  laison  de  sa  vie  passible,  a 
été  mis  un  peu  au-dessous  des  (uiges,  comme  il  est  dit  aux 
Hébreux,  ch.  ii  (v.  9).  Toutefois,  parce  que  le  Christ  était  dans 
la  voie  el  au  terme,  Il  n'avait  pas  besoin  d'être  instruit  par 
les  anges,  quant  à  la  connaissance  des  choses  divines.  La  Mère 
de  Dieu,  au  contraire,  n'était  pas  encore  dans  l'état  de  ceux 
qui  sont  au  terme.  Et  c'est  pourquoi  elle  devait  être  instruite 
(le  la  conception  divine  par  les  anges  ». 

Vad  secundum  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin, 
au  sermon  de  l Assomption,  la  bienheureuse  Vierge  Marie  est 
tenue  à  bon  droit  comme  exceptée  de  certaines  conditions 
générales;  car,  ni  elle  na  vu  ses  conceptions  multipliées,  ni  elle 
n\t  été  sous  la  jouissance  »  ou  sous  l'action  de  l'homme,  c'est- 
à-dire  «  du  mari  {Genèse,  ch.  m,  v.  16),  Celle  qui  a  reçu  le  Cfirist 
de  l'Esprit-Saint  dans  ses  entrailles  très  pures.  Et  c'est  pourquoi 
elle  ne  devait  pas  être  instruite  du  mystère  de  l'Incarnation 
par  l'entremise  de  l'homme,  mais  par  l'entremise  d'un  ange. 
C'est  à  cause  de  cela  aussi  qu'elle-même  en  a  été  instruite 
avant  Joseph;  car  elle  fut  instruite  du  mystère  avant  la  con- 
ception, tandis  que  Joseph  ne  le  fut  qu'après  la  concep- 
tion  ». 

Vad  lerlium  déclare  que  «  comme  il  ressort  du  texte  de  saint 
Denys.  cité  (au  corps  de  l'article),  les  anges  connurent  le  mys- 
tère de  rincarnation  ;  toutefois,  ils  interrogent,  désireux  de 
connaître  plus  parfaitement  du  Christ,  les  raisons- de  ce  mys- 
tère, qui  sont  incompréhensibles  à  toute  intelligence  créée. 
Aussi  bien  Maxime  (l'abbé  Maxime,  Questions,  Interrogations  et 
Réponses,  rép.  à  l'interrog.  xlu)  dit  qu'i7  n'y  a  pas  à  mettre  en 
doute  si  les  anges  connurent  rincarnation  à  venir.  Mais  l'inson- 
dable conception  du  Seigneur  leur  demeurait  cachée,  et  aussi  le 
mode  selon  lequel  tout  entier  en  son  Père,  Il  demeurait  encore 
tout  entier  en  tous  et  également  dans  le  sein  de  la  Vierge  ». 


Q.    XXX.    —    DE   L'A^NONCIATIO^"    DE    LA   BIENHEUREUSE    VIERGE.        83 

L'ad  qaarlum  en  appelle  à  ce  que  «  quelques-uns  disent  que 
Gabriel  fut  de  l'ordre  le  plus  élevé  ;  en  raison  de  cette  parole 
de  saint  Grégoire  (liom.  \XIV,  sur  l'Évangile,  n.  8)  :  //  élcdl 
cnnvenablle  que  vtiil  lange  suprême  pour  parler  le  suprême  mes- 
sage. Mais,  reprend  saint  Thomas,  il  ne  suit  pas  de  là  qu'il  fût 
le  plus  élevé  de  tous  les  ordres  ;  c'était  le  plus  élevé  parmi  les 
anges  :  et,  en  efTet,  il  était  de  l'ordre  des  archaqges.  Aussi  bien 
l'Église  l'appelle  archange;  et  saint  Grégoire  lui-même  dit,  dans 
l'homélie  (précitée)  des  Cent  brebis,  que  ceux  qui  annoncent  les 
messages  suprêmes  sont  appelés  archanges.  Il  est  donc  assez  à 
croire  qu'il  est  le  plus  élevé  dans  l'ordre  des  archanges.  Et, 
comme  le  dit  saint  Grégoire  (au  même  endroit,  n.  9),  son  nom 
convient  à  son  office  :  Gabriel,  en  effet,  signifie,  Force  de  Dieu. 
Car  il  fcdlail  que  le  Christ  Jùt  annoncé  par  la  Force  de  Dieu,  parce 
que,  Seigneur  des  vertus  et  puissant  dans  le  combat.  Il  venait 
triompher  des  puissances  de  l'air  », 

Le  mystère  de  l'Incarnation  devait  être  annoncé  à  la  bien- 
heureuse Vierge;  et  il  devait  lui  être  annoncé  par  un  ange, 
par  l'archange  Gabriel.  —  Mais  fallait-il  que  cet  ange,  cet  ar- 
change Gabriel,  se  présentât  à  elle  sous  une  forme  humaine? 
Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  III. 

Si  l'ange  de  l'Annonciation  devait  apparaître  à  la  Vierge 
en  vision  corporelle  ? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  l'Ange  de  l'Annon- 
ciation ne  devait  pas  apparaître  à  la  Vierge  en  vision  corpo- 
relle ».  —  La  première  fait  observer  que  «  la  vision  intellec- 
tuelle est  plus  digne  que  la  vision  corporelle,  comme  le  dit  saint 
Augustin,  au  livre  XII  du  Commentaire  littéral  de  la  Genèse 
(ch.  xxiv)  ;  et  surtout  elle  convient  davantage  à  l'ange  lui- 
même  ;  car,  par  la  vision  intellectuelle,  l'ange  est  vu  dans  sa 
substance,   tandis  que    par  la  vision  corporelle  il  est  vu  dans 


84  SOMME    THÉOLOGIQLE. 

une  figure  corporelle  empruntée.  Or,  de  même  que  pour  an- 
noncer la  conception  divine  il  convenait  que  vînt  le  messager 
suprême,  de  même  il  semble  aussi  qu'il  convenait  que  ce  fût 
le  suprême  genre  de  vision.  Donc  il  semble  que  l'Ange  de 
l'Annonciation  apparut  à  la  Vierge  dans  une  vision  intellec- 
tuelle ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  a  la  visioji  par 
l'imagination  semble  aussi  être  plus  noble  que  la  vision  cor- 
porelle ;  comme  l'imagination  est  une  puissance  plus  baute 
que  le  sens.  Or,  l'ange  apparut  à  Joseph  dans  le  sommeil,  selon 
la  vision  de  l'imagination  ;  comme  on  le  voit  par  saint  Mat- 
thieu, ch.  I  (V.  20)  et  ch.  II  (v.  i3,  19).  Donc  il  semble  qu'il 
aurait  dû  apparaître  aussi  à  la  bienheureuse  Vierge,  dans  une 
vision  de  l'imagination  et  non  pas  dans  une  vision  corpo- 
relle ».  —  La  troisième  objection  dit  que  «  la  vision  corporelle 
d'une  substance  spirituelle  cause  de  la  stupeur  en  ceux  qui  la 
voien.t;  et  aussi  bien,  de  la  Vierge  elle-même  on  chante  (dans 
la  fête  de  V  Annonciation ,  2"  rép.  des  Matines)  :  La  Vierge  s'ej- 
fraye  de  la  lumière.  Or,  il  eût  été  mieux  que  son  esprit  fût  pré- 
servé d'un  tel  trouble.  Donc  il  n'était  pas  convenable  que  cette 
sorte  d'Annonciation  se  fît  par  une  vision  corporelle  ». 

L'argument  sed  contra  cite  «  saint  Augustin  0,  qui,  "  dans 
un  sermon  (sermon  IIP  de  V  Annonciation,  parmi  les  Œuvres) 
introduit  la  bienheureuse  Vierge  parlant  ainsi  :  Vint  à  moi 
r archange  Gabriel,  à  la  face  rayonnante,  au  vêtement  éclatant,  à 
la  marche  admirable.  Or,  ces  choses  n'appartiennent  qu'à  la  vi- 
sion corporelle.  Donc  c'est  par  une  vision  corporelle  que  l'ange 
de  l'Annonciation  apparut  à  Marie  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  affirme  de  la  façon  la 
plus  nette  et  sans  hésitation  aucune,  que  «  l'Ange  de  l'Annon- 
ciation apparut  à  Marie  en  vision  corporelle.  —  Et  ce  fut,  là, 
chose  convenable,  poursuit  le  saint  Docteur,  d'abord  quant  à 
ce  qui  était  annoncé.  L'ange,  en  effet,  venait  annoncer  l'In- 
carnation du  Dieu  invisible.  Il  convenait  donc  que  pour  décla- 
rer ce  mystère  la  créature  invisible  prît  une  forme  en  laquelle 
elle  apparaîtrait  visiblement  :  alors  d'ailleurs  que  toutes  les 
apparitions  de  l'Ancien  Testament  »,  lesquelles  ordinairement 
étaient  sous  forme  de  vision  corporelle,  «  étaient  ordonnées  à 


Q.    XXX.    DE   l'aNNONCIATION   DE    LA    BIENHEUREUSE    VIERGE.        ^5 

cette  apparition  par  laquelle  le  Fils  de  Dieu  apparut  dans  la 
chair  ».  On  remarquera,  en  passant,  cette  belle  déclaration  de 
saint  Thomas,  au  sujet  des  apparitions  relatées  dans  l'Ancien 
Testament.  — «  Secondement,  cela  convenait  à  la  dignité  de  la 
Mère  de  Dieu,  laquelle  non  seulement  dans  son. esprit,  mais 
aussi  dans  son  sein  corporel  devait  recevoir  le  Fils  de  Dieu. 
Et  c'est  pourquoi  non  seulement  son  esprit,  mais  encore  ses 
sens  corporels  devaient  être  réconfortés  par  la  vision  de  l'ange. 
—  Troisièmement,  cela  convenait  à  la  certitude  de  la  chose 
qui  était  annoncée.  Les  choses,  en  effet,  qui  tombent  sous  nos 
yeux  sont  perçues  par  nous  avec  plus  de  certitude  que  celles 
que  nous  avons  dans  l'imagination.  Aussi  bien  saint  Jean 
Ghrysostome  dit,  sur  saint  Matthieu  (hom.  ÏV),  que  l'ange  n'ap- 
parut pas  en  songe  à  la  Vierge,  mais  d'une  manière  visible. 
Comme,  en  ejffet,  elle  recevait  de  l'ange  un  rapport  souveraine- 
ment grand;  elle  avait  besoin,  avant  qu'un  si  grand  événement  se 
produise,  d'une  vision  solennelle  ». 

Vad  primurn  répond  que  «  la  vision  intellectuelle  est  plus 
digne  que  la  vision  imaginaire  ou  corporelle,  si  l'une  ou  l'au- 
tre de  ces  dernières  est  seule.  Mais,  saint  Augustin  lui-même 
dit  (endroit  cité  dans  l'objection,  ch.  rx),  que  cette  prophétie 
est  plus  excellente,  qui  a  tout  ensemble  la  vision  intellec- 
tuelle et  imaginaire,  comparée  à  celle  qui  a  l'une  d'elles  seu- 
lement. Or,  la  bienheureuse  Vierge  ne  perçut  pas  seulement 
la  vision  corporelle,  mais  encore  l'illumination  intellectuelle. 
Aussi  bien  une  telle  apparition  fut-elle  plus  noble.  Toutefois, 
elle  eût  été  plus  noble  encore,  si  Marie  avait  vu  l'ange,  d'une 
vision  intellectuelle,  dans  sa  substance  même  »  de  pur  esprit, 
(  mais  son  état  de  personne  humaine  encore  dans  cette  vie 
d'exil  ne  souffrait  pas  que  Marie  vît  l'ange  par  son  essence  ». 

U ad  seeundum  accorde  que  «  l'imagination  est,  en  effet,  une 
puissance  plus  haute  que  le  sens  extérieur.  Toutefois,  parce 
que  le  principe  de  la  connaissance  humaine  est  le  sens,  en  lui 
consiste  la  plus  grande  certitude;  car  il  faut  toujours  que  les 
principes  de  la  connaissance  soient  plus  certains.  Et  c'est  pour- 
quoi Joseph,  à  qui  l'ange  apparut  en  songe,  n'eut  pas  une 
apparition  aussi  excellente  que  la  bienheureuse  Vierge  ».  — 


S6  SOMMK    THÉOLOGlQLi:. 

Soulignons,  une  l'ois  déplus,  au  passage,  la  magnifique  doc- 
trine critériologique  de  saint  Thomas,  formulée  de  nouveau 
dans  cet  roi  secandam.  La  philosophie  moderne,  depuis  Des- 
cartes, ejt  au  suprême  degré  dans  Kant,  s'est  vouée  au  sepli- 
cismc  et  au  désespoir  d'atteindre  toute  certitude,  parce  qu'elle 
a  méconnu  ce  point  de  doctrine  si  essentiel,  que  toutes  nos 
connaissances  ont  leur  principe  dans  l'usage  de  nos  sens;  et 
que,  par  conséquent,  rien  ne  saurait  être  plus  certain,  pour 
nous,  que  ce  dont  nos  sens  témoignent:  bien  plus,  toute  autre 
connaissance,  sans  en  excepter  la  connaissance  intellectuelle 
la  plus  haute,  devra  être  passée  au  crible  de  ce  témoignage, 
sous  peine  de  n'avoir  pour  nous  qu'une  valeur  suspecte  :  en  fait 
d'être  et  de  réalité,  nous  ne  percevons,  par  mode  de  perception 
directe  et  immédiate  ou  intuitive,  que  la  réalité  qui  existe  à 
l'état  concret,  et  celte  réalité  n'est  perçue  que  par  nos  sens. 
Quant  à  l'idée,  objet  de  la  perception  intellectuelle,  elle  ne 
porte  directement  que  sur  l'abstrait;  et  l'abstrait,  comme  tel, 
n'existe  point  dans  la  réalité  des  choses.  Il  est  vrai  qu'en- 
suite, en  utilisant  ces  idées  abstraites  et  en  vo\ant  leurs  rap- 
ports avec  les  êtres  concrets  d'où  elles  nous  sont  tenues,  nous 
pourrons,  par  voie  de  raisonnement,  atteindre  d'autres  êtres 
(jui  existent  réellement  sans  être  objet  de  la  connaissance  sen- 
sible. Mais,  comme  nous  le  disait  ici  saint  Thomas  à  Yad  pri- 
mani,  dans  notre  état  actuel,  nous  ne  percevons  pas  ces  êtres 
en  eux-mêmes  ou  dans  leur  substance,  et  par  mode  de  con- 
naissance intuitive  ou  directe.  Leur  être  réel  n'est  connu  de 
nous  que  par  voie  d'analogie  et  en  nous  appuyant  sur  l'être 
réel  perçu  par  nos  sens,  le  seul  qui  soit  à  notre  portée.  De  là 
l'absolue  prédominance  de  la  connaissance  sensible,  chez  nous, 
quand  il  s'agit  de  certitude,  comme  nous  l'a  dit  saint  Thomas 
dans  cet  ad  secandam. 

\.'ad  levliam  explique  que  «  comme  le  dit  saint  Ambroise, 
sur  saint  Lac  (ch.  i,  v.  ii),  noas  nous  troublons  et  nous  sortons 
de  notre  état  habituel,  quand  noas  sommes  saisis  par  la  venue  à 
nous  d'une  puissance  supérieure.  Et  cela  se  produit,  non  pas 
seulement  par  la  vision  corporelle  :  mais  encore  par  la  vision 
de  l'imagination.  Aussi  bien,  dans  la  Genèse,  ch.  xv  (v.  12), 


Q.  \xx.  —  DE  l'Annonciation  dk  la  bienheureuse  vierge.     87 

il  est  dit  que  comme  le  soleil  s'fHail  couché,  l'assoupissement  sai- 
sit Abraham  et  il  fut  envahi  par  une  horreur  immense  et  léné- 
t)reuse.  Toutefois,  ce  trouble  ne  nuit  pas  tellement  à  l'homme, 
que  l'apparition  angélique  doive  pour  cela  ne  pas  se  produire. 
—  D'abord,  parce  que  du  fait  que  l'homme  est  élevé  au-dessus 
de  lui,  ce  qui  est  de  sa  dignité,  sa  partie  inférieure  est  affaiblie 
cl  de  là  provient  le  trouble  dont  il  s'agit;  comme,  du  reste, 
même  dans  l'ordre  physique,  si  la  chaleur  naturelle  est  rame- 
née à  l'intérieur,  les  extrémités  du  corps  se  prennent  à  trem- 
bler. —  Secondement,  parce  que,  comme  Origène  le  dit,  sur 
saint  Luc  (hom.  lY),  Vange  qui  apparaît,  sachant  que  c'est  là  une 
condition  de  la  nature  humaine,  commence  par  remédier  à  ce 
trouble.  Aussi  bien  soit  à  Zacharie,  soit  à  Marie,  après  le  trou- 
ble, il  dit  :  iVe  craigne:  pas.  Et,  à  cause  de  cela,  comme  nous 
le  lisons  dans  la  Vie  de  saint  Antoine,,  //  n'est  pas  dijjicile  de 
discerner  les  bons  esprits  des  mauvais.  Si,  en  ejfet,  après  la  crcunle 
succède  la  Joie,  sachons  que  le  secours  nous  vient  du  Seigneur  ; 
car  la  sécurité  de  l'âme  est  l'indice  de  la  présence  de  la  Majesté. 
Si,  au  contraire,  la  crainte  ressentie  persiste,  c'est  l'ennemi  qui  est 
là.  —  Quant  au  trouble  de  la  Vierge  elle-même,  il  convenait  à 
la  pudeur  virginale.  Car,  comme  le  dit  saint  Ambroise,  sur  saint 
Luc  (ch.  I,  v.  28),  trembler  est  le  propre  des  vierges,  et  de  s'ej- 
Jrayer  à  toute  approche  dés  hommes,  de  redouter  toute  parole  des 
hommes.  —  Toutefois,  il  en  est  qui  disent  que  la  bienheu- 
reuse Vierge,  habituée  aux  visions  des  anges,  ne  fut  point  trou- 
blée par  la  vue  de  l'ange,  mais  dans  l'admiration  ou  l'étonne- 
ment  au  sujet  des  choses  qui  lui  étaient  dites  par  l'ange;  parce 
qu'elle  n'avait  point  sur  elle-même  des  pensées  si  magnifiques. 
Aussi  bien  l'Évangélisle  ne  dit  pas  qu'elle  fût  troublée  à  la  vue 
de  l'ange,  mais  à  sa  parole  »  (S.  Luc,  ch.  i,  v.   29). 

Il  nous  reste  un  dernier  point  à  examiner  au  sujet  de  l'An- 
nonciation. C'est  celui  de  l'ordre  même  dans  lequel  cette 
Annonciation  s'est  déroulée.  Saint  Thomas  se  demande  s'il  a 
bien  été  ce  qu'il  fallait.  Il  va  nous  répondre  à  l'article  qui 
suit. 


88  SOMMIi    THÉOLOGIQUi;. 

Article  IV. 
Si  l'Annonciation  s'est  déroulée  dans  l'ordre  qu'il  fallait  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  rAiinonciation  ne 
s'est  pas  déroulée  dans  l'ordre  qu'il  fallait  ».  -  La  première 
dit  que  «  la  dignité  de  la  Mère  de  Dieu  dépendait  du  fruit  de  la 
conception.  Or,  la  cause  doit  être  manifestée  avant  l'effet.  Donc 
l'ange  aurait  dû  annoncer  la  conception  du  Fils  avant  de  mar- 
([uer  la  dignité  de  la  Mère  en  la  saluant  ».  —  La^  seconde  ob- 
jection déclare  que  «  la  preuve  doit  ou  bien  être  omise  dans 
les  choses  qui  ne  sont  pas  douteuses,  ou  bien  venir  avant 
dans  les  choses  où  il  peut  y  avoir  doute.  Or,  l'ange  semble 
avoir  annoncé  d'abord  ce  qui  devait  faire  doute  pour  la  Vierge 
et  amener  sa  question  :  Comment  cela  se  Jera-t-U?  Et  ce  n'est 
qu'après  qu'il  a  ajouté  la  preuve  en  apportant  soit  l'exemple 
d'Élizabeth  soit  la  toute-puissance  de  Dieu.  Donc  ce  n'est  point 
dans  l'ordre  voulu  que  l'Annonciation  a  été  faite  par  l'ange  ». 
—  La  troisième  objection  fait  remarquer  que  «  le  plus  ne  peut 
pas  se  prouver  par  le  moins.  Or,  qu'une  vierge  enfante  était 
chose  plus  grande  que  le  fait  qu'une  femme  âgée  enfante. 
Donc  la  preuve  de  l'ange  prouvant  la  conception  de  Ma'rie  par 
la  conception  d'une  personne  âgée  n'était  pas  suffisante   ). 

L'argument  sed  contra  apporte  le  mot  de  l'Épître  aux  Hu- 
mains, ch.  XIII  (v.  i),  oij  «  il  est  dit  :  Les  choses  qui  viennent 
(le  Dieu  sont  ordonnées.  Or,  l'ange  était  envoyé  par  Dieu,  à  l'effet 
d'annoncer  à  la  Vierge  le  mystère  divin,  comme  il  est  dit  en 
saint  Luc,  ch.  i  (v.  26).  Donc  l'Annonciation  a  été  accomplie 
par  l'ange  de  la  façon  la  plus  souverainement  ordonnée  ».  — 
Dès  là  que  le  messager  céleste  se  présentant  à  Marie,  venait 
avec  les  instructions  de  Dieu,  il  n'est  point  possible  que  tout 
n'ait  été  de  la  plus  absolue  perfection  dans  l'accomplissement 
de  son  message. 

An  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  l'Annon- 
ciation a  été  accomplie  par  l'ange  dans  l'ordre  qui  convenait.» 


Q,    XXX.    —   DE    L'A^NO^CIATlO^    DE   LA    BIEiNHEUREUSK    VIERGE.        8() 

L'ange,  en  effet,  se  proposait  trois  choses  au  sujet  de  la  Vierge. 
—  Premièrement,  rendre  son  esprit  attentif  à  la  considération 
d'un  si  grand  message.  Ce  qu'il  fait,  en  la  saluant  d'une  salu- 
tation nouvelle  et  inaccoutumée.  Aussi  bien  Origène  dit  que 
si  la  Vierge  avait  su  qu'un  semblable  discours  avait  été  tenu  à 
quelque  autre  —  et  elle  l'aurait  pu,  ayant  la  science  de  la  f.oi,  ja- 
mais une  telle  salutation  ne  l'aurait  terrifiée  comme  extraordinaire. 
Dans  laquelle  salutation,  l'ange  marqua  d'abord  l'aptitude  de 
la  Vierge  à  la  conception  qu'il  annonçait,  quand  il  dit  ;  pleine 
de  grâce;  il  marqua  ensuite  la  conception,  quand  il  dit  :  le 
Seigneur  est  avec  vous  :  et  enfin  il  annonça  l'honneur  qui  s'en- 
suivrait, quand  il  dit  :  Vous  êtes  bénie  parmi  les  Jenimes  ».  On 
aura  remarqué  ce  délicieux  commentaire  de  la  salutation  angé- 
lique,  si  profond  et  si  lumineux.  —  «  En  second  lieu,  l'ange 
se  proposait  d'instruire  Marie  du  mystère  de  l'Incarnation  qui 
devait  s'accomplir  en  elle.  Et  c'est  ce  qu'il  fait,  en  annonçant 
d'abord  la  conception  et  l'enfantement  :  Voici  que  vous  conce- 
vrez dans  votre  sein  et  que  vous  enfanterez  un  Fils  ;  en  montrant 
ensuite  la  dignité  de  l'Enfant  conçu,  quand  il  dit  :  //  sera 
grand;  et  enfin  en  indiquant  le  mode  de  la  conception,  quand 
il  dit  :  L' Esprit-Saint  viendra  en  vous,  etc.  —  Troisièmement, 
l'ange  voulait  amener  l'esprit  de  Marie  à  donner  son  consen- 
tement. C'est  ce  qu'il  fait  en  apportant  l'exemple  d'Élizabeth, 
et  la  raison  tirée  de  la  toute-puissance  de  Dieu  »,  dernier  mot 
de  tout  dans  ce  profond  mystère.  Voilà,  certes,  un  beau  com- 
mentaire de  l'évangile  de  l'Annonciation! 

L'ad  primuni  est  délicieux.  Il  nous  dit  que  «  pour  une  âme 
ou  un  cœur  humble,  rien  n'est  plus  étonnant  que  d'entendre 
parler  de  son  excellence.  D'autre  part,  l'étonnement  excite  au 
plus  haut  point  l'attention  de  l'esprit.  Et  c'est  pourquoi  l'ange 
qui  voulait  rendre  l'esprit  de  la  Vierge  attentif  à  l'annonce  d'un 
si  grand  mystère,  commença  par  sa  louange  ». 

L'ad  secundum  donne  une  première  réponse,  tirée  de  «  saint 
Ambroise  »,  qui  «  dit  expressément,  sur  saint  Lac  (ch.  i,  v.  34), 
que  la  bienheureuse  Vierge  ne  douta  point  des  paroles  de  l'ange. 
Il  dit,  en  efî'et  :  La  réponse  de  Marie  est  plus  mesurée  que  les 
paroles  du  prêtre  Zqcharie.  Car  celle-là  dit  :  Comment  cela  se 


^O  SOMME    THEOLOGIQUE. 

fera-t-il?  Lui,  au  contraire  :  Ouest-ce  (jui  me  fera  savoir  que 
ce  que  vous  me  dites  est  vrai.  Lui  qui  nie  savoir  ce  qui  lui  est  dit, 
nie  le  croire.  Marie,  au  contraire,  ne  doute  pas  que  ce  qui  lui  est 
dit  sejasse;  elle  s'enquiert  seulement  du  comment  ».  —  «  Toute- 
fois, ajoute  saint  Thomas,  saint  Augustin  semble  dire  que  Ma- 
rie douta.  Il  dit,  en  etïet,  au  livre  des  Questions  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau  Testament  (q.  ir,  parmi  les  Œuvres)  :  A  Marie  qui 
doute  de  la  conception,  lange  affirme  que  c'est  possible.  Mais,  ex- 
plique saint  Thomas,  un  tel  doute  marque  plutôt  l'admiration 
ou  rétonnement  que  l'incrédulité.  Et  c'est  pourquoi  l'ange  ap- 
porte la  preuve,  non  pour  enlever  l'infidélité  »  ou  l'incroyance, 
«  mais  pour  écarter  l'admiration  »  ou  l'étonnertient. 

Uad  tertium  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Ambroise,  dans 
V Hexaméron  (ou  plutôt  saint  Ghrysostome,  hom.  XLIX,  sur  la 
Genèse;  cf.  saint  Ambroise,  Hexaméron,  liv.  V,  ch.  xx),  cesL 
pour  cela  que  de  nombreuses  femmes  stériles  précédèrent,  afin  que 
l'enfantement  de  la  Vierge  fût  cru  »  plus  facilement.  «  Et  c'est 
pourquoi  la  conception  d'Élizabeth  stérile  est  citée,  non  comme 
un  argument  suffisant,  mais  comme  un  certain  exemple  figu- 
ratif. Et,  aussi  bien,  pour  confirmer  cet  exemple  est  ajouté 
l'argument  efficace  tiré  de  la  toute-puissance  divine  ». 

Dans  le  prologue  de  la  seconde  partie  du  traité  de  ITncar- 
nation,  au  début  de  la  question  27,  saint  Thomas  nous  avait 
annoncé  que  la  première  considération,  relative  aux  mystères 
du  Christ,  portant  sur  sa  conception,  comprendrait  un  premier 
groupe  de  questions  oh  il  s'agirait  de  la  Mère  en  qui  se  ferait 
cette  conception.  Ce  groupe  de  questions  devait  étudier,  suc- 
cessivement :  la  sanctification;  la  virginité;  le  mariage  ;  l'an- 
uonciation  de  la  glorieuse  Mère  du  Sauveur.  Cette  dernière 
question  était  mentionnée  encore  sous  ce  litre  :  de  la  prépara- 
tion do  la  Mère  du  Christ  à  la  conception.  iSous  avons  vu,  en 
effet,  par  toute  la  teneur  de  la  question  de  l'Annonciation,  que 
saint  Thomas  la  considérait  comme  la  préparation  inamédiate 
de  l'âme  de  Marie  à  l'accomplissement  du  grand  mystère. 
Maintenant,  il  s'agit  d'étudier  ce  mystère  en  lui-même  :  «  Nous 
devons  considérer  maintenant  ce  qui  a  trait  à  la  conception 


Q.    \XX.    —    DE   l'aNNOJCIATION    DE   LA    BIENHEUREUSE    VIERGE.        91 

elle-même  du  Sauveur  ».  Là-dessus,  saint  Thomas  nous  an- 
nonce trois  questions,  qui,  en  effet,  étudieront  le  mystère  sous 
le  triple  aspect  où  il  devait  se  poser  devant  notre  esprit  :  — 
«  premièrement,  quant  à  la  matière  dont  le  corps  du  Sauveur 
a  été  conçu  (q.  3i);  —  secondement,  quant  à  l'Auteur  de  la 
conception  (q.  82);  —  troisièmement,  quant  au  mode  et  à 
l'ordre  de  la  conception  »  (q.  33).  —  D'abord,  la  matière  dont 
le  corps  du  Sauveur  a  été  conçu. 
C'est  Tobjet  delà  question  suivante. 


QUESTION  XXXI 

DE  LA  MATIÈRE  DONT  LE  CORPS  DU  SAUVEUR  A  ÉTÉ  CONÇU 

Cette  question  comprend  huit  articles  : 

\"  Si  la  chair  du  Christ  a  été  prise  d'Adam  ? 

2°  Si  elle  a  été  prise  de  David  ? 

'i"  De  la  généalogie  du  Christ  qui  est  donnée  dans  les  Évangiles. 

V  S'il  convenait  que  le  Christ  naisse  d'une  femme  ? 

5°  Si  son  corps  a  été  formé  du  très  pur  sang  de  la  Vierge  '} 

6°  Si  la  chair  du  Christ  fut  dans  les  anciens  Pères  selon  quelque 

chose  de  déterminé  ? 
7"  Si  la  chair  du  Christ  a  été  dans  les  anciens  Pères  atFectée  du 

péché  ? 
8"  Si  elle  a  été  décimée  dans  son  Père  Abraham  ': 


De  ces  huit  articles,  les  cinq  premiers  examinent  la  tige  qui  a 
porté  le  corps  du  Christ;  les  Irois  autres  s'enquièrent  de  la  ma- 
nière selon  laquelle  le  corps  du  Christ  a  précédé  dans  cette 
lige.  —  Pour  ce  qui  est  de  la  lige,  saint  Thomas  l'examine, 
d'abord  d'une  façon  éloignée  (art.  i-'6)  ;  puis,  d'une  façon  pro- 
chaine (art.  4-5).  —  D'une  façon  éloignée,  en  remontant  jus- 
qu'à Adam,  qui  est  le  point  extrême  (art.  i);  et  en  s'arrêtant 
à  David,  le  point  définitivement  fixé  (art.  2);  puis,  en  l'exa- 
niiaanl  dans  toute  sa  suite  (art.  3).  —  D'abord,  en  remontant 
jusqu'au  point  le  plus  éloigné.  C'est  l'objet  de  l'article  premier. 


Article  Premier. 
Si  la  chair  du  Christ  a  été  prise  d'Adam? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  chair  du  Christ  n'a 
pas  été  prise  d'Adam  ».  —  La  première  arguë  de  ce  que  «  l'Apô- 
tre dit,  dans  la  première  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  47)  : 


QLEST.    XXXI.    —   DE   LA    MATIEItE    DU    CORPS   DU    SAUVEUlt.         9.) 

Le  premier  homme,  tiré  de  la  terre,  est  terrestre;  le  second,  venu 
du  ciel,  est  céleste.  Or,  le  premier  homme  est  Adam;  et  le  se- 
cond est  le  Christ.  Donc  le  Christ  ne  vient  pas  d'Adam  ;  mais 
Il  a  une  origine  distincte  de  lui  ;<,  —  La  seconde  objection  dit 
que  «  la  conception  du  Christ  a  dû  être  la  plus  miraculeuse. 
Or,  c'est  un  plus  grand  miracle  de  former  le  corps  de  l'homme 
du  limon  de  la  terre,  que  de  le  former  de  la  matière  humaine 
qui  vient  d'Adam.  Donc  il  semble  qu'il  ne  convenait  pas  que 
le  Christ  prît  sa  chair  d'Adam.  Et,  par  suite,  il  semble  que  le 
corps  du  Christ  n'a  pas  dû  être  formé  de  la  masse  du  genre  hu- 
main dérivée  d'Adam,  mais  de  quelque  autre  matière  ».  —  La 
troisième  objection  rappelle  que  «  le  péché  est  entré  en  ce  monde 
par  un  seul  homme,  savoir  Adam;  parce  que  toutes  les  nations 
ont  péché  originairement  en  lui,  comme  on  le  voit  aux  Ro- 
mains, ch.  V  (v.  12).  Or,  si  le  corps  du  Christ  avait  été  pris 
d'Adam,  Lui-même  aussi  eût  été  originairement  en  Adam, 
quand  il  pécha.  Donc  II  eût  contracté  le  péché  originel.  Chose 
qui  ne  convenait  pas  à  la  pureté  du  Christ.  Donc  le  corps  du 
Christ  n'a  pas  été  formé  d'une  matière  prise  d'Adam  ».  La  te- 
neur de  cette  objection  et  la  réponse  qu'y  fera  saint  Thomas 
confirment  excellemment  toutes  nos  précédentes  remarques 
sur  le  péché  originel  et  la  vraie  cause  de  sa  transmission. 

L'argument  sed  contra  cite  le  mot  de  «  l'Apôtre  »,  qui  «  dit, 
aux  Hébreux,  ch.  ii  (v.  i6)  :  //  n  a  Jamais  pris  les  anges,  savoir 
le  Fils  de  Dieu;  mais  //  a  pris  la  race  d'Abraham.  Or,  la  race 
d'Abraham  a  été  prise  d'Adam.  Donc  le  corps  du  Christ  a  été 
formé  d'une  matière  prise  d'Adam  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  le  Christ 
a  pris  la  nature  humaine  pour  la  purifier  du  péché.  Or,  la  na- 
ture humaine  n'avait  besoin  d'être  purifiée  qu'en  tant  qu'elle 
était  infectée  par  l'origine  viciée  qui  la  faisait  descendre  d'Adam. 
Il  suit  de  là  qu'il  convenait  que  le  Christ  prît  sa  chair  d'une 
matière  dérivée  d'Adam,  afin  que  la  nature  humaine  fût  gué- 
rie par  le  fait  de  l'assomplion  ».  —  C'est  toujours,  nous  le 
voyons,  la  raison  de  salut  ou  de  guérison  et  de  purification 
pour  la  nature  humaine  gâtée  par  le  péché  d'origine,  qui  com- 
mande tout  dans  l'Incarnation  du  Fils  de  Dieu. 


()  I  SOMME    TllIiOLOGIQUC. 

Uad  prinmin  explique  que  «  le  second  homme,  savoir  le 
Christ,  est  dit  être  du  ciel,  non  pas  quant  à  la  matière  du  corps  ; 
mais  soit  quant  à  la  vertu  qui  a  formé  ce  corps,  soit  aussi 
quant  à  sa  divinité  elle-même.  Quant  à  la  matière,  le  corps  du 
Christ  fut  terrestre,  comme  le  corps  d'Adam  ». 

Vad  secundiiin  fait  observer  que  o  comme  il  a  été  dit  plus 
haut  (q.  29,  art.  1,  ad  2""^),  le  mystère  de  l'Incarnation  du  Christ 
est  quelque  chose  de  miraculeux,  non  comme  ordonné  à  la 
confirmation  de  la  foi,  mais  comme  article  de  la  foi.  Il  suit  de 
là  que  dans  le  mystère  de  l'Incarnation,  on  ne  recherche  pas 
ce  qui  est  un  plus  grand  miracle,  comme  dans  les  miracles  qui 
se  font  pour  la  confirmation  de  la  foi,  mais  ce  qui  convient 
davantage  à  la  divine  Sagesse  et  ce  qui  est  le  plus  expédient  au 
salut  de  l'homme,  ce  que  l'on  requiert  dans  toutes  les  choses 
qui  appartiennent  à  la  foi.  —  On  peut  dire  aussi  »,  et  c'est 
une  seconde  réponse,  ((  que  dans  le  mystère  de  l'Incarnation, 
le  miracle  ne  se  considère  pas  seulement  en  raison  de  la  ma- 
tière de  la  conception  ;  mais  surtout  en  raison  du  mode  de  la 
conception  et  de  l'enfantement,  pour  autant  qu'une  vierge  a 
conçu  et  enfanté  un  Dieu  »,  ce  qui  est  bien,  assurément,  et 
sans  comparaison  aucune,  le  plus  grand  de  tous  les  miracles, 
à  l'exception  du  miracle  de  la  transsubstantiation,  qui,  seul, 
pourrait,  d'une  certaine  manière,  lui  être  comparé.  —  On  aura 
remarqué,  dans  la  première  réponse  de  cet  ad  secandam,  ce  que 
saint  Thomas  nous  a  dit,  à  nouveau,  de  la  double  sorte  de  mi- 
racles qui  peuvent  se  rapporter  aux  choses  de  la  foi  :  les  uns 
étant  pluôt  d'ordre  apologétique,  en  vue  de  l'établissement  ou 
de  la  confirmation  de  la  foi  ;  les  autres,  d'ordre  plutôt  théolo- 
gique, faisant  partie  de  la' foi  elle-même,  à  titre  de  principes 
ou  d'articles. 

Vad  terlium  se  réfère  à  ce  qu'  «  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  1 5, 
art.  I,  ad  2"""),  que  le  corps  du  Christ  a  été  en  \dam  selon  la 
substance  corporelle,  en  ce  sens  que  la  matière  corporelle  du 
corps  du  Christ  est  dérivée  d'Adam  ;  mais  elle  n'a  pas  été  en 
Adam  selon  la  raison  séminale,  parce  qu'elle  n'a  pas  été  conçue 
par  l'action  de  l'hoiiiine.  Il  suit  de  là  que  le  Christ  n'a  pas 
contracté  le  péché  originel  comme  les  autres  »  êtres  humaitis 


QUEST.    XXXI.     —    DE   LA    MATIERE    DU   COUPS   DU    SAUVEUR.         <J0 

v(  qui  dérivent  d'Adam  par  voie  de  génération  ordinaire  >>.  — 
C'est  donc  toujours  cette  unique  raison  de  la  propagation  de 
la  nature  iiumaine,  venue,  par  voie  de  génération  ordinaire  et 
ininterrompue,  d'Adam  pécheur,  transmettant  celte  nature 
dépouillée  coupablement  par  lui  de  la  justice  originelle,  qui 
fait  que  tout  être  humain  venu  ainsi  d'Adam  contracte  ou  de- 
vrait contracter  le  péché  originel  ;  et  non  pas  le  fait  d'avoir  été 
en  Adam  comme  en  celui  qui  a  péché  a  l'origine,  ainsi  que 
.semblait  l'entendre  l'objection  et  qut)nt  voulu  l'entendre  tant 
d'auteurs  ou  de  théologiens  trop  peu  exacts  et  trop  peu  con- 
formes à  la  pensée  de  saint  Thomas  sur  cette  question  si  essen- 
tielle. 

La  chair  du  Christ  a  été  prise  d'Adam  pécheur.  11  le  fallait, 
puisque  le  Christ  venait  pour  libérer  de  son  péché  la  nature 
humaine  ainsi  gâtée  et  corrompue  en  Adam  et  par  Adam.  — 
Mais  devons-nous  dire  que  c'est  en  passant  par  la  lignée  de  Da- 
vid que  le  Christ  a  pris  ainsi  sa  chair  d'Adam  pécheur.  C'est 
ce  qu'il  nous  taut  maintenant  considérer;  et  tel  est  l'objet  de 
l'article  qui  suit. 

Article  II. 
Si  le  Christ  a  pris  sa  chair  de  la  race  de  David? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  point 
pris  sa  chair  de  la  race  de  David  ».  —  La  première  arguë  de 
ce  que  u  saint  Matthieu,  donnant  la  généalogie  du  Christ,  la 
conduit  jusqu'à  Joseph.  Or,  Joseph  ne  fut  pas  le  père  du  Christ, 
comme  il  a  été  montré  plus  haut  (q.  28.  art.  i,  ad  /'""et  ad 
'3""*).  Donc  il  ne  semble  pas  que  le  Christ  soit  descendu  de  la 
race  de  David  ».  — La  seconde  objection  fait  observer  qu'  «  Aaron 
était  de  la  tribu  de  Lévi;  comme  on  le  voit  par  VExode  (ch.  vi) 
(v.  16  et  suiv.).  Or,  Marie,  la  Mère  du  Christ,  est  dite  parente 
d'Élizabeth,  qui  était  y?//e  d' Aaron,  comme  on  le  voit  par  saint 
Luc,  ch.  I  (v.  5,  36),  Puis  donc  que  David  était  de  la  tribu  de 
Juda,  comme  on  le  voit  par  saint  Matthieu,  ch.  i  (v,  3  et  suiv.), 


(><»  SOMMli    THEOLOGlQUi:. 

il  semble  que  le  Christ  n'est  pas  descendu  de  la  race  de  David  ». 
—  La  troisième  objection  rappelle  que  «  dans  Jérémie,  ch.  xxii 
(v.  3o),  il  est  dit  de  Jéchonias  :  Inscris-le  comme  stérile  :  car 
nul  de  ses  descendants  ne  s'asseoira  sur  le  trône  de  David.  Or,  il 
est  dit  du  Christ  dans  Isaïe,  ch.  ix  (v.  7)  :  Il  s'asseoira  sur  le 
trône  de  David.  Donc  le  Christ  ne  fut  pas  de  la  race  de  Jécho- 
nias. Et,  par  conséquent,  non  plus  de  la  race  de  David,  puis- 
que saint  Matthieu  fait  passer  la  série  des  générations  dé  David 
par  Jéchonias  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  simplement  qu'  «  il  est  dit, 
aux  Romains,  ch.  i  (v.  3)  :  Qui  lui  a  été  fait  de  la  race  de  David 
selon  la  chair  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  le  Christ 
est  dit  être  spécialement  le  Fils  de  deux  des  anciens  Pères; 
savoir  :  Abraham  et  David;  comme  on  le  voit  par  saint  Mat- 
thieu, ch.  I  (v.  1).  —  De  cela,  on  peut  donner  plusieurs  rai- 
sons. —  La  première  est  que  à  ces  deux  Pères  avait  été  faite 
spécialement  la  promesse  au  sujet  du  Christ.  11  fut  dit,  en 
effet,  à  Abraham,  Genèse,  ch.  xxn  (v.  18)  :  Toutes  les  nations 
de  la  terre  seront  bénies  en  la  semence;  ce  que  l'Apôtre  explique 
du  Christ,  quand  il  dit,  aux  Galates,  ch.  in  (v.  i6)  :  Les  pro- 
messes ont  été  faites  à  Abraham  et  à  sa  semence.  Il  n'est  pas  dit  : 
aux  semences  ;  comme  s'il  y  en  avait  plusieurs  ;  mais  :  à  ta  semence, 
comme  à  un  seul,  qui  est  le  Christ.  A  David,  aussi,  il  fut  dit 
(ps.  cxxxi,  v.  Il)  :  Du  fruit  de  tes  entrailles  je  placerai  sur  ton 
trône.  Et,  aussi  bien,  les  Juifs,  quand  ils  reçurent  le  Christ  en 
triomphe,  voulant  l'honorer,  disaient,  saint  Matthieu,  ch.  xxi 
(v.  9)  :  Hosanna  au  fds  de  David.  —  Une  seconde  raison  est 
que  le  Christ  devait  être  joi,  prophète  et  prêtre.  Or,  Abraham 
fut  prêtre;  comme  on  le  voit  par  ce  que  le  Seigneur  lui  dit, 
Genèse,  ch.  xv  (v.  9)  :  Prends  avec  toi  une  génisse  de  trois  ans,  etc. 
Il  fut  aussi  prophète,  selon  qu'il  est  dit,  dans  la  Genèse,  ch.  xx 
(v.  7)  :  //  est  prophète,  et  il  priera  pour  loi.  Quant  à  David,  il 
fui  roi  et  prophète.  —  Une  troisième  raison  est  que  en  Abra- 
ham commença  d'abord  la  circoncision  {Genèse,  ch.  xxvn, 
v.  10  et  suiv.);  et  en  David  se  manifeste  au  plus  haut  point 
l'élection    de  Dieu,    selon   qu'il  est  dit,  au   livre  1   des  Rois, 


QUÈSt.    XXXI.    —   DE   LA   MATIERE   DU   CORPS   DU   SAUVEUR.         t)^ 

ch.  XIII  (n  .  l'i)  :  Dieu  s'est  choisi  un  homme  selon  sou  cœur.  Et 
c'est  pourquoi  le  Christ  est  dit  très  spécialement  fils  de  l'un 
et  de  l'autre,  afin  de  montrer  qu'il  est  donné  comme  salut  à  la 
Circoncision  et  à  l'élection  des  Gentils  ». 

L'ad  primuin  fait  observer  que  «  l'objection  était  de  Fauste, 
le  Manichéen ,  lequel  voulait  prouver  que  le  Christ  n'était 
pas  fils  de  David,  parce  qu'il  n'avait  pas  été  conçu  de  Joseph, 
à  qui  s'arrête  la  série  de  la  génération  en  saint  Matthieu.  A 
cela,  saint  Augustin  répond,  au  livre  XXIII,  contre  Fauste 
(ch.  VIII,  ix),  que  puisque  le  même  Évangéliste  dit  que  Joseph 
était  répoux  de  Marie,  et  que  la  Mère  du  Christ  était  vierge,  et 
que  le  Christ  est  de  la  race  de  David,  que  reste-t-il  sinon  de  croire 
que  Marie  n'était  pas  étrangère  à  la  parenté  de  David  ;  et  que  ce 
n'esti  pas  en  vain  qu'elle  est  appelée  la  femme  de  Joseph,  en  raison 
de  r union  des  cœurs,  bien  que  les  corps  ne  se  soient  jamais  unis  ; 
et  que  c'est  plutôt  en  raison  de  la  dignité  de  f  homme,  que  l'ordre 
de  la  génération  a  été  conduit  jusqu'à  Joseph.  Ainsi  donc  nous 
croyons  que  Marie  aussi  était  dans  la  parenté  de  David  ;  parce  que 
nous  croyons  aux  Écritures,  qui  disent  l'une  et  l'autre  chose  :  et 
que  le  Christ  vient  de  David  selon  la  chair;  et  que  Marie  sa  Mère, 
n'a  pas  eu  de  rapports  avec  son  époux,  mais  qu'elle  est  demeurée 
Vierge.  Comme,  en  effet,  le  dit  saint  Jérôme,  sur  saint  Mat- 
thieu (ch.  i,  v.  i8),  Marie  et  Joseph  étaient  de  la  même  tribu;  et, 
à  cause  de  cela,  selon  la  loi,  il  était  tenu  de  la  prendre  pour  épouse, 
à  titre  de  proche  parente.  Aussi  bien  vont- ils  ensemble  à  Bethléem 
pour  le  recensement,  comme  issus  d'une  même  souche  ». 

L'ad  secundum  donne  une  double  réponse.  —  La  première  est 
tirée  de  u  saint  Grégoire  de  Nazianze  »  (ou  plutôt  du  vénérable 
Bède;  sur  saint  Luc;  cf.  S.  Grég.  de  Naz.,  Poèmes  Dogmatiques, 
sect.  I,  ch.  xviii),  qui,  «  répondant  à  cette  objection,  dit  que 
ce  fut  par  une  volonté  supérieure  que  la  race  royale  se  trouva 
réunie  à  la  race  sacerdotale,  afin  que  le  Christ,  qui  est  prêtre 
et  roi,  naquît  de  l'un  et  de  l'autre  selon  la  chair.  Aussi  bien, 
même  Aaron,  qui  fut  le  premier  prêtre  selon  la  loi,  prit  une 
femme  de  la  tribu  de  Juda,  Élizabeth,  fille  d'Aminadab  {Exode, 
ch.  VI,  V.  22  ;  cf.  Nombres,  ch.  i,  v.  7).  Ainsi  donc  il  a  pu  se 
faire  que  le  père  d'Élizabeth  »,  la  parente  de  Marie,  «  ait  eu 
X.VI. — La  Rédemption.  7 


(^B  SOMME    THEOLOGIQUÉ. 

quelque  lemme  de  la  race  de  David,  en  raison  de  laquelle  la 
bienheureuse  Vierge,  qui  était  de  la  race  de  David,  se  trouva 
être  la  parente  d'Élizabeth  ;  ou  plutôt,  inversement,  que  le 
père  de  la  bienheureuse  Vierge,  qui  était  de  la  race  de  David, 
eut  une  femme  de  la  race  d'Aaron.  —  Ou  bien  »>,  et  c'est  une 
seconde  réponse,  «  nous  pouvons  dire  avec  saint  Augustin, 
au  livre  XXIIl  Contre  Faaste  (ch.  ix),  que  si  Joachim,  le  père 
de  Marie,  fut  de  la  race  d'Aaron,  comme  l'affirmait  Fauste 
l'hérétique,  sur  la  foi  de  certains  écrits  apocryphes,  il  faut 
croire  que  la  mère  de  Joachim,  ou  aussi  sa  femme,  était  de  la 
race  de  David  :  de  telle  sorte  qu'en  quelque  manière  nous  di- 
sions que  Marie  était  de  la  race  de  David  »  ;  car  suivant  la  belle 
remarque  de  saint  Augustin,  dans  la  réponse  précédente,  nous, 
nous  croyons  aux  Écritures;  et  les  Écritures  nous  affirmant 
que  le  Christ  est  de  la  race  de  David  et  que  sa  Mère  est  vierge, 
il  faut  de  toute  nécessité  que  Marie  soit  de  la  race  de  David. 

L'ad  tertiam  déclare  que  «  par  ce  texte  du  prophète  Jérémie, 
comme  le  dit  saint  Ambroise,  sur  saint  Luc  (ch.  in,  v.  25  et 
suiv.),  il  n'est  pas  nié  que  Jéchonias  ail  eu  des  descendants.  El 
aussi  bien  le  Christ  est  de  sa  race.  Que  cependant,  le  Christ  ait 
régné,  ce  n'est  pas  contraire  à  la  prophétie;  car  II  n'a  pas  régné 
d'an  règne  terrestre  :  Lui-même,  en  effet,  a  dit  :  Mon  Royaume 
n'est  pas  de  ce  monde  )>. 

Étant  donné  que  ces  deux  points  demeurent  bien  établis; 
savoir  :  que  le  Christ  appartient  vraiment,  par  son  corps,  à  la 
grande  famille  humaine;  et  qu'il  est  fils  de  David;  —  il  reste 
à  nous  demander  si  la  généalogie  du  Christ  telle  que  nous  la 
trouvons  dans  l'Évangile,  en  saint  Matthieu,  ch.  i,  v.  i-iG,  et 
en  saint  Luc,  ch.  m,  v.  2/i-38,  a  été  convenablement  établie. 
Ce  va  être  l'objet  de  l'article  suivant. 


QUEST.    XXXI.    —   DE  LA  MATIÈRE  DU   CORPS  DU   SAUVEUR.         ()() 


Article  111. 

Si  la  généalogie  du  Christ  est  convenablement  établie 
par  les  Évangélistes? 


Nous  avons  ici  cinq  objections.  Elles  veulent  prouver  que 
«  la  généalogie  du  Christ  a  été  mal  établie  par  les  Evangélis- 
tes ».  —  La  première  en  appelle  à  ce  qu'  «  il  est  dit,  dans 
Isaïe,  au  sujet  du  Christ,  ch.  lui  (v.  8)  :  Qui  donc  racontera 
sa  génération?  Donc  la  génération  du  Christ  ne  doit  pas  être 
racontée  »  ou  établie.  —  La  seconde  objection  déclare  qu'  «  il 
est  impossible  qu'un  même  homme  ait  deux  pères.  Or,  saint 
Matthieu  dit  que  Jacob  engendra  Joseph,  l'époux  de  Marie;  saint 
Luc,  au  contraire,  dit  que  Joseph  était  fils  d'Héli.  Donc  les 
Évangélistes  écrivent  des  choses  contraires  ».  —  La  troisième 
objection,  très  précieuse,  et  qui  nous  vaudra  une  réponse  du 
plus  haut  intérêt,  dit  que  «  les  deux  Évangélistes  semblent,  en 
plusieurs  points,  ne  pas  être  d'accord  entre  eux.  C'est  ainsi  que 
saint  Matthieu,  au  début  de  son  livre,  commençant  à  Abraham 
et  descendant  jusqu'à  Joseph,  énumère  quarante-deux  généra- 
tions. Saint  Luc,  au  contraire,  place  la  génération  du  Christ 
après  le  baptême  du  Christ,  et  commençant  à  partir  du  Christ, 
il  conduit  le  nombre  des  générations  jusqu'à  Dieu,  mettant 
soixante-dix  générations,  en  comptant  l'un  et  l'autre  extrême. 
Il  semble  donc  que  les  deux  Évangélistes  décrivent  mal  la  gé- 
nération du  Christ  ».  —  La  quatrième  objection  fait  observer 
qu'  «  au  livre  IV  des  Rois,  ch.  viii,  on  lit  que  Joram  engendra 
Ochozias,  auquel  succéda  Joas,  son  fils  ;  à  celui-ci,  succéda 
son  fils  Amazias;  après  lui,  régna  son  fils  Azarias,  qui  est 
appelé  Ozias  :  auquel  succéda  Joatham,  son  fils.  Or,  saint  Mat- 
thieu dit  que  Joram  engendra  Ozias.  Il  semble  donc  qu'il  éta- 
blit mal  la  génération  du  Christ,  omettant  au  milieu  trois 
rois  ».  —  La  cinquième  objection  souligne  que  «  tous  ceux 
qui  sont  marqués  dans  la  génération  du  Christ  ont  eu  un  père 
et  une  mère,  et  plusieurs  d'entre  eux  ont  eu  aussi  des  frères. 


lOO  t^OMME    THEOLOGIQtJE. 

Or,  saint  Matthieu,  dans  lu  génération  du  Christ,  nomme  seu- 
Jemenl  trois  mères,  savoir  Thamar.  Kuth,  et  la  femme  d'Urie. 
Il  signale  aussi  les  frères  de  Juda  et  de  .léclionias;  et,  égale- 
ment, Phares  ctZaram.  De  tous  ceux-là,  saint  Luc  ne  dit  rien. 
Donc  il  semble  que  les  Évangélistes  ont  mal  décrit  la  généalo- 
gie du  Christ  ». 

Vargyimenl  sed  conira  oppose  k  l'autorité  de  l'Ecriture  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  ne  lait  qu'expliquer,  en 
y  appuyant,  cet  argument  sed  contra,  qui,  en  eftet,  tranche 
tout,  dans  l'ordre  des  choses  révélées.  «  Comme  il  est  dit, 
dans  la  seconde  Épître  à  Timothée,  ch.  iir  (v.  iC),  toute  Écri- 
ture sacrée  est  inspirée  par  Dieu.  Or,  ce  que  Dieu  fait  est  fait 
dans  un  ordre  souverain,  selon  cette  parole  de  l'Épîlre  aux 
Romains,  ch.  xiii  (v.  i)  :  Ce  fjui  est  de  Dieu  est  ordonné.  Donc 
la  généalogie  du  Christ  a  été  décrite  par  les  Évangélistes  dans 
l'ordre  qui  convenait  ».  —  Nul  doute,  à  ce  sujet,  quant  à  l'af- 
firmation de  la  vérité.  Mais  le  présent  article  a  été  posé  surtout 
en  raison  des  difficultés,  d'ailleurs  fort  délicates,  que  nous 
avons  vu  formuler  dans  les  objections.  Et,  aussi  bien,  est-ce  à 
résoudre  ces  difficultés  que  saint  Thomas  va  s'appliquer  avec 
un  soin  tout  spécial. 

Uad  priinuNi  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Jérôme,  sur 
saint  Matthieu  (ch.  i,  v.  i),  Isaïe  parle  de  la  génération  de  la 
divinité  du  Christ;  tandis  que  saint  Matthieu  raconte  la  géné- 
ration du  Christ  selon  l'humanité  :  non  qu'il  explique  le  mode 
de  l'Incarnation,  car  cela  aussi  est  ineffable;  mais  il  énumère 
les  pères  dont  le  Christ  est  venu  selon  la  chair  ». 

L'ad  secunduiii  fait  observer  qu'  «  à  cette  objection  soulevée 
par  Julien  l'Apostat  (cf.  S.  Jérôme,  sur  le  verset  i6),  il  a  été  fait 
diverses  réponses.  —  Quelques-uns,  en  efl'et,  comme  saint  Gré- 
goire de  Nazianze  le  rapporte,  disent  que  ce  sont  les  mêmes 
personnages  dont  parlent  les  Évangélistes,  mais  sous  des  noms 
différents,  comme  s'appelant,  chacun,  de  deux  noms.  Mais,  dit 
saint  Thomas,  cela  ne  peut  pas  tenir;  car  saint  Matthieu  donne 
un  fils  de  David,  Salomon,  el  saint  Luc  en  donne  un  autre, 
Nathan,  qui  tous  deux  sont  marqués  comme  frères  dans  l'his- 
toire du  livre  des /Vof. s  (liv.  Il,  ch.  v,  v.   i4;  ef.  Paraiipornènes, 


QUEST.    XXXr.    —     DE   LA    MATIEKF   DU   CORPS   DU    SAUVEUU.        lOr 

ch.  III,  V.  5).  —  Aussi  bien,  d'autres  ont  dit  que  saint  Matthieu 
a  donné  la  vraie  généalogie  du  Christ  ;  tandis  que  saint  Luc 
aurait  donné  cette  généalogie  d'après  ce  que  d'aucuns  croyaient  ; 
et  de  là  vient  qu'il  la  commence  par  ces  mots  :  f/ai  éloit,  pen- 
sait-on, fils  de  Joseph.  Il  \  en  avait,  en  ertet,  quelques-uns, 
parmi  les  Juifs,  qui,  en  raison  des  péctiés  des  rois  de  Juda, 
croyaient  que  le  Christ  devait  naître  de  David,  non  par  la 
lignée  des  rois,  mais  par  une  autre  lignée  de  particuliers.  — 
D'autres  ont  dit  que  saint  Matthieu  a  donné  les  pères  charnels; 
et  saint  Luc,  les  pères  spirituels,  c'est-ù-dirc  les  hommes  jus- 
tes, qui  s<mt  appelés  pères  en  raison  d'une  similitude  ou  res- 
semblance d'honnêteté.  —  Dans  le  livre  des  Questions  de  l'An- 
cien et  du  Nouveau  Testament  (q.  lvi  ;  parmi  les  Œuvres  de 
saint  Augustin),  on  répond  qu'il  ne  faut  pas  entendre  que  Jo- 
seph soit  dit,  par  saint  Luc,  être  fils  d'Héli.  mais  que  Joseph 
et  Héli  descendaient,  tous  deux,  quoique  diversement,  de  Da- 
vid, au  temps  du  Christ,  Aussi  bien  est-il  dit  du  Christ  qu'// 
(Hait,  pensait-on,  fds  de  Joseph," ei  qu'//  était  Lui-même  fds  d'Héli, 
comme  pour  dire  que  le  Christ,  par  celle  raison  qui  le  faisait 
dire  fils  de  Joseph,  pouvait  être  dit  fils  d'Héli  et  de  tous  ceux  qui 
descendent  de  la  race  de  David;  comme  l'Apotre  dit,  aux  Ro- 
mains (ch.  IX,  v.  5)  :  Desquels,  savoir  des  Juifs,  le  Christ  vient 
selon  la  chair.  —  Quant  à  saint  Augustin,  dans  son  livre  des 
Questions  sur  CÉvangile  (liv.  11,  q.  5),  il  donne  une  triple  solu- 
tion, en  ces  termes  :  l'rois  causes  se  présentent  dont  l'Évangé- 
liste  a  pu  suivre  telle  ou  telle  :  Ou  bien  l'un  des  Évangélistes  a 
nommé  père  de  Joseph  celui  qui  a  engendré  ce  dernier  :  et  l'autre 
aura  assigné  soit  le  grand-père  maternel,  soit  l'an  quelconque 
des  grands- parents.  Ou  bien,  l'un  des  personnages  assignés  était 
le  père  de  Joseph:  et  l'autre  l'avait  adopté.  Ou  bien,  selon  la  cou- 
tume des  Juifs,  l'un  des  anciens  étant  mort  sans  enfant,  sa  femme 
fut  prise  par  un  proche  parent  qui  attribua  au  parent  mort  le  fils 
engendré  par  lui,  ce  qui  est  encore  un  certain  genre  d'adop- 
tion, comme  le  dit  saint  Augustin  lui-même,  au  livre  11  Du 
consentement  des  Évangiles  (ou  plutôt  Rétractations,  liv.  H, 
ch.  vu).  —  Et  cette  dernière  cause  o  ou  raison,  conclut  saint 
Thomas,  «  est  la  plus  vraie.  C'est  aussi  celle  que  donne  saint 


I02  SOMME    THEOLOGIQUE. 

Jérôme,  sur  saint  Matthieu,  ch.  i  (v.  i6).  Et  Eusèbe  de  Césarée, 
dans  son  Histoire  ecclésiastique  (liv.  I,  ch.  vn),  la  donne  comme 
rapportée  par  l'Africain  Historiographe.  On  dit,  en  eiîet,  que 
Mathan  et  Melchi  eurent,  en  divers  temps,  de  la  même  femme, 
Estha,  chacun,  des  enfants.  C'est  qu'en  effet,  Mathan,  qui  des- 
cendait de  David  par  Salomon,  l'eut  d'abord  pour  femme,  et, 
ayant  laissé  un  fils,  du   nom  de  Jacob,  il  mourut.   Après  sa 
mort,  comme  la  loi  ne  défendait  pas  à  la  veuve  d'épouser  un 
autre  homme,  Melchi,  descendant  de  David  par  Nathan,  prit 
comme  femme  celle  qu'avait  laissée  Mathan,  et  il  en  eut  un  fils 
du  nom  d'Héli  ;  ce  qui  fait  que  .Jacob  et  Héli,  fï;ères  utérins, 
venaient  de  deux  pères  différents.   L'un  de  ces  deux  frères,  sa- 
voir Jacob,  ayant  pris,  selon  le  précepte  de  la  loi,  la  femme  de 
son  frère,  mort  sans  enfants,  engendra  d'elle  Joseph,  son  fils 
par  nature,  mais  fils  d'Héli  selon  le  précepte  de  la  loi.  Et  c'est 
pourquoi  saint  Matthieu  dit  que  Jacob  engendra  Joseph  ;  tandis 
que  saint  Luc,  parce  qu'il  décrit  la  génération  légale,  ne  dit, 
d'aucun  de  ceux  qu'il  nomme,  qu'il  ait  engendré  l'autre.  — Et  », 
ajoute  saint  Thomas,  «  bien  que  saint  Jean   Damascène  dise 
(liv.  IV,  ch.  xiv)  que  la  bienheureuse  Vierge  Marie  se  rattachait 
à  Joseph  selon  cette  origine  qui  ferait  que  Héli  est  son  père, 
parce  qu'il  dit  qu'elle  descendait  de  Melchi,  cependant  il  faut 
croire  qu'elle  tirait  aussi  son  origine  de  Salomon,  selon  quelque 
manière,  par  ces  pères  qu'énu mère  saint  Matthieu,  lequel  est  dit 
raconter  la  génération  charnelle  du  Christ  :  alors  surtout  que 
saint  Ambroise  {sur  saint  Luc,  ch.  m,  v.  28  et  suiv.)  affirme  que 
le  Christ  est  descendu  de  la  race  de  Jéchonias  ».  —  Ainsi  donc, 
saint  Jean  Damascène  semble  plutôt  chercher  la  parenté,  entre 
Marie  et  Joseph,  du  côté  d'Héli,  qui,  d'après  lui,  serait  le  père 
de  Marie.  Saint  Thomas  n'y  contredit  pas,  pourvu  qu'on  sauve 
que  par  la  même  lignée  que  donne  saint  Matthieu,  la  sainte 
Vierge  se  rattache  à  David.  Et  c'est,  en  effet,  ce  dernier  senti- 
ment qui  prévaut  aujourdhui.  Le  P.  Didon  l'a  mis  en  parfaite 
lumière.  D'après  ce  système.  Héli  ne  serait  autre  qu'Héliakim 
ou  Joachim,  père  de  la  Très  Sainte  Vierge  et  beau-père  de  Jo- 
seph ;  et  la  Sainte  Vierge  se  rattacherait  à  la  lignée  de  Mathan 
par  sa  mère,  Anne,  tante  ou  sœur  de  Joseph, 


QUEST.  X\XI.   —  DE  LA  MATIÈRE  DU  CORPS  DU  SAUVEUR.   1 OO 

Vad  tertiam,  nous  l'avons  déjà  fait  pressentir,  est  délicieux, 
et  harmonise  excellemment  les  deux  généalogies  d'aspect  si 
différent,  que  nous  donnent  saint  Matthieu  et  saint  Luc.  — 
«  Gomme  le  dit  saint  Augustin,  au  livre  du  Consentement  des 
Évangélistes  (liv.  II,  ch.  iv),  saint  Matthieu  se  proposait  de  mar- 
quer dans  le  Christ  la  personne  »  ou  la  dignité  «  royale;  saint 
Luc,  la  dignité  sacerdotale.  Aussi  bien,  dans  les  générations  de 
saint  Matthieu  est  signifiée  l'acceptation  de  nos  péchés  par  le  Sei- 
gneur Jésus-Christ  »,  qui  s'en  est  chargé  à  notre  place  :  «  en 
tant  que  par  l'origine  de  sa  chair,  Il  a  pris  la  similitude  de  notre 
chair  de  péché  (aux  Romains,  ch.  vin,  v.  3).  Dans  les  généra- 
tions de  saint  Luc,  au  contraire,  est  signifiée  l'ablation  de  nos  pé- 
chés, laquelle  se  fait  par  le  sacrifice  du  Christ.  Et  c'est  pour- 
quoi saint  Matthieu  énumère  les  générations  en  descendant: 
saint  Luc,  au  contraire,  en  remontant.  De  là  vient  aussi  que 
saint  Matthieu  descend  de  David  par  Salonion,  dont  la  mère  avait 
été  pour  David  une  occasion  de  péché;  saint  Luc,  au  contraire, 
remonte  à  David  par  \athan,  dont  le  nom  rappelle  le  prophète 
par  lequel  Dieu  amena  l'expiation  du  péché  de  David.  De  là  vient 
aussi  que  saint  Matthieu,  parce  qu'il  voulait  marquer  que  le 
Christ  est  descendu  Jusqu'à  notre  mortalité,  rappelle,  dès  le  début 
de  son  Évangile,  en  descendant,  les  générations  depuis  Abraham 
jusqu'à  Joseph  et  Jusqu'à  la  nativité  du  Christ  Lui-même  ; 
saint  Luc,  au  contraire,  ne  donne  pas  la  génération  du  Christ  au 
commencement,  mais  après  le  baptême,  non  pas  en  descendant, 
mais  en  remontant,  comme  pour  marquer,  de  préjérence,  le  prêtre 
qui  expie  les  péchés,  au  moment  ou  Jean  lui  rend  témoignage  en 
disant  :  Voici  l'agneau  de  Dieu,  qui  enlève  le  péché  du  monde  :  et, 
en  remontant,  il  dépasse  Abraham  et  arrive  à  Dieu,  à  qui,  par 
l'expiation  et  la  purification,  nous  sommes  réconciliés.  C'est  aussi 
à  bon  droit  qu'il  a  pris  l'origHhe  d'adoption  »,  non  de  nature, 
comme  saint  Matthieu,  «  parce  que  c'est  par  l'adoption  que  nous 
sommes  Jaits  enfants  de  Dieu  ;  tandis  que  par  la  génération  char- 
nelle le  Fils  de  Dieu  a  été  fait  fils  de  l'homme.  Et  il  marquait  as- 
sez clairement  qu'il  avait  dit  Joseph  fds  d'Héli,  non  qu'il  fût 
né  de  lui,  mais  qu'il  avait  été  adopté  par  lui,  par  cela  même 
qu'il  disait  Adam  fils  de  Dieu,  ayant  été  fait  par  Dieu  ». 


I04  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Quant  au  nombre  des  générations,  s'il  s'agit  de  celui  que 
donne  saint  Maltliieu,  il  se  trouve  diversement  interprété,  les 
uns  voulant  le  porter  à  /li  ;  les  autres,  voulant  qu'il  s'arrête 
à  4o.  Mais  on  le  peut  justifier,  au  point  de  vue  mystique,  dans 
un  cas  comme  dans  l'autre.  —  c  Le  nombre  /jo,  en  effet,  se 
rapporte  au  temps  de  la  vie  présente  :  en  raison  des  quatre 
parties  du  monde  où  nous  menons  notre  vie  mortelle  sous  le 
règne  du  Christ  ».  On  remarquera,  au  passage,  cette  belle  l'or- 
mule  donnée  ici  par  saint  Thomas  :  morlalem  vitam  diicunus  in 
hoc  nuindo  sub  Chrislo  régnante.  «  Le  nombre  quarante,  en  ef- 
fet, comprend  quatre  fois  dix;  et  le  nombre  dix  lui-même  se 
forme  d'un  à  quatre  par  l'addition  du  nombre,  car  un  et  deux 
font  tro'is\  trois  et  trois  (ont  six:  ei  quatre  font  dix.  «  On  pour- 
rait aussi  rapporter  le  nombre  dix  au  Décalogue  ;  et  le  nom- 
bre quatre,  à  la  vie  présente,  ou  encore  aux  quatre  Évangiles, 
selon  que  le  Christ  règne  en  nous.  Et  c'est  pourquoi  saint  Mat- 
thieu, appuyant  sur  la  personne  »  ou  la  dignité  «  royale  du 
Christ,  donne  quarante  personnes,  sans  compter  le  Christ  Lui- 
même  (S.  Augustin,  endroit  précité).  Mais  ceci  n'est  vrai  que 
si  le  Jéchonias  qui  se  trouve  placé  »,  par  saint  Matthieu,  «  à 
la  fin  de  la  seconde  série  de  quatorze,  est  le  même  que  celui 
qui  se  trouve  au  début  de  la  tioisième  série;  comme  le  veut 
saint  Augustin  (endroit  précité)  :  ce  qu'il  dit  avoir  été  fait 
pour  signifier  qu'en  Jéchonias  s'est  produit  un  certain  passage 
aux  nations  étrangères,  lors  de  la  transmigration  à  Babylone;  et 
ceci  était  la  figure  du  Christ  allant  des  Circoncis  aux  Incirconcis. 
—  Saint  Jérôme,  lui,  dit  qu'il  y  a  eu  deux  Joachim,  ou  deux 
Jéchonias,  savoir  le  père  et  le  fils,  dont  l'un  et  l'autre  est  pris 
dans  la  génération  du  Christ,  pour  qu'apparaisse  la  distinction 
des  générations  que  l'Évangéliste  distingue  en  trois  séries  de 
quatorze  :  ce  qui  fait  monter  le*nombrc  à  quarante-deux  per- 
sonnes. Et  ce  nombre  aussi  convioni  à  la  sainte  Eglise.  Ce 
nombre,  en  effet,  résulte  du  nombre  six,  qui  signifie  le  travail 
de  la  vie  présente  »,  symbolisé  par  les  six  jours  de  travail  qui 
composent  la  semaine,  «  et  du  nombre  sept,  qui  signifie  le  re- 
pos de  la  vie  future  »,  symbolisé  par  le  septième  jour  de  la 
semaine,  qui  est  le  jour  du  repos.  «   Six  fois  sept,  en  effet, 


QUEST.    XXXI.   DE   LA   MATIERE   DU    CORPS   DU    SAUVEUR.         lOO 

donnent  quarante-deux.  D'ailleurs,  le  nombre  ((ualor/e  lui- 
même,  qui  est  constitué  des  nombre  dix  et  quatre  additionnés, 
peut  se  rapporter  à  la  même  signification  qui  a  été  attribuée 
au  nombre  quarante,  résultant  des  mêmes  nombres  multi- 
pliés )  :  de  même,  en  elïet,  que  dix  et  quatre  font  quatorze, 
dix  multiplié  par  quatre  fait  quarante.  —  Voilà  pour  le  nom- 
bre des  générations,  tel  qu'on  peut  le  trouver  en  saint  Mat- 
thieu. —  «  Quant  au  nombre  marqué  par  saint  Luc  dans  les 
générations  du  Christ,  il  signifie  l'universalité  des  péchés.  Le 
nombre  dix,  en  effet,  comme  étant  le  nombre  de  la  Justice,  se  re- 
trouve dans  les  dix  préceptes  du  Décalogue.  Et  le  péché  est  la 
transgression  de  la  loi;  comme  la  transgression  du  nombre  dix 
est  le  nombre  onze  {S.  Augustin,  endroit  précité).  D'autre  part, 
le  nombre  sept  signifie  l'universalité;  cwrVuniverscdité  du  temps 
se  trouve  comprise  dans  le  roulement  du  nombre  des  sept  jours. 
El,  précisément,  onze  fois  sept  donnent  soixante-dix-sept.  Ce 
qui  arrive  à  signifier  l'universalité  des  péchés  qui  sont  enle- 
vés par  le  Christ  ».  Ceci  fait  allusion  au  passage  de  l'Evangile, 
où  le  Christ,  interrogé  par  Simon  Pierre  pour  savoir  s'il  fallait 
remettre  les  péchés  jusqu'à  sept  fois,  répondit  :  non  pas  jus- 
qu'à sept  Jois,  mais  jusqu'à  soixante-dix-sept  fois  sept  Jois, 
c'est-à-dire  toujours  (S.  Matthieu,  ch.  xvni,  v.  21,  ■22). 

Vad  quartam  explique  la  suppression  des  trois  rois  dont  par- 
lait l'objection.  «  Comme  le  dit  saint  Jérôme,  sur  saint  Mat- 
thieu (ch.  I,  V.  S,  1 1),  parce  que  le  roi  Joram  s'était  uni  à  la  race 
de  i impie  Jézabel,  à  cause  de  cela  jusqu'à  la  troisième  génération 
sa  mémoire  est  ejfacée  pour  quelle  ne  Jigurâl  pas  dans  l'ordre 
sacré  de  la  \fUivité  «  du  Sauveur.  «  Et  ainsi,  comme  le  dit 
saint  Jean  Chrysostome  (ou  plutôt  l'Anonyme  de  V(Euvre  ina- 
chevée sur  saint  Matthieu,  boni.  I),  dans  la  même  mesure  où  la 
bénédiction  tomba  sur  JéJui,  qui  avait  tiré  vengeance  de  la.  maison 
d'Achab  et  de  Jézabel,  dans  cette  même  mesure  la  nudédictioa 
tomba  sur  la  maison  de  Joram,  à  cause  de  la  fille  impie  d'Achab 
et  de  Jézabel  »,  qu'il  avait  épousée,  «  en  telle  sorte  que  jusqu'à 
ta  quatrième  génération  ses  enfants  soient  retranchés  du  nombre 
des  rois;  selon  quil  est  écrit  dcms  l'Exode,  ch.  xx  (v.  5)  :  Je 
rendrai  le  péché    des  parents  sur  les  enfants   jusqu'à    la  troi- 


Io6  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

sième  et  à  la  quatrième  génération.  —  Il  est  bien  vrai  qu'il 
y  a  eu  d'autres  rois  qui  furent  pécheurs  et  qui  se  trouvent 
placés  dans  la  généalogie  du  Christ;  mais  leur  impiété 
n'avait  pas  été  continue  »,  comme  celle  de  Joram  et  de  ses 
fils.  «  Car,  ainsi  qu'il  est  dit,  au  livre  des  Questions  du  Noti- 
veau  et  de  l'Ancien  Testament  (q.  lxxxv,  parmi  les  Œuvres  de 
saint  Augustin),  Salomon  fut  maintenu  roi,  par  le  mérite  de  son 
père  »  David,  «  et  Roboam,  par  le  mérite  d'Asa  fils  d'Abias, 
son  fils.  Pour  les  trois  dont  il  s'agit,  au  contraire,  l'impiété  fut 
continue  ». 

Vad  quintam  répond  à  l'objection  tirée  des  anomalies  appa- 
rentes dans  la  mention  de  certains  personnages  et  non  de  cer- 
tains autres  dans  la  généalogie  du  Christ  telle  que  la  donne 
saint  Matthieu.  «  Comme  le  dit  saint  Jérôme,  sur  saint  Mat- 
thieu (ch.  I,  V.  3),  dans  la  généalogie  du  Sauveur  ne  se  trouve  mar- 
quée aucune  des  saintes  femmes,  mais  celles  que  l'Écriture  blâme, 
afin  que  Celui  qui  venait  pour  les  pécheurs,  par  sa  naissance  de 
femmes  pécheresses,  détruisît  les  péchés  de  tous.  C'est  pour  cela 
qu'on  \  voit  ïhamar,  qui  est  blâmée  pour  son  union  avec  son 
beau-père;  et  Rahab,  qui  fut  prostituée;  et  Ruth,  qui  fui 
étrangère;  et  Bethsabée,  la  femme  d'Urie,  qui  fut  adultère; 
celle-ci,  toutefois,  n'est  pas  désignée  par  son  nom,  mais  par 
le  nom  de  son  mari  :  soit  à  cause  de  son  péché,  car  elle  fui 
complice  de  l'adultère  et  de  l'homicide  »  commis  par  David  ; 
<(  soit,  aussi,  parce  que  le  nom  du  mari  rappelait  tout  de  suite 
à  la  mémoire  le  péché  de  David.  —  Et,  parce  que  saint  Luc 
entend  désigner  le  Christ  comme  venant  expier  les  péchés,  il 
ne  lait  mention  d'aucune  de  ces  femmes.  —  Pour  ce  qui  est 
des  frères  de.luda,  saint  Matthieu  les  rappelle  pour  marquer 
qu'ils  appartenaient  au  peuple  de  Dieu;  alors  qu'Ismaël,  frère 
d'isaac,  et  Esaii  frère  de  Jacob  avaient  été  séparés  ou  exclus 
du  peuple  de  Dieu  :  et  c'est  pourquoi  ils  ne  sont  pas  rappelés 
dans  la  génération  du  Christ.  C'était  aussi  pour  écarter  tout 
orgueil  de  race;  car  plusieurs  des  frères  de  Juda  étaient  nés  de 
servantes;  mais  tous  ensemble  étaient  patriarches  et  i)ères  des 
douze  tribus.  —  Quant  à  Phares  et  à  Zaram,  ils  sont  nommés 
ensemble,  comme  le  dit  saint  Ambroise  sur  saint  Luc  (ch.  m, 


QUEST.    XXXI.    —   DE   LA  MATIERE   DU   COHPS  DU   SAUVEUR.         IO7 

V.  2 3  et  suiv.);  parce  qu'en  eux  est  marquée  la  double  vie  des 
peuples  :  l'une,  selon  la  loi,  et  elle  est  signifiée  par  Zaram;  l\iu- 
Ire,  selon  la  foi,  et  elle  est  marquée  par  Phares.  —  Pour  ce  qui 
est  des  frères  de  Jéchonias,  saint  Matthieu  les  signale,  parce 
que  tous  régnèrent  en  des  temps  différents;  ce  qui  n'avait  pas 
eu  lieu  pour  d'autres  rois.  Ou  encore  parce  qu'ils  avaient 
communiqué  dans  la  même  iniquité  et  dans  la  même  mi- 
sère ». 

Après  avoir  examiné  la  tige  d'où  est  sorti  le  Christ,  d'une 
façon  éloignée,  nous  la  devons  maintenant  considérer  du  côté 
où  elle  se  rattache  immédiatement  au  Christ,  c'est-à-dire  en  la 
Très  Sainte  Vierge  Marie,  sa  Mère.  Et,  là-dessus,  nous  avons  deux 
points  à  étudier  :  piemièrement,  s'il  convenait  que  le  Christ 
naquît  d'une  femme;  secondement,  si  son  corps  a  été  formé 
du  plus  pur  sang  de  la  Très  Sainte  Vierge  Marie.  Ce  va  être  l'objet 
des  deux  articles  qui  suivent.  —  Venons  tout  de  suite  au  pre- 
mier. 

Article  IV. 

Si  la  matière  du  corps  du  Christ  devait  être  prise 
d'une  femme? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  matière  du  corps 
du  Christ  ne  devait  pas  être  prise  d'une  femme  ».  —  La  pre- 
mière arguë  de  ce  que  «  le  sexe  masculin  est  plus  noble  que  le 
sexe  féminin.  Or,  il  convenait  souverainement  que  le  Christ 
prît  ce  qui  est  parfait  dans  la  nature  humaine.  Donc  il  ne 
semble  pas  qu'il  dut  prendre  sa  chair  d'une  femme,  mais 
plutôt  d'un  homme,  comme  c'est  de  la  côte  de  l'homme  que 
la  femme  fut  formée  »  {Genèse,  ch.  n,  v.  21,  22).  —  La  se- 
conde objection  fait  observer  que  «  quiconque  est  conçu  de  la 
femme  est  inclus  dans  le  sein  de  la  femme.  Or,  il  ne  convient 
pas  que  Dieu,  qui  remplit  le  ciel  et  la  terre,  comme  il  est  dil 
dans  Jérémie,  ch.  xxiii  (v.  2/j),  soit  inclus  ou  renfermé  dans 
le  sein  si  petit  d'une  femme.  Donc  il  semble  qu'il  n'a  pas  dû 


Io8  SOMME    THÉOLOGIQUK. 

être  conçu  d'une  femme  ».  —  lia  troisième  objection  déclare 
que  (I  ceux  qui  sont  conçus  de  la  femme  subissent  une  cer- 
taine impureté;  comme  il  est  dit,  au  livre  de  Job,  ch.  \xv 
(v.  4)  :  Est-ce  (jiie  l'homme  peut  être  Justifié,  si  on  le  compare  à 
Dieu?  on  apparaître  pur,  alors  qu'il  est  ne  de  la  femme?  Or, 
dans  le  Christ  ne  dut  être  aucune  impureté.  Car  Lui-même  est 
d'il  \a  Sagesse  de  Dieu  (}'"  Épiire  aux  Corinthiens,  ch.  x,  v.  ■j.li), 
dont  nous  lisons,  au  livre  de  la  Sagesse,  ch.  vn  (v.  :>5),  que 
rien  de  souillé  n'entre  en  elle.  Donc  il  ne  semble  pas  <ju'll  ait 
dû  prendre  sa  chair  d'une  femme  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  texte  formel  de  l'Apôtre  saint 
Paul,  où  «  il  est  dit,  aux  Galates,  ch.  iv  (v.  /|)  :  Dieu  a  envoyé 
son  Fils  fait  de  la  femme  »> . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  si  le  Fils 
de  Dieu  pouvait  prendre  sa  chair  de  n'importe  quelle  matière 
qu'il  eût  voulu,  toutefois  il  était  souverainement  convenable 
qu'il  la  prît  d'une  femme.  —  D'abord,  parce  que  par  là  toute 
la  nature  humaine  se  trouve  ennoblie.  Aussi  bien  saint  Augus- 
tin dit,  au  livre  des  Quatre-vingt-trois  Questions  (q.  xi)  :  La  libé- 
rtdion  de  l'homme  devait  apparaître  en  l'un  et  l'autre  sexe.  Donc, 
parce  r/u' il  fallait  prendre  l'homme,  son  sexe  étant  le  plus  tionora- 
ble,  il  était  convenable  que  la  libération  du  sexe  féminin  apparût 
en  cela  que  cet  homme  naîtrait  d'une  fenune  ».  De  la  sorte,  en 
eflet,  la  nature  humaine  toute  entière  participait  à  la  splendeur 
du  mystère  divin  :  le  sexe  masculin,  en  étant  uni  à  Dieu  h\- 
postatiquement  ;  le  sexe  féminin,  en  étant  le  temple  où  s'opé- 
jail  l'union  hxpostatique.  —  «  IJnc;  seconde  raison  se  trouve  en 
ce  que  par  là  est  établie  la  vérité  de  l'Incarnation.  Aussi  bien 
saint  Ambroise  dit,  au  \i\ve  de  l'IncarncUion  (ch.  vi)  :  Vous  trou- 
vère: beaucoup  de  choses  selon  la  nature  ;  et  beaucoup  de  cfioses 
au  delà  de  la  nature.  C'est  selon  la  condition  de  la  nature,  que  le 
Christ  J ut  dans  le  sein  d'une  femme;  mais  c'est  au-dessus  de  la 
condition  de  la  nature,  qu'une  vierge  conçut  et  qu'une  vierge  en- 
gendra :  afin  que  vous  croyie:  qu'il  était  Dieu,  puisqu'il  renouve- 
lait la  nature:  et  (/u'il  était  homme,  puisqu'il  naissait  de  l'homme 
selon  la  nature.  Et  saint  Augustin  dit,  dans  l'épître  à  Volusien 
(ch.  m)  ;  Site  Dieu  tout-puissant  avait  formé  t'fiomme  de  partout 


QUÉST.    XXXI.    —    DE    LA   MATIKKE   DU    CORPS    DU    SAUVIiUR.         lOl) 

ailleurs,  non  du  sein  maternel,  el  qall  l'eût  présenté  soudain  à 
nos  regards,  n  aurait-Il  pas  confirmé  le  sentiment  de  l'erreur  et 
aurait-on  cru  qu  II  avait  pris  un  homme  véritable?  Alors  qu  II  au- 
rait Jait  toutes  choses  par  miracle,  Il  aurait  enlevé  ce  quilajail 
par  miséricorde .  Maintenant,  au  contrcdre,  le  Médiateur  est  ainsi 
apparu  entre  Dieu  et  fhomme,  qu  unissant  dans  C unité  de  la  Per- 
sonne Tune  et  l'autre  nature,  Il  a  surélevé  les  choses  ordinaires  par 
les  choses  exlraordincdres  et  tempéré  les  choses  extraordinaires 
parles  choses  ordinaires  ».  Suivant  le  beau  mot  de  saint  Tho- 
mas à  Vadsecundum  de  l'article  2,  question  28,  «  Il  a  mêlé  aux 
choses  humbles  les  choses  admirables  :  pernùscuil  mira  humili- 
bus  )).  —  Le  saint  Docteur  nous  donne  «  une  troisième  rai- 
son »,  pour  montrer  que  le  Christ  devait  prendre  d'une  femme 
la  matière  de  son  corps.  Cette  raison  «  consiste  en  ce  que  par 
ce  mode  de  production  s'achevait  toute  la  diversité  de  la  géné- 
ration humaine.  Le  premier  homme,  en  effet,  fut  produit  du 
limon  de  la  terre  {Genèse,  ch.  11,  v.  7),  sans  le  concours  ni  de 
l'homme  ni  de  la  femme;  Eve  fut  produite  de  l'homme,  sans 
le  concours  de  la  femme,  les  autres  hommes  sont  produits  de 
l'homme  et  de  la  femme.  D'où  il  suit  qu'il  restait  ce  quatrième 
mode,  comme  propre  au  Christ,  qu'il  fût  produit  de  la  femme 
sans  l'homme  ». 

L'ttd  primum  accorde  que  «  le  sexe  masculin  est  plus  noble 
que  le  sexe  féminin.  Et  c'est  pour  cela  »,  comme  nous  l'avons 
dit,  «  que  le  Christ  prit  la  nature  humaine  dans  le  sexe  mas- 
culin. Mais  toutefois  pour  que  le  sexe  féminin  ne  fut  pas  mé- 
prisé, il  convenait  que  le  Christ  prit  sa  chair  d'une  femme. 
Aussi  bien,  saint  Augustin  dit,  au  livre  Du  combat  chrétien 
(ch.  xi)  :  Hommes,  gardez-vous  de  vous  mépriser  :  le  Fils  de 
Dieu  a  pris  un  homme.  Et  vous,  femmes,  ne  vous  méprisez  pas, 
non  plus  :  Le  Fils  de  Dieu  est  né  d'une  Jemme  ».  —  Comment  ne 
pas  admirer  ici  le  soin  qu'ont  apporté  ces  grands  saints  et 
ces  merveilleux  génies  à  souligner,  dans  le  mystère  de  l'In- 
carnation, tout  ce  qui  était  à  même  de  rehausser  à  nos  propres 
yeux  ce  que  la  Providence  nous  a  faits  et  les  uns  et  les  autres 
dans  la  diversité  de  notre  nature  humaine. 

Uad  secundum  déciave  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin,  au 


IIO  SOMME    THEOLOGIQUE. 

livre XXIII  Contre i^att5/e(ch.x),  répondant  à  la  même  objection: 
La  foi  catholique t  qui  lient  que  le  Christ, ^ils  de  Dieu,  est  né  de 
la  Vierge,  selon  la  chair,  n'entend  aucunement  enjermer  de  telle 
sorte  le  Fils  de  Dieu  dans  le  sein  d'une  femme,  qu'il  ne  serait 
plus  en  dehors  de  ce  sein,  comme  s  II  avait  abandonné  le  sein  du 
Père  et  le  gouvernement  du  ciel  et  de  la  terre.  Mais  vous.  Mani- 
chéens, avec  ce  cœur  qui  ne  vous  permet  pas  de  rien  concevoir  en 
dehors  des  images  corporelles,  vous  ne  saisisse:  rien  de  nos  mys- 
tères. Comme,  en  effet,  s'exprime  le  même  saint  Augustin, 
dans  son  épître  à  Volusien  (ch.  ii)  :  Cest  là  le  sentiment  des  hom- 
mes qui  ne  peuvent  rien  concevoir  en  dehors  des  corps,  dont  au- 
cun, en  effet,  ne  peut  être  tout  entier  en  tous  lieux  et  qui  doivent 
occuper  les  divers  lieux  par  d'innombrables  parties.  Mais  il  y  a 
loin  de  la  nature  de  l'âme  à  celle  du  corps.  Combien  plus,  s'il  s'agit 
de  Dieu,  qui  a  créé  le  corps  et  l'âme.  Lui  sait  être  partout  tout  en- 
tier sans  être  contenu  nulle  part.  Il  sait  venir,  sans  partir  d'où  II 
était.  Il  sait  s'en  aller,  sans  quitter  le  lieu  ou  II  était  venu  ». 

L'ad  tertium  répond  que  «  dans  la  conception  de  l'homme 
formé  de  la  femme,  il  n'y  a  rien  d'impur,  en  tant  que  c'est 
l'œuvre  de  Dieu  ;  aussi  bien  est-il  dit,  dans  le  livre  des  Actes, 
ch.  X  (v.  i5)  :  Ce  que  Dieu  a  créé,  garde-toi  de  le  dire  profane, 
c'est-à-dire  impur.  Toutefois,  il  y  a  là  une  certaine  impureté, 
provenant  du  péché,  pour  autant  que  l'homme  est  conçu  de 
l'union  de  l'homme  et  de  la  femme  sous  le  coup  de  la  passion. 
Mais  ceci  n'a  pas  eu  lieu  dans  le  Christ,  ainsi  qu'il  a  été  mon- 
tré plus  haut  »  (q.  28,  art.  i);  tandis  que  cela  avait  eu  lieu, 
même  pour  la  conception  active  de  la  bienheureuse  Vierge 
Marie  :  auquel  sens  beaucoup  d'anciens  Docteurs  affirmaient 
que  la  conception  de  Marie  n'avait  pas  été  sans  péché;  et,  en 
ce  sens,  on  pourrait  l'affirmer  encore,  puisque,  nous  l'avons 
vu  plus  haut,  la  conception  de  Marie  a  été  définie  immaculée 
uniquement  au  sens  de  la  conception  passive  ou  de  l'anima- 
tion. Ce  sera  toujours  en  cela  que  consistera  la  grande  diffé- 
rence entre  la  conception  de  Marie  et  la  conception  du  Christ  : 
celle-ci  n'impliquant  aucun  rapport  avec  le  péché  inhérent  à 
la  conception  ordinaire  parmi  les  hommes;  celle-là  consis- 
tant dans  une  préservation  miraculeuse,  au  moment  de  la  con- 


QUEST.    XXXI.    —    DE   LA   MATIERE   DU   CORPS   DU   SAUVEUH.         r  I  l 

ception  passive,  empêchent  que  l'àme  de  Marie  ne  lût  souillée 
du  péché  d'origine  qu'entraînait  avec  elle  la  conception  active. 

—  Ainsi  donc,  dans  la  conception  du  Christ,  il  n'y  a  absolu- 
ment pas  à  parler  d'impureté.  «  Et  même  »,  ajoute  saint  Tho- 
mas, «  s'il  >  avait  là  quelque  impureté,  le  Verbe  de  Dieu  n'en 
aurait  pas  été  souillé.  Lui  qui  ne  saurait  être  en  rien  muable. 
Aussi  bien  saint  Augustin  dit,  au  livre  Contre  les  cinq  hérésies 
(ch.  V  ;  parmi  les  Œuvres)  :  Dieu  dit,  le  créateur  de  r  homme  : 
Qu  est-ce  qui  t'émeut  dans  ma  naissance?  Je  n'ai  pas  été  conçu 
par  le  désir  de  la  passion.  Moi,  j'ai  fait  la  Mère,  de  qui  Je  devais 
naître.  Si  le  rayon  du  soleil  peut  sécher  les  immondices  des  cloa- 
ques, il  ne  peut  en  être  souillé.  A  plus  forte  raison,  la  Splendeur 
de  la  lumière  éternelle,  partout  ow  vont  .ses  rayons,  peut  purifier, 
mais  elle-même  ne  saurait  être  souillée  » . 

Des  raisons  de  la  plus  haute  harmonie  dictaient  au  Fils  de 
Dieu,  voulant  se  revêtir  de  notre  nature  humaine,  qu'il  prenne 
d'une  femme  la  portion  de  rriatière  qui  devait  être  sa  chair  ou 
son  corps.  —  Mais  qu'est-ce  donc  que  le  Fils  de  Dieu  aura 
pris  ainsi  dans  le  sein  de  sa  Mère  pour  se  former  un  corps 
semblable  au  nôtre.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article 
qui  suit. 

Article  N. 

Si  la  chair  du  Christ  a  été  conçue  du  très  pur  sang 
de  la  Vierge? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  chair  du  Christ 
n'a  pas  été  conçue  du  très  pur  sang  de  la  Vierge  ».  —  La  pre- 
mière arguë  de  ce  qu'  «  il  est  dit,  dans  la  collecte  »  ou  lorai- 
son  (de  la  fête  de  l'Annonciation),  «  que  Dieu  a  voulu  que  son 
Verbe  prit  la  chair  de  la  Vierge.  Or,  la  chair  diffère  du  sang. 
Donc  le  corps  du  Christ  n'a  pas  été  pris  du  sang  de  la  Vierge  ». 

—  La  seconde  objection  dit  que  a  comme  la  femme  fut  for- 
mée miraculeusement  cle  l'homme;  ainsi  le  corps  du  Christ  a 
été  formé  miraculeusement  de  la  Vierge.  Or,  la  femme  n'est 


I  1  :^  SOMME    THEOLOGIQUt. 

point  dite  avoir  été  formée  du  sang  de  l'homme,  mais  plutôt 
de  sa  chair  et  de  ses  os  ;  "selon  ce  qui  est  marqué  dans  la  Genèse, 
eh.  II  (v.  23)  :  Ceci  est  Cos  de  mes  os,  la  chair  de  ma  chair.  Donc 
il  semble  que  le  corps  du  Christ,  non  plus,  n'aurait  pas  dû 
être  formé  du  sang  de  la  Vierge,  mais  plutôt  de  sa  chair  et  de 
ses  os  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que  «  le  corps  du 
Christ  fut  de  même  espèce  avec  les  corps  des  autres  hommes. 
Or,  les  corps  des  autres  hommes  ne  sont  point  formés  du  sang 
très  pur,  mais  de  la  semence  et  du  sang  des  règles.  Donc  il 
semble  que  le  corps  du  Christ,  non  plus,  n'a  pas  été  conçu  du 
très  pur  sang  de  la  Vierge  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  «  saint  Jean  Damascèno) 
qui  «  dit,  au  livre  LII  (ch.  ii),  que  le  Fils  de  Dieu  s'est  édifié 
pour  Lui,  du  sang  très  chaste  et  très  pur  de  la  Vierge,  une  chair 
animée  d'une  âme  raisonnable  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  commence  par  rappeler 
que  «  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (art.  précéd.),  dans  la  con- 
ception du  Christ,  il  fut  selon  la  condition  de  la  nature  qu'il 
est  né  d'une  femme;  mais  au-dessus  de  la  condition  de  la  nature, 
qu'il  est  né  d'une  vierge.  Or,  la  condition  naturelle  a  ceci,  que, 
dans  la  génération  du  vivant,  la  femme  fournit  la  matière,  tan- 
dis que  du  côté  du  mâh  se  trouve  le  principe  actif  de  la  géné- 
ration ;  comme  le  prouve  Aristote,  au  livre  De  la  génération  des 
animaux  {U\.  I,  ch.  x.\  ;  liv.  II,  ch.  iv).  D'autre  part,  la  femme 
qui  conçoit  par  l'action  de  l'homme  n'est  point  vierge.  Il  suit 
de  là  qu'il  appartient  au  mode  surnaturel  de  la  génération  du 
Christ,  que  le  principe  actif  dans  cette  génération  aura  été  la 
vertu  surnaturelle  divine;  mais  au  mode  naturel  de  sa  géné- 
ration il  appartient  que  la  matière  dont  le  corps  du  Christ  a 
été  conçu  soit  conforme  à  la  matière  que  les  autres  femmes 
fournissent  dans  la  génération  de  l'enfant.  Cette  matière,  selon 
Aristote,  au  livre  Delà  génération  des  animaux  (liv.  I,  ch.  xix), 
est  le  sang  delafemine,  non  pris  d'une  façon  quelconque,  mais 
amené  à  une  certaine  perfection  plus  achevée  par  la  vertu  gé- 
nérativc  de  la  mère,  de  façon  à  être  la  matière  apte  pour  le  fruit 
à  concevoir.  Par  conséquent  c'est  d'une  telle  matière  que  le 
corps  du  Christ  a  été  conçu  ». 


OÙËSt.    XXXr.    —  DE   LA  MATIÈRE   DU   CORPS  DU   SAUVEUR.        ilS 

Uad  prinmm  répond  que  «  la  bienheureuse  Vierge  a  élé  de 
même  nature  avec  les  autres  femmes;  et,  par  conséquent;  elle 
a  eu  une  chair  et  des  os  de  même  nature.  Or,  les  chairs  et  les 
os,  dans  les  autres  femmes,  sont  des  parties  actuelles  du  corps, 
desquelles  l'intégrité  du  corps  est  constituée.  11  s'ensuit  qu'on 
ne  peut  pas  les  enlever  sans  la  corruption  ou  la  diminution 
du  corps.  D'autre  part,  le  Christ,  qui  venait  réparer  ce  qui 
avait  été  corrompu,  ne  devait  causer  aucune  corruption,  ou 
aticune  diminution  à  l'intégrité  de  sa  Mère.  Par  conséquent,  le 
corps  du  Christ  ne  dut  pas  être  formé  de  la  chair  ou  des  os  de 
la  Vierge,  mais  du  sang,  qui  n'est  pas  encore  partie  actuelle  » 
du  tout,  «  mais  seulement  en  puissance,  comme  il  est  dit  au 
livre  De  la  génération  des  animaux  (liv.  I,  ch.  xix  ;  cf.  Des  par- 
ties des  animaux,  liv.  Il,  ch.  x;  liv.  llï,  ch.  v).  Et  c'est  pour- 
quoi il  est  dit  que  le  Verbe  a  pris  la  chair  de  la  Vierge,  non 
que  la  matière  du  corps  du  Christ  fût  la  chair  en  acte,  mais 
parce  que  ce  fut  le  sang,  qui  est  la  chair  en  puissence  ». 

Uad  secundum  n'accepte  pas  la  parité  avec  Adam,  que  pro- 
posait l'objection.  C'est  qu'en  effet,  «  selon  qu'il  a  été  dit,  dans 
la  Première  Partie  (q.  92,  art.  3,  ad  2"'"),  Adam,  parce  qu'il  avait 
été  institué  comme  un  certain  principe  de  la  nature  humaine, 
avait  dans  son  corps  un  quelque  chose  de  chair  et  d'os  qui 
n'appartenait  pas  à  son  intégrité  personnelle,  mais  qui  était  en 
lui  seulement  en  tant  qu'il  était  le  priricipe  de  la  nature  hu- 
maine. D'une  telle  matière  fut  formée  la  femme,  sans  détri- 
ment pour  l'homme.  Mais  il  n'y  eut  rien  de  tel  dans  le  corps 
de  la  Vierge,  d'où  le  corps  du  Christ  pût  être  formé  sans  la 
corruption  du  corps  de  la  Mère  ». 

Vad  tertium  dit  que  o  la  semence  de  lu  femme  n'est  pas  apte 
à  la  génération,  mais  est  un  quelque  chose  d'imparfait  dans 
le  genre  de  la  semence,  qui  n'a  pas  pu  être  amené  à  son 
complément  parfait,  en  raison  de  l'imperfection  de  la  vertu  » 
généralive  «  de  la  femme.  Il  suit  de  là  qu'une  telle  semence 
n'est  pas  une  matière  qui  soit  requise  nécessairement  pour  la 
conception  du  fruit  ;  comme  le  dit  Aristote,  au  livre  De  la  géné- 
ration des  animaux  (liv.  I,  ch.  xix  et  suiv.).  Et,  à  cause  de  cela, 
dans  la  conception  du  Christ,  elle  ne  se  trouva  point;  alors 
XVI.  — La  Rédemption.  8 


1  I  k  SOMME    THÉOLOGIQUÈ. 

surtout  que  tout  en  étant  chose  imparfaite  dans  le  genre  se- 
mence, toutefois  elle  entraîne,  en  se  résolvant,  une  certaine 
concupiscence,  comme  aussi  la  semence  de  l'homme  :  et,  dans 
cette  conception  virginale,  la  concupiscence  ne  put  avoir  au- 
cune place.  De  là  vient  que  saint  Jean  Damascène  (liv.  III 
ch.  Il)  dit  que  le  corps  du  Christ  n'a  pas  été  conçu  par  mode 
de  semence.  —  Pour  ce  qui  est  du  sang  des  règles  que  les  fem- 
mes rejettent  tous  les  mois,  il  a  une  certaine  impureté  natu- 
relle de  corruption  ;  comme,  du  reste,  toutes  les  autres  super- 
fluités  dont  la  nature  n'a  pas  besoin  et  qu'elle  chasse.  Ce  sang 
des  règles  qui  a  ainsi  une  certaine  corruption  au  point  que  la 
nature  le  répudie  n'est  point  la  matière  dont  est  formé  le  fruit 
conçu;  mais  il  est  un  certain  rejet  de  ce  sang  très  pur  qui  est 
préparé  par  une  certaine  digestion  »  plus  parfaite,  «  en  vue  du 
fruit  de  la  conception,  comme  étant  plus  pur  et  plus  parfait 
que  l'autre  sang.  Toutefois,  ce  sang  entraîne  une  certaine  im- 
pureté de  la  passion,  dans  la  conception  des  autres  hommes  : 
en  tant  que  c'est  par  l'union  de  l'homme  et  de  la  femme  que 
ce  sang  est  amené  au  lieu  qui  convient  pour  la  génération.  Mais 
ceci  n'a  pas  eu  lieu  dans  la  conception  du  Christ;  parce  que 
ce  fut  par  l'opération  du  Saint-Esprit  que  ce  sang  fut  réuni  et 
formé  en  corps  de  l'Enfant  dans  le  sein  de  la  Vierge.  Et  c'est 
pour  cela  qu'il  est  dit  »,  comme  nous  l'avons  vu  à  l'argument 
sed  contra,  «  que  le  corps  du  Christ  a  été  Jormé  du  sang  très 
chaste  et  très  pur  de  la  Vierge  »  sa  Mère.  —  Ce  sang  très  pur 
dont  nous  a  parlé  ici  saint  Thomas  semble  assez  se  confondre 
avec  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  les  ovules  et  qui  constituent, 
en  effet,  la  matière  propre  ordonnée  immédiatement  à  la 
conception. 

Après  avoir  examiné  la  race  d'où  est  venue,  pour  le  Christ, 
la  matière  de  son  corps,  il  nous  faut  maintenant  étudier  les 
conditions  selon  lesquelles  le  corps  du  Christ  y  a  préexisté.  — 
Et,  d'abord,  s'il  y  a  préexisté  d'une  façon  déterminée  et  pré- 
cise ou  par  mode  plutôt  potentiel  ;  secondement,  si,  selon  le 
mode  où  il  y  a  préexisté,  il  y  a  été  exempt  de  l'infection  du  pé- 
ché ;  troisièmement,  si  le  Christ  a  payé  la  dîme  en  la  personne 


QÙEST.    XXXI.    —   DE   LA  MATIERE  DU   CORPS  DU  SAUVEUR.        IlÔ 

d'Abraham,  son  ancêtre.  —  Le  premier  point  va  faire  l'objet 
de  l'article  qui  suit. 

Article  VI. 

Si  le  corps  du  Christ  a  été  selon  quelque  chose  de  déterminé 
en  Adam  et  dans  les  autres  Pères  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  corps  du  Christ  a 
été  selon  quelque  chose  de  déterminé  en  Adam  et  dans  les  au- 
tres Pères  ».  —  La  première  est  le  mot  de  «  saint  Augustin  », 
qui  «  dit,  au  livre  X  du  Commentaire  littéral  de  la  Genèse 
(ch.  xx),  que  la  chair  du  Christ  a  été  en  Adam  et  Abraham  selon 
la  substance  corporelle.  Or,  la  substance  corporelle  est  quelque 
chose  de  déterminé.  Donc  la  chair  du  Christ  a  été  en  Adam, 
Abraham  et  les  autres  Pères,  selon  quelque  chose  de  déter- 
miné ».  —  La  seconde  objection  en  appelle  à  ce  qu'  «  il  est  dit, 
dans  rÉpître  aax  Romains,  ch.  i  (v.  3),  que  le  Christ  a  été  Jait  » 
ou  formé  «  de  la  semence  de  David,  selon  la  chair.  Or,  la  semence 
de  David  était  quelque  chose  de  déterminé  en  lui.  Donc  le 
Christ  a  été  en  David  selon  quelque  chose  de  déterminé  ;  et, 
pareillement,  pour  la  même  raison,  dans  les  autres  Pères  ». 
—  La  troisième  objection  fait  observer  que  «  le  Christ  a  une 
affinité  au  genre  humain  en  tant  qu'il  a  pris  sa  chair  du  genre 
humain.  Or,  si  cette  chair  n'a  pas  été  selon  quelque  chose  de 
déterminé  en  Adam,  le  Christ  ne  semble  avoir  aucune  affinité 
au  genre  humain  dérivé  d'Adam,  mais  plutôt  aux  autres  cho- 
ses d'oii  la  matière  de  sa  chair  a  été  prise.  Il  semble  donc  que 
la  chair  du  Christ  a  été  en  Adam  et  dans  les  autres  Pères  selon 
quelque  chose  de  déterminé  ». 

L'argument  5ed  contra  s'appuie  sur  ce  que  «  saint  Augustin 
dit,  au  livre  X  du  Commentaire  littéral  de  la  Genèse  (ch.  xix,  xx)  : 
En  quelque  manière  que  le  Christ  ait  été  en  Adam  et  Abraham, 
les  autres  hommes  y  ont  été  aussi;  mais  non  inversement.  Or, 
les  autres  hommes  n'ont  pas  été  en  Adam  et  Abraham  selon 
une  certaine  matière  déterminée,  mais  uniquement  selon  l'ori- 
gine »  ou  en  raison  de  la  vertu  générative  qui  les  a  amenés  à 


IIO  SOMME    THEOLOGIQUÉ. 

l'existence,  «  ainsi  qu'il  a  été  vu  dans  la  Première  Partie 
(q.  119,  art.  1;  art  •>..  ad  ^/'"").  Donc  le  Christ,  non  plus, 
n'a  pas  été  en  Adam  et  Abraham  selon  (juelque  chose  de  dé- 
terminé; ni,  non  ])lus,  pour  la  même  raison,  dans  les  autres 
Pères  ».  ^ 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas,  se  référant  à  la  doctrine 
de  l'article  précédent,  rappelle  que  «  comme  il  a  été  dit,  la  ma- 
tière du  corps  du  Christ  n'a  pas  été  la  chair  et  l'os  de  la  bien- 
heureuse Vierge  »  sa  Mère,  «  ni  quelque  autre  chose  qui  fit 
partie  intégrante  »  de  son  corps  ou  de  son  être  personnel, 
u  mais  le  sang,  qui  est  chair  en  puissance  Or,  tout  ce  qui  fut 
reçu  de  ses  parents  en  la  bienheureuse  Vierge  fit  actuellement 
partie  de  son  corps  »  :  et,  en  effet,  le  fruit  de  l'action  généra- 
tive  des  parents  de  la  bienheureuse  Vierge  ne  fut  pas  autre  que 
son  corps  et  ses  diverses  parties  intégiantes.  c  H  suit  de  laque 
ce  qui  fut,  en  la  bienheureuse  Vierge,  reçu  de  ses  parents,  ne 
lut  point  la  matière  du  corps  du  Christ.  Et,  par  conséquent, 
il  faut  dire  que  le  corps  du  Christ  ne  fut  pas  en  Adam  et  dans 
les  autres  Pères  selon  quelque  chose  de  déterminé,  en  ce  sens 
qu'une  partie  quelconque  du  corps  d'Adam  ou  du  corps  de 
quelque  autre  pût  être  désignée  déterminément  de  manière  à 
pouvoir  dire  que  de  celle  matière  serait  formé  le  corps  du  Christ; 
mais  il  fut  là  selon  l'origine  »  ou  par  voie  de  principe  qui  de- 
vait amener  la  matière  d'oii  il  serait  tiré,  «  comme,  du  reste, 
poui-  la  chair  des  autres  hommes.  C'est,  en  effet,  par  l'entre- 
mise du  corps  de  sa  Mère,  que  le  corps  du  Christ  a  jappoit  à 
Adam  et  aux  autres  Pères.  Il  s'ensuit  que  le  corps  du  Christ 
n'a  pas  été  dans  les  Pères  d'une  autre  manière  que  n'y  a  été  le 
corps  de  sa  Mère,  lequel  n'y  a  pas  été  selon  une  matière  dé- 
terminée ;  pas  plus  que  les  corps  des  autres  hommes,  ainsi 
qu'il  a  été  dit  dans  la  Première  Partie  »  (endroit  précité).  — 
On  le  voit  :  il  s'agissait,  dans  le  présent  article,  de  maintenir, 
pour  la  venue  du  corps  du  Christ  en  tant  que  ce  corps  se  rat- 
tache aux  anciens  Pères,  les  lois  ordinaires  de  la  génération  du 
corps  humain,  sans  recourir  aux  rêveries  ou  à  l'imagination 
de  certains  esprits  qui  voulaient  que  le  corps  du  Christ  eut  été 
formé  d'une  portion  de  matière  venue,  identique  et  sans  trans- 


QUEST.    XXXI.    —    DE    LA   MATIÈRE   DU    CORPS   DU    SAUVEUR.         II" 

l'ormalion,  depuis  Adam  jusqu'au  Christ;  ainsi  que  le  note  ici 
Cajétan. 

L'ad  primum  explique  que  «  lorsqu'il  est  dit  que  le  corps  du 
Christ  a  été  en  Adam  selon  la  substance  corporelle,  on  ne  doit 
pas  l'entendre  en  ce  sens  que  le  corps  du  Christ  aurait  été  en 
Adam  une  certaine  substance  corporelle,  mais  en  ce  sens  que 
la  substance  du  corps  du  Christ,  c'est-à-dire  la  matière  qu'il  a 
prise  de  la  Vierge,  fût  en  Adam  comme  dans  le  principe  actif, 
non  comme  dans  le  principe  matériel  :  et  cela  veut  dire  que 
par  la  verlu  générative  d'Adam  et  des  autres  descendants 
d'Adam  jusqu'à  la  bienheureuse  Vierge,  il  a  été  fait  que  cette 
matière  se  trouverait  ainsi  préparée  pour  la  conception  du  corps 
du  Christ  ».  C'est  exactement  l'explication  que  nous  avions 
dégagée  de  la  lettre  môme  du  corps  de  l'article.  Saint  Thomas 
ajoute  que  «  toutefois,  cette  matière  n'a  pas  été  formée  en  corps 
du  Christ  par  la  vertu  de  la  semence  dérivée  d'Adam.  Et  c'est 
pour  cela  que  le  Christ  est  dit  avoir  été  en  Adam  selon  la  subs- 
tance corporelle  et  non  selon  la  raison  séminale  »,  comme  il 
arrive  poui'  tous  les  autres  descendants  d'Adam,  \  compris  la 
bienheureuse  Vierge  elle-même. 

L'ad  secundum  souligne  expressément  la  remarque  que  nous 
venons  de  formuler.  «  Bien  que  le  corps  du  Chrisl  n'ait  pas 
été  en  Adam  et  dans  les  autres  Pères  selon  la  raison  séminale, 
toutefois  le  corps  de  la  bienheureuse  Vierge,  qui  a  été  conçu 
de  la  semence  virile,  a  été  en  Adam  et  dans  les  autres  Pères 
selon  la  raison  séminale.  Et,  à  cause  de  cela,  par  l'intermédiaire 
de  la  bienheureuse  Vierge,  le  Christ  est  dit  être  selon  la  chair 
de  la  semence  de  David  par  mode  d'oiigine  »  :  11  est  tils  et  de 
la  semence  de  David,  parce  qu'il  est  fils  de  la  bienheureuse 
Vierge,  qui,  elle,  est  fille  et  de  la  semence  de  David. 

Vad  lertiani  applique  cette  même  doctrine  à  la  difficulté  que 
soulevait  la  troisième  objection,  u  Le  Christ  »,  en  effet,  «  a 
affinité  au  genre  humain  selon  la  similitude  de  l'espèce  »,  en  ce 
sens  qu'il  est  d'une  même  espèce  humaine  avec  nous  tous.  «  Or, 
la  similitude  de  l'espèce  se  considère,  non  pas  selon  la  matière 
éloignée,  mais  selon  la  matière  prochaine  et  selon  le  principe 
actif,  qui  engendre  un  semblable  à  soi.  Il  suit  de  là  que  l'affi- 


ÎIO  SOMME    THéOLOGIQUE. 

nité  du  Christ  au  genre  humain  est  suffisamment  sauvegardée, 
par  cela  que  le  corps  du  Christ  a  été  formé  du  sang  de  la  Vierge, 
dérivé,  selon  l'origine,  d'Adam  et  des  autres  Pères.  Et  il  n'im- 
porte pas  à  cette  affinité,  de  quelque  matière  que  ce  sang  ait  pu 
être  pris,  pas  plus  que  cela  n'importe  dans  la  génération  des 
autres  hommes,  ainsi  qu'il  a  été  dit  dans  la  Première  Partie  ». 
(q.  119,  art.  2,  ad  S""'). 

Le  second  point  à  examiner,  relativement  au  mode  dont  le 
corps  du  Christ  a  préexisté  dans  les  anciens  Pères,  était  de  savoir 
si  la  chair  du  Christ  aura  été  infectée  en  eux  de  la  contagion 
du  péché.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  VII. 

Si  la  chair  du  Christ,  dans  les  anciens  Pères, 
aura  été  infectée  du  péché? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  u  la  chair  du  Christ, 
dans  les  anciens  Pères,  n'aura  pas  été  infectée  du  péché  ».  —  La 
première  arguë  de  ce  qu'  «  il  est  dit,  au  livre  de  la  Sagesse, 
ch.vii  (v.  26),  que  dans  la  divine  Sagesse  U n  entre  rien  de  souillé . 
Or,  le  Christ  est  la  Sagesse  de  Dieu,  comme  il  est  dit  dans  la 
première  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  i  (v.  2[i).  Donc  la  chair  du 
Christ  n'a  jamais  été  souillée  du  péché  »,  non  pas  même  selon 
qu'elle  a  été  dans  les  anciens  Pères.  —  La  seconde  objection 
cite  le  mot  de  «  saint  Jean  Damascène  »,  qui,  «  au  livre  III 
(ch.  n,  xi),  dit  que  le  Christ  a  pris  les  prémices  de  notre  nature. 
Or,  dans  le  premier  état,  la  chair  humaine  n'était  pas  infectée 
du  péché.  Donc  la  chair  du  Christ  ne  fut  pas  infectée,  ni  en 
Adam,  ni  dans  les  autres  Pères  ».  —  La  troisième  objection  est 
un  texte  de  «  saint  Augustin  »,  qui,  d  au  livre  X  du  Commentaire 
lilléralde  la  Genèse  (ch.  xx),  dit  que  la  nature  humaine  a  toujours 
eu,  avec  ta  blessure,  le  remède  à  cette  blessure.  Or,  ce  qui  est 
infecté  ne  peut  pas  être  le  remède  à  la  blessure,  mais  plutôt 
cela  a  besoin  de  remède.  Donc  il  y  a  toujours  eu,  dans  la  nature 


QUEST.    XXXf.    —    DE    LA   MATIÈRE    DU    CORPS   DU    SAUVEUR.         Ilf) 

humaine,  quelque  chose  qui  n'était  pas  infecté  :  et  c'est  de  cela 
qu'ensuite  le  corps  du  Christ  a  été  formé  >».  —  Ces  objections 
nous  montrent  le  point  précis  de  la  question,  et  aussi  l'intérêt 
tout  spécial  qui  s'y  trouve  attaché. 

L'argument  sed  contra  s'appuie  sur  la  doctrine  des  précédents 
articles,  savoir  que  «  le  corps  du  Christ  ne  se  réfère  à  Adam  et 
aux  autres  Pères  que  par  l'entremise  du  corps  de  la  bienheu- 
reuse Vierge  de  laquelle  le  Christ  a  pris  sa  chair.  Or,  le  corps 
de  la  bienheureuse  Vierge  a  été  tout  entier  conçu  dans  le  péché 
originel,  comme  il  a  été  dit  plus  haut  »  (q.  i/j,  art.  3,  ad  /""*), 
formule,  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer,  qui  ne  contredit 
point  la  définition  de  l'Immaculée-Conception  de  Marie,  celle-ci 
portant  expressément  sur  l'animation  ou  la  conception  passive, 
non  sur  la  formation  du  corps  ou  la  conception  active;  «  et  d, 
poursuit  l'argument,  «  selon  qu'il  a  été  dans  les  Pères,  il  a  été 
affecté  du  péché.  Donc  la  chair  du  Christ,  selon  qu'elle  a  été 
dans  les  Pères,  a  été  affectée  du  péché  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  observer  que  «  quand 
nous  disons  que  le  Christ  ou  sa  chair  a  été  en  Adam  et  dans 
les  autres  Pères,  nous  le  comparons.  Lui,  ou  sa  chair,  à  Adam 
et  aux  autres  Pères.  Or,  il  est  manifeste  que,  autre  fut  la  condi- 
tion des  Pères,  et  autre  celle  du  Christ;  car  les  Pères  furent 
soumis  au  péché;  et  le  Christ  est  entièrement  à  l'abri  du  péché. 
C'est  donc  d'une  double  manière  qu'il  arrive  qu'on  se  trompe 
dans  cette  comparaison.  D'abord,  en  attribuant  au  Christ  ou  à 
sa  chair  la  condition  qui  fut  celle  des  Pères;  comme  si  l'on  dit 
que  le  Christ  a  péché  en  Adam,  parce  qu'il  a  été  en  lui  d'une 
certaine  manière.  Cela  est  faux;  parce  que  le  Christ  n'a  pas  été 
en  Adam  en  telle  manière  que  le  péché  d'Adam  lui  appartînt  : 
parce  qu'il  ne  dérive  point  d'Adam  selon  la  loi  de  la  concu- 
piscence, ou  selon  la  raison  séminale,  ainsi  qu'il  a  été  dit  ». 
Une  lois  de  plus  et  avec  une  attention  nouvelle  remarquons  la 
doctrine  de  saint  Thomas  au  sujet  du  péché  originel.  Ce  qui 
fait  que  le  péché  d'Adam  nous  est  communiqué  ou  qu'il  nous 
touche  et  devient  nôtre,  c'est  parce  que  le  mode  de  notre  nais- 
sance nous  le  transmet  :  c'est  parce  que  nous  venons  d'Adam 
selon  la  raison  séminale,  ou  selon  le  mode  naturel  de  la  gêné- 


120  SOMME    THEOLOGIQUE. 

ration  humaine  ;  nullement  parce  que  nous  aurions  été  en  Adam 
de  n'importe  quelle  manière,  à  plus  forte  raison  pour  ce  seul 
motif  que  par  une  clause  divine  son  péché  devait  nous  être 
imputé.  Il  suit  de  là  que  ceux-là  seuls  ont  rapport  au  péché 
d'Adam,  qui  viennent  de  lui  par  cette  voie;  mais  que  tous  ceux 
qui  viennent  de  lui  par  cette  voie  ont  rapport  à  son  péché  et  le 
contractent  par  le  fait  même,  à  moins  d'une  piéservation  tout  à 
fait  gratuite,  comme  nous  savons  que  c'a  été  le  privilège  uni- 
que de  la  bienheureuse  Vierge.  —  a  D'une  autre  manière,  il 
arrive  d'errer,  si  l'on  attribue  à  ce  qui  fut  actuellement  dans 
les  anciens  Pères  la  condition  du  Christ  ou  de  sa  chair;  comme 
si,  du  fait  que  la  chair  du  Christ,  selon  qu'elle  a  été  dans  le 
Christ,  n'a  pas  été  aiïectée  du  péché,  de  même  ou  dit  qu'aussi 
en  Adam  et  dans  les  autres  Pères  a  été  une  certaine  partie  de 
leur  corps  qui  n'a  pas  été  affectée  du  péché  et  que  c'est  d'elle  que 
dans  la  suite  le  corps  du  Christ  aurait  été  formé;  ainsi  que 
quelques-uns  l'ont  aflirmé  (cf.  Hugues  de  ►Saint-Victor,  des 
Sacrements,  liv.  II,  part,  i,  ch.  v).  Mais  cela  ne  peut  pas  être. 
D'abord,  parce  que  la  chair  du  Christ  ne  fui  pas  selon  quelque 
chose  de  déterminé  en  Adam  et  dans  les  autres  Pères,  qui  pût 
être  distingué  du  reste  de  leur  chair  comme  le  pur  de  l'impur, 
ainsi  qu'il  a  été  déjà  dit  plus  haut  (art.  précéd.).  Ensuite,  parce 
que,  la  chair  humaine  étant  infectée  du  péché  en  raison  de  ce 
qu'elle  est  conçue  par  la  concupiscence  »  ou  par  l'acte  conju- 
gal qu'accompagne  toujours  la  passion  depuis  la  perte  de  l'état 
d'innocence,  «  de  même  que  toute  la  chair  d'un  homme  est 
conçue  par  la  concupiscence  »,  sans  qu'aucune  de  ses  parties 
en  soit  exemple,  «  de  même  aussi  elle  est  toute  entière  infectée 
du  péché  ».  Ici  encore,  nous  ne  saurions  trop  remarquer  tou- 
tes ces  expressions  de  saint  Thomas,  qui  jettent  une  si  vive 
clarté  sur  la  (juestion  du  péché  originel  et  sur  le  vrai  sens  de 
telles  ou  telles  formules  appliquées  à  la  bienheureuse  Vierge 
par  saint  Thomas  lui-même  et  par  les  anciens  docteurs,  formu- 
les qui  peuvent  être  gardées  même  avec  la  définition  du  dogme 
de  rimmaculée-Conceplion,  bien  (ju'on  ne  doive  plus  s'en  ser- 
vir dans  le  langage  ordinaire  par  crainte  de  l'équivoque.  Saint 
Thomas  conclut  :  «  Ainsi  donc  il  faut  dire  que  toute  la  chair  des 


QUEST.    XXXI.    —   DE   LA   MATIERE   DU   COHPS   DU    SAUVEUR.         12  1 

anciens  Pères  a  été  affectée  du  péché,  el  qu'il  n\  a  pas  eu  en 
eux  quelque  chose  qui  aurait  été  conservé  à  l'abri  du  péclié,  d'où 
le  corps  du  Christ  aurait  été  formé  dans  la  suite  ». 

L'ad  primiim  déclare  que  «  le  Christ  n'a  point  pris  la  chair  du 
genre  humain  soumise  au  péché,  mais  purifiée  de  toute  infec- 
tion du  péché.  Et,  par  suite,  dans  la  Sagesse  de  Dieu  rien  de 
souillé  n'est  entré  ».  —  Nous  avons  vu  qu'en  raison  de  sa  con- 
ception miraculeuse,  le  corps  du  Christ,  en  tant  que  corps  du 
Christ,  bien  qu'il  ait  été  pris  d'une  matière  qui  venait  d'Adam 
par  voie  de  génération  ordinaire,  et  qui,  à  ce  titre,  avait  été 
en  rapport  avec  le  péché  du  premier  père,  au  point  qu'elle 
aurait  même  communiqué  à  l'âme  de  la  Mère  du  Christ  la  souil- 
lure du  péché  d'origine,  sans  le  privilège  de  l'Immaculée-Con- 
ception,  —  toutefois  n'a  eu  lui-même  aucun  rapport  avec  le 
péché  d'Adam,  en  ce  qui  est  d'avoir  pu  être  affecté  ou  souillé 
par  lui.  El,  par  conséquent,  la  pureté  du  Christ,  Sagesse  de 
Dieu,  n'est  ici  aucunement  en  cause. 

Vad  seeunduni  explique  le  mot  de  saint. lean  Damascène  que 
citait  l'objection.  «  Le  Christ  est  dit  avoir  pris  les  prémices  de 
notre  nature,  quant  à  la  ressemblance  de  la  condition,  en  ce 
sens  qu'il  a  pris  une  chair  non  infectée  du  péché,  comme  avait 
été  la  chair  de  l'homme  avant  le  péché.  Mais  cela  ne  doit 
pas  s'entendre  selon  la  continuation  de  la  pureté  ,  ou  en 
ce  sens  que  cette  chair  de  riiomme  autrefois  pur  se  serait 
conservée  exempte  de  péché  jusqu'à  la  formation  du  corps 
du  Christ  », 

L'ad  tertiuni  répond  que  «  dans  la  nature  humaine,  avant  le 
Christ,  était  la  blessure,  c'est-à-dire,  l'infection  du  péché  origi- 
nel, d'une  façon  actuelle.  Quant  au  remède  de  la  blessure,  il 
n'était  point  là  en  acte,  mais  uniquement  selon  la  vertu  de 
l'origine,  en  tant  que  de  ces  Pères  devait  être  propagée  la 
chair  du  Christ  »,  qui  serait,  en  effet,  le  remède  à  la  blessure 
du  péché. 

ÎSous  n'avons  plus  qu'à  examiner  le  dernier  point,  relative- 
ment au  mode  dont  le  corps  du  Christ  a  préexisté  dans  les  an- 
ciens Pères,  et  c'est  de  savoir  si  le  Christ  a  payé  la  dîme  dans 


122  SOMME    THEO  LOGIQUE. 

la  personne  d'Abraham,  son  père.   Saint  Thomas  va  nous  ré- 
pondre à  l'article  qui  suit. 


Article  VIII. 
Si  le  Christ  a  payé  la  dîme  en  la  personne  d'Abraham  ? 

L'article  est  posé  en  raison  d'un  texte  de  saint  Paul,  que 
nous  allons  trouver  dans  les  objections  et  qui  pouvait,  en 
efl'et,  prêter  à  l'équivoque.  —  Quatre  objections  veulent  prou- 
ver que  «  le  Christ  a  payé  la  dîme  en  la  personne  d'Abraham  ». 
—  La  première  est  précisément  le  texte  de  «  l'Apôtre  »,  qui, 
(•  dans  l'épître  aux  Hébreux,  ch.  vu  (v.  6  et  suiv.),  dit  que  Lévi, 
descendant  d'Abraham,  a  été  décimé  »,  c'est-à-dire  a  payé  la 
dîqne,  «  en  Abraham,  parce  que  celui-ci  payant  la  dîme  à  Mel- 
chisédech,  Lévi  était  encore  en  lui.  Or,  pareillement,  le  Christ 
était  aussi  en  Abraham,  quand  celui-ci  donna  la  dîme.  Donc 
le  Christ,  Lui  aussi,  a  payé  la  dîme  en  Abraham  ».  —  La  se- 
conde objection  dit  que  «  le  Christ  est  de  la  semence  d'Abra- 
ham, selon  la  chair  qu'il  a  reçue  de  sa  Mère,  Or,  la  Mère  du 
Christ  a  payé  la  dîme  en  Abraham.  Donc,  pour  la  même  rai- 
son, le  Christ  l'a  payée  aussi  ».  —  La  troisième  objection  dé- 
clare que  «  cela  était  décimé  »  ou  payait  la  dîme  «  en  Abraham, 
qui  avait  besoin  de  guérison,  comme  le  dit  saint  Augustin,  au 
livre  X  du  Commentaire  littéral  de  la  Genèse  (ch.  xx).  Or,  avait 
besoin  de  guérison  toute  chair  alï'ectée  du  péché.  Puis  donc 
que  la  chair  du  Christ  était  affectée  du  péché,  comme  il  a  été 
dit  (art.  précéd.),  il  semble  que  la  chair  du  Christ  a  été  déci- 
mée en  Abraham  ».  —  La  quatrième  objection,  prévenant  une 
réponse,  fait  observer  que  «  cela  ne  semble  pas  en  quelque 
chose  déroger  à  la  dignité  du  Christ.  Rien  n'empêche,  en 
effet,  que  le  père  du  pontife  donne  la  dîme  à  un  prêtre,  et  que 
son  fils  pontife  soit  plus  grand  que  le  simple  prêtre.  Quand 
bien  même  donc  le  Christ  soit  dit  avoir  payé  la  dîme,  alors 
qu'Abraham  donnait  la  dîme  à  Melchisédech,  cela  n'exclut  pas 
que  le  Christ  ne  soit  plus  grand  que  Melchisédech  ». 


QUEST.   XXXI.    —   DE  LA  MATIÈRE  DU  CORPS  DU  SAUVEUR.        123 

L'argument  sed  contra  se  retranche  derrière  l'autorité  de 
•(  saint  Augustin  »,  qui,  «  au  livre  X  de  son  Commentaire  litté- 
ral de  la  Genèse  (endroit  précité),  dit  que  le  Christ  na  point,  là, 
payé  la  dime,  savoir  en  Abraham  ;  parce  que  sa  chair  n'a  point 
tiré  de  là  l'ardeur  de  la  blessure,  mais  la  matière  du  médicament  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  selon  l'in- 
tention de  l'Apôtre  »  dans  le  texte  que  citait  la  première  objec- 
tion, «  il  faut  dire  que  le  Christ  n'a  pas  été  soumis  à  la  dîme 
dans  la  personne  d'Abraham.  L'Apôtre,  en  effet,  prouve  que  le 
sacerdoce  qui  est  selon  l'ordre  de  Melchisédech  est  plus  grand 
que  le  sacerdoce  iévilique,  par  cela  qu'Abraham  a  donné  la 
dîme  à  Melchisédech,  alors  que  Lévi,  auquel  appartint  le  sa- 
cerdoce légal,  était  contenu  en  lui.  Or,  si  le  Christ  aussi  avait 
donnç  la  dîme,  en  Abraham,  à  Melchisédech,  son  sacerdoce  ne 
serait  point  selon  l'ordre  de  ce  dernier,  mais  inférieur  à  lui. 
Donc  il  faut  dire  que  le  Christ  n'a  pas  été  atteint  par  la  dîme 
en  Abraham,  comme  le  fut  Lévi.  —  C'est  qu'en  effet  »,  pour- 
suit saint  Thomas,  nous  donnant  la  raison  profonde  de  l'en- 
seignement de  l'Apôtre  et  expliquant  en  même  temps  le  vrai 
sens  théologique  du  paiement  de  la  dîme,  «  celui  qui  donne  » 
les  dîmes  ou  «  les  dixièmes  (en  latin  décimas),  retient  neuf  pour 
soi  et  donne  le  dixième  à  un  autre,  dixième  qui  est  le  signe  de 
la  perfection,  en  tant  que  c'est  en  quelque  sorte  le  terme  de 
tous  les  nombres,  lesquels  vont  jusqu'à  dix  »  et  puis  recom- 
mencent. «  De  là  vient  que  celui  qui  donne  les  dixièmes  »  ou 
les  dîmes,  a  proleste  qu'il  est  lui-même  imparfait  et  attribue 
la  perfection  à  un  autre.  Or,  l'imperfection  du  genre  humain 
tient  au  péché  ;  et  il  a  besoin  de  la  perfection  de  celui  qui  gué- 
rit le  péché.  D'autre  part,  guérir  le  péché  n'appartient  qu'au 
seul  Jésus-Christ;  c'est  Lui,  en  effet,  qui  est  l'Agneau  qui  en- 
lève le  péché  du  monde,  comme  il  est  dit  en  saint  Jean,  ch.  i 
(v.  29).  Et  Melchisédech  était  sa  figure,  comme  le  prouve 
l'Apôtre,  aux  Hébreux,  ch.  vu.  Par  cela  donc  qu'Abraham 
donna  les  dîmes  à  Melchisédech,  il  avouait  en  figure  que  lui- 
même,  comme  ayant  été  conçu  dans  le  péché,  et  tous  ceux 
qui  descendraient  de  lui  en  tel  mode  qu'ils  contracteraient»  ou 
qu'ils  devraient  contracter  <i  le  péché  originel  »   (toujours   la 


12^  80MME    THÉOLOGIQUE. 

même  doctrine  admirable  de  la  Iransmission  du  péché  du  pre- 
mier père  par  voie  d'origine)  «  auraient  besoin  de  la  guérison  » 
ou  de  la  rédemption  préventive  «  qui  est  par  le  Christ.  Or, 
Isaac  et  Jacob  et  Lévi  et  tous  les  autres»,  sans  en  excepter  la 
bienheureuse  Vierge  Marie,  «  furent  de  telle  sorte  en  Abraham 
qu'ils  dériveraient  de  lui,  non  pas  seulement  en  raison  de  la 
substance  corporelle,  mais  aussi  selon  la  raison  séminale  »  ou 
par  voie  de  génération  ordinaire,  par  laquelle  se  contracte  le 
péché  originel  n  ou  du  moins  se  contracte  l'obligation  de  le 
contracter.  «  11  s'ensuit  que  tous  ont  payé  la  dîme  eu  Abraham, 
c'est-à-dire  qu'ils  ont  été  compris  dans  l'acte  figuratif  qui  mon- 
trait ou  qui  affirmait  qu'ils  avaient  besoin  de  îa  guérison  »  ou 
de  la  rédemption  «  qui  est  par  le  Christ.  Seul,  le  Christ  a  été 
en  Abraham  de  telle  sorte  qu'il  dériverait  de  lui  non  selon  la 
raison  séminale,  mais  selon  la  substance  corporelle.  Et  c'est 
po]Lirquoi  11  fut  en  Abraham,  non  pas  comme  ayant  besoin  de 
guérison,  mais  plutôt  comme  remède  de  la  blessure  (cf.  art.  pré- 
céd.,  arg.  3^).  Aussi  bien  II  n'a  point  payé  la  dîme  en  la  per- 
sonne d'Abraham  ». 

«  Et,  par  là  »,  dit  saint  Thotnas,  «  la  première  objection  se 
trouve  résolue  ».  —  Comment  ne  pas  traduire  ici  notre  admi- 
ration devant  cette  incomparable  page  de  théologie.  A  l'occa- 
sion d'un  texte  de  saint  Paul  très  mystérieux  et  d'apparence 
assez  étrange,  saint  Thomas  nous  a  donné  comme  un  abrégé 
de  toute  l'économie  de  la  rédemption,  en  même  temps  qu'il  a 
précisé  à  nouveau  la  doctrine  si  importante  et  trop  imparfaite- 
ment comprise  pai'  un  si  grand  nombre,  du  péché  originel  et 
de  sa  transmission. 

L'ad  secundum  dit  que  «  parce  que  la  bienheureuse  \  iergo 
fut  conçue  dans  le  péché  originel,  elle  fut  en  Abraham  comme 
ayant  besoin  de  guérison.  Et,  par  suite,  elle  fut  là  décimée  » 
ou  payant  la  dîme,  «  comme  descendant  de  là  selon  la  raison 
séminale.  Mais,  pour  le  corps  du  Christ,  il  n'en  est  pas  ainsi, 
comme  il  a  étç  dit  »  (au  corps  de  l'article).  —  Après  toutes  les 
explications  déjà  données,  il  est  aisé  de  mettre  au  point  la  por- 
tée des  formules  que  nous  trouvons  dans  cet  ad  secundum. 
L'expression,  marquée  au  début,  que  «  la  bienheureuse  Vierge 


QUESt.    \XXI.    —   DE   L\   MATIÈRE   DU   CORPS  DU   SAUVEUR.        l'J.b 

fut  conçue  dans  le  péché  originel  »  irait  directement  contre  le 
dogme  défini  au  sujet  de  l'Imniaculée-Conception,  si  on  l'en- 
tendait de  la  conception  passive  ou  de  l'animation  :  nous  avons 
vu,  plus  haut,  ce  qu'il  fallait  penser  à  ce  sujet,  de  l'enseigne- 
ment de  saint  Thomas.  Mais,  si  on  entendait  l'expression  au 
sens  de  la  conception  active,  et  comme  simple  équivalent  de  ce 
que  saint  Thomas  ajoute  tout  de  suite  après,  quand  il  dit  que 
la  bienheureuse  Vierge  «  descendait  d'Abraham  selon  la  raison 
séminale  »  ou  par  voie  de  génération  ordinaire,  ce  qui  cons- 
titue précisément  la  raison  même  de  la  transmission  du  péché 
originel,  la  formule  serait  tout  à  fait  vraie  :  car  c'est  cela  même 
qui  fondait,  pour  la  bienheureuse  Vierge,  la  raison  de  néces- 
sité d'avoir  une  âme  privée  de  la  grâce  sanctifiante  et  par  là 
même  souillée  du  péché  originel  :  chose  qui  nécessitait  pour 
elle,  non  moins  que  pour  nous,  la  rédemption,  avec  cette  dif- 
férence que  la  rédemption  serait,  pour  elle,  appliquée  par  mode 
de  remède  préventif  ou  préservatif,  tandis  que,  pour  nous,  elle 
est  appliquée  par  mode  de  remède  curatif,  comme  disait  ici 
saint  Thomas  indistinctement  cnratione  indigens. 

h'ad  tertium  explique,  à  nouveau,  que  «  la  chair  du  Christ 
est  dite  avoir  été  dans  les  anciens  Pères  aflfectée  du  péché,  selon 
la  qualité  qu'elle  eut  dans  les  parents,  qui  furent  soumis  à  la 
dîme  :  mais  non  selon  la  qualité  qu'elle  a  en  tant  qu'elle  se 
trouve  actuellement  dans  le  Christ,  qui  n'a  pas  été  soumis  à  la 
dîme  ». 

Vad  quœium  répond  que  «  le  sacerdoce  lévitique  dérivait 
selon  l'origine  de  la  chair  )>  ;  c'est-à-dire  qu'il  était  attaclié  à  la 
famille  elle-même  et  se  transmettait  de  père  en  fils  par  voie 
d'origine.  «  De  là  vient  qu'il  ne  fut  pas  moindre  en  Abraham 
qu'en  Lévi.  Et,  [)ar  suite,  le  fait  qu'Abraham  donna  les  dîmes 
à  Melchisédech  comme  à  quelqu'un  qui  était  plus  grand,  mon- 
tre que  le  sacerdoce  de  Melchisédech,  en  tant  qu'il  gère  la 
figure  du  Christ,  est  plus  grand  que  le  sacerdoce  lévitique.  Le 
sacerdoce  du  Christ,  au  contraire,  ne  suit  pas  l'origine  char- 
nelle; mais  la  grâce  spirituelle  »  :  il  ne  se  transmet  point  par 
voie  de  génération  et  de  père  en  fils,  mais  par  voie  d'élection 
et  de  consécration  gratuite,  selon  la  disposition  des  chefs  spi- 


126  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

rituels  tenant  la  place  du  Christ  dans  l'Église.  «  Il  suit  de  là 
qu'il  peut  être  qu'un  père  ait  donné  les  dîmes  à  un  prêtre, 
comme  un  inférieur  à  un  supérieur,  et  que,  cependant,  son 
fils,  s'il  est  pontife,  soit  plus  grand  que  ce  prêtre,  non  point  à 
cause  de  son  origine  charnelle  »,  ou  parce  qu'il  est  le  fils  de 
ce  père,  «  mais  à  cause  de  la  grâce  spirituelle  »  de  la  consécra- 
tion M  qu'il  tient  du  Christ  ».  —  On  voit  la  portée  de  celte  ré- 
ponse. La  parité  que  semblait  faire  l'objection  entre  le  sacer- 
doce lévitique  et  le  sacerdoce  chrétien  n'existe  pas.  Il  est  vrai 
qu'il  peut  arriver  que,  dans  le  sacerdoce  chrétien,  le  père  d'un 
évêque  ait  à  payer,  comme  inférieur,  la  dime  à  un  simple  prê- 
tre, sans  que  cela  entraîne  pour  son  fils  évêque  la  conséquence 
qu'il  sera  lui-même,  comme  évêque,  inférieur  à  ce  prêtre.  Et 
cela,  parce  que  la  qualité  de  pontife,  dans  ce  fils,  n'a  rien  à 
voir  avec  sa  qualité  de  fils  de  tel  père;  ce  n'est  pas,  en  eflel, 
comme  fils  de  tel  père  qu'il  est  évêque,  mais  comme  choisi  par 
le  Christ.  Il  n'en  était  pas  de  même  pour  Lévi  à  l'endroit 
d'Abraham.  Son  sacerdoce  n'était  pas  indépendant  de  sa  qua- 
lité de  fils  d'Abraham.  El  c'est  à  ce  titre  qu'il  fut  soumis  à  la 
dîme  dans  la  personne  du  Patriarche,  participant,  du  même 
coup,  à  sa  raison  d'inférieur  ou  de  moins  parfçiit  par  rapport 
au  sacerdoce  de  Melcliisédech  à  qui  Abraham  payait  la  dîme 
comme  à  son  supérieur.  Si  donc  le  Christ  avait  également  payé 
la  dîme  en  la  personne  d'Abraham,  il  s'ensuivrait  nécessaire- 
ment que  son  sacerdoce  serait  inférieur  comme  celui  de  Lévi; 
car  cela  prouverait  que.  Lui  aussi,  aurait  eu  besoin  de  guérison 
ou  de  rédemption  :  chose  qui  répugne  absolument,  puisqu'il 
venait,  au  contraire,  pour  guérir  et  racheter  tous  ceux  qui 
étaient  dans  ce  besoin. 

La  matière  du  corps  que  le  Christ  devait  prendre  n'était 
pas  étrangère  à  la  masse  d'où  se  constitue  le  genre  humain. 
Elle  se  rattache  même,  très  directement,  et  sans  solution  de 
continuité,  à  la  première  origine  de  cette  masse  ;  car  elle  vient, 
par  voie  de  génération  ordinaire,  d'Adam  pécheur  :  sa  prépa- 
ration immédiate  est  due  à  l'action  naturelle  du  principe  de 
la  génération  dans  l'heureuse  créature  choisie  de  Dieu  pour 


QÙEST.  XXXI.  —  DE  LA  MATIÈRE  DU  CORPS  DU  SAUVEUR.   137 

être  sa  Mère,  laquelle  est  fille  d'Adam  au  même  titre  que  tous 
les  autres  humains.  Il  suit  de  là  que  cette  matière  humaine 
d'où  le  Christ  prendra  son  corps  aura  été  en  Adam  et  dans 
les  anciens  patriarches,  non  pas  comme  un  quelque  chose  de 
déterminé  et  de  fixe  ou  d'immuable  qui  se  serait  transmis  tel 
quel  de  génération  en  génération,  mais  comme  dans  les  prin- 
cipes de  sa  génération  ou  de  sa  formation.  Et,  du  même  coup, 
elle  aura  été  en  eux  avec  la  qualité  qui  lui  convenait  en  eux, 
c'est-à-dire  la  qualité  de  chair  pécheresse.  Mais  ce  n'est  pas  à 
ce  titre  ou  avec  cette  qualité  qu'elle  se  trouvera  dans  le  Christ. 
La  raison  de  cette  diflerence  consiste  précisément  en  ceci,  que 
pour  tous  les  autres  la  transmission  s'est  faite  par  la  vertu  gé- 
nérative  du  père,  laquelle  seule  transmet  le  péché  du  premier 
père  ;  tandis  que,  pour  le  Christ,  s'il  est  vrai  que  ce  qui  devra 
être  son  corps  est  pris  du  corps  de  sa  Mère  venu  ainsi  d'Adam 
pécheur  par  voie  de  génération  ordinaire,  cela  ne  deviendra 
point  son  corps  à  Lui  par  ce  même  mode  de  génération,  mais 
par  un  mode  de  génération  absolument  autre,  où  la  vertu  gé- 
nérative  d'un  père  humain  n'aura  aucune  part.  —  C'est  «  de 
ce  principe  actif  »,  absolument  autre  «  dans  la  conception  du 
Christ  »,  que  «  nous  devons  nous  occuper  maintenant  ».  Il  va 
faire  l'objet  de  la  question  suivante. 


OUESTION  XXXII 


DU  PRINCIPE  ACTIF  DANS  LA  CONCEPTION  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  quatre  articles  : 

i"  Si  l'Esprit-Sainl  a  été  le  principe  actif  dans  la  conception  du 
Christ? 

•2"  S'il  peut  être  dit  que  le  Christ  a  été  conçu  de  l'Esprit-Saint  P 

3°  S'il  peut  être  dit  que  l'Esprit-Saint  est  le  père  du  Christ  selon 
la  chair  ? 

4"  Si  la  bienheureuse  Vierge  a  eu  quelque  part  active  dans  la  con- 
ception du  Christ?  % 


De  ces  quatre  articles,  les  trois  premiers  considèrent  la  rai- 
son du  principe  actif  dans  l'Esprit-Saint;  le  quatrième  l'exa- 
mine en  Marie.  —  Au  sujet  de  l'Esprit-Saint,  l'ordre  des  trois 
articles  qui  s'y  réfèrent  apparaît  de  lui-même,  ^ous  pouvons 
donc  tout  de  suite  venir  à  l'article  premier. 


Article  Premier. 

Si  d'être  le  principe  efficient  de  la  conception  du  Christ 
doit  être  attribué  à  l'Esprit-Saint? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  d'être  le  principe 
efficient  de  la  conception  du  Christ  ne  doit  pas  être  attribué 
à  l'Esprit-Saint  ».  —  La  première  arguë  de  ce  que,  «  comme 
le  dit  saint  Augustin,  au  livre  1  de  la  Trinilé  (ch.  iv,  v),  les  œu- 
vres (le  la  Trinité  sont  indivises,  comme  indivise  est  son  essence. 
Or,  la  réalisation  de  la  conception  du  Christ  est  une  œuvre 
divine.  Donc  il  semble  qu'elle  ne  doit  pas  être  attribiiee  à  l'Es- 
prit-Saint plutôt  qu'au  Père  ou  au  Fils  ».  —  La  seconde  objec- 
tion cite  le  mot  de  «  l'Apôtre  »,  qui,  «  dans  son  épître  aux  Gala- 


Q.   XXXil.  — DU  PRINCIPE  ACtiF   DANS  LA  CONCEPTION  DU  CHRIST.     liÇ) 

tes,  ch.  IV  (v.  4),  dit  :  Lorsque  est  venue  la  plénitude  du  temps, 
Dieu  a  envoyé  son  Fils  fait  de  la  femme;  ce  que  saint  Augustin 
explique,  au  livre  IV  de /a  Trinité  {ch.  xix),  en  disant  :  C'est  par 
là  même  quil  a  été  envoyé,  quil  a  été  fait  de  la  femme.  Or,  la  mis- 
sion du  Fils  est  attribuée  surtout  au  Père,  comme  il  a  été  vu  dans 
la  Première  Partie  (q.  43,  art.  8).  Donc  la  conception  aussi, 
selon  laquelle  II  a  été  fait  de  la  femme,  doit  surtout  être  attri- 
buée au  Père  ».  —  La  troisième  objection  en  appelle  au  livre 
des  Proverbes,  où  il  est  dit,  ch.  ix  (v.  i)  :  La  Sagesse  s'est  cons- 
truit une  maison.  Or,  la  Sagesse  de  Dieu  est  le  Christ  Lui-même; 
selon  cette  parole  de  la  première  Épître  aux  Corinthiens ,  ch.  i 
(v.  24)  :  Le  Christ,  la  Vertu  de  Dieu  et  la  Sagesse  de  Dieu.  D'au- 
tre part,  la  maison  de  cette  »  divine  «  Sagesse  est  le  corps  du 
Christ,  qui  est  dit  aussi  son  temple,  selon  cette  parole  de  saint 
Jean,  ch.  II  (v.  21)  :  Il  disait  cela  du  temple  de  son  corps.  Donc 
il  semble  que  la  réalisation  de  la  conception  du  corps  du  Christ 
doit  être  attribuée  surtout  au  Fils.  Ce  n'est  donc  pas  à  l'Esprit- 
Saint  ». 

L'argument  sed  contra  rappelle  qu'  «  il  est  dit  en  saint  Luc, 
ch.  I  (v.  35)  :  L'Es  prit- Saint  descendra  sur  vous,  etc.  » 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  la  concep- 
tion du  corps  du  Christ  a  été  l'œuvre  de  la  Trinité  tout  en- 
tière ;  mais  cependant  elle  est  attribuée  spécialement  à  l'Esprit- 
Saint  pour  une  triple  raison.  —  D'abord,  parce  que  cela  convient 
à  la  cause  de  l'Incarnation  qui  se  considère  du  côté  de  Dieu. 
L'Esprit-Saint,  en  effet,  est  l'Amour  du  Père  et  du  Fils,  comme 
il  a  été  vu  dans  la  Première  Partie  (q.  07,  art.  i).  Or,  c'est  du 
plus  grand  amour  de  Dieu  qu'il  est  provenu  que  le  Fils  de  Dieu 
prît  à  Lui  la  chair  dans  le  sein  virginal  ;  d'où  nous  lisons  en  saint 
Jean,  ch.  m  (v.  16)  :  Dieu  a  aimé  le  monde  à  ce  point  qu'il  a  donné 
son  Fils  unique.  —  Secondement,  cela  convient  à  la  cause  de 
l'Incarnation,  du  côté  de  la  nature  prise.  Par  là,  en  effet,  il  est 
donné  à  entendre  que  la  nature  humaine  a  été  prise  par  le  Fils 
de  Dieu  dans  l'unité  de  Personne,  non  en  raison  de  certains 
mérites,  mais  par  pure  grâce  ;  car  la  grâce  est  attribuée  à  l'Es- 
prit-Saint, selon  cette  parole  de  la  première  Épître  aux  Corin- 
thiens, ch.  XII  (v.  Il)  :  Il  y  a  diversité  de  grâces,  mais  l'Esprit  est 
X.VI.  —  La  Rédemption.  9 


I  3o  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

le  même.  Aussi  bien  saint  Augustin  dit,  dans  VEnchiridion 
(ch.  XL)  :  Ce  mode  dont  le  Christ  est  né  de  l'Esprit-Saint  nous  sug- 
gère la  grâce  de  Dieu,  par  laquelle  l'homme  »  (ou  la  nature  hu- 
maine prise  par  le  Verbe  de  Dieu),  «  sans  qu'aucun  mérite  eût 
précédé,  du  premier  instant  de  sa  nature  où  il  commença  d'être, 
a  été  joint  au  Verbe  de  Dieu  dans  une  si  grande  unité  de  Personne 
qu'il  serait  Lui-même  identiquement  le  Fils  de  Dieu.  —  Troisiè- 
mement, cela  convient  au  terme  de  l'Incarnation.  L'Incarna- 
tion, en  effet,  s'est  terminée  à  cela  que  cet  homme  qui  était 
conçu  fût  saint  et  Fils  de  Dieu.  Or,  l'une  et  l'autre  de  ces  deux 
choses  sont  attribuées  à  l'Esprit-Saint.  C'est  par  Lui,  en  effet, 
que  les  hommes  sont  faits  enfants  de  Dieu  ;  selon  cette  parole 
de  l'Épître  aux  Galates,  ch.  iv  (v.  G)  :  Parce  que  vous  êtes  fils 
de  Dieu,  Dieu  a  mis  l'Esprit  de  son  Fils  dans  nos  cœurs,  qui  crie  : 
Abba,  Père.  Lui-même  est  aussi  l'Esprit  de  sanctification,  comme 
il  est  dit  aux  Romains,  ch.  i  (v.  4).  De  même  donc  que  les 
autres,  par  l'Esprit-Saint,  sont  sanctifiés  spirituellement  pour 
qu'ils  soient  les  fils  de  Dieu  adoptifs  ;  de  même,  le  Christ,  par 
l'Esprit-Saint,  a  été  conçu  dans  la  sainteté  pour  qu'il  fût  le  Fils 
de  Dieu  par  nature.  Aussi  bien,  dans  l'Épître  aux  Romains,  ch.  i 
(endroit  précité),  selon  une  glose,  ce  qui  est  dit  d'abord,  Celui 
qui  a  été  prédestiné  Fils  de  Dieu  en  vertu,  est  manifesté  par  ce 
qui  est  ajouté  immédiatement  après,  selon  l'Esprit  de  sancti- 
Jication,  c'est-à-dire  par  cela  qu'il  a  été  conçu  de  l'Esprit-Saint. 
Et  l'Ange  lui-même,  au  jour  de  l'Annonciation,  de  ce  qu'il 
avait  déjà  dit  :  L'Esprit-Saint  descendra  en  vous,  conclut  :  à 
cause  de  cela,  le  fruit  saint  qui  naîtra  de  vous  sera  appelé  le  Fils 
de  Dieu  » . 

Vad  primum  accorde  que  c  l'œuvre  de  la  conception  »  du 
corps  du  Christ  «  est  commune  à  la  Trinité  tout  entière;  cepen- 
dant, selon  un  certain  mode,  on  l'attribue  à  chacune  des  Per- 
sonnes en  particulier.  Au  Père,  en  effet,  est  attribuée  l'autorité 
par  rapport  à  la  Personne  du  Fils  qui  s'unit  la  chair  par  cette 
conception  ;  au  Fils  est  attribuée  l'assomption  de  la  chair;  et  à 
l'Esprit-Saint,  la  formation  du  corps  qui  est  pris  par  le  Fils. 
C'est  qu'en  effet,  l'Esprit-Saint  est  l'Esprit  du  Fils;  selon  cette 
parole  de  l'Épître  aux  Galates,  ch.  iv  (v.  6)  :  Dieu  a  envoyé  l'Es- 


Q.  XXXII.  -^bu  PRINCIPE  ACTIF  DANS  LA  CONCEPTION  DU  CHRIST.     l3l 

prit  de  son  Fils.  Or,  de  même  que  la  vertu  de  l'âme  qui  est 
dans  la  semence,  par  l'esprit  »  (au  sens  où  Bossuet  parle  des 
esprits  vitaux)  «  qui  est  renfermé  dans  cette  semence,  forme  le 
corps  dans  la  génération  des  autres  hommes  ;  de  même,  la 
Vertu  de  Dieu,  qui  est  le  Fils  de  Dieu,  selon  cette  parole  de  la 
première  Épître  aux  Corinthiens ,  ch.  i  (v.  24),  le  Christ,  la  Vertu 
de  Dieu,  par  l'Esprit-Saint  a  formé  le  corps  que  le  Fils  de  Dieu 
s'est  uni.  Et  c'est  ce  que  montrent  les  paroles  mêmes  de 
l'ange,  quand  il  dit  :  L'Esprit-Saint  viendra  sur  vous,  comme 
pour  préparer  et  former  la  matière  du  corps  du  Christ,  et  la 
Vertu  du  Très-Haut,  c'est-à-dire,  le  Christ,  vous  couvrira  de  son 
ombre,  c'est-à-dire  que  la  lumière  incorruptible  de  la  divinité 
prendra  en  vous  le  corps  de  l'humanité,  et,  en  ejjet,  C ombre  est 
Jormée  du  corps  et  de  la  lumière,  comme  le  dit  saint  Grégoire, 
au  livre  XVIII  de  ses  Morales  (ch.  xx,  ou  xii).  Quant  au  Très- 
Haut,  dans  ce  texte,  il  le  faut  entendre  du  Père,  dont  le  Fils 
est  la  Vertu  ».  —  On  aura  remarqué,  dans  cet  ad  primum,  la 
belle  interprétation  de  la  parole  de  l'Ange  au  jour  de  l'Annon- 
ciation. 

Uad  secundum  explique  que  «  la  mission  se  rapporte  à  la 
Personne  qui  prend  à  elle  »  la  chair  ou  la  nature  humaine, 
«  laquelle  Personne  est  envoyée  par  le  Père  ;  mais  la  concep- 
tion se  rapporte  au  corps  qui  est  pris,  lequel  est  formé  par 
l'opération  de  l'Esprit-Saint.  Et  c'est  pourquoi,  bien  que  la 
mission  et  la  conception  soient  au  fond  la  même  chose,  parce 
que  cependant  elles  diffèrent  d'aspect  ou  de  notion,  la  mis- 
sion est  attribuée  au  Père;  la  réalisation  de  la  conception,  à 
l'Esprit-Saint;  et,  au  Fils,  l'assomption  de  la  chair  ».  —  On 
voit,  par  celte  réponse,  quelle  attention  il  faut  apporter  dans 
l'emploi  des  divers  termes  quand  il  s'agit  d'attribuer  certaines 
choses  spéciales  à  telle  ou  telle  des  diverses  Personnes. 

L'ad  tertium  déclare  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin,  au 
livre  des  Questions  de  l Ancien  et  du  Nouveau  Testament  (q.  lu  ; 
parmi  les  Œuvres),  celle  question  peut  s'entendre  d'une  double 
manière.  D'abord,  la  maison  du  Christ  est  CÉglise,  qu'il  s'est  cons- 
truite par  son  sang.  Ensuite,  son  corps  aussi  peut  être  dit  sa  mai- 
son; comme  il  est  dit  son  temple.  Et  tout  en  étant  le  fait  »  ou 


i3a  ;;omMe  theologiqUë. 

l'œuvre  «  de  CEspril-Subil,  il  Cesl  aussi  du  Fils  de  Dieu,  en  mi- 
son  de  l'unité  de  nature  et  de  rmlonté  ». 

Nous  pouvons  donc,  el  à  très  bon  droit,  attribuer,  d'une  fa- 
çon toute  spéciale,  à  l'Esprit-Saint,  la  conception  du  corps  du 
(^brist,  el  dire  que  cette  conception  est  son  œuvre,  que  c'est 
Lui  qui  en  est  l'auteur.  —  Mais  s'ensnil-il  de  là  que  nous  puis- 
sions dire  que  le  Christ  a  été  conçu  de  l'Esprit-Saint.  C'est  ce 
qu'il  nous  faut  maintenant  considérer  ;  et  tel  est  l'objet  de  l'ar- 
ticle qui  suit. 

Article  II. 
Si  le  Christ  doit  être  dit  conçu  du  Saint-Esprit? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  ne  doit  pas 
être  dit  conçu  du  Saint-Espril  ».  —  La  preniière  est  que  «  sur 
cette  parole  de  l'Épître  aux  Romains,  ch.  xi  (v.  36),  De  Lui,  et 
par  Lui,  el  en  Lui  sont  toutes  choses,  la  glose  de  saint  Augustin 
dit  :  Il  faut  prendre  garde  qu'il  n'est  pas  dit  de  Ipso,  mais  ex  Ipso 
(il  est  diiricile  de  rendre  en  français  la  nuance  marquée  en  latin 
par  ces  deux  prépositions  de  el  ex,  les  deux  se  traduisant  par 
la  préposition  de,  laquelle  traduit  tout  ensemble  le  sens  qu'une 
chose  vient  d'une  autre  et  qu'elle  est  tirée  d'elle).  Et,  en  ejjet,  de 
Lui  {ex  Ipso)  sont  le  ciel  et  la  terre  »,  en  ce  sens  qu'ils  viennent 
de  Lui,  ('  parce  qu'il  les  ajaits;  mais  ils  ne  sont  pas  de  Lui  {de 
Ipso)  »,  c'est-à-dire  qu'ils  ne  sont  pas  tirés  de  Lui,  «  parce 
qu'ils  ne  sont  pas  de  sa  substance.  Or,  l'Esprit-Saint  »  n'a  pas 
formé  le  corps  du  Christ  de  sa  subslance.  Donc  le  Christ  ne 
doit  pas  être  dit  conçu  de  l'Esprit-Saint  «  (en  lalin  de  Spirilu 
Sancto).  —  La  seconde  objection  dit  que  «  le  principe  actif 
d'oii  un  être  vivant  est  conçu,  a  raison  de  semence  dans  la 
génération.  Or.  l'Esprit-Saint  n'a  pas  eu  raison  de  semence 
dans  la  conception  du  Christ.  Saint  Jérôme  dit,  en  eflet,  dans 
VExposition  de  la  foi  catholique  (parmi  les  Œuvres  de  saint  Jé- 
rôme) :  Nous  ne  disons  pas,  comme  d'aucuns  l'ont  pensé  d'une 
façon  très  scélérate,  que  l'Esprit-Saint  ail  tenu  lieu  de  semence; 


Q.   XXXII.  — ^  DU  PRINCIPE  ACTIF  DANS  LA  CONCEPTION  DU  CHRIST.     1  33 

mais  que  par  la  vertu  et  la  puissance  du  Créateur  a  été  fait  ou 
formé  le  corps  du  Christ.  Donc  on  ne  doit  pas  dire  que  le  Christ 
ait  été  conçu  de  TEsprit-Saint  ».  —  La  troisième  objection  dé- 
clare que  «  rien  de  ce  qui  est  un  n'est  formé  »  de  plusieurs  ou 
«  de  deux,  à  moins  qu'ils  ne  soient  en  quelque  manière  mé- 
langés. Or,  le  corps  du  Christ  a  été  formé  de  la  Vierge  Marie. 
Si  donc  le  Christ  est  dit  conçu  de  l'Esprit-Saint,  il  semble  qu'il 
se  sera  fait  un  certain  mélange  de  l'Esprit-Saint  et  de  la  matière 
fournie  par  la  Vierge;  ce  qui  est  manifestement  faux.  Donc  le 
Christ  ne  doit  pas  être  dit  conçu  de  l'Esprit-Saint  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  en  saint  Mat- 
thieu, ch.  I  (v.  i8)  :  Avant  qu'ils  s'unissent,  elle  fut  trouvée  avoir, 
dans  son  sein,  de  l" Esprit-Saint  ».  —  Et  l'Église  dit  tous  les 
jours,  dans  son  Symbole  :  «  Qui  a  été  conçu  du  Saint-Esprit  : 
Qui  conceptus  est  de  Spiritu  Sancto  ».  L'usage  de  la  formule 
n'est  donc  pas  douteux.  Il  ne  reste  que  d'en  montrer  la  légiti- 
mité. C'est  ce  que  va  faire  saint  Thomas  au  corps  de  l'article. 

Au  corps  de  l'article,  en  effet,  le  saint  Docteur  nous  avertit 
que  «  la  conception  n'est  pas  attribuée  au  seul  corps  du  Christ, 
mais  aussi  au  Christ  Lui-même  en  raison  du  corps.  D'autre 
part,  dans  l'Esprit-Saint  se  considère  un  double  lapport  eu 
égard  au  Christ.  Car,  au  Fils  de  Dieu  Lui-même,  qui  est  dit 
conçu,  l'Esprit-Saint  a  le  rapport  de  consubstantialilé  ;  tandis 
qti'Ii  a,  au  corps  du  Christ,  le  rapport  de  cause  elïicieiite.  Et, 
précisément,  cette  préposition  de  désigne  l'un  et  l'autre  rap- 
port; comme  quand  nous  disons  que  tel  homme  est  de  son 
père.  11  suit  de  là  que  nous  pouvons  dire,  à  propos,  que  le 
Christ  a  été  conçu  de  l'Esprit-Saint,  en  telle  sorte  que  l'efficace 
du  Saint-Esprit  se  rapporte  au  corps  pris  par  le  Christ  ;  et  la 
consubstantialité  à  la  Personne  »  du  Christ  u  qui  a  pris  ce 
corps  ». 

L'ad  primurn  explique  la  difficulté  de  l'objection  en  appuyant 
sur  cette  distinction  qui  vient  d'être  marquée  au  corps  de  l'ar- 
ticle. La  préposition  de,  au  sens  latin  du  de  par  opposition  à 
C.T,  ne  peut  s'appliquer  qu'en  raison  de  la  consubstantialité  entre 
le  Fils  et  l'Esprit-Saint,  laquelle  consubstantialité,  nous  l'avons 
dit,  n'existe,  dans  le  cas  de  la  conception  dont  il  s'agit,  qu'en 


l3/4  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

raison  de  la  Personne  du  Fils  qui  a  pris  le  corps.  Au  con- 
traire, «  s'il  s'agit  du  corps  du  Christ,  parce  qu'il  n'est  pas 
consubstantiel  à  l'Esprit-Saint,  il  ne  peut  pas  être  dit  conçu  de 
l'Esprit-Saint  »  au  sens  de  la  préposition  latine  de,  «  mais  du 
Saint-Esprit  »,  au  sens  de  la  préposition  latine  ex,  qui  marque 
le  rapport  de  cause  elTiciente,  non  celui  de  consubstantialité 
comme  le  précédent.  «  C'est  ce  que  dit  saint  Ambroise,  au  livre 
de  CEspril-Sainl  (liv.  II,  ch.  v)  :  Ce  qid  est  d'un  autre  est  de  sa 
substance  ou  de  sa  puissance  :  de  sa  substance,  comme  le  Fils  qui 
est  du  Père;  de  sa  puissance,  comme  de  Dieu  sont  toutes  choses, 
et  c'est  aussi  en  cette  manière  que  la  Vierge  Marie  eut,  dans  son 
sein,  de  l'Esprit-Saint  », 

Vad  secundum  dit  que  «  sur  ce  point,  il  semble  y  avoir  quel- 
que diversité  entre  saint  Jérôme  et  certains  autres  Docteurs 
qui  affirment  que  l'Esprit-Saint,  dans  la  conception  du  Christ, 
a  tenu  lieu  de  semence.  Saint  Jean  Chrysostome,  en  efîet  (ou 
plutôt  l'Anonyme)  dit  sur  saint  Matthieu  (ouvrage  inachevé, 
hom.  I)  :  Le  Fils  unique  de  Dieu  devant  venir  dans  le  sein  de  la 
Vierge  a  été  précédé  de  l  Esprit-Saint,  afin  que  C  Es  prit- Saint  le 
précédant,  le  Christ  naisse  en  sanctification,  selon  le  corps,  la  divi- 
nité pénétrant  comme  semence.  Et  saint  Jean  Damascène  dit,  au 
livre  III  (ch.  n)  :  La  Sagesse  de  Dieu  et  sa  Vertu  couvrit  Marie 
de  son  ombre,  comme  une  divine  semence.  —  Mais,  ajoute  saint 
Thomas,  on  résout  cela  facilement.  Car,  selon  que  dans  la  se- 
mence on  considère  la  vertu  active,  saint  Jean  Chrysostome  et 
saint  Jean  Daniascème  comparent  à  la  semence  l'Esprit-Saint 
ou  même  le  Fils  qui  est  la  Vertu  du  Très-Haut  (cf.  art.  précéd., 
ad  /"'").  Selon  que,  au  contraire,  dans  la  semence  on  entend 
la  substance  corporelle  qui  se  transforme  dans  la  conception, 
saint  Jérôme  nie  que  l'Esprit-Saint  ait  tenu  lieu  de  semence  ». 
Il  n'y  a  donc  pas  de  contradiction  entre  les  saints  Docteurs; 
et  nous  voyons,  sans  peine,  que  la  pensée  de  chacun  reste 
vraie. 

Vad  tertium  répond  que  a  comme  le  dit  saint  Augustin, 
dans  VEnchiridion  (ch.  xl),  ce  n'est  point  de  la  même  manière 
que  le  Christ  est  dit  conçu  ou  né  de  l'Esprit-Saint  et  de  la 
Vierge  Marie.  Car  de  la  Vierge  Marie,  c'est  au  sens  matériel; 


Q.   XXXII.  —  DU  PRINCIPE  ACTIF  DANS  LA  CONCEPTION  DU  CHRIST.     I  35 

et  de  l'Esprit-Saint,  au  sens  de  cause  efficiente.  Il  n'y  a  donc 
pas  eu  là  de  mélange  »  comme  le  voulait  à  tort  l'objection. 

Le  point  que  nous  venons  d'élucider  n'était  qu'un  corollaire 
de  l'article  premier.  Il  en  est  de  même  pour  l'autre  point  qu'il 
nous  reste  à  examiner,  et  qui  est  de  savoir  si  l'Esprit-Saint 
peut  ou  doit  être  dit  père  du  Christ  selon  la  chair.  Il  va  faire 
l'objet  de  l'article  suivant. 


Article  III. 

Si  l'Esprit-Saint  doit  être  dit  père  du  Christ 
selon  l'humanité? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  l'Espril-Sainl  doit 
être  dit  père  du  Christ  selon  l'humanité  ».  —  La  première  ar- 
guë de  ce  que  «  selon  Aristote,  au  livre  de  La  Génération  des 
animaux  (liv,  1,  ch.  xx,  xxi;  liv.  II,  ch.  iv),  le  père  apporte  le 
principe  actif  dans  la  génération,  et  la  mère  fournit  la  matière. 
Or,  la  bienheureuse  Vierge  est  dite  mère  du  Christ  en  raison 
de  la  matière  qu'elle  a  fourni  dans  sa  conception.  Donc  il  sem- 
ble que  l'Esprit-Saint  aussi  peut  être  dit  son  père,  pour  celte 
raison  qu'il  a  été  le  principe  actif  dans  la  conception  du  Christ  » . 
—  La  seconde  objection  fait  observer  que  «  comme  les  esprits 
des  autres  saints  sont  formés  par  l'Esprit-Saint;  de  même, 
aussi,  c'est  par  l'Esprit-Saint  qu'a  été  formé  le  corps  du  Christ. 
Or,  les  autres  saints,  en  raison  de  cette  formation,  sont  dits 
les  fils  de  la  Trinité,  et,  par  conséquent,  de  l'Esprit-Saint.  Il 
semble  donc  que  le  Christ  doit  être  dit  le  fils  de  l'Esprit-Saint 
en  tant  que  son  corps  a  été  formé  par  Lui  ».  —  La  troisième 
objection  déclare  que  c  Dieu  est  dit  notre  Père,  pour  ce  motif 
qu'il  nous  a  faits,  selon  cette  parole  du  Deutéronome,  ch.  xxxii 
(v.  6)  :  N' est-Il  pas.  Lui,  ton  père,  qui  t'a  possédé,  et  qui  Va  fait, 
et  qui  Va  créé?  Or,  l'Esprit-Saint  a  fait  le  corps  du  Christ, 
ainsi  qu'il  a  été  dit  (art.  i,  2).  Donc  l'Esprit-Saint  doit  être  dit 
père  du  Christ  selon  le  corps  qui  a  été  formé  par  Lui  » . 


l36  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

L'argument  sed  contra  est  le  texte  formel  de  «  saint  Augus- 
tin »,  qui  «  dit,  dans  VEnchiridion  (oh.  xl)  :  Le  Christ  est  né 
de  r Esprit-Saint,  non  comme  fils  ;  et  II  est  né  de  la  Vierge  Marie, 
comme  fils  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  explique  que  «  les  noms 
de  paternité,  de  maternité  et  àe  fUiation  se  disent  en  conséquence 
de  la  génération,  non  pas  d'une  génération  quelconque,  mais  de 
la  génération  des  vivants,  et  surtout  des  animaux.  Nous  ne  disons 
pas,  en  effet,  que  le  feu  »  produit  ou  «  engendré  (au  sens  où 
l'on  prend  ce  mot  dans  la  philosophie  aristotélicienne),  soit  le 
fils  du  feu  qui  l'engendre  (au  même  sens  que  tout  à  l'heure)  » 
ou  qui  le  produit,  «  si  ce  n'est  peut-être  par  métaphore  »  et  à 
la  manière  des  poètes  ;  «  mais  nous  le  disons  seulement  parmi 
les  animaux  »  ou  les  êtres  doués  de  vie  sensitive,  «  dont  la  gé- 
nération ))  ou  le  mode  de  production  «  est  chose  plus  parfaite. 
Toutefois,  ce  n'est  pas  tout  ce  qui  est  engendré  »  ou  produit, 
même  «  parmi  les  animaux,  qui  prend  le  nom  de  filiation; 
mais  seulement  ce  qui  est  engendré  dans  la  ressemblance  du 
sujet  qui  engendre.  Aussi  bien,  comme  le  note  saint  Augustin 
{Enchiridion,  ch.  xxxix),  nous  ne  disons  pas  que  le  cheveu  qui 
naît  de  l'homme  soit  le  fils  de  l'homme  ;  ni,  non  plus,  que 
l'homme  qui  naît  soit  le  fils  de  la  semence  :  parce  que  ni  le 
cheveu  n'a  la  ressemblance  de  l'homme,  ni  l'homme  qui  naît 
n'a  la  ressemblance  de  la  semence,  mais  de  l'homme  qui  engen- 
dre. Et  si  la  ressemblance  est  parfaite,  la  filiation  aussi  sera 
parfaite,  soit  parmi  les  hommes,  soit  en  Dieu.  Si,  au  contraire, 
la  ressemblance  est  imparfaite,  la  filiation  sera  également  im- 
parfaite. C'est  ainsi  que  dans  l'homme  se  trouve  une  certaine 
ressemblance  imparfaite  de  Dieu,  et  en  tant  qu'il  est  créé  à 
l'image  de  Dieu,  et  en  tant  qu'il  est  selon  la  ressemblance  de 
la  grâce.  Et  c'est  pourquoi  de  Tune  et  de  l'autre  manière 
l'homme  peut  être  dit  enfant  de  Dieu  :  et  parce  qu'il  est  créé  à 
son  image;  et  parce  qu'il  lui  est  rendu  semblable  par  la  grâce. 
—  D'autre  part,  il  faut  considérer  que  ce  qui  est  dit  d'un  sujet 
selon  la  raison  parfaite  ne  doit  pas  être  dit  de  lui  selon  une 
raison  imparfaite.  C'est  ainsi  que  Socrate  élant  dit  homme 
naturellement  selon  la  raison  propre  de  l'homme  »  ou  parc^ 


Q.  XXXII.    —  DU  PRINCIPE  ACTIF  DANS  LA  CONCEPTION  DU  CHRIST.     iSy 

qu'il  porte  en  lui  la  nature  humaine,  «  ne  sera  jamais  dit 
homme  selon  celte  signification  qui  fait  qu'on  dit  homme  le 
portrait  d'un  homme  quelconque,  quand  bien  même  peut-être 
Socrate  ressemble  en  effet  à  un  autre  homme  »  et  soit  en  quelque 
sorte  son  portrait.  «  Or,  le  Christ  est  Fils  de  Dieu,  selon  la  rai- 
son parfaite  de  filiation.  Il  s'ensuit  que  même  en  étant,  selon 
la  nature  humaine,  créé  et  justifié.  Il  ne  doit  cependant  pas  être 
dit  fils  de  Dieu,  ni  en  raison  de  la  création,  ni  en  raison  de  la 
justification,  mais  seulement  en  raison  de  la  génération  éter- 
nelle, selon  laquelle  II  est  le  Fils  du  Père  seul.  Par  conséquent, 
le  Christ  ne  doit,  en  aucune  manière,  être  dit  fils  de  l'Esprit- 
Saint,  ni  de  la  Trinité  »,  quand  bien  même  l'Esprit-Sainl  ou  la 
Trinité  tout  entière  soient  le  principe  actif  de  sa  nature  hu- 
maine ou  de  la  grâce  qui  affecte  celte  nature.  —  Cet  article 
est  magnifique.  Et  quel  beau  modèle  d'argumentation  précise, 
serrée,  éblouissante  de  lumière. 

Vad  primam  répond  que  ^  le  Christ  a  été  conçu  de  la  Vierge 
Marie,  qui  a  fourni  la  matière  de  son  corps,  dans  la  ressem- 
blance de  l'espèce  d  ou  de  la  nature  humaine.  «  Et  c'est  pour 
cela  qu'il  est  dit  son  fils.  Le  Christ,  au  contraire,  en  tant 
qu'homme,  s'il  est  conçu  de  l'Esprit-Saint  comme  du  prin- 
cipe actif,  n'est  cependant  pas  conçu  selon  la  similitude  de  l'es- 
pèce »  ou  de  la  nature,  «  comme  l'homme  naît  de  son  père.  Et 
c'est  pourquoi  II  n'est  point  dit  fils  de  l'Esprit-Saint  ». 

L'ad  secnndam  précise  que  «  les  hommes  qui  sont  formés 
spirituellement  par  l'Esprit-Saint  ne  peuvent  pas  être  dits  fils 
de  Dieu  selon  la  raison  parfaite  de  filiation.  Et  c'est  pourquoi 
ils  sont  dits  fils  de  Dieu  selon  la  filiation  imparfaite,  laquelle 
est  selon  la  similitude  de  la  grâce,  (jni  a  pour  cause  toute  la 
Trinité.  Mais,  pour  le  Christ,  la  raison  est  tout  autre,  ainsi  qu'il 
a  été  dit  »  (au  corps  de  l'article). 

f(  Et,  ajoute  saint  Thomas,  il  faut  en  dire  autant  de  la  troi- 
sième objection  '),  portant  sur  la  paternité  qui  se  dit  de  Dieu  à 
l'endroit  des  créatures  en  raison  de  la  création. 

La  doctrine  exposée  par  saint  Thomas  dans  l'article  que  nous 
venons  de  lire,  avait  été  formulée,   sous  le  pape  Adeodat  (ou 


l38  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Dieudonné),  672-676,  dans  le  symbole  de  la  foi  du  onzième  con- 
cile de  Tolède  (675).  Il  y  est  dit  expressément  que  «  l'Esprit- 
Saint  ne  doit  pas  être  cru  Père  du  Fils  pour  ce  motif  que  Marie 
a  conçu  par  l'action  du  même  Esprit-Saint;  afin  que  nous  ne 
paraissions  pas  affirmer  deux  Pères  pour  le  Fils  :  chose  qu'on 
ne  peut  absolument  pas  dire  ».  —  Après  avoir  examiné  la 
raison  de  principe  actif  dans  la  conception  du  Christ,  eu 
égard  à  l'Esprit-Saint,  nous  devons  maintenant  la  considérer 
eu  égard  à  la  Vierge  Marie.  Et  c'est  nous  demander  si  Marie  a 
eu  quelque  part  active  dans  la  conception  du  Christ.  Saint  Tho- 
mas va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  IV. 

Si  la   bienheureuse  Vierge  a  fait  quelque   chose   par  mode 
de  principe  actif  dans  la  conception  du  corps  du  Christ? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  u  la  bienheureuse 
Vierge  a  fait  quelque  chose  par  mode  de  principe  actit  dans  la 
conception  du  corps  du  Christ».  —  La  première  apporte  le  texte 
de  «  saint  Jean  Damascène  »,  qui  «  dit,  au  livre  III  (ch.  n), 
que  l Esprit-Saint  survint  en  la  Vierge,  la  purifiant  et  lui  conjérant 
la  vertu  de  recevoir  le  Verbe  de  Dieu  et  en  même  temps  celle  de  l'en- 
gendrer. Or,  elle  avait  la  vertu  passive  d'engendrer,  du  fait 
même  de  sa  nature,  comme  toutes  les  autres  femmes.  Donc 
l'Esprit-Saint  lui  a  donné  la  vertu  active  d'engendrer.  Et,  par 
suite,  elle  a  fait  quelque  chose  par  mode  de  principe  actif  dans 
la  conception  du  Christ  ».  —  La  seconde  objection  dit  que 
«  toutes  les  vertus  »  ou  puissances  «  de  l'âme  végétative  sont 
des  vertus  actives;  comme  le  note  »  Averroès  «  le  Commenta- 
teur »  d'Aristote  u  sur  le  livre  II  de  CAme  (comm.  xxxiii).  Or 
la  puissance  générative,  soit  dans  l'homme,  soit  dans  la  femme, 
appartient  à  l'âme  végétative.  Donc,  soit  dans  l'homme,  soit 
dans  la  femme,  elle  fait  quelque  chose  par  mode  de  principe  ac- 
tif, par  rapport  à  la  conception  de  l'enfant».  —  La  troisième  ob- 
jection rappelle  que  «  la  femme,  dans  la  conception  de  l'enfant, 


Q.  XXXII.  —DU  PRINCIPE  ACTIF  DANS  LA  CONCEPTION  DU  CHRIST.     iSj) 

donne  la  matière  de  laquelle  le  corps  de  l'enfant  est  formé 
naturellement.  Or,  la  nature  est  un  principe  intrinsèque  de 
mouvement  (cf.  Aristole,  livr.  II  des  Physiques,  ch.  i,  n.  2;  de 
S.  Th.,  leç.  i).  Donc  il  semble  que  dans  la  matière  même 
que  la  bienheureuse  Vierge  a  fourni  pour  la  conception  du 
Christ,  il  y  a  eu  un  certain  principe  actif  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  que  «  le  principe  actif  dans  la 
génération  est  appelé  la  raison  séminale.  Or,  comme  ledit  saint 
Augustin,  au  livre  X  du  Commentaire  littéral  de  la  Genèse  (ch.  xx), 
le  corps  du  Christ  dans  la  seule  matière  corporelle,  par  la  raison 
divine  de  la  conception  et  de  la  formation ,  a  été  pris  de  la  Vierge  ; 
non  selon  une  raison  séminale  humaine  quelconque.  Donc  la  bien- 
heureuse Vierge  n'a  rien  fait,  par  mode  de  principe  actif,  dans 
la  cpnception  du  Christ  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas,  faisant  allusion  à  des 
docteurs  de  son  temps,  nous  avertit  que  «  quelques-uns  (cf. 
Alexandre  de  Halès,  Somme  théologique,  partie  m,  q.  viii, 
memb,  i,  q.  incid.  3;  saint  Bonaventure,  Sentences,  livr.  111, 
dist.  IV,  art.  3,  q.  i)  disent  que  la  bienheureuse  Vierge  a  fait 
quelque  chose,  par  mode  de  principe  actif,  dans  la  conception 
du  Christ,  et  de  vertu  naturelle  et  de  vertu  surnaturelle.  —  De 
vertu  naturelle;  parce  que,  d'après  eux,  en  toute  matière  natu- 
relle »  ou  physique  «  se  trouve  quelque  principe  actif;  sans 
quoi  ils  pensent  qu'il  n'y  aurait  point  de  transmutation  natu- 
relle. —  Mais  en  cela  ils  se  trompent.  Car  la  transmutation  est 
dite  naturelle  en  raison  du  principe  intrinsèque  non  seulement 
actif  mais  aussi  passif.  Aristote,  en  effet,  dit  expressément,  au 
livre  Vlll  des  Physiques  (ch.  iv,  n.  0;  de  S.  Th.,  leç.  8),  que 
dans  les  corps  lourds  et  légers  se  trouve  un  principe  passif  de 
mouvement  naturel,  et  non  un  principe  actif.  D'ailleurs,  il  n'est 
point  possible  que  la  matière  agisse  en  vue  de  sa  formation  ; 
car  elle  n'est  point  en  acte.  Il  n'est  point  possible,  non  plus, 
qu'un  être  se  meuve  soi-même,  à  moins  qu'il  ne  soit  divisé  en 
deux  parties,  dont  l'une  meut  et  l'autre  est  mue  ;  chose  qui  n'ar- 
rive que  dans  les  seuls  êtres  animés,  comme  il  est  prouvé  au 
livre  VIII  des  Physiques  »  (ch.  iv,  n.  3,  à;  de  S.  Th.,  leç.  7). 
—  On  remarquera,  au  passage,  ces  importantes  précisions  de 


l4o  v^         SOMME    THÉOLOGIQUE. 

doctrine  en  ce  qui  touche  à  la  science  de  la  nature  :  il  serait 
facile  de  montrer  leurs  points  de  contact  avec  les  théories  les 
plus  modernes  et  comment  elles  s'harmonisent  merveilleuse- 
ment avec  les  observations  ou  expériences  scientifiques  les  plus 
récentes.  —  Voilà  donc  comment  les  auteurs  dont  parle  saint 
Thomas  expliquaient  que  la  bienheureuse  Vierge  avait  eu  sa 
part  active,  dans  la  conception  du  Christ,  même  de  vertu  natu- 
relle. Elle  l'aurait  eu  aussi  «  de  vertu  surnaturelle;  parce  que, 
disent-ils,  la  mère  »,  dans  la  génération  du  vivant,  a  ne  four- 
nit pas  seulement  la  matière,  qui  est  le  sang  des  règles,  mais 
aussi  la  semence,  qui,  mêlée  à  la  semence  de  l'homme,  a  une 
vertu  active  dans  la  génération.  Et  parce  que  dans  la  bienheu- 
reuse Vierge  ne  se  trouve  aucune  action  résolutive  de  la  semence, 
en  raison  de  son  absolue  et  parfaite  virginité,  ils  disent  que  l'Es- 
prit-Saint  lui  donna  surnaturellement  la  vertu  active,  dans  la 
conception  du  Christ,  qu'ont  les  autres  mères  par  l'action  réso- 
lutive de  la  semence.  —  Mais  cela,  non  plus,  ne  peut  pas  tenir  » , 
déclare  saint  Thomas;  «  parce  que  chaque  chose  étant  pour  son 
opération,  comme  il  est  dit  au  Vivre  ]l  du  Ciel  et  du  Monde  (ch,  in, 
n.  I  ;  de  S.  Th.,  leç.  l\),  la  nature  ne  distinguerait  pas,  dans 
la  génération,  le  sexe  masculin  et  le  sexe  féminin,  si  l'opération 
de  l'homme  n'était  pas  distincte  de  celle  de  la  femme.  Et  parce 
que,  dans  la  génération,  est  distincte  l'opération  de  l'agent  et 
celle  du  patient,  il  s'ensuit  que  toute  la  vertu  active  est  du  côté 
de  l'homme  et  ce  qu'il  y  a  de  passif  du  coté  de  la  femme.  De  là 
vient  que  dans  les  plantes,  où  l'une  et  l'autre  vertu  se  trouve 
mêlée,  il  n'y  a  pas  la  distinction  de  mâle  et  de  femelle.  —  Par 
cela  donc  que  la  bienheureuse  Vierge  n'a  pas  reçu  d'être  le 
Père  du  Christ,  mais  sa  Mère,  il  s'ensuit  qu'elle  n'a  point  reçu 
de  puissance  active  dans  la  conception  du  Christ  :  soit  que  cette 
puissance  active  eût  fait  quelque  chose,  d'où  il  suivrait  que  la 
Vierge  eût  été  Père  du  Christ  ;  soit  qu'elle  n'eût  pas  eu  d'action, 
comme;  quelques-uns  le  disent,  d'où  il  suivrait  que  cette  puis- 
sance lui  eût  été  accordée  en  vain.  Et  donc  il  faut  dire  que  dans 
la  conception  elle-même  du  Christ  la  bienheureuse  Vierge  n'a 
rien  fait  par  mode  de  |)rincipc  actif,  mais  qu'elle  a  seulement 
fourni  la  matière  »,  comme  il  arrive,  du  reste,  pour  toutes  les 


Q.   XXXII.  — tiV  PRINCIPE  ACtiF  DANS  LA  CONCKi*TION  DU  CHRIST.     I^i 

autres  mères,  dans  la  génération  naturelle.  «  Toutefois  elle  a 
fait  quelque  chose,  par  mode  de  principe  actif  »,  dans  Tordre 
de  la  vertu  générative,  «  avant  la  conception,  selon  qu'elle  a 
préparé  la  matière  afin  qu'elle  fût  apte  à  l'acte  de  la  conception  ». 

L\id  primiun  explique  la  parole  de  saint  Jean  Damascène, 
citée  dans  l'objection,  en  disant  que  «  cette  conception  »  du 
Christ  K  a  eu  trois  privilèges;  savoir  :  qu'elle  fut  sans  le  péché 
originel  ;  qu'elle  ne  fut  point  »  la  conception  u  d'un  pur 
homme,  mais  de  »  Quelqu'un  qui  est  «  Dieu  et  homme;  pa- 
reillement, qu'elle  fut  la  conception  »  qui  laissa  à  la  Mère  qui 
concevait  son  caractère  «  d'une  Mère  Vierge.  Et  ces  trois  cho- 
ses lui  vinrent  de  l'Esprit-Saint.  De  là  vient  que  saint  Jean  Da- 
mascène dit,  pour  le  premier  de  ces  privilèges,  que  l'Esprit- 
Saint  survint  en  Marie,  la  purifiant,  c'est-à-dire  la  préservant  afin 
qu'elle  ne  conçut  point  avec  le  péché  originel  ;  pour  le  second 
privilège,  qu'//  lai  accorda  la  vertu  de  recevoir  le  Verbe  de  Dieu, 
c'est-à-dire  de  concevoir  le  Verbe  ;  pour  le  troisième,  et  aussi  la 
vertu  de  l" engendrer,  c'est-à-dire  de  pouvoir,  tout  en  demeurant 
vierge,  engendrer,  non  par  mode  de  principe  actif,  mais  par 
mode  de  principe  passif,  comme  les  autres  mères  reçoivent  ce 
pouvoir  de  la  semence  de  l'homme  ». 

h'ad  secundum,  d'une  précision  doctrinale  du  plus  haut  in- 
térêt dans  l'ordre  même  des  sciences  naturelles,  répond  que 
«  la  puissance  générative  de  la  femme  est  imparfaite  comparée 
à  la  puissance  générative  de  l'homme.  Et  c'est  pourquoi,  de 
même  que  dans  les  arts  celui  qui  est  inférieur  dispose  la  ma- 
tière »,  par  son  action,  «  tandis  ([ue  celui  qui  est  supérieur  in- 
troduit la  forme,  ainsi  qu'il  est  dit  au  livre  11  des  Physiques 
(ch.  II,  n.  lo;  de  S.  Th.,  leç.  4);  pareillement  aussi  la  vertu 
générative  de  la  femme  prépare  la  matière,  et  la  vertu  généra- 
tive de  l'homme  Jorine  »  ou  injornie,  lui  donnant  sa  forme,  «  la 
matière  préparée  ».  —  On  voit,  par  là,  comment  le  principe  gé- 
nérateur, dans  la  femme,  est  vraiment  une  vertu  active  appar- 
tenant à  l'âme  végétative,  sans  qu'il  y  ait  à  le  confondre  avec 
le  principe  de  la  génération  qui  a  raison  du  principe  actif  pur 
et  simple  et  qui  est  le  propre  de  l'homme,  chez  qui  la  vertu 
générative  ne  va  pas  à  préparer  la  matière,  mais  à  fournir  le 


1^2  SOMME    THEOLOGIQUÈ. 

principe  actif  qui  donnera  sa  forme  à  la  matière  suffisamment 
préparée. 

Vad  tertium  précise  qu'  «  à  l'etlet  d'avoir  une  transmutation 
naturelle  il  n'est  point  requis  que  dans  la  matière  soit  un  prin- 
cipe actif,  mais  seulement  un  principe  passif,  comme  il  a  été 
dit  »  (au  corps  de  l'article). 

Il  était  une  troisième  étude  que  nous  nous  étions  proposée 
touchant  la  conception  du  Christ  en  elle-même.  C'était  celle  du 
mode  ou  de  l'ordre  selon  lequel  cette,  conception  a  eu  lieu. 
Il  nous  faut  l'aborder  maintenant;  et  ce  va  être  l'objet  de  la 
question  suivante. 


Ql  ESTIO^   XXXIII 


DU  MODE  ET  DE  L'ORDRE  DE  LA  CONCEPTION  DU  CHRIST 


Celte  queslioii  comprend  quatre  articles  : 

I"  Si  le  corps  du  Christ,  dans  le  premier  instant  de  la  conception, 

a  été  formé  :' 
■1"  Si  dans  le  premier  instant  de  la  conception  il  a  été  animé  ? 
3"  Si  dans  le  premier  instant  de  la  conception  il  a  été  pris  par  le 

Verbe  l* 
4"  Si  cette  conception  a  été  naturelle  ou  miraculeuse  ? 


De  ces  quatre  articles,  les  trois  premiers  examinent  la  con- 
ception du  Christ  dans  le  détail;  le  quatrième  en  étudie  le  ca- 
ractère distinctif.  —  Dans  le  détail,  sont  examinées  :  la  forma- 
tion, l'animation  et  l'assomption  du  corps  du  Christ  dans  le 
sein  de  Marie,  par  l'action  de  TEsprit-Saint  s'exerçant  sur  la 
matière  que  fournissait  la  Vierge  en  vue  de  cette  conception. 
—  D'abord,  la  formation.  C'est  l'objet  de  l'article  premier. 


Article  Premier. 

Si  le  corps  du  Christ  a  été  formé  dans  le  premier  instant 
de  la  conception  ? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  le  corps  du  Christ 
n'a  pas  été  formé  »  en  corps  déjà  parfait  «  dans  le  premier  ins- 
tant de  la  conception  ».  —  La  première  arguë  de  ce  qu'  «  il 
est  dit,  en  saint  Jean,  ch.  ii  (v.  20)  :  On  a  mis  quarante  et  six 
ans  pour  édifier  ce  temple;  ce  que  saint  Augustin  explique  au 
livre  IV  de  la  Trinité  (ch.  v),  en  disant  :  Ce  nombre  convient  ma- 
nijestemenl  à  la  perfection  »  ou  au  temps  qu'a  demandé  l'achè- 
vement  «  du  corps  du  Seigneur.  Et  au  livre  des  Quatre-vingt- 


l44  SOMME    THÉOLOGlQtJE. 

trois  Questions  (q.  lvi),  il  dit  :  Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'est  dit 
avoir  été  édifié  en  quarante-six  ans  le  temple,  qui  figurait  le  corps 
du  Seigneur,  en  telle  sorte  que  le  nombre  des  années  marqué  pour 
l'édification  du  temple  corresponde  au  nombre  de  jours  requis  pour 
la  perfection  du  corps  du  Seigneur.  Donc  au  premier  instant  de 
la  conception  le  corps  du  Christ  ne  fut  point  parfaitement 
formé  )).  —  La  seconde  objection  déclare  que  <<  pour  la  forma- 
tion du  corps  du  Christ  élait  requis  le  mouvement  local  ame- 
nant le  très  pur  sang  du  corps  de  la  Vierge  au  lieu  qui  conve- 
nait à  la  génération.  Or,  aucun  corps  ne  peut  être  mû  d'un 
mouvement  local  instantanément;  pour  cette  raison  que  le 
temps  du  mouvement  se  divise  selon  la  division  du  mobile, 
comme  il  est  prouvé  au  livre  VI  des  Physiques  (ch.  iv,  n.  6  et 
suiv.  ;  de  S.  Th.,  leç.  6).  Donc  le  corps  du  Christ  ne  fut  pas 
formé  instantanément  ».  —  La  troisième  objection  rappelle 
que  «'  le  corps  du  Christ  a  été  formé  du  très  pur  sang  de  la 
Vierge,  comme  il  a  été  vu  plus  haut  (q.  xxxi,  art.  5).  Or, 
cette  matière  ne  put  pas  être,  dans  le  même  instant,  sang  et 
chair;  car,  de  la  sorte,  la  matière  eût  été  simultanément  sous 
deux  formes  »,  chose  qui  est  impossible.  «  Donc  aulre  fut  l'ins- 
tant qui  fut  le  dernier  où  le  sang  fut  là,  et  autre  l'instant  qui 
fut  le  premier  où  la  chair  fut  formée.  D'autre  part,  toujours 
entre  deux  instants  le  temps  se  trouve  au  milieu.  Donc  le  corps 
du  Christ  ne  fui  point  formé  instanlanément  ;  mais  il  fallut  un 
certain  temps  ».  —  La  quatrième  objection  dit  que  «  comme  la 
puissance  de  croître  requiert  un  temps  déterminé  dans  son 
acte;  de  même  aussi  la  vertu  générativc;  car  l'une  et  l'autre 
est  une  puissance  naturelle  appartenant  à  l'àme  végétative.  Or, 
le  corps  du  Christ  s'accrut  en  un  certain  temps  déterminé, 
comme  les  corps  des  autres  hommes.  Il  est  dit,  en  effet,  dans 
saint  Luc,  ch.  n  (v.  ôa),  qu'il  progressait  en  âge  et  en  sagesse. 
Donc  il  semble  que,  pour  la  même  raison,  la  formation  de  son 
corps,  qui  appartient  à  la  puissance  gétiérative,  n'a  pas  eu  lieu 
en  un  instant,  mais  dans  le  temps  déterminé  qui  est  celui  de 
la  formation  des  autres  hommes  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  texte  de  a  saint  Grégoire  »,  qui 
«  dit,  au  livre  XVIIl  de  ses  Morales  (ch.  lu,  ou  xxvii,  ou  xxxvi)  : 


Q.    XXXIH.    —    DU    MODE    DK    LA   CONCEPTION    DU   CHRIST.         l  YO 

4  l'anfionciation  de  l'Ange  et  à  lu  venue  de  t' Esprit-Saint,  aussitôt 
le  Verbe  a  été  dans  le  sein  de  Marie,  aussitôt  dans  le  sein  de  Marie 
le  Verbe  Jait  chair  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  dans  la 
conception  du  Christ,  trois  choses  sont  à  considérer  :  premiè- 
rement, le  mouvement  local  du  sang-  au  lieu  de  la  génération  ; 
secondement,  la  formation  du  corps  à  l'aide  de  cette  malière; 
troisièmement,  la  croissance  qui  devait  l'amener  aux  propor- 
tions voulues  pour  un  homme  parlait.  C'est  dans  la  seconde  de 
ces  trois  choses  que  consiste  la  raison  de  la  conception  ;  car  la 
première  est  le  préambule  de  la  conception  ;  et  la  troisième  en 
est  la  suite.  —  La  première  de  ces  trois  choses  ne  put  pas 
être  en  un  instant;  ce  serait,  en  effet,  contre  la  raison  même 
de  mouvement  local  d'un  coips  quelconque  dont  les  parties 
pénètrent  successivement  dans  un  lieu  donné.  —  Pareillement, 
aussi,  la  troisième  demande  d'être  successive.  Soit  parce  que 
la  croissance  n'est  pas  sans  mouvement  local.  Soit  aussi  parce 
qu'elle  procède  de  la  vertu  de  l'âme  qui  agit  dans  le  corps  déjà 
formé  et  qui  n'agit,  en  eifet,  que  dans  le  temps.  —  Mais  la 
formation  elle-même  du  corps,  dans  laquelle  consiste  princi- 
palement la  conception,  fut  faite  en  un  instant  »  dans  la  con- 
ception du  Christ.  Et  cela,  «  pour  une  double  raison.  —  Pre- 
mièrement, en  raison  de  la  vertu  infinie  du  principe  actif  ou 
de  l'Espril-Saint  par  qui  le  corps  du  Christ  a  été  formé,  ainsi 
qu'il  a  été  dit  plus  haut  (q.  82,  art.  1).  Un  principe  d'action, 
en  effet,  peut  d'autant  plus  vite  disposer  la  matière  qu'il  est 
d'une  vertu  plus  grande.  Et,  par  conséquent,  un  agent  de 
vertu  infinie  peut  en  un  instant  disposer  la  malière  à  la  forme 
voulue.  —  Secondement,  en  iaison  de  la  Personne  du  Fils 
dont  c'était  le  corps  qui  était  formé.  Il  ne  convenait  pas,  en 
effet,  qu'il  prît  un  corps  humain  si  ce  n'est  formé.  Or,  si, 
avant  la  formation  achevée,  avait  précédé  un  certain  temps 
pour  la  conception,  la  conception  tout  entière  ne  pourrait  pas 
être  attribuée  au  Fils  de  Dieu,  laquelle  ne  lui  est  attribuée 
qu'en  raison  de  l'assomption  du  corps.  Il  suit  de  là  que  dans 
le  premier  instant  où  la  matière  rassemblée  parvint  au  lieu  de 
la  génération,  le  corps  du  Christ  (ut  pleinement  formé  et  pris 
X.VI.  — La  Rédemption.  10 


f^a  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

par  le  Verbe.  Et  c'est  ainsi  que  le  Fils  de  Dieu  peut  être  dit 
conçu;  ce  qui  ne  pourrait  pas  être  dit  autrement  ».  Par  où  l'on 
voit  que  la  question  actuelle  relève  de  la  foi,  intéressant  direc- 
tenrient  larticle  du  symbole  oij  nous  disons  :  «  Je  crois  en 
Jésus-Christ  le  Fils  unique  de  Dieu  le  Père  tout-puissant,  qui 
a  été  conçu  du  Saint-Esprit  ». 

Vad  primum  dit  que  «  le  mot  de  saint  Augustin,  dans  les 
deux  textes  que  citait  l'objection,  ne  se  rapporte  pas  à  la  seule 
formation  du  corps  du  Christ,  mais  à  la  formation  ensemble 
avec  la  croissance  voulue  jusqu'au  temps  de  l'enfantement. 
Aussi  bien  selon  la  raison  du  nombre  indiqué  est  dit  s'être 
achevé  le  temps  des  neuf  mois  où  le  corps  du  Christ  fut  dans 
le  sein  de  la  Vierge  ». 

L'ad  secLindum  accorde  l'objection,  mais  fait  remarquer  que 
«  ce  mouvement  local  n'est  pas  compris  dans  la  conception 
elle-même;  il  en  a  été  le  préambule  ». 

L'ad  terlium  déclare  qu'  «  il  n'y  a  pas  à  assigner  un  dernier 
instant  où  cette  matière  ait  été  sang,  mais  il  y  a  à  assigner  un 
dernier  temps,  qui  s'est  relié,  sans  aucun  intermédiaire,  au 
premier  instant  où  la  chair  du  Christ  se  trouva  formée.  Et  cet 
instant  fut  le  terme  du  temps  du  mouvement  local  de  la  ma- 
tière au  lieu  de  la  génération  ». 

Vad  qaarliim  n'accepte  pas  la  parité  entre  la  conception  et 
la  croissance.  C'est  qu'en  effet,  «  l'augmentation  »  ou  la  crois- 
sance ((  se  fait  par  la  puissance  de  croissance  qui  est  en  celui 
qui  croît;  tandis  que  la  formation  se  fait  par  la  puissance  gé- 
nérative,  non  de  celui  qui  est  engendré,  mais  du  père  qui 
l'engendre  en  vertu  de  la  semence  dans  laquelle  agit  la  vertu 
formative  qui  dérive  de  l'âme  du  père  Or,  le  corps  du  Christ 
ne  fut  point  formé  par  une  semence  d'homme,  ainsi  qu'il  a 
été  dit  plus  haut  (q.  3r,  art.  5,  ad  5"'"),  mais  par  l'opération 
de  l'Esprit-Saint.  Il  suit  de  là  que  cette  formation  a  dû  être 
telle  selon  qu'il  convenait  à  l'Esprit-Saint.  La  croissance  du 
corps  du  Christ,  au  contraire,  s'est  faite  selon  la  puissance  de 
croissance  qui  était  dans  l'âme  du  Christ,  laquelle  étant  spécifi- 
quement conforme  à  notre  âme,  le  corps  du  Chri^t  a  dû  croî- 
tre  de  la   même   manière  que  croissent  les  autres  corps  des 


Q.    XXXIII.    —   DU   MODE   DE   LA   CONCEPTION   DU   CHRIST.         l^T 

hommes,  afin  que  par  là  fût  montrée  la  vérité  de  la  nature  hu- 
maine »)  dans  le  Christ. 

La  formation  du  corps  du  Christ,  ou  sa  constitution  en 
corps  humain  véritahie  et  complet  s'est  faite  en  un  instant. 
Pouvons-nous  en  dire  autant  de  son  animation,  de  telle  sorte 
qu'au  même  instant  oii  il  a  été  formé  il  a  été  aussi  animé  de 
son  âme  raisonnable.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  con- 
sidérer :  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  II. 

Si  le  corps  du  Christ  a   été  animé  dans  le  premier  instant 
de  sa  conception? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  ((  le  corps  du  Christ 
n'a  pas  été  animé  dans  le  premier  instant  de  sa  conception  ». 
—  La  première  est  un  texte  de  «  saint  Léon,  pape,  dans  sa  let- 
tre à  Julien  »  (ch.  m),  oii  il  est  «  dit  :  La  chair  du  Christ  n  était 
pas  d'une  autre  nature  que  la  nôtre  ;  et  l'âme  ne  lui  a  pas  été  in- 
sufflée par  un  autre  principe  qaaux  autres  hommes.  Or,  pour 
les  autres  hommes,  l'âme  n'est  pas  donnée  au  premier  instant 
de  leur  conception.  Donc  elle  n'a  pas  dû  l'être,  non  plus, 
pour  le  corps  du  Christ  ».  —  La  seconde  objection  dit  que 
«  l'âme,  comme  toute  autre  forme  naturelle,  requiert  une  cer- 
taine quantité  déterminée  dans  sa  matière.  Or,  dans  le  premier 
instant  de  sa  conception,  le  corps  du  Christ  n'eut  pas  une  si 
grande  quantité  que  l'ont  les  corps  des  autres  hommes  quand 
ils  sont  animés;  sans  quoi,  s'il  avait  crû  ensuite  sans  inter- 
ruption, ou  bien  il  serait  né  plus  tôt,  ou  bien  il  aurait  été,  à 
sa  naissance,  plus  grand  que  les  autres  enfants.  La  première 
de  ces  deux  hypothèses  est  contre  saint  Augustin  au  livre  I\ 
de  la  Trinité  (ch.  v),  où  il  prouve  que  le  corps  du  Christ  est 
resté  l'espace  de  neuf  mois  dans  le  sein  de  la  Vierge.  Et  la  se- 
conde est  contre  saint  Léon,  pape,  qui,  dans  un  sermon  sur 
l'Epiphanie  (ch.  m),  dit  :  Ils  trouvèrent  l'Enfant  Jésus  ne  dijfé- 


ï48  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

rant  en  rien  de  la  généralité  de  l" enfance  parmi  les  hommes. 
Donc  le  corps  du  Christ  ne  fui  pas  animé  dans  le  premier  ins- 
tant de  sa  conception  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que 
«  partout  où  se  trouve  un  avant  et  un  après,  il  faut  que  se 
trouvent  plusieurs  instants.  Or,  d'après  Arislote,  au  livre  De 
la  génération  des  animaux  (11  v.  Il,  ch.  in),  dans  la  génération 
de  l'homme  est  requis  un  avant  et  un  après;  l'homme,  en 
effet,  est,  d'abord.  Vivant;  puis,  animal;  puis,  homme.  Donc 
l'animation  du  Christ  n'a  pas  pu  être  dans  le  premier  instant 
de  la  conception  ». 

L'argument  sed  contra  est  un  texte  formel  de  «  saint  Jean 
Damascène  »,  qui  «  dit,  au  livre  III  (ch.  ii)  :  Ce  fut  simultané- 
ment la  chair  ;  simultanément,  la  chair  du  Verbe  de  Dieu;  simul- 
tanément, la  chair  animée  de  l'âme  raisonnable  et  intellectuelle  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas,  reprenant  la  considéra- 
tion si  grave  qui  terminait  l'article  précédent  et  dont  nous 
disions  qu'elle  intéresse  directement  la  foi  dans  un  des  arti- 
cles du  symbole,  déclare  précisément  que  «  pour  que  la  con- 
ception soit  attribuée  au  Fils  de  Dieu  Lui-même,  comme  nous 
le  confessons  dans  le  Symbole,  quand  nous  disons  :  Qui  a  été 
conçu  de  l'Es  prit-Saint;  il  est  nécessaire  de  dire  que  le  corps 
lui-même,  alors  que  se  faisait  la  conception,  était  pris  par  le 
Verbe  de  Dieu.  D'autre  part,  il  a  été  montré  plus  haut  (q.  6, 
art.  1,2),  que  le  Verbe  de  Dieu  a  pris  le  corps  par  l'entremise 
de  l'âme;  et  l'âme  par  l'entremise  de  l'esprit,  c'est-à-diie  de 
l'intelligence.  Il  fallut  donc  que  dans  le  premier  instant  de 
la  conception  le  corps  du  Christ  fût  animé  de  l'âme  rai- 
sonnable ».  La  conclusion  est  inéluctable  pour  la  saine 
théologie;  et,  par  suite,  nous  sommes  ici  en  présence 
d'une  conclusion  de  foi  aux  yeux  du  théologien  qui  voit  la 
conséquence.    Cf.  I  p.,  q.  82,  art.  4- 

Vad  primum  répond  que  «  le  principe  de  l'infusion  de 
l'âme  peut  se  considérer  d'une  double  manière.  D'abord,  se- 
lon la  disposition  du  corps.  De  ce  chef,  l'âme  n'a  pas  été 
donnée  au  corps  du  Christ  par  un  autre  principe  que 
pour  les  corps  des  autres  hommes.  De  même,  en  effet,  que, 
tout  de  suite,  dès  qu'est  formé  le  corps  des  autres  hommes, 


t 

Q.    XXXIII.    —    DU   MODE   DE   LA   CONCEPTION    DU   CHRIST.         l  llC) 

l'âme  leur  est  donnée;  de  même  en  fut-il  aussi  pour  le  Christ. 
D'une  autre  manière,  on  peut  considérer  le  principe  dont  il 
s'agit,  uniquement  selon  le  temps.  Et,  de  ce  chef,  parce  que 
le  corps  du  Christ  fut  formé  d'une  manière  parfaite  avant  que 
ne  soit  celui  des  autres  hommes,  il  fut  aussi  animé  avant  ». 

Vad  secundnm  accorde  que  «  l'âme  requiert  une  quantité 
voulue  dans  la  matière  à  laquelle  elle  est  unie;  mais  celte 
quantité  a  une  certaine  latitude  :  car  elle  est  sauvegardée  dans 
une  quantité  plus  grande  et  une  quantité  plus  petite  »  :  il  ne 
s'agit  pas  ici  d'une  limilalion  consistant  en  quelque  chose  d'in- 
divisible. «  D'autre  part,  la  quantité  du  corps  qu'il  a  lorsque 
l'âme  lui  est  unie  d'abord,  est  proportionnée  à  la  quantité  par- 
faite à  laquelle  il  doit  arriver  par  la  croissance;  en  telle  sorte 
que  les  corps  des  hommes  plus  grands  sont  plus  plus  grands 
dans  la  première  animation.  Or,  le  Christ,  dans  son  âge  par- 
fait, eut  une  grandeur  convenable  et  sans  excès*  :  à  laquelle 
était  proportionnée  la  quantité  qu'eut  son  corps  dans  le  temps 
où  les  corps  des  autres  hommes  sont  animés;  et,  toutefois,  il 
l'eut  plus  petite  au  commencement  de  sa  conception.  Mais, 
cependant,  celte  petite  quantité  n'était  point  si  petite,  qu'en 
elle  ne  pût  être  conservée  la  raison  d'un  corps  animé,  puis- 
que les  corps  de  certains  hommes  sont  animés  en  cette  petite 
quantité  ». 

Uad  terlium  répond  que  «  dans  la  génération  des  autres 
hommes  a  lieu  ce  que  dit  Aristote,  parce  que  c'est  d'une  ma- 
nière successive  que  le  corps  est  formé  et  disposé  en  vue  de 
l'âme;  et  c'est  pourquoi,  d'abord,  comme  imparfaitement  dis- 
posé, il  reçoit  une  âme  imparfaite  »  ou  l'âme  à  son  premier 
degré  ({ui  est  celui  de  la  vie  végétative  ;  et,  après,  à  son  second 
degré,  qui  est  celui  de  l'âme  sensilive;  «et,  ensuite,  quand  il 
est  parfaitement  disposé,  il  reçoit  une  âme  parfaite  »  ou  l'âme 
raisonnable.  «  Mais  le  corps  du  Christ,  en  raison  de  la  vertu 
infinie  du  principeactif  »,  qui  était  l'Esprit-Saint,  «  s'est  trouvé 
parfaitement  disposé  en  un  instant.  Et  c'est  pourquoi,  tout  de 


I.  Les  proportions  relevées  sur  l'image  du  Saint  Suaire  de  Turin  don- 
nent aux  environs  d'un  mètre  77.  pour  la  hauteur  du  corps  du  Christ. 


lOO  SOMME    THEOLOGIQUE. 

suite,  dans  le  premier  instant,  il  a  reçu  la  forme  parfaite,  c'est- 
à-dire  rame  raisonnable  >>. 

Le  corps  du  Christ  a  été  conçu  en  un  instant  ;  il  a  été,  au 
même  instant,  animé  de  l'âme  intellectuelle  ou  raisonnable. 
—  A-t-il  été,  au  même  instant,  pris  par  le  Verbe  et  uni  à  Lui 
hyposlaliquement?  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  consi- 
dérer; et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  III. 
Si  la  chair  du  Christ  a  été  conçue  d'abord,  et  ensuite  prise  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  chair  du  Christ  a 
été  conçue  d'abord,  et  ensuite  prise  ».  —  La  première  arguë 
comme  il  suit  :  «  Ce  qui  n'est  pas  ne  saurait  être  pris.  Or,  la 
chair  du  Christ  commença  d'être  par  la  conception.  Donc  il 
semble  qu'elle  aura  été  prise  par  le  Verbe  de  Dieu  après  avoir 
été  conçue  ».  —  La  seconde  objection  rappelle  que  «  la  chair 
du  Christ  fut  prise  par  le  Verbe  de  Dieu  par  l'entremise  de 
l'âme  raisonnable.  Or,  c'est  au  terme  de  la  conception  qu'elle 
a  reçu  l'âme  raisonnable.  Donc  c'est  au  terme  de  la  concep- 
tion qu'elle  a  été  prise.  Mais  au  terme  de  la  conception  elle  est 
déjà  dite  conçue.  Donc  elle  a  été  conçue  d'abord,  et  prise  en- 
suite ').  —  La  troisième  objection  dit  qu"  «  en  tout  être  engen- 
dré, ce  qui  est  imparfait  précède  dans  le  temps  ce  qui  est  par- 
fait; comme  on  le  voit  par  Aristote,  au  livre  IX  des  Métaphy- 
siques (de  S.  Thomas,  leç.  7;  Did.,  liv.  VIll,  ch.  vni,  n.  3). 
Or,  le  corps  du  Christ  est  un  quelque  chose  d'engendré.  Donc 
à  la  perfection  dernière  qui  consiste  dans  l'union  au  Verbe  de 
Dieu  il  n'est  i)oint  parvenu  tout  de  suite  dans  le  premier  ins- 
tant de  la  conception,  mais  la  chair  fut  d'abord  conçue,  et  en- 
suite prise  ». 

L'argument  sed  contra  est  un  texte  très  formel  et  très  expres- 
sif de  «  saint  Augustin  0  ou  plutôt  saint  Fulgence,  qui  «  dit, 
dans  le  [i\re  De  la  foi,  à  Pierre  (ch.  xviii)  :  Tiens  fermement  et 


Q.    XXXIII.    —   DU   MODE   DE   LA    CO^CEPTION    DU   CHHIST.         l5l 

ne  doute  en  aucune  manière  que  la  chair  du  Christ  n'a  pas  été  con- 
çue dans  le  sein  de  la  Vierge  avant  d'être  prise  par  le  Verbe  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  observer  que  «  comme 
il  a  été  dit  plus  haut  (q.  i6,  art.  6,  7),  nous  disons  propre- 
ment que  Dieu  s'est  Jait  homme  ;  tandis  que  nous  ne  disons  pas, 
au  sens  propre,  que  l'homme  a  été  fait  Dieu;  et  cela,  parce  que 
Dieu  a  pris  et  s'est  uni  ce  qui  est  de  l'homme;  mais  ce  qui  est 
de  l'homme  n'a  point  préexisté,  comme  subsistant  par  soi,  avant 
d'être  pris  par  le  Verbe.  Or,  si  la  chair  du  Christ  avait  été  con- 
çue avant  d'être  prise  par  le  Verbe,  elle  aurait  eu,  à  un  moment, 
une  hypostase  »  propre  «  en  dehors  de  l'hypostase  du  Verbe. 
Ge  qui  est  contre  la  raison  de  l'Incarnation,  selon  laquelle 
nous  tenons  que  le  Verbe  de  Dieu  s'est  uni  à  la  nature  humaine 
et  à  toutes  ses  parties  dans  l'unité  de  l'hypostase;  et  il  ne  con- 
venait pas  d'ailleurs  que  le  Verbe  de  Dieu,  par  l'acte  qui  lui 
faisait  prendre  notre  nature,  détruisît  l'hypostase  préexistante 
de  la  nature  humaine  ou  de  quelqu'une  de  ses  parties.  D'où  il 
suit  que  c'est  contre  la  foi  de  dire  que  la  chair  du  Christ  a  été 
conçue  d'abord,  et  prise  ensuite  par  le  Verbe  de  Dieu  ».  —  Ici 
encore,  nous  avons  un  nouvel  exemple  d'une  conclusion  inté- 
ressant la  foi  au  plus  haut  point  et  qui  est  montrée  telle  par  la 
raison  théologique. 

L'ad  primum  déclare  que  «  si  la  chair  du  Christ  n'avait  pas 
été  formée  ou  conçue  en  un  instant,  mais  selon  une  durée  de 
temps  et  par  mode  successif,  il  faudrait  choisir  l'un  des  deux 
membres  du  dilemme  :  ou  que  ce  qui  était  pris  n'était  pas  en- 
core la  chair;  ou  que  la  conception  de  la  chair  aurait  été  avant 
son  assomption.  Mais  parce  que  nous  tenons  que  la  conception 
a  été  parfaite  en  un  instant,  il  s'ensuit  que  dans  cette  chair  le 
lait  de  la  conception  et  le  fait  d'être  conçue  furent  simultanés. 
El  ainsi,  comme  le  dit  saint  Augustin  (ou  plutôt  S.  Fulgence), 
dans  le  livre  De  la  Joi,  à  Pierre  {endroit  précité),  nous  disons 
que  le  Verbe  de  Dieu,  par  l'acceptation  de  sa  chair,  a  été  conçu, 
et  que  la  chair  elle-même  a  été  conçue  par  l'Incarnation  du 
Verbe  ». 

«  Et,  par  là,  ajoute  saint  Thomas,  ta  seconde  objection  se 
trouve  résolue.  Car,  tout  ensemble,  tandis  que  cette  chair  est 


l5a  SOMME    THÉOLOGIQUi:. 

dans  l'acte  de  la  conception,  elle  est  dans   le  fait  d'être  déjà 
conçue  et  d'être  animée  ». 

Vnd  (erliani  répond  que  «  dans  le  mystère  de  l'Incarnation,  ne 
se  considère  point  une  ascension,  comme  d'un  quelque  chose 
de  préexistant  qui  s'avancerait  jusqu'à  la  dignité  de  l'union  » 
hypostatique,  <(  ainsi  que  l'affirme  l'hérétique  Photin.  Mais 
plutôt  se  considère,  là,  une  descente,  selon  que  le  Verbe  de 
Dieu,  parfait,  prit  à  Lui  l'imperfection  de  la  nature  humaine, 
conformément  à  cette  parole  marquée  en  saint  Jean,  ch.  vi 
(v.  38,  5i)  :  Je  suis  descendu  du  ciel  ».  —  On  aura  remarqué 
l'admirable  précision  de  doctrine  formulée  en  cet  ad  lertiuni 
et  la  belle  explication  qu'il  nous  donne  de  la  grande  parole  dite 
par  le  Christ  en  saint  Jean,  parole  que  l'Église  a  insérée  dans 
le  symbole  qui  se  chante  à  la  messe. 

Un  dernier  point  à  étudier,  au  sujet  du  mode  ou  de  l'ordre 
de  la  conception  du  Christ,  est  celui  de  savoir  si  cette  concep- 
tion doit  être  dite  naturelle  ou  miraculeuse.  —  iNous  allons 
l'examiner  dans  l'article  qui  suit. 


Akticle  IV. 
Si  la  conception  du  Christ  fut  naturelle? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  conception  du 
Christ  a  été  naturelle  ».  —  La  première  fait  observer  que  «  se- 
lon la  conception  de  la  chair,  le  Christ  est  dit  Fils  de  l'homme. 
Or,  Il  est  vraiment,  et  au  sens  naturel,  Fils  de  l'homme  ; 
comme  11  est  vraiment,  et  au  sens  naturel.  Fils  de  Dieu.  Donc 
sa  conception  a  été  naturelle  ».  —  La  seconde  objection  dit 
qu'  (I  aucune  créature  ne  produit  une  opération  miraculeuse  », 
comme  opération  (jui  lui  soit  propre;  car  le  miracle  est  exclu- 
sivement l'opération  propre  de  Dieu.  «  Or,  la  conception  du 
Christ  est  attribuée  à  la  bienheureuse  Vierge,  qui  est  une  pure 
créature.  Nous  disons,  en  elîet,  que  la  Vierge  a  conçu  le  Christ. 
Donc  il  semble  (jue  cette   conception    n'est   pas    miraculeuse, 


Q.    XXXIII.    —    DV    MODE   DE   LA    CONCEPTION   DU    CHRIST.  10,^ 

mais  naturelle  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que  ((  pour 
qu'une  transmutation  soit  naturelle,  il  suffît  que  le  principe 
passif  soit  naturel;  comme  il  a  été  vu  plus  haut  (q.  32,  art.  4). 
Or,  le  principe  passif,  du  côté  de  la  Mère,  dans  la  conception 
du  Christ,  fut  naturel,  comme  il  ressort  de  ce  quia  été  dit 
(Ibid.).  Donc  la  conception  du  Christ  a  été  naturelle  ». 

L'argument  sed  contra  est  un  mot  formel  de  <(  saint  Denys  », 
qui  «  dit,  dans  sa  lettre  à  Caius,  le  moine  :  Le  Christ  opère  d'une 
manière  au-dessus  de  l'homme  ce  qui  est  de  lliomme,  et  c'est  ce 
que  montre  la  Vierge  concevant  surnaturellement  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  observer  que  «  comme 
le  dit  saint  Ambroise,  au  livre  de  i Incarnation  (ch.  vi),  on 
trouve,  dans  ce  mystère,  beaucoup  de  choses  qui  sont  selon  la  na- 
ture, et  beaucoup  de  choses  qui  sont  au-dessus  de  la  nature.  Si,  en 
effet,  nous  considérons  ce  qui  est  du  côté  de  la  matière  de  la 
conception,  que  la  mère  fournil,  tout  est  naturel.  Mais  si  nous 
considérons  ce  qui  est  du  côté  de  la  vertu  active,  tout  est  mira- 
culeux. Et,  parce  que  toute  chose  se  juge  en  raison  de  sa  forme 
plutôt  qu'en  raison  de  sa  matière;  et,  pareillemeiil,  en  raison 
de  l'agent  plutôt  qu'en  raison  du  patient;  de  là  vient  que  la 
conception  du  Christ  doit  être  dite  purement  et  simplement 
miraculeuse;  et  naturelle,  seulement  à  un  certain  litre  ou  à  un 
certain  égard  ». 

Vad  primum  répond  que  «  le  Christ  est  dit  Fils  de  l'homme, 
au  sens  naturel,  en  tant  qu'il  a  une  vraie  nature  humaine,  par 
laquelle  il  est  le  Fils  de  l'homme;  bien  qu'il  l'ait  d'une  façon 
miraculeuse.  Et  c'est  ainsi  que  l'aveugle  ayant  miraculeuse- 
ment recouvré  la  vue  voit  d'une  façon  naturelle  par  la  puis- 
sance visive  qu'il  a  reçue  miraculeusement  ». 

Uad  secundum  précise  à  nouveau  que  «  la  conception  est 
attribuée  à  la  bienheureuse  Vierge,  non  comme  au  principe 
actif,  mais  parce  qu'elle  a  fourni  la  matière  de  cette  concep- 
tion et  que  la  conception  s'est  faite  dans  son  sein  ».  [S.  Tho- 
mas a  ici  une  bien  belle  expression  :  il  dit  que  la  conception 
a  été  «  célébrée    -  celebrata  »  dans  le  sein  de  Marie]. 

L'ad  tertium  dit  que  «  le  principe  passif  naturel  suffit  pour 
que  la  transmutation  soit  naturelle,  quand  il  est  mù  d'une  fa- 


lô/i  SOMME    THKOLOGIQUE. 

çon  naturelle  et  accoutumée  par  le  principe  actif  qui  lui  cor- 
respond en  propre.  Mais,  ici,  la  chose  n'a  point  lieu.  Et  c'est 
pourquoi  la  conception  dont  il  s'agit  ne  peut  pas  être  dite  na- 
turelle purement  et  simplement  ». 

Nous  avons  examiné  déjà,  au  sujet  de  la  conception  du  Christ, 
son  principe  matériel,  son  principe  actif  et  l'union  des  deux. 
Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  étudier  le  fruit  de  cette  union  d'or- 
dre si  transcendant  et  si  divin.  C'est  la  question  de  «  la  per- 
fection de  l'Enfant  conçu  ».  Elle  va  faire  l'objet  de  la  question 
suivante. 


QUESTION  XXXIV 

DE  LA  PERFECTION  DE  L'ENFANT  CONÇU 


Celte  question  comprend  quatre  articles  : 

1"  Si,  dans  le  premier  instant  de  la  conception,  le  Christ  a  été 

sanctifié  par  la  grâce  ? 
a"  Si,  dans  le  même  instant   11  a  eu  l'usage  du  libre  arbitre!' 
3°  Si,  dans  le  même  instant,  Il  a  pu  mériter? 
'('  Si,  dans  le  même  instant,  11  a  été  pleinement  dans  le  terme  de 

la  vision  béatifîque  ? 


De  ces  quatre  articles,  les  trois  premiers  considèrent  la  per- 
fection du  Christ  au  point  de  vue  de  la  grâce  ;  le  quatrième,  au 
point  de  vue  de  la  gloire  ;  —  quand  II  fut  conçu.  —  Au  point 
de  vue  de  la  grâce  :  d'abord,  quant  à  l'être;  puis,  quant  à 
Tagir,  —  La  première  question  est  celle  de  la  grâce  sanctifiante. 
Elle  va  faire  l'objet  de  l'article  premier. 


Article  Premier. 

Si  le  Christ  a  été  sanctifié  dans  le  premier  instant 
de  sa  conception? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  pas  été 
sanctifié  dans  le  premier  instant  de  sa  conception  ».  —  La  pre- 
mière arguë  de  ce  qu'  «  il  est  dit,  dans  la  première  Epître  aux 
Corinthiens,  ch.  xv  (v.  liQ)  :  Ce  nest  pas  ce  qui  est  spirituel,  qui 
vient  d'abord;  mais  ce  qui  est  animal.  Ce  qui  est  spirituel  vient 
ensuite.  Or,  la  sanctification  de  la  grâce  appartient  à  la  spiri- 
tualité. Ce  n'est  donc  pas  tout  de  suite,  au  commencement  de 
sa  conception,  que  le  Christ  a  reçu  la  grâce  de  la  sanctifica- 
tion; mais  après  un  certain  laps  de  temps  ».  —  La  seconde  ob- 


100  SOMME    THi:OLOOIQtJE. 

jeclion  dit  que  «  la  sanclificalion  semble  partir  du  péché;  selon 
cette  parole  de  la  premièieÉpîtrer/aa;  Corinthiens,  ch.  vi  (v.  ii)  : 
Et  vous  avez  été  cela  autrefois,  cesi-dire  pécheurs;  mais  vous 
avez  été  lavés;  mais  vous  avez  été  sanctifiés.  Or,  dans  le  Christ, 
n'a  jamais  été  le  péché.  Donc  il  ne  lui  convient  pas  d'avoir 
été  sanctifié  par  la  grâce  ».  —  La  troisième  objection  déclare 
que  «  comme  par  le  Verbe  de  Dieu  toutes  choses  ont  été  faites 
(S.  Jean,  ch.  i,  v.  3)  ;  de  même  par  le  Verbe  incarné  sont  sanc- 
tifiés tous  les  hommes  qui  sont  sanctifiés;  aux  Hébreux,  ch.  ii 
(v.  Il)  :  Celui  qui  sanctifie  et  ceux  qui  sont  sanctifiés,  tous  vien- 
nent d'un  seul.  Or,  le  Verbe  de  Dieu,  par  qui  toutes  choses  ont 
été  Jaites,  n'a  pas  été  fait,  comme  le  dit  saint  Augustin,  au 
livre  1  de  la  Trinité  (ch,  vi;  liv.  IV,  ch.  i).  Donc  le  Christ,  par 
qui  tous  sont  sanctifiés,  n'a  pas  été  sanctifié  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  un  double  texte  de  l'Écriture. 
«  H  est  dit  en  saint  Luc,  ch.  i  (v.  35)  :  Le  fruit  saint  qui  naîtra 
de  vous  sera  appelé  Fils  de  Dieu;  et,  en  saint  Jean,  ch.  x  (v,  36)  : 
Celui  que  le  Père  a  sanctifié  et  envoyé  dans  le  monde  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  comme  il 
a  été  dit  plus  haut  (q.  7,  art.  9,  10,  11),  l'abondance  de  la 
grâce  qui  sanctifie  l'âme  du  Christ  dérive  de  l'union  même  du 
Verbe;  selon  cette  parole  de  saint  Jean.  ch.  i  (v.  \[i)  :  Nous 
avons  vu  sa  gloire  comme  celle  du  Fils  unique  venant  du  Père, 
plein  de  grâce  et  de  vérité.  D'autre  part,  il  a  été  montré  plus 
haut  (q.  33,  art.  2,  3),  que  dans  le  premier  instant  de  la  con- 
ception le  corps  du  Christ  fut  animé  et  pris  par  le  Verbe  de 
Dieu.  Il  s'ensuit  donc  que  dans  le  premier  instant  de  la  con- 
ception le  Christ  eut  la  plénitude  de  la  grâce  sanctifiant  son 
âme  et  son  corps  ».  —  La  conclusion  s'impose  inéluctable.  Elle 
n'est  que  la  conséquence  des  deux  points  de  doctrine  mis  en 
lumière  plus  haut,  comme  vient  de  le  montrer  excellemment 
saint  Thomas. 

Vad  primum  dit  que  «  cet  ordre  que  montre  l'Apôtre  dans 
le  texte  cité  par  l'objection  s'applique  à  ceux  qui  parviennent 
à  l'état  spirituel  en  progressant  »  et  par  voie  d'ascension. 
«  Mais,  dans  le  mystère  de  l'Incarnation,  se  considère  la  des- 
cente de  la  divine  plénitude  à  la  nature  humaine  plutôt  que  le 


QUEST.     XXXIV.     —    DE    LV    PERFECTfON    DE    L  ENFANT    CONÇU.        1^7 

progrès  »  ou  l'avancement  et  l'ascension  «  de  la  nature  hu- 
maine comme  d'un  quelque  chose  de  préexistant  »  et  qui  serait 
monté  «  vers  Dieu  »,  comme  nous  l'avions  déjà  noté  à  Vad  5""" 
de  l'article  3  de  la  question  précédente.  «  Et  c'est  pourquoi 
dans  l'homme  qu'est  le  Christ,  dès  le  principe  la  spiritualité  a 
été  parfaite  )>. 

Uad  secandam  explique  qu'  «  être  sanctifié  pour  un  être 
donné,  c'est  être  fait  saint.  Or,  une  chose  est  faite,  non  point 
seulement  de  ce  qui  lui  est  contraire  ;  mais  aussi  du  terme  op- 
posé par  voie  de  négation  ou  de  privation  :  c'est  ainsi  que  le 
blanc  est  fait  du  noir,  et  aussi  du  non  blanc.  Pour  nous,  de 
pécheurs  nous  sommes  faits  saints  ;  et,  de  la  sorte,  notre  sanc- 
tification part  du  péché  »  qu'elle  présuppose  et  qu'elle  chasse. 
«  Mais  le  Christ,  en  tant  qu'homme,  a  été  fait  saint,  parce  qu'il 
n'a  pas  toujours  eu  cette  grâce  de  sainteté  »;  et,  en  effet,  Il  ne 
l'avait  pas,  comme  homme,  avant  qu'il  fût  homme  par  son 
Incarnation  ;  «  et  cependant,  Il  n'a  pas  été  fait  saint,  de  pé- 
cheur »  qu'il  eût  été  ;  «  parce  qu'il  n'a  jamais  eu  le  péché  :  Il 
a  été  fait  saint,  de  non  saint  >^  qu'il  n'était  pas,  «  en  tant 
qu'homme  »  ;  car,  en  effet,  comme  homme,  avant  qu'il  fût 
homme.  Il  n'était  pas  saint  :  «  non  dans  un  sens  privatif, 
comme  s'il  avait  été  homme,  un  temps  donné,  sans  être  saint; 
mais  dans  un  sens  négatif,  ou  en  ce  sens  que  lorsqu'il  n'était 
pas  homme  »,  avant  son  Incarnation,  «  H  n'avait  pas  la  sain- 
teté humaine  »,  qui  suppose  la  grâce  en  une  nature  humaine 
déterminée.  <■  Et,  par  conséquent,  c'est  tout  ensemble  qu'il  a 
été  fait  homme  et  qu'il  a  été  fait  saint  »  ou  sanctifié.  «  Aussi 
bien  l'Ange  dit  »  à  Marie,  le  jour  de  l'Annonciation,  «  en  saint 
Luc,  ch.  I  (v.  35)  :  Le  fruit  saint  qui  naîtra  de  vous.  Ce  que 
saint  Grégoire  explique  en  disant,  au  livre  XVIII  de  ses  Mora- 
les (ch.  LU,  ou  xxvH,  ou  xxxv)  :  A  la  différence  de  notre  sain- 
teté, il  est  marqué  de  Jésus  quil  doit  naître  saint.  Nous,  en  effet, 
si  nous  sommes  faits  saints,  toutefois  nous  ne  naissons  pas  saints, 
parce  que  nous  sommes  tenus  par  la  condition  d'une  nature  cor- 
rompue. Lui  seul  est  né  vraiment  saint,  qui  n'a  pas  été  conçu  par 
l'acte  de  l'union  charnelle  ».  Et,  en  ce  sens,  la  Vierge  Marie  elle- 
même  ne  peut  pas  être  dite  née  sainte;  car  sa  conception  active 


ir»8  SOMME    THÉOLOOIQUE. 

a  été  comme  la  conception  de  nous  tous  :  le  privilège  de  son 
Immaculée-Conception,  en  effet,  ne  porte,  nous  l'avons  vu, 
que  sur  la  conception  passive,  ou  sur  l'animation. 

Vad  tertiuni  fait  observer  que  ((  ce  n'est  point  de  la  même 
manière  que  le  Père  réalise  la  création  des  choses  par  le  Fils  ; 
et  la  Trinité,  la  sanctification  des  hommes  par  l'homme  » 
qu'est  Ijc  «  Christ.  C'est  qu'en  effet,  le  Verbe  de  Dieu  est  d'une 
même  vertu  et  d'une  même  opération  avec  Dieu  le  Père;  d'où 
il  suit  que  le  Père  n'agit  point  par  le  Fils  comme  par  un  ins- 
trument qui  meut  étant  mû.  L'humanité  du  Christ,  au  con- 
traire, est  comme  l'instrument  de  la  divinité,  ainsi  qu'il  a  été 
dit  plus  haut  (q.  2,  art.  6,  arg.  /i  ;  q.  7,  art.  i>  ad  3"'";  q.  8, 
art.  1,  ad  i""*;  q.  18,  art.  i,  ad  2""»).  Et  voilà  pourquoi  l'huma- 
nité du  Christ  sanctifie  mais  est  aussi  sanctifiée  ». 

Le  Christ  a  été  sanctifié  dès  le  premier  instant  de  son  être.  Il 
a  eu,  dès  ce  premier  instant,  dans  sa  nature  humaine,  toute  la 
plénitude  de  grâce  que  nous  avons  admirée  en  Lui,  quand  nous 
étudiions  les  privilèges  de  la  nature  humaine  dans  la  Personne 
du  Yeibequi  se  l'est  unie  hypostatiquement.  —  Mais  pouvons- 
nous  et  devons-nous  dire  que  dès  ce  premier  instant,  le  Christ 
a  eu  aussi  l'agir  moral  qui  correspond  à  celte  plénitude  de 
grâce  :  —  A-t-Il,  dès  ce  premier  instant,  joui  de  l'usage  du 
libre  arbitre  ?  —  A-l-Il  pu,  dès  ce  premier  instant,  mériter  d'un 
mérite  parfait?  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  considérer. 
Le  premier  point  va  faire  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  II. 

Si  le  Christ,  en  tant  qu'homme,  a  eu  l'usage  du  libre  arbitre 
dans  le  premier  instant  de  sa  conception  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ,  en  tant 
qu'homme,  n'a  pas  eu  l'usage  du  libre  arbitre  dans  le  premier 
instant  de  sa  conception  ».  —  La  première  dit  que  «  l'être 
d'une  chose  vient  avant  son  agir  ou  son  opérer.  Or,  l'usage  du 


QUEST.     XXXrV.     —    DE    LA    PERFECTION    DE    1,'eNFANT    CONÇU.        l^(} 

libre  arbitre  est  une  certaine  opération.  Puis  donc  que  l'âme 
du  Christ  a  commencé  d'être  dans  le  premier  instant  de  sa 
conception,  ainsi  qu'on  le  voit  par  ce  qui  a  été  dit  précédem- 
ment (q.  33,  art,  2),  il  semble  être  impossible  que  dans  le  pre- 
mier instant  de  la  conception  elle  ait  eu  l'usage  du  libre  arbi- 
tre ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  l'usage  du  libre 
arbitre  est  l'élection  »  ou  le  choix.  «  Or,  l'élection  présuppose 
la  délibération  du  conseil.  Aristote  dit,  en  efl'et,  au  livre  III  de 
VÉthiqae  (ch.  11,  n.  i6,  17;  de  S.  Th.,  leç.  6),  que  l'élection 
esl/e  désir  de  ce  qui  a  été  déterminé  par  un  conseil  préalable .  Donc 
il  semble  impossible  que  dans  le  premier  instant  de  sa  concep- 
tion le  Christ  ait  eu  l'usage  du  libre  arbitre  ».  —  La  troisième 
objection  rappelle  que  «  le  libre  arbitre  est  la  faculté  de  la  vo- 
lonté et  de  la  raison,  comme  il  a  été  vu  dans  la  Première  Partie 
(q.  83,  art.  2,  arg.  2);  et,  de  la  sorte,  l'usage  du  libre  arbitre 
est  un  acte  de  la  volonté  et  de  la  raison  ou  de  l'intelligence. 
Or,  l'acte  de  l'intelligence  présuppose  Pacte  du  sens,  qui  n'a 
pas  pu  être  sans  la  disposition  convenable  des  organes,  laquelle 
ne  semble  pas  avoir  existé  dans  le  premier  instant  de  la  con- 
ception du  Christ.  Donc  il  semble  que  le  Christ  n'a  pas  pu 
avoir  l'usage  du  libre  arbitre  dans  le  premier  instant  de  sa 
conception  ». 

L'argument  ^ed  contra  apporte  un  texte  de  «  saint  Augustin, 
au  livre  de  la  Trinité  »  (ou  plutôt  S.  Grégoire,  Registre,  liv.Xl, 
ép.  Lxvii,  ou  Lxi),  où  il  est  «  dit  :  Dès  que  le  Verbe  vint  dans  le 
sein  »  de  la  Vierge,  «  conservant  la  vérité  de  sa  nature  propre.  Il 
fut  fait  chair  et  homme  parfait.  Or,  l'homme  parfait  a  l'usage  du 
libre  arbitre.  Donc  le  Christ  eut,  dans  le  premier  instant  de  la 
conception,  l'usage  du  libre  arbitre  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  comme  il 
a  été  dit  plus  haut  (art.  i),  à  la  nature  humaine  que  prit  le 
Christ  convient  la  perfection,  qu'il  n'a  pas  atteinte  progressi- 
vement mais  qu'il  a  eue  tout  de  suite  dès  le  commencement. 
Or,  la  perfection  dernière  ne  consiste  pas  dans  la  puissance  ou 
dans  Phabitus,  mais  dans  l'opération  ;  et  de  là  vient  qu'au 
livre  llde  l'Ame  (ch.  i,  n.  5  ;  de  S.  Th.,  leç.  i),  il  est  dit  que  l'opé- 
ration est  Vacte  second.  Il  suit  de  là  que  nous  devons  dire  que 


f6o  SOMME    THKOLOGIQUE. 

le  Christ,  Jans  le  premier  instant  de  sa  conception,  a  eu  celle 
opération  de  l'àme  qui  peut  être  instantanément.  Et,  précisé- 
ment, telle  est  l'opération  de  la  volonté  et  de  l'intelligence, 
dans  laquelle  consiste  l'usage  du  libre  arbitre.  C'est,  en  efï'et. 
subitement  et  en  un  instant  que  s'achève  l'opération  de  l'intel- 
ligence et  de  la  volonté,  beaucoup  plus  que  la  vision  corporelle  ; 
par  cette  raison  que  l'acte  d'entendre,  de  vouloir,  de  sentir, 
n'est  pas  un  mouvement  qui  soit  l'acle  d'un  sujet  imparfait,  qui 
se  parfait  successivement,  mais  Cacte  d'un  sujet  déjà  parfait, 
comme  il  est  dit  au  livre  III  de  l'Ame  (ch.  vn,  n.  i  ;  de  S.  Th., 
leç.  12).  Et  donc  il  faut  dire  que  le  Christ,  dans  le  premier 
instant  de  sa  conception,  a  eu  l'usage  du  libre  arbitre  ». 

Uad  prinium  répond  que  «  l'être  précède  l'agir  dans  l'ordre 
de  la  nature,  non  dans  l'ordre  du  temps,  car  le  sujet  qui  agit, 
dès  qu'il  a  l'être  parfait,  commence  d'agir,  à  moins  qu'il  n'en 
soit  empêché  par  quelque  chose.  C'est  ainsi  que  le  feu,  dès 
qu'il  est  produit,  commence  de  chauffer  et  d'éclairer.  Seule- 
ment, l'acte  de  chauffer  ne  se  termine  pas  en  un  instant,  il 
demande  la  succession  du  temps  ;  l'acte  d'éclairer,  au  contraire, 
s'achève  en  un  instant  »,  du  moins  à  l'entendre  dans  le  sens 
de  la  physique  aristotélicienne.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit  de  cet 
exemple  d'ordre  sensible  d  l'usage  du  libre  arbitre  est  une  opé- 
ration de  cette  nature  »,  qui  s'achève  en  un  instant,  «  ainsi 
qu'il  a  été  dit  »  (au  corps  de  l'article). 

h' ad  secundum  fait  observer  qu'  u  ensemble  avec  le  terme  du 
conseil  ou  de  la  délibération,  peut  être  l'élection.  Or,  ceux  qui 
ont  besoin  de  la  délibération  du  conseil,  au  terme  même  du 
conseil,  tout  de  suite  ont  la  certitude  de  ce  qu'il  faut  choisir; 
et  c'est  pourquoi  ils  choisirent  tout  de  suite.  Par  où  l'on  voit 
que  la  délibération  du  conseil  n'est  requise  au  préalable,  pour 
l'élection,  qu'en  raison  de  la  recherche  ou  de  l'enquête  au  sujet 
de  ce  qui  est  incertain.  Mais  le  Christ,  dans  le  premier  instant 
de  sa  conception,  de  même  qu'il  eut  la  plénitude  de  la  grâce 
qui  justifie,  eut  pareillement  la  plénitude  de  la  vérité  connue; 
selon  cette  parole  (S.  Jean,  ch.  i,  v.  i/j)  :  plein  de  grâce  et  de 
vérité.  Et,  par  suite,  comme  ayant  la  certitude  de  toutes  choses, 
Il  put  aussitôt  choisir  ». 


QUEST.    XXXIV.    —    DR    LA    PERFECTION    DE    I.'eNFANT    CONÇU.        l6l 

Vad  terliiim  dit  que  «  rintelligence  du  Christ,  selon  la  science 
infuse,  pouvait  entendre  même  sans  se  tourner  du  côté  des 
images  »  venues  des  sens,  «  ainsi  qu'il  a  été  vu  plus  haut 
(q.  II,  art.  2).  Par  conséquent,  il  pouvait  y  avoir  en  Lui  Topé- 
ralion  de  la  volonté  et  de  l'intelligence  dans  l'opération  du 
sens.  Toutefois,  il  put  y  avoir,  en  Lui,  même  l'opération  du 
sens,  dans  le  premier  instant  de  sa  conception  ;  surtout  quant 
au  sens  du  toucher;  car  l'enfant  conçu  a  l'usage  de  ce  sens, 
dans  le  sein  de  sa  mère,  même  avant  qu'il  ait  obtenu  l'àme  rai- 
sonnable, comme  il  est  dit  au  livre  De  la  génération  des  ani- 
maux (liv.  Il,  ch.  m).  Par  conséquent,  comme  le  Christ,  dans 
le  premier  instant  de  sa  conception,  a  eu  l'âme  raisonnable, 
son  corps  étant  déjà  formé  et  organisé,  Il  a  pu  avoir,  bien  plus 
encore,  dans  le  même  instant,  l'opération  du  sens  du  tou- 
cher ». 

Le  Christ,  revêtu  de  grâce  dès  le  premier  instant  de  son  être, 
a  eu,  dès  ce  premier  instant,  l'usage  parfait  du  libre  arbitre. 
—  A-t-il  pu  mériter,  dès  ce  premier  instant?  —  C'est  ce  qu'il 
nous  faut  maintenant  considérer;  et  tel  est  l'objet  de  l'article 
qui  suit. 

Article  III. 

Si  le  Christ,  dans  le  premier  instant  de  sa  conception, 
a  pu  mériter? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  »  le  Christ,  dans  le 
premier  instant  de  sa  conception,  n'a  pas  pu  mériter  ».  —  La 
première  fait  observer  que  «  le  libre  arbitre,  comme  il  a  rap- 
port au  mérite,  a  aussi  rapport  au  démérite.  Or,  le  démon,  dans 
le  premier  instant  de  sa  création,  n'a  point  pu  pécher,  ainsi 
qu'il  a  été  vu  dans  la  Première  Partie  (q.  63,  art.  5).  Donc, 
l'âme  du  Christ,  non  plus,  au  premier  instant  de  sa  création, 
qui  fut  le  premier  instant  de  la  conception  du  Christ,  n'a  pas 
pu  mériter  ».  —  La  seconde  objection  dit  que  ^<  ce  que  l'homme 
a  au  premier  instant  de  sa  conception,  semble  lui  être  natu- 
XVI.  —  La  Rédemption.  1 1 


l62  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

rel  ;  parce  que  c'est  à  quoi  se  termine  sa  génération  naturelle. 
Or,  par  les  choses  naturelles  nous  ne  méritons  pas;  comme  on 
le  voit  par  ce  qui  a  été  dit  dans  la  Seconde  Partie  (/"-S"*,  q.  109, 
art.  5;  q.  ii4.  art.  2).  Donc  il  semble  que  l'usage  du  libre  ar- 
bitre que  le  Christ  eut,  en  tant  qu'homme,  dans  lé  premier 
instant  de  sa  conception,  ne  fut  pas  méritoire  ».  —  La  troi- 
sième objection  déclare  que  «  ce  qui  a  été  une  fois  mérité  par 
quelqu'un  est  en  quelque  sorte  déjà  fait  sien;  et,  par  suite,  il 
ne  semble  pas  que  de  nouveau  il  puisse  le  mériter  :  car  nul 
ne  mérite  ce  qui  est  à  lui,  Si  donc  le  Christ,  dans  le  premier 
instant  de  sa  conception,  a  mérité,  il  semble  que,  dans  la  suite, 
Il  n'aura  plus  rien  mérité.  Ce  qui  est  manifestement  faux. 
Donc  le  Christ,  au  premier  instant  de  sa  conception,  n'a  pas 
mérité  ». 

L'argument  sèd  contra  en  appelle  à  un  mot  de  «  saint  Augus- 
tin »  (ou  plulôt  Paterius)  qui  «  dit,  sur  VExode  (ch.  xl)  :  Le 
Christ  n'eut  absolument  rien,  en  ce  gui  est  du  mérite  de  fâme,  en 
quoi  II  ait  pu  progresser.  Or,  il  aurait  pu  progresser  dans  le 
mérite,  si  dans  le  premier  instant  de  sa  conception  II  n'avait 
pas  mérité.  Donc,  dans  le  premier  instant  de  sa  conception,  le 
Christ  a  mérité  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  comme  il 
a  été  dit  plus  haut  (art.  i),  le  Christ,  dans  le  premier  instant 
de  sa  conception,  a  été  sanctifié  par  la  giâce.  Or,  il  est  une  dou- 
ble sanctification  :  l'une  est  celle  des  adultes,  qui  sont  sancti- 
fiés par  leur  acte  propre  »,  en  ce  sens  que  l'acle  de  leur  libre 
arbitre  intervient  dans  lour  justification  ;  «  l'autre  est  celle  des 
enfants,  qui  ne  sont  pas  sanctifiés  selon  leur  acte  propre  de  foi, 
mais  selon  la  foi  des  parents  ou  de  l'Église.  La  première  de  ces 
deux  sanctifications  est  plus  parfaite  que  la  seconde;  comme 
l'acte  est  plus  parfait  que  l'habitus;  et  ce  gui  est  par  soi,  plus 
parfait  que  ce  gui  est  par  un  autre  (Arislote,  Physiques,  liv.  VIII, 
ch,  V,  n.  7  ;  de  S.  Th.,  leç.  9).  Puis  donc  que  la  sanctification 
du  Christ  a  été  la  plus  parfaite,  car  II  a  été  sanctifié  de  telle 
sorte  qu'il  fût  la  sanctification  des  autres,  il  s'ensuit  qu'il  aura 
été  sanctifié  selon  le  mouvement  propre  de  son  libie  arbitre 
vers  Dieu.  Et,  parce  que  ce  mouvement  du   libre  arbitre  est 


QUEST.     XXXfV.     —    DE    LA    PERFECTION    DE    l'eNFANT    CONÇU.        l63 

méritoire,  il  s'ensuit  que  dans  le  premier  instant  de  sa  concep- 
tion le  Christ  a  mérité  ». 

lucid  primam  déclare  que  «  le  libre  arbitre  ne  se  rapporte  pas 
de  la  même  manière  au  bien  et  au  mal  :  car  il  se  rapporte  au 
bien  par  soi  et  naturellement;  tandis  qu'il  se  rapporte  au  mal 
par  mode  de  défaut  »  ou  de  manque  «  et  en  dehors  de  la  na- 
ture »  ou  contre  la  nature.  «  Or,  comme  le  dit  Aristote,  au 
livre  II  du  Ciel  et  du  Monde  (ch.  m,  n.  i  ;  de  S.  Th.,  leç.  4  ; 
cf.  S.  Jean  Damascène,  de  la  Foi  orthodoxe,  liv.  II,  ch.  iv),  ce 
qui  est  en  dehors  de  la  nature  est  postérieur  à  ce  qui  est  selon  la 
nature  ;  car  ce  qui  est  en  dehors  de  la  nature  est  comme  un  retran- 
chement de  ce  qui  est  selon  la  nature.  Il  suit  de  là  que  le  libre 
arbitre  de  la  créature,  dans  le  premier  instant  de  sa  création, 
peut  se  mouvoir  au  bien  en  méritant,  mais  non  au  mal  en  pé- 
chant; si  toutefois  la  nature  est  intègre  »  ;  car  s'il  s'agit  de  la 
nature  déchue,  son  premier  acte  peut  être  un  acte  de  péché. 

Vad  secundum  accorde  que  «  ce  que  l'homme  a  au  commen- 
de  sa  création  selon  le  cours  ordinaire  de  la  nature,  lui  est 
naturel  ;  mais  rien  cependant  n'empêche  qu'une  créature,  au 
commencement  de  sa  création,  ne  reçoive  de  Dieu  quelque 
bienfait  de  la  grâce.  Et  c'est  de  cette  manière  que  l'âme  du 
Christ,  au  commencement  de  sa  création,  a  eu  la  grâce  par 
laquelle  elle  pouvait  mériter.  Et,  pour  cette  raison,  celte  grâce, 
selon  une  certaine  similitude,  est  dite  avoir  été  naturelle  à  cet 
homme  »  que  fut  le  Christ;  «  comme  on  le  voit  par  saint 
Augustin,  dans  VEnchiridion  »  (ch.  xl). 

Vad  tertium  dit  que  «  rien  n'empêche  qu'une  même  chose 
appartienne  à  quelqu'un  à  plusieurs  titres.  Et,  pour  autant,  le 
Christ  put  mériter  encore,  dans  la  suite,  par  ses  actes  et  ses 
soulïrances,  la  gloire  de  l'immortalité,  qu'il  mérita  déjà  au 
premier  instant  de  sa  conception  ;  non  pas  afin  qu'elle  lui  fût 
due  davantage,  mais  pour  qu'elle  lui  fût  due  à  plusieurs  titres  )>. 

Au  sujet  du  mot  que  nous  a  dit  saint  Thomas  à  la  fin  du 
corps  de  l'article,  que  «  le  Christ  a  été  sanctifié  selon  le  mouve- 
ment propre  du  libre  arbitre  se  portant  veis  Dieu  ;  mouvement 
du  libre  arbitre  qui  a  été  méritoire  »,  on  s'est  demandé  com- 


ï64  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

ment  ce  premier  mouvement  avait  pu  être  méritoire,  puisqu'il 
a  porté  sur  Dieu  vu  par  le  Christ  face  à  face,  comme  il  sera 
dit  à  l'article  suivant,  et  que  l'acte  qui  porte  sur  Dieu  vu  face 
à  face  n'est  pas  un  acte  libre  ni  méritoire,  mais  nécessaire.  Cer- 
tains auteurs  ont  répondu  que  l'acte  de  l'âme  du  Christ  se  por- 
tant sur  Dieu  avait  pu  être  libre  et  méritoire,  du  côté  où  il  était 
dirigé  par  la  science  infuse,  non  du  côlé  où  il  était  nécessité 
par  la  vision  face  à  face.  D'autres  disent  que  cet  acte  a  été  libre 
et  méritoire,  non  pas  en  tant  qu'il  portait  sur  Dieu,  car  de  ce 
chef  il  était  nécessaire;  mais  quant  à  ses  manifestations  dans 
le  temps  :  en  ce  sens  que,  par  amour  pour  Dieu,  le  Christ  a 
accepté  librement  le  plan  et  l'œuvre  de  la  Rédemption,  chose 
qui,  évidemment,  n'était  pas,  de  soi,  de  nature  à  nécessiter  la 
volonlé  du  Christ,  puisqu'elle  impliquait  certaines  raisons  de 
mal,  dans  l'ordre  physique  ou  de  la  souffrance,  qui  eussent 
plutôt  provoqué  la  répugnance  et  le  rejet.  Cette  seconde  expli- 
cation est  en  parfaite  harmonie  avec  ce  que  nous  avons  dit  plus 
haut  de  la  liberté  du  Christ  (q.  19,  art.  3).  —  Un  dernier  point 
nous  reste  à  coasidérer,  au  sujet  de  la  perfection  de  l'Enfant 
conçu.  Il  a  trait  à  la  parfaite  vision  de  la  gloire  qui  est  le  pro- 
pre des  bienheureux.  Nous  Talions  étudier  à  l'article  qui  suit. 


Article  IV. 

Si  le  Christ  eut  la  parfaite  vision  des  bienheureux 
dans  le  premier  instant  de  sa  conception? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'eut  point 
la  parfaite  vision  des  bienheureux  dans  le  premier  instant  de 
sa  conception  ».  —  La  première  dit  que  «  le  mérite  précède  la 
récompense;  comme  aussi  la  faute  précède  la  peine.  Or,  le  Christ, 
dans  le  premier  instant  de  sa  conception,  a  mérité,  comme  il  a 
été  dit  (art.  précéd.).  Puis  donc  que  l'état  de  vision  des  bienheu- 
reux est  ce  qu'il  y  a  de  principal  dans  la  récompense  »  promise 
au  mérite,  k  il  semble  que  le  Christ,  dans  le  premier  instant 
de  sa  conception,  n'a  pas  eu  la  vision  des  bienheureux  ».  —  La 


QUEST.    XXXIV.     DE    LA    PERFECTION    DE    LENFANT    COiNÇU.         l65 

seconde  objection  en  appelle  à  ce  que  «  le  Seigneur  dit,  en 
saint  Luc,  chapitre  dernier  (v,  26)  :  Il  fallut  que  le  Christ  soujjre 
ces  choses  et  qa  II  entre  ainsi  dans  sa  gloire.  Or,  la  gloire  appar- 
tient à  l'état  des  bienheureux.  Donc  le  Christ  n'a  pas  été  dans 
l'étal  de  la  vision  des  bienheureux  dans  le  premier  instant  de  sa 
conception,  alors  qu'il  n'avait  encore  supporté  aucune  souf- 
france ».  —  La  troisième  objection  déclare  que  «  ce  qui  ne 
convient  ni  à  l'homme  ni  à  l'ange  semble  être  le  propre  de  Dieu  ; 
et,  par  suile,  ne  convient  pas  au  Christ  en  tant  qu'homme.  Or, 
avoir  été  toujours  bienheureux  ne  convient  ni  à  l'homme  ni  à 
l'ange  :  si,  en  effet,  ils  eussent  été  constilués  bienheureux  »  dans 
le  premier  instant  de  leur  être,  «  ils  n'auraient  jamais  péché 
dans  la  suite  »  :  car  il  est  impossible  que  celui  qui  voit  Dieu 
peu  à  peu  se  détourne  de  Lui  et  commette  le  péché.  «  Donc  le 
Christ,  en  tant  qu'homme,  n'a  pas  été  bienheureux  dans  le  pre- 
mier instant  de  sa  conception  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  du  psaume  (lxiv,  v.  5), 
011  «  il  est  dit  :  Bienheureux  celui  que  vous  avez  choisi  et  que  vous 
avez  pris  :  ce  qui,  selon  la  glose,  se  rapporte  à  la  nature  humaine 
du  Christ,  qui  a  élé  prise  par  le  Verbe  de  Dieu  dans  l'unilé  de 
sa  Personne.  Or,  dans  le  premier  instant  de  la  conception, 
la  nature  humaine  fut  prise  par  le  Verbe  de  Dieu.  Donc,  dans 
le  premier  instan t de  sa  conception,  le  Christ,  en  tant  qu'homme, 
a  été  bienheureux  ou  au  terme  de  la  vision  intuitive  •>>. 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  u  comme  on 
le  voit  par  ce  qui  a  été  dit  (art.  précéd.),  il  ne  convenait  pas 
que  le  Christ,  dans  sa  conception,  reçût  la  grâce  seulement 
habituelle  sans  ses  actes.  Et  II  a  reçu  la  grâce  non  mesurée  ou 
limitée,  comme  il  a  été  vu  plus  haut  (q.  7,  art.  1 1  ;  S.  Jean, 
ch.  III,  V.  34).  D'autre  part,  la  grâce  de  ceux  qui  sont  dans  la 
voie  de  la  vie  présente,  parce  qu'elle  est  en  deçà  ou  en  défaut 
par  rapport  à  la  grâce  des  bienheureux  qui  sont  au  terme,  a  une 
mesure  ou  un  d 'gré  moindre  que  celle  des  bienheureux.  Il  est 
donc  manifeste  que  le  Christ,  dans  le  premier  inslant  de  sa 
conception,  a  reçu  non  pas  seulement  une  grâce  comme  celle 
que  les  bienheureux  ont  dans  le  ciel,  mais  encore  plus  grande 
que  celle  de  tous  les  bienheureux  »  anges  ou  hommes  réunis. 


l66  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

«  Et  parce  que  cette  grâce  n'a  pus  été  sans  son  acte  »  qui  est 
celui  du  terme  ou  de  la  vision,  «  il  s'ensuit  que  le  Christ  a  été 
dans  lacté  du  terme,  voyant  Dieu  par  son  essence  plus  claire- 
ment que  les  autres  chrétiens  ». 

Vad  priniuni  répond  que  ((  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  19, 
art.  o),  le  Christ  n  'a  pas  mérité  la  gloire  de  l'âme,  selon  laquelle 
Il  est  dit  s'être  trouvé  au  terme,  mais  la  gloire  du  corps,  à 
laquelle  11  est  parvenu  par  sa  Passion  ». 

«  Et,  par  là,  se  trouve  résolue  la  seconde  objection  ». 

Vad  lerliam  dit  que  «  le  Christ,  par  cela  qu'il  fut  Dieu  et 
homme,  a  eu,  même  dans  son  humanité,  quelque  chose  en  plus 
des  autres  créatures  »,  soit  anges,  soit  hommes  ;  «  savoir,  que 
tout  de  suite,  dès  le  commencement,  Il  serait  bienheureux  ». 

Ainsi  donc,  la  souveraine  dignité  de  la  nature  humaine  dans 
laPersonnedu  VerbedemandaitqueleChrist,  en  tantqu'homme, 
dès  le  premier  instant  de  son  êlre  et  au  moment  même  de  sa 
conception  dans  le  sein  de  Marie,  quand  l'humble  Vierge  pro- 
nonça son  sublime /ta/,  eût  toutes  les  perfections  dans  l'ordre 
de  la  science  infuse  et  divine  et  dans  l'ordre  de  la  grâce  et  de  la 
gloire  du  côté  de  l'âme  :  de  telle  sorte  que  dès  ce  premier  instant, 
l'Enfant,  dans  le  sein  de  sa  Mère,  «  voyait  Dieu  par  son  essence, 
plus  clairement  que  toutes  les  autres  créatures  »,  comme  s'ex- 
primait saint  Thomas  à  la  fin  du  corps  de  l'article.  C'est  là  une 
conclusion  éblouissante  de  clarté  à  la  lumière  de  la  grande  rai- 
son théologique.  Et  quelle  splendeur  ne  projetteA-elle  pas  sur 
l'ineffable  merveille  que  fut  dès  ce  premier  instant  le  fruit 
béni  du  sein  de  la  Très  Sainte  Vierge,  sur  le  chef-d'œuvre  d'in- 
Jinie  perfection  produit  par  Dieu  en  un  instant,  à  la  parole  de 
Marie  :  fiât  mihi  secundum  verbam  tuum  :  qull  me  soit  fait  selon 
votre  parole! 

Dans  le  prologue  de  la  question  27,  quand  saint  Thomas  nous 
annonçait  la  division  de  notre  élude  sur  les  mystères  du  Verbe 
incarné,  il  nous  disait  qu'au  sujet  de  l'entrée  du  Christ  en  ce 
monde,  il  traiterait,  en  premier  lieu,  de  la  conception  du  Christ, 
et  puis,  de  sa  nativité.  Les  questions  relatives  à  la  conception 


QUEST.     \XX1V.     —    DE    L\    PERFECTION    DE    l'eNFANT    CONÇU.        167 

ont  été  vues.  «  Par  conséquent,  nous  devons,  après  la  concep- 
tion du  Christ,  traiter  de  sa  nativité.  Et,  d'abord,  quant  à  la 
nativité  elle-même;  ensuite,  quanta  la  manifestation  du  nou- 
veau-né ».  —  L'élude  de  la  nativité  elle-même  va  faire  l'objet  de 
la  question  suivante. 


QUESTION  XXXV 


DE  LA  NATIVITE  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  huit  articles  : 

1°  Si  la  nativité  appartient  à  la  nature  ou  à  la  Personne? 

3"  Si  au  Christ  doit  être  attribuée  une  autre  nativité,   on   dehors 

de  la  naissance  éternelle? 
3°  Si,  selon  la  nativité  temporelle,  ia  bienheureuse  Vierge  est  sa 

Mère? 
4°  Si  elle  doit  être  dite  Mère  de  Dieu? 
5°  Si  le  Christ  selon  deux  filiations  est  Fils  de  Dieu  le  Père  et  de 

la  Vierge  sa  Mère? 
6°  Du  mode  de  la  nativité? 
7°  Du  lieu. 
8°  Du  temps  de  la  nativité. 


De  ces  huit  articles,  les  cinq  premiers  traitent  de  la  nativité 
du  Christ  en  elle-même  et  dans  ses  relations  essentielles  avec 
le  dogme  de  l'Incarnation.  Les  trois  autres  articles  en  étu- 
dient les  conditions  accidentelles.  —  Au  point  de  vue  essen- 
tiel, il  faut  examiner  à  quoi  se  rapporte  la  nativité  dans  le 
Christ;  et  s'il  y  en  a  plusieurs  (art.  2);  puis,  les  conséquences 
pour  la  Mère  (art.  3,  4),  et  les  conséquences  pour  le  Fils 
(arL  5).  —  Le  premier  point  va  faire  l'objet  de  l'article  pre- 
mier. 

Article  Premier. 
Si  la  nativité  convient  à  la  nature  plutôt  qu'à  la  Personne? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  nativité  convient 
plutôt  à  la  nature  qu'à  la  Personne  ».  —  La  première  en  ap- 
pelle à  «  saint  Augustin  ).  (ou  plutôt  saint  Fulgence),  qui 
it  dit,  dans  le  livre  de  la  foi,  à  Pierre  (ch.  11)  :  La  nature  divine 


QUESTION    XXXV.     —    DE    LA    NATIVITE    DU    CHKIST.  169 

et  éternelle  ne  pourrait  pas  être  conçue  et  naître  de  la  nature  hu- 
maine sinon  selon  la  vérité  de  la  nature  humaine.  Ainsi  donc  il 
convient  à  la  nature  divine  d'être  conçue  et  de  naître  en  rai- 
son de  la  nature  humaine.  Par  conséquent,  cela  conviendra 
bien  plus  encore  à  la  nature  humaine  ».  —  La  seconde  objec- 
tion rappelle  que  «  d'après  Arislote,  au  livre  V  des  Métaphysi- 
ques (deS.Th.,leç.  5;  Did.,  liv.IV,  ch.iv,  n.  i),le  nom  de  nature  ^ 
est  pris  du  fait  de  naître.  Or,  les  dénominations  se  font  selon 
la  convenance  de  la  similitude.  Donc  il  semble  que  la  nati- 
vité ou  la  naissance  appartient  à  la  nature  plus  qu'à  la  Per- 
sonne ».  —  La  troisième  objection  dit  que  «  cela,  propre- 
ment, naît,  qui  commence  d'être  par  la  nativité.  Or,  par 
la  nativité  du  Christ  n'a  pas  commencé  d'être  la  Personne 
du  Christ,  mais  sa  nature  humaine.  Donc  il  semble  que  la 
nativité  appartient  proprement  à  la  nature,  non  à  la  Per- 
sonne ».  . 

L'argument  sed  contra  est  le  mot  formel  de  «  saint  Jean 
Damascène  »,  qui  «  dit,  au  livre  III  (ch.  vu)  :■  La  nativité  ap- 
partient à  fhyposlase,  non  à  la  nature  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  la 
nativité  »  ou  la  naissance  «  peut  être  attribuée  à  une  chose 
d'une  double  manière  :  ou  comme  au  sujet;  ou  comme  au 
terme.  Comme  au  sujet,  elle  est  attribuée  à  cela  même  qui 
naît.  Or,  cela  est,  proprement,  l'hypostase,  non  la  nature.  La 
naissance,  en  effet,  étant  une  certaine  génération  »  ou  produc- 
tion ;  M  de  même  qu'une  chose  est  engendrée  »  ou  produite 
«  pour  qu'elle  soit;  de  même,  elle  naît  pour  être.  Or,  le  fait 
d'être  appartient  proprement  à  la  chose  qui  subsiste;  car  la^ 
forme  qui  ne  subsiste  pas  est  dite  être  seulement  parce  que 
par  elle  quelque  chose  est.  D'autre  part,  la  personne,  ou  l'hy- 
postase, est  signifiée  par  mode  de  chose  qui  subsiste;  la  na- 
ture, au  contraire,  est  signifiée  par  mode  de  foi  me  en  laquelle 
une  chose  subsiste.  Il  suit  de  là  que  la  nativité,  comme  sujet 
qui  proprement  vient  à  naître,  est  attribuée  à  la  personne  ou 
à  l'hypostase,  non  à  la  nature.  Mais,  comme  au  terme,  la  na- 
tivité est  attribuée  à  la  nature.  C'est  qu'en  eifet,  le  terme  de 
la  génération  et  de  toute  nativité  »  ou  naissance  «  est  la  forme  » 


lyO  SOMME    THEOLOGIQUF. 

que  le  sujet  acquiert  par  celte  naissance  ou  cette  génération. 
«  D'autre  part,  la  forme  est  signifiée  par  mode  de  nature.  Et 
aussi  bien  la  nativité  est  dite  la  voie  à  la  nalure,  comme  Àris- 
tote  le  montre  au  livre  II  des  Physiques  (ch.  i,  n.  i4;  de 
S.  Th.,  loç.  II)  :  l'intention  de  la  nature,  en  efî'et,  se  termine 
à  la  forme  ou  à  la  nalure  de  l'espèce  »  :  quand  un  être,  dans 
le  processus  de  son  évolution  ou  de  sa  génération,  est  arrivé 
à  posséder  la  forme  ou  la  nature  de  son  espèce,  ou  plutôt  de 
l'espèce  du  principe  actif  naturel  ou  proportionné  qui  l'engen- 
dre, le  mouvement  de  la  génération  s'arrête,  comme  arrivé  à 
son  terme.  On  noiera,  au  passage,  cette  doctrine,  pour  voir, 
une  fois  de  plus,  que  la  doctrine  moderne  de  l'évolution  est 
contraire  aux  principes  les  plus  essentiels  de  la  philosophie 
naturelle  :  jamais  un  produit  ne  dépassera  en  perfection  la 
vertu  active  des  principes  qui  le  produisent. 

Vad  primum  dit  que  «  parfois,  en  raison  de  l'identité  qui 
existe  en  Dieu  enlre  l'hypostase  et  la  nalure,  la  nature  se 
prend  pour  rhy|)Ostase  ou  la  Personne.  Et  c'est  ainsi  que 
saint  Augustin  (ou  saint  Fulgence)  dit  que  la  nature  divine  a 
été  conçue  et  qu'elle  est  née  :  en  ce  sens  que  la  Personne  du 
Fils  a  été  conçue  et  est  née  selon  la  nature  humaine  ».  —  Tou- 
tefois, ce  sont  là  des  manières  de  s'exprimer  qu'il  ne  faudrait 
pas  étendre. 

Uad  secandam  déclare  qu'  «  aucun  mouvement  ou  aucune 
mutation  ne  lire  son  nom  du  sujet  qui  est  mû;  mais  du  terme 
du  mouvement,  qui  lui  donne  son  espèce.  Et,  à  cause  de  cela, 
la  nativité  se  dénomme  non  pas  de  la  Personne  qui  naît,  mais 
de  la  nature  à  laquelle  la  nativité  se  termine  ». 

L'ad  terliuni  fait  observer  que  «  la  nature,  à  proprement  par- 
ler, ne  commence  pas  d'être;  niais  plutôt  la  personne  com- 
mence d'être  en  une  certaine  nature;  parce  que,  comme  il  a 
été  dit  (au  corps  de  l'article),  la  nature  est  signifiée  comme 
ce  par  quoi  une  chose  est,  tandis  que  la  personne  est  signifiée 
comme  le  sujet  qui  a  l'être  subsistant  ».  Et  donc,  dans  le 
Christ,  ce  n'est  pas  la  nature  humaine  qui  commence  d'être; 
mais  c'est  la  Personne  du  Verbe  ou  du  Fils  de  Dieu  qui  com- 
mence d'être,  non  pas  purement  et  simplement,  puisqu'Elle 


QUESTION     XXXV.     —    DE    LA    iNATIVîTK    DU    (JHHIST.  I/I 

est  (le  loule  élernilé,  mais  dans  la  nature  hurraine,  par  la  ré- 
ception de  laquelle  le  Fils  de  Dieu  devient  homme. 

C'est  donc  tout  ensemble  et  à  la  nature  et  à  la  personne 
qu'on  attribue  la  nativité  ou  le  fait  de  la  naissance;  mais  à  la 
personne,  comme  à  ce  qui  en  est  le  sujet;  et  à  la  nature 
comme  à  ce  qui  en  est  le  terme.  —  Pouvons-nous,  quand  il 
s'agit  du  Christ,  lui  attribuer  une  naissance  temporelle.  C'est 
ce  qu'il  nous  faut  maintenant  considérer;  et  tel  est  l'objet  de 
l'article  qui  suit. 

Article  11. 
Si  au  Christ  doit  être  attribuée  une  nativité  temporelle? 

Quatre  objections  veulent  prouver  qu"  «  au  Christ  ne  doit 
pas  être  attribuée  une  nativité  temporelle  ).  —  La  première 
cite  une  définition  de,la  naissance  qui  se  trouve  dans  un  livre 
intitulé  De  Can'iLé  de  la  Trinilé  (ch.  xii),  parmi  les  œuvres  de 
saint  Augustin.  «  Naître  est  comme  un  certain  mouvement  d'une 
chose  qui  n'existe  pas  avant  de  naître  et  qui  par  le  bienjail  de  la 
naissance  reçoit  d'être.  Or,  le  Christ  fut  de  toute  éternité.  Donc 
Il  n'a  pas  pu  naître  dans  le  temps  ».  —  La  seconde  objection 
déclare  que  «  ce  qui  est  parfait  en  soi  n'a  pas  besoin  de  naître. 
Or,  la  Personne  du  Fils  de  Dieu  fut  parfaite  de  toute  éternité. 
Donc  elle  n'a  pas  eu  besoin  d'une  naissance  temporelle.  Et,  par 
suite,  il  semble  qu'Elle  n'est  point  née  temporellement  ».  — 
La  troisième  objection  fait  observer  que  <  la  nativité  convient 
proprement  à  la  Personne.  Or,  dans  le  Christ,  il  n'est  qu'une 
Personne.  Donc,  dans  le  Christ,  il  n'est  qu'une  nativité  »  ou 
naissance,  savoir  la  naissance  éternelle.  —  La  quatrième  objec- 
tion dit  que  «  ce  qui  naît  de  deux  naissances  naît  deux  fois. 
Or,  celte  proposition  paraît  être  fausse  :  Le  Christ  est  né  deuj- 
fois.  C'est  qu'en  effet,  sa  nativité  par  laquelle  II  est  né  du  Père 
ne  souffre  pas  d'interruption,  étant  éternelle.  Et  toutefois,  il 
faudrait  qu'il  y  eût  interruption  pour  garder  cet  adverbe  :  deux 
fois  :  car  celui-là  est  dit  courir  deux  fois,  qui  court  et  s'inter- 


172  SOMME    1 HEOLOGIQUË. 

rompt  dans  sa  course.  Donc  il  semble  que  dans  le  Christ  il 
ne  faut  point  mettre  une  double  nativité  ». 

L'argument  sed  contra  est  un  texte  de  «  saint  Jean  Damas- 
cène  »,  qui  «  dit,  au  livre  lll  (cli.  vu)  :  Nous  confessons  deux 
nativités  »  ou  naissances  «  du  Christ  :  l'une,  qui  est  du  Père, 
éternelle;  et  une  autre  qui  a  eu  lieu  dans  les  derniers  temps,  pour 
nous  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  n  comme 
il  a  été  dit  (art.  précéd.),  la  nature  se  compare  à  la  nativité 
comme  le  terme  au  mouvement  ou  à  la  mutation.  Or,  le  mou- 
vement se  diversifie  selon  la  diversité  des  termes;  comme  on 
le  voit  par  Aristote  au  livre  V  des  Physiques  {ch.  v,  n.  3  et 
suiv.  ;  de  S.  Th.,  leç.  8).  D'autre  part,  dans  le  Christ  se  trouve 
une  double  nature,  dont  11  a  reçu  l'une,  de  toute  élernité,  du 
Père,  et  dont  II  a  reçu  l'autre,  dans  le  temps,  de  sa  Mère.  Il  est 
donc  nécessaire  d'attribuer  au  Christ  deux  nativités  »  ou  nais- 
sances :  ((  l'une,  dont  11  est  né,  dans  l'éternité,  du  Père;  l'au- 
tre, dont  II  est  né,  dans  le  temps,  de  sa  Mère  ». 

Vad  primum  fait  observer  que  «  cette  objection  fut  celle  d'un 
certain  Félicien,  hérétique;  et  saint  Augustin,  dans  son  livre 
contre  Félicien  (ou  plutôt  dans  le  livre  que  citait  l'objection),  la 
résout  ainsi  :  Imaginons,  dit-il,  comme  plusieurs  le  veulent,  qu'il 
y  ait,  dans  le  monde,  une  âme  générale  qui  vioifie,  en  telle  manière, 
par  un  mouvement  inejjahle,  toutes  les  semences,  qu'elle  n'est  pas 
concrélée  avec  ce  qui  est  engendré,  mais  qu'elle-même  donne  la  vie 
à  ce  qui  s'engendre.  Celte  âme  générale,  quand  elle  sera  parvenue 
dans  le  sein  où  elle  doit  former  à  ses  fms  la  matière  passible,  fait 
être  une  avec  elle  la  personne  de  cette  chose  qui  n'a  pas  cepen- 
dant la  même  substance,  et  il  se  fait,  par  Came  qui  agit  et  la 
matière  qui  reçoit  l'action,  de  deux  substances  un  seul  homme.  Et, 
de  la  sorte,  nous  disons  que  l'âme  naît  du  sein  :  non  pas,  toute- 
Jois,  qu'avant  de  naître,  en  ce  qui  la  concerne,  elle  ne  fût  pas  du 
tout  »  :  elle  était,  mais  sans  qu'elle  forme  un  homme  par  son 
union  à  la  matière.  «  De  même  donc,  et  d'une  manière  bien  au- 
trement sublime,  le  Fils  de  Dieu  est  né  en  tant  qu'homme,  du  fait 
qu'avec  le  corps  est  né  aussi  l'esprit  :  non  que  chacun  d'eux  soit 
une  substance  ;  mais  parce  que  de  l'un  et  de  l'autre  se  fait  une 


QUESTION    XXXV.     -^   DE    LA    NATIVITE    DU    CHRIST.  178 

Personne.  El  loaléfois,  nous  ne  disons  pas  qaà  cause  de  cela  le 
Fils  de  Dieu  ait  commencé  d'être  ;  de  peur  que  quelqu'un  ne  croie 
que  la  divinité  est  temporelle.  Mais  nous  ne  reconnaissons  pas  non 
plus  la  chair  du  Fils  de  Dieu  de  toute  éternité,  afin  que  nous  ne 
pensions  pas  que  le  Fils  de  Dieu  n'a  point  pris  la  vérité  du  corps 
humain,  mais  une  certaine  image  de  ce  corps  ».  Le  Christ  a  élé 
de  toute  éternité;  mais  II  n'a  pas  été  homme  de  toute  éternité. 
Et  bien  qu'il  fût,  comme  Dieu,  de  toute  éternité,  Il  a  pu,  dans 
le  temps,  par  le  bénéfice  de  sa  naissance  comme  homme,  ac- 
quérir, en  effet,  d'être  homme,  alors  qu'auparavant  II  ne 
l'était  pas. 

L'ad  secundum  dit  que  «  celte  raison  »  donnée  par  la  seconde 
objection,  «  fut  celle  de  Nestorius;  et  saint  Cyrille,  dans  l'une 
de  ses  épîtres,  la  résout  en  disant  (cf.  Actes  du  concile  d'Éphèse, 
S.  Paul,  i"  part. ,  ch,  viii)  :  Nous  ne  disons  pas  que  le  Fils  de  Dieu 
ait  eu  besoin  nécessairement,  en  raison  de  Lui,  d'une  seconde  nais- 
sance, après  celle  qu'il  tient  du  Père  :  c'est,  en  effet,  chose  folle  et 
d'un  ignorant  de  dire  que  Celui  qui  existe  avant  tous  les  siècles  et  est 
contemporain  du  Père  ait' besoin  de  commencement  pour  être  une 
seconde  Jois.  Toutefois,  parce  que,  pour  nous  et  pour  notre  salut, 
en  s' unissant  selon  la  subsistence  ce  qui  est  humain.  Il  a  procédé 
de  lajemme,  à  cause  de  cela  II  est  dit  être  né  selon  la  chair  ». 

L'ad  tertiuni  rappelle  que  «  la  nativité  »  ou  la  naissance  «  est 
de  la  personne  comme  du  sujet,  et  de  la  nature  comme  du 
terme.  Or,  il  est  possible  qu'un  même  sujet  ait  en  lui  plusieurs 
transmutations,  qui  devront  nécessairement  varier  selon  les 
termes.  Et  toutefois,  nous  ne  disons  pas  cela,  comme  si  la 
naissance  éternelle  était  une  transmutation  ou  un  mouvement; 
mais  parce  qu'elle  est  signifiée  par  mode  de  transmutation  et 
de  mouvement  ». 

L'ad  quartum  déclare  que  «  le  Christ  peut  être  dit  né  deux 
fois,  en  raison  des  deux  nativités.  De  même,  en  effet,  qu'on 
dit,  de  celui  qui  court  en  deux  temps  différents,  qu'il  court 
deux  fois;  pareillement.  Il  peut  être  dit  né  deux  fois,  Celui  qui 
naît  une  fois  dans  l'éternité  et  une  fois  dans  le  temps;  parce 
que  l'éternité  et  le  temps  diffèrent  beaucoup  plus  que  ne  diffè- 
rent deux  temps,  alors  que  cependant  l'un  et  l'autre  désignent 


»7'i  SOMMK  TiiÉoi.O(;iQi'i:. 

une  mesure  de  durée  ».  Il  n'y  a  donc  pas  à  supposer  d'inter- 
ruption dans  la  naissance  éternelle.  Il  suffît  qu'à  celte  nais- 
sance éternelle,  se  soit  ajoutée  la  naissance  temporelle. 

11  y  a  eu  deux  nativités  pour  le  Christ  :  l'une,  éternelle, 
dans  le  sein  du  Père;  l'autre,  dans  le  temps  et  du  sein  de  Ma- 
rie. —  Nous  devons  maintenant  examiner  les  conséquences  de 
cette  double  nativité  pour  le  Christ  :  d'abord,  au  point  de  vue 
de  la  maternité  de  Marie;  ensuite,  au  point  de  vue  de  la  filia- 
tion du  Christ.  La  question  de  la  maternité  de  Marie,  eu  égard 
au  Christ,  se  présente  à  nous  sous  un  double  aspect  :  pouvons- 
nous  dire  de  Marie  qu'elle  est  Mère  du  Christ;  pouvons-nous 
dire  qu'elle  est  Mère  de  Dieu.  —  Le  premier  aspect  de  la  ques- 
tion va  faire  faire  l'objet  de  l'article  suivant. 


Article  III. 

Si,  selon  la  nativité  temporelle  du  Christ, 
la  bienheureuse  Vierge  peut  être  dite  sa  Mère  ? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  <(  selon  la  nativité  tem- 
porelle du  Christ,  la  bienheureuse  Vierge  ne  peut  pas  être  dite 
sa  Mère.  »  —  La  pretnière  rappelle  que,  ((  comme  il  a  été  dit  plus 
haut  (q.  32,  art.  à),  la  bienheureuse  Vierge  Marie  n'a  rien  fait 
par  mode  de  principe  actif  dans  la  génération  du  Christ,  mais 
a  seulement  fourni  la  matière.  Ov,  cela  ne  semble  pas  suffîre  à 
la  raison  de  mère;  sans  quoi  le  bois  serait  dit  la  mère  du  lit 
ou  de  l'escabeau  »  qui  en  sont  foimés.  «  Donc  il  semble  que 
la  bienheureuse  Vierge  ne  peut  pas  être  dite  Mère  du  Chiist  ». 
—  La  seconde  objection  fait  observer  que  «  le  Christ  est  né 
miraculeusement  de  la  bienheuieuse  Vierge.  Or,  la  génération 
miraculeuse  ne  suffît  pas  à  la  raison  de  maternité  ou  de  filia- 
tion :  nous  ne  disons  pas,  en  effet,  qu'Eve  ait  été  fille  d'Adam. 
Donc  il  semble  que  le  Christ,  non  plus,  ne  doit  pas  être  dit  fils 
de  la  bienheureuse  Vierge  ».  —  La  troisième  objection  déclare 
qu'  «  à  la  raison  de  mère  semble  appartenir  le  fait  que  la  se- 


OlJESTION     XXXV.     —    DK    LA    NATIVITÉ    DU    CHRIST.  lyÔ 

mence  se  résout.  Or,  comme  le  dit  saint  Jean  Damascène,  au 
livre  III  (ch.  ii),  le  corps  d(i  Christ  n'a  pas  été  formé  par  voie 
de  semence,  mais  par  faction  de  l'Esprit-Saint.  Donc  il  semble 
que  la  bienheureuse  Vierge  ne  doit  pas  être  dite  Mère  du 
Christ  ». 

L'argument  sed  contra  est  le  mot  de  l'Evangile,  où  «  il  est 
dit,  en  saint  Matthieu,  ch.  i  (v.  i8)  :  La  génération  du  Christ 
fat  ainsi.  Alors  que  la  Mère  de  ./es us,  Marie,  était  fiancée  à  Jo- 
seph, etc.  ».  Voici  donc  l'Évangile  qui  appelle  expressément 
Marie,  du  nom  de  Mère  de  Jésus. 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  la  bien- 
heureuse Vierge  Marie  est  vraiment  et  au  sens  naturel  Mère  du 
Christ  :  beata  Virgo  Maria  est  ver  a  et  naturalis  mater  Christi. 
C'est  qu'en  effet,  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  5,  art.  2  ; 
q.  3i,  art.  5),  le  corps  du  Christ  n'a  pas  été  apporté  du  ciel, 
ainsi  que  Valentin  l'hérétique  l'affirmait;  mais  il  a  été  pris  de 
la  Vierge,  Mère,  et  formé  de  son  sang  le  plus  pur.  Or,  cela 
seul  est  requis  à  la  raison  de  mère,  comme  on  le  voit  par  ce 
qui  a  été  dit  plus  haut  (q.  01,  art.  5;  Si,  art.  4).  D'où  il  suit 
que  la  bienheureuse  Vierge  est  vraiment  la  Mère  du  Christ  ». 

L'ad  primum  fait  observer  que  «  comme  il  a  été  dit  plus  haut 
(q.  32,  art.  3),  la  paternité  et  la  maternité  et  la  filiation  ne  se 
trouvent  point  en  toute  génération  »  ou  production,  «  mais 
dans  la  seule  généiation  des  vivants.  Et  voilà  pourquoi,  si 
certains  êtres  inanimés  sont  faits  de  quelque  matière,  il  ne 
s'ensuit  pas  pour  cela  parmi  eux  la  relation  de  maternité  et  de 
filiation,  mais  celte  relation  n'exi4e  que  dans  la  génération 
des  vivants,  laquelle  s'appelle  proprement  nativité  »  ou  nais- 
sance. 

L'«d  secundum  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Jean  Da- 
mascène, au  livre  111  (ch.  vu),  la  nativité  temporelle  qui  a  fait 
que  le  Christ  est  né  pour  notre  salut,  est,  d'une  certaine  ma- 
nière, conjorme  à  la  nôtre,  parce  qu'il  est  né  homme,  de  lajemme, 
et  selon  te  temps  voulu  de  la  conception  ;  et  aussi  au-dessus  de  la 
nôtre,  parce  quil  n'est  point  né  de  la  semence,  mais  de  l'Esprit- 
Saint  et  delà  Sainte  Vierge,  au-dessus  de  la  loi  de  la  conception. 
Ainsi  donc,  du  côté  de  la  Mère,  celte  nativité  a  été  naturelle, 


ijC)  SOMMR    THÉOLOGIQUK. 

mais  (la  côté  de  lopéralion  de  l'Espril-Saint,  elle  a  été  miracu- 
leuse. D'où  il  suit  que  la  bienheureuse  Vierge  est  vraiment,  et 
au  sens  naturel,  Mère  du  Christ  ». 

L'ad  terliam  rappelle  que  «  comme  il  a  été  dit  plus  haut 
(q.  3i,  art.  5,  ad  .?""'  ;  q.  Sa,  art.  4),  il  n'appartient  pas  à  la  né- 
cessité de  la  conception,  que  la  semence  de  la  femme  se  résolve. 
Et,  par  suite,  le  fait  que  la  semence  se  résolve  n'est  pas  requis 
nécessairement  pour  la  mère  ». 

C'est  donc  au  sens  le  plus  vrai,  le  plus  naturel  et  le  plus 
formel,  que  la  bienheureuse  Vierge  Marie  doit  être  dite  Mère  de 
Dieu.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  examiner  ;  et  tel  est 
l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  IV. 
Si  la  bienheureuse  Vierge  doit  être  dite  Mère  de  Dieu  ? 

Troisobjections  veulent  prouver  que  «  la  bienheureuse  Vierge 
ne  doit  pas  être  dite  Mère  de  Dieu  ».  —  La  première,  d'appa- 
rence très  redoutable,  déclare  qu'  «  il  ne  faut  dire,  au  sujet 
des  mystères  divins,  que  ce  qui  en  est  dit  dans  l'Écriture  Sainte. 
Or,  jamais,  dans  l'Écriture  Sainte,  nous  ne  lisons  que  la  bien- 
heureuse Vierge  soit  dite  Mère  de  Dieu  ou  qu'elle  ait  engendré 
Dieu  :  mais  qu'elle  est  Mère  du  Christ  ou  Mère  de  f  Enfant,  comme 
on  le  voit  en  saint  Matthieu,  ch.  i  (v.  i8  ;  ch.  ii,  v.  1 1 ,  i3,  20, 
21).  Donc  il  ne  faut  point  dire  que  la  bienheureuse  Vierge 
soit  Mère  de  Dieu  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  que 
«  le  Christ  est  dit  Dieu  selon  la  nature  divine.  Or,  la  nature 
divine  n'a  pas  eu  son  commencement  d'être  de  la  Vierge.  Donc 
la  bienheureuse  Vierge  ne  doit  pas  être  dite  Mère  de  Dieu  ». 
—  La  troisième  objection  arguë  de  ce  que  «  ce  nom  Dieu  est 
dit  communément  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit.  Si  donc 
la  bienheureuse  Vierge  est  Mère  de  Dieu,  il  semble  s'ensuivre 
que  la  bienheureuse  Vierge  est  Mère  du  Père,  du  Fils  et  de  l'Es- 


QUESTION    XXXV.     —    DE    LA    NATIVITE    DU    CHRIST.  I77 

prit-Saint;  ce  qui  ne  peut  être  admis.  Donc  la  bienheureuse 
Vierge  ne  doit  pas  être  dite  Mère  de  Dieu  ». 

L'arg-ument  sed  contra  oppose  que  «  dans  les  chapitres  »  ou 
anathèmes,  «  de  saint  Cyrille,  approuvés  au  concile  d'Ephèse, 
on  lit  :  Si  quelqu'un  ne  conjesse  pas  que  l' Emmanuel  est  Dieu 
selon  ta  vérité  ;  et,  à  cause  de  cela,  la  Vierge  sainte.  Mère  de  Dieu; 
car  elle  a  engendré  selon  la  chair  la  chair  faite  le  Verbe  qui  est  de 
Dieu  ;  qu  'il  soit  anathème  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  part  de  ce  principe,  que 
«  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  i6,  art.  i),  tout  nom  qui 
signifie  au  concret  une  nature  donnée,  peut  être  mis  pour 
toute  hypostase  de  cette  nature.  Comme,  d'autre  part,  l'union 
de  rincarnalion  a  été  faite  dans  l'hypostase,  ainsi  qu'il  a  été 
dit  plus  haut  (q.  2,  art,  3),  il  est  manifeste  que  ce  nom  Dieu 
peut  être  mis  pour  l'hypostase  qui  a  la  nature  humaine  et  la 
nature  divine.  Par  conséquent,  tout  ce  qui  convient  à  la  na- 
ture divine  et  à  la  nature  humaine  peut  être  attribué  à  cette 
personne  :  soit  selon  que  pour  elle  est  mis  le  nom  qui  signifie 
la  nature  divine;  soif  selon  que  pour  elle  est  mis  le  nom  qui 
signifie  la  nature  humaine.  Or,  être  conçue  et  naître  est  attri- 
bué à  l'hypostase  selon  cette  nature  dans  laquelle  elle  est  con- 
çue et  elle  naît.  Puis  donc  que  dès  le  commencement  de  la 
conception,  la  nature  humaine  a  été  prise  par  la  Personne  di- 
vine, comme  il  a  été  dit  précédemment  (q.  3o,  art.  3),  il  s'ensuit 
qu'il  peut  être  dit  vraiment  que  Dieu  a  été  conçu  et  est  né  de 
la  Vierge.  Et,  précisément,  c'est  par  là  qu'une  femme  est  dite 
mère  de  quelqu'un,  qu'elle  l'a  conçu  et  engendré.  C'est  donc 
une  conséquence,  que  la  bienheuieuse  Vierge  soit  dite  vrai- 
ment Mère  de  Dieu  ».  —  Saint  Thomas  ajoute,  en  finissant, 
que  «  c'est  seulement  alors  qu'on  pourrait  nier  que  la  bienheu- 
reuse Vierge  soit  Mère  de  Dieu,  si  ou  bien  l'humanité  avait  été 
d'abord  soumise  à  la  conception  et  à  la  nativité,  avant  que  cet 
homme  fût  le  Fils  de  Dieu,  comme  Pholin  le  disait;  ou  si 
l'humanité  n'eût  pas  été  prise  en  l'unité  de  la  Personne  ou  de 
l'hypostase  du  Verbe  de  Dieu,  comme  le  dit  Nestorius.  Mais 
l'une  et  l'autre  de  ces  deux  choses  sont  erronées.  Donc  c'est  hé- 
rétique de  nier  que  la  bienheureuse  Vierge  soit  Mère  de  Dieu  ». 
XVI. — La  Rédemption.  la 


178  '  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

—  L'on  sait  que  ce  fut  par  la  négalion  de  ce  glorieux  litre  de 
Marie,  audacieusement  prêchée  par  JNestoriuset  ses  sectateurs  à 
Gonstantinople,  que  fut  découverte  l'hérésie  nestorienne.  Et 
l'on  sait  aussi  l'accueil  enthousiaste  que  fît  le  peuple  chrétien 
d'Éphèse  à  la  décision  du  concile  tenu  dans  cette  ville  quand 
Nestorius  y  fut  condamné  et  que  fut  proclamée  solennellement 
la  vérilé  du  dogme  catholique  revendiquant  pour  Marie  le  glo- 
rieux titre  de  Mère  de  Dieu. 

L'ad  prinuim  répond  que  «  cette  objection  fut  celle  de  Nesto- 
rius (cf.  Actes  du  concile  d'Éphèse,  1  p.,  ch.  xi,  ép.  de  Nesto- 
rius à  saint  Cyrille).  Mais  on  la  résout  par  cela  que  s'il  ne  se 
trouve  pas  expressément  dit  dans  la  Sainte  Ecrituk-e  que  la  bien- 
heureuse Vierge  soit  Mère  de  Dieu,  on  y  trouve  cependant, 
d'une  manière  expresse,  que  Jésus-Christ  est  vrai  Dieu,  comme 
on  le  voit  dans  la  première  épîtrede  saint  Jean,  chapitre  der- 
nier (v.  20),  et  que  la  bienheureuse  Vierge  est  Mère  de  Jésus- 
Christ,  comme  on  le  voit  par  saint  Matthieu,  ch.  i  (v.  18). 
D'oLi  il  suit  nécessairement,  des  paroles  même  de  l'Ecriture, 
que  la  bienheureuse  Vierge  est  Mère  de  Dieu.  Il  est  dit  aussi, 
aux  Romains,  ch.  ix  (v,  5),  que  des  Juijs  vient,  selon  la  chair,  le 
Christ,  qui  est  au-dessus  de  toutes  choses,  Dieu,  béni  dans  tous  les 
siècles.  Or,  Il  ne  vient  des  Juifs,  que  par  l'intermédiaire  de  la 
bienheureuse  Vierge.  Donc  Celui  qui  est,  au-dessus  de  toutes 
choses.  Dieu,  béni  dans  tous  les  siècles,  est  véritablement  né  de 
la  bienheureuse  Vierge  comme  de  sa  Mère  ». 

Vad  secundum  dit  encore  que  «  cette  objection  fut  celle  de 
Neslorius.  Mais,  saint  Cyrille,  dans  son  épître  contre  Nesto- 
rius, les  résout  en  disant  (cf.  Actes  du  concile  d'Éphèse,  i  p., 
ch.  Il,  n.  12)  :  De  même  que  l'âme  de  l'homme  naît  avec  son  pro' 
pre  corps  et  ne  fait  qu'un  avec  lui  ;  et  si  quelqu'un  voulait  dire  que 
la  mère  est  mère  de  la  chair,  mais  non  de  l'âme,  celui-là  parlerait 
assez  inutilement  ;  nous  percevons  quelque  chose  d'analogue  dans 
la  génération  du  Christ.  Le  Verbe  de  Dieu  est  né,  en  ejfet,  de  la 
substance  du  Père  ;  mais  parce  qu'il  a  pris  la  chair,  il  est  néces- 
saire de  confesser  que  selon  la  chair  II  est  né  de  lajemme.  Il  faut 
donc  dire  que  la  bienheureuse  Vierge  est  dite  Mère  de  Dieu, 
non  parce  qu'elle  serait  Mère  de  la  divinité  ;  mais  parce  que  de 


QUESTION    XXXV.    —    DE    LA    NATIVITE    DU    CHRIST.  I79 

la  Personne  qui  a  la  divinité  et  l'iiumanité,  elle  est  la  Mère 
selon  l'humanité  ».  Rien  de  plus  précis  qu'une  telle  formule; 
et  elle  coupe  court  à  tous  les  subterfuges  oii  à  toutes  les  argu- 
ties de  l'hérésie. 

Vad  terlium  fait  observer  que  «  ce  nom  Dieu,  bien  qu'il  soit 
commun  aux  trois  Personnes,  cependant  quelquefois  est  mis 
pour  la  seule  Personne  du  Père,  et  quelquefois  pour  la  seule  Per- 
sonne du  Fils  ou  du  Saint-Esprit,  comme  il  a  été  vu  plus  haut 
(q.  16,  art.  i  ;  i  p.,  q.  Sg,  art.  4).  Et,  ainsi,  quand  nous  disons  : 
la  bienheureuse  Vierge  est  Mère  de  Dieu  ;  ce  nom  Dieu  est  mis 
pour  la  seule  Personne  du  Fils  de  Dieu  incarnée  ». 

La  conclusion  de  cet  article  ne  saurait  être  mise  en  doute 
par  aucun  catholique.  Elle  ne  le  pouvait  pas  :  en  soi  ou  en 
vérité,  comme  saint  Tliomas  nous  l'a  démontré,  du  seul  fait 
des  données  de  la  foi  telles  que  nous  les  trouvons  dans  l'Écri- 
ture. Mais  de  plus,  l'Église,  au  concile  d'Éphèse,  s'est  pronon- 
cée de  la  façon  la  plus  absolue,  au  nom  de  son  autorité  infail- 
lible dans  la  garde  et  l'interprélation  des  documents  de  la  foi, 
contre  l'impiété  audacieuse  de  Nestorius.  El,  si  l'on  peut  ainsi 
dire,  il  est  doublement  de  foi,  depuis  lors,  que  Marie  est  vrai- 
ment Mère  de  Dieu.  Nous  avons  vu,  à  l'argument  sed  contra, 
reproduit  par  saint  Thomas,  le  premier  des  anathèmes  de  saint 
Cyrille  contre  Nestorius,  inséré  dans  les  Actes  du  concile 
d'Éphèse.  C'est  là  que  se  tiouve,  dans  le  texte  grec,  le  mot 
0£OTÔxou,  que  la  population  chrétienne  d'Éphèse  devait  accla- 
mer avec  tant  d'enthousiasme,  au  sortir  des  délibérations  du 
concile.  —  Mais,  si  le  Christ  a  Marie  pour  Mère,  Il  a  aussi 
Dieu  pour  Père;  et  il  ne  s'agit  évidemment  pas,  ici,  d'une  ma- 
ternité et  d'une  paternité  qui  se  correspondent  :  l'une  est  dans  le 
temps;  et  l'autre  est  dans  l'éternité.  Queva-t-il  falloir  conclure 
de  là  ?  Devrons-nous  dire  qu'il  y  a  deux  filiations  dans  le  Christ, 
l'une  par  rapport  à  son  Père,  l'autre  par  rapport  à  sa  Mère; 
ou  bien  faul-il  tenir  qu'il  n'y  en  a  qu'une.  Question  fort  déli- 
cate et  d'une  solution  qui  ne  réclamera  rien  moins  que  le  gé- 
nie de  saint  Thomas  pour  être  mise  en  pleine  lumière.  Le  saint 
Docteur  va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


l8o  SOMME    THéOLOGIQUE. 

Article  V. 
Si,  dans  le  Christ,  se  trouvent  deux  filiations  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  dans  le  Christ  se 
trouvent  deux  filiations  ».  —  La  première  dit  que  la  «  nativité  » 
ou  la  naissance  «  est  cause  de  la  filiation.  Or,  dans  le  Christ, 
se  trouvent  deux  »  naissances  ou  deux  «  nalivilés.  Donc,  aussi, 
dans  le  Christ,  se  trouvent  deux  filiations  ».  —  La  seconde 
objection  déclare  que  a  la  filiation  qui  fait  que  quelqu'un  est 
dit  fils  de  quelque  autre  comme  de  son  père  ou  de  sa  mère,  dé- 
pend en  quelque  manière  de  ce  quelque  autre;  car  l'être  de  la 
relation  consiste  dans  une  certaine  manière  d'être  eu  égard  à  au- 
trui {Catégories,  ch.  v,  n.  1,2);  d'où  il  suit  que  si  on  enlève  l'un 
des  deux  extrêmes,  l'autre  est  enlevé  aussi  {Ibid.,  n.  16).  Or,  la 
filiation  éternelle  qui  fait  que  le  Christ  est  le  Fils  de  Dieu  le 
Père,  ne  dépend  pas  de  la  Mère  ;  car  rien  d'éternel  ne  dépend 
de  ce  qui  est  temporel.  Donc  le  Christ  n'est  point  fils  de  sa 
Mère  par  sa  filiation  éternelle.  Ou  bien  donc  il  n'est,  en  aucune 
manière,  son  fils;  ce  qui  va  contre  ce  qui  a  été  dit  précédem- 
ment (art.  3,  4)  ;  ou  il  faut  qu'il  soit  son  fils  par  quelque  autre 
filiation  temporelle.  Et,  par  suite,  dans  le  Christ,  se  trouvent 
deux  filiations  ».  Nous  verrons  dans  le  corps  de  l'article,  la 
raison  théologique  qui  résoudra  cette  objection  très  délicate. 
—  La  troisième  objection  fait  observer  que  «  l'un  des  termes 
de  la  relation  se  met  dans  la  définition  de  l'autre  {Catégories, 
liv.  V,  n.  2^  et  suiv.)  ;  par  oij  l'on  voit  que  l'un  des  termes  de 
la  relation  se  spécifie  par  l'autre.  Or,  une  seule  et  même  chose 
ne  peut  pas  être  en  diverses  espèces.  Par  conséquent,  il  païaît 
impot^sible  qu'une  seule  et  même  relation  se  termine  à  deux 
extrêmes  entièrement  divers.  D'autre  part,  le  Christ  est  dit  Fils 
du  Père  éternel  et  d'une  Mère  temporelle,  qui  sont  des  termes 
entièrement  divers.  Donc  il  semble  que  ce  n'est  point  par  la 
même  relation,  que  le  Christ  peut  être  dit  Fils  de  son  Père  et 
de  sa  Mère.  Il  y  a  donc,  dans  le  Christ,  deux  filiations  ».  Ici 


QUESTION    XXXV.    —    DE    LA    NATIVITÉ    DU    CHRIST.  l8l 

encore,  avec  cette  objecfion,  nous  touchons  au  plus  vif  de  ce 
qu'il  y  a  de  délicat  dans  la  question  actuelle. 

L'argument  sed  contra  fait  observer,  en  sens  inverse,  que 
ft  comme  le  dit  saint  Jean  Damascène,  au  livre  111  (ch.  xiii,  xiv), 
les  choses  qui  ont  trait  à  la  nature  se  multiplient  dans  le  Christ  ; 
mais  non  les  choses  qui  ont  trait  à  la  Personne.  Or,  la  filiation, 
au  plus  haut  point,  a  trait  à  la  Personne  »  dans  le  Christ  :  «  elle 
est,  en  effet,  une  propriété  personnelle,  comme  on  le  voit  par 
ce  qui  a  été  dit  dans  la  Première  partie  (q.  32,  art.  3;  q.  [\o, 
art.  2).  Donc,  dans  le  Christ  »,  la  filiation  ne  se  multiplie  pas, 
mais  «  il  n'y  a  »,  au  sens  le  plus  absolu,  «  qu'une  seule  filia- 
tion ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  qu'  «  au  su- 
jet de  la  question  actuelle,  il  y  a  diverses  opinions.  —  Quel- 
ques-uns, en  effet,  prenant  garde  à  la  cause  de  la  filiation, 
qui  est  la  nativité,  mettent  dans  le  Christ  deux  filiations, 
comme  ils  mettent  en  Lui  deux  naissances.  —  D'autres,  au 
contraire,  prenant  garde  au  sujet  de  la  filiation,  qui  est  la  per- 
sonne ou  l'hypostase,  mettent  dans  le  Christ  une  seule  filia- 
tion, comme  ils  mettent  en  Lui  une  seule  hypostase  ou  Per- 
sonne. C'est  qu'en  effet  »,  poursuit  le  saint  Docteur,  voulant 
expliquer  la  raison  de  l'une  et  l'autre  opinion,  «  l'unité  de 
la  relation,  ou  sa  pluralité,  ne  se  considère  pas  selon  les  ter- 
mes »  de  la  relation,  «  mais  selon  la  cause  ou  le  sujet.  Si,  en 
effet,  on  la  considérait  selon  les  termes,  il  faudrait  que  chaque 
homme  eût  en  lui  deux  filiations  :  l'une,  par  laquelle  il  se  ré- 
férerait à  son  père;  l'autre,  par  laquelle  il  se  référerait  à  sa 
mère.  Mais  si  l'on  y  prend  soigneusement  garde,  on  voit  que 
c'est  par  la  même  relation  qu'il  se  réfère  au  père  et  à  la  mère, 
en  raison  de  l'unité  de  la  cause.  C'est,  en  effet,  par  la  même 
naissance  que  l'homme  naît  du  père  et  de  la  mère  :  d'oiî  il 
suit  qu'il  se  réfère  à  l'un  et  à  l'autre  par  la  même  relation.  La 
raison  est  la  même  pour  le  maître  qui  enseigne  de  nombreux 
disciples  par  le  même  enseignement;  et  pour  le  supérieur  qui 
gouverne  divers  sujets  par  le  même  pouvoir.  Que  si  l'on  a  di- 
verses causes  qui  diffèrent  spécifiquement,  il  semble,  par  voie 
de  conséquence,  que   les   relations  sont  aussi  spécifiquement 


102  SOMME    THEO  LOGIQUE. 

dififérentes.  D'où  il  suit  que  rien  n'empêche  que  plusieurs  re- 
lations de  cette  nature  n'appartiennent  au  même  sujet.  C'est 
ainsi  que  si  quelqu'un  est  maître  de  quelques-uns  en  gram- 
maire et  d'autres  en  logique,  la  raison  de  magistère  dans  l'un 
et  l'autre  cas  ne  sera  pas  la  même.  Et  c'est  pourquoi  un  seul  et 
même  homme  peut  être  maître  de  divers  hommes  ou  des  mê- 
mes selon  des  enseignements  divers.  Mais  il  arrive  parfois 
qu'un  sujet  a  rapport  à  plusieurs  selon  des  causes  diverses,  qui 
cependant  sont  de  même  espèce  :  tel  celui  qui  est  père  de  di- 
vers enfants  selon  divers  actes  de  génération  »  :  les  actes  sont 
n^iultiples  et  divers;  mais  ils  sont  tous  de  même  espèce.  «  D'où 
il  suit  que  la  paternité  ne  peut  pas  différer  spécifiquement,  les 
actes  de  ces  diverses  générations  étant  de  même  espèce.  Et  parce 
que  plusieurs  formes  de  même  espèce  ne  peuvent  pas  être  en- 
semble en  un  même  sujet,  il  n'est  pas  possible  qu'il  y  ait  plu- 
sieurs paternités  en  celui  qui  est  père  de  plusieurs  enfants  par 
la  génération  naturelle.  Il  en  serait  autrement,  s'il  était  père  de 
l'un  par  la  génération  naturelle  et  de  l'autre  par  l'adoption  »  : 
dans  ce  cas,  en  effet,  il  y  aurait  deux  paternités  dans  le  même 
sujet.  ((  Or,  il  est  manifeste  que  ce  n'est  point  par  une  seule  et 
même  nativité,  que  le  Christ  est  né  du  Père  dans  l'éternité  et 
de  la  Mère  dans  le  temps.  Ni  la  nativité  n'est  de  même  espèce. 
Il  s'ensuit  que,  de  ce  chef,  il  faudrait  dire  qu'il  y  a  dans  le 
Christ  diverses  filiations,  l'une  temporelle  et  l'autre  éternelle. 
Mais  parce  que  le  sujet  de  la  filiation  n'est  point  la  nature  ou 
une  partie  de  la  nature;  mais  seulement  la  personne  ou  l'hy- 
postase,  et  que  dans  le  Christ  il  n'est  point  d'hypostase  ou  de 
Personne  que  la  Personne  ou  l'hypostase  éternelle,  il  ne  peut 
y  avoir  dans  le  Christ  aucune  filiation  si  ce  n'est  celle  qui  est 
dans  l'hypostase  éternelle.  D'autre  part,  toute  relation  qui  se 
dit  de  Dion  dans  le  temps  ne  met  pas  en  Dieu  Lui-même  éter- 
nel quelque  chose  selon  la  réalité  »  ;  car  Dieu  ne  peut  rien  ac- 
quérir dans  le  temps;  «  mais  uniquement  selon  la  raison, 
comme  il  a  été  vu  dans  la  Première  Partie  (q.  i3,  art.  7).  Il  suit 
de  là  que  la  filiation  par  laquelle  le  Christ  se  réfère  à  sa  Mère 
ne  peut  pas  être  une  relation  réelle,  mais  seulement  selon  la 
raison.  Et  l'on  voit  donc  que,  sous  un  certain  rapport,  l'une 


QUESTION    XXXV.     —    DE    LA    NATIVITÉ    DU    CHRIST.  F 83 

OU  l'autre  des  deux  opinions  précitées  dit  vrai.  Car,  si  nous 
prenons  garde  aux  raisons  parfaites  de  filiation,  il  faut  dire 
qu'il  y  a  deux  filiations  selon  la  dualité  des  naissances.  Mais  si 
nous  prenons  garde  au  sujet  de  la  filiation,  qui  ne  peut  être 
que  le  suppôt  éternel,  il  ne  peut  y  avoir  réellement,  dans  le 
Christ,  que  la  filiation  éternelle.  Toutefois,  Il  est  dit  fils,  rela- 
tivement à  f-a  Mère,  par  la  relation  qui  est  conçue  par  l'esprit 
comme  correspondant  »,  bien  que  dans  l'ordre  seulement  de  la 
raison,  «  à  la  relation  de  la  maternité  »  réelle  en  la  Mère  «  par 
rapport  au  Christ.  C'est  ainsi  que  Dieu  est  dit  Seigneur  »  en 
toute  vérité,  «  par  la  relation  »  de  raison  «  qui  est  conçue  par 
l'esprit  comme  correspondant  à  la  relation  réelle  qui  fait  que 
la  créature  est  soumise  à  Dieu.  Et  bien  que  la  relation  de  do- 
maine ne  soit  pas  réelle  en  Dieu,  cependant  II  est  réellement 
Seigneur  et  Maître  en  raison  de  la  réelle  sujétion  de  la  créature 
par  rapport  à  Lui.  Pareillement,  le  Christ  est  dit  réellement 
fils  de  la  Vierge  sa  Mère  en  raison  de  la  relation  réelle  delà  ma- 
ternité par  rapport  au  Christ  ».  —  Nous  avons  donc,  ici,  un 
nouvel  exemple  de  la  portée  de  cette  grande  doctrine  de  la  re- 
lation réelle  dans  la  créature,  qui  est  purement  de  raison  en 
Dieu,  laquelle  doctrine  se  retrouve  au  fond  de  tous  les  mystères 
essentiels  de  notre  foi,  tels  que  la  création,  l'Incarnation,  et, 
nous  le  verrons  plus  tard,  aussi  l'Eucharistie. 

Uad  prlrnum  accorde  que  «  la  nativité  »  ou  la  naissance 
«  temporelle  causerait  dans  le  Christ  une  filiation  temporelle 
réelle,  s'il  y  avait  là  un  sujet  capable  de  celte  filiation.  Chose 
qui  ne  peut  pas  être;  car  le  suppôt  éternel  ne  peut  pas  rece- 
voir en  Lui  une  relation  temporelle,  ainsi  qu'il  a  été  dit  (au 
corps  de  l'article).  Ni  on  ne  peut  dire,  non  plus,  qu'il  puisse 
recevoir  la  filiation  temporelle,  en  raison  de  la  nature  humaine, 
comme  il  reçoit,  en  raison  de  cette  nature,  la  nativité  tempo- 
relle; parce  qu'il  faudrait  que  la  nature  humaine  fût,  d'une 
certaine  manière,  sujet  de  la  filiation,  comme  elle  est,  d'une 
certaine  manière,  sujet  de  la  nativité  ou  de  la  naissance  :  et 
c'est  ainsi  que  lorsqu'on  dit  de  l'Éthiopien  qu'il  est  blanc  en 
raison  de  ses  dents,  il  faut  que  les  dents  de  l'Éthiopien  soient 
le  sujet  de  la  blancheur.  Or,  la  nature  humaine  ne  peut  être  en 


l84  SOiMME    ÏHÉOLOGIQUÉ. 

aucune  manière  le  sujet  de  la  filiation  ;  parce  que  cette  filia- 
tion regarde  directement  la  personne  >>. 

Uad  secundum  dit  que  «  la  filiation  éternelle  ne  dépend  point 
de  la  Mère  temporelle.  Mais  à  cette  filiation  éternelle  est  conçu 
par  l'intelligence  comme  correspondant  un  cerlain  aspect  (en 
latin  respectas)  dépendant  de  la  Mère  »  en  qui  il  se  trouve 
réellement  ou  par  mode  de  relation  réelle,  «  selon  lequel  le 
Christ  est  dit  fils  de  »  Celle  qui  est  réellement  «  sa  Mère  ». 

Uad  terlium  répond  que  d  l'un  et  lêlre  se  suivent  et  sont  in- 
séparables, comme  il  est  dit  au  livre  IV  des  Métaphysiques  (de 
S.  Th.,  leç.  2  ;  Did.,  liv.  III,  ch.  ii,  n.  5).  Et  c'est  pourquoi,  de 
même  qu'il  arrive  que  dans  l'un  des  extrêmes  la  lelation  est 
un  cerlain  être,  tandis  que  dans  l'autre  elle  n'est  qu'un  agent 
de  la  raison,  comme  Aristote  le  dit  de  la  chose  qui  peut  être 
sue  et  de  la  science,  liv.  V  des  Métaphysiques  (de  S.  Th.,  leç.  17  ; 
Did.,  liv.  IV,  ch.  xv,  n.  8),  pareillement  aussi  il  arrive  que  du 
côté  de  l'un  des  extrêmes  la  relation  est  une  et  que  du  côté  de 
l'autre  extrême  les  relations  sont  multiples.  C'est  ainsi  que, 
parmi  les  hommes,  du  côté  des  parents  se  trouve  une  double 
relation,  l'une  de  paternité,  l'autre  de  maternité,  qui  sont  dif- 
férentes d'espèce,  pour  ce  motif  que  c'est  par  une  autre  raison 
que  le  père  et  la  mère  sont  principe  de  la  génération,  car  si 
plusieurs  étaient  par  une  même  raison  principe  d'une  même 
action,  comme  (juand  plusieurs  ensemble  tirent  un  navire,  en 
tous  il  n'y  aurait  qu'une  seule  et  même  relation  ;  tandis  que  du 
côté  de  l'enfant  il  n'y  a  qu'une  seule  filiation  selon  la  réalité, 
mais  double  selon  la  raison  en  tant  qu'elle  correspond  à  l'une 
et  l'autre  relation  des  parents,  selon  deux  aspects  de  l'intelli- 
gence. Et,  ainsi,  également,  d'une  certaine  manière,  dans  le 
Christ  ne  se  trouve  qu'une  seule  filiation  réelle  qui  regarde  le 
Père  éternel  ;  et  là,  cependant,  se  trouve  un  autre  aspect  tem- 
porel, qui  regarde  la  Mère  temporelle  ». 

La  filiation  est  une  relation.  Dans  toute  relation,  il  y  a  trois 
choses  :  les  extrêmes,  le  sujet,  le  fondement  ou  la  cause.  C'est 
le  fondement  ou  la  cause,  quand  il  s'y  trouve  une  distinction 
spécifique,  qui  entraîne  la  multiplicité  de  la  relation.  Dans  le 


QUESTION    XXXV.     —    DE    LA    NATIVITE    DU    CHRIST.  l85 

Christ,  nous  avons,  pour  sa  filiation,  deux  fondements  ou  deux 
causes  qui  diffèrent  spécifiquement.  Il  semblerait  donc  qu'il 
devrait  y  avoir,  en  Lui,  deux  filiations  réelles,  distinctes.  Et  il 
en  serait  ainsi,  en  effet,  si  le  sujet  de  la  filiation,  dans  le  Christ, 
qui  ne  peut  être  que  la  Personne  ou  l'hyposlase  éternelle  du  Fils 
de  Dieu  ne  s'opposait  à  toute  nouveauté  de  relation  réelle  dans 
le  temps.  Nous  devons  dire,  par  conséquent,  qu'il  n'y  a,  dans 
le  Christ,  qu'une  seule  filiation,  à  titre  de  relation  réelle,  qui 
est  la  filiation  éternelle.  Quant  à  sa  filiation  dans  le  temps, 
laquelle  se  dit  de  Lui  très  réellement  et  très  véritablement,  en 
raison  de  la  relation  très  réelle  de  la  maternité  correspondante 
qui  est  en  sa  Mère,  elle  ne  constitue,  en  Lui,  qu'une  relation  de 
raison.  Et  cela  veut  dire  qu'il  n'y  a  pas  deux  Fils  dans  le  Christ, 
l'un,  Fils  de  Marie,  et  l'autre,  Fils  de  Dieu  ;  il  n'y  en  a  qu'un, 
qui  est  le  Fils  éternel  de  Dieu,  mais  ce  Fils  éternel  de  Dieu  est 
dit  très  véritablement  Fils  de  Marie  dans  le  temps,  à  cause  que 
dans  le  temps  Marie  est  devenue  sa  Mère,  d'oii  il  suit  que  Lui 
est  devenu  son  Fils,  bien  qu'aucune  réalité  nouvelle,  dans  l'or- 
dre strict  de  filialion  ou  à  prendre  la  filiation  en  elle-même  et 
en  tant  qu'elle  affecte  son  sujet,  non  dans  la  cause  d'où  elle 
résulte,  ne  se  soit  ajoutée  en  Lui  à  cette  unique  réalité  person- 
nelle qui  le  constitue  Fils  éternel  de  Dieu.  —  Nous  avons  vu  les 
questions  essentielles  qui  regardent  la  Nativité  du  Christ.  11  ne 
nous  reste  plus  qu'à  considérer  les  questions  accidentelles.  Elles 
sont  au  nombre  de  trois  :  premièrement,  le  mode;  seconde- 
ment, le  lieu  ;  troisièmement,  le  temps  de  la  nativité  du  Christ. 
—  La  première  va  faire  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  YL 
Si  le  Christ  est  né  sans  douleur  de  la  part  de  sa  Mère? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'est  point 
né  sans  douleur  de  la  part  de  sa  Mère  ».  —  La  première  dit 
que«  comme  la  mort  des  hommes  est  une  suite  du  péché  des 
premiers  parents,  selon  cette  parole  de  la  Genèse,  ch.  ii  (v.  17)  : 


l86  SOMME    THliOLOGIQGE. 

Da  Jour  oà  vous  mangerez  de  ce  Jruit,  vous  mourrez  de  mort  ; 
pareillement  aussi  la  douleur  de  l'enfantement,  selon  cette 
autre  parole  de  la  Genèse,  ch.  m  (v.  i8)  :  Dans  la  douleur  lu 
enjanteras  des  fils.  Or,  le  Christ  a  voulu  subir  la  mort.  Donc  il 
semble  que,  pour  la  même  raison,  son  enfantement  a  dû  être 
avec  douleur  ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  la  fin  est 
proportionnée  au  principe.  Or,  la  fin  de  la  vie  du  Christ  fut 
avec  douleur;  selon  cette  parole  d'Isaïe,  ch.  lui  (v.  4)  :  Vraiment 
Il  a  porté  nos  douleurs.  Donc  il  semble  que  pareillement  dans 
sa  nativité  il  y  aura  eu  la  douleur  de  l'enfantement  ».  —  La 
troisième  objection  en  appelle  à  ce  que«  dans  le  \\\vq  de  la  Nais- 
sance du  Sauveur  (ou  Protévangile  de  Jacques,  ch.  xix,  xx),  il  est 
raconté  qu'à  la  naissance  du  Christ  les  sages-femmes  accouru- 
rent ;  lesquelles  semblent  nécessaires  auprès  de  la  mère  qui 
enfante,  à  cause  de  la  douleur.  Donc  il  semble  que  la  bienheu- 
reuse Vierge  a  enfanté  avec  doulear  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  mot  de  «  saint  Augustin  »,  qui, 
«  dans  le  sermon  de  la  Nativité,  s'adressant  à  la  Vierge  Mère  : 
Ni,  dans  la  conception,  dit-il,  vous  n'avez  été  trouvée  sans  pudeur, 
ni,  dans  Cenjanlement,  vous  avez  été  trouvée' avec  douleur  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  observer  que  «  la 
douleur  de  celle  qui  enfante  est  causée  par  l'ouverture  des  pas- 
sages par  lesquels  l'enfant  sort.  Mais  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  28, 
art.  2,  ad  arg.),  que  le  Christ  est  sorti  du  sein  fermé  de  sa  Mère; 
d'où  il  suit  qu'il  n'y  a  eu,  là,  aucune  ouverture  des  passages.  Et, 
à  cause  de  cela,  dans  cet  enfantement,  ne  s'est  trouvée  aucune 
douleur,  comme  il  n'y  a  eu,  non  plus,  aucune  corruption  ;  mais 
il  s'y  trouva  la  joie  par  excellence,  de  ce  qu'un  «  homme-Dieu 
était  né  dans  le  monde  (cf.  S.  Jean,  ch.  xvi,  v.  21),  selon  cette 
parole  d'Isaïe  »,  ch.  xxxv  (v.  1,2)  appliquée  avec  tant  de  bon- 
heur à  l'enfantement  de  la  Vierge:  «  En  germant,  elle  germera 
comme  le  lys,  et  elle  exultera  pleine  de  joie  et  de  louange  ». 

Uad  primum  répond  que  a  la  douleur  de  l'enfantement  est 
une  suite,  pour  la  femme,  de  son  union  charnelle  avec  l'homme. 
Aussi  bien,  dans  la  Genèse,  ch.  ni  (v.  iG),  après  qu'il  avait  été 
dit  :  Tu  enfanteras  dans  la  douleur,  il  était  ajouté  :  Tu  seras  sous 
la  puissance  de  l'homme.  Or,    comme   le  dit  saint  Augustin, 


QUESTION    XXXV.     —    DE    LA    NATIVITE    DU    CHRIST.  IO7 

dans  le  sermon  de  l Assomption  de  la  bienheureuse  Vierge,  la 
Vierge  Mère  de  Dieu  est  exemplée  de  celte  sentence  ;  car,  ayant 
reçu  le  Christ  sans  aucune  approche  du  péché  et  sans  le  détriment 
d'aucun  mélange  d'élément  viril,  elle  a  engendré  sans  douleur,  et 
sans  violation  de  son  intégrité,  elle  est  demeurée  dans  sa  parjaite 
pureté  virginale.  Que  si  le  Christ  a  pris  la  mort,  c'est  spontané- 
ment, de  sa  propre  volonté,  afin  de  satisfaire  pour  nous,  non 
comme  tombant  sous  la  nécessité  de  la  sentence  ;  car  Lui  n'était 
point  débiteur  de  la  mort  »  :  Il  n'était  aucunement  tenu  par  la 
sentence  qui  nous  atteint  nous  uniquement  en  raison  du  péché. 

Uad  secunduni  dit  que  «  comme  le  Christ  en  mourant  a  détruit 
notre  mort  (cf.  préface  de  la  messe  du  temps  pascal;  et  II  ép. 
à  Timothée,  ch.  i,  v.  lo)  ;  de  même,  par  sa  douleur.  Il  nous  a 
délivrés  des  douleurs  »  pour  le  jour  oiî  nous  recevrons  le  plein 
effet  de  son  action  rédemptrice;  «  et  voilà  pourquoi  II  a  voulu 
mourir  avec  douleur.  Mais  la  douleur  de  la  Mère  dans  son  enfan- 
tement n'eût  pas  regardé  le  Christ  qui  venait  satisfaire  pour 
nos  péchés.  Il  n'y  avait  donc  aucune  nécessité  que  sa  Mère  l'en- 
fante avec  douleur  ». 

L'ad  terfium  oppose  qu'  a  en  saint  Luc,  ch.  ii  (v.  7),  il  est 
dit  que  la  bienheureuse  Vierge  elle-même  enveloppa  de  langes 
l'Enfant  qu'elle  avait  enfanté  et  le  posa  dans  la  crèche.  Par  où  la 
narration  de  ce  livre,  qui  est  apocryphe,  est  montrée  fausse. 
Aussi  bien  saint  Jérôme  dit  Contre  Helvidius  (n.  8)  :  //  n'y  eut 
là  aucune  sage-femme,  il  n'intervint  là  aucun  empressement  de 
Jemmes  d'aucune  sorte.  Marie  Jut  la  Mère  et  fut  la  sage-Jemme. 
C'est  elle,  dit  l'Évangile,  qui  enveloppa  CEnJant  de  langes  et  le  cou- 
cha dans  la  crèche.  Ce  texte  convainc  les  extravagances  des  apo- 
cryphes ». 

Le  Christ  est  né  sans  causer  aucune  douleur  à  sa  Mère;  et 
cela  convenait  à  la  pureté,  à  la  virginité  de  cet  enfantement. 
—  Mais  pourquoi  le  Christ  est-Il  né  à  Bethléem  :  élait-il  à  pro- 
pos qu'il  naisse  dans  ce  modeste  bourg.  C'est  ce  qu'il  nous  faut 
maintenant  considérer  ;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit  : 


l8îi  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Article  Vil. 
Si  le  Christ  devait  naître  à  Bethléem? 

Trc^is  objections  veulent  prouver  que  le  «  Christ  ne  devait  pas 
naître  à  Bethléem  ».  —  La  première  arguë  de  ce  qu'  «  il  est  dit, 
dans  Isaïe,  eh,  ii  (v.  3)  :  De  Slon  sortira  la  loi;  el  la  parole  de 
Dieu,  de  Jérusalem.  Or,  le  Christ  est  vraiment  le  Verbe,  la  Parole 
de  Dieu.  Donc  c'est  de  Jérusalem  qu'il  devait  sortir  et  se  montrer 
au  monde  ».  —  La  seconde  objection  en  appelle  à  ce  qu'  «  il 
est  dit,  en  saint  Mathieu,  ch.  ii  (v.  28),  qu'il  était  écrit  du 
Christ  qu'on  l'appellerait  I\'azaréen;  ce  qui  est  tiré  du  passage 
d'isaïe,  où  il  est  dit,  ch.  xi  (v,  1)  :  Unejleur  montera  de  sa  tige  : 
Nazareth,  en  effet,  veut  dire  Jleur.  Or,  c'est  surtout  du  lieu  de 
sa  nativité  »  ou  de  sa  naissance,  «  qu'un  sujet  lire  son  nom. 
Il  semble  donc  que  le  Christ  devait  naître  à  Nazareth,  où,  du 
reste,  Il  avait  été  conçu  et  où  II  devait  être  nourri  ».  —  La  troi- 
sième objection  fait  observer  que  «  le  Seigneur  est  né,  dans  ce 
but,  et  venu  au  monde,  pour  annoncer  la  foi  de  la  Vérité; 
selon  cette  parole  »  dite  par  Lui  à  Pilale,  comme  nous  le  voyons 
«  en  saint  Jean,  ch.  xvni  (v.  37)  :  Cest  pour  cela  que  Je  suis  né, 
et  i)0ur  cela  que  Je  suis  venu  dans  le  monde,  afm  que  Je  rende  témoi- 
gnage à  la  Vérité,  Or,  ceci  eût  pu  être  fait  plus  facilement  s'il 
lût  né  dans  la  ville  de  Rome,  qui,  alors,  commandait  à  tout 
l'univers;  aussi  bien,  saint  Paul,  écrivant  aux  Romains,  leur 
dit  (ch.  I,  V,  8)  :  Votre  Joi  est  annoncée  à  tout  l'univers.  Donc  il 
semble  qu'il  n'aurait  pas  dû  naître  à  Bethléem  »,  petit  village 
ignoré  et  perdu  dans  cette  province  éloignée  qu'était  la  Pales- 
tine. 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  du  prophète  Michée. 
où  «  il  est  dit,  ch.  v  (v.  2)  :  Et  toi,  Bethléem,  petite  ville  de  Jada  ; 
c'est  de  toi  que  sortira  Celui  qui  régnera  en  Israël  ».  —  Ce  texte 
de  Michée  était  tellement  clair  et  fixé  par  la  tradition  de  l'an- 
cien [)euple,  qu'au  jour  où  les  Mages  d'Orient  se  présentèrent 
devant  Hérode  pour  savoir  où  était  le  nouveau-né  roi  d'israëj, 


QUESTION    XXXV.     —    DE    LA    NATIVITE    DU    CHRIST.  189 

Hérode  ayant  convoqué  les  Anciens  d'Israël  et  leur  ayant  posé 
la  question  de  savoir  où  naîtrait  le  Messie,  il  lui  fut  répondu 
sans  hésitation  aucune  et  tout  d'une  voix  :  «  A  Bethléem  de 
Juda  ;  car  il  est  ainsi  écrit  par  le  prophète  :  El  loi,  Belhléem, 
terre  de  Juda,  ta  n'es  nullement  la  plus  pelile  parmi  les  capitales 
de  Juda  :  car  de  toi  sortira  le  Chef  qui  conduira  mon  peuple  Israël  » . 
Nous  avons  là  un  exemple  frappant  de  la  clarté  des  prophéties 
messianiques,  quelque  mêlées  d'ailleurs  qu'elles  puissent  être 
à  un  contexte  qui  leur  paraît  si  souvent  étranger.  L'Esprit  de 
Dieu  qui  avait  dicté  ces  prophéties  veillait  à  ce  que  leur  sens 
essentiel  demeurât  toujours  apparent  pour  l'instruction  du  peu- 
ple élu. 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  le  Christ 
voulut  naîlre  à  Belhléem  pour  une  douhle  raison.  —  D'abord, 
parce  qu  II  a  été  J ait  de  la  race  de  David  selon  la  chair,  comme 
il  est  dit  aux  Romains,  ch.  i  (v.  3)  ;  c'était  aussi  à  David  qu'avait 
été  faite,  d'une  manière  spéciale,  la  promesse  au  sujet  du 
Christ,  selon  cette  parole  du  second  livre  des  Rois,  ch.  xxiii 
(v.  i)  :  L'homme  à  qui  a  été  révélé  ce  qui  regarde  le  Christ  du 
Dieu  de  Jacob  a  dit,  etc.  Et  voilà  pourquoi  le  Christ  a  voulu 
naître  à  Belhléem,  où  était  né  David,  afin  que  par  le  lieu  même 
de  la  nativité  fût  montrée  accomplie  la  promesse  qui  lui  avait 
été  faite.  Et  c'est  ce  que  désigne  l'Évangélisle  »  saint  Luc, 
«  quand  il  dit  (ch.  ii,  v.  4)  »,  en  signalant  la  venue  de  Joseph 
avec  Marie  à  Bethléem,  au  moment  de  la  naissance  du  Christ, 
«  parce  quil  était  de  la  maison  et  de  la  Jamille  de  David.  —  Secon- 
dement, parce  que,  comme  le  dit  saint  Grégoire,  dans  une  ho- 
mélie (Hom.  YIII  sur  l'Évangile)  :  Bethléem  signifie  la  maison  du 
Pain.  Or,  le  Christ  est  Celui  qui  a  dit  :  Je  suis  le  pain  vivant,  qui 
suis  descendu  du  ciel  ».  —  La  première  de  ces  deux  raisons  est 
historique  ;  la  seconde  est  mystique.  Toutes  les  deux  sont  très 
fondées  et  très  belles. 

Vad primum  répond  que  «  comme  David  naquit  à  Bethléem, 
de  même  aussi  il  choisit  Jérusalem  pour  établir  en  elle  le  siège 
de  sa  royauté  et  y  édifier  le  temple  de  Dieu,  de  telle  sorte  que 
Jérusalem  fût  tout  ensemble  la  cité  royale  et  sacerdotale.  Or, 
le  sacerdoce  du  Christ  et  sa  royauté  ont  été  surtout  consommés 


190  SOMME    THKOLOGIQUE. 

dans  sa  Passion.  Et  voilà  pourquoi,  c'est  à  propos  qu'il  a  choisi 
Betiiléem  pour  sa  naissance,  et  Jérusalem  pour  sa  Passion.  — 
Par  là  aussi  »,  ajoute  saint  Thomas,  «  le  Christ  confondit  la 
vaine  gloire  des  hommes,  qui  se  glorifient  de  ce  qu'ils  tirent 
leur  origine  de  cités  plus  nobles,  dans  lesquelles  aussi  ils  veu- 
lent être  particulièrement  honorés.  Le  Clirist,  au  contraire, 
voulut  naître  dans  une  cité  sans  gloire  et  soulTrir  l'opprobre 
dans  la  cité  plus  noble  ». 

h'ad  secundam  accepte  l'interprétation  du  mot  Nazareth,  qui, 
en  effet,  signifie  lleur.  Mais  «  le  Christ  voulut  être  une  fleur 
selon  la  vie  vertueuse,  non  selon  l'origine  de  la  chair  »  ou  la 
gloire  mondaine.  «  Et  c'est  pourquoi  II  voulut  être  élevé  et 
nourri  dans  la  ville  de  Nazareth.  Mais  II  voulut  naître  à  Beth- 
léem comme  un  étranger;  parce  que,  comme  le  dit  saint  Gré- 
goire (endroit  précité),  par  nuimanilé  qu'il  avait  prise,  ^11  nais- 
sait comme  chez  autrui  :  non  quant  à  la  puissance  ;  mais  quant  à 
la  nature.  Et,  comme  le  dit  aussi  le  vénérable  Bède  {sur  S.  Luc, 
ch.  II,  V.  7),  pai'  cela  quil  manque  de  place  dans  une  hôtellerie.  Il , 
nous  prépare  des  demeures  nombreuses  dans  la  maison  de  son 
Père  ». 

Uad  tertium  déclare  que  «  comme  il  est  dit  dans  un  sermon 
du  concile  d'Ephèse  (sermon  de  Théodoret  d'Ancyre;  Actes  du 
Concile,  111'  p.,  ch.  ix),  si  le  Christ  eût  choisi  la  grande  cité  de 
Rome,  on  eût  cru  que  la  transformation  de  l'univers  était  due  à  la 
puissance  de  ses  citoyens.  S'il  eût  été  fils  de  l'empereur,  c'est  à  la 
puissance  »  humaine  «  qu'on  eût  assigné  le  succès.  Mais  pour  que 
la  Divinité  parût  avoir  transformé  le  monde,  Il  choisit  une  Mère 
toute  pauvre  ;  et  une  patrie  plus  pauvre  encore.  —  Toutefois,  Dieu 
choisit  ce  qui  est  Jaible  pour  confondre  ce  qui  est  fort  ;  comme  il 
est  dit  dans  la  première  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  i  (v.  27). 
Et  voilà  pourquoi,  afin  de  montrer  davantage  sa  puissance, 
c'est  dans  la  ville  même  de  Bome,  qui  était  la  tête  de  l'univers, 
qu'il  plaça  la  lête  de  son  Église,  en  signe  de  parfaite  victoire, 
afin  que  de  là  la  foi  dérivât  au  monde  entier;  selon  celte  pa- 
role d'isaïe,  ch.  xxvi  (v.  5,  6)  :  //  humiliera  la  cité  superbe,  et 
elle  sera  foulée  par  le  pied  du  Pauvre,  c'est-à-dire  du  Christ,  par 
les  pas  de  ceux  qui  n'ont  rien,  c'est-à-dire  des  Apôtres  Pierre  et 


QUESTION    XXXV.     —    DE    LA    NATIVITÉ    DU    CHttlST.  igi 

Paul  ».  —  On  aura  remarqué,  dans  cette  belle  réponse,  la 
grande  raison  lliéologique  assignée  par  saint  Thomas  pour  jus- 
tifier le  choix  de  Rome,  capitale  de  l'empire  romain,  comme 
siège  du  chef  de  l'Église  catholique  :  et  nous  voyons  aussi,  par 
là,  qu'aux  yeux  de  saint  Thomas,  le  choix  de  Rome,  comme 
siège  du  Vicaire  de  Jésus-Christ  sur  la  teire,  est  un  choix  ex- 
pressément divin.  C'est  le  Christ  Lui-même  qui  a  voulu  que  la 
capitale  de  l'empire  romain  fut  aussi  le  premier  siège  de  son 
Église  :  ut  siiam  potestalem  magis  oslenderel,  in  ipsa  Ronia,  qua 
caput  Orbis  erat,  staluit  capul  Eccleslae  suae,  in  signum  perfeclae 
victoriae,  at  exinde  fîdes  derivaretur  ad  universum  inundum.  Il  est 
vrai  que  depuis  la  chute  de  l'empire  romain,  le  côté  matériel 
ou  politique  de  cette  raison  ne  vaut  plus;  mais  son  côté  for- 
mel, si  l'on  peut  ainsi  dire,  subsiste  et  subsistera  toujours  :  car 
on  peut  avoir  pour  certain  qu'il  n'y  aura  jamais,  dans  l'histoire, 
une  autre  ville  qui  tienne,  dans  l'univers,  comme  emprise  ter- 
restre, la  place  que  tint  autrefois  la  ville  de  Rome,  et  qui  reste 
son  éternelle  gloire.  Aussi  bien  est-elle  appelée  encore  univer- 
sellement, et  nulle  autre  ville  au  monde  ne  partage  avec  elle 
ce  litre  :  la  Ville  éternelle. 

Après  la  question  du  lieu,  nous  devons  examiner,  au  sujet 
de  la  naissance  du  Christ,  la  question  du  temps.  Était-il  à  pro- 
pos que  le  Christ  naquît  au  moment  où  II  est  né.  —  Saint 
Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  VIII. 
Si  le  Christ  est  né  au  temps  qui  convenait  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  d  le  Christ  n'est  pas  né 
au  temps  qui  convenait  ».  —  La  première  dit  que  «  le  Christ 
venait  à  cette  fin,  pour  rendre  aux  siens  la  liberté.  Or,  il  est  né 
au  temps  de  la  servitude,  au  moment  oiî  tout  l'univers  était 
dénombré  par  ordre  d'Auguste,  comme  devenu  tributaire,  ainsi 
qu'on  le  voit  par  saint  Luc,  ch.  ii  (v.  i  et  suiv.).  Donc  il  sem- 


ÎÇ)'J>.  SOMME    THEOLOGIQUR. 

J3le  que  le  Christ  n'est  pas  né  au  temps  qu'il  aurait  fallu  ».  — 
La  seconde  objection  déclare  que  ><  les  promesses  au  sujet  du 
Christ  qui  devait  naître  n'avaient  pas  été  faites  aux  Gentils, 
mais  aux  Juifs,  selon  cette  parole  de  l'Epître  aux  Romains, 
ch,  IX  (v.  4)  :  C'est  à  eux  qaonl  été.  Jattes  les  promesses.  Or,  le 
Christ  est  né  au  temps  où  un  roi  étranger  dominait  sur  la  Ju- 
dée ;  ainsi  qu'on  le  voit  par  saint  Matthieu,  ch.  ii  (v.  i)  :  Comme 
Jésus  était  né  aux  jours  du  roi  Hérode.  Donc  il  semble  qu'il  n'est 
pas  né  au  temps  qu'il  fallait  ».  —  La  troisième  objection  fait 
observer  que  «  la  présence  du  Christ  dans  le  monde  est  com- 
parée au  jour,  à  cause  que  Lui-même  est  la  lumière  du  monde 
(S.  Jean,  ch.  viii,  v.  12;  ch.  ix,  v.  5);  et  aussi  bien  II  dit  Lui- 
même,  en  saint  Jean,  ch.  ix  (v.  4)  :  Il  faut  que  je  Jasse  les  œu- 
vres de  Celui  qui  m'a  envoyé,  tant  que  dure  le  jour.  Or,  en  été, 
les  jours  sont  plus  longs  qu'en  hiver.  Puis  donc  qu'il  est  né  au 
plus  profond  de  l'hiver,  le  26  décembre,  il  semble  qu'il  n'est 
point  né  au  temps  qui  convenait  ». 

L'argument  sed  contra  cite  simplement  le  mot  de  l'Epître  ««a; 
Galates,  ch.  iv  (v.  li)  :  Quand  Jut  venue  la  plénitude  du  temps, 
Dieu  envoya  son  Fils,  fait  de  la  femme,  J(dt  sous  la  loi  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas,  s'élevant,  d'un  simple 
regard,  au  point  de  vue  transcendant  qui  domine  du  plus  haut 
la  question  posée,  nous  avertit  qu'  «  il  y  a  cette  diflerence,  en- 
tre le  Christ  et  les  autres  hommes,  que  les  autres  hommes 
naissent  soumis  à  la  nécessité  du  temps  »  dont  ils  dépendent 
et  qui  ne  saurait  dépendre  d'eux  ;  «  tandis  que  le  Christ,  comme 
Seigneur  et  Ordonnateur  de  tous  les  temps,  s'est  choisi  le  temps 
où  II  naîtrait,  comme  aussi  la  Mère  et  le  lieu.  El,  parce  que 
les  choses  qui  viennent  de  Dieu  sont  ordonnées  {aux  Romains, 
ch.  XIII,  V.  9),  il  s'ensuit  que  le  Christ  est  né  au  moment  sou- 
verainement convenable  ».  La  raison  est  sans  réplique  :  et 
nous  permet  de  rechercher,  avec  la  certitude  la  plus  absolue 
qu'elles  existent,  les  convenances  que  le  Christ  lui-même  a  du 
si  admirablement  déterminer.  Les  réponses  aux  objections  vont 
nous  en  faire  entrevoir  quelques-unes. 

Vad  primum  accorde  que  «  le  Christ  venait  nous  ramener  à 
l'état  de  liberté  »,  mais  en  nous  faisant  sortir  «  de  l'étal  de  ser- 


QUESTION    XXXV.     —    DE    LA    NATIVITE    DU    CHRIST.  IqS 

vitude.  Et  voilà  pourquoi,  de  même  qu'il  prit  notre  mortalité 
pour  nous  ramener  à  la  vie,  de  même,  ainsi  que  le  dit  le  véné- 
rable Bède  (sur  S.  Luc,  ch.  ii,  v.  /j,  5),  //  a  daigné  s'incarner  à 
ce  moment  du  temps,  oh,  à  peine  né,  Il  serait  inscrit  dans  la  re- 
cension  de  César,  et,  pour  nous  libérer,  Lui-même  se  soumettrait  à 
la  servitude.  D'ailleurs,  à  ce  temps  où  tout  l'univers  vivait  sous 
un  seul  Prince,  la  paix  régna  au  plus  haut  point  dans  le  monde. 
Et  c'est  pourquoi,  il  convenait  qu'en  ce  temps-là  naquît  le 
Christ,  qui  est  notre  paix,  Jaisant  que  les  deux  soient  un,  comme 
il  est  dit  dans  l'Épître  aux  Éphésiens,  ch.  ii  (v.  i4).  Aussi  bien 
saint  Jérôme  dit,  sur  Isaïe  (ch.  ii,  v.  4)  :  Déroulons  à  nouveau 
les  histoires  anciennes  ;  et  nous  trouverons  que  jusqu'à  la  vingt- 
huitième  année  de  César  Auguste,  dans  tout  l'univers  étcdt  la  dis- 
corde; mais  à  la  naissance  du  Seigneur,  toutes  les  guerres  cessè- 
rent, selon  cette  parole  d'Isaïe,  ch.  ii  (v.  /|)  :  Aucune  nation  ne 
lèvera  son  glaive  contre  une  autre  nation.  —  Il  convenait,  aussi, 
qu'au  temps  oii  un  seul  Prince  régnait  sur  le  monde  naquît  le 
Christ,  qui  venait  rassembler  les  siens  en  un  tout,  ajin  qu'il  n'y 
eût  plus  qu'un  seul  troupeau  et  un  seul  Pasteur,  comme  il  est  dit 
en  saint  Jean,  ch.  x  (v.  iG)  ». 

L'ad  secundum  déclare  que  «  le  Christ  a  voulu  naître  au 
temps  oij  régnait  en  Judée  un  roi  étranger,  afin  que  fût  accom- 
plie la  prophétie  de  Jacob,  qui  disait  dans  la  Genèse,  chapitre 
dernier  (v.  lo)  :  Le  sceptre  ne  sera  pas  enlevé  de  Juda,  ni  le  chej, 
de  sa  race,  jusqu'à  ce  que  vienne  Celui  qui  doit  être  envoyé.  Et  cela, 
parce  que,  comme  le  dit  saint  Jean  Ghrysostome  sur  saint  Mat- 
thieu (l'anonyme  de  l'Œuvre  inachevée),  tant  que  la  nation  juive 
restait  sous  des  rois  juijs,  quoique  pécheurs,  des  prophètes  lai 
étaient  envoyés  pour  la  guérir.  Mais  maintenant,  cUors  que  la  loi 
de  Dieu  est  soas  le  pouvoir  d'un  roi  inique  »  et  étranger,  «  le 
Christ  naît  ;  parce  qu'il  Jallait,  à  un  mal  désespéré  un  médecin 
souverainement  entendu  ».  —  Sur  la  raison  donnée  par  saint 
Thomas  dans  cet  ad  secundum,  raison  qui  touche  à  l'un  des 
points  essentiels  de  l'économie  de  la  révélation  messianique, 
nous  ne  saurions  trop  recommander,  dans  la  deuxième  partie 
du  Discours  sur  l'Histoire  universelle,  de  Bossuet,  les  chapitres 
qui  s'y  rapportent,  notamment  le  chapitre  xxiii. 

XVI.  —  La  Rédemption.  i3 


igh  SOMME   THIÉOLOGIQÙE. 

Vad  tertiam  répond  que  «  comme  il  est  dit,  au  livre  des 
Questions  du  Nouveau  el  de  l Ancien  Testament  (q.  lui  ;  parmi 
les  Œuvres  de  saint  Augustin),  c'est  alors  que  le  Christ  a  voulu 
naître,  quand  la  lumière  du  jour  commence  à  grandir,  afin  de 
montrer  que  Lui-même  venait  pour  faire  croître  les  hommes 
dans  la  lumière  divine,  selon  cette  parole  de  saint  Luc,  ch.  i 
(v.  79)  :  //  doit  illuminer  ceux  qui  étaient  assis  dans  les  ténèbres 
et  dcms  les  ombres  delà  mort.  —  Pareillement,  aussi,  Il  choisit 
l'âpreté  de  l'hiver,  pour  naître,  afin  de  commencer  dès  lors  à 
souffrir  pour  nous  l'afiliction  de  la  chair  0. 

Après  avoir  considéré  la  nativité  du  Christ  en  elle-même, 
nous  devons  maintenant  l'étudier  dans  sa  manifestation.  — 
C'est  l'objet  de  la  question  suivante. 


QUESTION  XXXVI 


DE  LA.  MANIFESTATION  DU  CHRIST  NE 


Celte  question  comprend  huit  articles  : 

1°  Si  la  nativité  du  Christ  aurait  dû  être  manifeste  pour  tous? 

2°  Si  elle  devait  être  manifestée  à  quelques-uns? 

'i"  A.  qui  elle  devait  être  manifestée? 

4°  Si  le  Christ  devait  se  manifester  Lui-même  ou  être  manifesté 

par  d'autres  ? 
5°  Par  quels  autres  devait-Il  être  manifesté? 
6°  De  l'ordre  des  manifestations. 

7°  De  l'étoile  par  laquelle  fut  manifestée  la  nativité  du  Christ. 
8°  De  la  vénération  des  Mages,   qui,   par  l'étoile,   connurent   la 

nativité  du  Christ. 


Les  six  premiers  de  ces  huit  articles  traitent  de  la  manifes- 
tation du  Christ  d'une  façon  générale;  les  deux  autres  traitent 
de  cette  manifestation  spéciale  qui  eut  lieu  pour  les  Mages.  — 
D'une  façon  générale,  saint  Thomas  examine  à  qui  (i-3),  par 
qui  (4,  5)  et  dans  quel  ordre  (art.  6),  le  Christ  devait  être  ma- 
nifesté dans  sa  naissance.  D'abord,  à  qui  :  était-ce  à  tous? 
était-ce  à  quelques-uns?  auxquels?  —  La  première  question 
va  faire  l'objet  de  l'article  premier. 


Ahticle  Premier. 
Si  la  nativité  du  Christ  devait  être  inanifeste  pour  tous? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  nativité  »  ou  la 
naissance  «  du  Christ  devait  être  manifeste  pour  tous  ».  —  La 
première  est  que  «  l'accomplissement  doit  répondre  à  la  pro- 
messe. Or,  de  la  promesse  de  l'avènement  du  Christ,  il  est  dit 
dans  le  psaume  (xlix,  v.  3)  :  Dieu  viendra  d'une  façon  manifeste. 


IQÛ  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Et  II  est  venu  par  la  nativité  de  la  chair.  Donc  il  semble  que  sa 
nativité  a  dû  être  manifeste  pour  tout  le  monde  ».  —  La  seconde 
objection  arguë  de  ce  qu'  «  il  est  dit,  dans  la  première  Épître  à 
Tlmothée,  ch.  i  (v.  i5)  :  Le  Christ  est  venu  en  ce  monde  pour  sau- 
ver les  pécheurs.  Or,   ceci  ne  se  fait  que  si  la  grâce  du  Christ 
leur  est  manifestée  ;  selon  cette  parole  de  la  seconde  Épître  à 
Tite  (v.  Il,  12)  :  La  grâce  de  notre  Sauveur  Dieu  est  apparue  à 
tous  les  hommes,  nous  apprenant  à  rejeter  l' impiété  et  les  désirs 
du  siècle  pour  vivre  dans  la  sobriété,  la  piété  et  la  justice  dans  le 
siècle  présent.  Donc  il  semble  que  la  nativité  du  Christ  a  dû 
être  manifeste  pour  tous  ».  —  La  troisième  objection  déclare 
que  «  Dieu  est  par-dessus  tout  prompt  à    faire   miséricorde; 
selon  cette  parole  du  psaume  (cxliv,  v.   9)  :   Ses  miséricordes 
éclatent  au-dessus  de  toutes  ses  œuvres.  Or,  dans  le  second  avè- 
nement, par  lequel  II  jugera  les  justices  (ps.   lxxiv,  v.  3),  Il 
viendra  manifeste  pour  tous  ;  selon  celte  parole  marquée  en 
saint  Matthieu,  ch.  xxiv  (v.  27)  :  Comme  la  foudre  part  de  l'orient 
et   brille  jusqu'à    loccident,   ainsi  sera  l'avènement   du  Fils  de 
Vhomme.   Donc,  à   plus   forte   raison,    le   premier  avènement, 
alors  qu'il  est  né  dans  le  monde  selon  la  chair,  a  dû  être  ma- 
nifeste pour  tous  ». 

L'argument  sed  contra  cite  deux  textes  où  «  il  est  dit,  dans 
Isaïe,  ch.  xlv  (v.  i5)  :  Vous  êtes  un  Dieu  caché.  Saint  d'Israël, 
Sauveur;  et,  dans  Isaïe,  ch.  lui  (v.  3)  :  Sa  face  est  comme  ca- 
chée et  méprisée  ». 

Au  corps  de  l'articte,  saint  Thomas  répond  que  «  la  nati- 
vité »  ou  la  naissance  du  Christ  ne  devait  pas  être  communé- 
ment manifeste  pour  tous.  —  Premièrement,  parce  que  cela 
eût  empêché  la  rédemption  des  hommes,  qui  s'est  faite  par  la 
croix  du  Christ;  car,  selon  qu'il  est  dit  dans  la  première  Épître 
aux  Corinthiens,  ch.  11  (v.  8),  s'ils  l'eussent  connu,  jamais  ils 
n'auraient  crucijié  le  Seigneur  de  la  gloire.  —  Secondement, 
parce  que  cela  eût  diminué  le  mérite  de  la  foi,  par  laquelle  le 
Christ  venait  justifier  les  hommes,  selon  cette  parole  de  l'Épî- 
tre  aux  Romains,  ch.  m  (v.  22)  :  La  justice  de  Dieu  par  la  foi 
de  Jésus-Christ.  Si,  en  effet,  par  des  signes  manifestes,  à  la 
naissance  du  Christ,  sa  nativité  eût  apparu  à  tous,  déjà  la  rai- 


QUEST.    XXXVI.    —    DE   LA   MANIFESTATION   DU    CHRIST   NE.        I97 

son  de  foi  »  en  cette  nativité  «  eût  été  enlevée;  car  la  foi  est  la 
conviction  de  ce  qui  n'est  pas  apparent,  comme  il  est  dit  aux 
Hébreux,  ch.  xi  (v.  i).  —  Troisièmement,  parce  que  cela  eût 
mis  en  doute  la  vérité  de  l'humanité  du  Christ.  Aussi  bien, 
saint  Augustin  dit,  dans  son  épître  à  Volasien  (ch.  m)  :  SU 
n'y  avait  eu  aucun  passage  de  l'enfance  à  la  Jeunesse,  pour  le 
Christ  ;  s'il  n'avait  pris  aucune  nourriture,  aucun  sommeil,  n'au- 
rait-ce  pas  été  une  confirmation  de  l'erreur  »  qui  nie  la  vérité 
de  son  humanité,  «  et  n'aurait-on  pas  cru  qu'il  n'avait  en  rien 
pris  une  véritable  nature  humaine?  Alors  qu'il  aurait  fait  toutes 
choses  par  mode  de  miracle,  aurcdt  disparu  ce  qu'il  a  fait  par 
mode  de  miséricorde  » . 

L'ad  primum  déclare  que  «  ce  texte  »,  cité  par  l'objection, 
«  s'entend  du  second  avènement  du  Christ  pour  le  jugement; 
ainsi  que  la  glose  l'explique  au  même  endroit  ». 

h'ad  secundum  fait  observer  que  «  tous  les  hommes  devaient 
être  instruits  de  la  grâce  du  Dieu  Sauveur  pour  leur  salut,  non 
pas  au  commencement  ou  au  moment  de  sa  nativité,  mais  dans 
la  suite  et  quand  le  temps  aurait  marché,  après  que  le  salut 
eut  été  opéré  au  milieu  de  la  terre  »,  par  la  Passion  du  Christ 
(ps.  Lxxiii,  V.  12).  ((  Et  voilà  pourquoi,  après  sa  Passion  et  sa 
résurrection.  Il  dit  à  ses  disciples,  en  saint  Matthieu,  chapitre 
dernier  (v.  ig)  :  Allez,  enseignez  toutes  les  nations  ». 

h'ad  tertium  dit  que  ((  pour  le  jugement,  il  est  requis  que 
l'autorité  du  juge  soit  connue;  et,  à  cause  de  cela,  il  faut  que 
l'avènement  du  Christ  pour  le  jugement  soit  manifeste  »  et 
vu  de  tous.  «  Mais  le  premier  avènement  fut  pour  le  salut  de 
tous,  lequel  est  par  la  foi,  qui  porte  sur  ce  qu'on  ne  voit  pas. 
Et  voilà  pourquoi  le  premier  avènement  du  Christ  devait  être 
caché  ». 

La  nativité  ou  la  naissance  du  Christ  devait  être  cachée.  Mais, 
alors,  faudra-t-il  en  conclure  qu'elle  ne  devait  être  manifestée 
à  personne?  C'est  la  question  qui  se  pose  immédiatement;  et 
nous  devons  nous  appliquer  à  la  résoudre.  Saint  Thomas  va 
le  faire  à  l'article  qui  suit. 


198  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Article  II. 
Si  la  nativité  du  Christ  devait  être  manifestée  à  quelqu'un? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  nativité  »  ou  la 
naissance  «  du  Christ  n'aurait  dû  être  manifestée  à  personne  ». 
—  La  première  est  précisément  la  raison  donnée  à  l'article 
précédent  pour  montrer  que  cette  nativité  devait  être  cachée  ; 
car  cette  raison  est  la  même  pour  tous.  «  Il  a  été  dit,  en  effet, 
qu'il  était  convenable,  pour  le  salut  des  hommes,  que  le  pre- 
mier avènement  du  Christ  fût  caché.  Or,  le  Christ  venait  pour 
sauver  tous  les  hommes  ;  selon  cette  parole  de  la  première 
Epître  à  Timothée,  ch.  iv  (v.  10)  :  Lai  qui  est  le  Sauveur  de  tous 
les  hommes,  spécialement  des  fidèles.  Donc  la  nativité  du  Christ 
ne  devait  être  manifestée  à  personne  ».  —  La  seconde  objection 
fait  observer  que  «  la  future  nativité  du  Christ  avait  été  mani- 
festée à  la  bienheureuse  Vierge  et  à  saint  Joseph,  avant  que  le 
Christ  naisse.  Donc  il  n'était  pas  nécessaire  qu'elle  fût  mani- 
festée à  d'autres,  après  que  le  Christ  fût  né  ».  —  La  troisième 
objection  déclare  qu'  «  aucun  être  sage  ne  manifeste  ce  d'où  naît 
le  trouble  et  le  dommage  des  autres.  Or,  de  la  manifestation 
de  la  naissance  du  Christ  s'ensuivit  le  trouble.  Il  est  dit, 
en  .effet,  en  saint  Matthieu,  ch.  11  (v.  3),  que  le  roi  Hérode,  ap- 
prenant la  naissance  du  Christ,  fut  troublé,  et  toute  la  ville  de 
Jérusalem  avec  lui.  Et  cela  tourna  au  dommage  des  autres  ;  car, 
à  cette  occasion,  Hérode  fit  tuer  les  enjants  à  Bethléem  et  dans 
ses  environs,  depuis  l'âge  de  deux  ans  et  au-dessous  {Ibid.,  v.  16). 
Donc  il  semble  qu'il  n'était  pas  à  propos  que  la  nativité  du 
Christ  fût  manifestée  à  quelques-uns  ». 

L'argument  sed  contra  dit  que  «  la  nativité  du  Christ  n'eût 
été  utile  à  personne,  si  elle  avait  été  cachée  à  tous.  Or,  il  fal- 
lait que  la  nativité  du  Christ  fût  utile;  sans  quoi,  c'est  en  vain 
qu'il  serait  né.  Donc  il  semble  qu'il  fallait  que  la  nativité  du 
Christ  fût  manifestée  à  quelques-uns  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  rappelle,  d'un  mot, 


QUEST.    XXXVI.    —   DE   LA   MANIFESTATION   DU   CHRIST   NE.        IQQ 

toute  l'économie  de  la  révélation  surnaturelle.  «  Comme  le  dit 
l'Apôtre  »  saint  Paul,  u  dans  son  épître  aux  Romains,  ch.  xiii 
(v.  i),  les  choses  qui  viennent  de  Dieu  sont  ordonnées.  D'autre 
part,  il  appartient  à  l'ordre  de  la  Sagesse  divine,  que  les  dons 
de  Dieu  et  les  secrets  de  sa  sagesse  ne  parviennent  pas  égale- 
ment à  tous,  mais  qu'ils  parviennent  immédiatement  à  quel- 
ques-uns, et  que  par  ceux-ci  ils  dérivent  aux  autres.  Aussi  bien 
est-il  dit,  même  pour  le  mystère  de  la  résurrection  »  du  Christ, 
('  que  Dieu  rendit  manifeste  le  Christ  ressuscité,  non  pas  à  tout 
le  peuple,  mais  aux  témoins  préordonnés  par  Lui  {Actes,  ch.  x, 
V.  4o,  4i)-  Il  fallait  donc  que  pour  sa  nativité  cela  fût  observé 
aussi,  que  le  Christ  ne  fût  point  manifesté  à  tous,  mais  à  quel- 
ques-uns, par  lesquels  la  connaissance  de  sa  nativité  pourrait 
parvenir  aux  autres  ». 

Vad  prinium  déclare  que  (<  comme  il  eût  été  préjudiciable  au 
salut  des  hommes  »,  pour  la  raison  indiquée  dans  l'objec- 
tion, ((  que  la  nativité  de  Dieu  fût  connue  de  tous  »  immédia- 
tement, «  de  même  aussi,  pareillement,  si  elle  n'eût  été  con- 
nue de  personne.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  en  effet,  la  foi  est 
enlevée  :  et  par  cela  qu'une  chose  est  totalement  manifeste  », 
car,  alors,  elle  n'a  plus  à  être  crue;  «  et  par  cela  qu'elle  n'est 
connue  de  personne  dont  on  puisse  entendre  le  témoignage  : 
car  la  foi  est  par  l'ouïe,  comme  il  est  dit  aux  Romains,  ch.   x 

(v.    17)    )). 

L'ad  secandum  dit  que  u  Marie  et  Joseph  devaient  être  ins- 
truits de  la  nativité  »  ou  de  la  naissance  «  du  Christ  ayant 
qu'il  naisse;  parce  qu'il  leur  appartenait  d'avoir  le  respect 
qu'il  fallait  pour  l'Enfant  conçu  dans  le  sein  et  de  l'assister  à 
sa  naissance.  Mais  leur  témoignage,  parce  qu'il  intéressait  leur 
famille,  eût  été  tenu  pour  suspect  en  ce  qui  était  de  la  magni- 
ficence »  ou  de  la  grandeur  u  du  Christ.  Et  voilà  pourquoi  il 
fallut  qu'il  fût  manifesté  à  d'autres  étrangers,  dont  le  témoi- 
gnage ne  pourrait  pas  être  suspect  ». 

L'ad  tertiuni  répond  que  «  le  trouble  même  qui  fut  une  suite 
de  la  manifestation  de  la  nativité  du  Christ  convenait  à  celte 
nativité.  —  D'abord,  parce  que  de  la  sorte  était  manifestée  la 
dignité  céleste  du  Christ.  Aussi  bien  saint  Grégoire  dit,  dans 


200  SOMME    THEOLOGIQUE. 

l'homélie  (hom.  X,  sur  l" Évangile)  :  à  la  naissance  du  Roi  du 
ciel,  le  roi  de  la  terre  est  troublé  :  c'est  qu'en  effet,  la  grandeur 
terrestre  est  confondue  quand  on  découvre  la  grandeur  céleste.  — 
Secondement,  parce  que  de  la  sorte  était  figuré  le  pouvoir 
judiciaire  du  Christ.  Et  c'est  pourquoi  saint  Augustin  dit, 
dans  un  sermon  de  l'Epiphanie  (Serm.  CC,  ch.  i)  :  Que  sera 
le  tribunal  du  Juge,  alors  que  la  crèche  de  l'Enfant  terrorise  les 
rois  orgueilleux?  —  Troisièmement,  parce  que  de  la  sorte  était 
figurée  la  destruction  du  règne  du  démon.  Car,  selon  que  le 
dit  saint  Léon,  pape,  dans  le  sermon  de  l'Epiphanie  (ou  plu- 
tôt l'Anonyme  de  l'Œuvre  inachevée  sur  S.  Matth.,  hom.  II; 
parmi  les  Œuvres  de  S.  Jean  Chrysostome),  Herode  est  moins 
troublé  en  lui-même  que  le  démon  dans  Hérode.  Hérode,  en  effet, 
soupçonnait  l'homme;  mais  le  démon  soupçonnait  le  Dieu.  Et  soit 
l'un  soit  l'autre  craignait  un  successeur  de  sa  royauté  :  le  démon, 
céleste  ;  Hérode,  terrestre  :  toutefois,  en  vain  :  parce  que  le 
Christ  ne  venait  pas  chercher  un  royaume  terrestre;  comme 
le  dit  saint  Léon,  pape,  s'adressant  à  Hérode  (Serm.  IV  de  l'Epi- 
phanie, ch.  n)  :  Le  Christ  ne  prend  pas  ton  empire;  et  le  Maître 
du  monde  ne  se  contente  pas  des  petitesses  du  sceptre  de  ta  puis- 
sance. —  Que  si  les  Juifs  sont  troublés,  eux  qui  devraient 
cependant  plutôt  se  réjouir,  ou  bien  c'est  parce  que,  comme 
le  dit  saint  Jean  Chrysostome  (Anonyme  précité),  de  l'avène- 
ment du  Juste  les  impies  ne  pouvaient  se  réjouir,  ou  bien  parce 
qu'ils  voulaient  témoigner  leur  faveur  à  Hérode,  qu'ils  crai- 
gnaient :  le  peuple,  en  effet,  favorise  plus  que  de  Juste  ceux 
dont  il  subit  la  cruauté  (glose,  sur  S.  Matthieu,  ch.  n,  v.  3).  — 
Pour  ce  qui  est  des  enfants  tués  par  Hérode,  cela  ne  tourna 
point  à  leur  dommage,  mais  à  leur  avantage.  Saint  Augustin  dit, 
en  effet,  dans  un  sermon  de  l'Epiphanie  (Serm.  CCCLXXXIII, 
ch.  ni)  :  Gardons-nous  de  croire  que  le  Christ,  venant  pour  déli- 
vrer les  hommes,  n'ait  rien  Jait  pour  la  récompense  de  ceux  qui 
furent  tués  à  cause  de  Lui,  alors  que,  pendu  au  bois  »  de  la 
Croix,  ((  //  pria  pour  ceux  qui  le  mettaient  à  mort  ». 

La   naissance  du  Christ,    qui   ne  devait  pas  être   manifeste 
pour  tous  immédiatement,  devait  cependant  être  manifestée 


QUEST.    XXXVI.    —    DE   LA   MANIFESTATION   DU    CHRIST   NE.        201 

ouvertement  à  quelques-uns.  Mais,  à  qui?  Ceux  auxquels  sa 
nativité  fut  manifestée  étaient-ils  bien  choisis?  —  C'est  ce 
qu'il  nous  faut  maintenant  considérer;  et  tel  est  l'objet  de  l'ar- 
ticle qui  suit. 

Article  III. 

Si   furent   convenablement  choisis   ceux    à   qui   la   nativité 
du  Christ  a  été  manifestée? 

Cinq  objections  veulent  prouver  que  «  ne  furent  point  con- 
venablement choisis  ceux  à  qui  la  naissance  du  Christ  fut 
manifestée  »,  et  que  l'Evangile  nous  fait  connaître,  savoir  :  les 
bergers;  les  Mages;  Siméon  et  Anne.  —  La  première  arguë  de 
ce  que  «  le  Seigneur,  en  saint  Matthieu,  ch.  x  (v.  5),  donna 
cet  ordre  aux  disciples  :  N'allez  poinl  parmi  les  nations,  en  ce 
sens  qu'il  devait  être  manifesté  aux  Juifs  avant  d'être  mani- 
festé aux  Gentils.  Donc  il  semble  que  bien  moins  encore  la  na- 
tivité du  Christ  dut  être  révélée  dès  le  commencement  aux 
Gentils  qui  vinrent  de  VOrient,  comme  on  le  voit  par  saint 
Matthieu,  ch.  ii  (v.  i)  ».  —  La  seconde  objection  dit  que  «  la 
manifestation  de  la  vérité  divine  doit  être  faite  surtout  aux 
amis  de  Dieu;  selon  cette  parole  du  livre  de  Job,  ch.  xxxvii 
(dans  la  Vulgate,  xxxvi,  verset  dernier)  :  //  la  fait  connaître  à 
son  ami.  Or,  les  Mages  paraissent  êtVe  les  ennemis  de  Dieu.  11 
est  dit,  en  effet,  dans  le  Lcvitique,  ch.  xix  (v.  3i)  :  IWille:  point 
vers  les  Mages;  et  ne  consulte:  point  les  devins.  Donc  la  nativité 
du  Christ  n'aurait  pas  dû  être  manifestée  aux  Mages  ».  —  La 
troisième  objection  fait  observer  que  u  le  Christ  était  venu 
pour  délivrer  le  monde  entier  de  la  puissance  du  démon;  et 
c'est  pourquoi  il  est  dit  dans  Malachie,  ch.  i  (v.  ii)  :  Du  lever 
du  soleil  à  son  coucher,  mon  nom  est  grand  parmi  les  nations. 
Ce  n'est  donc  pas  seulement  à  ceux  qui  étaient  en  Orient  qu'il 
devait  être  manifesté,  mais  aussi  à  quelques-uns  pris  de  par- 
tout dans  l'univers  ».  —  La  quatrième  objection  rappelle  que 
«  tous  les  sacrements  de  l'ancienne  loi  étaient  la  figure  du 
Christ.  Or,  les  sacrements  de  la  loi  ancienne  étaient  dispensés 


202  SOMME    THEOLOGIQUE. 

par  le  ministère  des  prêtres  de  la  loi.  Donc  il  semble  que  la 
nativité  du  Christ  aurait  dû  être  manifestée  aux  prêtres  dans 
le  temple  plutôt  qu'aux  bergers  dans  les  champs  ».  —  La  cin- 
quième objection  en  appelle  à  ce  que  «  le  Christ  est  né  d'une 
Mère  vierge,  et  II  était  »,  à  sa  naissance,  a  un  tout  petit  en- 
fant. Donc  il  eût  été  plus  convenable,  semble-t-il,  qu'il  fût 
manifesté  à  la  jeunesse  et  à  des  vierges  plutôt  qu'à  des  vieil- 
lards et  des  femmes  mariées  ou  veuves,  comme  Siméon  et 
Anne  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  mot  du  Christ  «  en  saint  Jean  », 
où  «  il  est  dit,  ch.  xiii  (v.  18)  .Je  sais  ceux  que  j'ai  choisis. 
Or,  ce  qui  se  fait  selon  la  Sagesse  de  Dieu  est  cbnvenablement 
fait.  Donc  furent  convenablement  choisis  ceux  à  qui  a  été  ma- 
nifestée la  naissance  du  Christ  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  ce  beau  prin- 
cipe, qui  régit  tout  dans  l'ordre  de  la  Rédemption  ;  c'est  que 
«  le  salut,  qui  devait  se  faire  par  le  Christ,  regardait  tous  les 
hommes  dans  leur  diversité;  car,  comme  il  est  dit  aux  Colos- 
siens,  ch.  ni  (v.  11;  Galales,  ch.  ni,  v.  28),  dans  le  Christ,  il 
n'est  plus  ni  homme  ni  femme,  ni  Gentil  ni  Juif,  ni  esclave  ni  libre, 
et  ainsi  des  autres.  Et,  afin  que  cette  loi  fût  préfigurée  dans  la 
nativité  même  du  Christ,  le  Christ  nouveau-né  est  manifesté 
à  toutes  les  conditions  qui  se  trouvent  parmi  les  hommes.  Car, 
selon  que  le  dit  saint  Augustin,  dans  le  sermon  de  l'Epipha- 
nie (Sermon  CCII,  ch.  1),  les  bergers  étaient  Israélites;  les  Ma- 
ges, Gentils.  Ceux-là  étaient  près;  ceux-ci  venaient  de  loin.  Les 
uns  et  les  autres  se  rencontrèrent  comme  à  la  pierre  angulaire. 
Il  y  eut  encore  entre  eux  une  autre  diversité  :  c'est  que  les 
Mages  furent  sages  et  puissants;  les  bergers,  simples  et  du 
bas  peuple.  Le  Christ  a  été  manifesté  aussi  aux  justes,  Siméon 
et  Anne;  et  aux  pécheurs,  les  Mages;  de  même,  aux  hommes, 
et  aux  femmes,  dans  la  personne  de  sainte  Anne.  Afin  que  fût 
montré,  par  là,  qu'aucune  des  conditions  parmi  les  hommes 
n'était  exclue  du  salut  du  Christ  ». 

Vad  primum  répond  que  «  cette  première  manifestation  de 
la  naissance  du  Christ  fut  un  certain  prélude  de  la  pleine 
manifestation  future.  Et,  de  même  que  dans  la  seconde  mani- 


QUEST.    XXXVI.    —   DE   LA   MANIFESTATION   DU   CHRIST  NE.        203 

festation,  la  grâce  du  Christ  a  été  annoncée  d'abord  par  le 
Christ  et  ses  Apôtres  aux  Juifs,  et  ensuite  aux  Gentils;  pareil- 
lement, vers  le  Christ  arrivèrent  d'abord  les  bergers,  qui 
étaient  les  prémices  des  Juifs,  comme  étant  tout  près;  et  puis, 
vinrent  les  Mages,  de  loin,  qui  furent  les  prémices  des  Gentils, 
comme  le  dit  saint  Augustin  »  (endroit  précité). 

L'ad  secandam  fait  une  double  réponse.  —  La  première  en 
appelle  à  «  saint  Augustin  »  qui  «  dit,  dans  le  sermon  de 
l'Epiphanie  (sermon  CC,  ch.  m)  :  Comme  le  manque  de  ctdtare 
l'emporte  dans  la  rasticité  des  bergers  ;  de  même,  V impiété  l'em- 
porte dans  les  sacrilèges  des  Mages.  Toutefois,  celai  qui  était  la 
pierre  angulaire  s'attribue  et  les  uns  et  les  autres  ;  car  II  venait 
choisir  ce  qui  est  inculte  pour  confondre  les  sages,  et  non  les  jus- 
tes, mais  les  pécheurs  :  afm  qu'aucune  grandeur  ne  s'enor- 
gueillisse et  qu'aucune  Jaiblesse  ne  désespère  n.  Cette  réponse 
vaut  pour  ceux  qui  tiendraient  que  les  Mages  étaient  des  sor- 
tes de  sorciers,  comme  le  voulait  l'objection.  —  «  Mais  il  en 
est  »  —  et  ceci  est  une  seconde  réponse,  non  moins  plausi- 
ble, «  qui  disent  que  ces  Mages  n'étaient  point  des  hommes  se 
livrant  aux  maléfices,  mais  de  savants  astronomes,  qui  chez 
les   Perses  ou  les  Chaldéens  sont  appelés  du  nom  de  Mages  ». 

L'ad  tertium  dit  que  «  comme  l'expliqne  saint  Jean  Chrysos- 
tome  (ou  plutôt  l'Anonyme,  hom.  II),  les  Mages  vinrent  de 
l'Orient,  parce  que  d'où  naît  le  Jour,  de  là  devait  procéder  le  com- 
mencement de  la  foi  :  la  foi  est,  en  effet,  la  lumière  des  unies.  — 
Ou  encore,  parce  que  tous  ceux  qui  viennent  d'i  Christ,  viennent 
de  Lui  et  par  Lui  (Rémi  d'Auxerre,  hom.  VIII)  ;  aussi  bien  est-il 
dit,  dans  Zacharie,  ch.  vi  (v.  12)  :  Voici  l'homme  :  Orient  est 
son  nom.  —  Toutefois,  à  la  lettre,  ils  sont  dits  être  venus  de 
l'Orient,  ou  bien  parce  qu'ils  vinrent  de  l'extrémité  de  l'Orient, 
d'après  quelques-uns,  ou  bien  parce  qu'ils  vinrent  de  certaines 
parties  voisines  de  la  Judée  du  côté  de  l'Orient  »  :  le  premier 
de  ces  deux  sentiments  semblerait  plus  en  harmonie  avec  le 
texte  de  l'Evangile,  surtout  si  on  admettait  qu'ils  avaient  mis 
près  de  deux  ans  pour  se  rendre  auprès  de  l'Enfant-Dieu.  — 
Saint  Thomas  ajoute  que  si  l'Évangile  ne  parle  expressément 
que  de  ces  Mages  venus  d'Orient,    «   il  est  croyable  cependant 


20/^  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

que  même  dans  les  autres  parties  du  monde  apparurent  certains 
signes  de  la  naissance  du  Christ.  C'est  ainsi  qu'à  Rome  coula 
de  l'huile  (cf.  Eusèbe,  Chroniques,  liv.  II,  Olymp.  clxxxv);  et, 
en  Espagne,  apparurent  trois  soleils  qui  peu  à  peu  se  fondi- 
rent en  un  seul.  »  {Ibid.,  Olymp.  clxxxiv). 

Vadqaartum  déclare  que  «  comme  le  dit  saint  Jean  Ghrysos- 
tome  (ou  plutôt  Théophylacte,  sur  saint  Luc,  ch.  n,  v.  8), 
l'ange  manifestant  la  nativité  du  Christ  n'alla  pas  à  Jérusalem 
et  ne  requit  point  les  Scribes  et  les  Pharisiens,  parce  qu'ils 
étaient  corrompus  et  dévorés  plus  que  les  autres  par  l'envie. 
Mais  les  bergers  étaient  sincères,  gardant  l'ancienne  manière 
de  vivre  des  Patriarches  et  de  Moïse.  —  Par  ces  bergers 
aussi  étaient  signifiés  les  Docteurs  de  l'Église,  auxquels  sont 
révélés  les  mystères  du  Christ  qui  étaient  cachés  pour  les 
Juifs  t). 

Uad  quintum  en  appelle  à  «  saint  Ambroise  »,  qui  «  dit  {sur 
Luc,  ch.  Il,  V.  25),  que  la  génération  »  ou  la  naissance  a  du 
Seigneur  ne  devait  pas  seulement  avoir  le  témoignage  des  bergers  » 
et  des  jeunes  gens  comme  le  voulait  l'objection,  «  mais  encore 
celui  des  vieillards  et  des  justes  ;  d'autant  plus  que  leur  témoi- 
gnage, en  raison  de  leur  justice  »  ou  de  leur  sainteté  u  avait 
plus  de  force  pour  amener  à  y  croire  ». 

Mous  savons  maintenant,  d'une  façon  générale,  à  qui  le 
Christ  nouveau-né  devait  être  manifesté.  Il  nous  reste  à  exa- 
miner par  qui  devait  se  faire  cette  manifestation.  Convenait-il 
que  ce  fût  par  le  Christ  lui-même;  devait-Il,  pour  cela,  user 
des  messagers  dont  II  a  usé.  —  Le  premier  aspect  de  la  ques- 
tion va  faire  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  IV. 
Si  le  Christ  devait  par  Lui-même  manifester  sa  nativité? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  devait  par 
Lui-même  manifester  sa  nativité  »  ou  sa  naissance.  —  La  pre- 


QUEST.    XXXVI.    —   DE   LA   MANIFESTATION   DU   CHRIST   NE.        2o5 

mière  dit  que  «  la  cause  qui  est  par  soi  Cemporle  toujours  sur 
celle  qui  est  par  autre  chose,  comme  il  est  marqué  au  livre  YIII 
des  Physiques  (ch.  v,  n.  7;  de  S.  Th.,  leç.  9).  Or,  le  Christ  a 
manifesté  sa  nativité  par  d'autres;  savoir  :  aux  bergers,  par 
les  anges;  et,  aux  Mages,  par  l'étoile.  Donc,  à  plus  forte  rai- 
son, a-t-Il  dû  la  manifester  par  Lui-même  ».  —  La  seconde 
objection  apporte  le  texte  de  V Ecclésiastique,  ch.  xx  (v.  82; 
ch,  xLi,  v.  17),  où  «  il  est  dit  :  La  sagesse  qui  est  cachée  et  le 
trésor  qu'on  ne  voit  pas,  quelle  utilité  en  l'une  et  en  l'autre?  Or, 
le  Christ,  dès  le  premier  moment  de  sa  conception,  a  eu  plei- 
nement le  trésor  de  la  sagesse  et  de  la  science.  Si  donc  11 
n'avait  manifesté  par  des  œuvres  et  des  paroles  cette  plénitude 
qu'il  avait,  c'est  en  vain  qu'il  aurait  reçu  la  sagesse  et  la  grâce. 
Chose  qui  est  inadmissible  ;  car  Dieu  et  la  nature  ne  font  rien 
en  vain,  comme  il  est  dit  au  livre  I  du  Ciel  et  du  monde  (ch.  iv, 
n.  8;  de  S.  Th.,  leç.  8)  ».  —  La  troisième  objection  en  ap- 
pelle à  ce  que  «  dans  le  livre  de  l'Enfance  du  Sauveur,  on  lit 
que  le  Christ,  dans  son  Enfance,  a  fait  beaucoup  de  miracles. 
Et,  par  suite,  il  semble  qu'il  a,  par  Lui-même,  manifesté  sa 
nativité  ». 

L'argument  sed  contra  s'autorise  de  «  saint  Léon,  pape  », 
qui,  dans  un  sermon  de  l'Epiphanie,  ch.  m,  a  dit  que  les 
Mages  trouvèrent  l'Enfant  Jésus  ne  différant  en  rien  de  la  géné- 
ralité de  l'enfance  parmi  les  hommes.  Or,  les  autres  enfants  ne 
se  manifestent  point  eux-mêmes.  Donc,  il  ne  convenait  pas, 
non  plus,  que  le  Christ,  par  Lui-même,  manifeste  sa  nati- 
vité ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  observer  que  u  la 
nativité  du  Christ  était  ordonnée  au  salut  des  hommes  ;  et  ce 
salut  est  par  la  foi.  D'autre  part,  la  foi  salutaire  confesse  la  di- 
vinité et  l'humanité  du  Christ.  Il  fallait  donc  que  l'humanité 
du  Christ  fût  manifestée  de  telle  sorte  que  la  démonstration  de 
sa  divinité  »  ne  nuise  pas  ou  «  ne  préjudicie  en  rien  à  la  foi 
de  son  humanité.  Et  c'est  ce  qui  fut  fait,  alors  que  le  Christ 
présenta  en  Lui-même  la  similitude  de  l'infirmité  humaine;  et 
cependant,  par  les  créatures  de  Dieu,  Il  montra  en  Lui  la 
vertu  delà  divinité.  C'est  pour  cela  qu'il  ne  manifesta   point 


2o6  SOMME    THÉOLOGIQUÉ. 

par  Lui-même  sa  nativité,  mais  par  certaines  autres  créatures  » 
dont  nous  allons  parler  à  l'article  suivant. 

Vad  primum  répond  que  n  dans  la  voie  de  la  génération  et 
du  mouvement  il  faut  parvenir  au  parfait  par  l'imparfait.  Et 
c'est  pourquoi  le  Christ  a  été  manifesté  d'abord  par  d'autres 
créatures;  et  ensuite  II  se  manifesta  par  Lui-même  d'une  ma- 
nifestation parfaite  ». 

L'ad  secandiim  déclare  que  «  si  la  sagesse  cachée  est  inutile, 
cependant  il  n'appartient  pas  au  sage  de  se  manifester  lui- 
même  en  n'importe  quel  temps,  mais  en  temps  opportun.  Il 
est  dit,  en  effet,  dans  Y  Ecclésiastique ,  ch.  xx  (v.  6)  :  Tel  se  tait, 
qui  n'a  pas  le  sens  de  la  parole;  et  tel  autre  se  tait,  sachant  le 
temps  qui  est  le  temps  qui  convient.  Ainsi  donc  la  Sagesse  don- 
née au  Christ  ne  fut  pas  inutile  ;  parce  qu'elle  s'est  manifestée 
elle-même  au  temps  voulu.  Et  cela  même,  qu'elle  était  cachée 
tout  le  temps  qu'il  fallait,  est  un  signe  de  sagesse  ». 

h'ad  tertium  dit  que  «  ce  livre  de  rEnJance  du  Sauveur  est 
apocryphe.  Et  saint  Jean  Chrysostome,  sur  saint  Jean  (hom .  XXI) , 
affirme  que  le  Christ  ne  fit  point  de  miracle  avant  qu'il  change 
l'eau  en  vin  »  aux  noces  de  Cana;  ^  selon  cette  parole  de  saint 
Jean,  ch.  n  (v.  ji)  :  Ce  Jut  là  le  premier  des  miracles  que  fit 
Jésus.  —  Si,  en  effet,  le  Christ  avait  Jait  des  miracles  dès  sa  pre- 
mière enjance,  les  Israélites  n'auraient  eu  besoin  de  personne 
d'autre  qui  le  manijeste  ;  alors  que  cependant  saint  Jean-Baptiste 
dit,  en  saint  Jean,  ch.  i  (v.  3i)  :  Pour  qu'il  fut  manifesté  à 
Israël,  c'est  pour  cela  que  je  suis  venu  baptisant  dans  l'eau.  Or, 
c'est  à  propos  qu'il  ne  commença  point  de  faire  des  miracles 
dans  sa  première  enfance.  On  eût  cru,  en  effet,  que  l'Incarnation 
était  une  imagination  ;  et,  avant  le  moment  voulu,  on  l'aurait 
livré  à  la  croix,  sous  la  morsure  de  l'envie  »,  comme  en  témoi- 
gne la  conduite  d'Hérode  à  l'égard  des  saints  Innocents. 

La  nativité  du  Christ  devait  être  manifestée,  non  par  le 
Christ  Lui-même,  mais  par  des  créatures  qu'il  se  choisirait  à 
cette  fin.  Ces  créatures,  nous  le  savons,  furent  les  anges  et 
une  étoile.  Était-il  convenable  qu'il  en  fût  ainsi.  —  Saint 
Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  suivant. 


QtJÈST.    XXXVl.    DE  LA  MANIFESTATION   DU   CHRIST  NE.        20'J 


Article  V. 

Si  la  nativité  du  Christ  devait  être  manifestée  par  des  anges 

et  une  étoile? 


Nous  avons  ici  quatre  objections,  dont  les  deux  premières 
veulent  prouver  que  «  la  nativité  du  Christ  ne  devait  pas  être 
manifestée  par  des  anges  »,  et  les  deux  autres,  qu'elle  u  ne  de- 
vait pas  être  manifestée  aux  Mages  par  une  étoile  ».  —  La  pre- 
mière fait  observer  que  «  les  anges  sont  des  substances  spiri- 
tuelles ;  selon  cette  parole  du  psaume  (cm,  v.  li  ;  aux  Hébreux, 
ch.  I,  V.  7)  :  Il  fait  ses  anges  des  esprits.  Or,  la  nativité  du  Christ 
était  selon  la  chair,  non  selon  sa  substance  spirituelle.  Donc 
elle  n'aurait  pas  dû  être  manifestée  par  des  anges  ».  —  La  se- 
conde objection  dit  qu'  «  il  y  a  une  plus  grande  affinité  des  jus- 
tes aux  anges  qu'à  n'importe  quels  autres  ;  selon  cette  parole 
du  psaume  (xxxiii,  v.  8)  :  Vange  du  Seigneur  enverra  autour  de 
ceux  qui  le  craignent,  et  il  les  délivrera.  Or,  aux  justes,  c'est-à- 
dire  à  Siméon  et  Anne,  la  nativité  du  Christ  n'a  pas  été  mani- 
festée par  des  anges.  Donc  elle  n'aurait  pas  dû,  non  plus,  être 
manifestée  aux  bergers  par  des  anges  ».  —  La  troisième  ob- 
jection, qui  est  l'une  des  deux  voulant  prouver  que  «  pareille- 
ment, il  semble  qu'aux  Mages,  non  plus,  la  nativité  du  Christ 
n'aurait  pas  dû  être  manifestée  par  une  étoile  »,  déclare  que 
«  cela  semble  être  une  occasion  d'erreur  pour  ceux  qui  estiment 
que  les  astres  ont  un  domaine  sur  la  naissance  des  hommes  », 
ce  qui  est  l'erreur  des  astrologues.  «  Or,  les  occasions  de  pécher 
doivent  être  enlevées  d'auprès  des  hommes.  Donc  il  n'était  pas 
convenable  que  par  une  étoile  la  nativité  du  Christ  fût  mani- 
festée ».  —  La  quatrième  objection  en  appelle  à  ce  qu'  u  il  faut 
que  le  signe  soit  certain  pour  que  par  lui  une  chose  soit  ma- 
nifestée. Or,  il  ne  semble  pas  que  l'étoile  fût  un  signe  certain 
de  la  nativité  du  Christ.  Donc  c'est  mal  à  propos  que  la  nati- 
vité du  Christ  fut  manifestée  par  une  étoile  ». 

L'argument  5edco/i</'a  cite  un  texte  du  Deutéronome,  où  «  il  est 


2o8  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

dit,  ch.  XXXII  (v.  !i)  :  Les  œuvres  de  Dieu  sont  parfaites.  Or,  une 
telle  manifestation  fut  une  œuvre  divine.  Donc  c'est  par  des 
signes  convenables  qu'elle  a  été  faite  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  ce  principe  ou 
celte  règle  vraiment  d'or,  que  «  comme  la  manifestation  syllo- 
gistique  se  fait  par  les  choses  qui  sont  plus  connues  de  celui 
à  qui  l'on  doit  manifester  quelque  chose;  pareillement,  la 
manifestation  qui  se  fait  par  des  signes  doit  se  faire  par  les 
choses  qui  sont  familières  à  ceux  à  qui  se  fait  la  manifesta- 
tion ».  Nous  avons  dans  cette  règle  ou  ce  principe  la  clef  de 
toutes  les  manifestations  divines  dans  l'Ancien  et  le  Nouveau 
Testament.  «  Or,  poursuit  saint  Thomas,  il  est  manifeste  que 
pour  les  hommes  justes,  c'est  chose  familière  et  accoutumée 
d'être  instruits  par  le  mouvement  instinctif  intérieur  de  l'Es- 
prit-Saint  sans  la  démonstration  de  signes  sensibles,  c'est-à- 
dire  par  l'esprit  de  prophétie  ».  Retenons,  au  passage,  cette 
déclaration  magnifique  de  saint  Thomas,  qui  ouvre  de  si  beaux 
horizons  sur  la  vie  mystique  des  âmes  saintes.  «  Les  autres, 
au  contraire,  adonnés  aux  choses  corporelles,  sont  amenés  par 
les  choses  sensibles  aux  choses  intelligibles.  Toutefois,  les  Juifs 
étaient  accoutumés  à  recevoir  des  réponses  divines  par  les  an- 
ges, par  lesquels  aussi  ils  avaient  reçu  la  loi,  selon  cette  parole 
du  livre  des  Actes,  ch.  vu  (v.  53)  :  Vous  avez  reçu  la  loi  par  la 
disposition  des  anges.  Quant  aux  Gentils,  surtout  les  savants  et 
les  astronomes,  ils  étaient  accoutumés  à  regarder  le  cours  des 
étoiles.  Et  c'est  pourquoi,  aux  justes,  c'est-à-dire  à  Siméon  et 
Anne,  la  nativité  du  Christ  fut  manifestée  par  le  mouvement 
instinctif  intérieur  de  l'Esprit-Saint;  selon  cette  parole  de  saint 
Luc,  ch.  II  (v.  26;  cf.  36  et  suiv.)  :  //  avait  eu  cette  réponse  de 
r Esprit-Saint,  qu'il  ne  verrait  point  la  mort,  avant  qu'il  n'eût  vu 
d'abord  le  Christ  du  Seigneur.  Au  contraire,  aux  bergers  et  aux 
Mages,  comme  adonnés  aux  choses  corporelles,  la  nativité  du 
Christ  fut  manifestée  par  des  apparitions  visibles.  Et  parce  que 
cette  nativité  n'était  pas  purement  terrestre,  mais,  d'une  cer- 
taine manière,  céleste;  à  cause  de  cela,  c'est  par  des  signes 
célestes,  que  la  nativité  du  Christ  est  révélée  aux  uns  et  aux 
aux  autres.   Comme,  en  effet,   le  dit  saint  Augustin,  dans  un 


QtlEST.    XXXVI.    —   DE   LA  MANIFESTATION  DU  CHRIST  NE.       20g 

sermon  de  l'Epiphanie  (sermon  CGIV)  les  deux  sont  habités  par 
les  anges  et  ornés  par  les  astres  ;  aussi  bien  par  les  uns  et  les  autres 
les  cieux  racontent  la  gloire  de  Dieu  ».  On  aura  remarqué  ce  beau 
texte  de  saint  Augustin.  —  «  D'autre  part,  c'est  raisonnable- 
ment qu'aux  bergers,  comme  étant  des  Juifs,  auxquels  avaient 
été  faites  fréquemment  des  apparitions  d'anges,  la  nativité  du 
Christ  a  été  révélée  par  des  anges;  et  qu'aux  Mages,  habitués  à 
considérer  les  corps  célestes,  elle  a  été  manifestée  par  le  signe 
d'une  étoile,  parce  que,  comme  le  dit  saint  Jean  Ghrysostome 
(hom.  VI  sur  saint  Matthieu),  Dieu  voulut  les  appeler  par  des 
choses  accoutumées,  condescendant  à  eux.  —  Il  y  a  aussi  une  autre 
raison.  C'est  que,  comme  le  dit  saint  Grégoire  (hom.'X  sur 
V Évangile),  aux  Juifs,  comme  usant  de  la  raison,  un  vivant  rai- 
sonnable, c'est-à-dire  un  ange,  devait  prêcher.  Les  Gentils,  au  con- 
traire, qui  ne  savaient  point  user  de  la  raison  pour  connaître  Dieu, 
sont  conduits,  non  par  la  voix,  mais  par  des  signes.  El,  de  même 
que  le  Seigneur,  parlant  déjà,  Jut  annoncé  aux  Gentils  par  des  pré- 
dicateurs qui  parlaient,  de  même  le  Seigneur  qui  ne  parlait  pas 
encore,  fat  prêché  par  des  éléments  sans  parole.  —  Il  est  encore 
une  autre  raison.  C'est  que,  comme  le  dit  saint  Augustin  (ou 
plutôt  saint  Léon,  pape),  dans  un  sermon  de  l'Epiphanie  (ser- 
mon XXXIII),  à  Abraham  avait  été  promise  une  succession  innom- 
brable qui  devait  être  engendrée  non  par  la  semence  de  la  chair, 
mais  par  la  fécondité  de  la  foi.  Et  aussi  bien  elle  était  comparée  à 
la  multitude  des  étoiles,  ajin  qu'il  espérât  une  descendance  céleste. 
Et  voilà  pourquoi  les  Gentils,  désignés  par  les  étoiles,  sont  excités 
par  l'apparition  d'un  nouvel  astre,  afin  qu'ils  parviennent  au 
Christ,  par  lequel  ils  deviennent  race  d'Abraham  » .  —  Ces  textes 
des  Pères  sont  vraiment  très  beaux. 

L'ad  primam  dit  que  «  cela  a  besoin  d'être  manifesté,  qui,  de 
soi,  est  caché  ;  non  ce  qui  est,  de  soi,  manifeste.  Or,  la  chair 
de  Celui  qui  naissait  était  manifeste;  mais  la  divinité  était 
cachée.  Et  voilà  pourquoi  c'est  à  propos  que  cette  nativité  a 
été  manifestée  par  les  anges,  qui  sont  les  ministres  de  Dieu. 
Aussi  bien  c'est  au  milieu  de  la  clarté  que  l'ange  apparut, 
pour  montrer  que  Celui  qui  naissait  était  la  splendeur  de  la 
gloire  du  Père  »  {aux  Hébreux,  ch.  i,  v.   3). 

XVI. — La  Rédemption.  ,  i4 


yiO  SOMME    THEOLOGIQUE. 

Uad  secLindum  déclare  que  les  «  justes  n'avaient  pas  besoin 
d'une  apparition  visible  d'anges;  mais  à  eux  suffisait  le  mou- 
vement intérieur  de  l'Esprit-Saint,  en  raison  de  leur  perfec- 
tion ». 

Vad  tei'liam  répond  que  «  l'étoile  qui  manifesta  la  nativité 
du  Cbrist  enleva  toute  occasion  d'erreur.  Comme,  en  effet,  le 
dit  saint  Augustin,  contre  Faiisle  (liv.  Il,  ch.  v),  aucun  »  astro- 
nome ou  «  astrologue,  jamais,  ne  fixa  le  destin  des  hommes  qui 
naissaient,  le  rattachant  aux  étoiles,  de  telle  sorte  qu'il  ajfirmât 
que  quelqu'une  des  étoiles,  à  la  naissance  d'un  homme,  eût  laissé 
l'ordre  de  son  cours  et  se  fût  dirigée  vers  le  noux^eau-né,  comme 
il  arriva  pour  l'étoile  qui  annonça  la  nativité  du  Christ.  Et 
donc,  par  là,  n'est  point  confirmée  l'erreur  de  ceux  qui  esti- 
ment que  le  sort  des  hommes  qui  naissent  est  attaché  à  l'ordre  des 
astres,  mais  qui  ne  croient  pas  que  l'ordre  des  astres  puisse  être 
changé  à  la  nativité  de  l'homme.  —  Pareillement,  comme  le  dit 
saint  Jean  Chrysostome  (hom.  VI,  sur  S.  Matthieu),  le  rôle  de 
l'astronomie  »  ou  de  l'astrologie  «  n'est  pas  de  savoir  par  les 
étoiles  ceux  qui  naissent,  mais  de  prédire  l'avenir  en  partant  de 
l'heure  de  là  naissance.  Or,  les  Mages  ne  connurent  point  le  temps 
de  la  nativité  pour  partir  de  là  et  connaître  l'avenir  d'après  le  mou- 
vement des  étoiles  ;  mais  plutôt  inversement  » . 

Vad  quartum  signale  que  «  comme  le  rapporte  saint  Jean 
Chrysostome  (l'Anonyme,  hom.  II),  en  certains  écrits  apocry- 
phes on  lit  qu'une  certaine  nation  dans  l'extrême  orient,  près 
de  l'Océan,  avait  une  certaine  écriture  »  ou  un  certain  écrit, 
«  portant  le  nom  de  Seth,  au  sujet  de  cette  étoile  et  des  présents 
à  offrir.  Et  cette  nation  observait  avec  soin  l'apparition  de  cette 
étoile ,  ayant  placé  douze  explorateurs ,  qui ,  à  des  époques 
déterminées,  gravissaient  la  montagne  »  afin  de  mieux  voir. 
«  Or,  sur  cette  montagne,  ils  virent  l'étoile  qui  avait  en  elle 
comme  la  forme  d'un  petit  enfant  et  au-dessus  d'elle  une  simi- 
litude de  croix  ».  Le  récit  de  cet  apocryphe  ne  manque  pas 
d'une  certaine  saveur,  pour  montrer  comment  on  s'industriait, 
dans  certains  milieux,  à  l'effet  d'expliquer  le  mystère  de  l'étoile. 
—  «  Ou  bien  »,  poursuit  saint  Thomas,  «  il  faut  dire  que, 
comme  il  est  marqué  dans  le  livre  des  Questions  du  Nouveau 


QUESt.    XXXVI.    DE   LA   MANIFESTATION   t)U   CHRIST   NE.        21  t 

et  de  l" Ancien  Teslament  (q.  lxiii,  parmi  les  Œuvres  de  saint 
Augustin),  ces  Mages  suivaient  la  tradition  de  Balaani  qui  avait 
dit  :  Une  étoile  sortira  de  Jacob  {Nombres,  ch.  xxiv,  v.  17).  Et, 
aussi  bien,  voyant  une  étoile  en  dehors  du  cours  ordinaire  du 
monde,  ils  comprirent  que  c'était  celle  que  Balaam  avait  prédit 
devoir  être  le  Jutur  indice  du  roi  des  Juijs.  —  Ou  bien,  comme 
le  note  saint  Augustin,  dans  un  sermon  de  l'Epiphanie  (ser- 
mon CCCLXXIV),  il  faut  dire  que  les  Mages  apprirent  des  anges, 
par  l'avertissement  d'une  certaine  révélation,  que  l'étoile  signifiait 
que  le  Christ  était  né.  Et  il  semble  probable  que  ce  fut  par  des 
bons  anges,  alors  qu'ils  cherchaient  déjà  leur  salut  dans  le  Christ 
qu'ils  venaient  adorer.  —  Ou  bien,  comme  le  dit  saint  Léon, 
pape,  dans  un  sermon  de  l'Epiphanie  (sermon  XXXIV,  ch.  m), 
outre  cette  image  extérieure  qui  Jrappait  le  regard  corporel,  un 
rayon  plus  éclatant  de  la  vérité  instruisit  leurs  cœurs  de  ce  qui 
touchent  à  l'illumination  de  la  foi  ».  —  La  diversité  même  de 
ces  explications  nous  montre  qu'il  est  difficile  de  rien  préciser 
à  ce  sujet  ;  mais  une  chose  est  certaine  :  c'est  que  les  Mages 
comprirent  le  sens  de  l'apparition  de  l'étoile  et  se  rendirent  à 
son  appel.  Du  reste,  nous  allons  revenir,  dans  les  deux  der- 
niers articles  de  la  question  présente,  sur  ce  point  si  intéres- 
sant de  l'étoile  des  Mages  et  de  leur  adoration  auprès  du 
Christ. 

Mais  auparavant  nous  devons  jeter  un  coup  d'œil  d'ensem- 
ble sur  les  manifestations  dont  il  vient  d'être  parlé,  et  nous 
demander  si  l'ordre  dans  lequel  ces  manifestations  se  sont 
produites  était  bien  l'ordre  qui  convenait.  C'est  l'objet  de  l'ar- 
ticle qui  suit. 

Article  VI. 

Si  c'est  dans  l'ordre  voulu  que  la  nativité  du   Christ 
a  été  manifestée? 


Trois  objections   veulent    prouver  que  «  ce  n'est  pas  dans 
l'ordre  voulu  que  la  nativité  du  Christ  a  été  manifestée  ».  — 


2  12  SOMME    THEOLOGIQUE. 

La  première  dit  que  «  la  nativité  du  Clirist  aurait  dû  être  ma- 
nifestée d'abord  à  ceux  qui  étaient  le  plus  près  du  Christ  et 
qui  désiraient  le  plus  sa  venue;  selon  cette  parole  du  livre  de 
la  Sagesse,  ch,  vi  (v.  i4)  :  Elle  devance  ceux  qui  la  désirent,  afin 
de  se  montrer  à  eux  la  première.  Or,  les  justes  étaient  tout  à  fait 
près  du  Christ  par  la  foi  et  ils  désiraient  le  plus  son  avènement; 
aussi  bien  est-il  dit  de  Siméon,  en  saint  Luc,  ch.  n  (v.  ^5), 
que  c'était  an  homme  juste  et  craignant  Dieu,  qui  attendait  la 
rédemption  d'Israël.  Donc  la  nativité  du  Christ  aurait  dû  être 
manifestée  à  Siméon  avant  d'être  manifestée  aux  bergers  et 
aux  Mages  ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  les  Mages 
furent /e.s  prémices  des  Gentils  qui  devaient  croire  au  Christ.  Or, 
c'est  d'abord  la  plénitude  des  nations  qui  vient  à  la  foi  ;  et,  après, 
tout  Israël  sera  sauvé,  comme  il  est  dit  aux  Romains ,  ch.  xi  (v.  26, 
2G).  Donc  la  nativité  du  Christ  devait  être  manifestée  aux 
Mages  avant  d'être  manifestée  aux  bergers  ».  —  La  troisième 
objection,  d'un  haut  intérêt  exégétique  et  historique,  fait  ob- 
server qu'  ((  il  est  dit,  en  saint  Matthieu,  ch.  n  (v.  16)  quHé- 
rode  mit  à  mort  tous  les  enfants  qui  étaient  à  Bethléem  et  dans 
tous  ses  environs,  depuis  deux  ans  et  au-dessous,  selon  le  temps 
dont  il  s'était  enquis  auprès  des  Mages.  Et  par  là  il  semble  que 
les  Mages  parvinrent  au  Christ  dans  la  deuxième  année  après 
sa  nativité.  Or,  c'est  mal  à  propos  que  la  nativité  du  Christ 
ait  été  manifestée  aux  Gentils  après  un  aussi  long  temps  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  mot  du  livre  de  Daniel,  où  «  il 
est  dit,  ch.  11  (v.  21)  :  Cest  Lui  qui  change  les  temps  et  les  âges. 
Et,  par  suite,  il  semble  que  le  temps  de  la  manifestation  de  la 
nativité  du  Christ  s'est  déroulé  comme  il  fallait  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  constate  et  rappelle  que 
Cl  la  nativité  du  Christ  a  été  manifestée  d'abord  aux  bergers, 
le  jour  même  de'cette  nativité,  Comme  il  est  dit,  en  effet,  dans 
saint  Luc,  ch.  11  (v.  8,  i5,  16),  des  bergers  se  trouvaient  dans  la 
même  région  gardant  et  passant  les  veilles  de  la  nuit  auprès  de 
leur  troupeau.  Et,  dès  que  les  anges  Jurent  partis  d'auprès  d'eux 
dans  le  ciel,  ils  se  disaient  les  ans  aux  autres  ;  passons  Jusqu'à 
Bethléem.  Et  ils  vinrent  en  hâte.  —  En  second  lieu,  les  Mages 
parvinrent  au  Christ,  le  treizième  jour  après  sa  nativité,  au- 


QUEST.    XXWr.    —   DE    LA   MANIFESTATION   DU   CHRIST   NE.        Jl3 

quel  on  célèbre  la  fêle  de  l'Epiphanie.  Si,  en  effet,  ils  étaient 
venus,  l'année  d'après,  ou  au  bout  de  deux  ans.  ils  n'auraient 
pas  trouvé  l'Enfant  à  Bethléem  ;  puisqu'il  est  écrit,  en  saint 
Luc,  ch.  II  (v.  39),  qn  après  quils  eurent  accompli  toutes  choses 
selon  la  loLdu  Seigneur,  offrant  l'Enfant  Jésus  dans  le  Temple  », 
Marie  et  Joseph  «  revinrent  en  Galilée,  dans  leur  cité,  c'est-à-dire 
à  Nazareth  ».  Nous  verrons,  tout  à  l'heure,  ce  qu'il  faut  penser 
de  l'indication  fournie  ici  par  saint  Luc.  Remarquons  seule- 
ment que  c'est  sur  elle  que  se  fonde  saint  Thomas  pour  hâter 
l'arrivée  des  Mages.  Si  une  autre  interprétation  est  possible,  la 
conclusion  ne  s'imposera  pas.  —  «  En  troisième  lieu,  la  nati- 
vité fut  manifestée  aux  justes  dans  le  Temple,  le  quarantième 
jour  après  la  nativité,  comme  on  le  trouve  en  saint  Luc,  ch.  11 
(v.  22;  cf.  Lévitique,  ch.  xii,  v.  2  et  suiv.)  ».  —  Après  avoir 
marqué  cet  ordre  des  manifestations  selon  qu'il  a  cru  pouvoir 
le  dégager  du  récit  de  saint  Luc,  saint  Thomas  apporte  une 
raison  de  convenance,  qu'il  explique  comme  il  suit  :  «  La  rai- 
son de  cet  ordre  est  que  par  les  bergers  sont  signifiés  les  Apô- 
tres et  les  autres  qui  crurent  parmi  les  Juifs,  auquels  d'abord 
fut  manifestée  la  foi  du  Christ  ;  et  parmi  eux,  en  effet,  il  n'y 
eut  pas  beaucoup  de  puissants  et  beaucoup  de  nobles,  comme  il 
est  dit  dans  la  première  Épitre  aux  Corinthiens,  ch.  i  (v.  26)  », 
mais  plutôt  de  petites  gens  et  des  hommes  du  peuple  ressem- 
blant aux  bergers.  «  Ensuite,  la  foi  du  Christ  parvint  à  la  plé- 
nitude des  nations  ;  qui  est  figurée  par  les  Mages.  Et,  troisiè- 
mement, elle  parviendra  à  la  plénitude  des  Juifs;  qui  est  figu- 
rée par  les  justes  ;  d'où  il  vient  aussi  que  le  Christ  leur  fut 
manifesté  dans  le  Temple  des  Juifs  ».  —  11  va  bien  sans  dire 
que  ce  n'est  qu'une  raison  de  convenance  et  que  l'ordre  mar- 
qué en  second  lieu,  qui  est,  en  effet,  l'ordre  réel,  n'est  pas 
nécessairement  lié  comme  correspondant  à  l'ordre  qui  aura  pu 
être  celui  des  manifestations  marquées  dans  l'Evangile. 

L'ad  primum  explique  fort  bien  pourquoi  la  manifestation 
faite  à  Siméon  n'a  pas  été  la  première  et  donne  une  raison  qui 
s'harmoniserait  en  effet  très  bien  avec  l'ordre  des  manifesta- 
tions, à  supposer  que  celle  qui  regarde  les  Mages  eût  été  aussi 
antérieure  à  celle  qui  regarde  Siméon.  «  Gomme  le  dit  l'Apô- 


2l4  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

tre,  aux  Romains,  ch.  ix  (v.  3o,  3i),  Israël,  en  suivant  la  loi  de 
la  Justice  n'est  point  parvenu  à  la  loi  de  la  Justice  ;  tandis  que  les 
Gentils,  qui  ne  cherchaient  pas  la  Justice,  ont,  d'une  façon  com- 
mune, prévenu  les  Juifs  dans  la  justice  de  la  foi.  Et,  en  figure 
de  cela,  Siméon,  qui  attendait  la  consolation  d'Israël,  a  connu 
en  dernier  lieu  le  Christ  nouveau-né;  et  il  a  été  précédé  dans 
cette  connaissance  par  les  bergers  et  les  Mages,  qui  n'avaient 
point  la  même  sollicitude  ».  Ici  encore,  ce  n'est  qu'une  raison 
de  convenance,  laquelle  n'a  son  application  que  si  on  suppose 
la  réalité  de  l'ordre  dont  il  s'agit. 

L'arf  sectmdam  fait  observer  que  «  si  la  plénitude  des  nations 
est  venue  à  la  foi  avant  la  plénitude  des  Juifs,  cependant  les 
prémices  des  Juifs  ont  précédé  les  prémices  des  nations.  Et 
voilà  pourquoi  la  nativité  du  Christ  a  été  manifestée  aux  ber- 
gers avant  d'être  manifestée  aux  Mages  ». 

Vad  lertium  dit  qu'  «  au  sujet  de  l'apparition  de  l'étoile  qui 
apparut  aux  Mages,  il  y  a  une  double  opinion.  —  Saint  Jean 
Chrysostome,  en  effet,  sur  saint  Matthieu  (ch.  ii,  v.  i),  et  saint 
Augustin,  dans  un  sermon  de  l'Epiphanie  (sermon  CXXXI, 
parmi  les  (Euvres),  disent  que  l'étoile  apparut  aux  Mages  deux 
ans  avant  la  nativité  da  Christ;  c'est  alors  que  les  Mages  réso- 
lurent de  venir  vers  le  Christ;  et  s'étant  mis  en  route  des  extré- 
mités de  l'Orient,  ils  arrivèrent  le  troisième  jour  après  la  nais- 
sance du  Christ.  Aussi  bien  Hérode,  aussitôt  après  leur  départ, 
se  voyant  joué  par  eux,  envoya  l'ordre  de  tuer  les  enfants  de 
deux  ans  et  au-dessous,  se  demandant  si  le  Christ  n'était  pas 
né  quand  l'étoile  apparut  aux  Mages,  selon  le  temps  dont  il 
s'était  enquis  auprès  d'eux.  —  D'autres  disent  (cf.  saint  Rémi, 
hom.  VII)  que  l'étoile  apparut  aussitôt  après  la  nativité  du 
Christ,  et  que  tout  de  suite  les  Mages,  ayant  vu  l'étoile,  se  mi- 
rent en  route  et  firent  leur  chemin  très  long  en  l'espace  de 
treize  jours,  soit  par  une  assistance  divine,  soit  à  cause  de  la 
rapidité  des  dromadaires  qui  les  portaient;  tout  cela,  d'ailleurs, 
à  supposer  qu'ils  vinrent  de  l'Extrême-Orient.  Car  il  en  est  qui 
disent  qu'ils  vinrent  d'une  région  rapprochée,  là  où  était  Ba- 
laam,  dont  ils  avaient  connu  la  doctrine;  et  s'ils  sont  dits  être 
venus  de  l'Orient,  c'est  parce  que  cette  terre  était  à  l'orient  de 


QUEST   XXXVI.    —   DE   LA   MANIFESTATION    DU    CHRIST   NE.         2l5 

la  Judée.  Et,  dans  cette  hypothèse,  ce  ne  fut  pas  tout  de  suite 
qu'Hérode  mita  mort  les  enfants;  mais  seulement  après  deux 
ans  :  soit  parce  que,  dit-on,  il  aurait  dû,  dans  l'intervalle,  se  ren- 
dre à  Rome,  où  il  avait  été  accusé  ;  ou  parce  que,  agité  d'autres 
craintes,  il  avait  dû  se  désister  de  la  poursuite  des  enfants;  ou 
bien  parce  qu'il  put  croire  que  les  Mag-es,  trompés  par  une 
Jausse  vision  de  l'étoile,  n  ayant  pas  trouvé  lEnJant  qu'ils  cher- 
chaient, n'avaient  pas  osé  revenir  vers  lui,  comme  le  dit  saint 
Augustin,  au  livre  du  Consentement  des  Évangélistes  (liv.  Il, 
oh.  xi).  Et  c'est  pour  cela  qu'il  fît  tuer,  non  seulement  les  en- 
fants de  deux  ans,  mais  au-dessous,  parce  que,  comme  le  dit 
saint  Augustin  dans  un  sermon  sur  les  saints  Innocents,  il  crai- 
gnait que  l'Enfant,  qui  avait  les  astres  à  son  service,  n'eût  changé 
son  aspect  un  peu  au-dessus  ou  au-dessous  de  son  âge  » . 

Nous  voyons,  par  toutes  ces  explications,  combien  a  créé  de 
difficultés  aux  Pères  et  aux  Docteurs  l'indication  des  deux  ans 
marquée  en  saint  Matthieu  au  sujet  de  l'apparition  de  l'étoile. 
Ces  difficultés  venaient  surtout  de  l'hypothèse  où  l'on  se  plaçait 
touchant  la  date  de  l'adoration  des  Mages.  On  acceptait,  en 
effet,  que  cette  adoration  avait  eu  lieu  treize  jours  après  la  nais- 
sance du  Christ.  Dès  lors,  l'indication  des  deux  ans  pour  l'appa- 
rition de  l'étoile  ne  pouvait  plus  s'expliquer  que  très  difficile- 
ment. La  difficulté  se  résout  d'elle-même  si,  au  lieu  de  placer 
l'adoration  des  Mages  au  treizième  jour  après  la  naissance  du 
Christ,  on  la  reporte  à  la  deuxième  année  qui  suivit  cette  nais- 
sance. Nous  avons  entendu  saint  Thomas  lui-même  faire  allu- 
sion à  cette  hypothèse,  au  corps  de  l'article.  Il  est  vrai  qu'il  ne 
s'y  est  pas  arrêté.  Mais  pour  une  raison  qui  n'est  pas  contrai- 
gnante. Il  disait,  en  ell'et,  qu'à  ce  compte  les  Mages  n'auraient 
pas  trouvé  l'Enfant  à  Bethléem,  puisque  après  la  purification, 
qui  eutlieuau  quarantième  jour,  Joseph  et  Marie  étaient  retour- 
nés à  Nazareth.  Une  explication  intermédiaire  peut  être  donnée; 
et  elle  semble  tout  à  fait  plausible.  Elle  consiste  à  dire  qu'en 
effet,  après  la  purification,  la  sainte  Famille  retourna  à  Naza- 
reth ;  mais  non  pas  pour  y  rester.  Saint  Joseph,  après  la  nais- 
sance du  Christ,  se  considérait  comme  tenu  de  revenir  à 
Bethléem,  qu'il  savait,  par  les  prophéties,  devoir  être  la  patrie 


2l6  SOMME    THÉOLOGIQUE, 

du  Messie,  Si  donc  après  la  purification  il  était  retourné  à 
Nazareth,  c'est  parce  qu'il  en  était  parti  précipitamment.  Mais 
après  avoir  mis  ordre  à  ses  affaires,  ce  qui  ne  dut  lui  demander 
que  peu  de  temps,  il  était  revenu  à  Bethléem,  avec  l'intention 
de  s'y  fixer.  Et  c'est  là  que  les  Mages  retrouvèrent  la  sainte 
Famille  au  début  de  la  deuxième  année  après  la  naissance  du 
Christ.  Avec  cette  explication,  les  faits  de  l'Évangile  s'harmo- 
nisent très  bien.  Sans  cela,  au  contraire,  il  devient  à  peu  près 
impossible  de  les  expliquer.  Car,  où  placer  la  fuite  en  Egypte, 
si  l'adoration  des  Mages  a  eu  lieu  treize  jours  après  la  naissance 
du  Christ.  Aussi  bien  l'interprétation  qui  nous  semble  la  plus 
littérale  est  celle  qui  range  ainsi  les  événements  :  d'abord,  la 
naissance  du  Christ;  puis,  au  quarantième  jour,  la  purifica- 
tion; après  la  purification,  le  retour  à  Nazareth,  mais  pour  très 
peu  de  temps  :  la  sainte  Famille  vient  s'établir  à  Bethléem. 
C'est  là  que  les  Mages  viennent  adorer  l'Enfant,  au  début  de  la 
deuxième  année.  Hérode,  déjoué  par  eux,  médite  de  faire  périr 
l'Enfant,  que  saint  Joseph,  averti  par  l'ange,  emmène  précipi- 
tamment en  Egypte.  Après  la  mort  d'Hérode,  survenue  l'année 
suivante,  saint  Joseph,  de  nouveau  averti  par  l'ange,  songe  à 
retourner,  non  à  Nazareth,  mais  à  Bethléem,  preuve  manifeste 
qu'il  s'y  était  établi  avant  la  fuite  en  Egypte;  et  ce  n'est  que 
sur  un  nouvel  avis  de  l'ange,  qu'il  se  rend  à  Nazareth,  où  l'En- 
fant devait  demeurer  caché  jusqu'aux  jours  de  la  vie  publique. 
Nous  avons  expliqué  ce  sentiment  avec  les  laisons  qui  le  moti- 
vent, au  tome  premier  de  Jésus-Chrisl  dans  l'Évangile. 

Après  avoir  examiné  ce  qui  a  trait  à  la  manifestation  du  Christ 
en  général,  il  nous  faut  étudier  en  particulier  l'une  de  ces  mani- 
festations comme  offrant  une  importance  toute  spéciale.  Il  s'agit 
de  l'adoration  des  Mages.  Et,  à  ce  sujet,  sai  nt  Thomas  se  demande 
deux  choses  :  premièrement,  ce  qu'était  l'étoile  qui  les  condui- 
sit; deuxièmement,  comment  ils  se  comportèrent  auprès  de 
l'Enfant-Dieu.  —  Le  premier  point  va  faire  l'objet  de  l'arti- 
cle qui  suit. 


QUEST.    XXXVI.    —   DE   LA  MANIFESTATION   DU   CHRIST   NÉ.        217 


Article  VII. 

Si  l'étoile  qui  apparut  aux  Mages  était  l'une  des  étoiles 

du  ciel? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  l'étoile  qui  apparut 
aux  Mages  était  l'une  des  étoiles  du  ciel  ».  —  La  première  cite 
le  mot  de  «  saint  Augustin  »  (ou  plutôt  Maxime  de  Turin, 
hom.  XII  sur  la  Nativité;  parmi  les  Œuvres),  qui,  «  dans  un 
sermon  de  l'Epiphanie,  dit  :  Tandis  que  Dieu  est  suspendu  au 
sein  »  de  sa  Mère  «  et  quii  est  revêtu  de  misérables  langes,  sou- 
dain un  nouvel  astre  brille  au  ciel.  Ce  fut  donc  une  étoile  du 
ciel  qui  apparut  aux  Mages  ».  —  La  seconde  objection  est  un 
autre  mot  de  «  saint  Augustin  »,  qui,  «  dans  un  sermon  de 
l'Epiphanie  (sermon  CCI),  dit  :  Aux  bergers,  ce  sont  des  anges  ; 
et  aux  Mages,  c'est  une  étoile,  qui  montrent  le  Christ.  Aux  uns  et 
aux  autres,  c'est  la  tangue  des  deux  qui  se  fait  entendre,  parce 
que  la  langue  des  prophètes  ne  s  entendait  plus.  Or,  les  anges  qui 
apparurent  aux  bergers  furent  vraiment  des  anges  venus  du 
ciel.  Donc  létoile,  aussi,  qui  apparut  aux  Mages  fut  vraiment 
une  des  étoiles  du  ciel  ».  —  La  troisième  objection  arguë  au 
sens  de  la  science  des  anciens.  Elle  dit  que  «  les  étoiles  qui  ne 
sont  pas  au  ciel,  mais  dans  l'air,  sont  appelées  comètes;  lesquel- 
les n'apparaissent  point  à  la  naissance  des  rois,  mais  plutôt 
sont  des  indices  de  leur  mort.  Puis  donc  que  l'étoile  dont  il 
s'agit  désignait  la  naissance  du  Roi  »  des  rois,  «  et  aussi  bien 
les  Mages  disent,  en  saint  Matthieu,  ch.  ii  (v.  2)  :  Où  est  le 
nouveau-né  Roi  des  Juifs?  Car  nous  avons  vu  son  étoile  en 
Orient,  il  semble  que  cette  étoile  fut  du  nombre  des  étoiles  du 
ciel  ». 

L'argument  sed  contra  cite  un  texte  de  «  saint  Augustin,  au 
livre  Contre  Fauste  »  (liv,  II,  ch.  v),  où  il  est  «  dit  :  Ce  n'était 
point  l'une  des  étoiles  qui  depuis  le  commencement  de  la  création  gar- 
dent V ordre  de  leur  course  sous  la  loi  du  Créateur  ;  mais  pour  la  nou- 
veauté de  Venjantement  de  la  Vierge,  un  nouvel  astre  apparut  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  comme  le 


2l8  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

dit  saint  Jean  Ghrysostome,  sur  saint  Matthieu  (hom.  VI),  que 
cette  étoile  qui  apparat  aux  Mages  n'ait  pas  été  l'une  des  étoi- 
les du  ciel,  la  chose  est  manifeste  de  multiple  manière.  —  Pre- 
mièrement, parce  qu'il  n'est  aucune  des  étoiles  qui  marche  dans 
cette  direction.  Celle-ci,  en  effet,  se  portait  du  nord  au  midi  : 
car  telle  est  la  direction  de  la  Judée,  par  rapport  à  la  Perse,  d'où 
les  Mages  venaient.  —  Secondement,  la  chose  apparaît  aussi 
par  le  temps  »  où  l'étoile  était  vue.  «  Et,  en  effet,  ce  n'était  pas 
seulement  la  nuit,  mais  aussi  au  milieu  du  jour  qu'elle  parais- 
sait :  chose  qui  ne  convient  à  aucune  étoile;  non  pas  même  à 
la  lune.  —  Troisièmement,  parce  que  tantôt  elle  apparaissait, 
et  tantôt  elle  se  cachait.  Lorsque,  en  effet,  les  Mages  entrèrent 
à  Jérusalem,  l'étoile  se  cacha  ;  et,  ensuite,  dès  qu'ils  eurent  laissé 
Hérode,  elle  se  montra  de  nouveau.  —  Quatrièmement,  parce 
qu'elle  n'avait  pas  un  mouvement  continu;  mais,  quand  les 
Mages  devaient  aller,  elle  allait;  quand  ils  devaient  s'arrêter, 
elle  s'arrêtait  ;  comme  il  en  était  pour  la  colonne  de  nuée  dans 
le  désert  {Exode,  ch.  xl,  v.  34,  35  ;  Deutéronome,  ch.  i,  v.  33). 
—  Cinquièmement,  parce  que  ce  ne  fut  pas  en  restant  en  haut, 
qu'elle  montra  le  lieu  où  était  la  Vierge  qui  avait  enfanté,  mais 
elle  le  fit  en  descendant  sur  la  maison.  Il  est  dit,  en  effet,  dans 
saint  Matthieu,  ch.  ii  (v.  g),  que  l'étoile  quils  avaient  vu  en 
Orient,  les  précédait  jusqu  à  ce  qu  étant  venue  elle  s'arrêta  sur  l'en- 
droit où  était  l'EnJant.  Par  où  l'on  voit  que  le  mot  des  Mages 
disant  :  Nous  avons  vu  son  étoile  en  Orient,  ne  doit  pas  s'enten- 
dre comme  si,  eux-mêmes  se  trouvant  en  Orient,  l'étoile  leur  fût 
apparue  existant  elle-même  dans  la  terre  de  Juda;  mais  en  ce 
sens  qu'ils  la  virent  alors  qu'elle-même  était  en  Orient  etqu'elle 
les  précéda  jusque  dans  la  Judée;  bien  que  ceci  soit  laissé  dans 
le  doute  par  quelques-uns  (cf.  Saint  Rémi,  hom.  VII).  Or, 
l'étoile  n'aurait  pas  pu  montrer  distinctement  la  maison,  si 
elle  n'avait  été  proche  de  terre.  Et,  comme  lui-même,  saint 
Jean  Chrysostome,  le  dit,  ceci  ne  semble  pas  convenir  à  une 
étoile,  mais  être  le  propre  d'une  vertu  qui  a  la  raison.  D'où  il 
semble  que  cette  étoile  était  une  vertu  invisible  transjormée  en  une 
telle  apparence.  —  Aussi  bien  quelques-uns  àn^ni  {des  Merveilles 
de  la  Sainte  Écriture,  livre  III,  ch.  iv  ;  parmi  les  CËuvres  de 


QUEST.    XXXVr.    —   DE   LA  MANIFESTATION   DU   CHRIST  NE.        219 

saint  Augustin)  que  comme  i'Esprit-Saint  descendit  sur  le  Sei- 
gneur après  son  baptême,  sous  la  forme  d'une  colombe,  de 
même  II  apparut  aux  Mages  sous  la  forme  d'une  étoile.  — D'au- 
tres disent  que  l'ange  qui  apparut  aux  bergers  sous  la  forme 
humaine,  apparut  aux  Mages  sous  la  forme  d'une  étoile.  —  Tou- 
tefois, il  semble  plus  probable  que  ce  fut  une  étoile  formée 
alors  à  cette  fin,  non  pas  dans  le  ciel,  mais  dans  l'air  voisin  de 
la  lerre  ;  laquelle  se  mouvait  au  gré  de  la  volonté  de  Dieu  »  : 
nous  dirions  un  météore  miraculeusement  formé  par  Dieu  pour 
conduire  les  Mages.  «  Ce  qui  fait  dire  à  saint  Léon,  pape,  dans 
un  sermon  de  l'Epiphanie  (sermon  XXXI,  ch.  i)  ;  Aux  trois 
Mages,  dans  la  région  de  l'Orient,  apparaît  une  étoile  nouvelle  par  sa 
clarté,  qui  remportant  en  éclat  et  en  beauté  sur  tous  les  autres 
astres  attirât  sur  elle  leurs  regards  et  leurs  esprits,  afin  que  tout  de 
suite  iljùt  remarqué  qu'un  phénomène  aussi  insolite  ne  devait  pas 
être  chose  vaine  « . 

Vad  primum  répond  que  «  parfois,  dans  la  Sainte  Écriture, 
l'air  est  appelé  ciel;  selon  cette  parole  (ps.  viii,  v.  9)  :  Les  oiseaux 
du  ciel  et  les  poissons  de  la  mer  » . 

Uad  secundum  dit  que  «  les  anges  du  ciel,  en  vertu  de  leur 
office,  ont  de  descendre  vers  nous,  étant  envoyés  comme  ministres 
{aux  Hébreux,  ch.  i,  v.  i4).  Mais  les  étoiles  du  ciel  ne  quittent 
point  leur  place.  Et,  par  la  suite,  la  raison  n'est  pas  la  même  ». 

Vad  tertium  fait  observer  que  «  comme  l'étoile  »  des  Mages 
«  ne  suivait  pas  le  mouvement  des  étoiles  du  ciel,  elle  ne  suivait 
pas,  non  plus,  celui  des  comètes,  qu'on  ne  voit  pas  durant  le 
jour,  et  qui  ne  changent  pas  leur  course  ordinaire.  Et  toute- 
fois »,  à  supposer,  comme  le  voulait  l'objection,  que  l'appari- 
tion des  comètes  se  produise  en  rapport  avec  la  chute  des  rois, 
«  cette  signification  des  comètes  n'était  pas  ici  totalement 
absente.  C'est  qu'en  effet  le  royaume  céleste  du  Christ  brisa  et 
détruisit  tous  les  royaumes  de  la  terre  :  et  lui-même  demeurera 
éternellement,  comme  il  est  dit  au  livre  de  Daniel,  ch.  11  (v.  4"^)  »• 

Il  ne  nous  reste  plus  qu'un  dernier  point  à  examiner.  Et 
c'est  de  savoir  si  l'adoration  des  Mages  fut  bien  ce  qu'il  fallait. 
Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


2  20  SOMME    THEOLOGIQUE. 

Article  VIII. 
Si  les  Mages  vinrent  à  propos  adorer  et  vénérer  le  Christ? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  les  Mages  ne  vin- 
rent pas  à  propos  adorer  et  vénérer  le  Christ  ».  —  La  première 
dit  qu'  «  à  chaque  roi  les  hommages  sont  dus  par  ses  sujets. 
Or,  les  Mages  ne  faisaient  point  partie  du  royaume  des  Juifs. 
Donc,  puisque  la  vue  de  l'étoile  leur  fit  connaître  que  c'était 
le  roi  des  Juifs  qui  venait  de  naître,  il  semble  que  c'est  mal  à 
propos  qu'ils  vinrent  l'adorer  ».  —  La  seconde  objection  dé- 
clare que  «  c'est  une  folie  de  venir  annoncer  un  roi  étranger 
à  un  roi  qui  règne  encore.  Or,  dans  le  royaume  des  Juifs,  Hé- 
rode  régnait  toujours.  Donc  les  Mages  agirent  en  insensés  quand 
ils  annoncèrent  la  naissance  d'un  nouveau  roi  ».  —  La  troi- 
sième objection  fait  observer  que  «  le  signe  céleste  est  plus  cer- 
tain que  le  signe  humain.  Or,  les  Mages  étaient  venus  en 
Judée  conduits  par  un  signe  céleste.  Donc  ils  en  agirent  sot- 
tement de  requérir,  en  dehors  de  la  conduite  de  l'étoile,  un 
signe  humain,  quand  ils  dirent  :  Oh  est  le  noaveaa-né  roi  des 
Juifs?  »  —  La  quatrième  objection  arguë  de  ce  que  «  l'obla- 
tion  de  présents  et  l'hommage  de  l'adoration  ne  sont  dus 
qu'aux  rois  qui  régnent  déjà.  Or,  les  Mages  ne  trouvèrent  point 
le  Christ  dans  l'éclat  de  la  dignité  royale.  Donc  c'est  mal  à  pro- 
pos qu'ils  lui  offrirent  des  présents  et  des  hommages  royaux  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  mot  d'Isaïe,  où  «  il  est  dit 
ch.  Lx  (v.  3)  :  Les  nations  marchçronl  à  ta  lumière,  et  les  rois  à  la 
splendeur  de  ton  lever.  Or,  ceux  qui  sont  conduits  par  la  lumière 
divine,  n'errent  point.  Donc  les  Mages,  sans  erreur,  rendirent 
au  Christ  leurs  hommages  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  <(  comme  il 
a  été  dit  (art.  3,  ad  i"""),  les  Mages  sont  les  princes  des  nations 
croyant  au  Christ,  dans  lesquels  apparut,  comme  dans  un  pré- 
sage, la  foi  et  la  dévotion  des  nations  venant  au  Christ  des 
pays  lointains.  Et  c'est  pourquoi,  de  même  que  la  dévotion  et 


QUEST.    XXXVI.    —    DE   LA   MANIFESTATION   £)U    CHRIST   NE.        22  t 

la  foi  des  nations  est  sans  erreur  par  l'inspiration  de  l'Esprit- 
Saint,  de  même  aussi  il  faut  croire  que  les  Mages,  inspirés  par 
l'Esprit-Saint,  rendirent  sagement  leurs  hommages  au  Christ  ». 
—  On  peut  même  ajouter  que  cette  conduite  des  Mages  est  un 
des  plus  beaux  actes  de  foi  qui  aient  été  jamais  accomplis.  Il 
fallait,  en  effet,  que  leur  esprit  fût  mag^nifiquement  éclairé  par 
la  lumière  d'en-Haut,  pour  qu'ils  n'aient  pas  hésité  à  recon- 
naître, dans  le  tout  petit  Enfant  porté  sur  les  bras  de  sa  Mère 
pauvre  et  ignorée  de  tous,  le  Roi-Messie  qu'ils  étaient  venus 
chercher  de  si  loin.  C'est,  du  reste,  ce  que  vont  souligner  excel- 
lemment les  réponses  aux  objections. 

Vad  primam  déclare  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin, 
dans  un  sermon  de  l'Epiphanie  (sermon  CC,  cli.  i),  alors  que 
de  nombreux  rois  des  Juifs  étaient  nés  et  étaient  morts,  tes  Mages 
ne  vinrent  adorer  aucun  d'eux.  Ce  n'est  donc  pas  à  un  roi  des 
Juijs  comme  il  avait  accoutumé  d'y  en  avoir,  que  ces  étrangers, 
venus  de  loin  et  n'ayant  rien  de  commun  avec  ce  royaume,  doivent 
Jtre  supposés  avoir  voulu  rendre  un  si  grand  honneur.  Mais  ils 
avaient  appris  qu'il  venait  de  naître  un  roi  dans  l'adoration  duquel 
ils  ne  doutaient  pas  qu'ils  ne  trouvassent  le  salut  qui  est  selon 
Dieu  )). 

L'ad  secundum  dit  que  «  par  cette  annonce  des  Mages  »,  faite 
avec  tant  d'audace  et  de  courage,  «  était  préfigurée  la  cons- 
tance des  nations  qui  confesseraient  le  Christ  jusqu'à  la  mort  », 
à  rencontre  de  tous  les  tyrans  et  de  tous  les  persécuteurs. 
«  Aussi  bien,  saint  Jean  Ghrysostome  (ou  plutôt  l'Anonyme) 
dit,  sur  saint  Matthieu  (Ouvrage  inachevé),  que  considérant  le  Roi 
à  venir,  ils  ne  craignaient  pas  le  roi  présent.  Ils  n'avaient  pas  en- 
core vu  te  Christ;  et  déjà  ils  étaient  prêts  à  mourir  pour  Lui  ». 

L'ad  tertium  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin,  dans 
son  sermon  sur  l'Epiphanie  (sermon  CC,  ch.  ii),  l'étoile  qui  con- 
duisit les  Mages  jusqu'au  lieu  où  était  avec  sa  Mère  vierge  le  Dieu- 
enfant  pouvait  les  conduire  jusqu'à  la  cité  de  Bethléem  où  le  Christ 
était  né.  Mais  elle  se  déroba  jusqu'à  ce  que  les  Juifs  eux-mêmes 
eussent  aussi  rendu  témoignage  au  sujet  de  la  cité  oà  le  Christ  devait 
naître;  afin  que,  de  la  sorte,  confirmés  par  un  double  témoignage, 
comme  le  dit  saint  Léon,   pape  (sermon  \XX1V,   ch.  ii),  ils 


222  SOMME    THEOLOGIQUE. 

apportassent  plus  d'ardeur  à  chercher  Celui  que  manifestait  et  la 
clarté  de  l'étoile  et  l'autorité  de  la  prophétie.  Et,  ainsi,  eux-mêmes 
annoncent  la  nativité  du  Clirist  et  demandent  le  lieu,  croient  et 
cherchent,  comme  pour  signifier  ceux  qui  marchent  par  la  foi  et 
désirent  la  claire  vue,  selon  que  s'exprime  saint  Augustin,  dans 
un  sermon  de  l'Epiphanie  (sermon  CXGIX,  ch.  i).  Quant  aux 
Juifs  qui  indiquent  aux  Mages  le  lieu  de  la  nativité  du  Christ, 
ils  ont  été  semblables  aux  ouvriers  qui  construisirent  l'arche 
de  yoé,  lesquels  fournirent  aux  autres  le  moyen  de  se  sauver  et 
eux-mêmes  périrent  dans  le  déluge  :  ils  parlèrent  et  demeurèrent 
après  avoir  parlé,  semblables  aux  bornes  du  chemin  qui  montrent 
la  voie,  mais  ne  marchent  pas  (S.  Augustin,  sermon  CCGLXXIII, 
V.  iv),  —  Ce  fut  aussi  par  un  dessein  de  Dieu  que  la  vue  de 
l'étoile  leur  étant  enlevée,  les  Mages  conduits  par  le  sens  hu- 
main iraient  à  Jérusalem,  cherchant  dans  la  cité  royale  le  Roi 
nouveau-né,  afin  que  dans  Jérusalem  fût  d'abord  annoncée  pu- 
bliquement la  nativité  du  Christ,  selon  cette  parole  d'Isaïe,  ch.  ii 
(v.  3)  :  De  Sion  sortira  la  loi;  et  la  Parole  du  Seigneur,  de  Jérug 
salem;  et  aussi,  afin  que  le  zèle  des  Mages  venant  de  loin  condam- 
nât la  paresse  des  Juifs  qui  étaient  tout  près  »  et  qui  n'allaient 
point  vers  le  Christ  (cf.  S.  Rémi,  hom.  VII). 

Vad  quartum  fait  observer  que  «  comme  le  dit  saint  Jean 
Chrysostome  (l'Anonyme),  sur  saint  Matthieu  (Ouvrage  ina- 
chevé), si  les  Mages  étaient  venus  cherchant  un  roi  de  la  terre,  ils 
auraient  été  confondus  ;  car  ils  eussent  entrepris  sans  raison  la 
fatigue  d'un  si  long  voyage.  Et,  par  suite,  ils  n'auraient  ni  adoré, 
ni  offert  des  présents.  Mais,  parce  qu'ils  cherchaient  le  Roi  du 
ciel,  bien  qu'ils  ne  vissent  en  Lui  rien  de  l'excellence  royale,  cepen- 
dant contents  du  seul  témoignage  de  l'étoile,  ils  adorèrent.  C'est 
qu'en  effet,  ils  voient  un  homme  et  ils  reconnaissent  Dieu.  Et 
ils  offrent  des  présents  en  harmonie  avec  la  dignité  du  Christ  : 
de  l'or,  comme  au  grand  Roi;  l'encens,  qui  sert  dans  les  sacrifices 
divins,  ils  l'offrent  comme  à  celui  qui  est  Dieu;  et  la  myrrhe,  qu'on 
répand  sur  les  corps  des  morts,  est  offerte  comme  à  Celui  qui 
doit  mourir  pour  le  salut  de  tous  (S.  Grégoire,  hom.  X,  sur  r Évan- 
gile). Et,  comme  le  dit  saint  Grégoire  (au  même  endroit), 
nous  apprenons  de  là  à  offrir  au  Roi  nouveau-né  l'or  qui  signifie 


QÙEST.    XXXVI.    —   DE   LA   MANIFESTATION   DU   CHRIST   NE.        223 

la  sagesse,  resplendissant  en  sa  présence  de  la  lumière  de  la  sa- 
gesse; l'encens,  qui  exprime  la  dévotion  de  la  prière,  nous  l'ojjrons 
à  Dieu  si  nous  répandons  devant  Lui  la  bonne  odeur  de  nos  prières 
assidues;  quant  à  la  myrrhe,  qui  signifie  la  mortification  de  la 
chair,  nous  UoJJrons,  si  par  l'abstinence  nous  mortifions  les  vices  de 
la  chair  ». 

Après  la  question  de  la  nativité  du  Christ,  et  toujours  rela- 
tivement à  son  entrée  dans  le  monde;  nous  devons  examiner 
ce  qui  a  trait  aux  prescriptions  légales  observées  à  son  endroit. 
C'est  l'objet  de  la  question  suivante. 


QUESTION  XXXVII 


DE  LA  CIRCONCISION  ET  DES  AUTRES  PRESCRIPTIONS  LEGALES 
OBSERVÉES  A  L'ENDROIT  DU  CHRIST  ENFANT 


Celte  question  est  introduite  ainsi  par  saint  Thomas.  «  Nous 
devons  maintenant  traiter  de  la  circoncision  du  Christ.  Et, 
parce  que  la  circoncision  est  une  certaine  profession  de  la  loi 
à  observer,  selon  cette  parole  de  l'Épître  aax  Gâtâtes,  ch.  v 
(v.  3)  :  Je  témoigne  pour  tout  homme  qui  se  circoncit,  qu'il  est 
débiteur  à  l'endroit  de  toute  la  loi  à  observer  ;  ensemble  avec  la 
circoncision,  nous  traiterons  des  autres  prescriptions  légales 
observées  à  l'endroit  du  Christ  Enfant  ». 


La  question  comprend  quatre  articles  : 

1°  De  la  circoncision  du  Christ. 
2°  De  l'imposition  du  nom. 
3°  De  sa  présentation. 
4°  De  la  purification  de  sa  Mère. 


Article  Premier. 
Si  le  Christ  devait  être  circoncis? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'aurait 
pas  dû  être  circoncis  ».  —  La  première  est  que  «  la  figure 
cesse,  quand  la  vérité  vient.  Or,  la  circoncision  fut  prescrite 
à  Abraham  en  signe  du  pacte  ou  de  l'alliance  qui  portait  sur 
le  descendant  qui  devait  naître  de  lui,  comme  on  le  voit  par 
la  GenP.se,  chapitre  xvii.  Or,  cette  alliance  ou  ce  pacte  eut  son 
accomplissement  dans  la  nativité  du  Christ.  Donc  la  circonci- 
sion dut  cesser  aussitôt  ».  —  La  seconde  objection  déclare  que 


Q.  XXXVII.   —  DE  LA  CIRCONCISION  ET  t)E  LA  PRESENTATION.        220 

«  toute  action  du  Christ  nous  sert  d'instruction  (cf.  Instruction 
sacerdotale,  ch.  vi,  parmi  les  Œuvres  de  saint  Bernard);  et 
aussi  bien  il  est  dit  en  saint  Jean,  ch.  xiii  (v.  i5)  :  Je  vous  ai 
donné  l'exemple,  afin  que  comme  J'ai  Jait  moi-même ,  vous  aussi 
pareillement  vous  fassiez.  Or,  nous,  nous  ne  devons  pas  être  cir- 
concis; selon  cette  parole  de  l'Épître  aux  Galates,  ch,  v  (v.  2)  : 
Si  vous  pratiquez  la  circoncision,  le  Christ  ne  vous  sert  plus  de 
rien.  Donc  il  semble  que  le  Christ,  non  plus,  ne  devait  pas 
être  circoncis  ».  —  La  troisième  objection  dit  que  «  la  circon- 
cision est  ordonnée  comme  remède  contre  le  péché  originel. 
Or,  le  Christ  n'a  pas  contracté  le  péché  originel,  comme  on  le 
voit  par  ce  qui  a  été  dit  plus  haut  (q.  4,  art.  6,  ad  2"'"; 
q.  i4,  art.  3;  q.  i5,  art.  i).  Donc  le  Christ  ne  devait  pas  être 
circoncis  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  simplement  le  texte  de  saint 
Luc,  où  «  il  est  dit,  ch.  11  (v.  21)  :  Après  que  furent  passés  les 
huit  jours,  alors  que  l'Enfant  devait  être  circoncis  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  pour  plu- 
sieurs causes,  le  Christ  devait  être  circoncis  ».  Et  le  saint  Doc- 
teur en  énumère  sept.  —  «  Premièrement,  pour  montrer  la 
vérité  de  la  chair  humaine  »,  qu'il  avait  prise  dans  son  Incar- 
nation :  «  contre  le  Manichéen,  qui  dit  qu'il  eut  un  corps 
fantastique  ;  et  contre  Apollinaire,  qui  dit  que  le  corps  du  Christ 
était  consubstantiel  à  la  divinité;  et  contre  Valentin,  qui  dit 
que  le  Christ  avait  apporté  son  corps  du  ciel.  —  Secondement, 
pour  approuver  la  circoncision,  que  Dieu  avait  autrefois  ins- 
tituée. —  Troisièmement,  pour  prouver  qu'il  était  de  la  race 
d'Abraham,  qui  avait  reçu  le  mandat  de  la  circoncision,  en  si- 
gne de  la  foi  qu'il  avait  eue  au  sujet  du  Christ.  —  Quatrième- 
ment, pour  enlever  aux  Juifs  l'excuse  de  ne  pas  le  recevoir, 
s'il  eût  été  incirconcis.  —  Cinquièmement,  pour  recommander 
par  son  exemple  la  vertu  de  l'obéissance  (cf.  vénérable  Bède, 
hom.  X,  pour  la  fête  de  la  Circoncision).  Et  aussi  bien,  c'est  le 
huitième  jour  qu'il  fut  circoncis,  comme  il  était  prescrit  dans 
la  loi.  —  Sixièmement,  afm  que  Celui  qui  était  venu  dans  la  si- 
militude de  la  chair  de  péché  ne  rejetât  point  le  remède  dont  la 
chair  de  péché  avait  coutume  d'être  purifiée  (vénérable  Bède, 
XVI. — La  Rédemption.  i5 


2  26  SOMME    THÉOLOGIQUÉ. 

Fbid).  —  Septièmement,  afin  que  prenant  sur  Lui  le  fardeau  de 
la  loi,  Il  en  libérât  les  autres;  selon  cette  parole  de  rÉpîlre 
aux  Galettes,  ch.  iv  (v.  /i,  5)  :  Dieu  a  envoyé  son  Fils,  formé  sous 
la  loi,  afin  de  racheter  ceux  qui  étaient  sous  la  loi  ».  —  On  aura 
remarqué  la  partie  scripturaire  et  théologique  de  ces  raisons 
condenséees  ici  par  saint  Thomas  avec  tant  de  précision  et  de 
justesse. 

Vad  primum  répond  que  «  la  circoncision,  en  enlevant  une 
certaine  pellicule  du  membre  de  la  génération,  signifiait  la  spo- 
liation de  la  vieille  génération  »  ou  de  la  génération  du  vieil 
homme  (cf.  S.  Athanase,  du  sabbat  et  de  la  circoncision);  «  de 
laquelle  vétusté  nous  sommes  libérés  parla  Passion  du  Christ. 
Et  c'est  pourquoi  la  vérité  de  celte  figure  ne  fut  point  pleine- 
ment accomplie  »  ou  réalisée  «  dans  la  nativité  du  Christ  )>, 
comme  le  supposait  l'objection,  «  mais  dans  la  Passion  du 
Christ,  avant  laquelle  la  circoncision  avait  sa  vertu  et  son  état. 
C'est  à  cause  de  cela,  qu'il  convint  que  le  Christ,  avant  sa 
Passion,  fût  circoncis,  comme  fils  d'Abraham  ». 

L'ad  secundum  dit  que  «  le  Christ  a  reçu  la  circoncision 
dans  le  temps  où  elle  était  marquée  par  le  précepte.  Et  c'est 
pourquoi  son  action  est  pour  nous  à  imiter,  en  cela  que  nous 
devons  observer  ce  qui,  de  nos  jours,  est  de  précepte.  Car 
rt  chaque  chose  convient  son  temps  et  son  opportunité,  comme  il 
est  dit  dans  V Ecclésiastique ,  ch.  vni  (v.  G).  De  plus,  comme 
Origène  le  dit  (hom.  XIV,  sur  saint  Luc),  de  même  que  nous 
sommes  morts  avec  le  Christ  mourant,  et  que  nous  sommes  ressus- 
cites avec  Lui  dans  sa  résurrection  ;  de  même,  nous  avons  été 
circoncis  d'une  circoncision  spirituelle  par  le  Christ.  Et  c'est 
pourquoi  nous  n'avons  pas  besoin  de  la  circoncision  charnelle. 
Et  c'est  ce  que  l'Apôtre  dit,  aux  Colossiens,  ch.  ii  (v.  ii)  :  En 
qui,  c'est-à-dire,  dans  le  Christ,  vous  avez  été  circoncis,  non 
d'une  circoncision  faite  de  main  d'homme,  dans  la  spoliation  du 
corps  de  chair,  mais  dans  la  circoncision  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ  ». 

L'ad  tertium  déclare  que  «  comme  le  Christ,  par  sa  propre 
volonté,  a  pris  notre  mort,  qui  est  l'eflet  du  péché,  n'ayant 
Lui-même  aucun  péché,  afin  de  nous  délivrer  de  la  mort  et  de 


Q.  XXXVII.  —  DE  LA  CIRCONCISION  ET  DÉ  LA  PRESENTATION.       227 

nous  faire  mourir  spirituellement  au  péché  ;  pareillement,  aussi, 
la  circoncision,  qui  est  le  remède  du  péché  originel,  Il  l'a  prise, 
sans  qu'il  eût  le  péché  originel,  pour  nous  délivrer  du  joug 
de  la  loi,  et  afin  d'opérer  en  nous  la  circoncision  spirituelle; 
c'est-à  dire,  afin  que  prenant  la  figure,  Il  accomplît  la  vérité  », 
qui  consistait,  en  effet,  à  être  dépouillés  de  la  vétusté  du  péché, 
comme  il  a  été  expliqué  à  Vad  prinmm.  —  On  aura  remarqué 
la  précision  des  formules  de  cet  ad  tertium,  d'oij  se  projette 
une  clarté  si  vive  sur  tant  de  passages  des  épîtres  de  saint  Paul. 

Des  raisons  de  la  plus  haute  sagesse  voulaient  que  le  Christ 
fût  circoncis  comme  nous  savons,  par  l'Évangil^,  qu'il  l'a  été, 
en  effet.  Le  même  récit  évangélique  nous  parle,  en  cette  même 
occasion,  du  nom  qui  fut  donné  au  Christ.  Pouvons-nous,  ici 
encore,  justifier,  du  point  de  vue  de  la  raison  théologique, 
l'imposition  du  nom  dont  il  s'agit.  Saint  Thomas  va  nous 
répondre  à  l'article  suivant. 


Article  II. 
Si  ce  fut  comme  il  fallait  que  le  nom  fut  imposé  au  Christ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  ce  ne  fut  pas  comme 
il  fallait  que  le  nom  fut  imposé  au  Christ  »,  le  jour  de  la  circon- 
cision. —  La  première  dit  que  «  la  vérité  de  l'Évangile  doit 
répondre  à  l'annonce  de  la  prophétie.  Or,  les  prophètes  avaient 
annoncé  un  autre  nom  au  sujet  du  Christ.  Il  est  dit,  en  effet, 
dans  Isaïe,  ch.  vu  (v.  i4)  :  Voici  que  la  Vierge  concevra  et  enfan- 
tera an  Fils  et  on  appellera  son  nom  Emmanuel;  et,  au  chapi- 
tre viii  (v.  3)  :  Appelle  son  nom  :  Hâte-toi  d'enlever  les  dépouilles, 
hâte-toi  d'enlever  la  proie;  et,  au  chapitre  ix  (v.  6)  :  On  appellera 
son  nom  :  Admirable,  Conseiller,  Dieu,  Fort,  Père  du  siècle  à  venir, 
Prince  de  la  paix;  et,  dans  Zacharie,  il  est  dit,  ch.  vi  (v.  12)  : 
Voici  l'homme,  l'Orient  est  son  nom.  Donc  c'est  mal  à  propos 
qu'il  a  été  appelé  Jésus  ».  —  La  seconde  objection  en  appelle 
encore  à  Isaïe,  où  «  il  est  dit,  ch.  lxii  (v.  2)  :  //  te  sera  donné 
un  nom  nouveau,  que  la  bouche  da  Seigneur  projérera.  Or,  ce  nom 


228  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

de  Jésus  n'est  pas  un  nom  nouveau  ;  il  a  été  donné  à  plusieurs 
dans  l'Ancien  Testament;  comme  on  le  voit  même  dans  la 
généalogie  du  Christ,  en  saint  Luc,  ch.  ni  (v.  29).  Donc  il 
semble  que  c'est  mal  à  propos  qu'on  lui  a  donné  pour  nom 
Jésus  ».  —  La  troisième  objection  fait  observer  que  «  ce  nom 
Jésus  signifie  salut;  comme  on  le  voit  par  ce  qui  est  dit  en 
saint  Matthieu,  ch.  i  (v.  21)  :  Elle  enfantera  un  Fils,  et  tu  appel- 
leras son  nom,  Jésus  :  c'est  Lui,  en  effet,  qui  sauvera  son  peuple 
de  leurs  péchés.  Or,  le  salut  par  le  Christ  n'a  pas  été  seulement 
dans  la  circoncision  »  ou  pour  ceux  qui  étaient  circoncis,  «  mais 
encore  dans  le  prépuce  »,  c'est-à-dire  pour  ceux  qui  n'étaient  pas 
circoncis;  «  comme  on  le  voit  par  l'Apôtre,  aux  Bomains,  ch.  iv 
(v.  Il,  12).  Donc  c'est  mal  à  propos  que  ce  nom  a  été  donné  au 
Christ  dans  sa  circoncision  ». 

L'argument  «ed  contra  oppose  «  l'aulorité  de  l'Ecriture,  dans 
laquelle  il  est  dit,  en  saint  Luc,  ch.  11  (v.  21),  qu'après  que 
furent  achevés  les  huit  Jours,  ou  II  devait  être  circoncis,  Il  fut 
appelé  du  nom  de  Jésus  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  cette  règle, 
empruntée  à  la  raison  la  plus  inaliénable,  que  «  les  noms 
doivent  répondre  aux  propriétés  des  choses.  Et  c'est  ce  qu'on 
voit  dans  les  noms  des  genres  et  des  espèces;  selon  qu'il  est  dit, 
au  livre  IV  des  Métaphysiques  (de  S.  Th.,  leç.  16;  Did.,  liv.  III, 
ch.  VII,  leç.  9)  :  la  raison  que  le  nom  signifie  est  la  déjinition, 
laquelle  désigne  la  nature  propre  de  la  chose.  D'autre  part,  les 
noms  des  hommes  particuliers  sont  toujours  donnés  en  raison 
de  quelque  propriété  de  celui  à  qui  on  les  donne.  Ou  en  raison 
du  temps  :  c'est  ainsi  qu'on  donne  le  nom  de  certains  saints  à 
ceux  qui  naissent  le  jour  de  leur  fêle.  Ou  en  raison  de  la  parenté  : 
comme  lorsqu'on  donne  au  fils  le  nom  du  père  ou  de  quelqu'un 
de  la  famille;  c'est  ainsi  que  les  proches  de  Jean-Baptiste  vou- 
laient l'appeler  da  nom  de  son  père  Zacharie,  et  non  pas  Jean, 
parce  qu'il  n'était  personne  dans  sa  parenté  qui  s'appelât  de  ce  nom, 
ainsi  qu'il  est  dit  en  saint  Luc,  ch.  i  (v.  69  etsuiv.).  Ou,  encore, 
en  raison  d'un  événement;  comme  Joseph  appela  son  premier- 
né,  Manassès,  en  disant  :  Le  Seigneur  m'a  Jail  oublier  mes  Jatigues, 
Genèse,  ch.  xli  (v.  5i).  Ou,  encore,  en  raison  d'une  qualité  de 


Q.   XXXVII.   —  DE  LA  CIRCONCISION  ET  DE  LA  PRÉSENTATION.        229 

celui  à  qui  on  l'impose;  comme,  dans  la  Genèse,  ch.  xxv 
(v.  25),  il  est  dit  que,  parce  que  le  premier  qui  sortit  du  sein  de 
la  mère  était  roux  tout  entier  comme  un  manteau  de  poils,  son 
nom  fut  appelé  Esaii,  qui  signifie  rouge.  Quant  aux  noms  qui 
sont  donnés  par  Dieu,  ils  signifient  toujours  quelque  don  gra- 
tuit accordé  à  ceux  qui  les  portent;  comme,  dans  la  Genèse, 
ch.  XVII  (v.  5),  il  est  dit  à  Abraham  :  Tu  t'appelleras  Abraham; 
parce  que  je  t'ai  constitué  le  père  d'une  multitude  de  nations;  et, 
en  saint  Matthieu,  ch.  xvi  (v.  i8),  il  est  dit  à  Pierre  :  Tu  es 
Pierre  ;  et  sur  cette  pierre,  Je  bâtirai  mon  Église.  Par  cela  donc 
qu'au  Christ  en  tant  qu'homme  a  été  conféré  ce  don  de  la  grâce, 
que  par  Lui  tous  seraient  sauvés,  à  cause  de  cela  c'est  à  propos 
que  son  nom  a  été  appelé  Jésus,  c'est  à  dire  $aaveur,  l'ange 
dictant  ce  nom,  non  pas  seulement  à  sa  Mère,  mais  aussi  à 
Joseph,  parce  qu'il  devait  être  son  père  nourricier  ». 

Vadprimuni  est  fort  intéressant.  Il  montre  que  «dans  tous  ces 
noms  »  que  citait  l'objection,  «se  trouvcen  quelque  sorte  signi- 
fié le  nom  de  Jésus,  qui  porte  l'idée  de  salut.  —  Lorsqu'on  effet, 
il  est  parlé  d'Emmanuel,  qui  se  traduit  Dieu  avec  nous  (S.  Matthieu , 
ch.  I,  V.  23),  se  trouve  désignée  la  cause  du  salut,  qui  est  l'union 
de  la  nature  divine  et  de  la  nature  humaine  dans  la  Personne 
du  Fils  de  Dieu,  par  laquelle  il  a  été  fait  que  Dieu  fût  avec  nous. 
—  Par  ce  qu'il  est  dit  :  Appelle  son  nom  :  Hâte-toi  d'enlever  les 
dépouilles,  etc.,  se  trouve  désigné  celui  de  qui  nous  sommes 
sauvés  ;  car  c'est  du  démon,  dont  le  Christ  a  enlevé  les  dépouil- 
les, selon  cette  parole  de  l'Épître  aux  Colossiens,  ch.  ii  (v.  i5)  : 
Dépouillant  les  principautés,  les  puissances ,  Il  s'est  avancé  avec 
confiance.  —  En  ce  qu'il  est  dit  :  On  appellera  son  nom  :  Admi- 
rable, etc.,  se  trouve  désigné  le  chemin  elle  terme  de  notre  salut, 
en  ce  sens  que  par  l'admirable  conseil  et  l'admirable  vertu  de  force 
de  la  divinité,  nous  soinmes  conduits  à  l'hérilage  du  siècle  futur, 
dans  lequel  sera  la  paix  parfaite  des  enfants  de  Dieu  sous  Dieu 
Lui-même  notre  Prince.  —  Quanta  ce  qui  est  dit  :  Voici  l'homme, 
l'Orient  est  son  nom,  cela  revient  à  ce  qui  a  été  dit  d'abord, 
savoir  au  mystère  de  l'Incarnation,  selon  lequel  dans  les  ténè- 
bres la  lumière  s'est  levée  pour  ceux  qui  ont  le  cœur  droit.  » 
(pS.  CXI,  V.  4). 


23o  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

L'«d  secundiim  explique  qu'  «  à  ceux  qui  furent  avant  le 
Christ,  ce  nom  de  Jésus  put  convenir  selon  quelque  autre  rai- 
son particulière  :  si,  par  exemple,  ils  apportèrent  quelque  salut 
particulier  et  temporel.  Mais,  selon  la  raison  du  salut  spirituel 
et  universel,  ce  nom  est  propre  au  Christ.  Et  c'est  en  ce  sens 
qu'il  est  dit  nouveau  ».  —  L'explication  ne  pouvait  être  ni  plus 
littérale  ni  plus  adéquate  :  elle  est  vraiment  parfaite. 

Vad  terlluni  répond  que  «  comme  nous  le  lisons  dans  la 
Genèse,  chapitre  xvii,  c'est  tout  ensemble  qu'Abraham  reçut 
l'imposition  du  nom  par  Dieu  et  le  mandat  de  la  circoncision. 
Et  voilà  pourquoi  il  était  d'usage,  chez  les  Juifs,  qu'au  jour 
même  de  la  circoncision  le  nom  fût  donné  aux  eilfants,  comme 
si  avant  la  circoncision  les  enfants  n'avaient  pas  un  être  par- 
fait; et c'estainsi,  du  reste,  que  même  maintenant  on  donne  les 
noms  aux  enfants  dans  le  baptême.  Aussi  bien,  sur  cette  parole 
des  Proverbes,  ch.  iv  (v,  3)  :  fai  été  unfdspour  mon  père,  unjils  ten- 
dre et  unique  auprès  de  ma  mère,  la  glose  dit  :  Pourquoi  Salomon 
s' appelle-t-'d  fds  unique  devant  sa  mère,  alors  que  l'Écriture  témoigne 
quil  a  eu  un  père  utérin,  sinon  parce  que  ce  dernier,-  mort  tout  de 
suite,  sans  avoir  reçu  de  nom,  sortit  de  la  vie  comme  s'il  n'avait 
Jamais  été!  (liv.  II  des  Rois,  ch.  xii,  v.  18).  Et  c'est  pour  cela 
que  le  Christ,  en  même  temps  qu'il  fut  circoncis,  reçut  l'impo- 
sition du  nom  ». 

Après  la  circoncision,  se  trouve  mentionné,  dans  l'Évangile, 
au  sujet  du  Christ  nouveau-né,  le  fait  de  sa  présentation  au 
Temple  et  de  son  oblation  à  Dieu.  Il  y  est  question  aussi  de  la 
purification  de  sa  Mère.  Nous  devons  maintenant  nous  enqué- 
rir de  la  raison  de  ce  double  fait.  Et,  d'abord,  la  question  de  la 
présentation  ou  de  l'oblation  de  Jésus  au  Temple.  Ce  va  être 
l'objet  de  l'article  qui  suit. 

Article  III. 
Si  c'est  à  propos  que  le  Christ  fut  offert  dans  le  Temple? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  c'est  mal  à  propos 
que  le  Christ  fut  offert  dans  le  Temple  ».  —  La  première  en 


Q.  XXXVII.    —  DE  LA  CIRCONCISION  ET  DE  LA  PRESENTATION.        23 1 

appelle  à  ce  qu'«  il  est  dit,  dans  VExode,  ch.  xiii  (v.  2)  :  Sanc- 
tifiez-moi tout  premier-né  qui  ouvre  le  sein  parmi  les  enfants  d'Is- 
raël. Or,  le  Christ  est  sorti  du  sein  fermé  de  la  Vierge;  et,  par 
suite,  Il  ne  l'a  pas  ouvert.  Donc  II  ne  devait  pas,  en  vertu  de 
cette  loi,  être  offert  dans  le  Temple  ».  —  La  seconde  objection 
dit  que  «  ce  qui  est  toujours  présent  à  quelqu'un  n'a  pas  à  lui 
être  présenté.  Or,  l'humanité  du  Christ  fut  toujours  au  plus 
haut  point  présente  à  Dieu,  lui  étant  toujours  jointe  dans 
l'unité  de  la  Personne.  Donc  il  n'y  avait  pas  pour  le  Christ  à 
être  porté  devant  le  Seigneur  ».  —  La  troisième  objection  déclare 
que  «  le  Christ  est  la  victime  principale,  à  laquelle  toutes  les 
victimes  de  l'ancienne  loi  se  rapportaient  comme  les  figures  à 
la  vérité.  Or,  la  victime  ne  demande  pas  une  autre  victime. 
Donc  il  ne  fut  pas  à  propos  que  pour  le  Christ  une  autre  vic- 
time ou  hostie  iùt  offerte  ».  —  La  quatrième  objection  fait  ob- 
server que  «  parmi  les  victimes  légales,  il  y  eut  surtout  l'agneau, 
qui  était  le  sacrifice  perpétuel,  comme  on  le  voit  dans  les  Nom- 
bres, ch.  xxviii(v.  3,  6).  Et,  aussi  bien,  le  Christ  est  dit  l'Agneau, 
en  saint  Jean,  ch.  i  (v.  29)  :  Voici  l'Agneau  de  Dieu.  Il  aurait 
donc  été  plus  à  propos  que  fût  offert,  pour  le  Christ,  un  agneau, 
plutôt  qu  une  paire  de  tourterelles  ou  deux  petits  de  colombes  ». 

L'argument  sed  contra  se  retranche  derrière  «  l'autorité  de 
l'Écriture,  qui  témoigne  que  les  choses  se  sont  passées  ainsi, 
en  saint  Luc,  ch.  11  (v.  22  et  suiv.)  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  comme  il 
a  été  dit  (art.  i),  le  Christ  a  voulu  paraître  sous  la  loi  afin  que 
ceux  qui  étaient  sous  la  loi  Jussent  rachetés  par  Lui  {aux  Galates, 
ch.  IV,  V.  4,  5),  et  afin  que  la  justification  de  la  loijùl  accomplie 
spirituellement  dans  ses  membres  {aux  Romuins,  ch.  viii,  v.  [\). 
Or,  au  sujet  de  l'enfant  nouveau-né,  deux  préceptes  sont  livrés 
dans  la  loi.  —  L'un  est  général,  pour  tous  ;  et  c'est  qu'au  terme 
des  jours  de  la  purification  de  la  mère,  serait  offert  un  sacri- 
fice pour  le  fils  ou  pour  la  fille,  comme  on  le  voit  au  Lévili- 
que,  ch.  xii  (v.  6  et  suiv.).  Ce  sacrifice  était  pour  expier  le 
péché  dans  lequel  l'entant  avait  été  conçu  et  était  né;  et  aussi 
pour  une  certaine  consécration  de  l'enfant,  qui  était  alors  pour 
la  première  fois  présenté  au  Temple.  Et  c'est  pour  cela  que 


232  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

quelque  chose  était  offert  en  holocauste  et  quelque  chose  pour 
le  péché.  —  L'autre  précepte  était  spécial,  dans  la  loi,  au  su- 
jet des  premiers-nés,  soil  parmi  les  hommes,  soLl  parmi  les  ani- 
maux. Le  Seigneur,  en  eff'et,  s'était  réservé  tout  premier-né  en 
Israël,  parce  que,  à  la  délivrance  du  peuple  d'Israël,  //  avait 
frappé  tous  les  premiers-nés  de  r Egypte,  depuis  les  hommes  jus- 
qu'aux bêtes,  à  l'exception  des  premiers-nés  des  enfants  d'Israël 
{Exode,  ch.  xii,  v.  12,  i3,  29).  Ce  précepte  se  trouve  marqué 
dans  Y  Exode,  chapitre  xiii  (v.  2,  12  et  suiv.).  En  quoi,  du 
reste,  était  préfiguré  le  Christ,  qui  est  le  Premier-né  parmi  beau- 
coup de  frères,  comme  il  est  dit  aux  Romains,  ch.  viii  (v.  29). 
—  Par  cela  donc  que  le  Christ,  né  de  la  femme,  était  premier- 
né;  et  qu'il"  voulut  paraître  sous  la  loi;  l'Évangéliste  saint 
Luc  nous  montre  que  ces  deux  choses  ont  été  observées  à  son 
sujet.  Premièrement,  ce  qui  a  trait  aux  premiers-nés,  quand  il 
dit  (ch.  II,  V.  22,  28)  :  Ils  le  portaient  à  Jérusalem  pour  le  pré- 
senter devant  le  Seigneur,  selon  qu'il  est  écrit  dans  la  loi  du  Sei- 
gneur :  que  tout  mâle  ouvrant  le  sein  sera  appelé  saint  pour  '  le 
Seigneur.  Secondement,  ce  qui  a  trait  au  commandement  géné- 
ral pour  tous,  quand  il  dit  (Ibid.,  v.  2^)  :  Et  pour  offrir  la  vic- 
time, selon  qu'il  était  dit  dans  la  loi  du  Seigneur,  une  paire  de 
tourterelles  ou  deux  petits  de  colombes  » . 

L'ad  primum  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Grégoire  de 
Nysse  {De  la  rencontre  du  Seigneur),  ce  précepte  de  la  loi  dans  le 
seul  Dieu  incarné  paraît  s'être  accompli  d'une  manière  à  part  et  qui 
diffère  des  autres.  Lui  seul,  en  ejjet,  conçu  d'une  manière  ineffable 
et  produit  d'une  manière  incompréhensible ,  ouvrit  le  sein  virginal, 
sans  qu'il  eût  été,  au  préalable,  défloré  par  le  mariage,  conser- 
vant aussi,  après  l'enfantement,  inviolé  le  sceau  de  la  virginité. 
Lors  donc  quil  est  dit  :  ouvrant  le  sein;  c'est  pour  désigner 
que  rien  auparavant  n'y  était  entré  ou  n'en  était  sorti.  Et,  à 
cause  de  cela,  aussi,  il  est  dit  :  enjant  mâle;  parce  qu'il  n'a  rien 
porté  de  la  faute  de  la  femme  (S.  Grégroirc  de  Nysse,  endroit 
précité).  Ici  spécialement,  aussi,  Il  est  dit  :  saint;  parce  qu'il 
n'a  point  connu  la  contagion  de  la  corruption  terrestre,  par  la 
nouveauté  d'un  enjantement  sans  souillure  »  (S.  Ambroise,  sur 
S.  Luc,  ch.  II  (v.  23). 


Q.   XXXVII. DE  LA  CIRCONCISION  ET  DE  LA  PRESENTATION.        233 

h'ad  secundam  déclare  que  «  comme  le  Fils  de  Dieu  ne  s'est 
point  Jail  homme  et  n'a  pas  été  circoncis  dans  la  chair  pour  Lai, 
mais  pour  Jaire  de  nous  des  Dieux  par  la  grâce  et  pour  que  nous 
fassions  circoncis  spirituellement  ;  de  même,  c'est  pour  nous  qu'il 
se  tient  devant  le  Seigneur,  afin  que  nous  apprenions  à  nous  pré- 
senter nous-mêmes  à  Dieu  (S.  Athanase,  sur  S.  Luc,  ch.  ii, 
V.  23).  Et  cela  a  été  fait  après  sa  circoncision,  pour  montrer 
que  personne,  si  ce  n'est  celui  qui  est  circoncis  des  vices,  n'est 
digne  des  regards  divins  »  (vénérable  Bède,  sur  S.  Luc,  ch.  ii, 
V.  23).  —  On  aura  remarqué  ces  deux  beaux  textes,  qui  nous 
permettent,  comme,  du  reste,  tous  les  autres  que  nous  trou- 
vons cités  dans  ces  questions  et  ces  articles  ayant  trait  au  ré- 
cit évangélique,  de  nous  faire  une  idçe  du  merveilleux  ouvrage 
de  saint  Thomas  sur  les  quatre  Evangiles,  composé  tout  entier 
à  l'aide  de  textes  empruntés  aux  Pères  ou  aux  écrivains  ecclé- 
siastiques, et  qu'on  a  si  justement  nommé  la  Chaîne  d'or. 

L'ad  iertium  dit  que  «  c'est  pour  cela  même  qu'il  a  voulu 
que  les  victimes  légales  fussent  off'ertes  pour  Lui,  alors  qu'il 
était  la  vraie  victime,  afin  que  la  figure  rejoignît  la  vérité  et 
que  par  la  vérité  fût  approuvée  la  figure,  contre  ceux  qui  nient 
que  le  Christ,  dans  l'Évangile,  ait  prêché  le  Dieu  de  la  loi 
(cf.  S.  Augustin,  des  Hérésies,  n.  xlvi).  On  ne  peut  croire,  en 
effet,  comme  le  dit  Origène  (hom.  XIV,  sur  S.  Luc),  que  le 
Dieu  bon  ait  formé  son  Fils  sous  la  loi  de  son  ennemi,  que  Lui- 
même  n'aurait  pas  donnée  ». 

L'ad  qaartum  explique  qu'«  au  chapitre  xii  (v.  6,  8)  du 
Lévitique,  il  est  prescrit  que  ceux  qui  le  pourraient,  offrent  pour 
leur  fils  ou  leur  fille,  un  agneau  tout  ensemble  avec  une  tourte- 
relle ou  une  colombe,  et  que  ceux  qui  n'auraient  pas  le  moyen  d' of- 
frir un  agneau  offrent  deux  tourterelles  ou  deux  petits  de  colom- 
bes. —  Le  Seigneur  donc,  qui,  alors  qu'il  était  riche,  s'était  fait 
pauvre  pour  nous,  afin  de  nous  enrichir  par  sa  pauvreté,  comme 
il  est  dit,  dans  la  seconde  Epître  aux  Corinthiens,  ch.  viii  (v.  9), 
voulut  quejùt  offerte  pour  Lui  la  victime  des  pauvres  (vénérable 
Bède,  sur  S.  Luc,  liv.  1),  de  même  que  dans  sa  nativité  II  fut 
enveloppé  de  langes  et  couché  dans  une  crèche  »  (S.  Luc,  ch.  11, 
V.   7).  Ici  encore,   quel  admirable  choix  de  textes;  et  quelles 


234  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

explications  délicieuses.  —  «  Toutefois,  ajoute  saint  Thomas, 
ces  oiseaux  répondent  excellemment  à  la  figure  (cf.  Chaîne 
d'or,  sur  S.  Luc,  ch.  ii,  v,  a4;  sous  les  noms  de  S.  Cyrille  et 
du  vénérable  Bède).  La  tourterelle,  en  effet,  parce  qu'elle  est 
un  oiseau  qui  parle,  signifie  la  prédication  et  la  confession  de 
la  foi;  parce  qu'elle  est  un  animal  chaste,  elle  signifie  la  chas- 
teté; parce  qu'elle  est  un  animal  de  solitude,  elle  signifie  la 
contemplation.  Quant  à  la  colombe,  elle  est  un  animal  doux 
et  simple,  signifiant  la  douceur  ou  la  mansuétude  et  la  sim- 
plicité. Et,  parce  qu'elle  est  un  animal  qui  va  en  groupe,  elle 
signifie  la  vie  active.  Aussi  bien  cette  sorte  de  victime  »,  les 
deux  tourterelles  et  les  deux  petits  de  colombe,  «  signifiait  la 
perfection  du  Christ  et  de  ses  membres.  —  Il  y  a  aussi  que 
«  l'un  et  l'autre  de  ces  deux  animaux,  en  raison  de  l'habitude 
qu'ils  ont  de  gémir,  désignent  les  deuils  présents  des  saints  : 
mais  la  tourterelle,  qui  vit  seule,  signifie  les  larmes  de  la 
prière  isolée;  tandis  que  la  colombe,  qui  va  par  groupe,  si- 
gnifie les  prières  publiques  de  l'Église  (vénérable  Bède,  hom.  XV, 
sur  la  fête  de  la  Puriflcarlon).  —  Et,  aussi,  l'un  et  l'autre  ani- 
mal est  offert  en  double,  afin  que  la  sainteté  soit  non  seulement 
dans  l'âme,  mais  aussi  dans  le  corps  »  (cf.  S.  Athanase,  sur 
S.  Luc,  ch.  H,  v.  2^).  Toutes  ces  explications  mystiques  sont 
vraiment  exquises,  et  nous  montrent  ce  que  la  lumière  de 
l'Esprit-Saint,  habitant  dans  l'âme  des  saints  Docteurs,  ajoute 
de  suave  aux  splendeurs  de  leur  génie. 

Tout  est  évidemment  harmonieux  dans  le  fait,  relaté  par 
l'Evangile,  de  la  Présentation  de  Jésus  au  Temple.  — Pouvons- 
nous  en  dire  autant  de  cet  autre  fait,  également  relaté  par 
saint  Luc,  et  qui  est  la  Purification  de  la  Mère  du  Christ.  C'est 
ce  qu'il  nous  faut  maintenant  considérer;  et  tel  est  l'objet  de 
l'article  suivant. 


Q.   XXXVII.   —  DE  LA  CIRCONCISION  ET  DE  LA  PRESENTATION.        235 


Article  IV. 

S'il  était  à  propos  que  la  Mère  du  Christ  vienne  au  Temple 
pour  être  purifiée? 


Trois  objections  veulent  prouver  qu'a  il  n'était  pas  à  propos 
que  la  Mère  du  Christ  vînt  au  Temple  pour  être  purifiée  ». 

—  La  première  arguë  de  ce  que  «  la  purification  n'existe  que 
s'il  y  a  souillure.  Or,  dans  la  bienheureuse  Vierge  n'a  existé 
aucune  souillure,  ainsi  qu'on  le  voit  par  ce  qui  a  été  dit  plus 
haut  (art.  précéd.,  ad  /""';  q.  27,  art.  3,  4;  q-  28,  art.  i,  2,  3). 
Donc  elle  ne  devait  pas  venir  au  Temple  pour  être  purifiée  ». 

—  La  seconde  objection  cite  le  texte  du  Léuitiqae,  où  «  il  est 
dit,  ch.  XII  (v.  2)  :  La  femme,  qai  Jécondée  par  L'homme,  aura  en- 
Janté  an  enjanl  mâle,  sera  impure  pendant  sept  Jours;  et  voilà 
pourquoi  il  lui  est  prescrit  de  ne  pas  entrer  dans  le  sanctuaire 
jusquà  ce  que  soient  accomplis  les  jours  de  sa  purification.  Or,  la 
bienheureuse  Vierge  a  enfanté  un  enfant  mâle,  sans  aucune 
action  de  la  part  de  l'homme.  Donc  elle  ne  devait  pas  venir  au 
Temple  pour  être  purifiée  ».  —  La  troisième  objection  dit  que 
«  la  purification  de  la  souillure  ne  se  fait  que  par  la  grâce.. Or, 
les  sacrements  de  l'ancienne  loi  ne  conféraient  point  la  grâce. 
Et  la  Vierge,  plutôt,  avait  avec  elle  l'auteur  de  la  grâce.  Donc 
il  ne  convenait  pas  que  la  bienheureuse  Vierge  vînt  au 
Temple  pour  être  purifiée  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  <«  l'autorité  de  l'Écriture, 
dans  laquelle  il  est  dit,  en  saint  Luc,  ch.  11  (v.  22),  qyie  Jurent 
accomplis  les  Jours  de  la  purification  de  Marie  selon  la  loi  de  Moïse  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  cette  admirable 
loi  des  rapports  entre  le  Christ  et  sa  Mère,  que  «  comme  la  plé- 
nitude de  la  grâce  dérive  du  Christ  dans  sa  Mère,  il  fallait 
aussi  que  la  Mère  se  conformât  à  l'humilité  du  Fils  ;  car  c'est 
aux  humbles  que  Dieu  donne  sa  grâce,  ainsi  qu'il  est  dit  en  saint 
Jacques,  ch.  iv  (v.  6).  Et  c'est  pourquoi,  de  même  que  le  Christ, 
bien  qu'il  ne  fût  pas  soumis  à  la  loi,  voulut  cependant  subir 


236  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

la  circoncision  et  les  autres  charges  de  la  loi  pour  montrer  en 
Lui  l'exemple  de  l'humilité  et  de  l'obéissance,  et  pour  approu- 
ver la  loi,  et  pour  enlever  aux  Juifs  l'occasion  de  le  calomnier 
(cf.  art.  i");  pour  les  mêmes  raisons  11  voulut  que  sa  Mère 
remplisse  les  observances  de  la  loi,  auxquelles  cependant  elle 
n'était  point  tenue  ». 

L'rtd  priimim  accorde  que  <(  la  bienheureuse  Vierge  n'avait 
aucune  souillure;  cependant,  elle  voulut  accomplir  l'obser- 
vance de  la  purification,  non  pour  le  besoin,  mais  pour  le 
précepte  de  la  loi.  Et  c'est  pourquoi  l'Évangéliste  dit  intenlion- 
nellement  que  furent  accomplis  les  jours  de  sa  purification 
selon  la  loi;  car,  pour  elle-même,  elle  n'avait  pas  besoin  de  pu- 
rification ». 

Vad  secanduin  dit  que  ((  c'est  à  dessein  qu'il  semble  que 
Moïse  s'est  exprimé  comme  il  l'a  fait,  pour  excepter  de  l'impu- 
reté la  Mère  de  Dieu  qui  n'a  pas  enfanté  par  l'acUon  de  Chomme. 
Et,  par  là,  on  voit  qu'elle  n'était  pas  obligée  à  accomplir  ce 
précepte,  mais  que  c'est  volontairement  qu'elle  a  accompli 
l'observance  de  la  purification,  comme  il  a  été  dit  »  (au  corps 
de  l'article). 

L'at/  terliam  déclare  que  «  les  sacrements  de  la  loi  ne  puri- 
fiaient point  de  la  souillure  du  péché,  qui  se  fait  par  la  grâce, 
mais  préfiguraient  cette  purification  :  ils  purifiaient,  en  effet, 
d'une  certaine  purification  charnelle  portant  sur  une  certaine 
irrégularité,  ainsi  qu'il  a  été  dit  dans  la  Seconde  Partie  (i^-S"*, 
q.  102,  art.  5;  q.  io3,  art.  2).  Toutefois,  la  bienheureuse 
Vierge  n'avait  contracté  ni  l'une  ni  l'autre  impureté.  Et  c'est 
pourquoi  elle  n'avait  pas  besoin  d'être  purifiée  ». 

La  dernière  question  à  examiner  au  sujet  de  l'entrée  du 
Christ  en  ce  monde,  est  la  question  ((  du  baptême  dont  le 
Christ  a  été  baptisé.  Et  parce  que  le  Christ  a  été  baptisé  du 
baptême  de  Jean,  nous  devons  considérer,  d'abord,  le  bap- 
tême de  Jean,  en  général;  puis,  le  baptême  reçu  par  le  Christ  ». 
—  L'étude  du  baptême  de  Jean  en  général  va  faire  l'objet  de 
la  question  suivante. 


QUESTION    XXXVIII 


DU  BAPTEME  DE  JEA.N 


Cette  question  comprend  six  articles  : 

1°  S'il  était  à  propos  que  Jean  baptisât? 

2°  Si  ce  baptême  était  de  Dieu  ? 

3°  S'il  conférait  la  grâce? 

4°  Si  d'autres  que  le  Christ  devaient  être  baptisés  de  ce  bap- 
tême-là ? 

5"  Si  ce  baptême  devait  cesser,  une  fois  le  Christ  baptisé? 

7°  Si  ceux  qui  étaient  baptisés  du  baptême  de  Jean  devaient  être 
ensuite  baptisés  du  baptême  du  Christ? 


De  ces  six  articles,  les  trois  premiers  traitent  du  baptême  de 
Jean  en  lui-même  ;  les  trois  autres,  des  sujets  qui  devaient  le 
recevoir,  —  Sur  le  baptême  en  lui-même,  deux  points  sont  à 
considérer  :  les  causes  de  ce  baptême  ;  et  ses  effets.  Pour  les 
causes,  il  y  a  à  considérer  la  cause  finale;  et  puis,  la  cause 
originelle.  D'abord,  la  cause  finale.  —  c'est  l'objet  de  l'article 
premier. 

Article  Premier. 
S'il  était  à  propos  que  Jean  baptisât? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  n'était  pas  à  pro- 
pos que  Jean  baptise  ».  —  La  première  dit  que  «  tout  rite  sa- 
cramentel appartient  à  une  loi.  Or,  Jean  n'introduisit  pas  la 
loi  nouvelle.  Donc  c'était  mal  à  propos  qu'il  introduise  un 
nouveau  rite  de  baptême  »,  —  La  seconde  objection  fait  ob- 
server que  «  Jean  fat  envoyé  de  Dieu  en  témoignage  (S.  Jean, 
ch,  I,  V.  6,   7),  comme  prophète;    selon  cette  parole  de  saint 


238  SOMME    THÉOLOGIQtE. 

Luc,  ch.  I  (v.  76)  :  Toi,  enfant,  tu  seras  appelé  prophète  du 
Très-Haut.  Or,  les  prophètes  qui  furent  avant  le  Christ  n'in- 
troduisirent pas  de  nouveau  rite,  mais  ils  amenèrent  à  l'ob- 
servance des  rites  de  la  loi,  comme  on  le  voit  par  Malachie, 
chapitre  dernier  (v.  \)  :  Souvenez-vous  de  la  loi  de  Moïse,  mon 
serviteur,  Donc  Jean,  non  plus,  n'aurait  pas  dû  introduire  un 
nouveau  rite  de  baptême  ».  —  La  troisième  objection  déclare 
que  «  si  l'on  a  déjà  superfluité  au  sujet  d'une  chose,  il  n'y  a 
pas  lieu  d'y  ajouter.  Or,  les  Juifs  excédaient  dans  la  super- 
lluité  des  baptêmes  »  ou  des  ablutions.  «  Il  est  dit,  en  effet, 
dans  saint  Marc,  ch.  vu  (v.  3,  ^),  que  les  Pharisiens  et  tous  les 
Juijs,  s'ils  ne  se  lavaient  point  fréquemment  les  mains,  ne  man- 
geaient pas  ;  et,  au  retour  de  la  place  publique,  s'ils  ne  se  lavent 
pas,  ils  ne  mangent  point;  et  ils  pratiquent  une  foule  d'autres 
choses  qu'on  leur  a  transmis  de  garder,  ablution  des  coupes,  des 
cruches,  des  vases  d'airain,  et  des  lits.  Donc  c'était  mal  à  propos 
que  Jean  baptisât  ». 

L'argument  sed  contra  cite  «  l'autorité  de  l'Ecriture,  en  saint 
Matthieu,  ch.  m  (v.  5,  G),  où  après  la  mention  de  la  sainteté 
de  Jean,  il  est  dit  que  beaucoup  allaient  vers  lui  et  étaient 
baptisés  dans  le  Jourdain  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'  «  il  était  à 
propos  que  Jean  baptise,  pour  quatre  raisons.  —  Première- 
ment, parce  qu'il  fallait  que  le  Christ  fût  baptisé  par  Jean, 
afin  de  consacrer  le  baptême;  comme  le  dit  saint  Augustin, 
sur  saint  Jean  (traité  xni).  —  Secondement,  afin  que  le  Christ 
fût  manifesté.  Aussi  bien  saint  Jean-Baptiste  lui-même  dit,  en 
saint  Jean,  ch.  i  (v.  3i)  :  Afm  qu'il  fût  manifesté,  savoir  le 
Christ,  en  Israël,  à  cause  de  cela  Je  suis  venu,  moi,  baptisant 
dans  l'eau.  Tandis  qu'en  effet,  les  foules  venaient  à  lui,  il  leur 
annonçait  le  Christ  ;  ce  qui  se  fit  plus  facilement  que  s'il  avait 
parcouru  lui-même  les  divers  lieux,  comme  le  dit  saint  Jean 
Chrysostome,  sur  saint  Jean  (hom.  X,  sur  saint  Matthieu).  — Troi- 
sièmement, afin  que  par  son  baptême  il  accoutumât  les  hom- 
mes au  baptême  du  Christ.  Aussi  bien  saint  Grégoire  dit,  dans 
une  homélie  (hom.  Vlll  sur  l'Évangile),  que  c'est  pour  cela  que 
Jean   baptisa,  afm  que  gardant  l'ordre  qui  était    le  sien  comme 


QUESTION"    XXXVIII.    —    DU    BAPTEME    DE    JEAN.  289 

précurseur ,  de  même  qu'en  naissant  il  avait  prévenu  la  naissance  du 
Seigneur,  de  même  en  baptisant  il  prévienne  le  Seigneur  qui  devait 
baptiser.  —  Quatrièmement,  afin  qu'amenant  les  hommes  à  la 
pénitence,  il  les  préparât  à  recevoir  dignement  le  baptême  du 
Christ.  Aussi  bien  le  vénérable  Bède  dit  (ou  plutôt  Scot  Eri- 
gène,  sur  saint  Jean,  ch.  m,  v.  2^),  que  «  le  bien  assuré  aux  ca- 
téchumènes non  encore  baptisés,  par  la  doctrine  de  la  Joi,  le  bap- 
tême de  Jean  rassurait,  avant  le  baptême  du  Christ.  C'est  qu'en 
ejjfet,  comme  Jean  prêchait  la  pénitence  et  annonçait  le  baptême 
du  Christ  et  attirait  à  la  connaissance  de  la  vérité  qui  se  mani- 
Jesta  au  monde,  ainsi  Jont  les  ministres  de  l'Église,  qui,  d'abord, 
enseignent,  puis  signalent  et  condamnent  les  péchés,  et  enfin  pro- 
mettent la  rémission  dans  le  baptême  du  Christ  w. 

h'ad  primum  dit  que  «  le  baptême  de  Jean  n'était  point  par  soi 
un  sacrement,  mais  une  sorte  de  sacramental  disposant  au  bap- 
tême du  Christ.  Et  c'est  pourquoi,  d'une  certaine  manière  il 
appartenait  à  la  loi  du  Christ;  non  à  la  loi  de  Moïse  ». 

h'ad  secundum  fait  remarquer  «  que  Jean  ne  fut  pas  seule- 
ment un  prophète,  mais  plus  qu'un  prophète,  comme  il  est 
dit  en  saint  Matthieu,  ch.  xi  (v.  9).  Il  fut,  en  effet,  le  terme 
de  la  loi  et  le  commencement  de  l'Évangile  ».  [Retenons,  au 
passage,  cette  déclaration  de  saint  Thomas,  qui  précise  en  une 
formule  si  claire  tout  le  rôle  du  Précurseur],  u  Et  voilà  pour- 
quoi il  lui  appartenait  d'amener,  en  parole  et  en  acte,  les  hom- 
mes à  l'observance  de  la  loi  du  Christ  plutôt  qu'à  l'observance 
de  l'ancienne  loi  ». 

h'ad  tertiam  répond  que  «  ces  sortes  de  baptêmes  »  ou  d'ablu- 
tions «  des  Pharisiens  étaient  chose  vaine  »  ou  sans  efficacité 
pour  la  vie  spirituelle,  «  n'étant  ordonnés  qu'à  la  seule  purifi- 
cation de  la  chair.  Le  baptême  de  Jean,  au  contraire,  était  or- 
donné à  la  pureté  spirituelle;  car  il  amenait  les  hommss  à  la 
pénitence,  ainsi  qu'il  a  été  dit  »  (au  corps  de  l'article). 

Le  baptême  de  Jean  venait  admirablement  à  son  heure.  Il 
était  la  transition  harmonieuse  et  parfaitement  choisie  entre 
l'ancienne  loi  qui  finissait  et  la  loi  nouvelle  qui  allait  com- 
mencer. —  Mais  peut-on  dire  que  ce  baptême  était  de  Dieu, 


2^0  SOMME    THBOLOGIQUÉ. 

formellement  inspiré  par  Lui  ;  ou  bien  n'était-ce  qu'une  heu- 
reuse inspiration  de  Jean  lui-même.  C'est  ce  qu'il  nous  faut 
maintenant  considérer  ;    et  tel  est   l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  II. 
Si  le  baptême  de  Jean  fut  de  Dieu? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  baptême  de  Jean 
ne  fut  pas  de  Dieu  ».  —  La  première  fait  observer  que  «  rien 
de  ce  qui  est  sacramentel  et  qui  vient  de  Dieu,  ne  porte  le 
nom  d'un  puu  homme  ;  c'est  ainsi  que  le  baptême  de  la  loi 
nouvelle  n'est  point  dit  de  Pierre  ou  de  Paul,  mais  du  Christ 
(cf.  première  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  i,  v.  12  et  suiv.).  Or, 
le  baptême  dont  il  s'agit  porte  le  nom  de  Jean,  selon  cette 
parole  »  du  Christ  u  en  saint  Mathieu,  ch.  xxi  (v.  26)  :  Le  bap- 
tême de  Jean  était-il  du  ciel  ou  des  hommes?  Donc  le  baptême 
de  Jean  ne  fut  pas  de  Dieu  ».  —  La  seconde  objection  dit  que 
«  toute  doctrine  nouvelle  qui  procède  de  Dieu  est  confirmée 
par  certains  signes;  aussi  bien,  dans  VExode,  ch.  iv,  le  Sei- 
gneur donna  à  Moïse  le  pouvoir  de  faire  des  miracles;  et,  dans 
l'Épîlre  fma?  Hébreux,  ch.  11  (v.  3,  4),  il  est  dit  que  notre  foi, 
après  qu'elle  avait  commencé  d'être  prêchée  par  le  Seigneur,  Jut 
confirmée  en  nous  par  ceux  qui  l'avaient  entendue,  Dieu  rendant 
témoignage  par  des  signes  et  des  prodiges.  Or,  de  Jean-Baptiste 
il  est  dit,  en  saint  Jean,  ch.  x  (v.  /ji)  :  Jean  ne  fit  aucun  mira- 
cle. Donc  il  semble  que  le  baptême  dont  il  baptisa  n'était  pas 
de  Dieu  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que  «  les  sacre- 
ments qui  ont  été  institués  par  Dieu  sont  contenus  dans  quel- 
ques préceptes  de  la  Sainte  Écriture.  Or,  le  baptême  de  Jean 
n'est  point  prescrit  par  quelque  précepte  de  la  Sainte  Écriture. 
Donc  il  semble  qu'il  ne  fut  pas  de  Dieu  ». 

L'argument  sed  contra  est  la  parole  même  de  Jean-Baptiste, 
affirmant  expressément,  comme  «  il  est  dit  en  saint  Jean,  ch.  i 
(v.  33)  :  Celui  qui  m'a  envoyé  baptiser  dans  l'eau,  c'est  Lui  qui  m'a 
dit  :  Celui  sur  qui  tu  verras  l'Esprit,  etc.  ». 


QUESTION    XXXVIII.     —    DU    BAPTEME    DE    JEAN.  2 /j  l 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  dans 
le  baptême  de  Jean,  deux  choses  peuvent  être  considérées,  sa- 
voir :  le  rite  lui-même  ou  le  fait  de  baptiser  en  telle  manière; 
et  l'effet  de  ce  baptême.  Le  rite  ou  le  fait  de  baptiser  ainsi  ne 
vint  pas  des   hommes,  mais  de  Dieu,  qui,  par   la  révélation 
familière  de  l'Esprit-Saint,  envoya  Jean  baptiser.  Quanta  l'effet 
de  ce  baptême,  il  venait  de  l'homme;  car  rien  n'était  produit, 
dans  ce  baptême,  que  l'homme  ne  pût  faire.  Et,  par  suite,  il 
n'était  pas  de   Dieu  seul  ;   si  ce  n'est  en  tant  que  Dieu  opère 
dans  l'homme  o.  —  Ainsi  donc,  le   fait  que  Jean   parut  à  ce 
moment  dans  la  Palestine  et  sur  le  bord  du  Jourdain,   confé- 
rant aux  hommes  le  rite  de  son  baptême,  n'eut  point  pour 
première  cause  une   pensée  personnelle  de  Jean.   Ce   fait  eut 
pour  cause  immédiate  et  directe   une  inspiration  de  l'Esprit- 
Saint,  formelle  et  positive,  amenant  Jean  à  inaugurer  son  bap- 
tême. Mais  c'est  à  cela  que  se  bornait  l'intervention  directe  et 
immédiate  de  Dieu.  Pour  ce  qui  était  de  l'effet  d'ablution  cor- 
porelle produit  par  ce  baptême,  c'était  chose  toute  naturelle, 
où  il  n'y  a  à  chercher  d'autre  action  de  Dieu  que  celle  qui  lui 
appartient  comme  première  cause  en   toute  action  de  la  créa- 
ture. 

Vad  prlinam  explique  la  différence  qu'il  y  a,  au  point  de  vue 
sacramentel,  entre  le  baptême  de  Jean  et  celui  de  la  loi  nou- 
velle. «  Par  le  baptême  de  la  loi  nouvelle,  les  hommes  sont 
baptisés  »,  c'est-à-dire  lavés  et  purifiés  «  intérieurement  par 
l'Esprit-Saint,  chose  que  Dieu  seul  fait.  Par  le  baptême  de 
Jean,  au  contraire,  il  y  avait  seulement  que  le  corps  était  pu- 
rifié par  l'eau  ;  d'où  il  est  dit,  en  saint  Matthieu,  ch.  ni  (v.  ii)  : 
Moi,  je  vous  baptise  »,  je  vous  lave  «  dans  l'eau;  mais  Lui  vous 
baptisera  dans  l'Esprit-Saint.  C'est  pour  cela  que  le  baptême  de 
Jean  lire  son  nom  de  Jean  lui-même;  car  rien  ne  s'y  faisait 
que  Jean  lui-même  ne  fît.  Quant  au  baptême  de  la  loi  nou- 
velle, il  ne  tire  pas  son  nom  du  ministre,  parce  que  celui-ci 
n'accomplit  point  »,  comme  cause  propre  et  principale,  «  l'ef- 
fet principal  du  baptême,  savoir  la  purification  intérieure  ». 
L'ad  secandain  fait  observer  que  «  toute  la  doctrine  et  l'opé- 
ration de  Jean  était  ordonnée  au  Christ,  qui,  par  une  multi- 
XYI.  — La  Rédemption.  16 


2^12  SOMME    THÉOLOGIQUÉ. 

tude  de  signes  »  ou  de  miracles  et  de  prodiges,  «  confirma  sa 
doctrine  et  celle  de  Jean.  Si  Jean  eût  fait  des  miracles,  les  hom- 
mes auraient  pris  également  garde  à  lui  et  au  Christ.  Afin 
donc  que  l'attention  des  hommes  se  portât  principalement  sur 
le  Christ,  il  ne  fut  pas  donné  à  Jean  de  faire  de  miracle.  Tou- 
tefois, aux  Juifs  qui  demandaient  pourquoi  il  baptisait,  il 
donna  comme  confirmation  de  son  office  l'autorité  de  l'Ecri- 
ture, disant  :  Moi,  je  suis  la  voix  qui  crie  dans  le  désert,  etc., 
ainsi  qu'on  le  voit  en  saint  Jean,  ch.  i  (v.  19  et  suiv.).  Il  y 
avait  aussi  l'austérité  de  sa  vie,  qui  confirmait  son  office;  car, 
ainsi  que  le  dit  saint  Jean  Ghrysostome,  sur  saint  Matthieu 
(ho m.  X),  c'était  chose  merveilleuse  de  voir  en  un  corps  humain 
une  si  grande  possibilité  de  supporter  »  les  privations  et  les  in- 
tempéries de  toutes  sortes.  # 

L'ad  tertium  répond  que  «  le  baptême  de  Jean  ne  fut  ordonné 
par  Dieu  que  pour  durer  peu  de  temps,  pour  les  causes  qui 
ont  été  dites  (art.  précéd.).  Et,  en  raison  de  cela,  il  ne  fut  pas 
notifié  par  quelque  précepte  donné  pour  tous  dans  la  Sainte 
Écriture,  mais  par  une  révélation  familière  de  l'Esprit-Saint, 
ainsi  qu'il  a  été  dit  »  (au  corps  de  l'article). 

Nous  avons  dit  que  si  le  baptême  de  Jean  venait  de  Dieu, 
comme  rite  spécial  accompli  à  ce  moment  précis  où  le  Christ 
allait  paraître,  il  n'impliquait  cependant  pas  une  action  spé- 
ciale de  Dieu  en  raison  d'un  effet  nouveau,  d'ordre  spirituel, 
qu'il  aurait  été  destiné  à  produire.  —  Mais  cela  même  est  en 
question.  Car  il  y  a  lieu  de  se  demander  si  le  baptême  de  Jean 
ne  produisait  pas  la  grâce,  ou,  du  moins,  si  la  grâce  n'était 
pas  conférée  à  son  occasion,  et  quand  il  se  donnait.  Il  faut 
donc  examiner  directement  ce  point  de  doctrine  et  voir  ce  qu'il 
en  est.  Saint  Thomas  va  le  faire  à  l'article  qui  suit. 

Article  III. 
t 

Si  dans  le  baptême  de  Jean  la  grâce  était  donnée? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  dans  le  baptême  de 
Jean,  la   grâce  était  donnée  ».  —  La  première   arguë    de  ce 


QUESTION    XXXVIII.     —    DU    BAPTEME    DE    JEAN.  li\Ô 

qu'  «  il  est  dit,  en  saint  Marc,  ch.  i  (v.  4)  :  Il  y  eut  Jean  dans 
le  désert,  qui  baptisait  et  qui  prêchait  le  baptême  de  la  pénitence 
en  rémission  des  péchés.  Or,  la  pénitence  et  la  rémission  des 
péchés  supposent  la  grâce.  Donc  le  baptême  de  Jean  confé- 
rait la  grâce  ».  —  La  seconde  objection  fait  remarquer  que  «  ceux 
qui  devaient  être  baptisés  par  Jean  confessaient  leurs  péchés, 
comme  on  le  voit  en  saint  Matthieu,  ch.  m  (v.  6),  et  en  saint 
Marc,  ch.  i  (v.  5).  Or,  la  confession  des  péchés  est  ordonnée  à 
la  rémission,  qui  se  fait  par  la  grâce.  Donc,  dans  le  baptême 
de  Jean,  la  grâce  était  conférée  ».  —  La  troisième  objection 
dit  que  a  le  baptême  de  Jean  était  plus  près  du  baptême  du 
Christ  que  la  circoncision.  Or,  par  la  circoncision  était  remis 
le  péché  originel  ;  car,  comme  le  dit  le  vénérable  Bède  (hom.  X, 
sur  lajête  de  la  Circoncision) ,  le  même  secours  de  guérison  salu- 
taire était  apporté  par  la  circoncision,  dans  la  loi,  contre  la  bles- 
sure du  péché  originel,  que  le  baptême  a  coutume  d'apporter  main- 
tenant, au  temps  de  la  révélation  de  la  grâce.  Donc,  à  plus  forte 
raison,  le  baptême  de  Jean  opérait  la  rémission  des  péchés  :  ce 
qui  ne  peut  pas  se  faire  sans  la  grâce  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  de  Jean-Baptiste  lui- 
même,  en  saint  Matthieu,  ch.  m  (\ .  ii),  où  «  il  est  dit  :  Moi, 
je  vous  baptise  dans  l'eau,  pour  la  pénitence.  Et  saint  Grégoire, 
dans  une  homélie  (hom.  VII,  sur  l'Évangile),  expliquant  celte 
parole,  dit  :  Jean  ne  baptise  pas  dans  l'Esprit,  mais  dans  l'eau  ; 
parce  qu'il  ne  pouvait  enlever  les  péchés.  Or,  la  grâce  vient  de 
l'Esprit-Saint  ;  et,  par  elle,  les  péchés  sont  enlevés.  Donc  le 
baptême  de  Jean  ne  conférait  pas  la  grâce  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  s'appuie  sur  ce  que 
«  comme  il  a  été  dit  (art.  précéd.),  toute  la  doctrine  et  l'œuvre 
de  Jean  préparait  au  Christ  :  c'est  ainsi  qu'il  appartient  au  mi- 
nistre et  à  l'ouvrier  inférieur  de  préparer  la  matière  à  la  forme 
qu'introduit  le  principal  ouvrier.  Or,  la  grâce  devait  être  con- 
férée aux  hommes  par  le  Christ;  selon  cette  parole  de  saint 
Jean,  ch.  i  (v.  17)  :  La  grâce  et  la  vérité  a  été  Jaite  par  Jésus- 
Christ.  Et  voilà  pourquoi  le  baptême  de  Jean  ne  conférait  pas 
la  grâce;  mais,  seulement,  préparait  à  la  grâce.  Ce  qu'il  faisait 
d'une  triple  manière.  Premièrement,  par  la  doctrine  de  Jean, 


2t\[\  SOMME    THÉO  LOGIQUE. 

qui  amenait  les  hommes  à  la  foi  du  Christ.  Deuxièmement,  en 
accoutumant  les  hommes  au  rite  du  baptême  du  Christ.  Troi- 
sièmement, par  la  pénitence,  en  préparant  les  hommes  à  rece- 
voir l'effet  du  baptême  du  Christ  ». 

Vad  primum  répond  que  «  dans  ces  paroles  »  de  saint  Marc 
que  citait  l'objection,  «  comme  le  dit  le  vénérable  Bède,  on 
peut  entendre  un  double  baptême  de  la  pénitence.  —  L'un,  qui 
était  celui  que  Jean  conférait.  Et  ce  baptême  est  appelé  de  la 
pénitence,  parce  qu'il  était  un  quelque  chose  qui  amenait  à  la 
pénitence  et  comme  une  certaine  protestation  par  laquelle  les 
hommes  professaient  qu'ils  feraient  pénitence.  —  L'autre  est 
le  baptême  du  Christ,  par  lequel  les  péchés  sont  remis.  Ce 
baptême,  Jean  ne  pouvait  pas  le  donner,  mais  il  le  prêchait 
seulement,  disant  :  Lai  vous  baptisera  dans  l' Esprit-Saint.  —  Ou 
bien  on  peut  dire  qu'il  prêchait  le  baptême  de  la  pénitence,  c'est- 
à-dire  le  baptême  qui  induisait  à  la  pénitence;  laquelle  péni- 
tence conduit  les  hommes  à  la  rémission  des  péchés.  —  Ou  bien 
on  peut  dire  que  par  le  baptême  du  Christ,  comme  le  note 
saint  Jérôme,  la  grâce  est  donnée,  par  laquelle  les  péchés  sont 
remis  gratuitement  ;  or,  ce  qui  s'achève  par  l'Époux,  se  commence 
par  l'Ami  de  l'Époux,  c'est-à-dire  par  Jean  (cf.  S.  Jean,  ch.  ni, 
V.  29).  De  là  vient  qu'il  est  dit  qu'i^  baptisait  et  prêchait  le  bap- 
tême de  la  pénitence  pour  la  rémission  des  péchés,  non  que  lui- 
même  le  fît,  mais  parce  qu'il  le  commençait  en  le  préparant  ». 
—  On  pourrait  dire  aussi  et  c'est  une  autre  manière  de  résu- 
mer les  divers  aspects  de  ces  réponses,  que  le  baptême  de  Jean, 
parce  qu'il  était  un  sacramental  ou  un  rite  suggéré  à  Jean  par 
l'inspiration  de  l'Esprit-Saint,  était,  de  soi,  un  acte  exté- 
rieur, qui  excitait  à  la  pénitence  intérieure,  par  laquelle,  sous 
l'action  de  l'Espril-Saint  les  péchés  pouvaient  être  remis,  en 
vue,  du  reste,  et  en  fonction  du  baptême  du  Christ  que  le  bap- 
tême de  Jean  annonçait  et  préparait. 

L'ad  secundum  reprend  presque  à  la  lettre  cette  explication 
que  nous  venons  de  formuler.  «  La  confession  des  péchés  ;> 
dont  parlait  l'objection,  ((  ne  se  faisait  point  pour  avoir  la  ré- 
mission des  péchés  comme  un  effet  immédiat  du  baptême  de 
Jean,  mais  comme  une  chose  à   obtenir  par  la  pénitence  qui 


QUESTION    XXXVIII.    DU    BAPTEME    DE    JEAN.  2^5 

suivrait  et  par  le  baptême  du   Clirist  auquel   cette   pénitence 
préparait  ». 

Vad  tert'min  fait  observer  que  «  la  circoncision  était  instituée 
comme  remède  du  péché  originel.  Le  baptême  de  Jean,  au 
contraire,  n'était  pas  institué  à  cette  fin;  mais  seulement  il 
préparait  au  baptême  du  Christ,  comme  il  a  été  dit.  Or,  les 
sacrements  ont  leur  effet  en  vertu  de  leur  institution  ». 

Nous  savons  ce  qu'était  le  baptême  de  Jean.  Il  nous  faut 
examiner  maintenant  la  question  de  ceux  à  qui  il  était  donné. 
—  D'abord,  s'il  n'aurait  dû  être  donné  qu'au  Christ.  C'est  l'oi)- 
jet  de  l'article  suivant. 


Article  IV. 
Si,  du  baptême  de  Jean,  seul,  le  Christ  aurait  dû  être  baptisé  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  ((  du  baptême  de  Jean, 
seul,  le  Christ  aurait  du  être  baptisé  ».  —  La  première  est  que 
comme  il  a  été  dit  (art.  i),  pour  cela  Jean  baptisa,  afin  que  le 
Christ  Jdt  baptisé,  comme  le  dit  saint  Augustin,  sur  saint  Jean, 
(tr.  XIII).  Or,  ce  qui  est  propre  au  Christ  ne  doit  pas  convenir 
aux  autres.  Donc  aucun  autre  n'aurait  dû  être  baptisé  de  ce 
baptême  >.  — ^  La  seconde  objection  dit  que  «  quiconque  est 
baptisé,  ou  bien  reçoit  quelque  chose  du  baptême,  ou  bien  con- 
fère quelque  chose  au  baptême.  Or,  du  baptême  de  Jean,  nul 
ne  pouvait  recevoir  quelque  chose;  parce  que  la  grâce  n'était 
pas  conférée  en  lui,  ainsi  qu'il  a  été  dit  (art.  précéd.).  D'autre 
part,  nul  ne  pouvait  conférer  quelque  chose  au  baptême  de 
Jean  en  dehors  du  Christ,  qui  pai-  le  contact  de  sa  chair  très  pure, 
sanctifia  les  eaux  (cf.  vén.  Bède,  sur  saint  Luc,  ch.  m,  v.  21). 
Donc  il  semble  que  seul  le  Christ  devait  être  baptisé  du  bap- 
tême de  Jean  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que  «  si  les 
autres  étaient  baptisés  de  ce  baptême,  ce  n'était  que  pour  êlre 
préparés  au  baptême  du  Christ;  et,  par  suite,  il  semblait  con- 
venable que  comme  le  baptême  du  Christ  est  conféré  à  tous  et 


2^6  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

grands  et  petits,  et  Juifs  et  Gentils,  pareillement  aussi  le  bap- 
tême de  Jean  devait  l'être.  Or,  nous  ne  lisons  pas  que  les  en- 
fants fussent  baptisés  par  lui;  ni,  non  plus,  les  Gentils;  car 
il  est  dit,  en  saint  Marc,  ch.  i  (v.  5),  que  sortaient  vers  Jean 
les  hommes  de  Jérusalem,  tous,  et  Us  étaient  baptisés  par  lui. 
Donc  il  semble  que  seul  le  Christ  devait  être  baptisé  par 
Jean  ». 

L'argument  5ed  coAi/ra  apporte  le  texte  de  saint  Luc,  où  «  il 
est  dit,  ch.  m  (v.  21)  :  //  arriva,  alors  que  tout  te  peuple  était 
baptisé  par  Jean,  que  Jésus  aussi  étant  baptisé  et  priant,  les  cieux 
s'ouvrirent  ».  ^ 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  pour 
une  double  cause,  il  fallait  que  d'autres  que  le  Christ  fussent 
baptisés  du  baptême  de  Jean.  —  D'abord,  comme  saint  Au- 
gustin le  dit,  sur  saint  Jean  (Ir.  IV,  V),  parce  que  si,  seul,  le 
Christ,  eût  été  baptisé  du  baptême  de  Jean,  il  nen  aurait  pas 
manqué  qui  auraient  dit  que  le  baptême  de  Jean,  dont  le  Christ 
aurait  été  baptisé,  était  supérieur  au  baptême  du  Christ  dont  les 
autres  devaient  être  baptisés.  —  Ensuile,  parce  qu'il  fallait  que 
par  le  baptême  de  Jean  les  autres  fussent  préparés  au  baptême 
du  Christ,  ainsi  qu'il  a  été  dit  »  (art.   i,  3). 

Uad  primum  déclare  que  «  ce  n'est  point  pour  cela  seule- 
ment que  le  baptême  de  Jean  fut  institué,  pour  que  le  Christ 
fût  baptisé,  mais  aussi  pour  d'autres  causes  »  ou  raisons, 
«  ainsi  qu'il  a  été  dit  (art.  i).  Et  cependant,  même  s'il  eût  été 
institué  pour  cela  seul,  que  le  Christ  fût  baptisé,  il  fallait 
encore  éviter  l'inconvénient  qui  a  été  signalé  (au  corps  de 
l'article),  et,  pour  cela,  d'autres  devaient  être  baptisés  de  ce 
baptême  ». 

L'ad  secundum  répond  que  «  les  autres  qui  venaient  au  bap- 
tême de  Jean  ne  pouvaient  pas  conféier  quelque  chose  au 
baptême;  et  ils  ne  recevaient  pas,  non  plus,  la  grâce,  mais 
seulement  le  signe  de  la  pénitence  ». 

Vad  tertium  fait  remarquer  que  <(  ce  baptême  était  de  la  pé- 
nitence, laquelle  ne  convient  pas  aux  enfants;  et  c'est  pour- 
quoi les  enfants  n'étaient  point  baptisés  de  ce  baptême.  — 
Quant  à  ce  qui  est  de  conférer   la  voie  du   salut  aux  nations, 


QUESTION    XXXVIII,     —    DU    BAPTÉME    DE    JEAN.  2^7 

c'était  chose  réservée  au  Christ  seul,  qui  est  V Attente  des  na- 
tions, comme  il  est  dit  dans  la  Genèse,  avant-dernier  chapitre 
(v.  lo).  Mais  le  Christ  Lui-même  interdit  aux  Apôtres  de  prê- 
cher l'Évangile  aux  nations,  avant  sa  Passion  et  sa  résurrec- 
tion (S.  Matthieu,  ch.  x,  v,  5).  Il  convenait  donc  bien  moins 
encore  que  les  Gentils  fussent  admis  par  Jean  au  baptême  ». 

Il  convenait  que  le  Christ  ne  fût  point  seul  à  être  baptisé 
du  baptême  de  Jean.  D'autres  devaient  aussi  être  baptisés  de  ce 
baptême.  Et  cela,  en  raison  même  du  baptême  que  le  Christ 
devait  recevoir.  —  Mais,  une  fois  le  Christ  baptisé,  n'aurait-il 
pas  fallu  que  le  baptême  de  Jean  cessât.  Nous  devons  mainte- 
nant examiner  ce  nouveau  point  de  doctrine,  et  saint  Thomas 
va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  V. 

Si  le  baptême  de  Jean  aurait  dû  cesser  après  que  le  Christ 
eut  été  baptisé? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  a  le  baptême  de  Jean 
aurait  dû  cesser  après  que  le  Christ  eut  été  baptisé  ».  —  La 
première  arguë  de  ce  qu'  «  il  est  dit,  en  saint  Jean,  ch.  i 
(v.  3i)  :  Afin  qu'il  fui  manifesté  à  Israël,  à  cause  de  cela  je 
suis  venu  baptisant  dans  l'eau.  Or,  le  Christ,  une  fois  baptisé, 
était  suffisamment  manifesté,  soit  par  le  témoignage  de  Jean, 
soit  par  la  colombe  descendue  sur  Lui,  soit  aussi  par  le  té- 
moignage de  la  voix  du  Père.  Donc  il  ne  semble  pas  que  le 
baptême  de  Jean  ait  dû  demeurer  après  ».  —  La  seconde  ob- 
jection en  appelle  à  «  saint  Augustin  »,  qui,  «  sur  saint  Jean 
(tr.  IV),  dit  :  Le  Christ  fut  baptisé  ;  et  le  baptême  de  Jean  cessa. 
Donc  il  semble  que  Jean,  après  que  le  Christ  fut  baptisé,  ne 
dut  point  baptiser  davantage  ».  —  La  troisième  objection  fait 
observer  que  «  le  baptême  de  Jean  était  un  rite  préparatoire 
au  baptême  du  Christ.  Or,  le  baptême  du  Christ  a  commencé 
tout  de  suite  après  que  le  Christ  eut  été  baptisé;  attendu  que 
par  le  contact  de  sa  chair  très  pure  II  confère  aux  eaux  la  vertu 


2^8  SOMME    TIIFOLOCIQUE. 

de  la  régénération,  comme  le  dit  le  vénérable  Bède  {sur  saint 
Lac,  ch.  m,  v.  21).  Donc  il  semble  que  le  baptême  de  Jean 
dut  cesser,  quand  le  Christ  eut  été  baptisé  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  ((  il  est  dit,  en  saint  Jean, 
ch.  III  (v.  22,  23)  :  Jésus  vint  dans  la  terre  de  Judée  et  baptisait; 
or,  il  y  avait  Jean,  aussi,  qui  baptisait.  D'autre  paît,  le  Christ 
ne  commença  point  de  baptiser  avant  d'avoir  été  baptisé.  Donc 
il  semble  qu'après  que  le  Christ  eut  été  baptisé,  Jean  baptisait 
toujours  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  le  bap- 
tême de  Jean  ne  devait  point  cesser,  une  fois  le  Christ  baptisé. 
—  D'abord,  parce  que,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome 
(ho m.  XXIX,  sur  saint  Jean),  si  Jean  avcdt  cessé  de  baptiser, 
une  Jais  le  Christ  tmptisé,  on  eût  cru  quil  le  faiscdt  par  jalousie 
ou  par  colère.  —  Secondement,  parce  que  s'il  eût  cessé  de  bap- 
tiser, une  fois  le  Christ  baptisé,  //  eût  Jeté  ses  disciples  dans  une 
plus  grande  Jalousie  (Ibid.).  —  Troisièmement,  parce  que 
continuant  de  baptiser,  //  envoyait  au  Christ  ceux  qui  l'enten- 
daient (Ibid.).  —  Quatrièmement,  parce  que,  comme  le  dit  le  véné- 
rable Bède  (ou  plutôt  Scot  Érigène,  sur  saint  Jean,  ch.  lu, 
v.  23),  r ombre  de  la  loi  ancienne  demeurait  encore:  et  le  précur- 
seur ne  doit  pas  cesser  Jusquà  ce  que  la  vérité  soit  manifestée  » 
pleinement. 

Vad  prinium  formule  précisément  l'explication  et  donne  le 
mot  que  nous  venons  d'ajouter.  «  Le  Christ  n'était  pas  encore 
pleinement  manifesté,  après  son  baptême.  Et  voilà  pourquoi 
il  était  nécessaire  que  Jean  baptisât  encore  ». 

L'«d  secundum  dit  que,  conformément  à  ce  texte  de  saint  Au- 
gustin, «  le  baptême  de  Jean  cessa,  une  fois  le  Christ  baptisé, 
non  pas  tout  de  suite,  mais  après  qu'il  eut  été  mis  en  prison  ». 
Et  saint  Augustin  n'a  pas  voulu  dire  autre  chose.  «  Aussi 
bien  saint  Jean  Chrysostome  dit,  sur  scdnt  Jean  (endroit  pré- 
cité) :  J'estime  que  c'est  pour  cela  que  fût  permise  la  mort  de  Jean, 
et  que  lui  disparaissant ,  le  Christ  commença  à  prêcher  en  grand, 
afin  que  toute  rajjection  de  la  multitude  passât  au  Christ  et  qu'on 
ne  fût  point  divisé  davantage  par  les  sentiments  qu'on  pouvait 
avoir  au  sujet  de  l'un  et  de  l'autre  ». 


QUESTION    XXXVIII.    —    DU    BAPTEME    DE    JEAN.  2  49 

Vad  tertium  répond  que  «  le  baptême  de  Jean  était  un  rite 
préparatoire,  non  pas  seulement  quant  au  fait  que  le  Christ 
fût  baptisé,  mais  aussi  pour  que  les  autres  vinssent  au  bap- 
tême du  Christ.  Et  ceci  n'était  pas  encore  achevé,  après  que  le 
Christ  eut  été  baptisé  ». 

Il  ne  nous  reste  plus  qu'un  dernier  point  à  examiner;  et 
c'est  celui  de  savoir  si  ceux-là  qui  avaient  été  baptisés  du  bap- 
tême de  Jean  devaient  ensuite  être  baptisés  aussi  du  baptême 
du  Christ.  —  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui 
suit. 

^  Article  VI. 

Si  ceux  qui  avaient  été  baptisés  du  baptême  de  Jean 
durent  être  baptisés  du  baptême  du  Christ? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  ((  ceux  qui  avaient 
été  baptisés  du  baptême  de  Jean  ne  durent  pas  être  baptisés 
du  baptême  du  Christ  ».  —  La  première  dit  que  «  Jean  n'était 
pas  moindre  que  les  Apôtres,  puisqu'il  est  écrit  de  lui,  en 
saint  Matthieu,  ch.  xi  (v.  1 1)  »,  et  la  parole  est  du  Christ  Lui- 
même  :  «  Parmi  les  enfants  nés  de  la  femme,  il  ne  s'en  est  pas 
levé  de  plus  grand  que  Jean- Baptiste.  Or,  ceux  qui  étaient  bap- 
tisés par  les  Apôtres  n'étaient  point  baptisés  de  nouveau,  mais 
seulement  on  leur  imposait  les  mains  en  plus  du  baptême 
reçu.  Il  est  dit,  en  effet,  dans  les  Actes,  ch.  vin  (v.  i6,  17), 
que  quelques-uns  étaient  seulement  baptisés,  par  Philippe,  au 
nom  du  Seigneur  Jésus;  alors,  les  Apôtres,  c'est-à-dire,  Pierre  et 
Jean,  leur  imposaient  les  mains  et  ils  recevaient  l'Esprit-Saint. 
Donc  il  semble  que  ceux  qui  avaient  été  baptisés  par  Jean, 
n'avaient  pas  à  être  baptisés  du  baptême  du  Christ  ».  — 
La  seconde  objection  arguë  de  ce  que  «  les  Apôtres  furent 
baptisés  du  baptême  de  Jean;  quelques-uns  d'entre  eux,  en 
effet,  furent  disciples  de  Jean,  comme  on  le  voit  par  saint 
Jean,  ch.  i  (v.  87).  Or,  les  Apôtres  ne  semblent  pas  avoir  été 
baptisés  du  baptême  du  Christ.  Il  est  dit,  en  effet,  dans  saint 


25o  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Jean.  ch.  iv  (v.  2),  que  Jésus  ne  baptisait  pas,  mais  ses  disci- 
ciples.  Donc  il  semble  que  ceux  qui  avaient  été  baptisés  du 
baptême  de  Jean  n'avaient  pas  à  être  baptisés  du  baptême  du 
Christ  ».  —  La  troisième  objection  fait  observer  que  «  celui 
qui  est  baptisé  est  moindre  que  celui  qui  baptise.  Or,  nous  ne 
lisons  pas  que  Jean  lui-même  ait  été  baptisé  du  baptême  du 
Christ».  Donc  bien  moins  encore  ceux  qui  avaient  été  baptisés  du 
baptême  de  Jean  avaient  besoin  d'être  baptisés  du  baptême  du 
Christ.  —  La  quatrième  objection  cite  le  passage  du  livre 
des  Actes,  011  u  il  est  dit,  ch.  xix  (v.  i-5),  que  Paul  rencontra 
quelques-uns  des  disciples  et  leur  dit  :  Àvez-vous  reçu,  pleins  de 
foi,  r Esprit-Saint?  Ceux-ci  lui  dirent  :  Mais  nous  n'avons  même 
pas  entendu  dire  qu'il  y  eût  un  Esprit- Saint.  Il  leur  dit  alors  : 
Et  en  qui  avez-vous  été  baptisés?  Ils  répondirent  :  Dans  le  bap- 
tême de  Jean.  Et  c'est  pourquoi  ils  Jurent  baptisés  de  nouveau 
au  nom  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  Il  semble  donc  que 
c'est  parce  qu'ils  ignoraient  l'Esprit-Saint,  qu'ils  durent  être 
baptisés  de  nouveau;  comme  le  dit  saint  Jérôtne,  sur  Joël 
(ch.  II,  v.  28),  et  dans  l'épître  De  riiomme  d'une  seule  femme 
(n.  6);  et  aussi  saint  Ambroise,  au  livre  de  l' Esprit-Saint 
(ch.  m).  Or,  il  y  en  eut,  parmi  ceux  qui  furent  baptisés  du 
baptême  de  Jean,  qui  avaient  la  foi  pleine  et  entière  de  la 
Trinité.  Donc  ceux-là  n'étaient  pas  à  baptiser  de  nouveau  du 
baptême  du  Christ  ».  —  La  cinquième  objection  apporte  le 
beau  texte  de  «  saint  Augustin  »,  qui,  «  sur  ce  mot  de  l'Épi- 
tre  aux  Romains,  ch.  x  (v.  8)  :  C'est  la  parole  de  la  foi  que  nous 
prêchons,  dit  :  D'où  vient  à  l'eau  une  telle  vertu,  qu'elle  touche  le 
corps  et  lave  le  cœur,  si  ce  n'est  par  l'action  de  la  parole,  non 
parce  qu'elle  est  dite,  mais  parce  qu'elle  est  crue?  Par  où  l'on 
voit  que  la  vertu  du  baptême  dépend  de  la  foi.  Or,  la  forme 
du  baptême  de  Jean  signifie  la  foi  dans  laquelle  nous  sommes 
baptisés.  Saint  Paul  dit,  en  effet,  dans  les  Actes,  ch.  xix  (v.  /j)  : 
Jean  baptisait  le  peuple  du  baptême  de  la  pénitence,  disant  de 
croire  en  Celui  qui  devait  venir  après  lui,  c'est-à-dire  en  Jésus. 
Donc  il  semble  qu'il  ne  fallait  pas  que  ceux  qui  avaient  été 
baptisés  du  baptême  de  Jean  fussent  de  nouveau  baptisés  du 
baptême  du  Christ  ». 


QUESTION    XXXVIII.    DU    BAPTEME    DE    JEAN.  25 1 

L'argument  sed  conlra  est  un  texte  formel  de  «  saint  Augus- 
tin »,  qui,  «  sur  saint  Jean  (tr.  V,  n.  5),  dit  :  Ceux  qui  avaient 
été  baptisés  du  baptême  de  Jean,  il  fallait  qu'ils  Jus  sent  baptisés  du 
baptême  du  Seigneur  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  va  nous  donner  un  exem- 
ple de  mise  au  point  louchant  l'enseignement  formulé  par 
Pierre  Lombard  dans  son  fameux  livre  des  Sentences,  qui  était 
alors,  on  le  sait,  le  livre  classique  de  théologie.  «  Selon  l'opi- 
nion du  Maître  »,  fait  observer  saint  Thomas^,  «  dans  le  livre  IV 
des  Sentences,  ceux  qui  avaient  été  baptisés  par  Jean,  ne  sachant 
pas  que  C Esprit-Saint  était  et  qui  mettaient  leur  espoir  dans  ce 
baptême,  furent  baptisés  ensuite  du  baptême  du  Christ;  mais  ceux 
qui  ne  mettaient  point  leur  espoir  dans  le  baptême  de  Jean  et  qui 
croyaient  au  Père  et  au  Fils  et  à  l'Esprit- Saint,  ne  Jurent  pas  bapti- 
sés dans  la  suite,  mais  à  l'imposition  des  mains  faites  sur  eux  par 
les  Apôtres,  ils  reçurent  C Esprit-Saint.  Et  cela  est  vrai,  reprend 
saint  Thomas,  quant  à  la  première  partie  :  ce  qui  est  confirmé 
par  de  multiples  autorités.  Mais,  quant  à  la  seconde  partie,  ce 
qui  est  dit  est  chose  tout  à  fait  irrationnelle.  D'abord,  parce 
que  le  baptême  de  Jean  ni  ne  conférait  la  grâce,  ni  n'impri- 
mait de  caractère,  mais  était  seulement  dans  l'eau,  comme  il 
le  dit  lui-même,  en  saint  Matthieu,  ch.  m  (v.  ii).  Et,  par  suite, 
la  foi  ou  l'espérance  que  le  baptisé  avait  dans  le  Christ  ne  pou- 
vait pas  suppléer  ce  défaut.  Secondement,  parce  que  si  dans  un 
sacrement  on  omet  ce  qui  est  de  la  nécessité  du  sacrement,  non 
seulement  il  faut  suppléer  ce  qui  a  été  omis,  mais  il  faut  renou- 
veler le  tout.  Or,  il  est  de  la  nécessité  du  baptême  du  Christ, 
qu'il  soit  fait,  non  seulement  dans  l'eau,  mais  aussi  dans  l'Es- 
prit, selon  cette  parole  marquée  en  saint  Jean,  ch.  m  (v.  5)  : 
A  moins  que  quelqu'un  ne  renaisse  de  l'eau  et  l'Esprit-Saint,  il 
ne  peut  pas  entrer  dans  le  Royaume  de  Dieu.  Il  suit  de  là  que  pour 
ceux  qui  avaient  été  baptisés  du  baptême  de  Jean,  non  seule- 
ment il  fallait  suppléer  ce  qui  manquait,  c'est-à-dire  qu'on  leur 
donne  l'Esprit-Saint  par  l'imposition  des  mains,  mais  ils 
devaient  de  nouveau  être  entièrement  baptisés  da^s  l'eau  et  l'Es- 
prit-Saint ». 

Vad primum  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin,  sur 


20  2  SOMME    THEOLOGIQUE. 

saint  Jean  (tr.  V.  n.  18),  si  l'on  a  baptisé  »  de  nouveau  «  après  » 
que  «  Jean  »  avait  baptisé,  »  c  est  parce  que  Jean  ne  donnait  point 
le  baptême  du  Christ,  mais  le  sien.  Ce  qui,  au  contraire,  était  donné 
par  Pierre,  et  aussi  par  Judas,  si  Judas  a  donné  quelque  chose, 
c'était  quelque  chose  du  Christ.  Et  voilà  pourquoi,  si  Judas  a  baptisé 
certains  sujets,  ceux-là  n'avaient  pas  à  être  baptisés  de  nouveau. 
Car  le  baptême  est  tel  qu'est  celui  au  nom  de  qui  il  se  donne,  non  tel 
qu'est  celui  qui  en  est  le  ministre.  Et  de  là  vient  aussi  que  ceux 
qui  avaient  été  baptisés  par  le  diacre  Philippe,  lequel  donnait 
le  baptême  du  Christ,  ne  furent  pas  baptisés  de  nouveau,  mais 
reçurent  l'imposition  des  mains  par  les  Apôtres;  comme  ceux 
qui  sont  baptisés  par  les  prêtres  sont  confirmés  par  les  évêques  ». 

L'ad  secundum  déclare  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin, 
dans  sa  lettre  à  Séleucien,  nous  entendons  que  les  disciples  du 
Christ  furent  baptisés  soit  du  baptême  de  Jean,  comme  quelques-uns 
le  pensent,  soit  aussi,  ce  quiestplus  croyable,  du  baptême  duChrist. 
Car  II  ne  manqua  pas  de  servir  ou  d'administrer,  au  sujet  du  bap- 
tême, à  l'ejfet  d'avoir  des  serviteurs  par  qui  II  baptiserait  les  autres, 
Celui  qui  ne  manqua  pas  au  service  de  l'humilité,  quand  II  leur 
lava  les  pieds  ». 

Vad  tertium  note  que  «  comme  le  dit  saint  Jean  Ghrysos- 
tome  sur  saint  Matthieu  (ou  plutôt  l'Anonynje,  hom.  IV),  par 
cela  que  le  Christ,  à  Jean  qui  lui  disait  :  Moi,  je  dois  être  baptisé 
par  vous,  répondit  :  Laisse  pour  le  moment,  il  est  montré  que  dans 
la  suite  le  Christ  baptisa  Jean.  Et  il  dit  que  cela  est  écrit  expres- 
sément dans  certains  livres  apocryphes.  —  Toujours  est-il,  ajoute 
saint  Thomas,  qu'il  est  certain,  comme  le  dit  saint  Jérôme, 
sur  saint  Matthieu  (ch.  m,  v.  i3),  que  comme  le  Christ  Jut  bap- 
tisé dans  l'eau  par  Jean,  ainsi  Jean  devait  être  baptisé  par  le  Christ 
dans  l'Esprit  ».  —  Et  cela  signifie  que  si  Jean  ne  reçut  pas  le 
sacrement  de  baptême  institué  par  le  Christ,  il  en  reçut  du 
moins  la  grâce. 

L'ad  quartum  dit  que  «  ce  ne  fut  point  toute  la  raison  ou  la 
cause  pour  laquelle  ceux-là  »  dont  parlait  l'objection  «  furent 
baptisés,  après  le  baptême  de  Jean,  parce  qu'ils  ne  connaissaient 
pas  l'Esprit-Saint;  mais  aussi  parce  qu'ils  n'étaient  pas  baptisés 
du  baptême  du  Christ  ». 


QUESTION    XXXVIII.     —    DU    BAPTEME    DE    JEAN.  253 

Uad  qaintum  fait  observer  que  v  comme  le  dit  saint  Augustin, 
contre  Fauste{l[\.  XIX,  eh.  xiii,  xviii),  nos  sacrements  sont  des 
signes  de  la  grâce  présente  ;  tandis  que  les  sacrements  de  la  loi 
ancienne  étaient  des  signes  de  la  grâce  à  venir.  Par  cela  donc 
que  Jean  baptisait  au  nom  de  Celui  qui  devait  venir,  il  est  donné 
à  entendre  qu'il  ne  conférait  pas  le  baptême  du  Christ,  qui 
est  un  sacrement  de  la  loi  nouvelle  ». 

Après  avoir  considéré  le  baptême  de  Jean  en  général,  a  nous 
devons  maintenant  traiter  du  baptême  reçu  par  le  Christ  ».  que 
nous  verrons  avoir  été  précisément  le  baptême  de  Jean.  —  C'est 
l'objet  de  la  question  suivante. 


QUESTION  XXXIX 

DU  BAPTÊME  REÇU  PAR  LE  CHRIST 


Cette  question  comprend  huit  articles  : 

i"  S'il  fallait  que  le  Christ  fût  baptisé? 

2°  S'il  devait  ètie  baptisé  du  baptême  de  Jean? 

3°  Du  temps  de  ce  baptême? 

^°  Du  lieu. 

5°  Du  fait  que  les  cieux  s'ouvrirent  pour  Lui. 

G"  De  l'Esprit-Saint  apparaissant  sous  la  forme  d'une  colombe. 

7°  Si  cette  colombe  fut  un  animal  véritable? 

8"  De  la  voix  du  témoignage  paternel. 


La  question  présente  est  d'une  grande  importance,  à  cause  de 
l'hérésie  de  Photin  et  des  doctrines  rationalistes  qui  voudraient 
que  le  vrai  point  de  départ  de  tout,  pour  le  Christ,  même  quanta 
l'Incarnation ,  se  trouvât  dans  le  fait  de  son  baptême.  —  Des  huit 
articles  qui  composent  cette  question,  les  quatre  premiers  trai- 
tent du  baptême  du  Christ;  les  quatre  autres,  des  prodiges  qui 
se  sont  accomplis  lors  de  ce  baptême.  —  Pour  le  baptême  en 
lui-même,  il  y  a  à  examiner  :  d'abord,  ses  raisons  essentielles; 
secondement,  les  circonstances  de  temps  et  de  lieu  (art.  3,  4)- 
—  Les  raisons  essentielles  se  considèrent  :  quant  au  fait,  pour 
le  Christ,  d'être  baptisé;  et  quant  au  fait  d'être  baptisé  du  bap- 
tême de  Jean.  —  Le  premier  point  va  faire  l'objet  de  l'article 
premier. 

Article  Premier. 
S'il  était  convenable  que  le  Christ  fût  baptisé? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  ne  convenait  pas  que 
le  Christ  fût  baptisé  ».  —  La  première  dit  qu'  «  être  baptisé  c'est 


QUESTION    XXXIX.    —   DU    BAPTEME   REÇU   PAR    LE   CHRIST.  20t) 

être  lavé.  Or,  il  ne  convenait  pas  que  le  Christ  fût  lavé,  Lui  en 
qui  n'était  aucune  impureté.  Donc  il  semble  qu'il  n'était  pas 
digne  du  Christ  d'être  baptisé  ».  —  La  seconde  objection  fait 
observer  que  «  le  Christ  reçut  la  circoncision  pour  accomplir 
la  loi.  Or,  le  baptême  n'appartenait  pas  à  la  loi.  Donc  le  Christ  ne 
devait  pas  être  baptisé  ».  — La  troisième  objection  rappelle  que 
«  le  premier  moteur,  en  chaque  genre  de  choses,  est  immobile 
selon  cette  espèce  de  mouvement  (Aristote,  Physiques,  liv.  VIII, 
ch.  v.  n.  6;  de  S.  Th.,  leç.  9);  c'est  ainsi  que  le  ciel,  qui  », 
dans  la  théorie  d'Aristote,  «  est  la  première  cause  dans  le  sens 
du  mouvement  d'altération,  est  lui-même  inaltéré.  Or,  le  Christ 
est  le  premier  qui  baptise;  selon  cette  parole  (S.  Jean,  ch.  i, 
V.  33)  :  Celai  sur  qui  tu  verras  r Esprit-Saint  descendre  et  demeu- 
rer, celui-là  est  Celui  qui  baptise.  Donc  il  ne  convenait  pas  que 
le  Christ  fût  baptisé  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  texte  de  saint  Matthieu,  où  «  il 
est  dit,  ch.  m  (v.  i3),  que  Jésus  vint  de  la  Galilée  au  Jourdain, 
vers  Jean,  pour  être  baptisé  par  lui  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'a  il  était  con- 
venable que  le  Christ  fût  baptisé.  —  Premièrement,  parce  que, 
comme  saint  Ambroise  le  dit,  sur  saint  Luc  (ch.  m,  v.  21),  le 
Seigneur  a  été  baptisé,  non  quil  voulût  être  purijié,  mais  pour 
purlCier  les  eaux,  afin  que  touchées  par  la  chair  du  Christ,  qui 
ne  connut  point  le  péché,  elles  eussent  la  vertu  de  baptiser  ou  de 
laver  ;  et  afin  de  les  laisser  sanctifiées  pour  ceux  qui  devaient  être 
ensuite  baptisés,  ainsi  que  le  dit  saint  Jean  Chrysostome  (ou 
plutôt  l'Anonyme,  hom.  IV).  —  Secondement,  parce  que, 
comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome  (l'Anonyme,  Ibid.)  sur 
saint  Matthieu  :  bien  que  le  Christ  ne  fût  point  pécheur,  cepen- 
dant Il  prit  une  nature  pécheresse  et  la  similitude  de  la  chair  du 
péché.  Aussi  bien,  s'il  n'avait  pas  besoin  de  baptême  pour  Lui- 
même,  toutefois,  dans  les  autres,  la  nature  charnelle  en  avait  be- 
soin. Et,  comme  le  dit  saint  Grégoire  de  Nazianze  (Disc.  XXXIX, 
n.  i5),  le  Christ  a  été  baptisé  pour  submerger  dans  l'eau  le  vieil 
Adam  tout  entier.  —  Troisièmement,  H  a  voulu  être  baptisé, 
comme  le  dit  saint  Augustin,  dans  un  sermon  de  l'Epiphanie 
(parmi  les  Œuvres,  serm.  CXXXVI),  parce  qu'Usa  voulu  faire 


256  SOMME    THÉOLOGFODE. 

ce  qu' Il  commandait  à  tous  de  faire.  Et  c'est  là  ce  qu'il  dit  Lui- 
même  :  De  la  sorte  il  nous  convient  d'accomplir  toute  Justice 
(S.  Matthieu,  ch.  m,  v.  i5).  Comme,  en  eflet,  saint  Ambroise 
le  dit,  sur  saint  Luc,  c'est  en  cela  qu'est  la  justice,  que  ce  que  tu 
veux  qu'un  autre  fasse,  tu  commences  d'abord  par  le  Jaire  toi- 
même  et  par  Ion  exemple  entraîner  les  autres  ». 

L'ad  primum  déclare  que  «  le  Christ  ne  fut  pas  baptisé  pour 
être  purifié,  mais  pour  purifier,  ainsi  qu'il  a  été  dit  »  (au  corps 
de  l'article). 

L'ad  secundum  dit  que  «  le  Christ  ne  devait  pas  seulement 
accomplir  ce  qui  était  de  la  loi  ancienne,  mais  encore  com- 
mencer ce  qui  est  de  la  loi  nouvelle.  Et  c'est  pourquoi  II  n'a 
pas  seulement  voulu  être  circoncis,  mais  encore  baptisé  ». 

h'ad  lertium  fait  observer  que  «  le  Christ  est  le  premier  qui 
baptise  spirituellement.  Et,  de  la  sorte,  Il  n'a  pas  été  baptisé  ; 
mais  seulement  dans  l'eau  ».  —  Il  a  reçu  le  baptême  de  Jean; 
mais  non  son  baptême  à  Lui,  qu'il  devait,  en  effet,  donner  et 
non  recevoir. 

Le  Christ  devait  être  baptisé.  —  Mais  fallait-il  qu'il  fût  bap- 
tisé du  baptême  de  Jean.  C'est  ce  que  nous  devons  maintenant 
examiner;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article   II. 
S'il  convenait  que  le  Christ  fût  baptisé  du  baptême  de  Jean? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'w  il  ne  convenait  pas 
que  le  Christ  fût  baptisé  du  baptême  de  Jean  ».  —  La  première 
rappelle  que  «  le  baptême  de  Jean  fut  un  baptême  de  pénitence. 
Or,  la  pénitence  ne  convient  pas  au  Christ;  car  II  n'a  eu  au- 
cun péché.  Donc  il  semble  qu'il  ne  devait  pas  être  baptisé  du 
baptême  de  Jean  ».  —  La  seconde  objection  fait  remarquer  que 
«  le  baptême  de  Jean,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome 
(ho m.  Du  baptême  du  Christ,  n.  3),  était  au  milieu  entre  le  bap- 
tême des  Juijs  et  le  baptême  du  Christ.  Or,  le  milieu  participe  la 


QLESriO.N    XXXIX.    —    DU    BAPTEME   REÇU   PAR   LE   CHRIST.  257 

nature  des  extrêmes  (Aristote,  Des  parties  des  animaux,  liv.  III, 
ch.  i).  Pais  donc  que  le  Christ  ne  fut  pas  baptisé  du  baptême 
juif,  ni,  non  plus,  de  son  baptême,  il  semble  que,  pour  la 
même  raison.  Il  n'aurait  pas  dû  être  baptisé  du  baptême  de 
Jean  ».  —  La  troisième  objection  a  cette  déclaration  superbe, 
que  «  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  les  choses  humaines 
doit  être  attribué  au  Christ.  Or,  le  baptême  de  Jean  n'occupe 
point  la  place  suprême  parmi  les  baptêmes.  Donc  il  ne  conve- 
nait pas  que  le  Christ  fût  baptisé  du  baptême  de  Jean  ». 

L'argument  sed  contra  cite  simplement  le  texte  de  saint  Mat- 
thieu, oij  «  il  est  dit,  ch.  m  (v.  i3)  que  Jésus  vint  au  Jourdain 
pour  être  baptisé  par  Jean  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  prend  sa  réponse  dans 
un  texte  fort  expressif  de  saint  Augustin,  u  Gomme  le  dit  saint 
Augustin,  sur  saint  Jean  (tr.  XIII),  le  Seigneur  baptisé  baptisait 
non  du  baptême  dont  II  avait  été  baptisé.  Puis  donc  que  Lui-même 
baptisait  de  son  baptême  propre,  il  s'ensuit  qu'il  ne  fut  point 
baptisé  de  son  baptême,  mais  du  baptême  de  Jean.  —  Et  c'était 
là  »,  ajoute  saint  Thomas,  «  chose  convenable.  —  Première- 
ment, en  raison  du  baptême  de  Jean.  Celui-ci,  en  effet,  bapti- 
sait non  dans  l'Esprit-Saint,  mais  dans  l'eau.  Or,  le  Christ 
n'avait  pas  besoin  de  baptême  spirituel.  Lui  qui  dès  le  pre- 
mier instant  de  sa  conception  fut  rempli  de  la  grâce  de  l'Esprit- 
Saint,  comme  on  le  voit  par  ce  qui  a  été  dil(q.  34,  art.  i).  Et 
cette  raison  est  celle  de  saint  Jean  Chrysostome  {sur  S.  Mat- 
thieu, ch.  I,  V.  9).  —  Secondement,  comme  le  dit  le  vénérable 
Bède  {sur  S.  Matthieu,  ch.  ni,  v.  i3),  le  Christ  fut  baptisé  du 
baptême  de  Jean,  afin  quen  le  recevant  II  donnât  son  approba- 
tion à  ce  baptême.  —  Troisièmement,  comme  le  dit  saint  Gré- 
goire de  Nazianze  (Disc.  XXXIX,  n.  i5),  Jésus  vint  au  baptême 
de  Jean,  pour  sanctifier  le  baptême  »,  préparant  la  matière  du 
sacrement  par  le  contact  de  sa  chair  sacrée  avec  l'eau  du  Jour- 
dain. 

L'ad  primum  fait  observer  que  «  comme  il  a  été  dit  plus  haut 
(art.  précéd.),  le  Christ  voulut  être  baptisé  afin  de  nous  ame- 
ner, par  son  exemple,  nous-mêmes  au  baptême.  Et  c'est  pour- 
quoi, afin  que   son  exemple   fût  plus  efficace.  Il  voulut  être 
XVI.  — La  Rédemption.  17 


2  58  SOMME    THÉOLOOKjUE. 

baptisé  d'un  baptême  dont  manifestement  II  n'avait  pas  besoin, 
pour  que  les  hommes  vinssent  au  baptême  dont  ils  avaient 
besoin.  Aussi  bien,  saint  Ambroise  dit,  sur  saint  Luc  (ch.  m, 
v.  21)  :  Que  personne  ne  se  soustraie  au  baptême  de  la  grâce, 
quand  le  Christ  ne  s'est  pas  soustrait  au  baptême  de  la  pénitence  n . 

Vad  secundum  déclare  que  «  le  baptême  des  Juifs  prescrit 
dans  la  loi  (cf.  Épître  aux  Hébreux,  ch.  ix,  v.  10),  était  seule- 
ment figuratif.  Quant  au  baptême  de  Jean,  il  était,  en  quelque 
manière,  réel  »  ou  approchant  de  la  réalité  qu'annonçait  le 
rite  figuratif,  ((  en  tant  qu'il  amenait  les  hommes  à  s'abstenir 
des  péchés.  Le  baptême  du  Christ,  lui,  a  l'efficacité  de  purifier 
des  péchés  et  de  conférer  la  grâce.  Or,  le  Christ  n'avait  pas 
besoin  de  recevoir  la  rémission  des  péchés,  qui  n'étaient  pas 
en  Lui;  ni  de  recevoir  la  grâce,  dont  II  était  plein.  Pareille- 
ment, aussi,  parce  qu'il  est  Lui-même  la  Vérité  (S.  Jean, 
ch.  XIV,  V.  6),  ce  qui  n'était  donné  qu'en  figure  ne  lui  conve- 
nait pas.  Et  voilà  pourquoi  il  était  plus  à  propos  qu'il  fût  bap- 
tisé du  baptême  du  milieu  plutôt  que  de  l'un  des  deux  extrê- 
mes ».  —  Pouvait-on  résoudre  l'objection,  de  façon  plus  har- 
monieuse. 

L'ad  lertium  dit  que  «  le  baptême  est  un  certain  remède 
spirituel.  Or,  un  être  aura  besoin  d'un  remède  d'autant  moin- 
dre que  lui-même  sera  plus  parfait.  Par  cela  donc  que  le  Christ 
fut  souverainement  parfait,  il  ne  convenait  pas  qu'il  fût  bap- 
tisé du  baptême  le  plus  parfait;  comme  celui  qui  est  sain  n'a 
pas  besoin  d'un  remède  efficace».  Ici  encore,  l'objection,  d'ail- 
leurs si  spécieuse,  pouvait-elle  trouver  une  solution  plus  ap- 
propriée. 

Après  avoir  examiné  les  raisons  du  baptême  reçu  par  le 
Christ,  étudions-le  maintenant  quant  à  ses  circonstances  de 
temps  et  de  lieu.  —  D'abord,  les  circonstances  de  temps.  C'est 
l'objet  de  l'article  qui  suit. 


QLESriO.N    \XXIX.    --   DU   BAPTÊME   REÇU   PAU   LE   CHRIST.  269 

Article  III. 
Si  le  Christ  fut  baptisé  au  temps  qu'il  fallait? 


Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  pas  été 
baptisé  au  temps  qu'il  fallait  ».  —  La  première  dit  que  «  le 
Christ  a  été  baptisé  afin  de  provoquer,  par  son  exemple,  les 
autres  au  baptême.  Or,  les  fidèles  du  Christ  sont  baptisés  de 
façon  louable,  non  pas  seulement  avant  la  trentième  année, 
mais  aussi  dans  l'âge  d'enfance.  Donc  il  semble  que  le  Christ 
n'aurait  pas  dû  être  baptisé  à  l'âge  de  trente  ans  ».  —  La  se- 
conde objection  observe  qu'«  on  ne  lit  pas  que  le  Christ  ait  en- 
seigné ou  qu'il  ait  fait  des  miracles  avant  son  baptême.  Or, 
c'eût  été  chose  plus  utile  au  monde,  s'il  avait  enseigné  plus 
longtemps,  commençant  à  partir  de  sa  vingtième  année  ou 
même  plus  tôt.  Donc  il  semble  que  le  Christ,  qui  était  venu 
pour  l'utilité  des  hommes,  devait  être  baptisé  avant  l'âge  de 
trente  ans  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que  «  l'in- 
dice »  ou  le  signe  «  de  la  sagesse  infuse  par  Dieu  devait  être 
au  plus  haut  point  manifesté  dans  le  Christ.  Or,  il  fut  mani- 
festé en  Daniel  dans  le  temps  de  son  enfance;  selon  cette  pa- 
role du  livre  de  Daniel,  ch.  xiii  (v.  45)  :  Le  Seigneur  suscita 
l'esprit  saint  d'un  enfant  tout  Jeune,  appelé  Daniel.  Donc  à  plus 
forte  raison  le  Christ  dut  être  baptisé  ou  enseigner  dans  son 
enfance  ».  —  La  quatrième  objection  arguë  de  ce  que  «  le  bap- 
tême de  Jean  est  ordonné  au  baptême  du  Christ  comme  à  sa 
fin.  Or,  la  fin  est  ce  qui  vient  d'abord  dans  l'intention,  mais  au 
terme  dans  l'exécution  (cf.  Sentences  des  Philosophes ,  parmi  les 
Œuvres  du  vénérable  Bède).  Donc  ou  le  Christ  devait  être 
baptisé  le  premier  par  Jean,  ou  11  devait  l'être  le  dernier  ». 

L'argument  sed  contra  est  le  témoignage  de  saint  Luc,  où 
«  il  est  dit,  ch.  m  (v.  21)  :  //  arriva,  comme  tout  le  peuple  était 
baptisé  et  que  Jésus  était  baptisé  et  priait;  et,  après  (v.  28)  :  Or, 
Jésus  était,  quand  11  commença,  ayant  environ  trente  ans  ». 


26o  SOMME    THÉOLOCIOUE. 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  c'est  à  pro- 
pos, que  le  Christ  a  été  baptisé  à  l'âge  de  trente  ans.  —  D'abord, 
parce  que  le  Christ  était  baptisé,  comme  devant  à  partir  de  là 
commencer  d'enseigner  et  de  prêcher.  Et,  à  cela,  est  requis 
l'âge  parfait,  qui  est  l'âge  de  trente  ans.  Aussi  bien,  dans  la 
Genèse,  ch.  xli  (v.  46),  nous  lisons  que  Joseph  était  âgé  de  trente 
ans,  quand  il  prit  en  mains  le  gouvernement  de  l'Egypte.  Pareil- 
lement aussi,  au  livre  II  des  Rois,  ch.  v  (v.  4),  nous  lisons  de 
David,  qu'il  était  âgé  de  trente  ans,  quand  il  commença  de  régner. 
Et,  de  même,  Ézéchiel  commença  à  prophétiser  à  l'âge  de  trente 
ans,  comme  on  le  voit  dans  son  livre,  ch.  i  (v.  i).  —  Secon- 
dement, parce  que,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome, 
sur  saint  Matthieu  (hom.  X),  //  devait  arriver  qu'après  le  baptême 
du  Christ  la  loi  commencerait  à  cesser.  Et  c'est  pourquoi  le  Christ 
vint  au  baptême  à  l'âge  qui  peut  porter  tous  les  péchés,  afin 
qu'ayant  observé  la  loi,  nul  ne  pût  dire  qu'il  l'abrogeait  parce 
qu'il  n'avait  pas  pu  l'accomplir.  —  Troisièmement,  parce  que 
cela  même  que  le  Christ  est  baptisé  à  l'âge  parfait  donne  à  en- 
tendre que  le  baptême  engendre  des  hommes  parfaits;  selon 
cette  parole  de  l'Épître  aux  Éphésiens,  ch.  iv  (v.  i3)  :  Jusqu'à 
ce  que  nous  venions  tous  à  l'unité  de  la  foi  et  à  la  connaissance  du 
Fils  de  Dieu,  en  homme  parfait,  à  la  mesure  de  l'âge  du  Christ 
dans  sa  plénitude.  Et,  aussi  bien,  la  propriété  du  nombre  elle- 
même  semble  se  référer  à  cela,  car  le  nombre  trente  est  causé 
du  nombre  trois  appliqué  au  nombre  dix  ;  or,  par  le  nombre 
trois,  est  comprise  la  foi  de  la  Trinité;  et  par  le  nombre  dix, 
l'accomplissement  des  commandements  de  la  loi  »  contenus 
dans  le  Décalogue;  (*  et,  en  ces  deux  choses  consiste  la  per- 
fection de  la  vie  chrétienne  ». 

L'ad  primum  fait  observer  que  «  comme  le  dit  saint  Grégoire 
de  Nazianze  (Disc.  XL,  n.  29),  le  Christ  a  été  baptisé,  non 
comme  ayant  besoin  de  purification,  ou  comme  s'il  y  avait  quelque 
péril  pour  Lai  à  ce  que  son  baptême  fut  différé  »,  ainsi  qu'il  ar- 
rive pour  les  enfants,  car,  u  c'est  pour  n'importe  quel  autre  que 
se  tourne  en  un  péril  qui  n'est  pas  petit,  s'il  sort  de  la  vie  pré- 
sente, non  revêtu  de  la  robe  de  f  incorruption,  qui  est  la  grâce. 
Et  bien  que  ce  soit  chose  bonne  de  se  conserver  pur  après  le 


QUESTION    XXXIX.    DU    BAPTÊME   REÇU   PAR    LE   CHRIST.  26 1 

baptême,  cependant  il  est  mieux,  comme  le  dit  le  même  saint 
Grégoire  {Ibid.,  n.  19),  de  recevoir  parfois  quelque  souillure,  que 
de  manquer  entièrement  de  la  grâce  »,  ainsi  qu'il  arriverait  pour 
ceux  qui  renverraient  à  plus  tard  de  recevoir  le  baptême. 

Vad  secundum  déclare  que  «  l'utilité  qui  provient,  aux  hom- 
mes, du  Christ,  est  par  la  foi  et  l'humilité.  Or,  pour  l'une  et 
l'autre  de  ces  deux  choses  il  est  d'un  grand  prix  que  le  Christ 
n'ait  point  commencé  d'enseigner  dans  l'enfance  ou  la  jeu- 
nesse, mais  à  l'âge  parfait.  —  Pour  la  foi,  d'abord  ;  parce  que 
du  fait  qu'il  a  progressé  dans  l'ordre  du  corps  selon  les  progrès 
du  temps,  il  est  montré  qu'il  y  avait  en  Lui  une  véritable  na- 
ture humaine  ;  et  afin  que  ce  progrès  ne  fût  point  tenu  pour 
fantastique,  Il  n'a  pas  voulu  manifester  sa  sagesse  et  sa  vertu 
ou  sa  puissance,  avant  l'âge  parfait  du  corps.  —  Pour  l'hu- 
milité aussi,  afin  que  nul  n'assume,  d'une  manière  présomp- 
tueuse, avant  l'âge  parfait,  le  grade  de  la  prélature  et  l'office 
d'enseigner  ». 

Vad  lertium  dit  que  «  le  Christ  était  proposé  aux  hommes 
comme  exemple  en  toutes  choses.  Et  c'est  pourquoi  il  fallait 
que  fût  montré  en  Lui  ce  qui  convient  à  tous  selon  la  loi  com- 
mune; savoir  qu'il  enseignât  à  l'âge  parfait  »,  où,  communé- 
ment, en  effet,  les  hommes  doivent  seulement  enseigner;  car, 
jusque-là,  ils  ne  sont  pas  aptes  à  être  maîtres.  Que  si,  parfois, 
il  y  a  des  exceptions,  «  comme  ledit  saint  Grégoire  de  Nazianze 
(Disc.  XXXIX,  n.  i!\),  ce  qui  arrive  rarement  nest  pas  une  loi, 
pas  plus  que  la  présence  d'une  hirondellle  ne  fait  le  printemps. 
A  quelques-uns,  en  effet,  par  une  certaine  dispense  spéciale, 
selon  la  raison  ou  le  conseil  de  la  sagesse  divine,  il  a  été  con- 
cédé, en  dehors  de  la  loi  commune,  qu'avant  l'âge  parfait  ils 
eussent  l'office  soit  de  présider,  soit  d'enseigner  ;  comme  Salo- 
mon  {Rois,  liv,  III,  ch.  m,  v.  7),  Daniel  (endroit  précité),  Jé- 
rémie  (ch.  i,  v.  5  et  suiv.)  ».  —  On  voit,  par  cette  réponse, 
combien  sage  est  la  loi  de  l'Église  de  ne  pas  admettre  à  la  plé- 
nitude du  ministère  sacré,  avant  une  certaine  maturité  ;  et 
même  si  elle  ordonne  ses  prêtres,  normalement,  vers  l'âge  de 
vingt-cinq  ans,  elle  les  soumet,  comme  aides  subalternes,  or- 
dinairement, à  d'autres  prêtres  plus  âgés. 


202  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Vad  qaarlum  répond  que  «  le  Christ  ne  devait  être  ni  le  pre- 
mier ni  le  dernier  qui  serait  baptisé  par  Jean.  —  C'est  qu'en 
effet,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome,  sur  saint  Matthieu 
(ou  plutôt  l'Anonyme,  hom.  IV),  le  Christ  fut  baptisé  à  celte 
fin,  pour  confirmer  le  baptême  de  Jean  ;  et  pour  recevoir  de  Jean 
son  témoignage.  Or,  l'on  ne  pouvait  croire  au  témoignage  de 
Jean  qu'après  qu'un  grand  nombre  eurent  été  baptisés  par  lui, 
Et  voilà  pourquoi  le  Christ  ne  devait  pas  être  le  premier  qui 
serait  baptisé  par  Jean. —  Il  ne  devait  pas  être,  non  plus,  le  der- 
nier, parce  que  comme  il  est  dit  par  le  même,  au  même  endroit, 
de  même  que  la  lumière  du  soleil  n'attend  pas  que  l'étoile  du  ma- 
tin ait  dispara,  mais  quelle  se  lève  tandis  que  l'autre  suit  son 
cours,  et  par  sa  clarté  obscurcit  sa  candeur;  pareillement,  aussi, 
le  Christ  n'attendit  pas  que  Jean  eût  achevé  sa  course ,  ?nais  II  appa- 
rut, tandis  que  Jean  enseignait  et  baptisait  toujours  ».  L'image  est 
fort  belle;  et  la  comparaison,  excellemment  appropriée. 

C'était  donc  bien  à  propos  que  le  Christ  venait  se  faire  bap- 
tiser par  Jean  à  l'âge  de  trente  ans.  —  Mais  convenait-il  qu'il 
vînt  se  faire  baptiser  dans  le  Jourdain?  Saint  Thomas  va  nous 
répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  IV, 
Si  le  Christ  devait  être  baptisé  dans  le  Jourdain  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  ne  devait 
pas  être  baptisé  dans  le  Jourdain  ».  —  La  première  est  que  «  la 
vérité  doit  répondre  à  la  figure.  Or,  la  figure  du  baptême  pré- 
céda dans  le  passage  de  la  mer  Rouge  oii  les  Egyptiens  furent 
submergés,  comme  les  péchés  sont  effacés  dans  le  baptême. 
Donc  il  semble  que  le  Christ  aurait  dû  être  baptisé  dans  la  mer 
plutôt  que  dans  le  fleuve  du  Jourdain  ».  —  La  seconde  objec- 
tion dit  que  «  le  mot  Jourdain  signifie  descente  (S.  Jérôme,  Des 
quarante-deux  demeures,  demeure  XLI).  Or,  par  le  baptême  on 
monte  plutôt  qu'on  ne  descend;  aussi  bien  il  est  dit,  en  saint 
Matthieu,  ch.  m  (v.  i6),  que  Jésus,  baptisé,  monta  aussitôt  de 


QUESTIOiX   XXXIX.    —   DU   BAPTEME   REÇU   PAR   LE   CHRIST.  203 

Ceaa.  Donc  il  semble  que  c'est  mal  à  propos  que  le  Christ  fût 
baptisé  dans  le  Jourdain  ».  —  La  troisième  objection  rappelle 
que  «  lorsque  les  enfants  d'Israël  passèrent,  les  eaux  du  Jour- 
dain retournèrent  en  arrière,  comme  on  le  lit  au  livre  de  Josué, 
ch.  IV  (ou  III,  V.  i6,  17),  et  comme  il  est  dit  dans  le 
psaume  (cxiii,  v.  3,  5).  Or,  ceux  qui  sont  baptisés  ne  retour- 
nent pas  en  arrière,  mais  vont  en  avant.  Donc  c'était  mal  à 
propos  que  le  Christ  fût  baptisé  dans  le  Jourdain  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  texte  de  saint  Marc,  où  «  il  est 
dit,  ch.  I  (v.  9),  que  Jésas  fat  baptisé  par  Jean  dans  le  Jour- 
dain ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  ce  souvenir 
que  «  le  fleuve  du  Jourdain  fut  par  oià  les  enfants  d'Israël  en- 
trèrent dans  la  Terre  Promise  {Josué,  ch.  m,  iv).  Or,  le  bap- 
tême du  Christ  a  ceci  de  spécial,  par-dessus  tous  les  autres 
baptêmes,  qu'il  introduit  dans  le  Royaume  de  Dieu,  signifié 
par  la  Terre  Promise  ;  et  de  là  vient  qu'il  est  dit,  en  saint  Jean, 
ch.  m  (v.  5)  :  A  moins  que  quelqu'un  ne  renaisse  de  Ceau  et  de 
r Esprit-Saint,  il  ne  peut  pas  entrer  dans  le  Royaume  de  Dieu.  A 
cela  se  rapporte  aussi  qu'Élie  divisa  les  eaux  du  Jourdain,  quand 
il  dut  être  enlevé  au  ciel  sur  un  char  de  feu,  comme  il  est  dit 
au  livre  IV  des  Rois,  ch.  11  (v.  7  et  suiv.)  ;  parce  que  c'est  à 
ceux  qui  passent  par  l'eau  du  baptême,  que  par  le  feu  de  l'Es- 
prit-Saint  est  ouverte  l'entrée  au  ciel.  Et  voilà  pourquoi  il  fut 
à  propos  que  le  Christ  fût  baptisé  dans  le  Jourdain  ». 

Vad  primum  accorde  que  «  le  passage  de  la  mer  Rouge  pré- 
figura le  baptême  quant  au  fait  que  le  baptême  efface  les  pé- 
chés. Mais  le  passage  du  Jourdain  en  fut  la  figure  quant  à  ceci 
qu'il  ouvre  la  porte  du  Royaume  des  cieux  :  ce  qui  est  l'effet 
principal  du  baptême,  réalisé  par  le  Christ  seul.  Et  à  cause  de 
cela  il  était  plus  convenable  que  le  Christ  fût  baptisé  dans  le 
Jourdain,  non  dans  la  mer  ». 

Uad  secundum  fait  observer  que  «  dans  le  baptême  il  y  a  l'as- 
cension par  le  progrès  de  la  grâce  ;  laquelle  ascension  requiert 
la  descente  de  l'humilité  :  selon  celte  parole  de  saint  Jacques, 
ch.  IV  (v.  6)  :  //  donne  sa  qrâce  aux  humbles.  Et  c'est  à  cette  des- 
cente qu'il  faut  rapporter  le  nom  du  Jourdain  ». 


2  6/j  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Vad  tertium  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin, 
dans  un  sermon  de  l'Epiphanie  (Serm.  X,  parmi  les  Œuvres), 
de  même  qu'autrefois  les  eaux  du  Jourdain  retournèrent  en  ar- 
rière; de  même  maintenant,  le  Christ  une  fois  baptisé,  les  péchés 
sont  retournés  en  arrière.  Ou,  encore,  cela  signifie  que  contrai- 
rement à  la  descente  des  eaux  le  fleuve  des  bénédictions  était 
porté  en  haut  ». 

Après  avoir  examiné  le  baptême  du  Christ  en  lui-même, 
il  nous  faut  étudier  les  prodiges  qui  s'accomplirent  lors  de  ce 
baptême.  Or,  ces  prodiges  furent  au  nombre  de  trois  :  les 
cieux  qui  s'ouvrirent;  l'Esprit-Saint  qui  descendit  sous  la 
forme  d'une  colombe;  la  voix  du  Père  qui  se  fit  entendre. 
—  Voyons,  d'abord,  le  premier.  C'est  l'objet  de  l'article  sui- 
vant. 

Article  V. 
Si  pour  le  Christ  une  fois  baptisé  les  cieux  devaient  s'ouvrir? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  pour  le  Christ  une 
fois  baptisé,  les  cieux  ne  devaient  pas  s'ouvrir  ».  —  La  pre- 
mière déclare  que  «  les  cieux  doivent  s'ouvrir  pour  celui  qui 
a  besoin  d'entrer  au  ciel,  comme  étant  au  dehors.  Or,  le  Christ 
était  toujours  dans  le  ciel,  selon  cette  parole  marquée  en 
saint  Jean,  ch.  m  (v.  i3)  :  Le  Fils  de  l homme,  qui  est  dans  le 
ciel.  Donc  il  semble  que  les  cieux  ne  devaient  point  s'ouvrir 
pour  Lui  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  que  «  l'ouver- 
ture des  cieux  s'entend  au  sens  corporel  ou  au  sens  spirituel. 
Or,  on  ne  peut  pas  l'entendre  au  sens  corporel;  car  »,  à  rai- 
sonner dans  l'opinion  des  anciens  et  l'Ecriture  elle-même 
parle  d'une  manière  analogue,  «  les  corps  célestes  sont  inalté- 
rables et  infrangibles,  selon  cette  parole  du  livre  de  Job, 
ch.  XXX vu  (v.  i8)  :  C'est  peut-être  loi  qui  as  fabriqué  les  cieux 
aussi  solides  que  l'airain  fondu?  Pareillement  aussi,  on  ne  peut 
pas  l'entendre  au  sens  spirituel;  car  devant  les  yeux  du  Fils 
de  Dieu  les  cieux  auparavant  n'étaient  point  clos.  Donc  c'est 


QUESTION   XXXIX.    —    DU    BAPTÊME    KEÇU    PAR   LE   CHRIST.        265 

mal  à  propos  qu'il  est  dit  que  pour  le  Christ,  une  fois  baptisé, 
les  deux  s'ouvrirent.  —  La  troisième  objection  dit  que  «  pour 
les  fidèles,  le  ciel  a  été  ouvert  par  la  Passion  du  Christ;  selon 
celte  parole  de  l'Épître  aux  Hébreux,  ch.  x  (v.  19)  :  Nous  avons 
confiance  d'entrer  dans  le  Saint  des  Saints  par  le  sang  du  Christ. 
Et  de  là  vient,  aussi,  que  parmi  ceux  qui  furent  baptisés  du 
baptême  du  Christ,  s'il  y  en  eut  qui  moururent  avant  sa  Pas- 
sion, ils  ne  purent  pas  entrer  dans  les  cieux.  Donc  les  cieux 
auraient  dû  s'ouvrir  plutôt  à  la  Passion  du  Christ  qu'à  son 
baptême  )i. 

L'argument  sed  contra  apporte  simplement  le  texte  de  saint 
Luc,  où  «il  est  dit,  ch.  m  (v.  21)  :  Jésus  étant  baptisé  et  priant, 
le  ciel  fut  ouvert  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  cette  remarque,  que 
«  comme  il  a  été  dit  (art.  1  ;  q.  38,  art.  1),  le  Christ  a  voulu 
être  baptisé  afin  de  consacrer,  par  son  baplême,  le  baptême 
dont  nous  devions  nous-même  être  baptisés.  Il  suit  de  là  que 
dans  le  baptême  du  Christ  durent  apparaître  les  choses  qui 
touchent  à  l'eiricacité  de  notre  baptême.  Or,  au  sujet  de  celle 
efficacité,  il  y  a  trois  choses  à  considérer.  —  Premièrement, 
la  vertu  principale  d'où  le  baptême  a  son  efficacité;  et  c'est 
une  vertu  céleste.  De  là  vient  ([uc  pour  le  Christ  une  fois  bap- 
tisé, le  ciel  s'ouviit,  pour  qu'il  fût  montré  que  désormais  une 
vertu  céleste  sanctifierait  le  baptême.  —  En  second  lieu,  agit 
pour  l'eflîcacilé  du  baptême  la  foi  de  l'Église  et  de  celui  qui 
est  baptisé;  et  de  là  vient  que  les  baptisés  confessent  la  foi,  et 
le  baptême  est  appelé  le  sacrement  de  la  foi  (S.  Augustin,  ép.  à 
Boniface).  Or,  par  la  foi,  nous  atteignons  du  regard  les  choses 
célestes,  qui  dépassent  les  sens  et  la  raison  humaine.  Ce  fut  pour 
signifier  cela,  que  pour  le  Christ  une  fois  baptisé  les  cieux 
s'ouvrirent.  —  Troisièmement,  parce  que  par  le  baplême  du 
Christ,  d'une  manière  spéciale,  nous  est  ouverte  l'entrée  du 
Royaume  céleste,  qui  avait  été  fermée  au  premier  homme  par 
le  péché.  Et  c'est  pourquoi,  le  Christ  une  fois  baptisé,  les 
cieux  s'ouvrirent,  afin  de  n:iontrer  que  pour  les  baptisés  est 
ouverte  la  voie  qui  introduit  au  ciel.  —  D'autre  part,  après  le 
baplême  est  nécessaire  à  l'homme  la  prière  continuelle,  à  l'ef- 


266  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

fet  d'entrer  dans  le  ciel;  car,  bien  que  par  le  baptênne  les  pé- 
chés soient  remis,  cependant  demeurent  le  foyer  du  péché 
qui  nous  combat  intérieurement  et  le  monde  et  les  démons 
qui  nous  combattent  intérieurement.  Et  c'est  pourquoi,  inten- 
tionnellement, il  est  dit  en  saint  Luc,  ch.  m  (v.  21),  que 
Jésus  étant  baptisé  et  priant,  le  ciel  s'ouvrit;  parce  que,  pour 
les  fidèles  la  prière  est  nécessaire  après  le  baptême.  Ou  encore, 
pour  donner  à  entendre  que  cela  même,  que  par  le  baptême 
le  ciel  est  ouvert  à  ceux  qui  croient,  est  dû  à  la  vertu  de  la 
prière  du  Christ.  C'est  pour  cela  qu'il  est  dit,  intentionnelle- 
ment, en  saint  Matthieu,  ch.  ni  (v.  16),  que  le  ciel  s'ouvrit  pour 
Lui,  c'est-à-dire  pow/' /ouif,  à  cause  de  Lui;  comme  si  l'empe- 
reur disait  à  quelqu'un  qui  le  prierait  pour  un  autre  :  Voici, 
ce  bienfait,  ce  n'est  pas  à  lai  que  je  le  donne,  mais  à  toi;  c'est-à- 
dire,  à  cause  de  toi  je  le  donne  à  cet  autre,  comme  le  dit  saint 
Jean  Chrysostome,  sur  saint  Matthieu  (l'Anonyme,  hom.  IV)  ». 

Vad  primuni  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysos- 
tome {Ibid),  de  même  que  le  Christ  en  raison  du  mystère  de  son 
humanité  a  été  baptisé,  bien  que,  en  Lui-même,  Il  n'eût  pas  besoin 
de  baptême;  pareillement ,  en  raison  du  mystère  de  son  humanité 
les  deux  s'ouvrirent  pour  Lui,  alors  que  selon  la  nature  divine  II 
était  dans  les  deux  » . 

L'ad  secundum  dit  que  «  comme  l'explique  saint  Jérôme,  sur 
saint  Matthieu  (ch.  m,  v.  16,  17),  les  deux  s'ouvrirent  pour  le 
Christ  baptisé,  non  par  la  rupture  des  éléments,  mais  pour  les 
yeux  spirituels:  comme,  également,  Ézéchiel  narre  au  début 
de  son  livre  (ch.  i,  v.  i),  que  les  cieux  furent  ouverts.  Et  saint 
Jean  Chrysostome  prouve  qu'il  en  fut  ainsi,  en  disant,  sur 
saint  Matthieu  (l'Anonyme,  endroit  précité),  que  si  la  créature 
elle-même  »  ou  le  corps  physique  appelé  du  nom  «  des  cieux 
avait  été  rompue  »  ou  déchirée,  «  V Évangéliste  n'aurait  pas  dit  : 
les  deux  s' ouvrirent  pour  Lui;  car  ce  qui  s'ouvre  corporellement 
au  dehors,  est  ouvert  pour  tous.  Aussi  bien,  en  saint  Marc, 
ch.  I  (v.  10),  il  est  dit  expressément  que  Jésus  aussitôt  montant 
de  l'eau  vit  les  deux  ouverts,  comme  pour  rapporter  l'ouverture 
des  cieux  à  la  vision  du  Christ.  Ce  que  quelques-uns  rappor- 
tent à  la   vision   corporelle   du    Christ,  disant    qu'autour  du 


QUESTION    XXXIX.    —   DU   BAPTÊME   REÇU   PAR   LE   CHRIST.        267 

Christ  baptisé  il  y  eut  une  telle  splendeur  dans  le  baptême 
que  les  deux  étaient  vus  ouverts.  On  peut  aussi  »,  ajoute 
saint  Thomas,  «  rapporter  cela  à  la  vision  d'imagination,  par 
lequel  mode  Ézéchiel  vit  les  cieux  ouverts  :  par  la  vertu  di- 
vine, en  effet,  et  par  la  volonté  de  la  raison,  était  formée  celte 
vision  dans  l'imagination  du  Christ,  pour  signifier  que  par  le 
baptême  l'entrée  du  ciel  était  ouverte  aux  hommes.  On  peut 
aussi  »,  continue  saint  Thomas,  «  rapporter  cela  à  la  vision 
intellectuelle  du  Christ,  en  tant  que  le  Christ  vit  que  le  bap- 
tême étant  maintenant  sanctifié  le  ciel  était  ouvert  aux  hom- 
mes; chose  que  cependant  II  voyait  auparavant  comme  devant 
être  faite  ». 

L'ad  lertiam  fait  observer  que  «  par  la  Passion  du  Christ  le 
ciel  est  ouvert  aux  hommes  comme  par  la  cause  universelle 
ou  commune  de  l'ouverture  des  cieux.  Mais  il  faut  cependant 
que  cette  cause  soit  appliquée  à  chacun  en  particulier,  à  l'effet 
d'obtenir  l'entrée  dans  le  ciel.  Et  c'est  ce  qui  se  fait  par  le  bap- 
tême; selon  cette  parole  de  l'Epître  aux  Romains,  ch.  vi  (v.  3)  : 
Tous  ceux  qui  avons  été  baptisés  dans  le  Christ  Jésus,  avons  été 
baptisés  dans  sa  mort.  Et,  à  cause  de  cela,  il  est  fait  mention  de 
l'ouverture  des  cieux  plutôt  dans  le  baptême  que  dans  la  Pas- 
sion. —  Ou,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome,  sur  saint 
Matthieu  (l'Anonyme,  endroit  précité),  lors  du  baptême  du  Christ 
les  cieux  furent  seulement  ouverts;  mais  après  (jue  le  Christ  eût 
vaincu  le  tyran  »  des  enfers  «  par  la  Croix,  les  portes  du  ciel  ne 
devant  plus  être  fermées,  les  anges  ne  dirent  pas  :  Ouvrez  les 
portes;  mais  :  Enlevé:  les  portes.  Et,  par  là,  saint  Chrysos- 
tome (l'Anonyme)  donne  à  entendre  que  les  obstacles  par  les- 
quels précédemment  les  àmcs  des  défunts  étaient  empêchées 
d'entrer  dans  les  cieux  furent  entièrement  enlevés  par  la  Pas- 
sion; mais  dans  le  baptême  du  Christ,  l'entrée  du  ciel  avait  été 
ouverte,  en  ce  sens  que  la  voie  qui  devait  permettre  aux 
hommes  d'entrer  dans  le  ciel  leur  avait  été  manifestée  ». 

Le  second  prodige  qui  s'est  accompli  lors  du  baptême  du 
Christ  a  été  la  descente  du  Saint-Esprit  sous  la  forme  d'une 
colombe.  Saint  Thomas  examine,  à  ce  sujet,  deux  questions  : 


268  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

premièrement,  s'il  convenait  que  le  Saint-Esprit  se  manifestât 
de  la  sorte  ;  secondement,  si  la  colombe  qui  est  apparue  était 
un  véritable  animal.  —  Le  premier  point  va  faire  l'objet  de 
l'article  qui  suit. 

Article  VI. 

Si  c'est  à  propos  qu'il  est  dit  que  l'Esprit-Saint  descendit, 
sur  le  Christ  baptisé,  sous  la  forme  d'une  colombe? 

Quatre  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  n'est  pas  à  propos 
qu'on  dise  que  le  Saint-Esprit  descendit,  sur  le  Christ  baptisé, 
sous  la  forme  d'une  colombe  d.  —  La  premire  arguë  de  ce  que 
((  l'Esprit-Saint  habite  dans  l'homme  par  la  grâce.  Or,  dans 
l'hmanité  du  Christ  fut  la  plénitude  de  la  grâce  dès  le  premier 
moment  de  sa  conception,  où  il  fut  le  Fils  unique  venu  du  Père, 
comme  on  le  voit  par  ce  qui  a  été  dit  plus  haut  (q.  7,  art.  12  ; 
q.  34,  art.  i).  Donc  l'Esprit-Saint  ne  devait  pas  lui  être  envoyé 
dans  le  baptême  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  que 
«  le  Christ  est  dit  être  descendu  dans  le  monde  par  le  mystère 
de  l'Incarnation,  quand  //  s'anéantit  Lui-même,  prenant  la  forme 
d'un  esclave  (aux  Philippiens,  ch.  11,  v.  7).  Or,  l'Esprit-Saint  ne 
s'est  pas  incarné.  Donc  c'est  mal  à  propos  qu'il  est  dit  que 
rEsprit-5aint  descendit  sur  Lui  ».  —  La  troisième  objection 
rappelle  que  «  dans  le  baptême  du  Christ  devait  être  montré, 
comme  dans  un  certain  exemplaire,  ce  qui  se  fait  dans  notre 
baptême.  Or,  dans  notre  baptême,  il  ne  se  produit  point  de 
mission  visible  de  l'Esprit-Saint.  Donc  il  ne  fallait  pas,  non 
plus,  qu'il  y  eût  de  mission  visible  de  l'Esprit-Saint  dans  le 
baptême  du  Christ  ».  —  La  quatrième  objection  déclare  que 
«  l'Esprit-Saint  dérive  du  Christ  dans  tous  les  autres;  selon  celte 
parole  de  saint  Jean,  ch.  1  (v.  16)  ;  De  sa  plénitude  nous  avons 
tous  reçu.  Or,  sur  les  Apôtres,  l'Esprit-Saint  descendit,  non  sous 
la  forme  d'une  colombe,  mais  sous  forme  de  feu  {Actes,  ch.  11, 
V,  3).  Donc,  sur  le  Christ,  non  plus,  l'Esprit-Saint  n'aurait  pas 
dû  descendre  sous  la  forme  d'une  colombe,  mais  sous  forme  de 
feu  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  témoignage  de  saint  Luc, 


QUESTION    XXXIX.    —   DU    BAPTlhlR    REÇU    PAH    LE    CHRIST.        2()() 

OÙ  ((  il  est  dit,  ch.  m  (v.  22)  :  L'Esprit-Saint  descendit  soas  une 
forme  corporelle,  semblable  à  une  colombe,  sur  Lui  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  présente  cette  remarque, 
que  "  ce  qui  s'est  fait  pour  le  Christ  dans  son  baptême,  comme 
ledit  saint  Jean  Chrysostome,5«r5am/  Mcdthieu  (ou  plutôt  l'Ano- 
nyme, hom.  IV),  appartient  au  mystère  de  tous  ceux  qui  dans  la 
suite  devaient  être  baptisés.  Or,  tous  ceux  qui  sont  baptisés  du 
baptême  du  Christ,  reçoivent  l'Esprit-Saint,  à  moins  qu'ils  ne 
viennent  mal  disposés  ;  selon  cette  parole  »  du  Précurseur  u  en 
saint  Matthieu,  ch.  m  (v.  11)  :  Lui  vous  tjaptisera  dans  T Esprit- 
Saint.  Donc  il  était  convenable  que  sur  le  Seigneur  baptisé 
l'Esprit-Saint  descendît  ». 

Uad  primum  cite  un  très  beau  texte  de  saint  Augustin,  qui 
est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  péremptoire  contre  l'erreur  de 
Photin,  chez  les  anciens,  et  contre  les  interprétations  impies 
de  certains  modernes,  voulant  faire  partir  du  baptême  du 
Christ  ce  qu'il  y  a  eu  de  divin  en  Lui,  soit  qu'on  l'entende, 
comme  les  anciens  hérétiques,  au  sens  de  l'union  du  Verbe  à 
l'homme  Jésus,  ou,  comme  disent  les  modernes  rationalistes, 
de  l'éclosion  de  la  conscience  d'une  mission  divine.  <(  //  est  sou- 
verainement absurde,  dit  saint  Augustin,  au  livre  XV  delà  Tri- 
nité (ch.  xxvi),  de  supposer  que  le  Christ,  alors  déjà  âgé  de  trente 
ans,  aurait  reçu  rEsprit-Saint.  Mais  s'il  vint  au  baptême  sans 
péché.  Il  n'y  vint  pas  sans  l'Esprit-Saint.  Si,  en  ejjet,  il  avait  été 
dit  de  Jean  :  Il  sera  rempli  de  l'Esprit-Saint  dès  le  sein  de  sa  mère, 
que  ne  Jaudra-t-il  pas  dire  du  Christ  dans  .son  humanité.  Lui  dont 
la  conception  même  de  la  chair  ne  fut  pas  charnelle,  mais  spirituelle  ? 
Maintenant  donc,  c'est-à-dire  dans  son  baptême,  //  a  daigné  pré- 
figurer son  corps,  c'èsl-à-dire  son  Église,  dans  laquelle  les  baptisés 
surtout  reçoivent  l'Esprit-Saint  ». 

L'ad  secundum  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin, 
au  livre  II  de  la  Trinité  (ch.  v,  vi),  l'Esprit-Saint  est  dit  être 
descendu  sur  le  Christ,  sous  une  forme  corporelle,  par  mode  de 
colombe,  non  que  la  substance  même  de  l'Esprit-Saint  fût 
rendue  visible  ;  car  elle  est  invisible  »  aux  yeux  du  corps  ;  «  ni 
que  cette  créature  visible  »,  qu'était  la  colombe,  «  fût  prise  en 
l'unité  de  la  Personne  divine  »  de  l'Esprit-Saint,  camme,  par 


270  SOMME    THEOLOGIQUE. 

l'Incarnation,  la  nature  humaine  a  été  prise  en  l'unité  de  la 
Personne  divine  du  Verbe  ou  du  Fils  unique  de  Dieu;  «  car  il 
n'est  point  dit  que  l'Esprit-Saint  soit  colombe,  comme  il  est 
dit  que  le  Fils  de  Dieu  est  homme,  en  raison  de  l'union.  Ce 
n'est  pas,  non  plus,  de  cette  manière  que  l'Esprit-Saint  a  été  vu, 
en  forme  de  colombe,  comme  saint  Jean  vit  l'Agneau  immolé 
dans  l'Apocalypse,  ainsi  qu'il  est  marqué,  Apocalypse,  ch.  v 
(\.  6).  Cette  vision,  en  ejjet,  se  fit  en  esprit,  par  des  images  des 
corps  spirituelles  ;  tandis  que  pour  la  colombe  dont  il  s'agit,  nul 
lia  jamais  douté  qu'elle  n'ait  été  vue  des  yeux  du  corps.  «  Ce  n'est 
pas,  non  plus,  de  cette  manière  que  l'Esprit-Saint  apparut, 
comme  il  est  dit,  dans  la  première  Épître  aux  Corinthiens, 
ch.  X  (v.  4)  :  Le  rocher  était  le  Christ.  Car  ce  rocher  était  aupa- 
ravant da  nombre  des  créatures,  et  c'est  en  rcdson  du  mode  d'ac- 
tion produite  à  son  sujet  qu'il  est  appelé  le  Christ  dont  il  était  la 
figure;  tandis  que  cette  colombe  fut  amenée  à  l'être  uniquement 
pour  signifier  l'Esprit-Saint,  à  ce  moment  même,  et  cessa  tout  de 
suite  après,  comme  la  Jlamme  qui  apparut  dans  le  buisson  à 
Moïse  n  dans  le  désert.  «  Ainsi  donc  l'Esprit-Saint  est  dit  être 
descendu  sur  le  Christ,  non  en  raison  de  l'union  »  hypos- 
tatique  «  à  la  colombe;  mais  soit  en  raison  de  la  colombe 
elle-même,  figure  de  l'Esprit-Saint,  laquelle  descendit  et  vint 
se  reposer  sur  le  Christ,  soit  aussi  en  raison  de  la  grâce  spiri- 
tuelle, qui  dérive  de  Dieu  à  la  créature  par  mode  d'une  cer- 
taine descente,  selon  cette  parole  de  saint  Jacques,  ch.  i  (v.  17)  : 
Toute  donation  excellente  et  tout  don  parfait  vient  d'en-Haut,  des- 
cendant du  Père  des  lumières  ».  On  aura  remarqué  cette  adap- 
tation harmonieuse  du  beau  texte  de  saint  Jacques. 

h'ad  tertium  fait  observer  que  «  comme  le  dit  saiut  Jean 
Chrysostome,  sur  saint  Mathieu  (hom.  XII)  »  —  et  cette  obser- 
vation est  d'une  imporlance  extrême  pour  saisir  toute  l'écono- 
mie des  manifestations  surnaturelles  de  Dieu,  dans  l'ordre  de 
la  Révélation,  —  «  dans  les  commencements  des  choses  spiri- 
tuelles, toujours  apparaissent  des  visions  sensibles  »  ou  corpo- 
relles, ((  en  raison  de  ceux  qui  ne  peuvent  avoir  aucune  intelligence 
de  la  nature  incorporelle  ;  de  telle  sorte  que  si,  après,  elles  ne  se 
produisent  plus,  on  les  accepte  sur  la  foi  de  celles  qui  se  sont 


QUESTION    XXXIX.    —   DU    BAPTEME   HEÇU   PAR    LE   CHHIST.        2' î 

déjà  produites.  Et  voilà  pourquoi  sur  le  Christ  baptisé,  l'Es- 
prit-Saint  descendit  visiblement,  sous  une  forme  corporelle, 
afin  que  l'on  crût,  dans  la  suite,  qu'il  descendait  d'une  ma- 
nière invisible  sur  tous  les  baptisés  ». 

Uad  quartum  dit  que  u  l'Esprit-Saint  apparut,  sous  forme 
de  colombe,  au-dessus  du  Christ  baptisé,  pour  quatre  raisons. 
—  D'abord,  en  raison  de  la  disposition  qui  est  requise  dans  le 
baptisé,  savoir  qu'il  ne  vienne  pas  au  baptême  avec  feinte; 
parce  que,  comme  il  est  dit  au  livre  de  la  Sagesse,  ch.  i  (v.  5), 
l'Esprit-Saint  de  la  discipline  fuira  lliomme  trompeur.  Et  la 
colombe,  en  effet,  est  un  animal  simple,  ori  ne  se  trouve  au- 
cune astuce,  aucune  tromperie.  Aussi  bien,  il  est  dit,  en  saint 
Matthieu,  ch.  x  (v.  i6)  :  Soyez  simples  comme  des  colombes.  — 
Secondement,  pour  désigner  les  sept  dons  du  Saint-Esprit, 
que  la  colombe  signifie  par  ses  propriétés.  La  colombe,  en 
effet,  habite  sur  le  courant  des  eaux,  afin  qu'en  apercevant  le 
vautour,  elle  se  plonge  dans  l'eau  et  lui  échappe.  Et  ceci  ap- 
partient au  don  de  sagesse,  par  lequel  les  saints  résident  sut  le 
courant  des  eaux  de  la  Sainte-Ecriture,  afin  d'échapper  aux 
incursions  du  démon.  De  même,  la  colombe  choisit  les  meil- 
leurs grains.  Et  ceci  appartient  au  don  de  science,  par  lequel 
les  saints  choisissent  les  pensées  saines  pour  s'en  nourrir.  De 
même,  la  colombe  nourrit  d'autres  petits  que  les  siens.  Et  ceci 
appartient  au  don  de  conseil,  par  lequel  les  saints  nourrissent 
de  leur  doctrine  et  de  leur  exemple  les  hommes  qui  furent  les 
petits,  c'est-à-dire,  les  imitateurs  du  démon.  De  même,  la 
colombe  ne  déchire  point  avec  son  bec.  Et  ceci  appartient  au 
don  d'intelligence,  par  lequel  les  saints  évitent  de  déchirer  et 
de  pervertir  les  bonnes  doctrines,  comme  le  font  les  héré- 
tiques. De  même,  la  colombe  n'a  point  de  fiel.  Et  ceci  appar- 
tient au  don  de  piété,  par  lequel  les  saints  sont  à  l'abri  de  la 
colère  déraisonnable.  De  même,  la  colombe  fait  son  nid  dans 
les  trous  du  rocher.  Et  ceci  appartient  au  don  de  force,  par 
lequel  les  saints  mettent  leur  nid,  c'est-à-dire,  leur  refuge  et 
leur  espoir  dans  les  plaies  de  la  mort  du  Christ.  De  même,  la 
colombe  a  pour  chant  ses  gémissements.  Et  ceci  appartient  au 
don  de  crainte,  par  lequel  les  saints  trouvent  leur  délectation 


272  SOMME    THEOLOGrQUE. 

à  gémir  pour  leurs  péchés  ».  On  aura  remarqué  tout  ce  que 
contient  d'application  exquise  cette  adaptation  des  propriétés 
de  la  colombe  aux  sept  dons  du  Saint-Esprit  épanouis  dans  la 
vie  des  saints.  —  «  Troisièmement,  l'Esprit-Saint  apparut  sous 
forme  de  colombe,  à  cause  de  l'efFet  propre  du  baptême,  qui 
est  la  rémission  des  péchés  et  la  réconciliation  avec  Dieu.  La 
colombe,  en  eifet,  est  un  animal  très  doux.  Et  c'est  pourquoi, 
comme  le  dit  saint  .lean  Chrysostome,  sur  saint  Matthieu 
(hom.  XII),  dans  le  déluge,  cet  animal  apparut  portant  un  rameau 
d'olivier  et  annonçant  la  tranquillité  générale  sur  le  globe  terrestre: 
et,  maintenant,  aussi,  la  colombe  apparaît  dans  le  baptême  »  de 
Jésus,  «  montrant  pour  nous  la  délivrance.  —  Quatrièmement, 
l'Esprit-Saint  apparut  sous  forme  de  colombe  au-dessus  du 
Seigneur  baptisé,  pour  désigner  l'effet  commun  ou  général  du 
baptême,  qui  est  la  construction  de  l'unité  de  l'Église.  Aussi 
bien  est-il  dit,  dans  VÉpilre aux Éphésiens ,  ch.  v(v.  25  et  suiv.), 
que  le  Christ  s'est  livré  Lui-même,  afm  de  se  donner  une  Église 
glorieuse,  qui  n'aurait  aucune  tache  ou  aucune  ride  ou  rien  de 
semblable,  lavant  celte  Église  par  le  baptême  d'eau  dans  la  Parole 
de  vie.  Et  voilà  pourquoi  c'est  à  propos  que  l'Esprit-Saint  s'est 
montré  dans  le  baptême  sous  la  forme  d'une  colombe,  qui  est 
un  animal  fait  pour  l'amour  et  pour  vivre  en  troupe  ou  en 
compagnie.  D'oià  il  vient  que  dans  le  Ccmtique  des  Cantiques, 
ch.  VI  (v.  8),  il  est  dit  de  l'Église  :  Elle  est  unique,  ma  co- 
lombe! »  Ici  encore,  quel  à  propos  exquis  dans  ces  adaptations 
des  textes  de  l'Écriture  Sainte.  —  Voilà  donc  les  très  belles 
raisons  pour  lesquelles  il  convenait  que  l'Esprit-Saint  appa- 
raisse sous  forme  de  colombe,  au-dessus  du  Christ  baptisé.  — 
«  Que  si  l'Esprit-Saint  descendit  sur  les  Apôtres  n,  au  jour"  de 
la  Pentecôte,  «sous  forme  de  feu,  c'est  pour  deux  raisons.  — 
D'abord,  pour  montrer  la  ferveur  dont  leurs  cœurs  seraient 
possédés  à  l'effet  de  prêcher  partout  le  Christ  parmi  les  tribu- 
lations.. Et  c'est  pourquoi  aussi  II  leur  apparut  en  langues  de 
feu.  Aussi  bien  saint  Augustin  dit,  sur  saint  Jean  {ir.  VI),  n.  3: 
C'est  de  deux  mcmières  que  le  Seigneur  montre  visiblement  l'Esprit- 
Saint  ;  savoir  :  par  la  colombe,  au-dessus  du  Seigneur  baptisé; 
par  le  feu,  au-dessus  des  disciples  réunis.  Là,  c'est  la  simplicité 


gUESTIO.N    XXMX.    DU    BAPTEME    REÇU    PAR    LE   CHRIST.        27^3 

qui  est  montrée;  ici,  c'est  la  Jervear.  Donc,  pour  que  les  sanctifiés 
par  l'Esprit  n'aient  point  de  dol,  Il  s'est  montré  dans  la  colombe; 
et  pour  que  la  simplicité  ne  demeure  point  froide.  Il  s'est  montré 
dans  le  Jeu.  Et  qu'on  ne  s'émeuve  point,  si  les  langues  sont  divi- 
sées; car  l'unité  se  reconnaît  dans  la  colombe.  —  Secondement, 
parce  que  comme  ledit  saint  Chrysostome  (ou  plutôt  saint  Cré- 
goire,  hom.  XXX,  sur  l'Évangile),  quand  il  fallait  pardonner  les 
péchés,  ce  qui  se  fait  dans  le  baptême,  la  mansuétude  était  néces- 
saire ;ei  la  colombe  en  est  le  symbole.  Mais,  après  que  nous 
avons  reçu  la  grâce,  reste  le  temps  du  jugement,  qui  est  signifié 
par  le  feu  ». 

Nous  avons  vu  les  raisons  qui  expliquent  pourquoi,  lors  du 
baptême  du  Christ,  le  Saint-Esprit  se  manifesta  sous  la  forme 
d'une  colombe.  —  Mais,  cette  colombe,  qu'était-elle?  Peut-on 
dire  que  c'était  un  véritable  animal;  ou  n'était-ce  qu'une  appa- 
rence extérieure,  sans  réalité  vraie.  Saint  Thomas  va  nous 
répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  VII. 

Si  cette  colombe  dans  laquelle  l'Esprit-Saint  apparut 
était  un  véritable  animal? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  a  cette  colombe  dans 
laquelle  l'Esprit-Saint  apparut  n'élait  pas  un  véritable  ani- 
mal ».  —  La  première  fait  observer  que  «  ce  qui  apparaît  sous 
une  forme  semble  apparaître  selon  une  similitude  »  ou  une 
ressemblance  et  une  image.  «  Or,  en  saint  Luc,  cli.  m  (v.  22), 
il  est  dit  que  l'Esprit-Saint  descendit  sous  une  Jorme  corporelle 
comme  une  colombe  au-dessus  du  Christ.  Ce  ne  fut  donc  pas 
une  véritable  colombe,  mais  une  certaine  similitude  de  co- 
lombe ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  comme  la 
nature  ne  fait  rien  en  vain,  Dieu  non  plus  ne  le  fait  pas,  ainsi 
qu'il  est  dit  au  livre  I  du  Ciel  et  du  Monde  (ch.  iv,  n.  8;  de 
S.  Th.,  leç.  8).  Or,  cette  colombe  n'étant  venue  que  pour 
signifier  quelque  chose  et  disparaUre  ensuite,  comme  le  dit  saint 
XVI.  —  La  Rédemption.  18 


11  Ix  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Augustin,  au  livre  II  de  la  Trinité  (ch.  vi),  c'eût  été  chose 
vaine  qu'elle  fût  une  vraie  colombe;  car  cela  pouvait  être  fait 
par  une  similitude  de  colombe.  Donc  cette  colombe  ne  fut  pas 
un  véritable  animal  ».  —  La  troisième  objection  dit  que  «  les 
propriétés  de  chaque  chose  conduisent  à  la  connaissance  de  la 
nature  de  cette  chose-là.  Si  donc  cette  colombe  eût  été  un  véri- 
table animal,  les  propriétés  de  la  colombe  eussent  signifié  la 
nature  d'un  véritable  animal,  et  non  les  effets  de  l'Esprit- 
Saint.  Donc  il  ne  semble  pas  que  cette  colombe  ait  été  un 
véritable  animal  ». 

L'argument  sed  contra  est  un  texte  de  «  saint  Augustin  », 
qui,^  au  livre  Du  combat  chrétien  (ch.  xxi),  dit  :  Nous  ne  disons 
pas  cela,  que  le  Seigneur  Jésus-Christ  seul  vit  en  un  corps  véri- 
table, et  que  l' Esprit-Saint  ait  apparu  d'une  manière  trompeuse  aux 
yeux  des  hommes  ;  mais  nous  croyons  que  tous  ces  deux  corps  ont 
été  véritables  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  comme  il 
a  été  dit  plus  haut  (q.  5,  art.  i),  il  ne  convenait  pas  que  le 
Fils  de  Dieu,  qui  est  la  Vérité  du  Père,  usât  de  fiction  ;  et 
c'est  pourquoi  II  ne  prit  point  un  corps  fantastique,  mais  un 
corps  véritable.  Et  parce  que  l'Esprit-Saint  est  dit  CEsprit  de 
Vérité,  comme  on  le  voit  en  saint  Jean,  ch.  xvi  (v.  i3),  à 
cause  de  cela.  Lui  aussi  forma  une  véritable  colombe  dans 
laquelle  II  apparaîtrait,  bien  qu'il  ne  la  prît  point  en  l'unité 
de  sa  Personne  »,  comme  le  Verbe  ou  le  Fils  de  Dieu  avait 
pris  la  nature  humaine.  «  Aussi  bien  saint  Augustin,  après 
les  paroles  précitées,  ajoute  :  Comme  il  ne  fallait  point  que  le 
Fils  de  Dieu  trompât  les  hommes,  de  même  il  ne  Jallcdt  point  que 
r Esprit-Saint  les  trompât.  Mais  au  Dieu  tout-puissant  qui  avait 
formé  du  néant  tout  l'ensemble  des  créatures,  il  n'était  point 
difficile  de  former  un  véritable  corps  de  colombe  sans  le  secours 
d'autres  colombes,  comme  il  ne  lui  fut  point  difficile  de  former, 
dans  le  sein  de  Marie,  un  véritable  corps  »  liumain  «  sans  l'action 
d'aucun  homme  :  alors  que  la  créature  corporelle,  et  dans  les 
entrailles  d'une  Jemme  pour  former  l'homme,  et  dans  le  monde 
lui-même  pour  Jormer  la  colombe,  était  au  service  de  la  volonté  et 
du  commandement  du  Seigneur  ». 


QUESTION   XXXIX.    —   DU    BAPTEME   REÇU   PAR   LE   CHRIST.        276 

Vad  primum  déclare  que  «  l'Esprit-Saint  est  dit  être  des- 
cendu en  la  forme  ou  la  similitude  d'une  colombe,  non  point 
pour  exclure  la  vérité  de  la  colombe,  mais  pour  montrer  qu'il 
n'apparut  point  dans  la  forme  de  sa  substance  ». 

Vad  secundum  dit  que  ((  ce  ne  fut  point  chose  vaine  ou 
superflue  de  former  une  véritable  colombe  pour  que  l'Esprit- 
Saint  paraisse  en  elle;  car  la  vérité  même  de  la  colombe  signifie 
la  vérité  de  l'Esprit-Saint  et  de  ses  effets  ». 

Uad  tertium  fait  remarquer  que  «  les  propriétés  de  la  co- 
lombe vont  de  la  même  manière  à  signifier  la  nature  de  la 
colombe  et  à  désigner  les  effets  de  l'Esprit-Saint.  Par  cela,  en 
effet,  que  la.  colombe  a  telles  propriétés,  il  arrive  que  la  co- 
lombe signifie  l'Esprit-Saint  d  (cf.  les  délicieuses  applications 
de  l'article  précédent,  ad  4'"'"). 

Il  ne  nous  reste  plus  qu'un  dernier  point  à  examiner,  c'est 
celui  du  témoignage  rendu  par  le  Père  au  Fils  sur  les  bords 
du  Jourdain.  De  ce  témoignage  faut-il  dire  qu'il  s'est  manifesté 
à  propos.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 

Article  VIII. 

Si  ce  fut  à  propos  que  le  Christ  étant  baptisé  la  voix  du  Père 
fut  entendue  rendant  témoignage  au  Fils? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  c'est  mal  à  propos 
que  le  Christ  étant  baptisé  la  voix  du  Père  fut  entendue  ren- 
dant témoignage  au  Fils  ».  —  La  première  arguë  de  ce  que 
«  le  Fils  et  l'Esprit-Saint,  en  tant  qu'ils  apparurent  d'une  ma- 
nière sensible,  sont  dits  avoir  été  envoyés  d'une  mission  visi- 
ble. Or,  il  ne  convient  pas  au  Père  d'être  envoyé;  comme  on 
le  voit  par  saint  Augustin,  au  livre  II  de  la  Trinité  (ch.  v,  xii). 
Donc  il  ne  lui  convient  pas  non  plus  d'apparaître  ».  —  La 
seconde  objection  dit  que  «  la  voix  signifie  la  parole  ou  le 
verbe  conçu  dans  le  cœur.  Or,  le  Père  n'est  pas  le  Verbe. 
Donc  c'est  mal  à  propos  qu'il  s'est  manifesté  dans  la  voix  ». 
—  La  troisième  objection  fait  observer  que  u  le  Christ  n'a  pas 


276  sommiî;  tiik<)i.ogii)ue. 

commencé  d'être  le  Fils  de  Dieu  au  baptême,  comme  certains 
hérétiques  l'ont  pensé;  mais  II  a  été  le  Fils  de  Dieu  dès  le 
principe  de  sa  conception.  C'était  donc  à  la  nativité  du  Christ, 
que  la  voix  du  Père  aurait  dû  attester  sa  divinité,  plutôt  qu'à 
son  baptême  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  texte  de  saint  Matthieu,  ch.  m 
(v.  17),  où  ((  il  est  dit  :  Voilà  qu'on  entendit  une  voix  des  deux, 
qui  disait  :  Celui-ci  est  mon  Fils,  le  bien-aimé,  en  qui  Je  nie  suis 
complu  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  comme 
il  a  été  dit  plus  haut  (art.  5),  dans  le  baptême  du  Christ,  qui 
fut  le  modèle  ou  le  type  exemplaire  de  notre  baptême,  devait 
être  montré  ce  qui  se  parfait  dans  le  nôtre.  Or,  le  baptême 
dont  les  fidèles  sont  baptisés  est  consacré  en  l'invocation  et  la 
vertu  de  la  Trinité,  selon  cette  parole  du  Christ  en  saint  Mat- 
thieu, chapitre  dernier  (v.  19)  :  Allez,  enseignez  toutes  les  na- 
tions, les  baptisant  au  nom  du  Père  et  du  Fils  et  de  r Esprit-Saint. 
Et  voilà  pourquoi,  dans  le  baptême  du  Christ,  comme  le  dit 
saint  Jérôme  (sur  S.  Matthieu,  ch.  ni,  v.  16,  17),  le  mystère  de 
la  Trinité  est  montré  :  le  Seigneur  Lui-même  est  baptisé  dans  sa 
nature  humcdne;  F  Esprit-Saint  descend  sous  la  Jorme  d'une 
colombe;  la  voix  du  Père  qui  rend  témoignage  au  Fils  est  enten- 
due. Il  était  donc  convenable  que  dans  ce  baptême  le  Père  fût 
déclaré  dans  la  voix  ». 

L'ad  primum  fait  remarquer  que  «  la  mission  visible  ajoute 
quelque  chose  en  plus  de  l'apparition;  savoir  l'autorité  de 
celui  qui  envoie.  Et  c'est  pourquoi  le  Fils  et  l'Esprit-Saint, 
qui  viennent  d'un  autre,  sont  dits  non  seulement  apparaître, 
mais  aussi  être  envoyés  visiblement.  Mais  le  Père,  qui  ne  vient 
pas  d'un  autre,  peut  sans  doute  apparaître;  Il  ne  peut  pas  être 
envoyé  d'une  mission  visible  ». 

Vad  secundum  déclare  que  «  le  Père  n'est  montré  dans  la 
voix  que  comme  auteur  de  la  voix,  ou  comme  parlant  par  la 
voix.  Et  parce  que  c'est  le  propre  du  Père  de  produire  le 
Verbe,  ce  qui  est  dire  ou  parler,  à  cause  de  cela  c'est  tout  à 
fait  à  propos  que  le  Père  a  été  manifesté  par  la  voix,  qui 
signifie  le  Verbe.  Aussi  bien  la  voix  qui  émane  du  Père  atteste 


QUESTION  XXXIX.    —   DU   BAPTÊME  REÇU  PAR  LE   CHRIST.       277 

la  filiation  du  Verbe.  Et  comme  la  forme  de  la  colombe,  dans 
laquelle  l'Esprit-Saint  s'est  montré,  n'est  point  la  nature  de 
l'Esprit-Saint;  ni  la  forme  de  l'homme,  dans  laquelle  le  Fils 
Lui-même  s'est  montré,  n'est  point  la  nature  même  du  Fils  de 
Dieu  :  pareillement  aussi  la  voix  n'appartient  pas  à  la  nature  du 
Verbe  ou  du  Père  qui  parlait.  Aussi  bien,  en  saint  Jean,  ch.  v 
(v.  37),  le  Seigneur  dit  :  Vous  n'avez  jamais  entendu  sa  voix, 
c'est-à-dire  du  Père,  ni  vous  n'avez  Jamais  va  sa  face.  Par  où, 
comme  le  dit  saint  Jean<]hrysostome,  sur  saint  Jean  (hom.  XI), 
les  introduisant  un  peu  dans  le  dogme  philosophique,  Il  leur  mon- 
tre fjuil  n'y  a,  en  Dieu,  ni  voix  ni  figure,  mais  quilest  supérieur 
à  toutes  ces  choses-là.  Et  de  même  que  soit  la  colombe  soit 
aussi  la  nature  humaine  prise  par  le  Christ  est  l'œuvre  de 
toute  la  Trinité,  de  même  aussi  la  formation  de  la  voix  ;  mais, 
cependant,  c'est  le  Père  seul  qui  est  déclaré  comme  parlant, 
dans  la  voix,  de  même  que  le  Fils  seul  a  pris  la  nature 
humaine,  et  que,  dans  la  colombe,  seul  l'Esprit-Saint  est  mon- 
tré; ainsi  qu'on  le  voit  par  saint  Augustin  (ou  plutôt  saint 
Fulgence)  dans  le  livre  De  la  foi,  à  Pierre  »  (ch.  ix). 

Vad  tertium  dit  que  «  la  divinité  du  Christ  ne  devait  pas 
être  manifestée  à  tous,  dans  sa  nativité,  mais  plutôt  être  cachée 
dans  les  défauts  de  l'état  d'enfance.  Mais  quand  II  parvint  déjà 
à  l'âge  parfait  où  il  fallait  qu'il  enseigne  et  fasse  des  miracles 
et  convertisse  à  Lui  les  hommes,  alors  il  fallait  que  sa  divinité 
fût  indiquée  par  le  témoignage  du  Père,  afin  que  sa  doctrine 
devînt  plus  croyable.  Et  voilà  pourquoi  Lui-même  dit,  en  saint 
Jean,  ch.  v  (v.  87)  :  Celui  qui  m'a  envoyé,  le  Père,  c'est  Lui- 
même  qui  rend  témoignage  de  moi.  El  cela  devait  être  fait  sur- 
tout dans  le  baptême,  par  lequel  les  hommes  renaissent  en 
enfants  de  Dieu  adoptifs;  car  les  enfants  de  Dieu  adoptifs  sont 
constitués  à  la  ressemblance  du  Fils  par  nature,  selon  cette 
parole  de  l'Epîtie  aux  Romains,  ch.  viii  (v.  29)  :  Ceux  qu'il  a 
connus  d'avance,  ceux-là  II  les  a  prédestinés  à  devenir  conformes 
à  l'image  de  son  Fils.  Aussi  bien  saint  Ililaire  dit,  sur  saint 
Matthieu,  —  qu'au-dessus  de  Jésus  baptisé  descendit  l'Esprit-Saint 
et  se  fit  entendre  la  voix  du  Père,  qui  disait  :  Celui-ci  est  mon 
Fils  le  bien-aimé,  —  afin  que,  par   les   choses   qui  s'accomplis- 


270  SOMME    THEOLOGIQUE. 

salent  dans  le  Christ,  nous  connussions  qa  après  le  baptême  de 
Veau,  et  des  régions  du  ciel  s'envole  vers  nous  V Esprit-Saint ,  et 
nous  sommes  faits  enfants  de  Dieu  par  l'adoption  de  la  voix  du 
Père  ».  —  Cette  grande  question  du  baptême  du  Christ  ne 
pouvait  mieux  se  terminer  que  sur  ce  beau  texte  de  saint 
Hilaire.  Et  elle-même  clôt  excellemment  tout  ce  que  nous 
avions  à  dire  dans  la  première  partie  de  notre  étude  sur  les 
mystères  de  la  vie  du  Christ,  ayant  trait  à  son  entrée  dans  le 
monde  ou  à  ses  débuts  parmi  nous.     * 

«  Après  avoir  considéré  ce  qui  avait  trait  à  l'entrée  du  Christ 
en  ce  monde  ou  à  ses  débuts,  il  nous  reste  à  considérer  ce  qui 
a  trait  à  son  progrès  »  ou  au  développement  de  sa  vie  parmi 
nous,  selon  le  programme  marqué  au  début  de  la  question  27. 
«  Et  »,  à  ce  sujet,  «  nous  aurons  à  considérer,  d'abord,  son 
mode  de  vie  parmi  nous;  ensuite,  sa  tentation  (q.  /41);  troi- 
sièmement, sa  doctrine  (q.  ^2)  ;  quatrièmement,  ses  miracles 
(q.  43)  ».  —  Sous  ces  quatre  chefs,  saint  Thomas  ramènera, 
dans  un  ordre  parfait  et  avec  une  compréhension  qui  n'ou- 
bliera rien  d'essentiel,  tout  ce  qui  a  trait  à  la  vie  publique  du 
Christ,  telle  que  l'Évangile  nous  la  rapporte,  depuis  le  bap- 
tême jusqu'à  la  Passion.  —  Voyons  d'abord  le  premier  chef 
de  ces  considérations.  Il  a  trait  au  mode  de  vie  que  le  Christ 
adopta  et  mena  parmi  nous.  C'est  l'objet  de  la  question  sui- 
vante. 


QUESTION  XL 


DU  MODE  DE  VIE  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  quatre  articles  : 

1°  Si  le  Christ  devait  mener  une  vie  solitaire  ou  converser  parmi 

les  hommes  ? 
2'  S'il  devait  mener  une  vie  austère  dans  le  manger,  le  boire,  le 

vêtement,  ou  une  vie  comme  celle  des  autres? 
3°  S'il  devait  mener  une  vie  infime  dans  ce  monde,  ou  parmi  les 

richesses  et  les  honneurs? 
4*  S'il  devait  vivre  selon  la  loi? 


Article  Premier. 

Si  le  Christ  devait  converser  parmi  les  hommes 
ou  mener  une  vie  solitaire? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  u  le  Christ  ne  devait 
pas  converser  parmi  les  hommes,  mais  mener  une  vie  soli- 
taire ».  —  La  première  dit  qu'  «  il  fallait  que  le  Christ  par  son 
mode  de  vivre  ne  se  montrât  pas  seulement  homme,  mais  Dieu 
aussi.  Or,  il  ne  convient  pas  à  Dieu  de  converser  parmi  les 
hommes.  Il  est  dit,  en  effet  »,  par  les  Chaldéens,  «  dans  le  livre 
de  Daniel,  ch.  ii  (v.  ii)  :  ^  Cexception  des  dieux,  qui  ne  con- 
versent point  parmi  les  hommes;  et  Aristote  dit,  au  livre  I  des 
Politiques  (ch.  i,  n,  12  ;  de  S.  Th.,  leç.  i),  que  celui  qui  vit  so- 
litaire, ou  est  une  bête,  s'il  fait  cela  par  sauvagerie,  ou  bien  est 
un  dieu,  s'il  fait  cela  pour  contempler  la  vérité.  Donc  il  semble 
qu'il  ne  convenait  pas  que  le  Christ  conversât  parmi  les  hom- 
mes ».  —  La  seconde  objection  en  appelle  à  ce  que  «  le  Christ, 
tandis  qu'il  vécut  dans  une  chair  mortelle,  dut  mener  la  vie 
la  plus  parfaite.  Or,  la  vie  la  plus  parfaite  est  la  vie  contem- 


28o  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

plative  ;  comme  il  a  été  vu  dans  la  Seconde  Partie  (q.  182, 
art.  I,  2).  D'autre  part,  à  la  vie  contemplative  convient  le  plus 
la  solitude,  selon  cette  parole  d'Osée,  ch.  11  (v.  i[\)  :  Je  la  con- 
duirai dans  la  solitude,  et  Je  lui  parlerai  au  cœur.  Donc  il  semble 
que  le  Christ  devait  mener  une  vie  solitaire  ».  —  La  troisième 
objection  déclare  que  «  le  mode  de  vivre  du  Christ  devait  être 
uniforme;  parce  que  toujours  en  Lui  dut  apparaître  ce  qui  est 
le  meilleur.  Or,  parfois,  le  Christ  cherchait  les  lieux  solitaires, 
se  retirant  à  l'écart  des  foules;  aussi  bien,  saint  Rémi  (ou  plu- 
tôt Isidore  d'Espagne,  Questions  de  r Ancien  et  du  Nouveau  Testa- 
ment, q.  36,  n.  5o),  dit,  sur  saint  Matthieu  :  Nous  lisons  que  le 
Seigneur  eut  trois  refuges  :  la  barque,  la  montagne  et  le  désert,  à 
lun  desquels  II  se  retirait,  toutes  les  fois  quil  était  pressé  par 
les  Joules.  Donc  II  devait  toujours  mener  une  vie  solitaire  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  beau  texte  du  livre  de  Ba- 
ruch,  ch.  III  (v..  28),  où  «  il  est  dit  :  Après  oela,  Il  a  été  vu  sur 
la  terre  ;  et  II  a  conversé  avec  les  hommes  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  pose  ce  principe,  que 
((  le  mode  de  vivre  du  Christ  devait  être  tel  qu'il  convînt  à  la 
fin  de  l'Incarnation  selon  laquelle  le  Christ  est  venu  dans  le 
monde.  Or,  le  Christ  est  venu  dans  le  monde  :  —  première- 
ment, pour  manifester  la  vérité;  comme  II  le  dit  Lui-même, 
en  saint  Jean,  ch.  xviii  (v.  87)  :  Je  suis  né  pour  cela  et  pour 
cela  Je  suis  venu  dans  le  monde,  afin  que  Je  rende  témoignage  à  la 
vérité.  Et  c'est  pourquoi  11  ne  devait  point  se  cacher,  menant 
une  vie  solitaire,  mais  paraître  en  public,  prêchant  publique- 
ment. Aussi  bien,  en  saint  Luc,  ch.  iv  (v.  42,  <^3),  Il  dit  à  ceux 
qui  voulaient  le  retenir  :  Il  faut  que  J'évangélise  aux  autres  cités 
le  Royaume  de  Dieu;  car  c'est  pour  cela  que  Je  suis  envoyé.  — 
Secondement,  Il  est  venu  pour  délivrer  les  hommes  du  péché, 
selon  cette  parole  de  la  première  Épître  à  Timothée,  ch.  i  (v.  i5)  : 
Le  Christ  Jésus  est  venu  dans  ce  monde  pour  sauver  les  pécheurs. 
Et  c'est  pourquoi,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome  (cf. 
dans  la  Cfiained'Or  de  S.  Thomas,  sur  S.  Luc,  ch.  iv),  bien  que, 
demeurant  dans  le  même  lieu,  le  Christ  eût  pu  attirer  à  Lui  tout 
le  monde  afin  qu'on  entendit  sa  prédication,  cependant  II  ne  le  fit 
point,  nous  donnant  en  cela  un  exemple,  afin  que  nous  allions  et 


QUESTION    XL.     —    DU    MODE    DE    VIE    DU    CHRIST.  28 1 

que  nous  recherchions  ceux  qui  périssent,  comme  le  pasteur  cher- 
che la  brebis  perdue  et  comme  le  médecin  se  rend  auprès  du  ma- 
lade. —  Troisièmement,  le  Clirist  est  venu  afin  que  par  Lui 
nous  ayons  accès  auprès  de  Dieu,  comme  il  est  dit,  aux  Romains, 
ch.  V  (v.  2  ;  aux  Éphésiens,  ch.  ii,  v.  j8).  Et,  de  la  sorte,  vivant 
familièrement  avec  les  hommes,  ce  fut  à  propos  pour  qu'il 
donnât  aux  hommes  la  confiance  d'approcher  et  de  venir  à 
Lui.  Aussi  bien  il  est  dit  en  saint  Matthieu,  ch.  ix  (v.  lo)  :  // 
arriva,  tandis  quil  avait  pris  place  à  la  table  dans  la  maison, 
voici  que  beaucoup  de  publicains  et  de  pécheurs,  venant,  prenaient 
place  avec  Jésus  et  ses  disciples.  Ce  que  saint  Jérôme  commente 
en  disant  :  Ils  avaient  vu  un  publicnin,  converti  des  péchés  à  une 
meilleure  vie,  avoir  trouvé  place  pour  la  pénitence;  et  à  cause  de 
cela,  eux  aussi  ne  désespèrent  point  du  scdut  ».  Cette  dernière 
raison,  de  la  familiarité  de  Jésus  pour  nous  attirera  Dieu  dans 
sa  Personne,  malgré  nos  péchés  eux-mêmes  qui  seraient  tant 
de  nature  à  nous  faire  craindre  d'approcher  de  la  Majesté  di- 
vine, est  vraiment  exquise  et  ne  saurait  trop  être  soulignée  ». 

Vad  primum  y  revient  et  y  appuie  excellemment.  «  Le  Christ, 
nous  dit  saint  Thomas,  par  son  humanité  voulut  manifester  sa 
divinité.  Et  c'est  pourquoi,  conversant  avec  les  hommes,  ce 
qui  est  le  propre  de  l'homme.  Il  manifesta  à  tous  sa  divinité, 
en  prêchant,  et  en  faisant  des  miracles,  et  en  vivant,  parmi  les 
hommes,  d'une  vie  toute  de  justice  et  d'innocence  ». 

L'ad  secundum  rappelle  que  «  comme  il  a  été  dit,  dans  la 
Seconde  Partie  (q.  182,  art.  i  ;  q.  188,  art.  6),  la  vie  contem- 
plative est  purement  et  simplement  meilleure  que  la  vie  ac- 
tive qui  est  occupée  aux  actes  corporels  ;  mais  la  vie  active  se- 
loi^laquelle  quelqu'un  en  prêchant  et  en  enseignant  livre  aux 
autres  le  fruit  de  sa  contemplation  est  plus  parfaite  que  la  vie 
qui  seulement  contemple  :  parce  qu'une  telle  vie  présuppose 
l'abondance  de  la  contemplation  »  et  procède  de  son  trop-plein. 
«  Et  voilà  pourquoi  le  Christ  choisit  une  telle  vie  ». 

L'ad  tertiu/n  apporte  ce  beau  mot,  qtie  «  V action  du  Christ 
Jut  notre  instruction  »  {Instruction  pour  les  prêtres,  ch.  vi  ;  parmi 
les  Œuvres  de  saint  Jiernard  ;  Innocent  III,  sermon  XXII)  :  le 
Christ,  par  sa  vie,  est  pour  nous  la  loi  personnifiée  et  rendue 


202  SOMME    THEOLOGIQUE. 

vivante.  «  Et,  aussi  bien,  pour  donner  aux  prédicateurs  l'exem- 
ple, qu'ils  ne  se  produisent  point  toujours  en  public,  à  cause 
de  cela  le  Seigneur  quelquefois  se  retira  des  foules.  Or,  nous 
lisons  qu'il  fit  cela  pour  trois  causes.  —  Quelquefois,  pour  le 
repos  corporel.  C'est  ainsi  qu'en  saint  Marc,  ch.  vi  (v.  3i),  il 
est  marqué  que  le  Seigneur  dit  aux  disciples  :  Venez  à  l'écart, 
en  lieu  désert,  et  reposez-vous  un  peu.  Car  il  en  était  beaucoup  qui 
allaient  et  venaient;  et  ils  n  avaient  même  pas  le  temps  de  manger. 
—  Quelquefois,  ce  fut  pour  une  raison  de  prière.  C'est  ainsi 
qu'il  est  dit,  en  saint  Luc,  ch.  vi  (v.  12)  :  //  se  produisit  en  ces 
jours-là,  quil  s'en  alla  sur  la  montagne  pour  prier  ;  et  II  passait 
la  nuit  à  prier  Dieu.  Et  saint  Ambroise  dit  là-dessus  que  par 
son  exemple  H  nous  instruit  des  préveptes  de  la  vertu.  —  Quel- 
quefois, ce  fut  pour  enseigner  d'éviter  la  faveur  des  hommes. 
Et,  aussi  bien,  sur  cette  parole  de  saint  Matthieu,  ch.  v  (v,  i)  : 
Jésus,  voyant  les  Joules,  s'en  alla  sur  la  montagne,  saint  Jean  Chry- 
sostome  dit  (hom.  XV)  :  Par  cela  qu'il  s'assit,  non  dans  la  cité 
ou  sur  la  place  publique,  mais  sur  la  montagne  et  dans  la  solitude. 
Il  nous  apprit  que  nous  ne  devons  rien  faire  par  ostentation,  et 
qu'il  faut  se  dérober  au  tumulte,  surtout  quand  il  y  a  à  discuter 
sur  les  choses  nécessaires  ». 

Le  Christ  devait  vivre  au  milieu  des  hommes,  tout  en  s'iso- 
lant  d'eux  quelquefois  pour  notre  exemple.  —  Mais  conve- 
nait-il qu'il  menât  au  milieu  de  nous  une  vie  austère.  C'est 
ce  qu'il  nous  faut  maintenant  considérer;  et  tel  est  l'objet  de 
l'article  qui  suit. 

Article  II.  • 

S'il  convenait  que  le  Christ  mène  une  vie  austère 
en  ce  monde? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  ne  convenait  pas 
que  «  le  Christ  mène  une  vie  austère  en  ce  monde  ».  —  La  pre- 
mière arguë  de  ce  que  «  le  Christ  prêcha  beaucoup  plus  la 
perfection  de  la  vie  que  Jean  ne  le  fit.  Or,  Jean  mena  une  vie 


QUESTION    XL.    —    DU    MODE    DE    VIE    DU    CHRIST.  283 

austère  afin  que  par  son  exemple  il  provoquât  les  hommes  à 
la  perfection  de  la  vie.  Il  est  dit,  en  effet,  en  saint  Matthieu, 
eh.  III  (v.  li),  que  lui-même,  Jean,  avait  un  vêtement  de  poils  de 
chameaux,  et  une  ceinture  de  peau  autour  de  ses  reins;  et  quil 
avait  pour  nourriture  des  sauterelles  et  du  miel  sauvage  ;  ce  que 
saint  Jean  Chrysostome  (hom.  X)  commente  en  disant  :  C était 
chose  admirable  de  voir  tant  de  résistance  en  un  corps  humain  ;  et 
c'était  cela  qui  attirait  le  plus  les  Juifs.  Donc  il  semble  qu'à  plus 
forte  raison  l'austérité  de  la  vie  convenait  au  Christ.  —  La  se- 
conde objection  fait  observer  que  «  l'abstinence  est  ordonnée 
à  la  continence.  Il  est  dit,  en  effet,  dans  Osée,  ch.  iv  (v.  lo)  : 
Ils  mangeront  et  ne  se  rassasieront  pas  ;  ils  ont  commis  la  fornica- 
tion, et  ils  ne  se  sont  point  lassés.  Or  le  Christ  a  gardé  la  conti- 
nence en  Lui-même;  et  11  a  proposé  aux  autres  de  la  garder, 
quand  II  dit,  en  saint  Matthieu,  ch.  xix  (v.  12)  :  Il  y  a  des  en- 
nuques  qui  se  sont  rendus  tels  pour  le  Royaume  des  deux  :  que 
celui  qui  peut  saisir,  saisisse.  Donc  il  semble  que  le  Christ,  en 
Lui  et  dans  ses  disciples,  devait  garder  l'austérité  de  la  vie  ». 
—  La  troisième  objection  déclare  qu'  «  il  semble  ridicule  que 
quelqu'un  commence  une  vie  plus  austère  et  qu'il  retourne 
de  cette  vie  à  une  autre  plus  large  :  on  peut  dire,  en  effet,  de 
lui  ce  qui  est  marqué  en  saint  Luc,  ch.  xiv  (v.  3o)  :  Cet  homme 
a  commencé  de  bâtir  ;  et  il  n'a  pas  pu  achever.  Or,  le  Christ  com- 
mença une  vie  extrêmement  sévère,  après  son  baptême,  de- 
meurant dans  le  désert  et  jeûnant  quarcmte  Jours  et  quarante 
nuits.  Donc  il  semble  qu'il  n'a  pas  été  à  propos,  qu'après  une 
vie  si  rigoureuse.  Il  revienne  à  la  vie  ordinaire  ». 

L'argument  sed  contra  cite  simplement  le  mot  de  l'Évangile, 
«  en  saint  Matthieu,  ch.  xi  (v.  19)  »,  où  «  il  est  dit  :  le  Fils  de 
Vhomme  est  venu,  mangeant  et  buvant  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  s'appuie  sur  ce  que 
«  comme  il  a  été  dit  (art.  précéd.),  il  convenait  à  la  fin  de  l'In- 
carnation, que  le  Christ  ne  menât  point  une  vie  solitaire,  mais 
conversât  avec  les  hommes.  Or,  celui  qui  converse  ou  qui  vit 
avec  d'autres  doit  se  conformer  à  eux  dans  la  manière  de  vi- 
vre; c'est  là  chose  souverainement  convenable;  selon  cette  pa- 
role de  l'Apôtre,  dans  sa  première  épîlre  aux  Corinthiens ,  ch.  ix 


28^1  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

(v.  22)  :  Je  me  suis  Jail  tout  à  tous.  Et  voilà  pourquoi  il  fut  très 
convenable  que  le  Christ,  dans  le  boire  et  le  manger,  agît  com- 
munément à  la  manière  des  autres.  Aussi  bien  saint  Augustin 
dit,  contre  Faaste  (liv.  XVI,  ch.  x\xi),  que  Jean  était  dit  ne  pas 
manger  ni  ne  boire,  parce  qail  n'usait  pas  des  aliments  dont  usaient 
les  Juifs.  Si  donc  le  Seigneur  n'en  avait  pas  usé  non  plus,  Il  n'au- 
rait pas  été  dit,  par  opposition  à  Jean,  manger  et  boire  ». 

Uad  primum  fait  remarquer  que  «  le  Seigneur,  dans  son 
mode  de  vie,  donna  l'exemple  de  la  perfection  dans  toutes  les 
choses  qui  par  soi  appartiennent  au  salut.  Or,  l'abstinence  du 
boire  et  du  manger,  par  soi,  n'appartient  pas  au  salut;  selon 
cette  parole  de  l'Epître  aux  Romains,  ch.  xiv  (v.  17)  :  Le  Royaume 
de  Dieu  n'est  pas  dans  le  boire  et  le  manger.  Et  saint  Augustin 
dit,  au  livre  des  Questions  évangéliques  (liv.  II,  q.  xi),  expli- 
quant ce  texte  marqué  en  saint  Matthieu,  ch.  xi  (v.  19)  :  La 
sagesse  a  été  justifiée  par  ses  enjants  :  en  ce  sens  que  les  saints 
Apôtres  comprirent  que  le  Royaume  de  Dieu  n'est  pas  dans  le 
boire  et  le  manger,  mais  dans  le  support  et  la  patience,  ne  se  lais- 
sant ni  exalter  par  l'abondance  ni  déprimer  par  le  besoin. 
Et,  au  livre  III  de  la  Doctrine  chrétienne  (ch.  xn),  il  dit  qu'en 
toutes  ces  choses,  ce  n'est  point  l'usage,  mais  la  passion  de  celui 
qui  en  use  qui  est  enfante.  Or,  l'une  et  l'autre  vie  est  licite  et 
louable;  savoir  et  qu'un  sujet  vivant  à  l'écart  des  autres  hom- 
mes garde  l'abstinence;  et  que  celui  qui  se  trouve  dans  la  so- 
ciété des  autres  vive  de  leur  vie  ordinaire.  Et  c'est  pourquoi  le 
Seigneur  voulut  donner  aux  hommes  l'exemple  de  l'une  et  de 
l'autre.  —  Quant  à  Jean  »,  que  l'objection  voulait  opposer  au 
Christ  «  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome,  en  saint  Mat- 
thieu (ho m.  XXX IV),  il  ne  montra  rien  en  dehors  de  la  vie  et  de 
la  Justice  »  pour  agir  sur  les  hommes.  «  Le  Christ,  au  contraire, 
avait  aussi  le  témoignage  qu'il  tirait  des  miracles.  Laissant  donc 
Jean  briller  par  le  Jeûne,  Lui-même  marcha  dans  une  voie  con- 
traire, venant  à  la  table  des  publicains  et  mangeant  et  buvant  ». 

L'ad  secundum  a  une  déclaration  superbe,  que  nous  ne  sau- 
rions trop  souligner  au  passage.  »  De  même,  dit  saint  Thomas, 
que  les  autres  hommes  obtiennent  par  l'abstinence  la  vertu  de 
la  continence;   de  même  aussi  le  Christ,  en  Lui  et  dans   les 


QUESTION     XL.     —    DU    MODE    DE    VIE    DU    CHHIST.  285 

siens,  comprimait  la  chair  par  la  vertu  de  sa  divinité.  Et  de 
là  vient  que,  comme  nous  le  lisons  en  saint  Matthieu,  ch.  ix 
(v.  i/i),  les  pharisiens  et  les  disciples  de  Jean  jeûnaient,  tandis 
que  les  disciples  du  Christ  ne  Jeûnaient  pas.  Ce  que  le  vénérable 
Bède  explique  en  disant  (sur  S.  Marc,  ch.  ii,  v.  i8)  que  Jean 
ne  bat  ni  vin  ni  liqueur  Jernienlée,  parce  que  l'abstinence  devait  lui 
fournir  un  mérite  pour  lequel  sa  nature  était  absolument  impuis- 
sante. Mais  le  Seigneur  qui  pouvait  naturellement  pardonner  les 
péchés  n'avait  pas  à  éviter  ceux  qu'il  pouvait  rendre  plus  purs 
que  ceux-là  même  qui  pratiquaient  l'abstinence  » . 

h'ad  terlium  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysos- 
tome,  sur  saint  Matthieu  (hom.  XIII),  afin  que  vous  appreniez 
quel  grand  bien  est  le  jeûne,  et  quel  bouclier  contre  le  démon,  et 
qu  après  le  baptême  il  ne  Jaut  pas  se  livrer  au  plaisir,  mais  au 
jeûne.  Lui-même  jeûna,  non  pas  qu'il  en  eût  besoin,  mais  pour  nous 
instruire.  Toutefois,  Il  n'alla  pas  au  delà,  dans  son  Jeûne,  du  terme 
où  étaient  allés  Moïse  et  Élie,  pour  qu'il  ne  parût  pas  incroyable 
qu'il  eût  pris  notre  chair.  —  Or,  selon  le  mystère  »,  ou  dans 
un  sens  mystique,  «  comme  le  dit  saint  (irégoire  (hom.  XVI 
sur  l'Évangile),  le  nombre  quarante  est  gardé,  dans  le  jeûne,  à 
l'exemple  du  Christ,  parce  que  la  vertu  du  Décalogue  est  réalisée 
par  les  quatre  livres  du  saint  Évangile  :  quatre  fois  dix,  en  effet, 
donnent  quarante.  Ou,  parce  que  dans  ce  corps  mortel,  nous  som- 
mes constitués  par  les  quatre  éléments;  et  c'est  ce  corps  qui  nous 
fait  aller  contre  les  préceptes  du  Seigneur  qui  nous  sont  livrés  par 
le  Décalogue.  Ou,  selon  saint  Augustin,  au  livre  des  Quatre- 
vingt-trois  Questions  (q.  lxxxi),  tout  l'enseignement  de  la  sagesse 
consiste  à  connaître  le  Créateur  et  la  créature.  Or,  le  Créateur  est 
la  Trinité,  Père,  Fils  et  Esprit-Saint.  Quant  à  la  créature,  elle 
est,  en  partie,  invisible,  à  laquelle  est  attribué  le  nombre  ternaire, 
car  c'est  d'une  triple  manière  que  nous  devons  aimer  Dieu,  de 
tout  notre  cœur,  de  toute  notre  âme,  de  tout  notre  esprit;  et,  en 
partie,  visible,  comme  le  corps,  auquel  est  dû  le  nombre  quatre, 
en  raison  du  froid,  du  chaud,  du  sec  et  de  l'humide.  Donc  le  nom- 
bre dix,  qui  insinue  toute  la  discipline  »  ou  tout  l'enseignement 
de  la  sagesse,  contenu  dans  le  Décalogue,  c<  répété  quatre  fois, 
c'est-à-dire  multiplié  par  le  nombre  qui  est  attribué  au  corps  »  en 


286  SOMMIî    THKOLOGIQUE. 

raison  des  quatre  qualités  des  éléments,  «  attendu  que  par  le 
corps  se  gère  ou  se  déroule  toute  notre  vie,  amène  le  nombre  qua- 
rante. Et  voilà  pourquoi  le  temps  oà  nous  gémissons  et  où  nous 
sommes  dans  la  douleur,  est  compris  dans  le  nombre  quarante  » 
ou  dans  la  sainte  quarantaine  qui  est  celle  du  Carême.  —  «  Et 
toutefois,  ce  n'est  pas  sans  raison  ou  mal  à  propos  »,  comme 
voulait  le  conclure  l'objection,  «  que  le  Christ,  après  le  jeûne 
et  le  désert,  est  retourné  à  la  vie  ordinaire.  Cela  convient,  en 
effet,  à  la  vie  selon  laquelle  un  sujet  livre  aux  autres  le  fruit  de 
sa  contemplation,  —  laquelle  vie,  nous  l'avons  dit,  fut  prise  par 
le  Christ,  —  que  le  sujet  vaque  d'abord  à  la  contemplation,  et 
puis  descende  au  rôle  public  de  l'action,  en  vivant  de  la  vie  des 
autres.  Aussi  bien,  le  vénérable  Bède  dit,  sur  saint  Marc  (en- 
droit précité)  :  Le  Christ  Jeûna,  pour  que  vous  ne  transgressiez 
pas  le  précepte;  et  II  mangea  avec  les  pécheurs,  ajin  que  vous 
voyez  là  la  grâce  et  reconnaissiez  la  puissance  ». 

Convenait-il  que  le  Christ,  qui  vivait  au  milieu  des  hommes 
et  d'une  vie  semblable  à  celle  des  autres,  menât  une  vie  pau- 
vre? C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  considérer;  et  tel  est 
l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  III. 
Si  le  Christ,   dans  ce  monde,  devait  mener  une  vie  pauvre? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ,  dans  ce 
monde,  ne  devait  pas  mener  une  vie  pauvre  ».  —  La  première 
dit  que  u  le  Christ  dut  prendre  la  vie  la  plus  digne  de  choix. 
Or,  la  vie  la  plus  digne  de  choix  est  celle  qui  se  tient  au  mi- 
lieu entre  les  richesses  et  la  pauvreté.  11  est  dit,  en  effet,  dans 
les  Proverl)es,  ch.  xxx  (v.  8)  :  Ne  me  donnez  ni  la  mendicité  ni 
les  richesses;  accordez-moi  seulement  ce  dont  fai  besoin  pour 
vivre.  Donc  le  Christ  ne  devait  pas  mener  une  vie  pauvre, 
mais  une  vie  de  condition  moyenne  ».  —  La  seconde  objection 
déclare  que  «  les  richesses  extérieures  sont  ordonnées  à  l'usage 


QUESTION    XL.     —    DU    MODE    DE    VIE    DU    CHRIST.  287 

du  corps  pour  le  vivre  et  le  vêlement.  Or,  le  Christ,  dans  le 
vivre  et  le  vêtement,  mena  une  vie  ordinaire,  selon  le  mode 
des  autres  avec  qui  11  vivait.  Donc  il  semble  que  pareillement, 
dans  les  richesses  et  la  pauvreté.  Il  aurait  dû  garder  le  mode 
ordinaire  de  vivre  et  ne  pas  recourir  à  la  plus  extrême  pau- 
vreté ».  —  La  troisième  objection  fait  remarquer  que  «  le 
Christ  a  le  plus  invité  les  hommes  à  l'exemple  de  l'humilité; 
selon  cette  parole  que  nous  lisons  en  saint  Matthieu,  ch.  xi 
(v.  29)  :  Apprenez  de  mol  que  Je  suis  doux  et  humble  de  cœur. 
Or,  l'humilité  est  surtout  digne  de  louanges  dans  les  riches; 
comme  il  est  dit  dans  la  première  Épître  à  Timolhée,  chapitre 
dernier  (v.  17)  :  Ordonne  aux  riches  de  ce  siècle  de  ne  pas  être 
orgueilleux.  Donc  il  semble  que  le  Christ  ne  devait  pas  mener 
une  vie  pauvre  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  ce  qu'  «  il  est  dit,  dans 
saint  Matthieu,  ch.  viir  (v.  20)  :  Le  Fils  de  l'homme  n'a  pas  où 
reposer  sa  tête;  comme  pour  dire,  selon  saint  Jérôme  ;  Que 
cherches-tu  à  me  suivre  pour  les  richesses  et  le  lucre  de  ce  monde, 
alors  que  Je  suis  d'une  si  grande  pauvreté  que  je  n'ai  même  pas 
un  réduit  ni  un  toit  qui  m'appartienne.  Et,  sur  celte  autre  parole 
marquée  en  saint  Matthieu,  ch.  xvii  (v.  2G).  Pour  que  nous  ne 
les  scandalisions  pas,  va  à  la  mer,  le  même  saint  Jérôme  dit  : 
Ceci,  entendu  dans  sa  simplicité,  édifie  celui  qui  l'entend,  alors 
qu'il  apprend  que  le  Seigneur  Jut  d'une  si  grande  pauvreté,  qu'il 
n'avait  pas  de  quoi  payer  les  tributs  pour  Lui  et  pour  ses  Aprjtres  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'  «  il  fut  con- 
venable que  le  Christ,  dans  ce  monde,  menât  une  vie  pauvre. 
—  D'abord,  parce  que  cela  convenait  à  l'office  de  la  prédi- 
cation, pour  lequel  II  se  dit  être  venu,  en  saint  Marc,  ch.  i 
(v.  38)  :  Allons  dans  les  bourgs  et  les  cités  voisines,  afin  que  Je 
prêche,  là,  aussi.  C'est,  en  ejjet,  pour  cela  que  Je  suis  venu.  Or,  il 
faut,  pour  que  les  prédicateurs  de  la  parole  de  Dieu  soient 
tout  entiers  à  la  prédication,  qu'ils  soient  entièrement  dégagés 
du  soin  des  choses  séculières.  Chose  que  ne  peuvent  presque 
pas  faire  ceux  qui  possèdent  des  richesses.  Aussi  bien,  le  Sei- 
gneur Lui-même,  envoyant  les  Apôtres  prêcher,  leur  dit  (en 
S.  Mathieu,  ch,  x,  v.  9  :  A'^e  possédez  ni  or,   ni  argent.  Et  les 


200  SOMMlî    ÏIIEOLOGIQUE. 

Apôtres  jeux-mêmes  disent,  dans  le  livre  dès  Actes,  ch.  vi 
(v.  2)  :  //  n  est  pas  juste  (/ne  nous  laissions  la  Parole  et  que  nous 
nous  occupions  du  service  des  tables  ».  Nous  avons,  dans  cette 
première  raison,  la  justification  évangélique  de  la  grande  pen- 
sée de  saint  Dominique,  fondant  sur  la  pauvreté  religieuse  son 
Ordre  des  Frères- Prêcheurs.  —  «  Une  seconde  raison  »,  qui 
montre  que  le  Christ  devait  mener,  dans  ce  monde,  une  vie 
pauvre,  «  est  que,  comme  II  prit  la  mort  corporelle  pour  nous 
gratifier  de  la  vie  spirituelle,  ainsi  II  accepta  la  pauvreté  cor- 
porelle pour  répandre  sur  nous  les  richesses  spirituelles; 
selon  cette  parole  de  la  seconde  Épîlre  aux  Corinthiens ,  ch.  viii 
(v.  9)  :  Vous  savez  la  grâce  de  Noire-Seigneur  Jésus-Christ  :  que 
pour  nous  II  s'est  Jait  pauvre,  afin  que  nous  fassions  enrichis  par 
sa  pauvreté.  —  La  troisième  raison  est  qu'il  voulut  éviter 
qu'on  n'assignât  à  la  cupidité  sa  prédication,  s'il  avait  eu  des 
richesses.  Aussi  bien,  saint  Jérôme  dit,  sur  saint  Matthieu 
(ch.  X,  v.  9),  que  si  les  disciples  avaient  eu  des  richesses,  ils 
aurcdent  para  prêcher,  non  pour  le  salut  des  unies,  mais  pour  le 
lucre.  Et  la  même  raison  valait  pour  le  Christ.  —  Une  qua- 
trième raison  est  qu'il  voulait  que  la  vertu  de  sa  divinité  se 
montrât  d'autant  plus  grande,  qu'il  paraissait  plus  humble  par 
sa  pauvreté.  Aussi  bien  est-il  dit,  dans  un  sermon  du  Concile 
d'Éphèse  (sermon  de  Théodote  d'Ancyre)  :  //  choisit  toutes  cho- 
ses pauvres  et  infimes,  toutes  choses  médiocres  et  cachées  au  grand 
nombre,  afm  quil  fût  connu  que  c'était  la  divinité  qui  avait 
transformé  l'univers.  A  cause  de  cela,  Il  choisit  une  Mère  très 
pauvre  et  une  patrie  plus  pauvre  encore.  Il  voulut  être  sans  argent. 
Et  c'est  là  ce  que  nous  marque  la  crèche  » . 

L'ad  primum  déclare  que  «  la  surabo*ndance  des  richesses  et 
la  mendicité  semblent  devoir  être  évitées  par  ceux  qui  veulent 
vivre  selon  la  vertu,  en  tant  qu'elles  sont  des  occasions  de 
pécher.  L'abondance  des  richesses,  en  cflet,  est  une  occasion 
de  s'enorgueillir;  et  la  mendicité,  une  occasion  de  voler,  et  de 
mentir,  ou  même  de  se  parjurer  (Cf.  Proverbes,  endroit  cité 
dans  l'argument  sed  contra).  Par  cela  donc  que  le  Christ  était 
incapable  de  péché,  Il  n'avait  pas  à  éviter  ces  choses  pour  le 
motif  qui  en  faisait  un  devoir  à  Salomon  »,  l'auteur,  pour  saint 


QUESTION    XL.    -^    DU    MODE    DE    VIE    DU    CHRIST.  28g 

Thomas,  du  livre  des  Proverbes.  «  Toutefois,  ce  n'est  point 
n'importe  quelle  mendicité,  qui  est  une  occasion  de  voler  et 
de  se  paijurer,  comme  semble  l'ajouter  Salomon,  au  même 
endroit;  mais  seulement  la  mendicité  qui  est  contraire  à  la 
volonté,  et  à  cause  de  laquelle  l'homme,  qui  veut  l'éviter,  vole 
et  se  parjure.  Mais  la  pauvreté  volontaire  n'ofîre  point  ce  dan- 
ger. Et  c'est  une  telle  pauvreté  que  le  Christ  a  choisie  ». 

Vad  terllain  fait  observer  qu'  «  un  sujet  peut  user  de  la  vie 
ordinaire,  quant  au  vivre  et  au  vêtement,  non  seulement  en 
possédant  des  richesses,  mais  aussi  en  recevant  des  riches  les 
choses  nécessaires.  Ce  qui  eut  lieu  pour  le  Christ.  11  est  dit, 
en  effet,  dans  saint  Luc,  ch.  viii  (v.  2,  3),  que  certaines  fem- 
mes »  guéries  par  Lui  de  leurs  infirmités,  «  suivaient  le  Christ 
et  le  servaient  de  leur  avoir.  Comme,  en  effet,  le  dit  saint  Jé- 
rôme, contre  Mgilantius  {sur  S.  Matthieu,  ch.  xxvn,  v.  55), 
c'était  la  coutume  Juive,  et  nul  ne  s'en  étonnait,  ou  ny  voyait  de 
mal,  conformément  aux  mœurs  antiques  de  la  nation,  que  des 
femmes  fournissaient  à  leurs  maîtres  ou  précepteurs  la  nourriture 
et  le  vêlement  qu'elles  tiraient  de  leur  avoir.  Mais  parce  que  cela 
pouvait  faire  scandale  parmi  les  Gentils,  Paul  déclare  qu'il  a 
voulu  s'en  abstenir.  De  la  sorte,  on  le  voit,  il  pouvait  y  avoir 
conformité  de  vie  avec  ceux  parmi  lesquels  on  vivait,  sans 
qu'il  y  eut  la  sollicitude  qui  eût  empêché  l'office  de  la  prédi- 
cation ;  et  il  n'y  avait  point  possession  des  richesses  ». 

L'ad  tertium  répond  qu'  «  en  celui  qui  est  pauvre  par  néces- 
sité, l'humilité  n'est  guère  un  sujet  de  recommandation.  Mais 
en  celui  qui  est  pauvre  volontairement,  comme  le  fut  le  Christ, 
la  pauvreté  elle-même  est  l'indice  ou  la  marque  de  la  plus 
grande  humilité  ». 

Un  dernier  point  nous  reste  à  considérer,  touchant  le  mode 
de  vie  que  le  Christ  a  choisi  sur  cette  terre,  quand  11  était 
parmi  nous.  Et  c'est  de  savoir  les  rapports  de  ce  mode  de  vie 
avec  la  loi.  Devons-nous  dire  que  le  Christ  a  vécu  selon  la  loi, 
quand  11  vivait  sur  cette  terre.  Saint  Thomas  va  nous  répondre 
à  l'article  qui  suit. 

XVI.  — La  Rédemption.  19 


290  somme  theologique. 

Article  IY. 
Si  le  Christ  a  vécu  selon  la  loi? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  point 
vécu  selon  la  loi  ».  —  La  première  dit  que  u  la  loi  prescrivait 
qu'il  ne  se  Ht  aucun  ouvrage  pendant  le  sabbat,  à  l'imilalion 
de  Dieu  qui  se  reposa,  le  septième  Jour,  de  toutes  les  œuvres 
qu'il  avait  Jaites  {Genèse,  ch.  11,  v.  2).  Or,  le  Christ,  au  jour 
du  sabbat,  guérit  un  homme  et  lui  commanda  d'emporter  son 
grabat  (S.  Jean,  ch.  v,  v.  5  et  suiv.).  Donc  il  semble  qu'il  ne 
s'est  point,  dans  sa  vie,  conformé  au  sabbat  ».  —  La  seconde 
objection  déclare  que  «  le  Christ  fit  et  enseigna  les  mêmes 
choses;  selon  cette  parole  des  Actes,  ch.  i  (v.  i)  :  Jésus  fit 
d'abord  et  enseigna  ensuite.  Or,  Lui-même  enseigna,  en  saint 
Matthieu,  ch.  xv  (v.  1 1),  que  rien  de  ce  qui  entre  dans  labouche 
ne  souille  llionvne;  ce  qui  est  contre  le  précepte  de  la  loi, 
laquelle  disait  que  l'homme  devenait  impur  en  mangeant  et 
en  touchant  certains  animaux,  comme  on  le  voit  par  le  Lévi- 
tique,  ch.  xi.  Donc  il  semble  que  Lui-même  n'a  point  vécu 
selon  la  loi  ».  —  La  troisième  objection  fait  observer  qu' «  il 
semble  qu'on  doit  porter  le  même  jugement  sur  celui  qui  fait 
et  sur  celui  qui  consent  :  selon  cette  parole  de  l'EpUre  aux 
Romains,  ch.  i  (v.  82)  :  Non  seulement  ceux  qui  font  ces  choses, 
mais  encore  ceux  qui  y  consentent.  Or,  le  Christ  consentit  à  ses 
disciples  qui  violaient  la  loi  en  froissant  des  épis  le  jour  du 
sabbat,  puisqu'il  les  excusa,  comme  on  le  voit  dans  saint 
Matthieu,  ch.  xii  (v.  1-8).  Donc  il  semble  que  le  Christ  n'a 
point  vécu  selon  la  loi  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  ce  qu'  «  il  est  dit,  en 
saint  Matthieu,  ch.  v  (v.  17)  :  Ae  croyez  point  que  je  sois  venu 
détruire  la  loi  ou  les  prophètes.  Ce  que  saint  Jean  Chrysostome 
explique  en  disant  (hom.  XVI  sui'  saint  Matthieu)  :  Il  a  rempli  la 
loi,  d'abord,  en  ne  transgressant  aucune  des  prescriptions  légales; 
et,  ensuite,  en  Justifiant  par  la  foi  :  ce  que  la  loi  ne  pouvait  point 
Jaire  par  la  lettre  ». 


QUESTION    XL.    —    DU    MODE    DE    VIE    DU    CHRIST.  29 1 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  formellement 
que  «  le  Christ,  en  toutes  choses,  a  vécu  selon  les  préceptes  de 
la  loi.  C'est  en  signe  de  cela  qu'il  voulut  même  recevoir  la 
circonscision.  La  circoncision,  en  efîet,  est  une  certaine  pro- 
testation ))  ou  un  certain  engagement  «  d'accomplir  la  loi; 
selon  cette  parole  de  l'Épître  aux  Galates,  ch.  v  (v.  3)  :  Je  témoi- 
gne à  tout  homme  qui  reçoit  la  circonscision,  qailcst  redevable  de 
toute  la  loi  à  accomplir.  —  Que  si  le  Christ  voulut  vivre  selon 
la  loi,  ce  fut,  premièrement,  pour  reconnaître  la  loi  ancienne. 

—  En  second  lieu,  Il  voulut,  en  l'observant,  l'achever  et  la 
terminer  en  Lui-même,  montrant  qu'elle  lui  était  ordonnée. 

—  Troisièment,  ce  fut  pour  enlever  aux  Juifs  l'occasion  de  le 
calomnier.  —  Quatrièmement,  pour  libérer  les  hommes  de  la 
servitude  de  la  loi  ;  selon  cette  parole  de  l'Épître  aux  Galates, 
ch.  IV  (v.  4,  5)  :  Dieu  a  envoyé  son  Fils,  Jormé  sous  la  loi,  afin 
de  racheter  ceux  qui  étaient  sous  la  loi  ». 

Vad  primum  répond  que  «  sur  ce  point  »,  de  ne  pas  observer 
le  sabbat,  «  le  Seigneur  s'est  défendu  de  transgression  de  la  loi, 
d'une  triple  manière.  —  D'abord,  parce  que  le  précepte  de  la 
sanctification  du  sabbat  n'interdit  pas  l'œuvre  divine,  mais  l'œu- 
vre humaine.  Quand  bien  même,  en  effet.  Dieu  ait  cessé,  le 
septième  jour,  de  produire  de  nouvelles  créatures.  Il  agit  ce- 
pendant toujours  dans  la  conservation  et  le  gouvernement  du 
monde.  Or,  ce  que  le  Christ  faisait  dans  ses  miracles  était  une 
œuvre  divine.  Aussi  bien  II  dit  Lui-même,  en  saint  Jean,  ch.  v 
(v.  17)  :  Mon  père  travaille  sans  cesse;  et  moi  aussi  Je  travaille. 

—  Secondement,  Il  s'en  défendait  par  ceci  que  ce  précepte  ne 
proscrit  point  les  œuvres  qui  sont  nécessaires  »  à  la  santé  ou 
u  au  salut  du  corps.  Aussi  bien  11  dit  Lui-même,  en  saint  Luc, 
ch.  XIII  (v.  i5)  :  Est-ce  que  chacun  de  vous  ne  délie  point,  le  jour 
du  sabbat,  son  bœuf  ou  son  âne  de  rétable,  pour  le  mener  boire? 
Et,  plus  loin,  ch.  xiv  (v.  5)  :  Quel  est  celui  de  vous  dont  le  bœuj 
ou  l'âne  tombe  dans  un  puits  et  qui  ne  Cen  retire  le  Jour  du  sab- 
bat? Or,  il  est  manifeste  que  les  œuvres  miraculeuses  que  le 
Christ  faisait  appartenaient  au  salut  de  l'âme  et  du  corps.  — 
Troisièmement,  parce  que  ce  précepte  ne  défend  point  les  œu- 
vres qui  touchent  au  culte  de  Dieu.  Et  c'est  pourquoi  le  Christ 


•ig^  SOMME    THEOLOGIQUE. 

dit,  eu  saint  Matihieu,  ch.  xii  (v.  5)  :  N'avez-vous  point  lu,  dans 
la  loi,  que  les  Jours  de  sabbat  les  prêtres  dans  le  Temple  violent 
le  sabbat  et  cjuds  sont  sans  crime?  Et,  en  saint  Jean,  ch.  vu 
(v.  aS),  il  est  dit  que  Ihomme  reçoit  la  circoncision  au  jour  du 
sabbat.  Or,  le  fait  que  le  Christ  ordonna  au  paralytique  d'em- 
porter son  lit  le  jour  du  sabhat  appartenait  au  culte  de  Dieu, 
c'est-à-dire  à  la  louange  de  la  vertu  divine.  —  Il  est  donc 
manifeste  que  le  Christ  ne  manquait  pas  à  l'observation  du 
sabbat,  bien  que  les  Juifs  l'accusassent  de  cela  faussement, 
en  disant,  dans  saint  Jean,  ch.  ix  (v.  16)  »,  à  propos  de 
l'aveugle-né  :  «  Cet  homme  n'est  pas  de  Dieu,  qui  n'observe  pas 
le  sabbat  ». 

Uad  secundum  explique  que  u  le  Christ  voulut  montrer  par 
ces  paroles  que  l'homme  n'est  point  rendu  impur,  quant  à 
son  âme,  du  fait  qu'il  mange  quelques  aliments  que  ce  puisse 
être,  à  les  considérer  selon  leur  nature,  mais  seulement  en 
raison  d'une  certaine  signification.  Or,  que  dans  la  loi  certains 
mets  soient  dits  impurs,  c'est  en  raison  d'une  certaine  signifi- 
cation. Aussi  bien  saint  Augustin  dit  contre  Fausle  (liv.  VI, 
ch.  vn)  :  Si  la  question  est  posée  au  sujet  du  porc  ou  de  l'agneau, 
l'un  et  l'autre,  par  sa  nature,  est  pur,  car  toute  créature  de  Dieu 
est  bonne  ;  mais  par  une  certaine  signification  »,  nous  dirions  au- 
jourd'hui, dans  l'ordre  d'un  certain  symbolisme,  «  l'agneau 
est  pur,  et  le  porc  est  impur  », 

Vad  terlium  déclare  que  «  pareillement  »,  comme  il  a  été 
dit  à  Vad  primum,  «  les  disciples,  quand,  ayant  faim,  ils  frois- 
saient des  épis  le  jour  du  sabbat,  ils  sont  excusés  de  la  trans- 
gression de  la  loi,  en  raison  de  la  nécessité  de  la  faim;  c'est 
ainsi  que  David,  non  plus,  ne  fut  pas  transgresseur  de  la  loi, 
lorsque  en  raison  de  la  nécessité  de  la  faim,  il  mangea  les 
pains  qu'il  ne  lui  était  point  permis  de  manger  ». 

Le  Christ  se  devait  à  Lui-même  et  devait  à  l'œuvre  de  la  Ré- 
demption qu'il  venait  accomplir  dans  le  monde,  de  choisir 
un  genre  de  vie  qui  le  mît  en  contact  avec  les  hommes,  et  qui, 
par  suite,  fût  en  harmonie  avec  le  leur,  sans  que  pourtant  II 
s'embarrasse  de  la  sollicitude  des  biens  de  ce  monde.  11  se  de- 


QUESTION    XL.     DU    MODE    DE    VIE    DU    CHIUST.  2f)3 

vait  aussi  et  devait  à  la  loi  ancienne,  ainsi  qu'à  l'œuvre  de 
notre  rachat,  pour  laquelle  II  était  venu,  de  vivre  en  tout,  jus- 
qu'à sa  mort,  conformément  à  cette  loi.  —  Mais  que  penser 
du  fait  de  sa  tentation  ou  de  son  épreuve,  au  moment  où  II 
allait  commencer  sa  vie  publique.  Saint  Thomas  s'en  enquiert 
maintenant;  et  c'est  l'objet  de  la  question  suivante. 


QUESTION    XLI 


DE  LA  TENTATION  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  quatre  articles  : 

1°  S'il  était  convenable  que  le  Christ  fût  tenté  ? 

2"  Du  lieu  de  la  tentation. 

3"  Du  temps. 

4°  Du  mode  et  de  l'ordre  des  tentations. 


Article  Premier. 
S'il  convenait  au  Christ  d'être  tenté  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  ne  convenait  pas 
au  Christ  d'être  tenté  ».  —  La  première  fait  observer  que  a  ten- 
ter revient  à  se  rendre  compte  par  voie  d'expérience  (cf.  Hugues 
de  Saint-Victor,  Questions  sur  l'Épître  aux  Hébreux,  q.  xxxvni)  ; 
chose  qu'on  ne  fait  qu'à  l'endroit  de  ce  qu'on  ignore.  Or,  la 
vertu  du  Christ  était  connue  même  aux  démons.  Il  est  dit,  en 
effet,  dans  saint  Luc,  ch.  iv  (v.  /ji),  que  le  Christ  ne  les  laissait 
parler  et  dire  quils  savaient  qa  II  était  le  Christ.  Donc  il  semble 
qu'il  ne  convenait  pas  que  le  Christ  fût  tenté  ».  —  La  se- 
conde objection  dit  que  «  le  Christ  était  venu  dans  ce  but  : 
pour  ruiner  les  œuvres  du  démon  ;  selon  cette  parole  de  la 
première  épître  de  saint  Jean,  ch.  m  (v.  8)  :  Le  Fils  de  Dieu  est 
apparu  pour  ceci,  afin  de  ruiner  les  œuvres  du  démon.  Or,  il  n'ap- 
partient pas  au  même  sujet  de  ruiner  l'œuvre  de  quelqu'un  et 
de  la  subir.  Donc  il  semble  qu'il  ne  convenait  pas  que  le  Christ 
souff'r^  d'être  tenté  par  le  démon  ».  —  La  troisième  objection 
en  appelle  à  ce  qu'  «  il  est  une  triple  tentation  :  de  la  chair,  du 
monde,  du  démon.  Or,  le  Chiist  ne  fut  point  tenté  par  la  chair, 


QUESTION     \LI.     —    DR    LA    TENTATION    DU    CHIUST.  2()D 

ni  par  le  monde.  Donc  II  ne  devait  pas  l'être,  non  plus,  par  le 
démon  ». 

L'argument  sed  contra  cile  simplement  le  texte,  où  «  il  est  dit, 
en  saint  Matthieu,  ch.  iv  (v.  i)  :  Jésus  fut  conduit  par  l'Esprit 
dans  le  désert,  à  V effet  d'être  tenté  par  le  démon  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  u  le  Christ  a 
voulu  être  tenté  :  —  premièrement,  pour  nous  fournir  un  se- 
cours contre  les  tentations.  Aussi  bien,  saint  Grégoire  dit 
(ho m.  XVI,  sur  l'Évangile)  :  Il  n  était  pas  indigne  de  notre  Ré- 
dempteur, quil  voulût  être  tenté,  Lui  qui  venait  même  pour  être 
tué  :  afin  que  de  la  sorte  H  vainquit  nos  tentations  par  les  siennes 
comme  il  a  triomphé  de  notre  mort  par  sa  mort.  —  Secondement, 
pour  notre  sauvegarde,  afin  que  personne,  quelque  saint  qu'il 
soit,  ne  s'estime  à  l'abri  et  en  dehors  de  toute  tentation.  Et, 
aussi  bien,  c'est  après  le  baptême,  qu'il  voulut  être  tenté; 
parce  que,  comme  le  dit  saint  Hilaire,  sur  saint  Matthieu, 
(ch.  m),  les  tentatives  du  démon  s'exercent  surtout  contre  les  sanc- 
tifiés, attendu  qu'il  espère  remporter  auprès  d'eux  une  victoire 
plus  désirée.  De  là  vient  aussi  qu'il  est  dit,  dans  ï Ecclésiastique, 
ch.  II  (v.  j)  :  Mon  fus,  en  l'approchant  pour  le  service  de  Dieu, 
tiens-toi  dans  la  justice  et  dans  la  crainte,  et  prépare  ton  âme 
pour  la  tentcUion.  —  Troisièmement,  pour  l'exemple,  afin  de 
nous  apprendre  de  quelle  manière  nous  vaincrons  le  démon. 
Aussi  bien,  saint  Augustin  dit,  au  livre  IV  de  la  Trinité 
(ch.  xiii),  que  le  Christ  se  livre  au  démon  pour  être  tenté,  afin 
de  nous  servir  de  Médiateur  pour  surmonter  ses  tentations,  non 
seulement  comme  secours,  mais  encore  comme  exemple.  —  Qua- 
trièmement, afin  de  nous  donner  confiance  en  sa  miséricorde. 
Et  c'est  pourquoi  il  est  dit,  aux  Hébreux,  ch.  iv  (v.  i5)  :  Nous 
n'avons  pas  un  Pontije  qui  ne  puisse  compatir  à  nos  infirmités  : 
tenté  en  toutes  choses,  pour  nous  ressembler,  à  l'exception  du 
péché  ». 

L'ad  primum  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin,  au 
livre  IX  de  la  Cité  de  Dieu  (ch.  xxi),  le  Christ  fut  connu  des  dé- 
mons autant  qu'il  le  voulut  :  non  par  cela  qu'il  est  la  vie  éternelle  ; 
mais  par  certains  ejjets  temporels  de  sa  vertu,  desquels  ils  avaient 
une  certaine  conjecture  que  le  Christ  était  le  Fils  de   Dieu, 


296  SOMME    TIILOLOGIQUR. 

Mais,  parce  que,  d'autre  part,  en  Lui  se  voyaient  certains  signes 
de  l'humaine  faiblesse,  ils  ne  connaissaient  point  avec  certi- 
tude qu'il  fût  le  Fils  de  Dieu.  Et  c'est  pourquoi  le  dénnion  vou- 
lut le  tenter.  Et  cela  est  signifié  en  saint  Matthieu,  ch.  iv  (v.  2,  3), 
où  il  est  dit  qu'<7/)/-è5  qiill  eut  faim,  le  tentateur  s'approcha  de 
Lui;  parce  que,  comme  le  dit  saint  Hilaire  («ar  S.  Matthieu, 
ch.  m),  le  démon  n'aurait  point  osé  tenter  le  Christ,  s'il  n'avait  re- 
connu en  Lui,  par  la  faiblesse  de  lajaim,  ce  qui  est  de  l'homme. 
Et  cela  ressort  du  mode  même  de  tenter,  quand  il  dit  :  Si 
tu  es  le  Fils  de  Dieu,  ce  que  saint  Grégoire  (ou  plutôt  S.  Am- 
broise,  sur  S.  Luc,  ch.  iv,  v.  3)  explique  en  ces  termes  :  Que 
signifie  une  telle  entrée  en  matière,  sinon  que  le  démon  savait  que 
le  Fils  de  Dieu  devait  venir,  mais  qu'il  ne  pensait  pas  qu'il  vînt  dans 
l'infirmité  du  corps  ». 

h'ad  secundum  déclare  que  «  le  Christ  était  venu  ruiner  les 
œuvres  du  démon,  non  en  agissant  avec  puissance,  mais  plu- 
tôt en  subissant,  dans  sa  Personne  et  dans  celle  de  ses  mem- 
bres, l'action  du  démon,  afin  que  de  la  sorte  le  démon  fût 
vaincu  par  la  justice,  non  par  la  puissance;  ce  que  dit  saint 
Augustin,  au  livre  XIII  de  la  Trinité  (ch.  xiii),  que  le  démon 
devait  être  renversé  non  par  la  puissance  de  Dieu,  mais  par  la 
Justice.  Il  faut  donc,  à  l'endroit  de  la  tentation  du  Christ,  con- 
sidérer ce  qu'il  fit  par  sa  propre  volonté  et  qu'il  souffrit  du 
démon.  Cela,  en  effet,  qu'il  s'oflrit  au  tentateur,  eut  pour 
cause  sa  propre  volonté.  Aussi  bien  est-il  dit,  en  saint 
Matthieu,  ch.  iv  (v.  i)  :  Jésus  fut  conduit  au  désert  par  l'Esprit, 
afin  d'être  tenté  parle  démon.  Et  saint  Grégoire  dit  qu'il  le  faut 
entendre  de  l'Esprit-Saint  (hom.  XVI,  sur  l'Évangile),  en  ce 
sens  que  son  Esprit  à  Lui  le  conduisit  où  l'esprit  mauvais  le  trou- 
verait pour  le  tenter.  Mais  II  soufl'rit  du  démon,  qu'il  le  prît 
soit  sur  le  pinacle  du  Temple,  soit  sur  une  haute  montagne 
très  élevée.  Et  cela  n'est  pas  étonnant,  comme  le  dit  saint  (iré- 
goire  (au  même  endroit),  qu'il  ait  j)ermis  d'être  amené  sur  une 
montagne.  Lui  qui  devait  permettre  aux  membres  du  démon  », 
c'est-à-dire  aux  méchants,  «  de  le'  crucifier.  Que  s'il  est  dit 
qu'il  fut  pris  par  le  démon,  cela  ne  doit  pas  s'entendre  au 
sens  d'une  violence  qu'il  aurait  subie,  mais  parce  que,  comme 


QUESTION    XLI.     DE    LA    TENTATION    DU    GIIUIST.  297 

le  dit  Origène,  sur  saint  Luc  (hom.  XXXI),  il  le  sui\ait  à  la 
tentation,  comme  l'athlète  qui  va  de  lui-même  au-devant  » 
de  celui  qui  le  provoque  ou  qui  semble  le  pousser  ou  le 
porter. 

L'ad  lerlium  fait  observer  que  «  comme  le  dit  l'Apôtre  {aux 
Hébreux,  ch.  iv,  v.  ib),  le  Christ  voulut  êlre  tenté  en  toutes  cho- 
ses, à  l'exception  du  péché.  Or,  la  tentation  qui  vient  de  l'en- 
nemi peut  être  sans  péché,  parce  qu'elle  se  fait  par  la  seule 
suggestion  extérieure.  Mais  la  tentation  qui  vient  de  la  chair 
ne  peut  pas  être  sans  péché;  parce  que  cette  tentation  se  fait 
par  la  délectation  et  la  concupiscence;  et,  comme  le  dit  saint 
Augustin  {de  la  Cité  de  Dieu,  liv.  XIX,  ch.  iv),  il  y  a  »,  tou- 
jours ((  un  certain  péché,  quand  la  chair  convoite  contre  l'esprit. 
Et  voilà  pourquoi  le  Christ  voulut  être  tenté  par  l'ennemi, 
mais  non  par  la  chair  ».  —  On  aura  remarqué  cette  der- 
nière réponse;  et  la  confirmation  éclatante  qui  s'y  trouve,  au 
sujet  du  péché  de  la  sensualité  tel  que  nous  l'avions  exposé 
dans  la  Prima-Secundse,  q.  7/1,  art.  3 

Il  était  bon  que  le  Christ  se  prêtât  au  fait  d'être  tenté  par  le 
démon.  —  Mais  convenait-il  que  celte  tentation  eût  lieu  dans 
le  désert?  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui 
suit. 

Article  II. 
Si  le  Christ  devait  être  tenté  dans  le  désert? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  ne  devait 
pas-  être  tenté  dans  le  désert  ».  —  La  première  arguë  de  ce 
que  «  le  Christ  voulut  êlre  tenté  pour  notre  exemple,  ainsi 
qu'il  a  été  dit  (art.  précéd.).  Or,  l'exemple  doit  être  proposé 
d'une  manière  manifeste  à  ceux  qui  doivent  s'y  conformer. 
Donc  le  Christ  n'aurait  pas  dû  êlre  tenté  dans  le  désert  ».  — 
La  seconde  objection  en  appelle  à  «  saint  Jean  Chrysostome  », 
qui,  ((  sur  saint  Matthieu  (hom.  Xlll),  dit  que  le  démon  s'ap- 
plique le  plus  à  tenter  quand  il  voit  qu'on  est  seul.  Aussi  bien, 


2g8  SOMME    THÉOLOGIQUK. 

même  nu  commencement,  il  tenta  ta  femme,  quand  il  la  trouva 
seule  sans  son  mari.  Et,  par  là,  il  semble  qu'en  allant  dans  le 
désert  pour  y  être  tenté,  le  Christ  s'exposa  à  la  tentation. 
Puis  donc  que  sa  tentation  est  notre  exemple,  il  semble  que 
les  autres  aussi  doivent  aller  au-devant  des  tentations  pour  les 
subir.  Ce  qui  pourtant  semble  être  dangereux,  alors  que  nous 
devons  plutôt  éviter  les  occasions  des  tentations  ».  —  La  troi- 
sième objection  fait  observer  qu'  «  en  saint  Matthieu,  eh.  iv 
(v.  5),  la  seconde  tentation  du  Christ  est  marquée  selon  que 
le  démon  prit  le  Christ  dans  la  Cité  sainte  et  le  plaça  sur  le 
pinacle  du  Temple;  ce  qui  n'était  pas  dans  le  désert.  Donc 
le  Christ  ne  fut  pas  tenté  seulement  dans  le  déëert  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  de  saint  Marc,  ch.  i 
(v.  i3),  où  ((  il  est  dit  que  Jésus  était  dans  le  désert  pendant 
quarante  Jours  et  quarante  nuits,  et  II  était  tenté  par  Satan  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  comme 
il  a  été  dit  (art.  précéd.,  ad  S"'"),  le  Christ,  de  sa  propre  vo- 
lonté, s'offrit  au  démon  pour  être  tenté;  de  même  que  par  sa 
propre  volonté  II  s'offrit  aux  membres  du  démon  pour  être 
mis  à  mort;  sans  quoi  le  démon  n'aurait  pas  osé  s'approcher 
de  Lui.  D'autre  part,  le  démon  attaque  un  sujet,  quand  ce- 
lui-ci est  seul;  parce  que,  comme  il  est  dit  dans  VEcc  testas  te, 
ch.  IV  (v.  12),  si  quelqu'un  prévaut  contre  un  seul,  deux  lui  ré- 
sistent. Et  de  là  vient  que  le  Christ  s'en  alla  au  désert,  comme 
à  un  champ  de  bataille  pour  y  être  tenté  par  le  démon.  Aussi 
bien,  saint  Ambroise  dit,  sur  saint  Luc  (ch.  iv,  v.  i),  que  le 
Christ  était  poussé  au  déserta  dessein,  pour  provoquer  le  dé- 
mon. Car  si  celai-ci,  le  démon,  n'avait  pas  attaqué,  Celui-là,  le 
Christ,  n'aurcàt  point  vaincu.  Il  ajoute  encore  d'autres  raisons, 
disant  que  le  Christ  fit  cela,  dans  un  dessein  de  mystère,  pour 
libérer  Adam  de  l'exil  oii  il  avait  été  condamné  quand  il  fut 
chassé  du  Paradis  terrestre;  et  en  vue  de  l'exemple,  pour  nous 
montrer  que  le  démon  porte  envie  à  ceux  qui  tendent  vers  de 
meilleures  choses  ». 

L'ad  primum  répond  que  v  le  Christ  est  proposé  à  tous  en 
exemple  par  la  foi;  selon  cette  parole  de  l'Epître  aux  Hébreux, 
ch.  XII  (v.  2)  :  Regardant  l'Auteur  de  la  foi  et  son  consommateur, 


QUESTION    XLI.     ^^    DTî    L\    TE.NTATION    DU    CHniST.  299 

Jésus.  Or,  la  foi,  comme  il  est  dit  awa;  Romains,  ch.  x  (v.  17), 
procède  de  l'ouïe,  non  de  la  vue.  Bien  plus,  il  est  dit,  en  saint 
Jean,  ch.  xx  (v.  29)  :  Heureux  ceux  qui  n'auront  point  vu  et  qui 
auront  cru.  11  suit  de  là  qu'à  cette  fin,  que  la  tentation  du 
Christ  fût  pour  nous  un  exemple^j  il  n'était  point  nécessaire 
qu'elle  fût  vue  des  hommes,  mais  il  suffisait  qu'elle  leur  fût 
racontée  ». 

L'ftd  secundum  déclare  qu'  «  il  y  a  une  double  occasion  de  la 
tentation.  —  L'une,  du  côté  de  l'homme;  par  exemple,  si 
quelqu'un  va  au  péché,  n'évitant  pas  les  occasions  de  pécher. 
Cette  occasion  doit  être  évitée,  comme  il  fat  dit  à  Loth,  dans  la 
Genèse,  ch.  xix  (v.  17)  :  Ne  C arrête  point  dans  toute  ta  région  à 
l'entour  de  Sodome.  —  L'autre  occasion  de  la  tentation  est  du 
côté  du  démon,  qui,  toujours,  porte  envie  à  ceux  qui  tendent 
vers  le  mieux,  comme  le  dit  saint  Ambroise  (endroit  précité). 
Cette  occasion  de  la  tentation  ne  doit  pas  être  évitée.  Aussi 
bien,  saint  Jean  Chrysoslome  (ou  plutôt  l'Anonyme,  hom.  V), 
sur  saint  Matthieu,  dit  que  non  seulement  le  Christ  fat  conduit 
dans  le  désert  par  l'Esprit,  mcds  il  en  est  de  même  de  tous  les  en- 
fants de  Dieu,  qui  ont  l'Esprit-Saint.  Ils  ne  se  contentent  pas,  en 
effet,  de  s'asseoir  sans  rien  faire;  mais  l' Esprit-Saint  lès  pousse  à 
entreprendre  quelque  grand  ouvrage  :  ce  qui  est  être  dans  le  dé- 
sert, pour  le  démon;  car  il  n'y  a  point  là  l'injustice,  dans  laquelle 
le  démon  se  délecte.  T ouïe  œuwe  bonne,  aussi,  est  ce  désert, 
pour  la  chair  et  le  monde;  parce  qu'elle  n'est  point  selon  la  vo- 
lonté de  la  chair  et  du  inonde.  Or  »  ajoute  saint  Thomas,  dans 
une  parole  suj^^rbe,  «  donner  une  telle  occasion  de  tentation 
au  démon  n'est  pas  chose  dangereuse;  car  le  secours  de  l'Es- 
prit-Saint  qui  est  l'inspiration  de  l'œuvre  parfaite,  l'emporte 
sur  l'assaut  du  démon  qui  nous  jalouse  ». 

L'ad  tertium  rapporte  l'opinion  de  «  quelques-uns  »,  qui 
«  disent  que  toutes  les  »  trois  «  tentations  »  du  Christ  «  eurent 
lieu  dans  le  désert.  Et,  parmi  ceux-là,  les  uns  disent  que  le 
Christ  fut  conduit  dans  la  Cité  sainte,  non  pas  réellement, 
mais  selon  la  vision  imaginaire;  les  autres  disent  que  la  Cité 
sainte  elle-même,  c'est-à-dire  Jérusalem,  est  appelée  du  nom 
de  désert,  parce  qu'elle  était  abandonnée  de  Dieu.   —  Mais  », 


300  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

reprend  saint  Thomas,  «  il  n'est  pas  nécessaire  de  recourir  à 
ces  explications.  Car  saint  Marc  dit  bien  que  Jésus  était  tenté 
dans  le  désert,  mais  il  ne  dit  pas  qu'il  ne  fut  tenté  que  dans  le 
désert  ».  —  Et  l'on  voit,  par  cet  exemple,  avec  quelle  attention 
il  faut  toujours  lire  les  textes,  ainsi  que  le  faisait  si  admira- 
blement saint  Thomas. 

La  tentation  du  Christ  devait  avoir  lieu  dans  le  désert.  — 
Fallait-il  qu'elle  eut  lieu  après  son  jeûne?  Saint  Thomas  nous 
va  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  III. 
Si  la  tentation  du  Christ  devait  être  après  le  jeûne? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  tentation  du  Christ 
ne  devait  pas  être  après  le  jeûne  ».  —  La  première  en  appelle 
à  ce  qu'  «  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  4o,  art.  2),  que  l'austérité 
de  la  vie  ne  convenait  pas  au  Christ.  Or,  il  semble  que  ce  fut, 
de  la  part  du  Christ,  une  austérité  souveraine,  de  ne  rien  man- 
ger pendant  quarante  jours  et  quarante  nuits  :  c'est  ainsi,  en 
effet,  qu'on  entend  qu  II  jeûna  quarante  jours  et  quarante  nuits, 
savoir,  que  durant  ce  temps,  Il  ne  prit  absolument  aucune  nour- 
riture, comme  le  dit  saint  Grégoire  (hom.  XVI,  sur  l'Évangile). 
Donc  il  ne  semble  pas  qu'il  eût  dû  faire  précéder  d'un  tel  jeûne 
la  tentation  ».  —  La  seconde  objection  arguë  de  ce  qu'  «  il  est 
dit,  en  saint  Marc,  ch.  i  (v.  i3),  qu  II  était  dans  le  désert  qua- 
rante jours  et  quarante  nuits  et  II  était  tenté  par  Satan.  Or,  Il 
jeûna  quarante  jours  et  quarante  nuits.  Donc  il  semble  que 
ce  n'est  point  après  le  jeûne,  mais  simultanément,  tandis  qu'il 
jeûnait,  qu'il  fut  tenté  par  le  démon  ».  —  La  troisième  objec- 
tion fait  observer  qu'on  ne  lit  pas  que  le  Christ  ait  jeûné,  si 
ce  n'est  une  seule  fois.  Or,  ce  n'est  pas  qu'une  seule  fois  qu'il 
a  été  tenté  par  le  démon.  Il  est  dit,  en  effet,  dans  saint  Luc, 
ch.  IV  (v.  i3),  que  la  tentation  une  fois  achevée,  le  démon  s'éloi- 
gna de  Lui  jusquà  un  autre  temps.  De  même  donc  qu'il  ne  fît 


QUDSTION    XLt.     —    DE    LA    TE.MATION    DU    CllIlIST.  3oi 

point  précéder  la  seconde  tentation  du  jeûne,  de  même  aussi  II 
n'aurait  pas  dû  le  faire  pour  la  première  ». 

L'argument  sed  conlra  apporte  le  texte  de  saint  Matthieu, 
ch.  IV  (v.  2,  3),  où  (i  il  est  dit  :  Alors  qa  II  avait  jeûné  quarante 
jours  et  quarante  nuits,  ensuite  II  eut  Jaini  ;  et  alors  le  tentateur 
s'approcha  de  Lui  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  le  Christ 
voulut  opportunément  être  tenté  après  le  jeûne.  —  D'abord, 
pour  l'exemple.  C'est  qu'en  effet,  comme  il  a  été  dit  (art.  i), 
tous  doivent  se  protéger  contre  les  tentations.  Par  cela  donc  que 
Lui-même  jeûna  avant  la  tentation  qui  devait  venir.  Il  enseigne 
que  c'est  par  le  jeûne  que  nous  devons  nous  armer  contre  les 
tentations.  Aussi  bien,  parmi  les  armes  de  la  justice,  l'Apôtre 
énumère  les  jeûnes,  dans  la  seconde  épître  aux  Corinthiens, 
ch.  IV  (v.  5,  7).  —  Secondement,  pour  montrer  que  même 
ceux  qui  jeûnent  sont  assaillis  par  le  démon  pour  être  tentés, 
comme  les  autres  qui  vaquent  aux  bonnes  œuvres.  Et  voilà 
pourquoi,  de  même  qu'il  est  tenté  après  le  baptême,  de  même 
le  Christ  est  tenté  après  le  jeûne.  C'est  ce  qui  fait  dire  à  saint 
Jean  Chrysostome,  sur  saint  Matthieu  (hom.  XHI)  :  Pour  que 
vous  appreniez  quel  grand  bien  est  le  jeûne,  et  quel  bouclier  contre 
le  démon,  et  qu'après  le  baptême  il  faut  s'appliquer  au  jeûne,  non 
au  relâchement  et  à  la  jouissance  du  plaisir,  le  Christ  jeûne,  non 
qu'il  eût  besoin  du  jeûne,  mais  pour  nous  instruire.  —  Troisiè- 
mement, parce  qu'après  le  jeûne  suivit  la  faim,  qui  donna  au 
démon  l'audace  de  l'attaquer,  comme  il  a  été  dit  (art.  1,  ad  f'""). 
Lorsqu'on  effet,  le  Seigneur  eut  Jaim,  ainsi  que  le  dit  saint  Hi- 
laire,  sur  saint  Matthieu  (ch.  m),  ce  ne  jut  point  par  la  surprise 
du  besoin,  mais  II  laissa  l'homme  à  sa  nature.  Car  le  démon  n'avait 
pas  à  être  vaincu  par  Dieu,  mais  par  la  chair.  Et  voilà  pourquoi 
aussi,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome  {sur  S.  Matthieu, 
hom.  Xlll),  //  ne  dépassa  point,  dans  son  jeûne,  Moïse  et  Élie, 
afin  qu'on  ne  vint  pas  à  douter  de  la  vérité  de  la  chcdr  qu'il  avait 
prise  ». 

L'ad  primum  fait  observer  que  «  de  mener  une  vie  auslèrc 
ne  convenait  pas  au  Christ,  afin  de  se  plier  à  la  vie  commune 
de  ceux  à  qui  11  devait  prêcher.  Mais  nul  ne  doit  assumer  l'of- 


302  SOMME    THÉÙLOGIQUE. 

fîce  delà  prédication,  s'il  n'a  été  auparavant  purifié  et  rendu 
parfait  dans  la  vertu  ;  selon  qu'il  est  dit  aussi  du  Christ,  dans 
le  livre  des  ^c/e5  (ch.  i,  v.  i)  :  Jésus  commença  par  faire  et 
enseigner.  Et  c'est  pourquoi  le  Christ,  aussitôt  après  son  bap- 
tême, prit  l'austérité  de  la  vie,  afin  d'enseigner  qu'il  fallait  que 
les  autres  passent  à  l'office  de  la  prédication  après  avoir  dompté 
la  chair,  selon  celte  parole  de  l'Apôtre  (T"  épître  aux  Corin- 
thiens, ch.  IX,  V.  27)  :  Je  châtie  mon  corps  et  je  le  réduis  en  ser- 
vitude, de  peur  que  peut-être,  prêchant  aux  autres,  je  ne  devienne 
moi-même  réprouvé  ».  —  On  remarquera  la  gravité  de  la  leçon 
que  formule  ici  saint  Thomas,  à  l'adresse  des  prédicateurs,  et 
quel  soin  ils  doivent  apporter  à  se  préparer  au  r^le  magnifique 
mais  si  redoutable  qui  leur  est  confié. 

Vad  secundum  explique  qu'  «  on  peut  entendre  le  mot  de 
saint  Marc  »,  cité  par  l'objection,  «  en  ce  sens  que  le  Christ 
étcdt  dans  le  désert  quarante  jours  et  quarante  nuits,  pendant 
lesquels  II  jeûna  ;  et  quand  il  ajoute  :  Et  II  était  tenté  par  Satan, 
on  doit  l'entendre  non  pour  les  quarante  jours  et  les  quarante 
nuits  où  II  jeûna,  mais  pour  après  ces  jours-là  ;  car  saint  Mat- 
thieu dit  (ch.  IV,  V.  2,  3)  que,  ayant  jeûné  quarante  jours  et 
quarante  nuits,  après  cela  II  eut  Jaim,  d'où  le  tentateur  prit  occa- 
sion de  s'approcher  de  Lui.  De  même  ce  que  saint  Marc  ajoute  : 
Et  les  anges  le  servaient  est  montré  devoir  s'entendre  au  sens 
de  ce  qui  vint  ensuite,  par  ce  qui  est  dit  en  saint  Matthieu, 
ch.  IV  (v.  Il),  Alors  le  démon  le  Icdssa,  savoir  après  la  tentation  ; 
et  voici  que  les  anges  s'approchèrent,  et  ils  le  servirent.  Quant  à  ce 
que  saint  Marc  intercale  :  Et  II  était  avec  les  bêtes,  cela  est  inséré, 
selon  saint  Jean  Chrysostome  (hom.  XIII,  sur  scdnt  Matthieu), 
pour  montrer  quel  était  ce  désert,  où  les  hommes  n'accédaient 
point  et  qui  était  rempli  de  bêtes  »  sauvages.  —  «  Toutefois, 
selon  l'exposition  du  vénérable  Bède  {sur  saint  Marc),  le  Sei- 
gneur fut  tenté  quarante  jours  et  quarante  nuits.  Mais  cela 
doit  s'entendre,  non  des  tentations  visibles  que  racontent  saint 
Matthieu  et  saint  Luc,  lesquelles  curent  lieu  après  le  jeûne, 
mais  de  certaines  autres  attaques  que  peut-être  durant  ce  temps 
du  jeûne  le  Christ  subit  de  la  part  du  démon  ».  —  On  aura 
remarqué,  dans  cette  réponse,  d'une  part,  la  sagacité  de  saint 


QUESTION    XLI.     DE    LA    TENTATION     DU    CliniST.  3o3 

Thomas  et  le  soin  qu'il  apporte  à  mettre  en  lumière  le  vrai 
sens  littéral  des  textes  évangéliques  en  les  éclairant  l'un  par 
l'autre;  et,  d'autre  pari,  le  respect  des  interprétations  qu'en 
ont  données  les  Pères  ou  les  écrivains  ecclésiastiques  auto- 
risés. 

L'ad  lerlium  déclare  que  «  comme  le  dit  saint  Ambroise, 
sur  saint  Luc  (ch.  iv,  v.  i3),  le  démon  s'éloigna  du  Christ  jusqu'à 
un  temps,  parce  que,  dans  la  suite,  il  revint,  non  pour  le  tenter, 
mais  pour  le  combattre  ouvertement.  Et,  toutefois,  par  ce  combat, 
il  semblait  tenter  le  Christ,  le  poussant  à  la  tristesse  et  à  la 
haine  du  prochain,  comme,  dans  le  désert,  il  l'avait  tenté  l'in- 
vitant au  plaisir  de  la  gourmandise  et  au  mépris  de  Dieu  par 
l'idolâtrie  ». 

Un  dernier  point  nous  reste  à  examiner,  au  sujet  de  la  ten- 
tation du  Christ.  C'est  celui  du  mode  et  de  l'ordre  selon  lesquels 
s'est  effectuée  la  tentation.  Il  va  faire  l'objet  de  l'article  qui 
suit. 

Article  IV. 

Si  le  mode  et  l'ordre  de  la  tentation  ont  été 
ce  qu'ils  devaient  être  ? 

Nous  avons  ici  sept  objections.  Elles  veulent  prouver  que  «  le 
mode  et  l'ordre  de  la  tentation  n'ont  pas  été  ce  qu'ils  devaient 
être  ».  —  La  première  arguë  de  ce  que  «  la  tentation  du  démon 
induit  à  pécher.  Or,  même  si  le  Christ  avait  subvenu  à  la  faim 
corporelle  en  changeant  les  pierres  en  pain,  11  n'aurait  point 
péché;  pas  plus  qu'il  ne  pécha  quand  11  multiplia  les  pains, 
ce  qui  ne  fut  pas  un  miracle  moindre,  pour  subvenir  à  la  mul- 
titude qui  avait  faim.  Donc  il  semble  que  cette  tentation  fut 
nulle  ».  —  La  seconde  objection  dit  que  «  nul,  voulant  per- 
suader, ne  persuade  à  propos  le  contraire  de  ce  qu'il  entend. 
Or,  le  démon,  portant  le  Christ  sur  le  pinacle  du  Temple,  vou- 
lait le  tenter  d'orgueil  ou  de  vaine  gloire.  Donc  c'est  mal  à 
propos  qu'il  lui  suggère  de  se  jeter  en  bas,  chose  qui  est  le 


O0Z|  SOMME    THIiOLOGIQUE. 

contraire  de  Torgaeil  ou  de  la  vaine  gloire  qui  cherche  tou- 
jours à  monter  ».  —  La  troisième  objection  pose  en  principe 
qu'  ((  il  convient  qu'une  même  tentation  porte  sur  un  seul 
péché.  Or,  dans  la  tentation  qui  eut  lieu  sur  la  montagne,  le 
démon  suggéra  deux  péchés;  savoir  :  la  cupidité  et  l'idolâtrie. 
Donc  le  mode  de  la  tentation  ne  semble  pas  avoir  été  ce  qu'il 
fallait  ».  —  La  quatrième  objection  fait  observer  que  ((  les  ten- 
tations sont  ordonnées  aux  péchés.  Or,  il  y  a  sept  péchés  capi- 
taux, comme  il  a  été  vu  dans  la  Seconde  Partie  (i^-a'"",  q.  84, 
art.  4)  ;  et  le  démon  ne  tente  que  de  trois  ;  savoir  :  la  gourman- 
dise, la  cupidité  et  la  vaine  gloire.  Donc  il  ne  semble  pas  que 
la  tentation  aitété  suflisante  ».  —  La  cinquième  objection  déclare 
qu'  (t  après  la  victoire  sur  tous  les  vices,  il  demeure  à  l'homme 
d'être  tenté  d'orgueil  ou  de  vaine  gloire  ;  parce  que  Vorgueil  s'al- 
taqae  même  aux  bonnes  œuvres  pour  quelles  périssent,  comme  le 
dit  saint  Augustin  (dans  sa  Règle).  C'est  donc  mal  à  propos 
que  saint  Matthieu  place  en  dernier  lieu  la  tentation  de  cupi- 
dité, sur  la  montagne;  et  au  milieu,  celle  de  vaine  gloire,  dans 
le  Temple;  alors  surtout  que  saint  Luc  a  un  ordre  inverse  ». 
—  La  sixième  objection  est  un  texte  de  «  saint  Jérôme,  sur  saint 
Mcdlhieu  »  (ch.  iv,  v.  4),  où  il  est  «  dit  que  le  dessein  du  Christ 
fut  de  vaincre  le  démon  par  l'humilité,  non  par  la  puissance.  Donc 
ce  n'est  point  par  mode  d'objurgation  et  de  commandement 
qu'il  aurait  dû  le  repousser,  en  disant  :  Arrière!  Satan».  —  La 
septième  objection  en  appelle  à  ce  que  a  le  récit  de  l'Evangile 
semble  contenir  des  choses  fausses.  Il  ne  semble  point  possible, 
en  effet,  que  le  Christ  ait  pu  être  placé  sur  le  pinacle  du  Temple 
sans  qu'il  n'ait  été  vu  par  les  autres;  ni,  non  plus,  il  ne  se 
trouve  quelque  montagne  si  haute  que  de  là  tout  l'univers 
puisse  être  aperçu,  de  telle  sorte  que  tous  les  royaumes  du 
monde  aient  pu  être  montrés  au  Christ.  C'est  donc  mal  à  pro- 
pos que  la  tentation  du  Christ  semble  décrite  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  simplement  «  l'autorité  de 
l'Ecriture  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  observer  que  ((  la 
tentation  qui  a  pour  cause  l'ennemi  se  fait  par  mode  de  sug- 
gestion, ainsi  que  le  dit  saint  Grégoire  (boni.  XVI  sur  lÉoan- 


QUESTION    XLI.    —    DE    LA    TENTATION    DU    CHRIST.  3o5 

gile).  Or,  ce  n'est  point  de  la  même  manière  qu'une  chose  peut 
être  suggérée  à  tous;  mais  une  chose  est  suggérée  à  chacun  en 
raison  des  choses  auxquelles  il  est  attaché.  De  là  vient  que  le 
démon  ne  tente  point  tout  de  suite  l'homme  spirituel  au  sujet 
de  péchés  qui  soient  graves  ;  mais,  petit  à  petit,  il  commence 
par  des  choses  légères  pour  l'amener  ensuite  à  des  choses  plus 
graves.  Aussi  bien,  saint  Grégoire,  au  livre  XXXÏ  de  ses  Morales 
(ch.  XLV,  ou  XVII,  ou  xxxii),  expliquant  cette  parole  du  livre 
de  Job,  ch.  xxxix  (v.  25)  :  De  loin,  il  flaire  la  guerre,  l'exhorta- 
tion des  chejs,  les  cris  de  larmée,  dit  :  Cest  à  propos  que  les  chefs 
sont  dits  exhorter  et  Vannée  crier  ou  hurler  ;  parce  que  les  pre- 
miers vices  se  glissent  dans  l'esprit  trompé,  comme  sous  une  cer- 
taine raison;  mens  ceux,  innombrables,  qui  suivent,  alors  qu'ils 
entraînent  l'esprit  à  toute  sorte  de  folies,  n'ont  plus  qu'une  clameur 
confuse  et  bestiale.  C'est  ce  que  le  démon  observa  également 
dans  la  tentation  du  premier  homme.  Car,  d'abord,  il  sollicita 
l'esprit  de  l'homme  à  manger  du  fruit  de  l'arbre  défendu,  en 
disant,  Genèse,  ch.  m  (v.  i)  :  Pourquoi  Dieu  vous  a-t-il  prescrit 
de  ne  point  manger  du  fruit  de  tout  arbre  du  jardin?  Ensuite,  il 
lui  suggéra  la  vaine  gloire,  en  disant  :  Vos  y 2ux  s'ouvriront. 
Enfin,  il  poussa  la  tentation  jusqu'au  dernier  orgueil,  en  disant: 
Vous  serez  comme  des  dieux,  sachant  le  bien  et  le  mal.  Ce  même 
ordre,  il  le  garda  aussi  pour  le  Christ.  Car,  d'abord,  il  le  tenta 
au  sujet  de  ce  que  tous  désirent,  même  les  hommes  les  plus 
spirituels»  ou  avancés  dans  la  spiritualité;  «  savoir  :  la  susten- 
tation de  la  nature  corporelle  par  la  nourriture.  Puis,  il  s'avança 
à  ce  en  quoi  les  hommes  spirituels  quelquefois  défaillent  ;  savoir 
qu'ils  fassent  certaines  choses  par  ostentation  :  ce  qui  appar- 
tient à  la  vaine  gloire.  Enfin,  il  poussa  la  tentation  à  ce  qui 
n'est  déjà  plus  des  hommes  spirituels,  mais  des  hommes  char- 
nels; savoir  qu'ils  désirent  les  richesses  et  la  gloire  mondaine 
Jusqu'au  mépris  de  Dieu  (cf.  saint  Augustin,  Cité  de  Dieu, 
liv.  XIV,  ch.  xxviii).  Et  voilà  pourquoi,  dans  les  deux  pre- 
mières tentations,  il  dit  :  Si  tu  es  le  Fils  de  Dieu;  mais  non  dans 
la  troisième,  qui  ne  peut  convenir  aux  hommes  spirituels,  fils 
de  Dieu  par  adoption,  comme  les  deux  premières.  Or,  à  toutes 
ces  tentations,  le  Christ  résista  par  les  témoignages  de  la  loi,  non 
XVI.  — La  Rédemption.  20 


3o6  SOMME    THÉOLOGIQUË. 

par  la  puissance  de  sa  vertu,  afin  que  par  là  II  donnât  plus  d'hon- 
neur à  r homme  el  qu'il  punît  davantage  iadversaire,  alors  que  l'en- 
nemi du  genre  humain  était  vaincu  non  comme  par  le  Dieu,  mais 
comme  par  l'homme,  ainsi  que  le  dit  saint  Léon,  Pape  »  (Serm.  I, 
Du  Carême,  ch.  m). 

L'«d  primum  déclare  que  «  user  des  choses  nécessaires  à  la 
sustentation  n'est  pas  le  péché  de  gourmandise;  mais,  que  par 
le  désir  de  cette  sustentation  l'homme  fasse  quelque  chose  de 
désordonné,  cela  peut  appartenir  au  péché  de  gourmandise. 
Or,  c'est  chose  désordonnée,  que  quelqu'un,  lorsqu'il  peut  avoir 
recours  aux  moyens  humains,  veuille  se  procurer  le  vivre  mira- 
culeusement pour  la  seule  sustentation  du  corps.  Aussi  bien, 
le  Seigneur  Lui-même  donna-t-Il  aux  enfants  d'Israël  miracu- 
leusement la  manne  dans  le  désert,  où  l'on  ne  pouvait  avoir 
autrement  la  nourriture.  Et,  pareillement,  le  Christ,  dans  le 
désert,  nourrit  miraculeusement  les  foules,  alors  qu'on  ne  pou- 
vait avoir  autrement  des  vivres.  Mais  le  Christ  pouvait  autre- 
ment pour  soi  subvenir  à  la  faim,  qu'en  faisant  des  miracles, 
comme  le  fît  Jean-Baptiste,  ainsi  qu'on  le  lit  en  saint  Matthieu, 
ch.  in  (v.  /j),  ou  aussi  en  se  rendant  aux  pays  voisins.  A  cause 
de  cela,  le  démon  estimait  que  le  Christ  pécherait  s'il  avait  la 
présomption  de  faire  des  miracles  pour  subvenir  à  sa  faim  et 
qu'il  ne  fût  qu'un  pur  homme  ». 

L'rtd  secundum  répond  que  «  par  l'humiliation  extérieure,  il 
arrive  souvent  que  quelqu'un  cherche  la  gloire  qui  l'élève  en 
ce  qui  est  des  biens  spirituels.  Aussi  bien  saint  Augustin  dit, 
au  livre  du  Sermon  du  Seigneur  sur  la  Montagne  (liv.  II,  ch.  xii)  : 
//  est  à  ramarquer  que  ce  n'est  pas  seulement  dans  l'éclat  et  la 
pompe  des  choses  corporelles,  mais  Jusque  dans  les  haillons  et  dans 
la  boue  que  la  jactance  peut  se  trouver.  Et  dans  ce  même  sens 
le  démon  proposa  au  Christ  de  chercher  la  gloire  spirituelle 
en  se  jetant  en  bas  dans  l'ordre  corporel  ». 

Uad  lertium  fait  observer  que  «  c'est  un  péché  de  vouloir  les 
richesses  et  les  honneurs  du  monde,  quand  on  les  recherche 
d'une  façon  désordonnée.  Or,  ceci  se  manifeste  surtout  du  fait 
que  pour  ces  sortes  de  biens  l'homme  accomplit  quelque  chose 
contre  le  bien  honnête.  Et  c'est  pourquoi  le  démon  ne  se  con- 


QUEStlON    XLt.    —    DE    LA    TENTATION    DU    CHRIST.  807 

tenta  point  de  proposer  la  cupidité  des  richesses  et  des  hon- 
neurs, mais  il  voulut  que  pour  les  avoir  le  Christ  consentît  à 
l'adorer;  ce  qui  est  le  plus  grand  des  crimes  et  contre  Dieu.  Et 
il  ne  dit  pas  seulement  :  Si  t^i  m'adores;  mais  il  ajoute  :  Si  lu 
te  prosternes  ;  parce  que,  selon  que  le  dit  saint  Ambroise  (sur 
saint  Luc,  ch.  iv,  v.  5),  l ambition  porte  avec  elle  un  péril  domes- 
tique :  pour  dominer  sur  les  autres,  en  ejjet,  elle  commence  par  se 
faire  esclave;  elle  se  plie  en  prévenances  pour  qu'on  lui  donne  des 
honneurs;  et,  tandis  quelle  veut  monter  plus  haut,  elle  se  confond 
davantage  en  bassesses.  —  Pareillement  aussi,  dans  les  tenta- 
tions précédentes,  le  démon  s'était  efforcé  d'induire  d'un  péché 
en  un  autre  :  c'est  ainsi  que  du  désir  de  la  nourriture  il  avait 
passé  à  la  vanité  de  faire  des  miracles  sans  cause  ;  et  du  désir  de 
la  gloire,  il  avait  passé  à  tenter  Dieu  en  se  précipitant  en  bas  ». 

Vad  quartum  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Ambroise, 
sur  saint  Luc  (ch.  iv,  v.  i3),  l'Écriture  n'aurait  point  dit  que 
toute  la  tentation  étant  achevée  le  démon  s'éloigna  de  Lui,  si  dans 
les  trois  tentations  précitées  ne  se  trouvait  la  matière  de  tous  les 
délits.  C'est  qu'en  eJJet  les  causes  des  tentations  sont  les  causes 
des  cupidités;  savoir  :  la  délectation  de  la  chair,  l'espoir  de  la 
gloire,  l'avidité  de  la  puissance  ». 

L'ad  quintumcilele  mot  de  «  saint  Augustin,  dans  le  livre  De 
l'accord  des  Évangélistes  »  (liv.  II,  ch.  xvi),  oiiil  ce  diiqu  on n  est 
pas  certain  de  ce  qui  s'est  fait  le  premier  :  si  les  royaumes  de  la 
terre  ont  été  d'abord  montrés  au  Christ,  et  qu'il  ait  été  ensuite 
porté  sur  le  pinacle  du  Temple;  ou  si,  inversement,  ceci  a  précédé 
et  que  le  reste  ait  suivi.  Mais  cela  ne  fait  rien  à  la  chose,  pourvu 
qu'il  soit  manijeste  que  le  tout  a  eu  lieu  ».  Saint  Thomas  ajoute 
que  les  «  Evangélistes  semblent  avoir  suivi  un  ordre  différent, 
parce  que  quelquefois  on  passe  de  la  vaine  gloire  à  la  cupidité 
et  quelquefois  inversement  ».  —  Du  point  de  vue  historique, 
il  semble  bien  que  l'ordre  de  saint  Matthieu  soit  l'ordre  véri- 
table selon  lequel  les  trois  tentations  se  sont  déroulées.  Car 
celle  qu'il  place  en  dernier  lieu  se  termine  par  le-mot  du  Christ 
à  Satan  qui  ne  souffrait  pas  de  réplique  :  Arrière!  Satan. 

L'ad  sextani  va  justitîer  cette  parole  du  Christ,  que  l'objec- 
tion semblait  désapprouver.  «  Le  Christ,  quand  II  subit  l'in- 


3o8  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

jure  de  la  tentation,  alors  que  le  démon  lui  disait  :  Si  vous  êtes 
le  Fils  de  Dieu,  jetez-vous  en  bas,  ne  s'était  point  troublé  ni  n'avait 
lancé  le  démon.  Alais  quand  celui-ci  usurpa  pour  lui  l'honneur 
de  Dieu,  en  disant  :  Je  le  donnerai  toutes  ces  choses,  si  te  pros- 
ternant tu  m'adores,  le  Christ  fut  exaspéré  et  le  repoussa,  en 
disant  :  Arrière!  Satan;  afin  que  nous  apprenions,  par  son 
exemple,  à  supporter  avec  magnanimité  les  injures  qui  nous 
touchent,  mais,  quand  il  s'agit  des  injures  contre  Dieu,  nous 
ne  devons  même  pas  souffrir  qu'on  les  profère  ».  —  Admirable 
doctrine  touchant  la  vraie  et  fausse  tolérance,  que  nous  avons 
eu  plusieurs  fois  l'occasion  de  souligner,  au  cours  de  notre 
commentaire. 

Vacl  septinium  résout  la  dernière  objection  par  un  texte  tiré 
de  Y  Œuvre  inachevée,  qu'on  attribuait  à  saint  Jean  Chrysos- 
tome.  Il  y  est  dit  (hom.  Y,  sur  saint  Matthieu)  que  «  le  démon 
prenait  ainsi  le  Christ,  sur  le  pinacle  du  Temple,  afin  qu'il  pût 
être  vu  de  tous  ;  mais  le  Christ  Lui-même,  à  l'insu  du  démon,  faisait 
que  personne  ne  le  voyait.  Quant  à  ce  qui  est  ajouté,  qu  il  lai 
montra  tous  les  royaumes  du  monde  et  leur  gloire,  on  ne  doit  pas 
l'entendre  en  ce  se  sens  que  le  Christ  aurait  vu  Lui-même  en 
eux-mêmes  les  royaumes,  les  cités,  les  peuples,  l'or  ou  l'argent; 
mais  les  directions  où  chaque  royaume  et  chaque  cité  était  placé, 
le  démon  les  montrait  du  doigt  au  Christ,  et,  oralement,  il 
exposait  l'état  et  les  honneurs  de  chaque  royaume.  —  Ou  bien, 
selon  Origène  (hom.  XXX,  en  saint  Luc),  il  montra  au  Christ 
comment,  par  les  vices  divers,  il  régnait  dans  le  monde  ». 

Des  divers  chefs  d'étude  que  saint  Thomas  s'était  proposé  de 
considérer,  relativement  à  la  suite  de  la  vie  du  Christ  en  ce 
monde,  le  troisième,  après  celui  du  genre  de  vie  et  celui  de  la 
tentation,  devait  être  ce  qui  a  trait  à  la  doctrine.  Il  nous  faut 
l'aborder  maintenant;  et  ce  va  être  l'objet  de  la  question  sui- 
vante. 


QUESTION  XLII 


DE  L\  DOCTRINE  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  quatie  articles  : 

1°  Si  le  Christ  devait  prêcher  seulement  aux  Juifs  ou  aussi  aux 

Gentils  ? 
2°  Si,  dans  sa  prédication,  11  aurait  dû  éviter  de  troubler  les  Juifs  ? 
3"  S'il  devait  prêcher  iiubliquement  ou  en  secret  ? 
4"  S'il  devait  enseigner  seulement  en  paroles  ou  aussi  par  écrit? 

Pour  ce  qui  est  du  temps  où  II  commença  d'enseigner,  il 
en  a  été  parlé  plus  haut  quand  il  s'est  agi  de  son  bap- 
tême (q.   3g,  art.  3). 


Article  Premier. 

Si  le  Christ  devait  prêcher  non  seulement  aux  Juifs 
mais  aussi  aux  Gentils  ? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  ne  devait 
pas  seulement  prêcher  aux  Juifs,  mais  aussi  aux  Gentils  ».  — 
La  première  arguë  de  ce  qu'  «  il  est  dit,  dans  Isaïe,  ch.  xlix 
(v,  6)  :  Cest  peu  que  lu  sois  mon  serviteur  pour  réveiller  les  tri- 
bus iV Israël  et  pour  ramener  les  égarés  de  Jacob.  Je  t'ai  établi 
comme  lumière  des  nations,  ajln  que  tu  sois  mon  salut  jusqu'aux 
extrémités  de  la  terre.  Or,  c'est  par  sa  doctrine  que  le  Christ  a 
porté  la  lumière  et  le  salut.  Donc  il  semble  que  c'a  été  peu  s'il 
a  prêché  seulement  aux  Juifs  et  non  pas  aux  Gentils  ».  —  La 
seconde  objection  rappelle  que  «  comme  il  est  dit  en  saint  Mat- 
thieu, ch.  VII  (v.  29),  Il  les  enseignait  avec  autorité  et  avec  puis- 
sance. Or,  la  puissance  de  la  doctrine  se  montre  plus  grande 
quand  on  instruit  ceux  qui  n'ont  aucune  notion,  comme  étaient 
les  Gentils.  Aussi  bien  l'Apôtre  dit,  aux  Romains,  ch.  xv  (v.  20)  : 


3lO  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

.Fai  prêché  r Évangile  là  oà  le  Christ  n'avait  pas  été  nommé,  pour 
ne  point  bâtir  sur  le  Jondement  cVaatrai.  Donc  le  Christ  devait 
beaucoup  plus  prêcher  aux  Gentils  qu'aux  Juifs  ».  —  La  troi- 
sième objection  déclare  que  «  l'instruction  d'un  grand  nombre 
est  plus  utile  que  l'instruction  d'un  seul.  Or,  le  Christ  ins- 
truisit quelques-uns  des  Gentils,  comme  la  femme  de  Samarie, 
en  saint  Jean,  ch.  iv  (v.  7  et  suiv.),  et  la  Chananéenne,  en 
saint  Matthieu,  ch.  xv  (v.  22  et  suiv.).  Donc  il  semble  que 
bien  plus  encore  le  Christ  aurait  dû  prêcher  à  la  multitude  des 
Gentils. 

L'argument  sed  contra  oppose  que  «  le  Seigneur  dit,  en  saint 
Matthieu,  ch.  xv  (v.  2^)  :  Je  ne  suis  pas  envoyé  "si  ce  n'est  aux 
brebis  perdues  de  la  maison  d'Israël.  Or,  il  est  dit,  aux  Romains, 
ch.  X  (v.  i5)  :  Comment  prêcheront-ils,  à  moins  d'être  envoyés? 
Donc  le  Christ  n'a  pas  dû  prêcher  aux  Gentils  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  ainsi  sa  conclu- 
sion :  «  Il  convenait  que  la  prédication  du  Christ,  soit  par  Lui- 
m<eme,  soit  par  ses  Apôtres  au  début,  ne  s'adressât  qu'aux  seuls 
Juifs  ».  Il  en  donne  quatre  raisons,  qu'il  présente  comme  il 
suit.  —  «  Premièrement,  afin  de  montrer  que,  par  son  avène- 
ment, étaient  accomplies  les  promesses  faites  aux  Juifs  et  non 
aux  Gentils.  Aussi  bien,  l'Apôtre  dit,  aux  Romains,  ch.  xv 
(v.  8)  :  Je  dis  que  le  Christ  a  été  le  ministre  de  la  circoncision, 
c'est-à-dire  l'apôtre  et  le  prédicateur  des  Juifs,  en  raison  de  la 
vérité  de  Dieu,  pour  conjirmer  les  promesses  des  Pères.  —  Secon- 
dement, afin  de  montrer  que  sa  venue  était  de  Dieu.  Les  choses, 
en  effet,  qui  viennent  de  Dieu  sont  ordonnées ,  comme  il  est  dit, 
aux  Romains,  ch.  xiii(v.  1).  Or,  cet  ordre  voulu  exigeait  qu'aux 
Juifs,  qui  étaient  plus  rapprochés  de  Dieu  par  la  foi  et  le  culte 
d'un  seul  Dieu,  la  doctrine  du  Christ  fût  d'abord  proposée  et 
par  eux  transmise  aux  Gentils;  c'est  ainsi,  du  reste,  que  dans 
la  céleste  hiérarchie  les  illuminations  divines  descendent  aux 
anges  inférieurs  par  les  anges  supérieurs.  Aussi  bien,  sur  cette 
parole  du  Christ  en  saint  Matthieu,  ch.  xv  (v,  2/1)  :  Je  ne  suis 
pas  envoyé,  si  ce  n'est  aux  brebis  perdues  de  la  maison  d'Israël, 
saint  Jérôme  fait  cette  remarque  :  Il  ne  dit  point  cela,  comme 
s'il  n'était  pas  envoyé  aux  nations  ;  mais  parce  qu'il  est  d'abord 


QUESTION    XLII,    —    DE    LA    DOCTRINE    DU    CHRIST.  3 II 

envoyé  à  Israël  »,  qu'il  devait  évangéliser  personnellement, 
pour  les  raisons  que  nous  donne  ici  saint  Thomas;  tandis  que 
les  Gentils  ne  devaient  être  évangélisés  par  Lui  que  d'une  façon 
médiate  et  avec  le  concours  de  ses  Apôtres,  formés  par  sa  pré- 
dication. «  Et  aussi  bien,  dans  Isaïe,  chapitre  dernier  (v.  19), 
il  est  dit  :  f  enverrai  de  ceux  qui  auront  été  sauvés,  c'est-à-dire 
des  Juifs,  aux  nations,  et  ils  annonceront  aux  nations  ma  gloire. 
—  Troisièmement,  pour  enlever  aux  Juifs  une  matière  à  pro- 
testations calomnieuses.  Et  c'est  pourquoi,  sur  celle  parole 
marquée  en  saint  Matthieu,  ch.  x  (v.  5)  :  Vous  n  irez  point  dans  la 
voie  des  nations,  saint  Jérôme  dit  :  Il  J allait  d'abord  que  l'avène- 
ment du  Christ  fût  annoncé  aux  Juifs,  pour  quils  n  eussent  point 
d'excuse  juste  en  disant  quils  avcdent  rejeté  le  Seigneur  parce 
qu'il  avait  envoyé  ses  Apôtres  aux  nations  et  aux  Samaritains  ». 
Le  motif  n'élait  pas  chimérique.  On  sait  qu'il  ne  fallut  rien 
moins  que  la  mission  de  saint  Paul  pour  vaincre  définitive- 
ment le  préjugé  juif  qui  voulait  exclure  les  païens  de  la  parti- 
cipation au  salut  par  le  Christ,  à  moins  qu'ils  ne  se  fissent 
préalablement  juifs  par  la  circoncision.  —  «  Quatrièmement, 
parce  que  c'est  par  la  victoire  de  la  croix,  que  le  Christ  mérita 
la  puissance  et  l'empire  sur  les  nations.  Aussi  bien  il  est  dit, 
dans  l'Apocalypse,  ch.  11  (v.  26,  28)  :  Celui  qui  vaincra,  je  lui 
donnerai  la  puissance  sur  les  nations,  comme  moi  je  l'ai  reçue  de 
mon  Père.  Et,  dans  rÉpître  aux  Philippiens,  ch.  11  (v.  Set  suiv.), 
il  est  dit  que  parce  qu'il  s'est  /eut  obéissant  jusqu'à  la  mort  et  à 
la  mort  de  la  croix.  Dieu  l'a  e.valté  de  telle  sorte  qu'au  nom  de 
Jésus  tout  genou  Jléchisse,  et  que  toute  langue  le  reconnaisse .  Et 
voilà  pourquoi,  avant  sa  Passion,  Il  ne  voulut  pas  que  sa  doc- 
trine soit  prêchée  aux  nations  ;  mais»  après  sa  Passion,  Il  dit  à 
ses  disciples,  saint  Matthieu,  chapitre  dernier  (v.  jg)  :  Allez, 
enseignez  toutes  les  nations.  A  cause  de  cela,  comme  nous  le 
lisons  en  saint  Jean,  ch.  xii  (v.  20  et  suiv.),  alors  que,  la  Pas- 
sion étant  imminente,  quelques  Gentils  voulaient  voir  Jésus,  Il 
répondit  :  .4  moins  que  le  grcdn  de  froment  ne  tombe  en  terre  et 
ne  meure,  il  reste  seul;  mais  s'il  meurt,  il  porte  beaucoup  de  Jruit. 
Et,  comme  le  note  saint  Augustin  au  même  endroit,  Ilsedisait 
le  grcdn  devant  être  mis  à  mort  dcms  l'infidélité  des  Juijs  et  de- 


3l2  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

vanl  être  multiplié  dans  la  Joi  des  peuples  ».  —  Ces  quatre  rai- 
sons que  nous  a  données  saint  Tliomas  du  fait  qu'il  s'agissait 
de  justifier,  sont  en  harmonie  parfaite  avec  les  documents 
scripturaires  et  évangéliques.  On  a  pu  s'en  convaincre  par  les 
textes  si  bien  choisis  que  le  saint  Docteur  nous  a  cités. 

L'ad  p/'f'mam  explique  que  u  le  Christ  a  été  pour  la  lumière 
et  le  salut  des  nations  par  ses  disciples,  qu'il  a  envoyés  aux 
nations  pour  leur  prêcher  ». 

Uad  secandam  fait  observer  que  «  ce  n'est  pas  d'une  moindre 
puissance,  mais  d'une  puissance  plus  grande,  au  contraire,  de 
faire  quelque  chose  par  d'autres,  que  de  le  faire  par  soi-même. 
Et  c'est  pourquoi  la  puissance  divine  dans  le  Christ  a  été  mon- 
trée surtout  en  cela  qu'il  conféra  à  ses  disciples  une  si  grande 
vertu  dans  l'acte  d'enseigner,  qu'ils  ont  converti  au  Christ  les 
nations  qui  n'avaient  rien  entendu  de  Lui.  Quant  à  la  puis- 
sance du  Christ  dans  le  fait  de  son  enseignement  »  tel  qu'il  l'a 
donné  Lui-même,  «  elle  se  considère  et  quant  aux  miracles  par 
lesquels  11  confirmait  sa  doctrine  ;  et  quant  à  l'efficace  de  per- 
suader; et  quant  à  l'autorité  de  Celui  qui  parlait,  car  U  parlait 
comme  ayant  l'empire  sur  la  loi,  disant,  en  effet  :  Mais  moi  je 
vous  dis  ;  et  aussi  quant  à  la  vertu  de  la  droiture  qu'il  mon- 
trait dans  sa  manière  de  vivre,  ayant  une  vie  sans  péché  ». 

Vad  lerliiim  répond  que  «  si  le  Christ  ne  devait  pas,  dès  le 
début,  communiquer  sa  doctrine  indifféremment  aux  Gentils, 
afin  qu'il  demeurât  consacré  aux  Juifs  comme  au  peuple  pre- 
mier-né, il  ne  fallait  pïis  non  plus  qu'il  repousse  totalement  les 
Gentils,  pour  ne  point  leur  fermer  l'espoir  du  salut.  Et  c'est 
pourquoi  quelques-uns  des  Gentils  furent  admis  individuelle- 
ment, pour  l'excellence  de  leur  foi  et  de  leur  dévotion  ». 

Comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer,  la  question  posée 
et  résolue  par  saint  Thomas  dans  ce  premier  article,  est  du 
plus  haut  intérêt  pour  rinlelligence  de  l'économie  du  minis- 
tère de  Jésus  dans  l'Évangile.  Nous  avons  exposé  ailleurs  celte 
économie  du  ministère  de  Jésus  (Cf.  Jésus-Christ  dans  l'Evan- 
gile) (Lethielleux)  ;  et  nous  avons  pu  nous  convaincre  que  le 
moyen  par  excellence  de  bien  entendre  la  vie  publique  de  Je- 


QUESTION    XLII.     —    DE    LA    DOCTRINE    DU    CIIIUST.  3l3 

SUS,  dans  son  développement  historique,  c'est  de  la  lire  et  de 
la  suivre  à  la  lumière  de  la  vérité  que  vient  de  nous  exposer 
ici  saint  Thomas.  Le  Christ  n'était  personnellement  envoyé 
qu'aux  Juifs  de  la  Palestine;  mais  II  était  envoyé  à  eux  tous. 
Et  c'est  pourquoi  sa  vie  publique  se  déroule  selon  les  exigen- 
ces topographiques  de  la  Terre-Sainte.  Il  commence  par  la  Ju- 
dée, où  se  trouvait  la  Ville  privilégiée  et  son  Temple.  Quand  la 
haine  des  Juifs  le  chasse  de  là,  Il  vient  en  Galilée,  où  11  de- 
meure, évangélisant  jusqu'aux  moindres  bourgs  et  aux  moin- 
dres hameaux,  tant  que  la  curiosité  soupçonneuse  d'Hérode  ne 
l'oblige  pas  d'en  partir.  Il  parcourt  alors  les  alentours  de  la 
Galilée,  venant  même  jusqu'aux  confins  de  Tyr  et  de  Sidon. 
Et  lorsque  son  ministère  dans  ces  contrées  est  achevé,  Il  songe 
à  monter  à  Jérusalem  pour  y  consommer  son  sacrifice, 
non  sans  avoir  auparavant  porté  la  bonne  nouvelle  dans  les 
pays  d'au  delà  du  Jourdain  qui  faisaient  partie,  eux  aussi,  du 
champ  d'action  que  son  Père  lui  avait  marqué.  Ce  ne  fut 
qu'après  avoir  achevé  sa  tâche  qu'il  vint  à  Jérusalem  consom- 
mer son  œuvre  rédemptrice,  par  laquelle,  suivant  le  mot  de 
saint  Paul,  Il  renverserait  le  mur  de  séparation  et  ouvrirait 
toutes  grandes,  à  la  prédication  de  ses  Apôtres,  les  voies  des 
autres  nations. 

La  prédication  personnelle  du  Christ  ne  devait  s'adresser 
qu'aux  seuls  Juifs.—  Mais,  en  s'adressant  à  eux,  quelle  forme 
devait-elle  revêtir.  Fallait-il  que,  dans  celte  prédication,  le 
Christ  évite  de  heurter  les  Juifs,  les  convertissant  tous,  au 
contraire,  elles  amenant  tous  à  Lui;  ou  bien  convenait-il  que 
sa  prédication  fût  pour  eux  une  pierre  d'achoppement  et  de 
scandale.  Ce  nouveau  point  de  doctrine,  du  plus  haut  intérêt, 
lui  aussi,  va  faire  l'objet  de  l'article  suivant. 


3l4  SOMME   THÉOLOGIQUE. 

Article  II. 
Si  le  Christ  devait  prêcher  aux  Juifs  sans  les  heurter? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  aurait  dû 
prêcher  aux  Juifs  sans  les  heurter  ».  —  La  première  apporte 
le  mot  de  «  saint  Augustin  »,  qui  «  dit,  au  livre  Da  combat  chré- 
tien (ch.  xi),  que  dans  l'humanité  de  Jésus-Christ,  le  Fils  de 
Dieu  se  donne  à  nous  en  exemple  de  vie.  Or,  nous,  nous  devons 
éviter  de  heurter  non  seulement  les  fidèles,  mais  même  les  in- 
fidèles, selon  cette  parole  de  la  première  Épître  aux  Corin- 
thiens, ch.  X  (v.  32)  :  i\e  heurtez  ni  les  Juifs,  ni  les  Gentils,  ni 
l'Église  de  Dieu.  Donc  il  semble  que  le  Christ  aussi,  dans  sa 
doctrine,  aurait  dû  éviter  de  heurter  les  Juifs  ».  —  La  se- 
conde objection  déclare  qu'  «  il  n'est  aucun  homme  sage  qui 
doive  faire  ce  d'où  son  œuvre  se  trouvera  empêchée.  Or,  du 
fait  que  par  sa  doctrine  le  Christ  troublait  les  Juifs,  cette  doc- 
trine se  trouva  paralysée.  Il  est  dit,  en  effet,  en  saint  Luc,  ch.  xi 
(v.  53,  bl^),  que  le  Seigneur  ayant  repris  les  Pharisiens  et  les 
Scribes,  ceux-ci  commencèrent  à  le  charger  et  à  l'accabler  d'une 
multitude  de  paroles,  lui  tendant  des  pièges  et  cherchant  à  tirer 
quelque  chose  de  sa  bouche  pour  l'accuser.  Donc  il  semble  que  ce 
ne  fut  pas  à  propos  qu'il  les  heurtât  dans  son  enseignement». 
—  La  troisième  objection  rappelle  que  «  l'Apôtre  dit,  dans  la 
première  Épître  à  Tunothée,  ch.  v  (v.  i)  :  Celui  qui  est  plus 
âgé,  ne  le  reprends  pas  avec  hauteur,  mais  adjure-le  comme  un 
père.  Or,  les  prêtres  et  les  princes  des  Juifs  étaient  les  anciens 
parmi  ce  peuple.  Donc  il  semble  qu'il  ne  fallait  point  les  re- 
prendre par  des  paroles  dures  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  ce  que  «  dans  Isaïe, 
ch.  viii  (v.  i4),  il  avait  été  prophétisé  que  le  Christ  serait  en 
pierre  d' achoppemeni  et  en  rocher  de  scandale  aux  deux  maisons 
d'Israël  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  ce  beau  prin- 
cipe de  vie  politique  et  sociale,  qui  devrait,  en  effet,  tout  com- 


QUESTION    XLÏI.    —    DE    LA    DOCTRINE    DU    CHRIST.  3l5 

mander  parmi  les  hommes.  «  Le  salut  de  la  multitude  doit 
être  préféré  à  la  paix  de  n'importe  quels  hommes  particuliers. 
Et  c'est  pourquoi,  ajoute  le  saint  Docteur,  s'il  en  est  qui,  par 
leur  perversité,  empêchent  le  salut  de  la  multitude,  le  prédica- 
teur ou  le  docteur  ne  doit  pas  craindre  de  les  heurter  afin  de 
pourvoir  au  salut  de  la  multitude.  Or,  les  Scribes  et  les  Phari- 
siens et  les  Princes  des  Juifs,  par  leur  malice,  empêchaient 
grandement  le  salut  du  peuple  :  soit  parce  qu'ils  s'opposaient 
à  la  doctrine  du  Chrit,  par  laquelle  seule  pouvait  être  le  salut  ; 
soit  aussi  parce  que  leurs  mœurs  dépravées  corrompaient  la 
vie  du  peuple.  Et  voilà  pourquoi  le  Seigneur,  nonobstant  le 
fait  de  les  heurter,  enseignait  publiquement  la  vérité  qu'ils 
détestaient  et  reprenait  leurs  vices.  Aussi  bien  est-il  dit,  en 
saint  Matthieu,  ch.  xv  (v.  12,  i4),  que  les  disciples  disant  au 
Seigneur  :  Vous  savez  que  les  Juifs,  entendant  cette  parole,  se 
sont  scandalisés.  Il  leur  répondit  :  Laissez-les.  Ce  sont  des 
aveugles  qui  conduisent  des  aveugles.  Si  un  aveugle  veut  se  Jcdre 
le  conducteur  d'un  aveugle,  ils  tomberont  tous  les  deux  dans  la 
Josse  ». 

Vad  primum  explique  en  quel  sens  l'homme  ne  doit  heur- 
ter personne.  «  L'homme  doit  en  telle  sorte  être  pour  tous 
sans  les  heurter,  qu'il  ne  donne  à  personne  une  occasion  de 
ruine  par  un  acte  ou  une  parole  émanant  de  lui  comme  il  ne 
faudrait  pas.  Mais  si  le  scandale  vient  de  la  vérité  »,  c'est-à-dire 
s'il  en  est  qui  se  scandalisent  à  cause  de  la  vérité,  «  il  faut 
permettre  le  scandale  plutôt  qu'abandonner  la  vérité,  selon 
que  le  dit  saint  Grégoire  »  (hom.  VII  sur  Ézéchiel). 

h'ad  secundum  n'accorde  pas  que  le  fait  de  heurter  les  Juifs 
et  de  les  irriter  empêchait  purement  et  simplement  l'œuvre 
du  Christ.  «  Par  cela  que  le  Christ  reprenait  publiquement  les 
Scribes  et  les  Pharisiens,  Il  n'empêcha  point,  mais,  au  con- 
traire, Il  promut  l'effet  de  sa  doctrine.  C'est  qu'en  effet,  leurs 
vices  étant  manifestés  au  peuple,  celui  ci  était  moins  détourné 
du  Christ  par  les  paroles  des  Scribes  et  des  Pharisiens,  qui 
toujours  s'opposaient  à  la  doctrine  du  Christ  ».  Aussi  bien 
voyons-nous  marqué  en  saint  Luc,  ch,  xix  (v.  48),  que  le 
peuple  était  suspendu  à  ses  lèvres,  en  l'entendant,  malgré  l'op- 


3l6  SOMME    THKOLOGIQUE. 

position  furieuse  des  Pharisiens,  des  Scribes  et  des  Princes  du 
peuple,  qui  cherchaient  à  le  prendre  en  paroles  pour  le  faire 
mourir,  mais  que  le  Christ  venait  de  démasquer  en  plein 
Temple,  par  ses  foudroyants  analhèmes. 

L'rtd  tertlum  répond  que  «  cette  parole  de  l'Apôtre,  citée 
dans  l'objection,  doit  s'entendre  de  ces  Anciens  qui  sont  tels 
non  pas  seulement  par  l'âge  ou  l'autorité  mais  aussi  par 
l'honnêteté  de  leur  vie  ;  selon  ce  passage  du  livre  des  Aom- 
bres,  ch.  xi  (v.  iG)  :  Assemble-moi  soixante-dix  hommes  des  an- 
ciens d'Israël,  que  lu  connais  pour  êlre  anciens  da  peuple.  Que 
s'ils  tournent  l'autorité  de  l'âge  en  instrument  de  malice  en 
péchant  publiquement,  ils  doivent  être  repris  ouvertement  et 
âprement;  comme  fit  Daniel,  au  livre  de  Daniel,  ch.  xiii 
(v.  Sa),  quand  il  dit  »  à  l'infâme  vieillard  qui  accusait  la 
chaste  Suzanne  :  «  Homme  vieilli  dans  le  crime,  etc.  ». 

Ici  encore,  on  aura  remarqué  l'admirable  enseignement  de 
l'aiticle  que  nous  venons  de  lire.  En  même  temps  qu'il  fait 
éclater  la  justice  de  la  conduite  du  Christ,  il  donne  à  l'exemple 
du  Maître  toute  sa  vertu  pour  nous  apprendre  qu'aucun  faux 
respect  ou  aucune  fausse  tolérance  ne  sauraient  prévaloir  con- 
tre les  droits  sacrés  de  la  vérité  en  fonction  du  bien  des  âmes. 
—  Toujours  au  sujet  de  l'enseignement  du  Christ  ou  de  sa 
doctrine,  saint  Thomas,  poursuivant  son  élude,  se  demande 
s'il  fallait  que  le  Christ  donnât  tout  son  enseignement  d'une 
façon  publique,  au  vu  et  su  de  tous  ;  ou  s'il  n'eût  pas  mieux 
valu  qu'il  ait,  du  moins  en  partie,  un  enseignement  secret 
qu'il  n'aurait  livré  qu'à  quelques-uns  pour  que  ceux-ci  le  tien- 
nent également  secret  et  réservé  à  un  petit  nombre  d'initiés. 
C'est  la  question  de  l'enseignement  ésotérique,  tel  qu'il  a  été 
pratiqué  parmi  certaines  sectes  philosophiques  ou  religieuses. 
Elle  va  faire,  en  tant  qu'appl-iquée  à  l'enseignement  du  Christ, 
l'objet  de  l'article  suivant. 


QUESTION    XLII.    —    DE    LA    DOCTRINE    DU    CHRIST.  817 

Article  III. 
Si  le  Christ  a  dû  donner  tout  son  enseignement  en  public  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  pas  dû 
donner  tout  son  enseignement  en  public  ».  —  La  première 
arguë  de  ce  que  «  nous  lisons  qu'il  a  dit  beaucoup  de  choses 
en  particulier  à  ses  disciples;  comme  on  le  voit  pour  le  dis- 
cours après  la  Gène  (S.  Jean,  ch.  xiii  et  suiv.).  Aussi  bien  est- 
il  dit,  en  saint  Matthieu,  ch.  x  (v.  27  ;  cf.  S.  Luc,  ch.  xii,  v.  3)  : 
Ce  que  vous  avez  entendu  à  l'oreille,  dans  les  chambres,  sera  prê- 
ché sur  les  toits.  Donc  II  n'a  pas  donné  tout  son  enseignement 
en  public  ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  les  mystè- 
res profonds  de  la  Sagesse  ne  doivent  être  exposés  qu'à  ceux 
qui  sont  parfaits;  selon  celte  parole  de  la  première  Épitre  aux 
Corinthiens,  ch.  11  (v.  6)  :  Nous  parlons  de  la  Sagesse  au  milieu 
des  parfaits.  Or,  la  doctrine  du  Christ  contenait  la  sagesse  la 
plus  profonde.  Il  ne  fallait  donc  pas  qu'elle  fût  communiquée 
à  la  multitude  qui  est  imparfaite  ».  —  La  troisième  objection 
fait  remarquer  que  «  c'est  une  même  chose  de  cacher  la  vérité 
par  le  silence  ou  par  l'obsurité  des  paroles.  Or,  le  Christ  cachait 
aux  foules,  par  l'obscurité  des  paroles,  la  vérité  qu'il  prêchait; 
car  II  ne  leur  parlait  qu'en  paraboles,  comme  il  est  dit  en  saint 
Matthieu,  ch.  xiii  (v.  3/i).  Donc,  pour  la  même  raison,  Il  pou- 
vait la  cacher  par  le  silence  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  la  déclaration  formelle  de 
Jésus  «  Lui-même,  en  saint  Jean,  ch.  xviii  (v.  20)  »,  où  II 
«  dit  »,  répondant  au  Grand-Prêtre  qui  l'interrogeait  sur  sa 
doctrine  :  «  Je  n'ai  rien  dit  en  secret  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  la 
doctrine  de  quelqu'un  ou  son  enseignement  peut  se  dire  être 
en  secret  d'une  triple  manière.  —  D'abord,  quant  à  l'intention 
de  celui  qui  enseigne,  lequel  entend  ne  pas  manifester  sa  doc- 
trine au  grand  nombre  mais  plutôt  la  cacher.  Et  ceci  arrive  de 
deux  façons.  Quelquefois,  par  l'envie  ou   la  jalousie  de  celui 


3l8  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

qui  enseigne  et  qui  voulant  exceller  par  sa  science  refuse  de 
la  communiquer  aux  autres.  Chose  qui  n'eut  pas  lieu  dans  le 
Christ,  dans  la  personne  de  qui  il  est  dit,  au  livre  de  la  Sa- 
gesse, ch.  VII  (v.  i3)  :  Je  l'ai  apprise  sans  feinte,  Je  la  communi- 
que sans  envie  et  Je  ne  cache  point  sa  beauté.  Quelquefois,  cela 
arrive  à  cause  de  la  malhonnêteté  de  ce  qui  est  enseigné.  C'est 
ainsi  que  saint  Augustin  dit,  sur  saint  Jean  (tr.  XGVI),  qu  il  est 
des  choses  si  mauvaises  qu'aucune  pudeur  humaine  ne  peut  porter 
ou  tolérer.  Aussi  bien  il  est  dit  de  la  doctrine  des  hérétiques, 
au  livre  des  Proverbes,  ch.  ix  (v.  17)  :  Les  eaux  dérobées  sont 
plus  douces.  Mais  la  doctrine  du  Christ  nest  point  une  doctrine 
d'erreur  ni  d'impureté  (première  Épître  aux  Thessàloniciens  (ch.  11, 
V.  3).  Et  voilà  pourquoi  le  Seigneur  dit,  en  saint  Marc,  ch.  iv 
(v.  21)  :  Est-ce  qu'on  porte  une  lampe,  savoir  la  doctrine  vraie 
et  honnête,  pour  la  mettre  sous  le  boisseau?  —  D'une  autre  ma- 
nière, une  doctrine  ou  un  enseignement  est  dans  le  secret, 
parce  qu'on  la  propose  à  un  petit  nombre.  Et,  de  cette  sorte 
encore  le  Christ  n'a  rien  enseigné  dans  le  secret  ou  d'une  façon 
cachée;  parce  qu'il  a  proposé  toute  sa  doctrine  ou  à  toute  la 
foule  ou  à  tous  ses  disciples  réunis.  Aussi  bien  saint  Augustin 
dit,  sur  saint  Jean  (tr.  CXIll)  :  Qui  donc  parle  en  secret,  alors 
qu'il  parle  devant  tant  de  monde  ;  alors  surtout  que  s'il  parle  de- 
vant un  petit  nombre,  il  veut  que  par  ceux-ci  un  grand  nombre  le 
sache?  —  D'une  troisième  manière,  une  doctrine  ou  un  ensei- 
gnement est  dans  le  secret,  quant  au  mode  d'enseigner.  Et,  de 
cette  sorte,  le  Christ  enseignait  aux  foules  certaines  choses 
d'une  façon  cachée,  usant  de  paraboles  pour  annoncer  les  mys- 
tères spirituels  qu'ils  n'étaient  point  capables  ou  dignes  de  sai- 
sir et  d'entendre.  Et,  toutefois,  il  était  encore  mieux,  pour  eux, 
d'entendre  ainsi,  sous  le  voile  des  paraboles,  la  doctrine  des 
choses  spirituelles,  plutôt  que  de  ne  point  l'entendre  du  tout. 
D'ailleurs,  le  Seigneur  exposait  la  vérité  des  paraboles  nue  et 
ouverte  à  ses  disciples  (cf.  S.  Matthieu,  ch.  xiii,  v.  10  et  suiv.), 
par  qui  elle  dériverait  ensuite  aux  autres  qui  en  seraient  capa- 
bles ;  selon  cette  parole  de  la  deuxième  Epître  à  Timothée,  ch.  11 
(v.  2)  :  Les  enseignements  que  tu  as  entendus  de  moi  en  présence 
de  nombreux  témoins,    confie-les  à  des  hommes  surs,   qui  soient 


QUESTION    XLIl.    —    DE    LA    DOCTRINE    DU    CHRIST.  SlQ 

capables  iVinstraire  les  autres.  Et  ceci  »,  ajoute  saint  Thomas, 
faisant  une  application  délicieuse  de  l'enseignement  figuré  con- 
tenu dans  l'Ancien  Testament,  «  était  signifié  au  livre  des 
Nombres,  ch.  iv  (v.  ôetsuiv.),  oià  il  est  ordonné  que  les  enfants 
d'Aaron  recouvrent  les  vases  du  sanctuaire  devant  être  portés 
recouverts  par  les  lévites  ». 

Vud primum  donne  une  double  réponse.  —  «  Comme  le  dit 
saint  Hilaire,  sur  saint  Matthieu,  expliquant  le  texte  cité,  Aous 
ne  lisons  pas  que  le  Seigneur  eût  coutume  de  tenir  des  discours  la 
nuit  et  quil  ail  livré  sa  doctrine  dans  les  ténèbres  ;  mais  II  dit  cela, 
parce  que  toute  parole  de  Lui  est  ténèbres  pour  les  hommes  char- 
nels, et  aux  yeux  des  infidèles  c'est  la  nuit.  Il  veut  donc  que  ce  quIl 
a  dit  soit  porté  avec  la  liberté  de  la  Joi  et  de  la  prédication  parmi 
les  infidèles.  —  On  peut  dire  aussi,  selon  saint  Jérôme,  qu'il 
parle  par  comparaison,  en  ce  sens  qu  II  les  instruisait  dans  le 
petit  pays  de  la  Judée,  pays  petit,  en  effet,  par  comparaison  au 
monde  entier  où  la  doctrine  du  Christ  devait  être  publiée  par 
la  prédication  des  Apôtres  ». 

L'ad  secundum  fait  observer  que  «  ce  n'est  pas  seulement  aux 
foules  que  le  Christ  n'a  point  manifesté  toutes  les  profondeurs 
de  sa  sagesse  par  sa  doctrine  ou  son  enseignement;  mais  aussi 
à  ses  disciples  eux-mêmes,  auxquels  II  dit,  en  saint  Jean,  ch.  xvi 
(v.  12)  :  Tai  encore  bien  des  choses  à  vous  dire,  que  vous  ne  pou- 
vez point  porter  maintenant.  Toutefois,  ce  qu'il  a  jugé  digne  de 
livrer  aux  autres,  des  choses  de  sa  sagesse,  Il  ne  la  point  pro- 
posé en  secret,  mais  à  découvert;  bien  que  ce  ne  fût  pas  com- 
pris par  tous.  Aussi  bien  saint  Augustin  dit,  sur  saint  Jean 
(Ir.  CXIII)  :  Il  jaut  entendre  ce  que  dit  le  Seigneur  :  J'ai  parlé  à 
découvert  au  monde,  comme  s'il  disait  :  Beaucoup  m'entendirent. 
Et,  cependant,  c'était  aussi  non  à  découvert,  parce  qu'il  en  était 
qui  ne  comprenaient  pas  ■). 

L'ad  tertium  rappelle  que  le  «  Seigneur  parlait  aux  foules 
en  paraboles,  comme  il  a  été  dit  (au  corps  de  l'article),  parce 
qu'ils  n'étaient  point  dignes  ou  capables  de  recevoir  la  vérité  à 
découvert,  qu'il  expliquait  -à  ses  disciples.  —  Quant  à  ce  qui 
est  ajouté,  qu'il  ne  leur  parlait  qu'en  paraboles,  selon  saint  Jean 
Chrysostome  il  faut  l'entendre  du  discours  de  ce  jour-là;  mais, 


020  SOMME    TIIEOLOGIQUE. 

en  d'autres  circonslances,  Il  avait  dit  aux  foules  bien  des  cho- 
ses sans  paraboles.  On  peut  dire  aussi,  avec  saint  Augustin,  que 
cela  ne  signifie  pas  qall  ne  dît  rien  en  termes  directs,  mais  qall 
ne  fd  presque  jamais  de  discours  où  il  n  exprimât  certaines  choses 
en  paraboles,  bien  qu'il  dit  aussi  certaines  choses  selon  la  pro- 
priété de  langage  » . 

Le  Christ  n'a  jamais,  dans  son  enseignement,  entendu  li- 
vrer une  doctrine  secrète  ou  ésotérique.  C'est  pour  tous  qu'il 
parlait;  même  quand  II  enseignait  en  particulier,  comme  lors- 
qu'il s'adressait  à  ses  disciples,  ou  à  Nicodème,  ou  à  la  Sama- 
ritaine. Son  enseignement,  quels  que  fussent  les^  auditeurs  ou 
interlocuteurs  immédiats,  était  destiné  à  tous.  Ce  qu'il  ensei- 
gnait devant  les  foules  ou  en  public,  et  ce  qu'il  enseignait  en 
particulier  devant  quelques  privilégiés  ne  constituait  pas  deux 
espèces  d'enseignement  dont  lun  aurait  été  étranger  sinon 
même  opposé  à  l'autre,  comme  il  est  arrivé  pour  l'enseigne- 
ment de  certains  philosophes  ou  fondateurs  de  sectes.  L'ensei- 
gnement du  Christ  restait  toujours  unique  et  identique  à  Lui- 
même,  ordonné  de  soi  à  toutes  les  intelligences,  bien  que 
toutes  les  intelligences  ne  fussent  pas  également  aptes  à  le 
comprendre.  Et  voilà  pourquoi  d'ailleurs  II  le  graduait  Lui- 
même  selon  la  capacité  de  ses  auditeurs,  se  réservant  aussi  de 
l'expliquer  un  jour  par  l'envoi  de  son  Esprit-Saint  et  par  la 
suite  des  Docteurs  de  son  Église  que  son  Esprit  assisterait  jus- 
qu'à la  fin  des  temps.  —  Saint  Thomas  va  se  poser  une  dernière 
question  au  sujet  de  cet  enseignement  du  Christ,  qui  sera,  elle 
aussi,  d'un  vif  intérêt  et  achèvera  d'en  montrer  l'excellence. 
C'est  la  question  du  mode  d'enseigner  selon  qu'il  se  fait  par 
écrit  ou  oralement.  Saint  Thomas  se  demande  si  le  Christ  au- 
rait dû  donner  son  enseignement  par  écrit.  Il  va  nous  répon- 
dre à  l'article  qui  suit. 


QUESTION    XLII.    —    DE    LA    DOCTRINE    DU    CHRIST.  32  î 

Article  IV. 
Si  le  Christ  devait  donner  son  enseignement  par  écrit? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  aurait  dû 
donner  son  enseignement  par  écrit  ».  —  La  première  est  que 
a  l'écriture  a  été  inventée  pour  que  la  doctrine  soit  conservée 
dans  la  mémoire  des  hommes  en  vue  de  l'avenir.  Or,  la  doc- 
trine du  Christ  devait  durer  éternellement;  selon  cette  parole 
marquée  en  saint  Luc,  ch.  xxi  (v.  33)  :  Le  ciel  et  la  tei're  pas- 
seront; mais  mes  paroles  ne  passeront  pas.  Donc  il  semble  que 
le  Christ  aurait  dû  confier  sa  doctrine  à  l'écriture  ».  —  La  se- 
conde objection  rappelle  que  «  la  loi  ancienne  précéda  comme 
figure  du  Christ;  selon  cette  parole  de  l'Épîlre  aux  Hébreux, 
ch.  X  (v.    \)  :  La  loi  a  l'ombre  des  biens  à  venir.  Or,  la  loi  an- 
cienne   fut  écrite  par    Dieu;    selon   cette  parole  de    VExode, 
ch.  XXIV  (v.  12)  :  Je  te  donnerai  deux  tables  de  pierre,  et  la  loi  et 
les  commandements  que  J'ai  écrits.  Donc  il  semble  que  le  Christ 
aussi  aurait  dû  écrire  sa  doctrine  ».  —  La  troisième  objection 
déclare  qu'  «   il  appartenait  au   Christ,    qui    venait  illuminer 
ceux  qui  sont  assis  dans  les  ténèbres  et  à  l'ombre  de  la  mort, 
comme  il  est  dit  en  saint  Luc,  ch.  i  (v.  79),  d'exclure  les  occa- 
sions d'erreur  et  d'ouvrir  l'accès  à  la  foi.  Or,   Il  aurait  fait 
cela,  en  écrivant  sa  doctrine.  Saint  Augustin  dit,  en  effet,   au 
livre  De   l'accord  des  Évangélistes    (ch,  vu),   qu'tï  en  est  plu- 
sieurs qui  ont  coutume  de  s'étonner  de  ce  que  le  Seigneur  Lui- 
même  n'a  rien  écrit,  de  telle  sorte  qu'il  est  nécessaire  de  croire  à 
d'autres  qui  ont  écrit  de  Lui.  C'est  ce  que  demandent  ceux  qui, 
surtout  parmi  les  païens,  n'osent  pas  inculper  ou    blasphémer  le 
Christ  et  qui  lui  attribuent  une  sagesse  souverainement  excellente, 
mais  cependant  comme  à  un  homme.  Et  ils  disent  que  ses  disci- 
ples ont  donné  à  leur  Maître  plus  qu'il  n'était,  le  disant  Fils  de 
Dieu  et  le  Verbe  par  qui  toutes  choses  ont  été  faites.  Et  après,   il 
ajoute  :  Ils  semblent  avoir  été  prêts  à  croire  ce  qu'il  aurait  écrit 
Lui-même  de  Lui-même;  mais  non  ce  que  les  autres  ont  prêché  à 
XVI.  — La  RédempUon.  21 


322  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

son  sujet  selon  ce  qu'il  leur  a  plu.  Donc  il  semble  que  le  Christ 
aurait  dû  Lui-même  donner  sa  doctrine  par  écrit.  ».  —  On 
aura  remarqué  cette  dernière  objection  et  le  texte  de  saint 
Augustin  qui  la  met  en  lumière.  Elle  est  exactement  celle  des 
critiques  modernes,  voire  modernisants  ou  modernistes,  qui 
prétendaient  ou  prétendent  que  l'enseignement  du  Christ  a  été 
tout  de  suite  altéré  ou  dénaturé  dès  la  première  génération; 
et  que  même  les  documents  évangéliques,  surtout  l'Ëvangile 
de  saint  Jean,  ne  nous  donnent  qu'une  sorte  de  théologie  in- 
terprétant déjà  l'enseignement  du  Christ,  non  cet  enseigne- 
ment lui-même.  Plusieurs  réponses  de  la  Commission  biblique 
ont  mis  en  garde  contre  ces  théories  :  le  29  mai  1907,  au  su- 
jet de  l'Évangile  de  saint  Jean;  le  19  juin  1911,  au  sujet  de 
l'Évangile  de  saint  Matthieu;  le  26  juin  1912,  au  sujet  des 
Évangiles  de  saint  Marc  et  de  saint  Luc. 

L'argument  sed  conlra  en  appelle  à  la  question  de  fait  : 
((  Aucun  livre  écrit  par  le  Christ  ne  se  trouve  dans  le  canon  de 
l'Écriture  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  qu'  «  il  était  con- 
venable que  le  Christ  n'écrivît  point  sa  doctrine  ».  —  Il  en 
donne  trois  raisons.  —  u  Premièrement,  à  cause  de  sa  dignité. 
Il  convient,  en  effet,  qu'au  Docteur  plus  excellent  appartienne 
un  mode  plus  excellent  d'enseigner.  Par  conséquent,  au  Christ, 
comme  au  Docteur  par  excellence,  il  convenait  d'imprimer  sa 
doctrine  »,  non  pas  sur  une  matière  inerte,  mais  «  dans  les 
cœurs  de  ses  auditeurs.  C'est  pour  cela  qu'il  est  dit  en  saint 
Matthieu,  ch.  vn  (v.  29),  qu'//  les  enseignait  comme  quelqu'un 
qui  avait  de  la  puissance.  De  là  vient  aussi  » ,  fait  remarquer  saint 
Thomas,  «  que  Pylhagore  et  Socrate,  qui  furent  des  maîtres 
d'une  souveraine  excellence,  ne  voulurent  rien  écrire.  Et,  en 
eflet,  les  écrits  sont  ordonnés,  comme  à  leur  fin,  à  imprimer 
la  doctrine  dans  le  cœur  des  auditeurs  ».  Que  servirait  d'écrire 
des  livres,  s'il  n'était  personne  qui  les  lise  et  qui  y  puise  pour 
en  vivre  lui-même  l'enseignement  qu'ils  contiennent,  —  «  Une 
seconde  raison  est  l'excellence  de  la  doctrine  du  Christ,  qui  ne 
peut  être  renfermée  en  des  écrits;  selon  cette  parole  de  saint 
Jean,  chapitre  dernier  (v.  26)  :  Il  y  a  encore  bien  d'autres  clio- 


QUESTION    XLIÎ.    —    DE    LA    DOCTRINE    DU    CHRIST.  323 

S'^s  que  Jésus  a  faites;  et  si  on  les  écrivait,  je  ne  pense  pas  que  le 
monde  entier  pat  tenir  les  livres  qu'on  écrirait.  Ce  qu'il  faut  en- 
tendre, comme  le  dit  saint  Augustin  (tr.  CXXIV),  non  pas  au 
sens  de  V espace  corporel,  mais  au  sens  de  la  capacité  des  lecteurs. 
Or,  si  le  Christ  avait  confié  sa  doctrine  à  un  écrit,  les  hommes 
estimeraient  qu'on  ne  peut  rien  concevoir  de  plus  élevé  que 
ce  que  cet  écrit  contiendrait  »  ;  alors  que  quels  que  soient  les 
écrits,  même  inspirés  de  Dieu,  que  des  hommes  ont  pu  nous 
donner,  nous  savons  que  nous  n'y  trouvons  qu'une  partie  seu- 
lement de  l'infinie  sagesse  contenue  dans  le  Christ  et  son 
enseignement.  On  remarquera  la  portée  de  cette  raison  en  faveur 
de  l'enseignement  vivant  conservé  dans  le  corps  mystique  du 
Christ  qu'est  l'Église  sous  l'action  personnelle  de  l'Esprit- 
Saint,  par  opposition  à  la  lettre  morte  en  quelque  sorte  où  les 
protestants  voudraient  trouver,  d'une  manière  figée  et  à  l'ex- 
clusion de  toute  autre  source  parallèle,  dans  son  absolue  tota- 
lité, l'enseignement  de  Dieu  et  du  Christ.  Nul  doute  que  l'Écri- 
ture inspirée  ne  soit  du  plus  grand  secours  pour  la  conservation 
parmi  les  hommes  de  l'enseignement  de  Dieu  et  du  Christ  en 
ce  que  cet  enseignement  a  de  principal  ou  d'essentiel;  et  nous 
devons,  sur  ce  point,  nous  séparer  de  certains  critiques  catho- 
liques, qui  en  prendraient  trop  facilement  à  leur  aise  avec 
l'Écriture  Sainte,  sous  prétexte  que  les  catholiques  ont  l'Église 
pour  les  instruire.  Mais,  d'autre  part,  l'Écriture  n'est  que  l'un 
des  modes,  et  non  pas  le  mode  unique,  dont  Dieu  a  voulu 
se  servir  pour  enseigner  le  genre  humain.  Encore  est-il  que 
l'utilisation  de  ce  mode,  qu'est  TÉcriture,  pour  porter  ses  fruits 
de  lumière  et  de  vie,  et  ne  pas  risquer  de,  tourner  à  mal  entre 
des  mains  inexpérimentées  ou  téméraires,  doit  se  faire  tou- 
jours en  dépendance  du  mode  vivant  qu'est  le  magistère  de 
l'Église. 

Les  remarques  que  nous  venons  de  faire  vont  se  trouver 
éclairées  et  confirmées  par  l'exposé  de  la  troisième  raison  don- 
née par  saint  Thomas  pour  montrer  que  le  Christ  n'a  pas  dû 
écrire  Lui-même  son  enseignement.  C'est  précisément,  «  afin 
que  sa  doctrine  parvienne  de  Lui  à  tous  avec  un  certain  ordre  : 
alors  que  Lui-même  enseigna   immédiatement  ses  disciples. 


oa/l  SOMME    THliOLOGIQUE. 

lesquels  ensuite  ont  enseigné  les  autres  et  par  la  parole  et  par 
les  écrits.  Si,  au  contraire,  le  Christ  Lui-même  avait  écrit,  sa 
doctrine  fût  parvenue  à  tous  immédiatement  »;  ce  qui  n'était 
pas  à  propos.  «  Aussi  bien  est-il  dit  de  la  Sagesse,  au  livre  des 
Proverbes,  cli.  ix  (v.  3)  :  Elle  a  envoyé  ses  servantes  pour  appe- 
ler et  conduire  à  la  citadelle  » . 

En  finissant,  saint  Thomas  fait  allusion  à  certaines  traditions 
fantaisistes  qui  avaient  prétendu  que  le  Christ  Lui-même  au- 
rait laissé  des  écrits.  Saint  Augustin  les  signale  dans  son  livre 
De  l'accord  des  Évangclistes  (ch.  ix,  x),  disant  que  «  certains 
païens  avaient  prétendu  que  le  Christ  aurait  écrit  certains  livres 
de  magie  à  l'aide  desquels  II  faisait  les  miracles  :  choses  que 
l'enseignement  chrétien  condamne.  Il  est  vrai,  ajoute  saint 
Augustin,  que  ceux  qui  ajflrnient  avoir  lu  de  tels  livres,  ne  font 
pas  eux-mêmes  ce  quils  prétendent  que  le  Christ  aurait  fait  à  Vaide 
de  ces  livres.  Par  un  jugement  divin,  ils  se  trompent  même,  au 
sujet  de  ces  livres,  au  point  de  prétendre  qu'ils  auraient  été  dé- 
diés, par  le  Christ,  à  Pierre  et  à  Paul,  en  raison  de  ce  que,  dans 
certaines  peintures,  ils  ont  vu  les  deux  apôtres  représentés  ensem- 
ble avec  le  Christ  ;  et  c'est  là  ce  qui  les  a  trompés.  Car  tout  le 
temps  que  le  Christ  vécut  de  la  vie  mortelle  avec  ses  disciples, 
Paul  n  était  pas  encore  du  nombre  de  ces  derniers  ». 

h'ad  primum  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin, 
au  même  livre  (ch.  xxxv),  le  Christ  est  la  tête  de  tous  ses  dis- 
ciples comme  des  membres  de  son  corps.  Il  suit  de  là  que  que  lors- 
qu'ils ont  écrit  ce  que  Lui-même  avait  montré  et  dit,  on  ne  doit 
pas  affwmer  que  Lui-même  n'ait  pas  écrit.  Les  membres,  en 
effet,  ont  réalisé  ce  qu'ils  avaient  appris  sous  sa  dictée.  Et  tout 
ce  qu'il  a  voulu  que  nous  lisions  au  sujet  de  ses  actions  et  de  ses 
paroles.  Il  leur  a  commandé,  comme  à  ses  propres  mains,  de 
l'écrire  ».  —  Cette  remarque  de  saint  Augustin,  pleinement  ac- 
ceptée par  saint  Thomas,  ne  contredit  pas  la  doctrine  exposée 
au  corps  de  l'article,  oii  il  a  été  montré  que  le  Christ  ne  devait 
pas  écrire  Lui-même  sa  doctrine.  S'il  l'avait  écrite  Lui-même, 
on  n'eût  pas  manqué  d'en  conclure,  comme  nous  le  disait 
suint  Thomas,  que  nous  avions,  dans  cet  écrit,  toute  la  doc- 
trine  du   Christ,  et  que,    par  conséquent,    en    dehors   de    cet 


QUESTION    XLII.     —    DE    LA    DOCTRINE    DU    CHRIST.  325 

écrit,  il  n'y  avait  plus  à  tenir  compte  de  rien  :  alors  que  ce- 
pendant la  doctrine  du  Christ,  parce  qu'elle  est  infinie  dans 
sa  richesse,  ne  saurait  être  renfermée  en  quelque  écrit  que  ce 
puisse  être.  D'autre  part,  il  était  bon,  cependant,  que  cette 
doctrine  ne  demeurât  pas  entièrement  à  la  merci  des  impréci- 
sions de  l'enseignement  oral  parmi  les  hommes;  et,  aussi, 
qu'elle  fût  condensée,  en  ce  qu'elle  a  de  plus  parliculière- 
ment  nécessaire  ou  essentiel,  dans  des  recueils  de  facile  accès 
que  tous  pourraient  avoir  sous  la  main  pour  en  vivre  à  loisir. 
Et  parce  que  l'autorité  de  tels  recueils  devait  se  présenter  avec 
un  caractère  de  nécessité  absolue,  il  fallait  qu'elle  reposât  sur 
le  Christ  Lui-même.  De  là  le  conseil  providentiel  que  nous  a 
marqué  saint  Augustin,  en  vertu  duquel  le  Christ,  usant  de 
ses  disciples  comme  de  ses  membres,  a  écrit,  par  eux  comme 
par  autant  d'instruments  à  sa  merci,  ce  qu'il  voulait,  en  effet, 
que  nous  eussions  par  écrit,  pour  notre  instruction  plus 
spéciale  et  notre  consolation,  de  ses  actions  ou  de  ses  pa- 
roles. 

Vad  secunduni  explique  d'un  mot  la  différence  essentielle 
qui  existe  entre  la  loi  ancienne  et  la  loi  nouvelle,  en  ce  qui  est 
du  mode  dont  elles  devaient  nous  être  données.  «  La  loi  an- 
cienne était  donnée  en  figures  sensibles  »,  c'est-à-dire  qu'elle 
ne  portait  pas  directement  sur  la  vérité  elle-même  du  salut 
spirituel  par  la  communication  ordinaire  de  la  grâce  du 
Christ,  mais  sur  les  préparatifs  de  ce  salut  spirituel  par  l'or- 
ganisation de  l'ancien  peuple  destiné  à  être  le  berceau  du 
Christ.  ((  C'est  pour  cela,  aussi,  qu'il  convenait  qu'elle  fût 
écrite  en  signes  sensibles  »  sur  des  tables  de  pierre  et  par  le 
ministère  des  anges,  comme  l'explique  saint  Paul  dans  l'Épî- 
tre  aux  Hébreux.  «  La  doctrine  du  Christ  »,  au  contraire,  parce 
qu'elle  est  la  parole  de  Dieu  nous  venant  par  le  Fils  Lui-même 
et  non  plus  comme  autrefois  par  le  ministère  des  anges  ou 
des  prophètes,  «  est  la  loi  de  l'Esprit  de  vie  {aux  Romains, 
ch.  VIII,  V.  2).  11  fallait  donc  qu'elle  fût  écrite,  non  avec  de 
l'encre,  mens  par  l'Esprit  du  Dieu  vivcmt,  non  sur  des  tables  de 
pierre,  mais  sur  les  tables  des  cœurs  de  chair,  comme  le  dit 
l'Apôtre  dans  la  seconde  Épître a«a;  Corinthiens,  ch.  m  (v.  3)  ». 


326  SOMME    TIlÉOLOr.IQUE. 

—  Celle  réponse  nous  rappelle  et  confirme  la  belle  doctrine 
exposée  par  saint  Thomas  et  que  nous  avons  soulignée  en  son 
lieu,  dans  la  Pruna-Secundae,  q.  106,  art.  1,  au  début  de  son 
traité  de  la  loi  nouvelle.  Avec  une  hardiesse  et  une  concentra- 
tion de  doctrine  divine  qui  aurait  pu  étonner  au  premier  abord, 
le  saint  Docteur  définissait  la  loi  nouvelle,  qu'il  disait  précisé- 
ment n'être  pas  une  loi  écrite,  au  sens  de  la  loi  ancienne,  — 
l'Espril-Saint^habitant  personnellement  dans  l'âme  et  le  cœur 
des  fidèles,  leur  montrant  Lui-même  ce  qu'ils  ont  à  faire  pour 
vivre  de  la  vie  du  Christ  et  les  inclinant  par  son  attrait  divin 
à  réaliser  celte  vie  dans  toute  sa  perfection. 

L\id  terilam  déclare  que  «  ceux  qui  ne  veulent  pas  croire  à 
ce  que  les  Apôtres  ont  écrit  au  sujet  du  Christ  ne  croiraient 
pas  davantage  à  ce  que  le  Christ  Lui-même  aurait  pu  écrire  », 
puisque,  nous  l'avons  vu,  par  le  texte  de  saint  Augustin,  — 
((  il  s'eri  est  trouvé  »,  du  milieu  des  païens,  «  qui  voulaient 
que  le  Christ  eût  fait  ses  miracles  en  recourant  aux  pratiques 
de  la  magie  ». 

Nous  n'avons  pas  à  entrer  ici  dans  le  détail  de  la  doctrine 
du  Christ,  ni  quant  à  ce  que  les  Évangélisles  en  ont  consigné 
par  écrit  dans  leurs  Évangiles  respectifs,  ni,  à  plus  forte  rai- 
son, quant  aux  explications  qu'il  nous  en  a  fait  donner  soit 
par  les  autres  écrivains  inspirés  du  Nouveau  Testament,  ou 
par  les  Pères  et  les  Docteurs  de  son  Église.  La  Somme  Ihéologl- 
que  tout  entière  n'est  pas  autre  chose  que  l'étude  de  cette  doc- 
trine considérée  sous  sa  forme  de  condensation  organique. 
Et  l'étude  de  ses  divers  aspects  en  eux-mêmes  constitue  cha- 
cune des  branches  de  l'enseignement  catholique,  depuis  celui 
de  l'Écriture-Sainte  dans  son  texte,  jusqu'à  celui  de  chaque 
groupe  ou  de  chaque  individualilé  parmi  les  Pères  et  les  Doc- 
teurs. —  Les  quatre  points  que  saint  Thomas  nous  a  expliqués 
au  cours  de  la  question  que  nous  venons  de  lire  suffisent  pour 
ce  que  nous  avions  à  déterminer  ici  de  la  doctrine  du  Christ. 

Nous  devons  maintenant  passer  à  un  autre  groupe  de  ques- 
tions, se  rapportant,  elles  aussi,  à  la  vie  publique  du   Christ, 


QUESTION    \Lir.     —    DE    LA    DOCTRINE    DU    CHIUST.  3^7 

en  deçà  de  ce  qui  aura  Irait  au  dénouement  de  cette  vie  parles 
mystères  de  la  Passion.  Il  s'agit  des  questions  relatives  «  aux 
miracles  accomplis  par  le  Christ  ».  Et,  à  ce  sujet,  saint  Tho- 
mas nous  annonce  trois  questions.  «  D'abord,  celle  des  mira- 
cles du  Christ,  en  général.  Puis,  la  question  de  chacune  des 
espèces  en  particulier.  Et,  enfin,  d'une  manière  distincte  «, 
en  raison  de  son  caractère  exceptionnel  et  de  sa  portée  doctri- 
nale, «  la  question  du  miracle  de  la  Transfiguration  ».  —  Ve- 
nons tout  de  suite  à  ce  qui  regarde  les  miracles  du  Christ,  en 
général.  C'est  l'objet  de  la  question  qui  suit. 


QUESTION  XLIII 


DES   MIRACLES  ACCOMPLIS  PAR  LE  CHRIST,  EN  GÉNÉRAL 


Cette  question  comprend  quatre  articles  : 

1°  Si  le  Christ  devait  faire  des  miracles? 
2°  S'il  les  a  faits  par  sa  vertu  divine? 
3"  En  quel  temps  II  a  commencé  de  faire  des  miracles. 
4°  Si,  par  ses   miracles,  a   été    sufïîsamment    montrée   sa   Divi- 
nité? 


De  ces  quatre  articles,  le  premier  traite  du  fait  de  miracles 
accomplis  par  le  Christ;  le  second,  de  leur  cause;  le  troisième, 
du  début;  le  quatrième,  de  la  force  probante  de  ces  miracles. 

—  D'abord,  le  fait. 

Article  Premier. 
Si  le  Christ  a  dû  faire  des  miracles? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  pas  dû 
faire  des  miracles  ».  —  La  première  en  appelle  à  ce  que 
((  les  actes  du  Christ  ont  dû  concorder  avec  ses  paroles.  Or,  Il  a 
dit  Lui-même,  en  saint  Matthieu,  ch.  xvi  (v.  4;  ch.  xii, 
V.  39)  :  Celle  généralion  méchanle  el  adallère  demande  un  signe; 
el  de  signe,  il  ne  lai  en  sera  pas  donné,  si  ce  n'est  le  signe  de  Jo- 
uas, le prophèle.  Donc  le  Christ  n'a  pas  dû  faire  des  miracles». 

—  La  seconde  objection  fait  remarquer  que  «  comme  le  Christ 
lors  de  son  second  avènement  doit  venir  en  grande  verla  et 
majesté,  selon  qu'il  est  dit  en  saint  Matthieu,  ch.  xxiv  (v.  3o)  ; 
de  même,  dans  son  premier  avènement.  Il  est  venu  dans  l'in- 
firmité   ou    la   faiblesse,    selon    cette    parole  d'Isaïe,    ch.    un 


Q.    XLIir.    —   DES  MtRACLES   ACCOMPLIS   PAU    LE   CHRIST.  829 

(v.  3)  :  Homme  de  douleurs  et  qui  sait  Vinfirmilé.  Or,  raccom- 
plissement  des  miracles  appartient  à  la  force  plutôt  qu'à  l'in- 
firmité. Donc  il  n'était  pas  à  propos  que  le  Christ  fît  des  mira- 
cles, lors  de  son  premier  avènement  ».  —  La  troisième  objec- 
tion dit  que  «  le  Christ  est  venu  afin  de  sauver  les  hommes 
par  la  foi;  selon  cette  parole  de  l'Épître  aux  Hébreux,  ch.  xii 
(v.  2)  :  Le  regard  fixé  sur  l'Auteur  de  la  foi  et  le  consommateur , 
Jésus.  Or,  les  miracles  diminuent  le  mérite  de  la  foi.  Aussi 
bien  le  Seigneur  dit,  en  saint  Jean,  ch.  iv  (v.  48)  :  Si  vous  ne 
voyez  des  signes  et  des  prodiges,  vous  ne  croyez  pas.  Donc  il  sem- 
ble que  le  Christ  n'aurait  pas  dû  faire  des  miracles  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  témoignage  même  des  «  ad- 
versaires »)  ou  des  ennemis  de  Jésus,  qui,  «  en  saint  Jean, 
ch.  XI  (v.  47),  disent  :  Que  Jaisons-nous?  Cet  homme-là  fait 
de  nombreux  miracles  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  dès  le  début 
cette  règle  générale  du  gouvernement  divin,  que  «Dieu  concède 
à  l'homme  de  faire  des  miracles,  pour  deux  raisons.  — D'abord 
et  principalement,  pour  confirmer  la  vérité  que  quelqu'un  en- 
seigne. C'est  qu'en  effet,  les  choses  qui  appartiennent  à  la  foi 
dépassent  la  raison  humaine.  Il  s'ensuit  qu'elles  ne  peuvent 
pas  être  prouvées  par  des  raisons  humaines,  mais  qu'il  faut 
qu'elles  soient  prouvées  par  l'argument  de  la  vertu  divine  :  en 
telle  sorte  l'homme  faisant  des  œuvres  que  Dieu  seul  peut 
faire,  ce  qui  est  dit  soit  cru  venir  de  Dieu;  comme  si  quel- 
qu'un porte  des  lettres  marquées  de  l'anneau  du  roi,  il  est  cru 
que  ce  qui  est  contenu  en  elles  émane  du  roi  ».  Cette  pre- 
mière raison  nous  donne,  en  quelques  mots,  la  clef  de  toute 
apologétique  surnaturelle.  Là,  aucune  raison  spéculative  ne 
peut  être  démonstrative  et  convaincante  ;  ni,  non  plus,  aucune 
raison  d'expérience  intime,  quand  il  s'agit  de  convaincre  les 
autres.  Seul,  l'argument  du  miracle  ou  de  l'action  directe  de 
Dieu  se  manifestant  par  des  œuvres  qu'aucune  créature  ne  peut 
accomplir  par  sa  vertu  propre,  est  ici  recevable.  Mais  cet  argu- 
ment ne  peut  être  rejeté.  Il  s'impose.  Pour  s'y  soustraire,  il 
faut  aller  contre  les  certitudes  les  plus  essentielles  de  la  raison 
humaine.  —  «  Une  seconde  raison  est  pour  montrer  la  présence 


33o 


SOMME    TIIEOLOGIOUE. 


de  Dieu  dans  l'homme  par  la  grâce  de  l'Espril-Saint  :  en  ce  sens 
que  l'homme  faisant  des  œuvres  qui  sont  le  propre  de  Dieu, 
on  croie  que  Dieu  habite  en  lui  par  la  grâce.  De  là  vient  qu'il 
est  dit,  aux  Galates,  ch.  m  (v.  5)  :  Celai  qui  vous  accorde  l'Es- 
prit  et  opère  en  vous  les  vertus  ».  Cette  seconde  raison  est  moins 
absolue  que  la  première.  Il  se  pourrait,  en  effet,  qu'un  sujet 
accomplisse  des  miracles  sans  que  Dieu  habite  en  lui  par  la 
grâce;  la  grâce  des  miracles  élant  de  l'ordre  des  grâces  gra- 
tuitement données  et  n'impliquant  pas,  de  soi,  la  grâce  sancti- 
fiante. Ordinairement  cependant,  les  deux  se  trouvent  ensem- 
ble ;  et  telles  circonstances  peuvent  se  trouver  jointes  à  l'ac- 
complissement des  miracles,  qui  ne  laissent  pas  de  doute  sur 
la  sainteté  du  sujet  qui  en  est  gratifié. 

C'était  le  cas  pour  le  Christ.  Aussi  bien,  saint  Thomas  ajoute 
qu'  ((  au  sujet  du  Christ,  les  deux  choses  devaient  être  mani- 
festées aux  hommes;  savoir  :  et  que  Dieu  était  en  Lui  par  la 
grâce,  non  de  l'adoption,  mais  de  l'union  »  hyposta tique  avec 
toutes  les  prérogatives  de  sainteté  que  cette  grâce  entraînait  pour 
Lui,  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut  :  «  et  que  sa  doctrine 
surnaturelle  était  de  Dieu.  Il  suit  de  là  qu'il  était  souveraine- 
ment convenable  qu'il  fît  des  miracles.  Et,  aussi  bien,  Il  dit 
Lui-même,  en  saint  Jean,  ch.  x  (v,  38)  :  Si  vous  ne  voulez  pas 
me  croire,  croyez-en  les  œuvres.  Et,  encore  en  saint  Jean,  ch.  v 
(v.  36)  :  Les  œuvres  que  mon  Père  m'a  donné  de  Jaire,  ce  sont 
elles  qui  rendent  témoignage  de  moi».  Ce  dernier  texte  vise  direc- 
tement la  qualité  du  Christ  ;  et  le  premier,  sa  doctrine. 

Vad  prinium  fait  une  double  réponse  à  l'objection  tirée  du 
texte  que  nous  lisons  en  saint  Matthieu.  «  Ce  qui  est  dit,  là, 
qu'i/  ne  sera  point  donné  de  signe  à  cette  génération,  si  ce  n'est 
lesignedeJonas,  le  prophète,  doit  s'entendre,  d'après  saint  Ghry- 
sostome  (hom.  XLIII,  sur  S.  Matthieu),  en  ce  sens  que  les 
Pharisiens  ne  reçurent  point  alors  le  signe  qu'ils  demandaient, 
savoir  un  signe  du  ciel;  mais  non  en  ce  sens  que  le  Christ  ne 
leur  donnât  aucun  signe.  —  Ou  encore  »,  et  c'est  une  seconde 
réponse  du  même  saint  Chrysostome,  en  ce  sens  que  le  Christ 
faisait  des  signes,  non  pour  eux  »  les  Pharisiens,  «  qu'il  savait 
être  plus  durs  que  la  pierre,  mais  pour  l'amendement  des  autres. 


Q.    XLIII.    —    DBS   MIRACLES   ACCOMPLIS   PAR   LE   CHRIST.  33 1 

Et,  en  ce  sens,  les  signes  ne  leur  étaient  point  donnés  à  eux, 
mais  aux  autres  ». 

Uad  secundiim  répond  que  «  si  le  Christ  venait  dans  Vinfir- 
milé  de  la  chair,  ce  que  les  souffrances  manifestaient.  Il  venait 
aussi  dans  la  verlu  de  Dieu  (a*"  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  xiii, 
V,  4)  '■-  ce  qui  devait  être  manifesté  par  les  miracles  ». 

Vad  lerliam  fait  observer  que  «  les  miracles  diminuent  le 
mérite  de  la  foi  en  tant  que  par  là  est  montrée  la  dureté  de  ceux 
qui  ne  veulent  pas  croire  les  choses  prouvées  par  les  Saintes- 
Écritures,  à  moins  qu'ils  ne  voient  des  miracles  «.  Et  cela,  en 
effet,  n'est  pas  une  disposition  raisonnable.  Car,  une  fois  éta- 
blie l'autorité  des  Saintes- Écritures  —  laquelle  autorité  d'ail- 
leurs repose  elle  aussi,  initialement,  sur  le  miracle,  —  la 
saine  raison  demande  que  tout  ce  qui  est  contenu  dans  les 
Écritures  ou  prouvé  par  elles,  soit  accepté,  sans  autre  nouvelle 
preuve,  comme  venant  de  Dieu  et  confirmé  par  Lui.  «  Toute- 
fois »,  ajoute  saint  Thomas,  quelque  déraisonnable  que  soit 
une  telle  disposition  d'âme  et  d'esprit,  «  il  est  encore  mieux 
pour  ces  hommes-là  de  venir  à  la  foi  par  ces  miracles  »  de 
surérogation,  «  que  de  demeurer  totalement  dans  l'infidélité. 
Il  est  dit,  en  effet,  dans  la  première  Epître  aux  Corinthiens, 
ch.  XIV  (v.  22),  que  les  signes  sont  donnés  aux  infidèles,  dans  le 
but  de  les  amener  à  la  foi  ». 

Il  était  souverainement  opportun,  et  c'était  même,  en  un  sens, 
nécessaire,  que  le  Christ,  lors  de  sa  venue  parmi  nous,  accom- 
plit des  miracles.  Il  le  fallait  pour  manifester  aux  yeux  de  tous, 
même  de  ceux  qui  pouvaient  être  les  moins  bien  disposés  ou 
les  plus  exigeants,  la  divinité  de  sa  Personne  et  de  sa  doctrine. 
—  Ces  miracles,  opérés  par  le  Christ,  au  cours  de  sa  vie  parmi 
nous,  étaient-ils  opérés  par  Lui  comme  Dieu  ou  comme  homme. 
La  question  vaut  d'être  précisée  ;  et  saint  Thomas  le  va  faire 
à  l'article  qui  suit. 


332  SOMME    THIÎOLOGIQUE, 

Article   II. 
Si  le  Christ  faisait  les  miracles  par  la  vertu  divine  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  ne  faisait 
point  les  miracles  par  la  vertu  divine  ».  —  La  première  arguë 
de  ce  que  «  la  vertu  divine  est  toule-puissanle.  Or,  il  semble 
que  le  Christ  n'était  pas  tout-puissant  dans  l'accomplissement 
des  miracles.  Il  est  dit,  en  effet,  dans  saint  Marc,  ch.  vi  (v.  5), 
qu'il  ne  pouvait  point,  là,  c'est-à-dire  dans  sa  patrie,  faire  aucun 
miracle.  Donc  il  semble  qu'il  ne  faisait  point  les  miracles  par 
la  vertu  divine  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  qu'  «  il 
n'appartient  pas  à  Dieu  de  prier.  Or,  le  Christ,  quelquefois, 
en  faisant  les  miracles,  priait  ;  comme  on  le  voit  dans  la  résur- 
rection de  Lazare,  en  saint  Jean,  ch.  xi  (v.  lu,  42);  et,  dans  la 
multiplication  des  pains,  en  saint  Matthieu,  ch.  xiv  (v.  19). 
Donc  il  semble  qu'il  ne  faisait  point  les  miracles  par  la  vertu 
divine  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que  «  les  choses 
qui  se  font  par  la  vertu  divine  ne  peuvent  pas  se  faire  par  la 
vertu  de  quelque  créature.  Or,  les  choses  que  le  Christ  faisait 
pouvaient  se  faire  par  la  vertu  de  la  créature;  et  aussi  bien  les 
Pharisiens  disaient  qu'//  chassait  les  démons  par  Beelzébab,  prince 
des  démons  (S,  Luc,  ch.  xi,  v.  i5).  Donc  il  semble  que  le 
Christ  ne  faisait  point  les  miracles  par  la  vertu  divine  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  ce  que  «  le  Seigneur  dit, 
en  saint  Jean,  ch.  xiv  (v.  10)  :  Le  Père,  qui  demeure  en  moi, 
Lui-même  J ait  les  œuvres  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  comme  il 
a  été  vu  dans  la  Première  Partie  (q.  1 10,  art.  4),  les  vrais  mira- 
cles peuvent  être  faits  par  la  seule  vertu  divine;  car  Dieu  seul 
peut  changer  l'ordre  de  la  nature,  ce  qui  appartient  à  la  rai- 
son de  miracle  ».  On  remarquera,  au  passage,  cette  notion  du 
miracle  que  vient  de  préciser  ici  à  nouveau  saint  Thomas.  Le 
miracle  est  une  dérogation  à  l'ordre  de  la  nature,  à  prendre  cet 
ordre  dans  son  universalité  ou  selon  qu'il  comprend  toute  la  su- 


Q.    XLIlI.    —    DES  MfRACLËS   ACCOMPLIS   PAR   LE   CWUIST.  333 

bordination  des  activités  créées.  Il  est  bien  évident  que  ce  qui  est 
en  dehors  de  cet  ordre  ne  peut  avoir  pour  cause  que  la  seule 
activité  divine,  laquelle  seule  étant  en  dehors  et  au-dessus  de 
cet  ordre  qui  dépend  d'elle  entièrement,  peut  agir  et  produire 
tel  effet  qu'il  lui  plaira  sans  recourir  aux  activités  qui  compo- 
sent cet  ordre.  Le  miracle  est  donc,  par  définition,  le  produit 
ou  l'effet  de  la  seule  vertu  divine,  à  titre  de  cause  principale  ; 
car,  à  litre  de  cause  instrumentale,  la  vertu  de  la  créature  peut 
avoir,  dans  le  miracle,  une  certaine  part.  <(  Aussi  bien  »,  pour 
ce  qui  est  de  la  question  qui  nous  occupe,  ';  le  pape  saint  Léon, 
dans  son  épiirc  à  Fiavien  (ch.  iv),  dit  que  dans  le  Christ  oij  se 
trouvent  deux  natures,  l'une,  savoir  la  nature  divine,  qui  brille 
par  les  miracles,  et  l'autre,  savoir  la  nature  humaine,  qui  est 
accablée  sous  les  injures  ;  et  cependant  lune  d'elles  agit  en  com- 
munication avec  l'autre  ;  en  ce  sens  que  la  nature  humaine  est 
l'instrument  de  l'action  divine  et  que  l'action  humaine  reçoit 
de  la  nature  divine  une  vertu  »  spéciale,  «  comme  il  a  été  vu 
plus  haut  »  (q.  19,  art,  1). 

h'ad  primam  répond  que  «  ce  qui  est  dit  »,  dans  ce  passage 
de  saint  Marc  cité  par  l'objection,  «  qu'il  ne  pouvait  faire  là 
aucun  miracle,  ne  doit  pas  se  rapporter  à  la  puissance  absolue, 
mais  à  ce  qui  peut  être  fait  d'une  manière  qui  convienne  :  il 
ne  convenait  pas,  en  effet,  que,  parmi  des  incroyants,  le  Christ 
fît  des  miracles  »  :  ils  n'en  étaient  pas  dignes.  «  Aussi  bien 
est-il  ajouté  (v.  G)  qu'//  s'étonnait  de  leur  incrédulité.  A  la  ma- 
nière dont  il  est  dit,  dans  la  Genèse,  ch.  xvni  (v.  17)  :  Pais-Je 
cachera  Abraham  ce  que  je  vais  faire?  et,  au  ch.  xix  (v.  22)  : 
Je  ne  pourrai  rien  faire  jusqu'à  ce  que  tu  te  sois  retiré  de  là  » . 

Vad  secundum  apporte  l'explication  de  «  saint  Jean  Chrysos- 
tome  »,  qui,  «  sur  cette  parole  de  saint  Matthieu,  ch,  xiv 
(v,  19)  :  Ayant  pris  les  cinq  pains  et  les  deux  poissons  et  levant 
son  regard  vers  le  ciel,  Il  les  bénit  et  les  rompit,  dit  (hom.  XLIX)  : 
Il  fallait  croire,  au  sujet  du  Christ,  et  qu'il  venait  du  Père,  et 
qu'il  lai  était  égal.  Et  c'est  pourquoi,  afin  de  montrer  l'un  et  l'au- 
tre, tantôt  II  fait  les  miracles  avec  puissance  et  tantôt  II  les  fuit 
en  priant.  Et  pour  ceux  qui  sont  moindres,  Il  regarde  vers  le  ciel, 
canine  pour  la  multiplication  des  pains;  mais  dans  les  plus  grands, 


334  SOMME    THÉOLOGIOUE. 

qui  ne  relèvent  que  de  Dieu,  Il  agit  avec  puissance,  comme  lors- 
qu'il reniel  les  péchés  ou  qu'il  vessuscile  les  morts.  Quant  à  ce 
qui  est  dit  en  saint  Jean,  ch.  xi,  que  Jésus,  dans  la  résurrection 
de  Lazare,  leva  les  yeux  en  haut,  ce  n'est  point  par  nécessité  de 
demander  qu'il  le  fit,  mais  pour  nous  donner  un  exemple.  Et 
c'est  ainsi  qu'il  dit  Lui-même  :  Je  lai  dit  pour  le  peuple  qui 
m'entoure;  afin  qu'ils  croient  que  vous  m'avez  envoyé  ». 

Vad  teriium  fait  observer  que  «  le  Christ  chassait  les  dé- 
mons d'une  manière  autre  que  celle  dont  ils  sont  chassés  par 
la  vertu  des  démons.  C'est  qu'en  elTet  par  la  vertu  des  démons 
supérieurs  les  démons  sont  chassés  des  corps  de  telle  sorte 
qu'ils  gardent  le  domaine  sur  l'âme  :  pour  cette  raison  que  le 
démon  n'agit  point  contre  son  propre  royaume.  Le  Christ,  au 
contraire,  chassait  les  démons  non  seulement  du  corps,  mais 
plus  encore  de  l'âme.  Et  c'est  pourquoi  le  Seigneur  repousse 
le  blasphème  des  Juifs  qui  disaient  qu'il  chassait  les  démons 
par  la  vertu  des  démons,  en  invoquant  ces  raisons  :  première- 
ment, que  Satan  n'est  pas  divisé  contre  lui-même;  seconde- 
ment, que  d'autres  chassaient  les  démons  par  l'Esprit  de  Dieu; 
troisièmement  que  Lui-même  ne  pourrait  chasser  le  démon 
s'il  ne  lavait  vaincu  par  la  vertu  divine;  quatrièmement,  qu'au- 
cun rapport  n'existait,  dans  les  œuvres  et  dans  les  eftets,  en- 
tre Lui  et  Satan,  alors  que  Satan  voulait  disperser  ceux  que 
Lui-même  rassemblait  ». 

Il  fallait  que  le  Christ  fît  des  miracles;  et  les  miracles  qu'il 
a  faits  ont  été  accomplis  par  Lui  en  raison  de  la  vertu  divine 
qui  lui  appartenait  comme  Dieu,  mais  en  utilisant  sa  nature 
humaine  à  titre  de  cause  instrumentale.  —  La  question  se 
pose  maintenant  du  moment  oij  II  a  commencé  de  faire  des 
miracles.  Pouvons-nous  assigner  l'un  de  ses  miracles  qui  aura 
été  le  premier.  Si  oui,  quel  est  ce  miracle  et  à  quel  moment, 
dans  quelles  circonstances  a-t-il  été  accompli?  Saint  Thomas 
va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Q.    XLlir.    —    DES   MIUACLES   ACCOMPLIS   PAU    LE    CllUIST.  335 


Article  III.  i 

I  Si  le   Christ  a  commencé  de  faire  des  miracles   aux   noces 
de   Cana  en  changeant  l'eau  en  vin? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  point 
commencé  de  faire  des  miracles  aux  noces  de  Cana,  en 
changeant  l'eau  en  vin  ».  —  La  première  en  appelle  à  ce 
qu'  «  on  lit,  dans  le  livre  de  C Enfance  du  Sauveur  (parmi  les 
Apocryphes),  que  le  Christ,  dans  son  enfance,  a  fait  de  nom- 
breux miracles.  Or,  le  miracle  du  changement  de  l'eau  en  vin 
aux  noces  de  Cana  fut  fait  par  le  Christ  dans  la  trentième  ou 
trente  et  unième  année  de  son  âge.  Donc  il  semble  qu'il  n'a 
pas  commencé  alors  de  faire  des  miracles  ».  —  La  seconde 
objection  arguë  de  ce  que  le  «  Christ  faisait  ses  miracles  par  la 
vertu  divine.  Or,  la  vertu  divine  fut  en  Lui  dès  le  premier 
moment  de  sa  conception  ;  car,  dès  lors.  Il  fut  Dieu  et  homme. 
Donc  il  semble  que  dès  le  commencement  II  a  dû  faire  des 
miracles  ».  —  La  troisième  objection  fait  observer  que  «  le 
Christ,  après  le  baptême  et  la  tenlalion,  commença  de  rassem- 
bler des  disciples;  comme  on  le  voit,  en  saint  Matthieu,  ch.  iv 
(v,  18  et  suiv.),  et  en  saint  Jean,  ch.  i  (v.  35  et  suiv.).  Or,  les 
disciples  se  sont  rassemblés  autour  de  Lui,  surtout  à  cause  des 
miracles;  c'est  ainsi  qu  il  est  dit,  en  saint  Luc,  ch.  v  (v.  4  et 
suiv.),  qu'il  appelle  Pierre  qui  était  dans  la  stupeur  à  cause 
du  miracle  fait  par  Jésus  dans  la  capture  des  [jolssons.  Donc  il 
semble  qu'avant  le  miracle  qu'il  fît  aux  noces  de  Cana,  Il  avait 
fait  d'autres  miracles  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  simplement  le  texte  où  «  il 
est  dit,  en  saint  Jean,  ch.  ii  (v.  ii)  :  Ce  Jut  là  le  premier  des 
miracles  que  fit  Jésus,  à  Cana,  dans  la  Galilée  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  a  les  mira- 
cles ont  été  laits  par  le  Christ  en  confirmation  de  sa  doctrine 
et  pour  montrer  que  la  vertu  divine  était  en  Lui.  —  Il  suit  de 
là,  que,  pour  la  première  de  ces  deux  fins,  Il  n'a  pas  du  ac- 


336  SOMME    THEOLOGIQUË. 

complir  des  miracles  avant  d'avoir  commencé  d'enseigner.  Et 
Il  n'a  pas  dû  commencer  d'enseigner  avant  l'âge  parfait, 
comme  il  a  été  vu  plus  haut,  quand  il  s'est  agi  de  son  bap- 
tême. —  Pour  ce  qui  est  de  la  seconde  des  deux  fins  indi- 
quées. Il  a  dû,  par  des  miracles,  montrer  sa  divinité  de  telle 
sorte  que  fût  crue  la  vérité  de  son  humanité.  Et  voilà  pour- 
quoi, comme  le  dit  saint  Jean  Ghrysostome,  sur  saint  Jean 
(hom.  XXI),  {7  ne  convenait  pas  qu'il  commençât  de  J aire  des  mi- 
racles des  son  bas  âge  :  on  eût  estimé  que  son  Incarnation  était 
illusoire;  et  on  Veut  livré  à  la  croix  avant  le  temps  voulu  ». 

L'ftd  primum  fournit  une  réponse  intéressante  à  l'effet  de 
montrer  ce  qu'il  y  a  de  vain  dans  tous  ces  réàits  empruntés 
aux  livres  apocryphes  dont  parlait  l'objection.  «  Comme  le  dit 
saint  Jean  Ghrysostome,  sur  saint  Jean  (hom.  XVII),  de  la  pa- 
role de  Jean-Baptiste  disant  :  Pour  qu'il  soit  manifesté  en  Is- 
raël, moi  je  suis  venu  baptisant  dans  l'eau,  —  //  est  manijeste 
que  ces  miracles  que  quelques-uns  disent  avoir  été  faits  par  le 
Christ  dans  son  cnjance  ne  sont  que  mensonge  et  que  fiction.  Si, 
en  effet,  dès  son  bas  âge,  le  Christ  eût  fait  des  miracles,  Jean  ne 
l'aurait  pas  ignoré  et  la  multitude  n'eût  pas  eu  besoin  d'un  maî- 
tre qui  le  mcmif estât  », 

Vad  secundum  fait  observer  que  w  la  vertu  divine  agis- 
sait dans  le  Christ  selon  qu'il  était  nécessaire  au  salut  des 
hommes  pour  lequel  le  Christ  avait  pris  la  chair.  Et  c'est 
pourquoi  II  fit  des  miracles  par  la  vertu  divine  de  telle  sorte 
qu'il  ne  portât  point  préjudice  à  la  foi  en  la  vérité  de  sa 
chair  ». 

L'ad  tertium  déclare  que  «  cela  même  appartient  à  la  louange 
des  disciples,  qu'ils  suivirent  le  Christ,  alors  quils  ne  l'avaient 
point  vu  Jaire  des  miracles,  comme  le  dit  saint  Grégoire  dans 
l'une  de  ses  homélies  (hom.  V,  sur  l'Évangile).  Et,  selon  que 
le  dit  saint  Jean  Ghrysostome  (hom.  XXIII,  sur  saint  Jean),  il 
Jallail  alors  surtout  faire  des  miracles,  quand  ses  disciples  étaient 
déjà  groupés  et  dévoués  et  attentijs  à  ce  qui  se  faisait.  Aussi  bien 
il  est  ajouté  (en  saint  Jean,  ch.  ii,  v.  ii)  :  Et  ses  disciples  cru- 
rent en  Lui  :  non  qu'ils  n'eussent  cru  auparavant;  mais  parce 
que  alors  ils  crurent  avec  plus  de  diligence  et  de  perfection.  On 


Q.  xLtii.  —  DES  Miracles  accomplis  par  le  christ.       337 

peut  aussi  entendre  que  sont  appelés  disciples,  en  ce  passage, 
ceux  qui  devaient  être  disciples ,  comme  l'explique  saint  Augus- 
tin, au  livre  De  l'accord  des  Évangélistes  »  (livre  II, 
eh.  xvii). 

C'est  donc  aux  noces  de  Cana,  dans  la  Galilée,  que  Jésus, 
pour  la  première  fois,  «  manifesta  sa  gloire  »,  comme  le  dé- 
clare expressément  saint  Jean,  par  l'accomplissement  de  son 
premier  miracle.  La  piété  chrétienne  n'a  pas  manqué  de  faire 
observer  que  ce  premier  miracle  fut  accompli  par  Jésus  à  la 
demande  de  Marie  sa  Mère  dont  l'efficace  fut  si  souveraine 
qu'elle  triompha  de  cette  sorte  d'impossibilité,  signalée  par 
Jésus  Lui-même,  qui  consistait  en  ce  que  «  son  heure  n'était 
pas  encore  venue  ».  —  Nous  savons  que  le  Christ  a  dû  faire 
des  miracles,  qu'il  les  a  faits  par  la  vertu  divine  qui  était  en 
Lui,  et  que  ces  miracles  ont  commencé  par  le  changement  de 
l'eau  en  vin  aux  noces  de  Cana.  Il  ne  nous  reste  plus  qu'un 
dernier  point  à  examiner,  au  sujet  des  miracles  du  Christ  en 
général  et  avant  d'aborder  l'étude  de  ces  miracles  quant  à 
leurs  diverses  espèces.  C'est  la  question  du  caractère  apologé- 
tique ou  de  la  force  probante  des  miracles  accomplis  par  le 
Christ.  Pouvons-nous,  devons-nous  dire  que  les  miracles  ac- 
complis par  le  Christ  furent  suffisants  pour  prouver  sa  divi- 
nité. La  question,  on  le  voit,  est  d'importance.  Saint  Thomas 
la  traite  ici  ex  professo.  Nous  trouverons,  à  lire  sa  réponse,  un 
intérêt  exceptionnel.  Venons  tout  de  suite  à  son  texte. 


Article  IV. 

Si  les  miracles  faits  par  le  Christ  furent  suffisants 
pour  montrer  sa  divinité? 

Trois  objections  veulent  prouver  que   «   les  miracles  faits 

parle  Christ  ne  furent  pas  suffisants  pour  montrer  sa  divinité  ». 

—  La  première  dit  qu'  «  être  Dieu  et  homme  est  le  propre  du 

Christ.  Or,  les  miracles  que  le  Christ  a  faits  ont  été  faits  aussi 

XVI.  —  La  Rédemption.  sa 


338  SOMME    THlEOLOGIÇlUÉ. 

par  d'auU'es.  Donc  il  semble  qu'ils  n'ont  pas  été  suffisants  pour 
montrer  sa  divinité  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer 
qu'  «  il  n'est  rien  de  plus  grand  que  la  vertu  de  la  divinité. 
Or,  il  en  est  qui  ont  fait  des  miracles  plus  grands  que  ceux  que 
le  Christ  a  faits.  Il  est  dit,  en  effet,  en  saint  Jean,  ch.  xiv  (v.  12)  : 
Celui  qui  croit  en  moi,  les  œuvres  que  je  fais,  lui-même  les  fera, 
et  il  en  fera  de  plus  grandes  que  celles-là.  Donc  il  semble  que 
les  miracles  que  le  Christ  a  faits  n'ont  pas  été  suffisants  pour 
montrer  sa  divinité  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que 
«  du  particulier  on  ne  peut  pas  suffisamment  montrer  l'uni- 
versel. Or,  chacun  des  miracles  du  Christ  est  un  certain  fait 
particulier.  Il  s'ensuit  qu'aucun  d'eux  n'a  pu  suffisamment 
montrer  la  divinité  du  Christ,  à  laquelle  il  appartient  d'avoir 
une  vertu  universelle  qui  s'étend  à  tout  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  ce  que  «  le  Seigneur  dit, 
en  saint  Jean,  ch.  v  (v.  36)  :  Les  œuvres  que  mon  Père  m'a 
donné  d'accomplir,  elles-mêmes  témoignent  à  mon  sujet  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  les  mira- 
cles faits  par  le  Christ  étaient  suffisants  pour  montrer  sa  divi- 
nité, à  un  triple  titre.  —  Premièrement,  en  raison  de  l'espèce  » 
ou  de  la  nature  «  des  œuvres,  qui  dépassaient  tout  pouvoir 
d'une  vertu  créée  ;  et  qui,  par  suite,  ne  pouvaient  être  faites 
que  par  la  vertu  divine.  Et  c'est  pourquoi  l'aveuglé-né  disait, 
en  saint  Jean,  ch.  ix  (v.  32,  33)  :  On  n'a  jamais  ouï  dire  que 
quelqu'un  ait  ouvert  les  yeux  d'un  aveugle  de  naissance.  Si  cet 
homme  ne  venait  pas  de  Dieu,  il  ne  pourrait  rien  faire.  —  Secon- 
dement, en  raison  du  mode  de  faire  ces  miracles  ;  en  ce  sens 
qu'il  les  faisait  comme  par  sa  propre  vertu,  et  non  en  priant, 
comme  les  autres.  Aussi  bien  il  est  dit,  en  saint  Luc,  ch.  vi 
(v.  19),  qu'une  vertu  sortait  de  Lui  et  les  guérissait  tous.  Par  où 
il  est  montré,  comme  le  dit  saint  Cyrille,  qu'il  ne  recevait  point 
sa  vertu  d'ailleurs  ;  mais,  étant  Dieu  par  nature,  Il  montrait  sa 
propre  vertu  sur  les  infirmes.  Et,  à  cause  de  cela  aussi,  Il  faisait 
des  miracles  sans  nombre.  Ce  qui  fait  dire  à  saint  Jean  Chrysos- 
tome  (hom.  XXVII),  sur  ces  paroles  de  saint  Matthieu,  ch.  viii 
(v.  16)  :  //  chassait  les  esprits,  d'un  mot;  et  II  guérit  tous  ceux  qui 
avaient  quelque  mal,  —  Voyez  quelle  multitude  de  guéris  signalent 


Q.  XLiii.  —  DES  Miracles  accomplis  par  le  christ.       SSg 

les  Évangélisles ,  ne  s  arrêtant  pas  à  raconter  la  guérison  d'un  cha- 
cun, mais  apportant  d'un  seul  mot  une  mer  infinie  de  miracles. 
Et,  par  là,  il  était  montré  qu'il  avait  une  vertu  égale  à  Dieu  le 
Père:  selon  cette  parole  marquée  en  saint  Jean,  ch.  v  (v.  19)  : 
Tout  ce  que  le  Père  fait,  le  Fils  le  fait  semblablement  ;  et  cette 
autre,  au  même  endroit  (v.  21)  :  De  même  que  le  Père  ressus- 
cite les  morts  et  les  rend  vivants ,  pareillement  aussi  le  Fils  donne 
la  vie  à  qui  II  veut.  —  Troisièmement,  en  raison  de  la  doctrine 
elle-même  par  laquelle  II  se  disait  Dieu  :  laquelle,  si  elle  n'eût 
pas  été  vraie,  n'aurait  pas  été  confirmée  par  des  miracles  dus  à 
la  vertu  divine.  Et  c'est  pourquoi  il  est  dit,  en  saint  Marc,  ch.  i 
(v.  27)  :  Quelle  est  cette  doctrine  nouvelle?  Car  II  commande  avec 
puissance  aux  esprits  immondes  ;  et  ils  lui  obéissent  ».  —  Celle 
troisième  raison  a  une  force  probante  qui  s'impose  inélucta- 
blement à  tout  esprit  sincère.  Dès  là,  en  effet,  que  le  Christ 
s'est  dit  Fils  de  Dieu,  égal,  comme  Dieu,  à  son  Père;  et  qu'il 
en  a  appelé,  pour  confirmer  sa  parole,  à  des  œuvres  accom- 
plies par  Lui,  qui  sont  le  propre  de  Dieu,  et  que,  par  suite, 
Dieu  Lui-même  accomplissait,  il  ne  se  peut  pas  que  la  parole 
par  laquelle  II  affirmait  sa  divinité  ne  soit  vraie;  car  il  est  im- 
possible que  Dieu  confirme,  par  des  miracles,  une  parole  ou 
un  enseignement  qui  serait  une  fausseté. 

Uad  primum  nous  avertit  que  «  cette  objection  »,  qui  était  la 
première,  «  était  l'objection  des  Gentils  »  ou  des  païens.  «  Aussi 
bien  saint  Augustin  dit,  dans  l'épître  à  Volusien  (ch.  iv)  :  On  ne 
trouve,  disent-ils  (les  païens),  aucun  indice  d'une  si  grande  ma- 
jesté que  des  signes  à  propos  aient  rendu  éclatant.  Car  cette  épu- 
ration terre  à  terre,  par  laquelle  II  chassait  les  démons,  la  gué- 
rison des  infirmes,  la  vie  rendue  aux  morts,  si  on  considère  aussi 
les  autres  choses,  pour  Dieu  ne  comptent  pas.  A  cela,  saint  Augus- 
tin répond  :  Nous  confessons  nous-mêmes  que  les  prophètes  en 
ont  accompli  de  semblables .  Mais  et  Moïse  lui-même  el  les  autres 
prophètes  ont  prophétisé  le  Seigneur  Jésus  et  lui  ont  donné  une 
grande  gloire.  C'est  pour  cela  que  Lui-même  a  voulu  faire  les 
mêmes  prodiges  ;  car  il  eût  été  absurde  que  Lui-même  ne  fit  pas  ce 
qu'il  avait  fait  par  eux.  Toutefois,  il  y  eut  aussi  certaines  choses 
qu'il  dut  faire  et   qui  lui  étaient  propres  :  naître  d'une    Vierge  ; 


3^0  SOMME    THÉOLOGIQUË. 

ressusciter  des  morts  ;  monter  cm  ciel.  S'il  en  est  qui  trouvent  que 
c'est  là  peu  de  chose  pour  Dieu,  f  ignore  ce  quils  peuvent  en  atten- 
dre. Fallait-il  donc  que  s' étant  uni  l'homme.  Il  fit  un  autre  monde, 
pour  que  nous  croyions  qu'il  était  Celui  par  qui  le  monde  a  été 
fait?  Mais,  dans  ce  cas,  il  n'aurait  pu  être  fait  ni  un  monde  plus 
grand,  ni  un  monde  égal  à  celui-ci.  Et,  s'il  avait  Jait  un  monde 
moindre  que  celui-ci,  cela  encore  eut  été  tenu  pour  trop  peu 
digne  de  Dieu.  —  D'ailleurs,  même  les  miracles  du  Christ 
que  les  autres  avaient  faits,  le  Christ  les  a  faits  d'une  ma- 
nière plus  excellente.  Aussi  bien,  sur  cette  parole  du  Christ 
marquée  en  saint  Jean,  ch.  xv  (v.  ifi)  :  Si  Je  n'avais  point  fait 
en  eux  des  œuvres  que  nul  autre  n'a  fentes,  etc.,  saint  Augustin 
dit  (tr.  \CA  sur  saint  Jean)  :  Des  œuvres  du  Christ  aucune  ne  pa- 
raît plus  grande  que  la  résurrection  des  morts;  et  nous  savons  que 
les  anciens  prophètes  l'ont  accomplie  aussi.  Toutejois,  il  est  cer- 
taines choses  que  le  Christ  ajaites  et  que  nul  autre  n'avait  accom- 
plies )),  tel,  par  exemple,  le  changement  de  l'eau  en  vin.  «  Mais 
on  nous  répond  que  d'autres  ont  accompli  des  choses  que  ni  Lui  ni 
un  autre  n'ont  faites.  Oui;  mais  qu'aient  été  guéries  avec  une  si 
grande  puissance  tant  de  mauvais  vices  et  tant  de  mauvaises  san- 
tés ou  de  mauvaises  complexions  p(œmi  les  mortels,  nous  ne  lisons 
pas  qu'aucun  des  anciens  l'ait  fait.  Sans  parler,  en  ejjet,  de  ce  que, 
par  son  commandement ,  Il  les  guérissait  tous  selon  qu'ils  se  pré- 
sentaient à  Lui,  saint  Marc  dit  (ch.  vi,  v.  56)  :  Partout  oà  II 
entrait,  dans  les  bourgs,  dans  les  villages,  dans  les  cités,  sur  les 
places  publiques  on  mettait  les  infirmes,  et  ils  le  suppliaient  pour 
qu'ils  pussent  toucher  la  Jrange  de  son  vêlement  ;  et  tous  ceux  qui 
le  touchaient  étaient  guéris.  Ceci,  nul  autre  ne  l'a  Jait  en  eux.  Car 
il  faut  entendre  de  la  sorte  ce  qui  est  dit  :  en  eux;  non  point  : 
parmi  eux  ;  ou  :  devant  eux  ;  mais  :  en  eux  :  ce  sont  eux-mêmes, 
en  effet,  qu'il  a  guéris.  Et,  au  surplus,  nul  autre  ne  l'a  fait,  même 
si  quelque  autre  a  accompli  en  eux  de  telles  choses  ;  parce  que  si 
l'un  quelconque  parmi  les  hommes  a  accompli  quelqu'une  de  ces 
choses,  il  l'a  Jait  Lui  lejaisant;  tandis  que  Lui-même  l'a  fait,  eux 
ne  le  faisant  pas  ».  —  On  retrouve  dans  ces  explications  de 
saint  Augustin  toute  la  subtilité  de  son  génie  à  l'effet  de  justi- 
fier, même  dans  leur  lettre,  les  textes  de  l'Écriture.  Et  si  par- 


Q.    XLIII.    —   DES  MIRACLES  ACCOMPLIS  PAR  LE  CHRIST.  34  I 

fois  ces  explications  nous  peuvent  paraître  ingénieuses,  outre 
qu'elles  témoignent  d'un  si  grand  respect  pour  la  vérité  de  la  Pa- 
role de  Dieu,  elles  n'en  vont  pas  moins  à  montrer  dans  les  pro- 
fondeurs mystérieuses  du  texte  sacré  des  richesses  de  sens  qui 
seraient  demeurées  inaperçues  pour  des  esprits  moins  attentifs. 
Uad  seciindum  va  nous  en  fournir  une  nouvelle  preuve.  Il  est 
constitué  tout  entier  par  un  long  extrait  de  «  saint  Augustin  », 
qui  «  explique  le  mot  de  saint  Jean  cité  par  l'objection  »,  sa- 
voir que  ceux  qui  croiront  en  Jésus  feront  de  plus  grands 
miracles  que  ceux  qu'il  a  faits  Lui-même.  «  Quelles  sont,  de- 
mande saint  Augustin  (tr.  LXXl,  sur  saint  Jean),  ces  œuvres 
plus  grandes,  que  doivent  faire  ceux  qui  croient  en  Lui  ?  Serait- 
ce  peut-être  qu'à  leur  passage  leur  ombre  même  guérissait  les  mala- 
des »,  comme  il  est  marqué  au  sujet  de  saint  Pierre.  «  Cest 
chose  plus  grande,  en  ejjet,  que  l" ombre  guérisse  plutôt  que  la 
frange  du  vêtement.  Toutejois,  quand  le  Christ  disent  ces  choses, 
Il  recommandait  les  Jaits  et  les  œuvres  qu'étaient  ses  paroles.  Lors- 
que, en  eJJet,  Il  dit  :  Le  Père  qui  demeure  en  moi.  Lui-même  Jait 
les  œuvres,  de  quelles  œuvres  s\igissait-il  alors,  sinon  des  paroles 
quil  disait.  Et  le  Jruit  de  ces  mêmes  paroles  était  lajoi  des  disci- 
ples. Aussi  bien,  quand  les  disciples  évangélisèrent ,  ce  n'était  pas 
un  aussi  petit  nombre  qu  était  le  leur,  mais  les  ncdions  entières  qui 
vinrent  à  la  Joi.  Xest-ce  pas  encore  que  sur  la  parole  dite  pcw  Lui, 
ce  riche  s'en  alla  tout  triste.  El,  cependant,  plus  tard,  ce  que  le 
jeune  homme  n'avait  point  Jail,  alors  qu'il  l'entendait  de  Lui, 
une  multitude  lejit,  quand  II  parlait  par  les  disciples.  Voilà  donc 
qu'il  a /eut,  étant  prêché,  de  plus  grandes  choses  par  ceux  qui  ont 
cru,  qu'il  n'avait  Jait,  alors  qu'il  parlait,  par  ceux  qui  l'entendaient. 
Cependcmt,  une  chose  encore  Jait  dijjîculté  :  c'est  qu'il  a  fait  ces 
plus  grandes  choses  par  les  Apôtres,  Or,  ils  n'étaient  pas  les  seuls 
désignés,  quand  II  disent  :  Celui  qui  croit  en  moi.  Entendez  donc  : 
Celui  qui  croit  en  moi,  les  œuvres  que  je  Jais,  lui-même  les  Jera. 
Moi,  Je  les  Jais  d'abord  ;  mais  lui  les  Jera  ensuite;  parce  que  Je  Jcds 
qu'il  les  Jasse.  Quelles  œuvres,  sinon  que  de  l'impie  l'homme  de- 
vienne Juste.  Et  cela  le  Christ  le  Jera  en  lui,  mais  non  pas  sans  lui. 
Mais  Je  dis  que  c'est  là  chose  plus  grande  que  de  créer  le  ciel  et 
la  terre.  Car  le  ciel  et  la  terre  passeront  ;  tandis  que  le  salut  et  la 


342  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Justice  des  prédestinés  demeurera.  Toutejois,  dans  les  deux,  les 
anges  sont  l'œuvre  du  Christ.  Est-ce  que  celui  qui  coopère  au  Christ 
pour  sa  propre  Justification  ferait  de  plus  grandes  œuvres  que 
celles-là  »,  savoir  les  anges  ?  «  Juge  qui  pourra  si  c'est  une  chose 
plus  grande  de  créer  des  Justes  que  de  Justifier  des  impies.  Mais, 
certainement,  si  l'un  et  l'autre  est  d'une  égale  puissance,  la  seconde 
œuvre  est  d'une  plus  grande  miséricorde.  --Au  surplus,  rien  ne 
nous  oblige  à  entendre  ce  mot,  plus  grandes  œuvres,  par  compa- 
raison à  toutes  les  œuvres  du  Christ.  Peut-être  ne  voulait-Il  parler 
que  des  œuvres  qu'il  faisait  à  ce  moment.  Or,  alors  II  Jaisait  des 
paroles  de  Joi.  Et,  à  la  vérité,  c'est  chose  moindre  de  prêcher  les 
paroles  de  la  Justice,  ce  qu'il  fit  sans  nous,  que  de  Justifier  l'im- 
pie, chose  qu'il  fait  en  nous  de  telle  sorte  que  nous  le  fassions 
nous  aussi  ». 

L'ad  lertium  formule,  avec  une  admirable  précision,  un 
point  de  doctrine  qui  est  d'une  portée  extrême  pour  toute  l'apo- 
logétique. <(  Lorsque,  déclare  saint  Thomas,  un  fait  particulier 
est  propre  à  un  certain  agent,  dans  ce  cas  parce  fait  particulier 
est  prouvée  toute  la  vertu  de  l'agent.  C'est  ainsi  que  le  fait  de 
raisonner  étant  le  propre  de  l'homme,  on  montrera  de  quel- 
qu'un qu'il  est  homme  par  le  seul  fait  qu'il  raisonnera  même 
sur  un  point  particulier  et  quel  que  soit  ce  point  particulier. 
Pareillement,  dès  là  qu'accomplir  des  miracles  par  sa  propre 
vertu  est  le  propre  de  Dieu  seul,  il  est  suffisamment  montré  que 
le  Christ  est  Dieu  par  n'importe  quel  miracle  qu'il  a  accompli 
par  sa  propre  vertu  ».  Ainsi  donc,  il  n'est  point  nécessaire  d'en 
appeler  à  une  série  indéfinie  de  miracles,  ni  même  à  des  mira- 
cles particulièrement  éclatants,  pour  que  la  divinité  du  Christ 
en  demeure  prouvée.  Il  suffît  que  le  Christ  ait  fait  de  Lui-même 
un  seul  miracle,  quel  que  soit  ce  miracle.  On  voit  combien  est 
simplifiée,  par  cette  règle  d'or,  la  tâche  de  l'apologiste. 

Toutefois,  il  ne  sera  pas  interdit  à  ce  dernier  de  multiplier 
sa  preuve,  ou  de  la  mettre  dans  un  jour  nouveau,  par  l'évoca- 
tion des  miracles  si  nombreux  et  si  variés  que  l'Évangile  nous 
relate.  Saint  Thomas  lui-même  l'a  fait  avec  une  maîtrise  d'art 
et  une  puissance  de  persuasion  incomparables  au  début  de  la 


Q.    XLIII.    —   DES  MIRACLES  ACCOMPLIS  PAR  LE  CHRIST.         343 

Somme  contre  les  Gentils.  Nous  avons  déjà  reproduit  cette  page 
dans  le  premier  volume  de  notre  Commentaire  (p.  i6).  Nous 
ne  pouvons  mieux  faire  que  d'y  renvoyer  le  lecteur.  On  la  re- 
trouve, sous  forme  de  rapide  aperçu,  ou  de  court  résumé  fait 
par  le  saint  Docleur,  au  chapitre  lv  du  livre  IV,  dans  la  même 
Somme  contre  les  Gentils.  Saint  Thomas  déclare,  en  cet  endroit, 
que  «  l'Incarnation  de  Dieu  a  été  manifestée  aux  hommes  par 
des  signes  suffisants  ».  Et  il  le  démontre  comme  il  suit  :  «  La 
divinité  ne  peut  être  manifestée  d'une  manière  plus  appropriée 
que  par  ce  qui  est  le  propre  de  Dieu.  Or,  c'est  le  propre  de 
Dieu,  de  pouvoir  changer  les  lois  de  la  nature,  accomplissant 
quelque  chose  au-dessus  de  la  nature,  dont  11  est  l'Auteur.  Il 
suit  de  là  que  c'est  de  la  manière  la  plus  opportune  qu'il  est 
prouvé  d'une  chose  qu'elle  est  divine,  par  des  œuvres  qui  se 
font  au-dessus  des  lois  de  la  nature;  comme  :  que  les  aveugles 
soient  illuminés,  les  lépreux  guéris,  les  morts  ressuscites.  Ces 
sortes  d'œuvres,  le  Christ  les  accomplit  »,  comme  on  le  voit 
par  l'Evangile,  qui  en  est  plein.  «  Aussi  bien,  aux  disciples  de 
Jean  qui  demandaient  (S.  Luc,  ch.  vu,  v.  20)  :  Êtes-voas  Celai 
qui  doit  venir,  ou  faut-il  en  attendre  un  autre?  Lui-même  démon- 
tra sa  divinité  par  ces  sortes  d'œuvres,  en  disant  (v.  22)  :  Les 
aveugles  voient;  les  boiteux  marchent,  les  If^preux  sont  guéris,  les 
sourds  entendent,  les  morts  ressuscitent.  —  Que  si  l'on  objecte 
que  ces  sortes  de  miracles  ont  été  faits  par  d'autres,  il  faut 
considérer  cependant  que  le  Christ  les  a  faits  d'une  manière 
bien  différente  et  autrement  ilivine.  Car  les  autres  faisaient  ces 
miracles  en  priant;  le  Christ,  au  contraire,  les  faisait  en  com- 
mandant, comme  par  sa  propre  puissance.  Et  non  seulement  II 
a  fait  Lui-même  ces  miracles;  mais  II  a  donné  à  d'autres  le  pou- 
voir de  faire  ces  mêmes  miracles  et  d'en  faire  de  plus  grands, 
lesquels  faisaient  ces  sortes  de  miracles  à  la  seule  invocation 
du  nom  du  Christ.  Et  non  seulement  des  miracles  corporels 
ont  été  faits  par  le  Christ,  mais  aussi  des  miracles  spirituels, 
qui  sont  bien  autrement  grands,  savoir  que  par  le  Christ  et  à 
l'invocation  de  son  nom  était  donné  l'Esprit-Saint,  qui  enflam- 
mait les  cœurs  de  l'amour  de  la  charité  divine,  et  instruisait 
subitement  les  esprits  dans  la  science  des  choses  divines,   et 


344  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

rendait  diserte  la  langue  des  simples  pour  proposer  la  vérité 
divine  aux  hommes.  Ces  sortes  d'œuvres  sont  la  preuve  expresse 
de  la  divinité  du  Christ;  car  aucun  pur  homme  ne  peut  les 
faire.  De  là  vient  que  l'Apôtre  dit  aax  Hébreux,  ch.  ii  (v.  4), 
que  le  message  du  salai,  annoncé  (V abord  par  le  Seigneur,  nous 
a  été  sûrement  transmis  par  ceux  qui  Vonl  entendu  de  Lui,  Dieu 
confirmant  leur  témoignage  par  des  signes,  des  prodiges  et  toutes 
sortes  de  miracles,  ainsi  que  par  les  dons  du  Saint-Esprit  répartis 
selon  sa  volonté  » . 

Dans  ses  Mélanges  ou  Quodlibet  (II,  q.  4,  art.  i),  saint  Tho- 
mas s'était  posé  la  question,  au  sujet  des  miracles  du  Christ 
donnés  comme  preuve  de  sa  divinité,  sous  une  forme  un  peu 
différente.  On  nous  saura  gré  de  reproduire  ici  cet  article, 
pour  le  nouvel  aspect  de  doctrine  qu'il  renferme.  Le  titre  de 
l'article  est  ainsi  formulé  :  «  Si  les  hommes  eussent  été  tenus 
de  croire  au  Christ  dans  le  cas  où  II  n'aurait  point  fait  de  mi- 
racles visibles  d.  —  Deux  objections  veulent  prouver  que  «  si 
le  Christ  n'avait  point  fait  de  miracles  visibles,  les  hommes 
n'auraient  pas  été  tenus  de  croire  en  Lui  ».  —  La  première  dit 
que  «  celui  qui  ne  fait  pas  ce  qu'il  doit,  pèche.  Or,  si  les  hom- 
mes n'avaient  pas  cru  au  Christ  alors  qu'il  n'eût  point  fait  de 
miracles,  ils  n'auraient  pas  péché.  Il  dit,  en  effet,  Lui-même, 
en  saint  Jean,  ch.  xv  (v.  24)  :  Si  Je  navals  point  Jait  parmi  eux 
des  signes  que  nul  autre  n'a  faits,  ils  n  auraient  pas  de  péché  ;  et 
Il  parle  du  péché  d'infidélité,  au  témoignage  de  saint  Augus- 
tin. Donc,  si  le  Christ  n'avait  point  fait  de  miracles,  les  hom- 
mes n'auraient  pas  été  tenus  de  croire  en  Lui  ».  —  La  seconde 
objection  déclare  que  «  nul  ne  peut  changer  la  loi,  si  ce  n'est 
le  législateur  ou  un  supérieur  à  lui.  Or,  le  Christ  prêchait  cer- 
taines choses  qui  semblaient  appartenir  à  l'abolition  de  la  Loi 
ancienne;  comme  :  que  les  aliments  ne  souillaient  point 
l'homme;  et  qu'il  est  permis  de  travailler,  le  jour  du  sabbat. 
Si  donc  II  n'avait  pas  prouvé  qu'il  était  le  législateur,  on  n'au- 
rait pas  eu  à  croire  en  Lui.  D'autre  part.  Il  ne  pouvait  le  prou- 
ver que  par  des  miracles,  puisque  de  nombreux  miracles 
avaient  accompagné  la  Loi.  Donc  il  n'y  aurait  pas  eu  à  croire 
au  Christ,  s'il  n'avait  point  fait  de  miracles  ». 


Q.    XLIII.    —    DES  MIRACLES  ACCOMPLIS  PAR   LE   CHRIST.         3^5 

Deux  arguments  sed  contra,  qui  seront  de  vraies  objections 
en  sens  opposé,  disent  :  —  le  premier,  que  «  les  hommes  sont 
obligés  à  croire  la  Vérité  première  plus  que  les  signes  ou  mi- 
racles visibles.  Or,  même  si  le  Christ  n'avait  point  fait  de  mi- 
racles. Il  était  cependant  la  Vérité  première,  étant  véritable- 
ment Dieu.  Donc,  même  s'il  n'avait  point  fait  de  miracles,  on 
aurait  dû  encore  croire  en  Lui  ».  —  Le  second  dit  que  «  la 
grâce  d'union  »  hypostatique  «  est  plus  grande  que  la  grâce 
qui  rend  agréable  à  Dieu  par  l'adoption.  Or,  les  miracles  ne 
sont  point  une  preuve  suffisante  de  la  grâce  sanctifiante.  Car, 
ainsi  qu'on  le  voit  en  saint  Matthieu,  ch.  vu  (v.  22),  à  ceux 
qui  diront  au  Christ,  au  jour  du  jugement  :  Seigneur,  en  voire 
nom  nous  avons  fait  de  nombreux  prodiges,  il  sera  répondu  :  Je 
ne  vous  connais  point.  Donc,  à  plus  forte  raison,  les  miracles 
ne  suffiront  pas  à  prouver  la  grâce  d'union  »  hypostatique. 
«  Si  donc  les  hommes  n'étaient  pas  tenus  de  croire  au  Christ 
sans  miracles,  ils  n'eussent  pas  été  tenus  non  plus  de  croire 
au  Christ,  même  alors  qu'il  a  fait  des  miracles,  quand  11  disait 
qu'il  était  Dieu;  ce  qui  est  manifestement  faux  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  nul  n'est 
tenu  à  ce  qui  est  au-dessus  de  ses  forces,  si  ce  n'est  de  la  ma- 
nière oii  la  chose  est  possible  pour  lui.  Or,  croire  »  d'un  acte 
de  foi  qui  soit  un  commencement  de  vie  surnaturelle,  «  est 
au-dessus  de  la  puissance  naturelle  de  l'homme  :  ce  qui  fait 
qu'il  provient  d'un  don  de  Dieu,  selon  cette  parole  de  l'Apô- 
tre aux  Éphésiens,  ch.  xi  (v,  8)  :  C'est  par  grâce  f/ue  vous 
ave:  été  sauvés,  par  la  foi;  et  cela  ne  vient  pas  de  vous;  ccw  c'est 
un  don  de  Dieu.  Et,  dans  l'Épître  aux  Philippiens,  ch.  i  (v.  29),  il 
dit  :  //  vous  a  été  donné  non  pas  seulement  de  croire  en  Lui,  mais 
de  souffrir  pour  Lui.  L'homme  est  donc  tenu  de  croire  selon 
qu'il  est  aidé  par  Dieu  à  croire  0;  c'est-à-dire  qu'il  est  tenu  de 
correspondre  à  lagiâce  de  Dieu,  ou  plutôt  à  ne  pas  lui  résis- 
ter. «  Or,  l'homme  est  aidé,  par  Dieu,  à  croire,  d'une  triple 
manière.  —  D'abord,  par  la  vocation  intérieure,  dont  il  est 
dit,  en  saint  Jean,  ch.  vi  (v.  45)  :  Quiconque  eidend  de  mon 
Père  et  se  montre  docile  vient  à  moi;  et,  aux  Romains,  ch.  vin 
(v.  3o)  :  Ceux  qu'il  a  prédestinés,   Il  les  a  appelés.  —  Seconde- 


3^6  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

ment,  par  la  doctrine  et  la  prédication  extérieure,  selon  cette 
parole  de  l'Apôtre  aux  Romains,  ch.  x  (v.  17)  :  La  foi  est  par 
l'ouïe;  et  l'ouïe  suppose  la  parole  du  Christ.  —  Troisièmement, 
par  les  miracles  extérieurs;  ce  qui  fait  dire  à  saint  Paul  dans 
la  première  Epître  aux  Corinthiens ,  ch.  xiv,  que  les  signes  ou 
les  prodiges  sont  donnés  aux  infidèles,  afin  que  par  eux  ils 
soient  provoqués  à  la  foi.  —  Or,  si  le  Christ  n'avait  point  fait 
de  miracles  visibles,  il  restait  encore  les  deux  autres  modes 
d'attirer  à  la  foi,  auxquels  les  hommes  eussent  été  tenus  d'ac- 
quiescer. Les  hommes  étaient  tenus,  en  effet,  de  croire  au  té- 
moignage de  la  loi  et  des  prophètes.  Ils  étaient  tenus  aussi  de 
ne  pas  résister  à  l'appel  intérieur;  comme  Isàïe  dit  de  lui- 
même,  ch.  L  (v.  5)  :  Le  Seigneur  m'a  ouvert  l'oreille,  et  moi  je 
n'ai  pas  résisté,  je  ne  me  suis  pas  retiré  en  arrière,  selon  qu'il 
est  dit  de  certains  dans  le  livre  des  Actes,  ch.  vu  (v.  5i)  : 
Pour  vous,  toujours  vous  résiste:  à  l'Esprit-Saint  ». 

Vad  primum  fait  observer  que  «  parmi  ces  œuvres  que  le 
Christ  a  accomplies  au  milieu  des  hommes  et  en  eux,  il  faut 
comprendre  aussi  la  vocation  intérieure  par  laquelle  II  attire 
certains  sujets,  comme  saint  Grégoire  dit,  en  l'une  de  ses  ho- 
mélies, que  le  Christ  attira  par  sa  miséricorde  intérieurement 
Magdeleine,  qu'il  reçut  aussi  par  sa  clémence  au  dehors.  De 
même,  il  faut  compter  encore  sa  doctrine,  puisque  Lui-même 
dit  :  Si  je  n'étais  pas  venu  et  que  je  ne  leur  eusse  point  parlé,  ils 
n'auraient  pas  de  péché  ». 

L'ad  secundum  dit  que  d  le  Christ  pouvait  montrer  qu'il 
était  le  législateur,  non  seulement  en  faisant  des  miracles  visi- 
bles, mais  aussi  par  l'autorité  de  l'Écriture,  et  par  l'instinct 
ou  le  mouvement  intérieur  n. 

L'ad  tertium,  qui  répond  au  premier  argument  sed  contra, 
déclare  que  «  l'instinct  intérieur  »,  ou  l'atlrait  de  la  grâce  sol- 
licitant le  cœur,  «  par  lequel  le  Christ  pouvait  se  manifester 
sans  les  miracles  extérieurs,  appartient  à  la  vertu  de  la  Vérité 
première  qui,  intérieurement,  éclaire  et  enseigne  l'homme  ». 
—  Retenons  soigneusement  cette  déclaration  formelle  de 
saint  Thomas,  qui,  jointe  à  l'ensemble  de  l'article  que  nous 
traduisons,  projette  une  lumière  si  vive  et  si  consolante  sur  la 


Q.    XLIII,    —   DES  MIRACLES   ACCOMPLIS   PAR   LE   CHRIST.         347 

question  du  salut  des  païens  et  de  l'éveil  du  sens  moral  en 
tout  homme  quel  qu'il  soit  et  oii  qu'il  se  trouve,  comme  nous 
l'avons  expliqué  si  souvent  au  cours  de  notre  Commentaire, 
et  comme  l'enseigne  saint  Thomas  dans  la  Prinia-Seciindae, 
q.  89,  art.  6. 

Uad  quartam,  qui  répond  au  second  argument  sed  contra, 
explique  que  a  les  miracles  visibles  se  font  par  la  vertu  di- 
vine pour  confirmer  la  vertu  de  foi  »  et  assurer  son  acte  : 
«  aussi  bien  est-il  dit,  en  saint  Marc,  chapitre  dernier  (v.  20), 
au  sujet  des  Apôtres,  quils  prêchèrent  partout,  le  Seigneur 
coopérant  et  confirmant  leurs  discours  par  les  signes  qui  les  ac- 
compagnaient. Mais  les  miracles  ne  se  font  pas  toujours  pour 
démontrer  la  grâce  de  celui  qui  les  fait.  11  suit  de  là  qu'il  peut 
arriver  que  quelqu'un  qui  n'a  pas  la  grâce  qui  rend  agréable 
à  Dieu  fasse  des  miracles.  Mais  il  ne  peut  pas  arriver  que  quel- 
qu'un annonçant  une  doctrine  fausse  accomplisse  de  vrais  mi- 
racles qui  ne  peuvent  être  faits  que  par  la  vertu  divine.  Dans 
ce  cas,  en  effet.  Dieu  serait  le  témoin  de  la  fausseté;  ce  qui  est 
impossible.  Lors  donc  que  le  Christ  se  disait  Fils  de  Dieu  et 
égal  à  Dieu,  les  miracles  qu'il  faisait  prouvaient  celte  doctrine. 
Et  c'est  pourquoi  il  était  montré,  par  les  miracles  qu'il  faisait, 
que  le  Christ  était  Dieu.  Quant  à  Pierre  »,  ou  à  tout  autre  dis- 
ciple du  Christ,  »  bien  qu'il  fît  les  mêmes  miracles  ou  des  mi- 
racles encore  plus  grands,  cela  ne  prouvait  pas  qu'il  fût  Dieu; 
mais  ces  miracles  aussi  prouvaient  que  le  Christ  était  Dieu, 
parce  que  Pierre  »  ou  tout  autre  disciple  faisant  des  miracles, 
ne  prêchaient  point  que  lui-même  fût  Dieu,  mais  que  Jésus- 
Christ  est  Dieu. 

Après  avoir  vu  ce  qu'il  en  était  des  miracles  du  Christ  en 
général,  nous  devons  maintenant  considérer  ces  miracles 
dans  le  détail  de  leurs  espèces.  —  C'est  l'objet  de  la  question 
suivante. 


QUESTION  XLIV 


DE  CHAQUE  ESPÈCE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  quatre  articles  : 

1°  Des  miracles  que  le  Christ  a  faits  sur  les  substances  spirituelles. 

2"  Des  miracles  qu'il  a  faits  sur  les  corps  céleste?. 

3"  Des  iniracles  qu'il  a  faits  sur  les  hommes. 

A°  Des  miracles  qu'il  a  faits  sur  les  créatures  dénuées  de  raison. 


Il  est  aisé  de  voir  que  ces  quatre  articles  épuisent  le  sujet 
qu'il  s'agissait  de  traiter.  Ils  comprennent,  en  effet,  toutes  les 
catégories  possibles  de  miracles,  puisqu'ils  passent  en  revue 
toutes  les  catégories  d'êtres  créés  qui  peuvent  être^soumis  |à 
l'action  miraculeuse  de  la  vertu  divine  :  êtres  purement  spiri- 
tuels; êtres  spirituels  et  corporels;  êtres  purement  corporels. 
Quant  aux  corps  célestes  introduits  entre  les  êtres  purement  spi- 
rituels et  l'homme,  nous  verrons  que  cette  place  leur  est  assignée 
en  raison  de  la  conception  du  monde  physique  qui  était  celle 
des  anciens.  —  Venons  tout  de  suite  à  l'article  premier. 


Article  Premier. 

Si  les  miracles  que  le  Christ  a  faits  sur  les  substances 
spirituelles  ont  été  à  propos  ? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  v  les  miracles  faits 
par  le  Christ  sur  les  substances  spirituelles  n'ont  pas  été  à 
propos  ».  —  La  première  déclare  (|ue  <■<■  parmi  les  substances 
spirituelles,  les  saints  anges  l'emportent  sur  les  démons  ;  car, 
ainsi  que  le  dit  saint  Augustin,  au  livre  III  de  la  Trinité  (ch.  iv), 
l esprit,  de  vie  raisonnable  déserteur  et  pécheur  est  régi  par  l'esprit 


Q.  XLIV.   —  DE  CHAQUE  ESPECE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.       3^9 

de  vie  raisonnable  juste  et  pieux.  Or,  nous  ne  lisons  pas  que  le 
Christ  ait  fait  des  miracles  portant  sur  les  anges  bons.  Donc  II 
n'aurait  pas  dû  en  faire  non  plus  qui  portassent  sur  les 
démons  »,  —  La  seconde  objection  rappelle  que  «  les  miracles 
du  Christ  étaient  ordonnés  à  manifester  sa  divinité.  Or,  la  di- 
vinité du  Christ  ne  devait  pas  être  manifestée  aux  démons; 
sans  quoi  le  mystère  de  la  Passion  en  eût  été  empêché,  comme 
il  est  dit  dans  la  première  Épîlre  aux  Corinthiens,  ch.  ii  (v.  8)  : 
S'ils  l'eussent  connu,  ils  n'auraient  jamais  crucifié  le  Seigneur  de  la 
gloire.  Donc  II  n'aurait  pas  dû  faire  des  miracles  portant  sur 
les  démons  ».  —  La  troisième  objection  fait  remarquer  que 
«  les  miracles  du  Christ  étaient  ordonnés  à  la  gloire  de  Dieu; 
aussi  bien  est-il  dit,  en  saint  Matthieu,  ch.  ix  (v.  8),  qn  à  celle 
vue,  du  paralytique  guéii  par  le  Christ,  les  foules  Jurent  sai- 
sies de  crainte  et  glorifièrent  Dieu  qui  donne  une  telle  puissance 
aux  hommes.  Or,  il  n'appartient  pas  aux  démons  de  glorifier 
Dieu;  car  la  louange  n'est  point  belle  dans  la  bouche  du  pécheur, 
comme  il  est  dit  au  livre  de  ï Ecclésiastique,  ch.  xv  (v.  9).  Et  voilà 
pourquoi,  comme  il  est  dit  en  saint  Marc,  ch,  i  (v.  34),  et  en 
saint  Luc,  ch.  iv  (v.  4i),  //  ne  permettait  pas  aux  démons  de 
dire  ce  qui  avait  trait  à  sa  gloire.  Donc  il  semble  qu'il  n'était 
pas  à  propos  que  le  Christ  fît  des  miracles  portant  sur  les  dé- 
mons ».  —  La  quatrième  objection  en  appelle  à  ce  que  «  les 
miracles  faits  par  le  Christ  étaient  ordonnés  au  salut  des  hom- 
mes. Or,  il  y  eut  des  démons  qui  furent  chassés  des  hommes 
avec  un  dommage  pour  ces  derniers  :  parfois,  un  dommage 
corporel,  comme  ce  qui  est  dit  en  saint  Marc,  ch.  ix  (v.  2/4, 
25),  que  le  démon,  sur  l'ordre  du  Christ,  en  criant  et  en  tourmen- 
tant le  sujet  ou  il  était,  sortit  de  lui,  au  point  que  celui-ci  devint 
comme  mort  et  que  beaucoup  disaient  :  il  est  mort  ;  parfois  aussi 
avec  un  dommage  de  leurs  biens,  comme  il  arriva  quand  les 
démons,  à  leur  demande,  furent  envoyés  par  Lui  dans  des  porcs 
qu'ils  précipitèrent  dans  la  mer;  ce  qui  fit  que  les  habitants  de 
ce  pays  le  prièrent  de  s'en  aller  loin  de  leurs  frontières ,  ainsi  que 
nous  le  lisons  en  saint  Matthieu,  ch.  viii  (v.  3i  etsuiv.).  Donc 
il  semble  que  c'est  mal  à  propos  que  ces  miracles  ont  été  faits 
par  le  Christ  ». 


35o  SOMME    THéOLOGiQUR. 

L'argument  sed  contra  oppose  que  «  la  chose  avait  été  pré- 
dite dans  Zacharie,  ch.  xiii  (v.  2),  où  nous  lisons  :  fenlèoerai 
Cesprit  impur  de  la  terre  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thonnas  nous  avertit  de  nouveau 
que  ((  les  miracles  faits  par  le  Clirist  étaient  des  arguments  de 
la  foi  que  Lui-même  prêchait.  Or,  il  devait  arriver  que  par  la 
vertu  de  sa  divinité  II  exclurait  la  puissance  des  démons  des 
hommes  qui  croiraient  en  Lui  ;  selon  cette  parole  marquée  en 
saint  Jean.  cli.  xii  (v.  3i)  :  Maintenant,  le  Prince  de  ce  monde 
est  Jeté  dehors.  Il  convenait  donc  que  parmi  d'autres  miracles. 
Il  délivrât  aussi  les  hommes  qui  étaient  sous  l'obsession  des 
démons  ». 

Uad  primiim  résout  excellemment  la  diflRculté  qu'avait  sou- 
levée l'objection.  «  De  même  que  les  hommes  devaient  être 
délivrés  par  le  Christ  de  la  puissance  des  démons,  ils  devaient 
aussi  par  Lui  être  rendus  compagnons  des  anges,  selon  cette 
parole  de  l'Épître  aux  Colossiens,  ch.  i  (v.  20)  :  Pacifiant  par  le 
sang  de  sa  Croix  ce  gai  est  dans  le  ciel  et  ce  gui  est  sur  la  terre. 
De  là  vient  qu'à  l'endroit  des  anges  il  n'était  pas  à  propos  que 
fussent  montrés  aux  hommes  d'autres  miracles,  sinon  que  les 
anges  apparussent  aux  hommes  ;  ce  qui  eut  lieu  lors  de  la  nais- 
sance du  Christ,  et  à  sa  résurrection,  et  à  son  ascension  ». 

Uad  secundum  fournit  un  beau  modèle  d'explication  scriptu- 
raire  à  l'aide  des  Pères  de  l'Église  et  des  Docteurs.  Saint  Tho- 
mas nous  va  faire  entendre,  dans  cette  seule  réponse,  saint 
Augustin,  saint  Ambroise,  saint  Jean  Chrysostome  (ou  plutôt 
Victor  d'Antioche),  et  le  vénérable  Bède.  —  «  Saint  Augustin, 
au  livre  IX  de  la  Cité  de  Dieu  (ch.  xxi),  dit  que  le  Christ  Jut 
connu  des  démons  autcmt  gu'Il  le  voulut  ;  et  II  le  voulut  autant  gu'il 
le  fallait.  Mais  II  Jut  connu  d'eux  non  point,  comme  pour  les  anges 
saints,  par  ce  gull  est  la  vie  éternelle  ;  Il  le  Jut  par  cerlcdns  ejfets 
temporels  de  sa  vertu.  El,  d'abord,  voyant  le  Christ  avoir  faim 
après  son  jeûne,  ils  estimèrent  qu'il  n'était  pas  le  Fils  de  Dieu. 
Et  voilà  pourquoi,  sur  ce  mot  relaté  en  saint  Luc,  ch.  iv  (v.  3)  : 
Si  tu  es  le  Fils  de  Dieu,  etc.,  saint  Ambroise  dit  :  Que  signijie  ce 
début  de  discours,  sinon  gue  le  démon  savait  gue  le  Fils  de  Dieu 
devait  venir,  mais  gu'Il  ne  pensa  point  ga'Il  vînt  par  Vinfirmité 


Q.   XtlV.  —  DE  CHAQUE  ESPECE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.        35  I 

du  corps?  Toutefois,  dans  la  suite,  ayant  vu  les  miracles,  il  en 
augura,  par  mode  de  conjecture,  qu'il  était  le  Fils  de  Dieu. 
Aussi  bien,  sur  celte  parole  relatée  en  saint  Marc,  ch.  i  (v.  24), 
Je  sais  que  vous  êtes  le  Saint  de  Dieu,  saint  Jean  Chrysostome 
(Victor  d'Antioche)  dit  qu'il  n'avait  pas  une  connaissance  cer- 
taine et  ferme  de  VavènemenJi  de  Dieu.  II  savait  cependant  que 
Jésus  était  le  Christ  promis  dans  la  Loi:  et  de  là  vient  qu'il  est 
dit,  en  saint  Luc,  ch.  iv  (v.  /ji)  :  Car  ils  savaient  qu'il  était  le 
Christ.  Que  s'ils  confessaient  qu'il  était  le  Fils  de  Dieu,  c'était  par 
voie  de  soupçon  plutôt  que  par  voie  de  certitude.  A  cause  de 
cela,  Bède  dit,  sur  saint  Luc  (ch.  iv,  v.  4i)  :  Les  démons  con- 
Jessent  le  Fils  de  Dieu;  et,  comme  il  est  dit  dans  la  suite,  ils  sa- 
vaient qu'il  était  le  Christ.  Lorsque,  en  "^ffet,  le  démon  voyait  le 
Christ  fatigué  par  le  jeune,  il  comprit  qu'il  était  un  homme  vérita- 
ble; mais,  parce  que  dans  la  tentation  il  ne  put  en  triompher,  il  se 
demandait,  dans  le  doute,  s'il  n'était  pas  le  Fils  de  Dieu.  Ensuite, 
par  la  puissance  des  miracles,  ou  il  comprit  ou  plutôt  il  soupçonna 
qu'Hélait  le  Fils  de  Dieu.  Ce  n'est  donc  pas  pour  cela  qu'il  per- 
suada aux  Juijs  de  le  crucifier,  parce  qu'il  ne  pensa  point  qu'Ilfùt 
le  Christ  ou  le  Fils  de  Dieu  :  mais  parce  qu'il  ne  prévit  pas  que  par 
sa  mort  il  serait  condamné.  De  ce  mystère,  en  effet,  caché  depuis 
les  siècles,  l' Apôtre  dit  que  pas  un  des  princes  de  ce  monde  ne  l'a 
connu;  car,  s'ils  l'eussent  connu.  Ils  n'auraient  Jamais  crucifié  le 
Seigneur  de  la  gloire  ».  —  Ainsi  donc,  répondant  à  l'objection, 
nous  disons  que  le  Christ  a  pu  manifester  d'une  certaine  ma- 
nière sa  divinité  aux  démons  :  non  comme  II  la  manifesta  aux 
bons  anges,  par  une  mise  en  contact  directe  de  leur  esprit  avec 
cette  divinté,  ou  même  comme  il  la  manifesta  aux  justes  par 
l'attrait  surnaturel  de  la  vertu  de  foi;  mais  par  des  signes  exté- 
rieurs qui  permettaient  aux  démons  de  conclure,  bien  qu'avec 
certaines  hésitations  d'abord,  à  cause  des  apparences  contrai- 
res, qu'il  était  vraiment  le  Fils  de  Dieu.  Et  cette  connaissance 
qu'ils  purent  avoir  de  sa  divinité  ne  les  empêcha  point  de  tra- 
mer sa  mort  sur  la  croix,  parce  qu'ils  n'eurent  point  la  con- 
naissance du  mystère  selon  lequel  Dieu  avait  résolu  de  ruiner, 
par  cette  mort  de  son  Fils  sur  la  croix,  l'empire  du  démon. 
L'ad  tertium  répond  que  «  les  miracles  relatifs  à  l'expulsion 


352  SOMME    THEOLOGIQtJË. 

des  démons  ne  furent  point  faits  par  le  Christ  en  vue  de  l'uti- 
lité des  démons,  mais  pour  l'utilité  des  hommes,  afin  que  ceux- 
ci  fussent  amenés  à  le  glorifier.  Et  c'est  pourquoi  le  Christ  em- 
pêchait les  démons  de  dire  ce  qui  avait  trait  à  sa  louange.  Il 
faisait  cela,  d'abord,  pour  notre  exemple.  Car,  ainsi  que  le  note 
saint  Alhanase,  //  arrêtait  le  discours  du  démon,  bien  qu'il  dit 
vrai,  afin  de  nous  habituer  à  ne  faire  aucun  cas  de  tels  propos, 
même  s^ils  semblent  dire  vrai.  Il  n'est  point  permis,  en  effet,  alors 
que  nous  avons  l'Écriture-Sainte,  de  recourir  au  démon  pour  nous 
instruire.  C'est,  d'ailleurs,  chose  dangereuse  ;  parce  que  fréquem- 
ment les  démons  mêlent  des  mensonges  à  la  vérité  »  ;  comme 
on  peut  le  voir,  de  nos  jours,  dans  les  milieux  du  spiritisme 
ou  de  la  théosophie  :  à  côté  de  points  de  doctrine  qui  semblent 
s'inspirer  de  l'enseignement  catholique,  on  trouve  les  erreurs 
les  plus  grossières,  en  opposition  formelle  avec  les  données  de 
notre  foi.  «  On  peut  dire  aussi,  avec  saint  Jean  Chrysostome 
(ou  plutôt  saint  Cyrille  d'Alexandrie),  qull  ne  fallait  pas  que  les 
démons  s'arrogent  la  gloire  de  l'office  apostolique.  I\i  il  ne  con- 
venait que  le  mystère  du  Christ  fût  publié  par  une  langue  fétide  ; 
car  la  louange  n'est  point  belle  dans  la  bouche  du  pécheur.  Il  y 
avait  aussi,  comme  le  note  le  vénérable  Bède  (ou  plutôt  Théo- 
phylacte)  que  le  Christ  ne  voulait  point  que  ces  paroles  excitent 
l'envie  des  Juifs.  Au  point  que  même  les  Apôtres  reçoivent  l'or- 
dre de  se  taire  à  son  sujet  :  il  ne  fallait  pas  que  la  manifestation 
de  la  majesté  divine  empêche  ou  retarde  le  mystère  de  la  Passion  »; 
et  cette  remarque  est  du  vénérable  Bède,  commentant  le  v.  l^i 
du  chapitre  iv  de  saint  Luc. 

L'ad  quartum  fournit  une  autre  belle  explication,  confirmée 
par  de  précieux  textes  patristiques,  de  celte  autre  difificulté, 
très  délicate,  que  soulevait  l'objection  quatrième,  au  sujet  des 
dommages  causés  par  le  démon  aux  hommes  d'où  le  Christ  le 
chassait.  Saint  Thomas  déclare  que  «  le  Christ  venait  spécia- 
lement enseigner  et  faire  des  miracles  pour  l'utilité  des  hom- 
mes, principalement  quant  au  salut  de  l'âme.  Et  c'est  pour- 
quoi Il  permit,  aux  démons  qu'il  chassait,  de  causer  aux 
hommes  quelque  dommage,  soit  dans  leurs  corps,  soit  dans 
leurs   biens,  en  vue  du   salut  de  l'âme  humaine,  c'est-à-dire 


Q.   XLIV.    —  DE  CHAQUE  ESPECE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.        353 

pour  l'instiuclion  des  hommes.  Aussi  bien  saint  Jean  Chry- 
soslome  dit,  sur  saint  Matthieu  (hom.  XXVHI),  que  le  Christ 
permit  aux  démons  cValler  dans  les  porcs,  non  comme  s'il  se  ren- 
dait à  leur  demande,  mais,  d'abord,  pour  Jaire  conncdtre  la  gran- 
deur du  dommage  que  les  dénions  ourdissent  contre  hs  hommes; 
secondement ,  pour  que  tous  sachent  que  même  à  l'endroit  des 
porcs  les  démons  n'osent  rien  entreprendre  qu'il  ne  le  permette: 
troisièmement,  pour  montrer  qu'ils  auraient  Jait  aux  hommes  plus 
de  mal  encore  qu'ils  n'en  firent  à  ces  porcs,  si  les  hommes  n'étaient 
gardés  et  soutenus  par  la  Providence  divine.  —  Et,  pour  les 
mêmes  raisons  aussi  II  permit  que  l'iiomme  qu'il  délivrait  des 
démons  fût  plus  tourmenté  sur  l'heure,  s'empressant  d'ail- 
leurs de  le  délivrer  tout  de  suite.  Par  là  est  montré  encore, 
comme  le  dit  le  vénérable  Bède  {sur  S.  Marc,  ch.  ix,  v.  26), 
que  souvent,  alors  qu'après  les  péchés  nous  nous  efforçons  de 
retourner  à  Dieu,  nous  sommes  assaillis  de  nouvelles  et  plus  gran- 
des embûches  de  la  part  de  l'cmtique  ennemi.  Ce  qu'il  Jait,  ou  bien 
pour  inspirer  la  haine  de  la  vertu,  ou  bien  pour  venger  l'injure  de 
son  départ.  Pareillement,  l'homme  guéri  devint  comme  mort, 
parce  que,  suivant  saint  Jérôme,  il  est  dit  à  ceux  qui  sont  gué- 
ris :  vous  êtes  morts,  et  votre  vie  est  cachée  avec  le  Christ  en 
Dieu  »  (aux  Colossiens,  ch.  m,  v.  3). 

Une  des  fins  principales  de  la  venue  du  Christ  était  de  rui- 
ner l'empire  de  Satan  et  de  le  chasser  de  ceux  qui  croiraient 
en  Lui.  Cette  œuvre  de  salut  serait  le  fruit  de  sa  mission  par 
sa  vertu  divine.  Il  était  souverainement  à  propos  qu'il  con- 
firmât son  enseignement  là-dessus  et  l'annonce  qu'il  faisait  de 
sa  victoire  future,  par  une  action  miraculeuse  immédiate 
contraignant  déjà  les  démons  à  sorlir  du  corps  des  hommes 
qu'ils  possédaient.  De  là  ces  guérisons  de  possédés  que  l'Évan- 
gile signale  en  si  grand  nombre.  C'était  le  seul  mode  dont  il 
convenait  que  le  Christ  manifestât  son  action  miraculeuse  sur 
le  monde  des  esprits.  Car,  pour  les  bons  anges  dont  II  venait 
renouveler  le  commerce  intime  avec  les  hommes  soustraits  à 
l'empire  de  Satan,  il  suffisait  qu'à  l'occasion  de  sa  venue  ou  de 
son  triomphe,  ils  apparussent  aux  hommes  en  vue  de  les  con- 
XVI. — La  Rédemption.  a3 


3o/|  SOMME    THÉOLOGIQUÈ. 

firmer  dans  leur  foi  au  Christ.  —  A  côté  des  miracles,  si 
nombreux,  accomplis  sur  les  esprits  mauvais  pour  les  chasser 
des  hommes  qu'ils  lyiannisaient,  nous  trouvons  mentionnés, 
dans  l'Evangile,  d'autres  miracles  (jui  portèrent  sur  les  corps 
célestes,  notamment  sur  le  soleil  et  la  lune  qui  sont  pour  nous 
ce  qu'il  y  a  de  principal  ou  de  plus  digne  d'attention  parmi 
ces  corps  célestes.  Après  avoir  justifié  les  miracles  opérés  sur 
les  esprits,  saint  Thomas  va  s'appliquer  à  justifier  les  miracles 
opérés  sur  les  corps  célestes,  très  spécialement  sur  le  soleil,  au 
moment  même  où  le  Christ  mourait  pour  nous  sur  la  croix. 
—  C'est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  II. 

Si  c'est  à  propos  que  furent  faits  par  le  Christ  ses  miracles 
sur  les  corps  célestes? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  c'est  mal  à  propos 
que  furent  faits  par  le  Christ  ses  miracles  sur  les  corps  céles- 
tes ».  —  La  première  en  appelle  à  a  saint  Denys  »,  qui  «  dit, 
au  chapitre  iv  des  Noms  Divins  (de  S.  Th.,  leç.  28),  qu'il  n'est 
pas  de  la  divine  Providence  de  détraire  la  nature  mais  de  la  con- 
server. Or,  les  corps  célestes,  selon  leur  nature,  sont  incor- 
ruptibles et  inaltérables  »,  à  se  placer  dans  l'opinion  d'Aris- 
tote,  ((  comme  il  est  prouvé  au  livre  I  du  Ciel  et  du  Monde 
(ch.  III,  n.  4  et  suiv.;  de  S.  Th.,  leç.  6,  7).  Donc  il  ne  fut  pas 
à  propos  que  par  le  Christ  fût  fait  quelque  changement  dans 
l'ordre  des  corps  célestes  ».  L'objection  garde  toute  sa  force 
dans  le  système  moderne;  puisque  tout  l'univers  est  suspendu 
à  l'ordre  des  mouvements  qui  est  celui  des  corps  célestes. — La 
seconde  objection  appuie  dans  ce  même  sens  du  mouvement 
des  corps  célestes.  «  C'est  selon  le  mouvement  des  corps  célestes 
que  se  trouve  distingué  et  marqué  le  cours  des  temps;  confor- 
mément à  ces  mots  de  la  Genèse,  ch.  i  (v.  i^)  :  Qu'il  y  ait  des 
luminaires  au  firmament  du  ciel  ;  et  qu'ils  soient  comme  signes, 
pour  les  temps,  les  jours  et  les  années.  Ainsi  donc  tout  change- 


Q.  XLIV.   —  DE  CHAQUE  ESPECE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.       305 

ment  dans  la  marche  des  corps  célestes  amène  un  changement 
dans  la  distinction  et  l'ordre  des  temps.  Or,  nous  ne  lisons  pas 
que  la  chose  ait  été  perçue  par  les  astronomes  qui  contemplent 
les  astres  et  supputent  les  mois,  comme  il  est  dit  dans  Isaïe, 
ch.  xLvii  (v.  i3).  Donc  il  semble  qu'il  n'ait  pas  été  fait  par  le 
Christ  de  mutation  dans  le  cours  ou  la  marche  des  corps 
célestes  ».  —  La  troisième  objection  dit  qu'«  il  convenait 
davantage  au  Christ  de  faire  des  miracles  de  son  vivant  et 
quand  II  enseignait  plutôt  qu'au  moment  de  sa  mort  :  soit 
parce  que,  comme  il  est  dit  dans  la  seconde  Epître  aux  Corin- 
thiens, chapitre  dernier  (v,  f{),Il  a  été  crucifié  en  raison  de  l in- 
firmité »  de  la  chair  «  mais  II  vit  par  la  vertu  de  Dieu  »  qui  était 
en  Lui  et  «  selon  laquelle  II  faisait  les  miracles;  soit  aussi 
parce  que  ses  miracles  étaient  destinés  à  confîirmer  son  en- 
seignement. Qi',  nous  ne  lisons  pas  que  le  Christ,  durant  sa 
vie,  ait  accompli  quelque  miracle  à  l'endroit  des  corps  céles- 
tes. Bien  plus,  aux  Pharisiens  qui  lui  demandaient  un  signe  du 
ciel,  Il  refusa  de  leur  en  donner,  comme  on  le  voit  en  saint  Mat- 
thieu, ch.  XI  (v,  38,  39)  et  xvi  (v.  1-/4).  Donc  il  semble  que 
dans  la  mort  non  plus  II  n'aurait  pas  dû  faire  quelque  miracle 
portant  sur  les  corps  célestes  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  fait  de  l'Evangile,  selon 
qu'  «  il  est  dit  en  saint  Luc,  ch.  xxiii  (v.  /i4,  ^5)  :  Des  ténèbres 
se  produisirent  sur  toute  la  terre  jusqu'à  Vheure  de  none  ;  et  le 
soleil  perdit  sa  lumière  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  de  nouveau  la  règle 
d'or  qui  fixe  pour  nous  le  caractère  essentiellement  apolo- 
gétique des  miracles  du  Christ.  «  Comme  il  a  été  dit  plus  haut 
(q.  43,  art.  4),  les  miracles  du  Christ  devaient  être  tels  qu'ils 
fussent  suffisants  à  démontrer  qu'il  était  Dieu.  Or,  ajoute  le 
saint  Docteur,  ceci  n'est  point  montré  avec  la  même  évidence 
par  la  transmutation  des  corps  inférieurs,  que  les  autres  causes 
peuvent  aussi  mouvoir,  comme  par  la  transmutation  du  cours 
ou  de  la  marche  des  corps  célestes  dont  l'ordre  a  été  im- 
muablement établi  par  Dieu.  Et  c'est  ce  que  dit  saint  Denys 
dans  sa  lettre  à  Polycarpe  :  Il  faut  connaître  quant  modification 
dans  l'ordre  et  le  mouvement  des  corps  célestes  ne  peut  se  pro- 


3ÔG  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

diiire  autrement  que  si  intervient  à  cet  ejjet  la  Cause  qui  a  tout 
produit  et  qui  meut  tout  par  sa  Parole.  Et  voilà  pourquoi  il  futà 
propos  que  le  Christ  fît  des  miracles  même  à  l'endroit  des  corps 
célestes  ».  —  La  raison  que  vient  de  nous  donner  saint  Tho- 
mas dans  ce  corps  d'article,  revêt  aujourd'liui  une  force  et  un 
état  incomparables  à  la  lumière  des  découvertes  de  la  science. 
Quel  est,  en  effet,  l'astronome  qui  pourrait  douter  un  instant 
que  la  marche  ou  le  cours  et  le  rythme  des  corps  célestes, 
étant  ce  que  la  science  nous  les  dit  être,  ne  soient  soumis  de 
la  Taçon  la  plus  absolue  et  la  plus  exclusive,  à  l'unique  action 
souveraine  du  Maître  de  l'univers. 

Vad  primum  va  expliquer  que  si  les  mouvements  des  corps 
célestes  ne  peuvent  être  modifiés  que  par  l'action  directe  de 
Dieu,  aucune  raison  valable  ne  saurait  être  apportée  pour 
empêcher  de  conclure  que  Dieu  par  son  action  souveraine 
peut  modifier  ces  mouvements  comme  II  l'entend.  C'est  qu'en 
effet,  ((  de  même  qu'il  est  naturel  aux  corps  inférieurs  d'être 
mus  par  les  corps  célestes  qui  sont  supérieurs,  selon  l'ordre 
de  la  nature;  pareillement  aussi  il  est  naturel  à  toute  créature 
d'être  mue  par  Dieu  et  changée  au  gré  de  sa  volonté.  De  là 
vient  que  saint  Augustin  dit,  aulivreXXVI  contre  Fauste  (oh.  m), 
et  on  le  trouve  dans  la  glose  de  l'Épître  aux  Romains,  ch.  xi, 
sur  cette  parole  (v.  2/i)  :  Contre  la  nature  ta  as  été  enté,  etc.  : 
Dieu,  qui  a  créé  et  constitué  toutes  les  natures  ne  fait  rien 
contre  la  nature;  parce  que  tout  ce  que  Dieu  fait  en  un  être 
quelconque  est  naturel  à  cet  être  »  :  en  ce  sens  qu'il  est  na- 
turel à  tout  être  de  recevoir  en  lui  l'effet  qu'il  peut  plaire  à 
Dieu  d'y  produire,  comme  il  est  naturel  aux  êtres  inférieurs 
de  recevoir  en  eux  l'effet  qu'y  peut  produire  un  être  supérieur 
auquel  ils  sont  soumis  selon  l'ordre  de  la  nature.  «  Il  suit  de 
là,  conclut  saint  Thomas,  que  la  nature  des  corps  célestes  n'est 
pas  corrompue  ou  détruite  quand  leur  marche  ou  leur  cours 
est  changé  par  Dieu;  chose  qui  arriverait  si  le  changement 
était  dû  à  une  autre  cause  quelconque  ». 

Vad  secundam  apporte  diverses  explications  dues  à  saint 
Jérôme,  à  Origène  et  à  saint  Denys.  Toutes  ont  pour  but  de 
montrer  que  u  le  miracle  fait  par  le  Christ  »  sur  la  Croix,  lors- 


Q.   XLIV.   —  DE  CHAQUE  ESPÈCE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.        357 

que  se  produisirent  les  ténèbres  et  l'obscurcissement  du  soleil 
dont  parle  l'Évangile,  «  n'amena  point  une  perturbation  dans 
l'ordre  des  temps  »>,  que  règle,  en  effet,  le  mouvement  des 
corps  célestes,  notamment  du  soleil  et  de  la  lune.  —  «  Car,  se- 
lon quelques-uns,  ces  ténèbres  ou  cet  obscurcissement  du  soleil 
que  l'on  vit  à  la  Passion  du  Christ  s'explique  par  ceci  que  le 
soleil  retint  ses  rayons  sans  qu'aucun  changement  fût  produit 
dans  le  mouvement  des  corps  célestes  qui  distingue  et  mesure 
les  temps.  C'est  ainsi  que  saint  Jérôme  dit,  sur  saint  Matthieu 
(ch.  XXVII,  V.  40)  :  Le  grand  luminaire  semble  avoir  retiré  ses 
rayons,  soit  pour  ne  pas  voir  le  Seigneur  pendu  à  la  Croix,  soit 
pour  priver  de  sa  lumière  les  impies  qui  le  blasphémaient.  Ce  re- 
trait des  rayons  du  soleil  ne  doit  pas  s'entendre  en  ce  sens  que 
le  soleil  aurait  en  son  pouvoir  de  retenir  ou  d'émettre  ses 
rayons;  car  ce  n'est  point  par  choix  mais  par  nature  qu'il  les 
émet,  comme  le  marque  saint  Denys  au  livre  IV  des  Noms 
Divins  (de  S.  Th.,  leç.  i).  iVIais  le  soleil  est  dit  retirer  ses  rayons 
en  ce  sens  que  par  la  vertu  divine  ses  rayons  furent  empêchés 
d'arriver  jusqu'à  la  terre.  —  Origène  dit  que  cela  arriva  par 
une  interposition  de  nuages.  On  peut  entendre,  dit-il,  sur  saint 
Matthieu  {Ir.WW),  que  certains  nuages  très  obscurs,  nombreux 
et  épais,  se  rassemblèrent  sur  Jérusalem  et  la  terre  de  Judée:  et 
c''est  ainsi  que  se  produisirent  de  projondes  ténèbres  depuis  la 
sixième  heure  jusquà  Cheure  de  none.  J'estime  donc  que,  comme 
les  autres  signes  qui  se  produisirent  au  cours  de  la  Passion,  tels 
le  voile  du  temple  déchiré  ou  la  terre  qui  trembla,  n  eurent  lieu 
quà  Jérusalem,  pareillement  aussi  celui  dont  il  s'agit  ;  à  moins  que 
quelqu'un  ne  veuille  rétendre  à  la  terre  de  la  Judée,  en  raison  de 
ce  quil  est  dit  que  les  ténèbres  se  produisirent  sur  toute  la  terre; 
ce  qui  s'entend  de  la  terre  de  la  Judée,  comhie  au  livre  JII  des 
Rois  (ch.  xviii,  V.  lo),  Abdias  dit  à  Élie  :  Vive  ton  Dieu!  s'il  est 
une  nation  ou  un  royaume  vers  lequel  mon  Seigneur  n'ait  envoyé 
pour  te  chercher  ;  montrant  qu'on  l'avait  cherché  dans  les  nations 
qui  sont  autour  de  la  Judée  ». 

Telle  est  l'explication  de  saint  Jérôme  et  d'Origène.  «  Mais  », 
poursuit  saint  Thomas,  «  sur  le  point  qui  nous  occupe,  il  faut 
plutôt  croire  saint  Denys,  qui,  témoin  oculaire,  vit  arriver  la 


358  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

chose  par  rinterposilion  de  la  lune  entre  nous  et  le  soleil.  Il 
dit,  en  effet,  dans  la  lettre  à  Polycarpe  :  Nous  voyions,  contrai- 
rement à  tout  ce  quon  aurait  pu  penser,  la  lune  passant  sur  le  so- 
leil, savoir  en  Egypte  où  ils  étaient  alors,  comme  il  est  dit  au 
même  endroit  ».  —  Dans  cette  lettre  à  Polycarpe,  que  vient 
de  citer  saint  Thomas,  l'auteur  de  la  letlre  parle  d'un  certain 
Apollophane,  autrefois  son  ami,  qui  ne  l'a  pas  suivi  dans  sa 
conversion,  et  qui,  au  contraire,  lui  reproche  de  dénaturer  les 
écrits  des  païens  quand  il  argumente  contre  eux.  L'auteur  de  la 
lettre  rétorque  cet  argument;  et  dit  que  ce  sont  bien  plutôt 
les  païens  qui  usent  contre  Dieu  des  dons  divins,  alors  que  non 
seulement  la  multitude,  mais  les  philosophes  et,  parmi  eux, 
Apollophane  lui-même,  ne  veulent  pas  reconnaître,  malgré  le 
témoignage  des  Ecritures,  ou  malgié  les  témoignages  de  leurs 
sens,  qu'il  est  des  changements  qui  se  sont  produits  dans  la 
marche  ou  le  cours  des  astres,  sur  la  seule  intervention  du 
Souverain  Maître  de  toutes  choses.  Et,  là-dessiis,  l'auteur  de  la 
lettre  insiste,  pour  ce  qui  est  d'ApoUophane,  invitant  Poly- 
carpe à  lui  demander  ce  qu'il  pense  de  «  cette  éclipse  du  so- 
leil qui  se  produisit  au  moment  oîi  le  Christ  était  sur  la  croix. 
Alors,  en  efï'et,  ajoute-t-il,  nous  trouvant,  tous  deux,  près  d'Hé- 
liopolis,  nous  voyions,  par  un  phénomène  étrange,  la  lune  se 
rencontrer  avec  le  soleil,  et  pourtant  ce  n'était  pas  le  temps  de 
la  rencontre,  et  la  lune,  de  l'heure  de  none  à  l'heure  de  vêpres, 
revenir  surnaturellement  à  l'extrémité  opposée,  en  face  du 
soleil.  Bien  plus,  tu  pourras  lui  rappeler  encore  ce  détail. 
Il  sait,  en  effet,  comment  nous  avons  vu  cette  arrivée  de  la 
lune  avoir  commencé  à  l'orient  et  être  parvenue  jusqu'à  l'ex- 
trémité du  soleil,  et  ensuite  être  repartie  ;  mais  la  venue  et  le 
départ  n'eurent  pas  lieu  du  même  côté  :  ce  fut  en  sens  in- 
verse ». 

Saint  Thomas  fait  remarquer  que  «  dans  ce  passage,  saint 
Denys  »  ou  l'auteur  de  la  letlre  »  signale  quatre  miracles.  — 
Le  premier  est  que  l'éclipsé  naturelle  du  soleil  par  l'interposi- 
tion de  la  lune  n'arrive  jamais  si  ce  n'est  au  temps  de  la  con- 
jonction du  soleil  et  de  la  lune.  Or,  au  moment  du  fait  dont 
il  s'agit,  la  lune  était  à  l'opposé  du  soleil,  étant  à  son  quinzième 


Q.   XLIV.   —  DE  CHAQUE  ESPECE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.        SÔg 

jour;  c'était,  en  effet,  la  Pâque  des  Juifs.  Et  c'est  ce  qu'il  dit, 
que  ce  n'était  pas  le  temps  de  la  conjonction.  —  Le  second  mi- 
racle est  que  la  lune  ayant  été  vue  vers  l'heure  de  midi  ensem- 
ble avec  le  soleil  au  milieu  du  ciel,  à  l'heure  des  vêpres  elle 
apparut  à  sa  place,  c'est-à-dire  à  l'orient,  à  l'opposé  du  soleil. 
Et  c'est  ce  qu'il  dit  :  Nous  la  vîmes  (la  lune),  de  l'heure  de  none, 
où  elle  s'éloigna  du  soleil,  faisant  cesser  les  ténèbres.  Jusqu'à 
l'heure  de  vêpres,  revenue  sur  naturellement  au  diamètre  du  soleil, 
c'est-à-dire  à  la  place  où  elle  se  trouvait  diamétralement  oppo- 
sée au  soleil.  Par  où  l'on  voit  que  le  cours  ordinaire  des  temps 
ne  fut  point  troublé,  parce  que  la  vertu  divine  fît  que  la  lune 
s'approcha  du  soleil  surnaturellement  en  dehors  du  temps 
normal,  et  que  repartant  d'auprès  du  soleil,  elle  se  retrouva  à 
sa  place  normale  au  temps  voulu.  —  Le  troisième  miracle  est 
que  naturellement  l'éclipsé  du  soleil  commence  toujours  à  la 
partie  occidentale  pour  parvenir  à  la  partie  orientale;  et  cela, 
parce  que  la  lune,  selon  le  mouvement  qui  lui  est  propre  qui 
fait  qu'elle  se  meut  d'occident  en  orient,  est  plus  rapide  que  le 
soleil  dans  son  propre  mouvement;  à  cause  de  cela,  la  lune, 
venant  de  l'occident,  atteint  le  soleil  et  le  passe,  allant  vers 
l'orient.  Ce  jour-là,  au  contraire,  la  lune  avait  déjà  passé  le  so- 
leil et  en  était  distante  de  toute  la  moitié  du  cercle,  se  trou- 
vant à  l'opposé.  Il  fallut  donc  qu'elle  revienne  à  l'orient  vers 
le  soleil  et  qu'elle  l'atteigne  d'abord  à  la  partie  orientale,  s'avan- 
çant  vers  l'occident.  Et  c'est  là  ce  qu'il  dit  :  Nous  vîmes  l'éclipsé 
elle-même  qui  commença  du  côté  de  l'orient  et  vint  Jusqu'à  l'extré- 
mité du  soleil,  car  elle  l'éclipsa  tout  entier;  puis  elle  revint  en 
arrière.'  —  Le  quatrième  miracle  fut  que  dans  l'éclipsé  natu- 
relle, le  soleil  commence  à  réapparaître  du  côlé  où  il  avait  été 
d'abord  obscurci.  C'est  qu'en  effet  la  lune,  se  plaçant  sur  le 
soleil,  par  son  mouvement  naturel  passe  le  soleil,  allant  vers 
l'orient,  en  sorte  que  la  partie  occidentale  du  soleil  qu'elle 
avait  occupée  d'abord  est  la  première  aussi  qu'elle  laisse.  Ce 
jour-là,  au  contraire,  la  lune,  revenant  miraculeusement  de 
l'orient  vers  l'occident,  ne  passa  point  le  soleil  de  façon  à  être 
plus  à  l'occident  que  lui;  mais,  après  qu'elle  eût  atteint  l'ex- 
trémité du  soleil,  elle  revint  vers  l'orient;  et,  ainsi,  la  partie 


360  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

du  soleil  qu'elle  occupa  en  dernier  lieu,  fut  aussi  la  première 
qu'elle  abandonna  »,  pour  retourner  en  arrière  :  <(  de  telle 
sorte  que  l'éclipsé  commença  du  côlé  oriental  et  ce  fut  du  côté 
occidental  que  la  clarlé  commença  à  réapparaître.  Et  c'est  ce 
qu'il  dit  :  .\ous  vîmes  encore  que  ce  ne  Jut  pas  du  même  coté  du 
soleil  que  se  produisit  la  disparition  et  le  retour  de  la  lumière, 
mais,  au  contraire,  au  diamètre  opposé  », 

Après  avoir  soigneusement  noté  les  diverses  particularités  de 
l'éclipsé  relatée  dans  la  lettre  dont  il  s'agit,  saint  Thomas 
ajoute  :  «  Nous  trouvons  signalé  un  cinquième  miracle  par 
saint  Jean  Ghrysostome  »  dans  son  homélie  LXXXVIII  «  sur 
saint  Matthieu;  où  il  dit  que  les  ténèbres  durèrent,  ce  Jour-là, 
trois  heures,  alors  que  r éclipse  »  oïdinaire  d  du  soleil  passe  en  an 
moment;  elle  n'a  pas,  en  effet,  de  durée  »  ou  d'arrêt,  «  comme 
le  savent  ceux  qui  la  considèrent.  Par  où  il  est  donné  à  entendre 
que  »  dans  l'éclipsé  dont  il  s'agit,  «  la  lune  s'arrêta  sur  le  soleil  ; 
à  moins  qu'on  ne  veuille  dire  que  le  temps  des  ténèbres  se 
compte  depuis  le  moment  où  le  soleil  commença  à  s'obscurcir, 
jusqu'au  moment  où  il  réapparut  totalement  »  ;  mais  ceci  n'est 
point  probable,  parce  qu'il  semble  bien  que  d'après  le  récit 
évangélique,  il  faut  entendre  les  trois  heures  de  ténèbres  au 
sens  de  ténèbres  épaisses. 

«  Il  est  vrai  que  contre  ce  récit  de  l'Évangile,  comme  le  dit 
Origène  sur  saint  Mcdlhieu  (tr.  XXXV),  les  enfants  de  ce  siècle 
disent  :  Comment  se  fait-il  qu" un  prodige  aussi  extraordinaire  nait 
été  signcdé  par  aucun  écrivain,  soit  grec,  soit  barbare?  Et  il  ré- 
pond qu'un  certain  Phlégon,  dans  ses  chroniques  a  écrit  que  le 
fcdt  s'est  produit  sous  le  règne  de  Tibère,  mais  sans  spécifier  qu'il 
se  soit  produit  au  temps  de  la  pleine  lune.  Ce  silence  total  ou  par- 
tiel peut  s'expliquer,  ajoute  saint  Thomas,  par  ceci,  qu'à  l'épo- 
que dont  il  s'agit  les  astronomes  qui  se  trouvaient  épars  dans 
les  divers  pays,  ne  songeaient  pas  à  observer  à  ce  moment-là 
une  éclipse,  étant  donné  que  ce  n'était  point  le  temps  où  elles 
se  produisent;  mais  ils  purent  croire  que  cette  obscurité  pro- 
venait de  quelque  trouble  dans  l'atmosphère.  En  Egypte,  au 
contraire,  où  les  nuages  apparaissent  rarement  à  cause  de  la 
pureté  de  l'air,  saint  Denys  et  son  compagnon  furent  davantage 


Q.  XLIV.  —  DE  CHAQUE  ESPÈCE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.       36  I 

excités  à  observer  ce  qui  nous  a  été  rapporté  au  sujet  de  celle 
obscurité  »  extraordinaire  dont  ils  étaient  les  témoins. 

L'analyse  si  attentive  que  nous  a  donnée  saint  Thomas  de  ce 
récit  de  l'éclipsé  dans  la  lettre  à  Polycarpe  qu'on  trouve  parmi 
les  œuvres  portant  le  nom  de  saint  Denys  l'Aréopagite  ne  laisse 
pas  qne  de  ramener  l'attention  sur  le  problème  de  l'authenti- 
cité de  ces  écrits.  Comment  concevoir,  en  effet,  qu'un  auteur 
aussi  génial  et  aussi  saint  que  celui  de  ces  écrits,  ait  eu  la 
pensée  d'un  tel  récita  supposer  qu'il  s'agisse  d'un  auteur  ayant 
vécu  quelque  quatre  ou  cinq  siècles  après  la  Passion  du  Christ. 
La  question  se  pose.  Elle  paraîtra  difficile  à  résoudre. 

Vad  terliam  explique  pourquoi  ce  fut  au  moment  de  la 
Passion  du  Christ  que  se  produisit  un  miracle  aussi  grand  que 
celui  de  l'obscurcissement  du  soleil,  tel  surtout  qu'il  se  serait 
passé  dans  l'hypothèse  de  l'authenticité  du  récit  de  l'éclipsé  qui 
vient  d'être  rapportée.  C'est  qu'  u  il  fallait  qu'alors  surtout  fût 
montrée  la  divinité  du  Christ  par  des  miracles,  quand  appa- 
raissait en  Lui  au  plus  haut  point  l'infirmité  ou  la  faiblesse 
en  raison  de  sa  nature  humaine.  De  là  vient  que  lors  de  la 
nativité  du  Chiist  une  étoile  nouvelle  se  montra  dans  le  ciel; 
ce  qui  amène  saint  Maxime  »  de  Turin  k  à  dire,  dans  le  ser- 
mon sur  la  Nativité  (hom.  XllI)  :  Si  lu  méprises  la  crèche,  lève 
an  peu  les  yeux  et  regarde  l'étoile  nouvelle  qui  annonce  au  monde 
la  nativité  du  Seigneur.  —  Or,  dans  la  Passion  apparut  à  l'en- 
droit de  l'humanité  du  Christ  une  infirmité  ou  une  faiblesse 
plus  grande  encore.  Et  c'est  pour  cela  qu'il  fallut  que  de  plus 
grands  miracles  fussent  montrés  portant  sur  les  principaux 
luminaires  du  monde  »,  qui  sont  le  soleil  et  la  lune,  d  Comme 
le  dit  saint  Jean  Chrysostome,  sur  saint  Matthieu  :  c'est  là  le 
signe  que  le  Christ  promcltail  de  donner  à  ceux  qui  lui  de- 
mandaient un  signe  du  ciel,  quand  II  disait  :  Cette  génération 
méchante  et  adultère  demande  un  signe  ;  et  il  ne  lui  sera  pas 
donné  de  signe  si  ce  n'est  le  signe  de  Jonas  le  prophète,  symbole 
du  Crucifiement  et  de  la  Résurrection.  H  était,  en  effet,  plus 
merveilleux  que  ces  choses  se  produisent  alors  qu'il  était  cru- 
cifié, et  non  pas  lorsqu'il  était  encore  menant  notre  vie  sur 
celte  terre  ». 


362  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

S'il  est  un  domaine  qui  appartienne  exclusivement  à  Dieu 
et  qu'aucun  agent  créé  ne  puisse  modifier  par  son  action  pro- 
pre, c'est  bien  assurément  le  cours  ou  la  marche  des  corps  cé- 
lestes. Il  suit  de  là  qu'une  modification  apportée  dans  ce  cours 
ou  dans  cette  marche,  notamment  s'il  s'agit  des  deux  astres 
qui  règlent  notre  vie  humaine  en  ce  qu'elle  a  de  plus  essen- 
tiel et  de  plus  apparent,  savoir  la  distinction  même  du  jour  et 
de  la  nuit,  démontrera  de  la  façon  la  plus  manifeste  ou  la 
plus  éclatante  l'intervention  personnelle  de  Dieu.  D'autre  part, 
une  telle  intervention  a  dû  s'imposer  très  spécialement  au 
moment  oij  devait  le  plus  être  mise  en  lumière  la  divinité  du 
Christ.  Et  ce  moment  fut  celui  de  sa  Passion,  alors  que  sa 
mort  ignominieuse  sur  la  croix  semblait  le  réduire  au  der- 
nier degré  de  l'anéantissement.  De  là  vient  qu'en  effet,  à  ce  mo- 
ment précis  ou  durant  les  trois  heures  qui  précédèrent  sa 
mort,  en  plein  midi,  le  soleil  perdit  sa  clarté  par  un  prodige 
absolument  unique  dans  l'histoire  du  monde  humain  et  phy- 
sique. Rien  n'était  plus  harmonieux  qu'un  tel  miracle  avec 
les  intérêls  de  notre  foi  devant  porter  sur  la  divinité  du  Christ. 
—  Pourrons-nous  en  dire  autant  des  miracles  opérés  par  le 
Christ,  durant  sa  vie,  à  l'endroit  et  au  bénéfice  des  hommes 
au  milieu  desquels  II  vivait.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  mainte- 
nant examiner;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  III. 

Si  le  Christ  a  opéré,  à  l'endroit  des  hommes, 
les  miiracles  qu'il  fallait? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  d  le  Christ  n'a  pas 
opéré,  à  l'endroit  des  hommes,  les  miracles  qu'il  fallait  ».  — 
La  première  fait  remarquer  que  «  dans  l'homme,  l'âme  l'em- 
porte sur  le  corps.  Or,  le  Christ  opéra  de  nombreux  miracles 
en  faveur  des  corps,  tandis  que  nous  ne  lisons  pas  qu'il  ait" 
opéré  un  seul  miracle  pour  les  âmes  :  il  n'est  pas,  en  effet, 
d'incrédule  qu'il  ait  converti  à  la  foi   par  sa  puissance,  mais 


Q.  XLIV.   —  DE  CHAQUE  ESPÈCE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.       363 

seulement  par  sa  parole  et  en  montrant  des  miracles;  nous  ne 
lisons  pas,  non  plus,  qu'il  ail  rendu  sages  des  ignorants.  Donc 
il  semble  qu'il  n'a  pas  opéré,  à  l'endroit  des  hommes,  les  mi- 
racles qu'il  fallait  ».  —  La  seconde  objection  rappelle  que 
«  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  43,  art.  2),  le  Christ  faisait 
les  miracles  par  la  vertu  divine,  dont  le  propre  est  d'agir  su- 
bitement, d'une  manière  parfaite  et  sans  le  secours  d'autrui. 
Or  »,  même  pour  les  miracles  accomplis  sur  les  corps  des 
hommes,  «  le  Christ  n'a  point  toujours  guéri  les  hommes 
dans  leur  corps  subitement.  Il  est  dit,  en  eflet,  dans  saint 
Marc,  ch.  viii  (v.  22  et  suiv.),  qu  ayant  pris  la  main  de  l'aveu- 
gle, Il  le  conduisit  hors  du  bourg,  et  mettant  de  la  salive  sur 
ses  yeux.  Il  lui  imposa  les  mains,  lui  demandant  s'il  voyait  quel- 
que chose.  L'aveugle,  regardant,  dit  :  Je  vois  les  hommes  comme 
des  arbres  qui  marchent.  Et  Jésus  ayant  de  nouveau  placé  ses 
mains  sur  les  yeux  de  l'aveugle,  celui-ci  commenra  à  voir  et  il  fut 
guéri  de  telle  sorte  qu'il  voyait  clairement  toutes  choses.  On  voit, 
par  là,  que  le  Christ  ne  le  guérit  pas  tout  d'un  coup,  mais 
qu'il  commença  de  le  guérir  d'une  manière  imparfaite,  el  par 
le  moyen  de  la  salive.  Donc  il  semble  que  ce  n'est  point 
comme  il  fallait  que  le  Christ  a  opéré  des  miracles  à  l'endroit 
des  hommes  ».  Cette  objection,  très  délicate,  nous  vaudra  une 
réponse  du  plus  haut  intérêt  doctrinal.  —  La  troisième  objec- 
tion dit  que  «  les  choses  qui  ne  sont  pas  liées  entre  elles  n'ont 
pas  à  être  enlevées  simultanément.  Or,  la  maladie  corporelle 
n'a  pas  toujours  le  péché  pour  cause;  comme  on  le  voit  par 
cette  parole  du  Seigneur,  en  saint  Jean,  ch.  ix  (v.  2,  3)  :  \i  lui 
n'a  péché,  ni  ses  parents,  pour  qu'il  soit  né  aveugle.  Il  ne  fallait 
donc  pas  qu'aux  hommes  qui  demandaient  la  guérison  des 
corps  II  remette  les  péchés,  comme  nous  lisons  qu'il  le  fit  au 
sujet  du  paralytique  dont  il  est  parlé  en  saint  Matthieu,  ch.  ix 
(v.  2);  alors  surtout  que  la  guérison  corporelle,  par  cela 
qu'elle  est  quelque  chose  de  moins  que  la  rémission  des  pé- 
chés, ne  semble  pas  être  un  argument  sulïîsant  pour  prouver 
qu'il  pût  remettre  les  péchés»,  comme  cependant  nous  lisons 
que  le  Christ  Lui-même  en  lire  argument.  Ici  encore  nous  au- 
rons une  réponse  tort  intéressante.  —  La  quatrième  objection 


364  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

précise  à  nouveau  que  «  les  miracles  du  Christ  ont  été  faits 
pour  confirmer  sa  doctrine  et  rendre  témoignage  à  sa  divinité, 
ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  (43,  art.  3)  ».  Et  notons,  de  nou- 
veau, soigneusement,  au  passage,  cette  déclaration  très  nette 
de  saint  Thomas  relativement  à  la  fin  apologétique  des  mira- 
cles du  Christ.  «  Or,  nul  ne  doit  empêcher  la  fin  de  son  œu- 
vre. Il  semble  donc  que,  mal  à  propos,  le  Christ,  à  certains 
qu'il  avait  guéris,  ordonnait  de  n'en  rien  dire  à  personne; 
comme  on  le  voit  en  saint  Matthieu,  ch.  ix  (v.  3o),  et  en 
saint  Marc,  ch.  vin  (v.  26);  alors  surtout  qu'il  ordonna  à  d'au- 
tres de  publier  les  miracles  qui  avaient  été  faits  pour  eux, 
comme  nous  lisons,  en  saint  Marc,  ch.  v  (v.  i^),  qu'il  dit  à 
celui  qu'il  avait  délivré  des  démons  :  Va  dans  ta  maison,  au- 
près des  tiens,  et  annonce  toutes  les  grandes  choses  que  le  Sei- 
gneur a  faites  pour  toi  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  simplement  qu'  a  il  est  dit, 
en  saint  Marc,  ch.  vu  (v.  37)  :  //  a  bien  fait  toutes  choses  : 
Il  a  fait  entendre  les  sourds  et  parler  les  muets  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  les  choses 
qui  sont  ordonnées  à  une  fin  doivent  être  proportionnées  à 
celte  fin.  Or,  le  Christ  était  venu  en  ce  monde  et  enseignait 
dans  ce  but  ou  à  cette  fin  qui  était  de  sauver  les  hommes;  se- 
lon cette  parole  marquée  en  saint  Jean,  ch.  m  (v.  17)  :  Dieu 
n'a  pas  envoyé  son  Fils  dans  le  monde  pour  juger  le  monde,  mais 
pour  que  le  monde  soit  sauvé  par  Lui.  Il  s'ensuit  qu'il  convenait 
que  le  Christ,  en  guérissant  les  hommes,  pris  en  particulier, 
d'une  façon  miraculeuse,  montrât  qu'il  était  le  Sauveur  uni- 
versel et  spirituel  de  tous  ». 

Wad  primum,  repienant,  sous  une  autre  forme,  les  notions 
de  fin  et  de  moyen,  mentionnées  au  début  du  corps  de  l'arti- 
cle, en  tire  une  laison  appropriée  pour  résoudre  les  deux  as- 
pects de  la  difficulté  que  présentait  la  première  objection. 
Celle-ci  no  comprenait  pas  que  le  Christ  eût  lait  des  mira- 
cles portant  sur  les  corps  parmi  les  hommes  et  qu'il  n'en 
eut  point  fait  portant  sur  les  âmes,  soit  dans  l'ordre  de 
la  foi  à  donner  aux  incroyants,  soit  dans  l'ordre  de  la  sa- 
gesse à  communiquer  aux  igorants.  Saint  Thomas  répond  que 


Q.    KLIV.   —  DE  CHAQUE  ESPECE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.        365 

«  les  choses  ordonnées  à  la  fin  se  dislingucnt  de  la  fin  elle- 
même.  Or,  les  miracles  fails  par  le  Christ,  étaient  ordonnés, 
comme  à  leur  fin,  au  salut  de  la  partie  laisonnable  »  dans 
l'homme,  «  qui  consiste  dans  rillumination  de  »  l'esprit  par 
«  la  sagesse  et  dans  la  justification  »  qui  revêt  de  grâce  et  de 
charité  l'âme  et  la  volonté  x  des  hommes.  De  ces  deux  cho- 
ses »,  rillumination  de  l'esprit  par  la  sagesse  et  la  justification 
de  la  volonté  par  la  charité,  «  la  première  présuppose  la  se- 
conde; parce  que,  comme  il  est  dit  au  livre  de  la  Sagesse, 
ch.  I  (v.  4),  dans  l'âme  oà  règne  le  mal  la  sagesse  ne  fera  pas  son 
entrée,  ni  elle  n'habitera  dans  un  corps  esclave  des  péchés.  D'au- 
tre part,  il  ne  convenait  pas  de  justifier  les  hommes,  sinon 
avec  leur  consentement;  car  c'eût  été,  et  contre  la  raison  de 
la  justice  »,  au  sens  oij  nous  en  parlons  ici,  <(  qui  impli- 
que la  rectitude  de  la  volonté,  et  aussi  contre  la  raison  de 
la  nature  humaine,  qui  doit  être  conduite  au  bien  par  le  libre 
arbitre  et  non  par  la  coaction  ».  On  remarquera,  au  passage, 
cette  belle  déclaration  de  saint  Thomas.  Il  en  conclut  que  «  le 
Christ  a  donc  par  sa  vertu  divine  justifié  les  hommes  intérieu- 
rement, mais  non  »  par  voie  de  puissance  autoritaire  si  l'on 
peut  ainsi  dire  et  «  contre  leur  gié  ».  Toutefois,  u  cet  elTet  » 
de  la  vertu  divine  est  d'un  ordre  spécial  et  c<  n'appai  tient  pas 
aux  miracles;  mais  à  la  fin  des  miracles  ».  Et,  par  suite,  il  n'y 
a  pas  à  objecter,  contre  l'à-propos  des  miracles  du  Christ  à 
l'endroit  des  hommes,  l'absence  de  miiacles  [)ortant  sui- la  jus- 
tification des  âmes.  —  «  Pareillement  aussi  »,  pour  ce  qui  est 
de  la  sagesse  à  communiquer  aux  ignorants,  «  par  sa  vertu 
divine  le  Christ  infusa  la  sagesse  à  ses  disciples  qui  n'avaient 
aucune  culture;  et  de  là  vient  qu'il  leur  dit,  en  saint  Luc, 
ch.  XXI  (v.  i5)  :  Je  vous  donnerai  une  bouche  et  une  sagesse,  à 
laquelle  ne  pourront  résister  ou  contredire  aucun  de  vos  adver- 
saires. Toutefois,  ceci,  non  plus,  quant  à  l'illumination  inté- 
rieure, n'est  pas  mis  au  nombre  des  miracles  visibles;  mais 
seulement  quant  à  l'acte  extérieur,  pour  autant  que  les  hom- 
mes voyaient  des  illettrés  et  des  ignorants  parler  avec  une  si 
grande  sagesse  et  une  si  grande  constance.  De  là  vient  qu'il 
est  dit,  au  livre  des  Actes,  ch.  iv  (v.  i3)  :  Les  Juifs,  voyant  la 


366  SOMME    THÉOLOGIQtJE. 

constance  de  Pierre  et  de  Jean,  et  sachant  qu'ils  étaient  des  hom- 
mes illettrés  et  sans  culture,  demeuraient  étonnés.  —  On  peut 
dire  cependant  que  ces  sortes  d'elTels  spirituels,  bien  qu'ils  se 
distinguent  des  miracles  visibles  »  ont  une  vertu  apologéti- 
que, comme  les  miracles,  et  «  sont  des  témoignages  de  la 
doctrine  et  de  la  verfu  du  Christ;  selon  cette  parole  de  l'Epî- 
tre  aux  Hébreux,  ch.  ii  (v.  /»)  :  Dieu  rendant  témoignage  par  des 
signes  et  des  prodiges  et  des  vertus  diverses  et  les  distributions 
de  C Esprit-Saint  ». 

Après  avoir  ainsi  mis  au  point  la  question  des  miracles  à 
l'endroit  du  côté  spirituel  de  l'âme  humaine,  saint  Thomas 
ajoute  que  «  cependant,  à  l'endroit  des  âmes  des  hommes,  sur- 
tout quant  à  l'immutation  des  puissances  inférieures,  le  Christ 
a  fait  certains  miracles.  De  là  vient  que  saint  Jérôme,  sur 
cette  parole  de  saint  Matthieu,  ch.  ix  (v.  9)  :  Se  levant,  il  le 
suivit,  dit  :  L'éclat  lui-même  et  la  majesté  de  la  divinité  cachée, 
qui  reluisait  sur  son  visage  humain,  pouvait  attirer  à  Lui,  dès  le 
premier  aspect,  ceux  qui  le  voyaient.  Et,  sur  cette  autre  parole 
de  saint  Matthieu,  ch.  xxi  (v.  12),  //  chassait  tous  les  vendeurs 
et  acheteurs,  le  même  saint  Jérôme  dit  encore  :  Pour  moi,  de 
tous  les  miracles  que  le  Seigneur  a  faits,  celui-là  me  paraît  être 
le  plus  merveilleux,  quun  seul  homme,  et,  à  ce  moment-là,  sans 
aucun  prestige,  ait  pu,  au  seul  brandissement  du  fouet,  chasser 
une  si  grande  multitude.  Il  fallait  qu'un  quelque  chose  tout  de  feu 
et  fulgurant  rayonnât  de  ses  yeux  et  que  la  majesté  de  la  divinité 
éclate  sur  ses  traits.  Origène  dit  aussi,  sur  saint  Jean  (hom.  XI), 
que  ce  miracle  fut  plus  grand  que  celui  de  l'eau  changée  en  vin; 
parce  que,  dans  ce  dernier  miracle,  une  matière  inanimée  était 
transformée,  tandis  que,  dans  l'autre,  étaient  domptés  les  esprits 
de  tant  de  milliers  d'hommes.  Et,  sur  cette  parole  de  saint  Jean, 
ch.  xvni  (v.  6),  Ils  se  rejetèrent  en  arrière  et  tombèrent  sur  le 
sol,  saint  Augustin  dit  (tr.  CXIi)  :  Ln  seul  mot,  sans  le  secours 
d'aucun  trait,  frappa,  repoussa,  renversa  une  tourbe  à  la  haine 
féroce  et  armée  terriblement  :  c'est  que  Dieu  était  caché  dans  la 
chair.  Il  en  est  de  même  du  fait  relaté  en  saint  Luc,  ch.  iv 
(v.  3o),  où  il  est  dit  que  Jésus  passant  au  milieu  d'eux  »  (les 
Nazaréens  qui  l'avaient  conduit  sur  le  mont  pour  le  jeter  en 


Q,  XLIV.   —  DE  CHAQUE  ESPÈCE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.        867 

bas)  «  repartait  »,  sans  que  personne  osât  s'y  opposer;  «  ce 
qui  fait  dire  à  saint  Jean  Chrysostome  (hom.  XLVIII,  sur 
saint  Jean),  que  passer  au  milieu  d'ennemis  voulant  le  perdre 
et  n'être  point  saisi  par  eux  montrait  féminence  de  la  divinité. 
De  même,  sur  ce  qui  est  dit  en  saint  Jean,  ch.  viii  (v.  69), 
que  Jésus  se  déroba  aux  Juijs  et  sortit  du  Temple,  saint  Au- 
gustin (ou  plutôt  ïhéopliylacte)  fait  cette  remarque  :  //  ne  se 
cacha  point  dans  quelque  coin  du  Temple,  comme  ayant  peur, 
ou  derrière  un  mur  ou  une  colonne,  comme  pour  éviter  les  coups; 
mais,  se  rendant  invisible  par  sa  puissance  céleste,  Il  sortit  en 
passant  au  milieu  d'eux.  —  De  tous  ces  faits  »,  conclut  excel- 
lemment saint  Thomas,  «  il  ressort  en  pleine  lumière,  que  le 
Christ,  quand  II  le  voulut,  changea,  par  sa  vertu  divine,  les 
esprits  des  hommes,  non  pas  seulement  en  les  justifiant  et  en 
leur  infusant  la  sagesse,  ce  qui  appartient  à  la  fin  des  mira- 
cles; mais  encore  en  les  attirant  extérieurement  ou  en  les  ter- 
rifiant ou  en  les  stupéfiant,  ce  qui  appartient  aux  miracles 
eux-mêmes  ». 

Vad  secundum  répond  à  la  difficulté  que  soulevait  l'objection 
en  raison  du  mode  spécial  de  guérison  de  l'aveugle  signalé 
en  saint  Marc.  Saint  Thomas  fait  observer  que  «  le  Christ  était 
venu  sauver  le  monde,  non  sculemeot  par  la  vertu  divine, 
mais  aussi  par  le  mystère  de  l'Incarnation.  C'est  pour  cela  que 
fréquemment,  dans  la  guérison  des  infirmes.  Il  n'usait  pas  de 
la  seule  puissance  divine,  guérissant  par  mode  de  comman- 
dement, mais  aussi  apportant  quelque  chose  qui  avait  trait  à 
son  humanité.  De  là  vient  que  sur  cette  parole  de  saint  Luc, 
ch.  IV  (v.  4o),  Imposant  ses  mains  à  chacun,  Il  les  guérissait  tous. 
Saint  Cyrille  dit  :  Bien  que,  comme  Dieu,  Il  eut  pu,  d'un  mot, 
chasser  toutes  les  maladies,  cependant  II  touche  les  malades,  mon- 
trant que  sa  propre  chair  est  efficace  à  apporter  les  remèdes.  Et, 
sur  ces  mots  de  saint  Marc,  ch.  viii  (v.  28  et  suiv.).  Mettant 
de  la  salive  sur  ses  yeux.  Il  lui  imposâtes  mains,  saint  Jean  Chry- 
sostome (ou  plutôt  Victor  d'Antioche)  dit  :  //  met  de  la  salive  et 
il  impose  les  mains  à  l'aveugle,  voulant  montrer  que  la  Parole  di- 
vine, jointe  à  l'opération,  accomplit  les  merveilles  :  la  main,  en 
^fj^i^  rappelle  l'opération  ;  et  la  salive  rappelle  la  parole  qui  sort  de 


368  SOMME  thÉolooique. 

la  bouche.  Et,  sur  cette  parole  de  saint  Jean,  ch.  xi  (v.  6),  // 
fit  de  la  boue  avec  de  la  salive,  et  II  plaça  celte  boue  sur  les  yeux 
de  l'aveugle:  saint  Augustin  dit  (tr.  XLIV)  :  De  sa  salive  II  fît  de 
la  boue,  parce  que  le  Verbe  s'est  fait  chair;  ou  aussi  pour  signi- 
fier que  Lui-ineine  était  Celui  qui  avait  formé  l'homme  du 
limon  de  la  terre,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome 
(hom.  LVI)  11.  —  Après  avoir  donné  ces  explications,  saint 
Thomas  ajoute  qu'  «  il  faut  aussi  considérer,  au  sujet  des  mi- 
racles du  Christ,  que  communément  II  faisait  des  œuvres 
absolument  parfaites  ou  achevées.  Aussi  bien,  sur  cette  parole 
marquée  en  saint  Jean,  ch.  ii  (v.  lo)  :  Tout  homme  sert  d'abord 
le  bon  vin,  saint  Jean  Chrysostome  dit  (hom.  X}tll)  :  Les  mira- 
racles  du  Christ  sont  tels  qu'ils  dépassent  de  beaucoup  en  beauté 
et  en  utilité  les  choses  que  la  nature  fait.  Et,  pareilllement,  c'est 
instantanément  qu'il  conférait  aux  infirmes  une  santé  parfaite. 
Aussi  bien,  sur  cette  parole  de  saint  Matthieu,  ch.  vin  (v.  i5). 
Elle  se  leva  et  les  servent,  saint  Jérôme  dit  :  La  santé  que  conjère 
le  Seigneur  revient  tout  entière  d'un  seul  coup.  Il  en  agit  toute- 
fois autrement  pour  cet  aveugle  »  dont  parlait  l'objection,  «  à 
cause  de  son  infidélité,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome 
(ou  plutôt  Victor  d'Antioche).  Ou  bien,  comme  le  dit  le  véné- 
rable Bède,  celui  qu'il  pouvcdt  guérir  tout  entier  d'un  seul  coup, 
Il  le  guérit  petit  à  petit,  pour  montrer  la  grandeur  de  l'aveuglement 
de  l'homme,  qui,  à  grand  peine,  et  comme  par  degrés,  revient  à 
la  lumière,  et  pour  nous  signaler  sa  grâce  par  laquelle  II  aide  à 
chaque  pas  notre  progrès  vers  la  perfection  ».  Cette  dernière  ex- 
plication du  vénérable  Bède  est  fort  belle. 

L'ad  tertium  répond  à  la  difficulté  tirée  de  la  guérison  du 
paralylique.  Saint  Thomas  rappelle  que  «  comme  il  a  été  dit 
plus  haut  (q.  43,  art.  2),  le  Christ  faisait  les  miracles  par  la 
vertu  divine.  Or,  les  œuvres  de  Dieu  sont  parfaites,  comme  il 
est  dit  au  Deuléronome,  ch.  xxxii  (v,  [\).  D'autre  part,  une 
chose  qui  n'atteint  pas  sa  fin  n'est  point  parfaite.  Et  parce  que 
la  fin  de  la  guérison  extérieure  opérée  par  le  Christ  est  la  gué- 
rison de  l'âme,  il  s'ensuit  qu'il  ne  convenait  pas  au  Christ  de 
guérir  le  corps  de  quelqu'un  sans  guérir  aussi  son  àme.  De  là 
vient  que  sur  celte  parole  marquée  en  saint  Jean,  ch.  vu  (v.  28), 


0.   )iU\r.  —  t)E  CrtAQUE  ESPÈCE  DES  MIRACLES  t)U  CHRIST.        SÔQ 

Tai  rendu  sain  un  homme  tout  entier  le  Jour  du  sabbat,  saint 
Augustin  dit  (tr.  XXX)  :  Il  Jut  guéri,  pour  être  sain  dans  son 
corps  ;  et  il  crut,  pour  être  sain  dans  son  âme.  —  Que  s'il  fut  dit 
spécialement  au  paralytique  »  dont  parlait  l'objection  :  «  Tes 
péchés  te  sont  remis,  ce  fut,  comme  le  dit  saint  Jérôme,  sur 
saint  Matthieu,  parce  que  nous  devions  entendre  par  là  que  la  plu-- 
part  des  faiblesses  ou  des  infirmités  corporelles  ont  pour  cause  les 
péchés  ;  et  pour  cela  peut-être  les  péchés  Jurent  remis  d'abord, 
ajln  que  les  causes  de  la  maladie  étant  enlevées  la  santé  revînt.  De 
là  vient  qu'il  est  dit  en  saint  Jean,  ch.  v  (v.  i^)  :  Ne  pèche  plus, 
de  peur  que  quelque  chose  de  pire  ne  l'arrivé;  par  où,  comme  le 
dit  saint  Jean  Chrysostome  (hom.  XXXVIII),  nous  apprenons 
que  la  maladie  »  que  le  Christ  venait  de  guérir,  «  avait  eu  pour 
cause  le  péché.  —  n  Ajoutons  enfin,  comme  le  note  aussi 
saint  Jean  Chrysostome,  sur  saint  Matthieu  (hom.  XXIX),  que 
«  autant  rame  est  supérieure  au  corps,  autant  remettre  les  péchés 
l'emporte  sur  la  guérison  des  corps  :  toutefois,  parce  que  cela  nest 
point  manijeste,  le  Christ  fd  ce  qui  est  moindre  mais  manijeste 
pour  montrer  ce  qui  est  plus  grand  mais  non  manifeste  »  ;  et  par 
là  nous  répondons  à  la  dernière  difficulté  que  soulevait  l'ob- 
jection, toujours  au  sujet  de  celte  même  guérison  du  paralyti- 
que dont  parle  saint  Matthieu  au  chapitre  ix. 

Vad  quartum  explique  comme  il  suit,  par  un  texte  de  saint 
Jean  Chrysostome,  la  contradiction  apparente  de  la  double 
recommandation  faite  par  le  Christ  au  sujet  de  ses  miracles, 
et  justifie,  du  même  coup,  celle  des  deux  qui  semblait  opposée 
à  la  fin  de  ces  miracles.  Sur  ce  mot,  rapporté  par  saint  Mat- 
thieu, ch.  IX  (v.  3o)  :  Veillez  à  ce  que  personne  ne  le  sache,  saint 
Jean  Chrysostome  dit  (hom.  XXXII)  :  Ces  paroles  ne  sont  pas 
contraires  à  ce  qu'il  dit  ailleurs  :  Va  et  annonce  la  gloire  de  Dieu. 
Il  nous  apprend  à  réprimer  ceux  qui  veulent  nous  louer  pour  nous- 
mêmes.  Si,  au  contraire,  tout  est  rapporté  à  la  gloire  de  Dieu, 
bien  loin  de  nous  y  opposer,  nous  devons  ordonner  qu'on  le  fasse». 
—  C'est  dans  ce  même  sens  que  Notre-Seigneur,  dans  l'Evan- 
gile, repoussait  le  titre  »  bon  »,  que  lui  donnait  le  jeune 
homme  dont  parlent  saint  Marc,  ch.  x,  v.  17,  18;  et  saint 
Luc,  ch.  xviii,  V.  18,  19,  déclarant  que  Dieu  seul  est  bon  :  ce 
XVI.  —  La  Rédemption.  24 


370  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

jeune  homme,  en  effet,  ne  s'arrêtait  qu'au  côlé  humain  de  la 
Personne  du  Christ  et  n'allait  pas  jusqu'à  découvrir  le  Dieu 
caché  sous  ces  dehors  humains. 

Au  sujet  de  cet  article  que  nous  venons  de  lire  et  des  nom- 
breux textes  de  Pères  apportés  par  saint  Thomas  pour  répondre 
aux  objections  touchant  le  caractère  des  miracles  du  Christ 
accomplis  sur  les  hommes,  Gajétan  fait  cette  belle  remarque  : 
«  Ici,  comme  en  mille  autres  endroits,  notez  que  l'Auteur  ne 
s'attribue  rien  de  la  doctrine  des  Saints;  et  chaque  point,  qu'il 
aurait  pu  résoudre  par  lui-même,  donnant  la  réponse  en 
son  propre  nom,  il  a  mieux  aimé  l'attribuer  aux  multiples 
saints  Docteurs;  afin  de  nous  enseigner  deux  choses  :  et  les 
miracles  du  Christ,  et  l'humilité  ».  N'avait-il  pas  déjà,  au  mo- 
ment où  il  dictait  cette  partie  de  la  Somme,  écrit  sa  merveil- 
leuse Chaîne  (TOr,  où  les  quatre  Évangiles  sont  expliqués  tout 
entiers  par  les  textes  des  Pères,  sans  qu'il  ait  rien  mis  de  lui- 
même,  alors  que  cependant,  avec  une  science,  une  érudition 
et  un  art  qui  tiennent  du  prodige,  il  allait  prendre,  dans  cha- 
que Père  ou  Docteur,  cela  même  qui  devait  être  dit  selon  la 
trame  et  l'ordre  de  sa  propre  pensée.  —  Les  miracles  Opérés 
par  le  Christ  sur  les  hommes  pour  les  guérir  de  leurs  infirmi- 
tés corporelles  en  vue  de  leur  guérison  spirituelle  sont,  de 
beaucoup,  les  plus  nombreux  parmi  les  miracles  dont  l'ÉvaTi- 
gile  nous  a  conservé  le  souvenir.  Ils  étaient,  d'ailleurs,  ceux 
qui  convenaient  le  mieux  au  caractère  du  Dieu-Sauveur  et  à  la 
fin  de  sa  venue  parmi  nous.  —  Une  dernière  catégorie  de  mi- 
racles signalée  dans  l'Évangile  est  celle  qui  porte  sur  les  êtres 
inanimés.  Il  nous  reste  à  l'examiner;  et  c'est  ce  que  va  faire 
saint  Thomas  à  l'article  qui  suit. 


Q.   XLIV.  —  DE  CHAQUE  ESPECE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.        Syi 


Article  IV. 

Si  les  miracles  faits  par  le  Christ  sur  les  créatures 
irraisonnables  furent  à  propos? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  les  miracles  faits 
par  le  Christ  sur  les  créatures  irraisonnables  n'ont  pas  été  à 
propos  »  —  La  première  dit  que  «  les  animaux  sont  plus  no- 
bles que  les  plantes.  Or,  le  Christ  a  fait  des  miracles  sur  les 
plantes;  par  exemple,  quand,  à  sa  parole,  le  figuier  se  dessécha, 
comme  il  est  dit  en  saint  Matthieu,  ch.  xxi  (v.  19).  Donc  il 
semble  que  le  Christ  aurait  dû  faire  aussi  des  miracles  sur  les 
animaux  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  que  «  la 
peine  n'est  infligée  justement  que  pour  la  faute.  Or,  ce  n'était 
pas  la  faute  du  figuier,  que  le  Christ  ne  trouvât  point  de  fruit 
en  lui,  puisque  ce  n'était  pas  la  saison  des  fruits  (cf.  S.  Marc, 
ch.  XI,  V.  i3).  Donc  il  semble  que  c'est  mal  à  propos  que  le 
Christ  le  dessèche  ».  —  La  troisième  objection  arguë  en  par- 
tant de  la  disposition  du  monde  corporel  selon  qu'il  tombe 
sous  nos  sens,  où  nous  voyons  que  «  l'air  et  l'eau  sont  au  mi- 
lieu entre  le  ciel  et  la  terre.  Or,  le  Christ  a  fait  certains  mira- 
cles dans  le  ciel,  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (art.  2).  Pareil- 
lement aussi,  sur  la  terre,  quand,  au  moment  de  sa  Passion, 
la  terre  trembla  (S.  Matthieu,  ch.  xxvii,  v.  5i).  11  semble  donc 
qu'il  aurait  dû  faire  aussi  des  miracles  dans  l'air  et  dans  l'eau; 
par  exemple  :  diviser  la  mer,  comme  le  fit  Moïse  {Exode,  ch.  xiv, 
V.  21)  ;  ou  le  fleuve,  comme  le  firent  Josué  {Josué,  ch.  m,  v.  i5, 
16),  et  Élie  (IV  Rois,  ch.  11,  v,  8);  amener  aussi  des  tonnerres 
dans  l'air,  comme  il  arriva  sur  le  mont  Sinaï,  quand  la  loi 
était  donnée  {Exode,  ch.  xix,  v.  16),  et  comme  le  fit  Élie,  au 
livre  111  des  Rois,  ch.  xviii  (v.  t\b)  ».  —  La  quatrième  objection 
en  appelle  à  ce  que  «  les  œuvres  miraculeuses  appartiennent  à 
l'œuvre  du  gouvernement  du  monde  par  la  Providence  divine  «; 
et  c'est,  en  effet,  dans  le  traité  du  gouvernement  divin  que 
saint  Thomas,  toujours  merveilleusement  ordonné,  a  placé  son 
étude  du  miracle  :  cf.    i  p.,  q.    io5,  art.  6-8.  «  Or,  l'œuvre  du 


372  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

gouvernement  présuppose  l'œuvre  de  la  création  »,  comme  nous 
l'avons  vu  dans  cette  même  Première  Partie.  «  C'est  donc  mal 
à  propos  que  le  Christ,  dans  ses  miracles,  a  usé  de  création, 
savoir  quand  il  multiplia  les  pains  (8.  Matthieu,  ch.  xiv,  v.  i5 
et  suiv,;  ch.  xv,  v.  82  et  suiv.).  Donc  ses  miracles  à  l'endroit 
des  créatures  irraisonnables  n'ont  pas  été  ce  qu'il  fallait  ». 

L'argument  sed  contra  déclare  simplement  que  u  le  Christ 
est /«  Sagesse  de  Dieu  {i"  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  i,  v.  24), 
dont  il  est  dit,  au  livre  de  la  Sagesse,  ch.  viii  (v.  i),  qu'elle 
dispose  toutes  choses  avec  suavité  »> . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  une  fois  de 
plus,  en  le  précisant  encore  dans  une  formule  qui  résume 
tout,  ce  qui  est  la  fin  des  miracles  du  Christ.  ((  Comme  il  a 
été  dit  plus  haut  (art.  précéd.),  les  miracles  du  Christ  étaient 
ordonnés  à  faire  connaître  la  vertu  divine  qui  était  en  Lui 
pour  le  salut  des  hommes.  Or,  il  appartient  à  la  vertu  divine 
que  toute  créature  lui  soit  soumise.  Il  s'ensuit  que  le  Christ 
dut  faire  des  miracles  sur  tous  les  genres  de  créatures  :  non 
pas  seulement  à  l'endroit  des  hommes;  mais  encore  à  l'endroit 
des  créatures  qui  n'ont  pas  la  raison  ». 

Vad  primum  explique  pourquoi  cependant  le  Christ  n'a  pas 
fait  des  miracles  portant  sur  les  animaux.  C'est  que  «  les  ani- 
maux touchent  à  l'homme  par  le  genre  »,  puisqu'ils  ont  un 
genre  commun;  «  de  là  vient  aussi  qu'ils  furent  faits  le  même 
jour  avec  l'homme  (cf.  Genèse,  ch.  i,  v.  24  et  suiv.).  Et  parce 
que  le  Christ  avait  fait  beaucoup  de  miracles  portant  sur  les 
corps  des  hommes,  il  ne  fallait  pas  qu'il  fît  d'autres  miracles 
sur  les  corps  des  animaux  :  alors  surtout  que  pour  la  nature 
sensible  et  corporelle,  la  raison  est  la  même  dans  l'homme  et 
dans  les  animaux,  surtout  les  animaux  terrestres.  Les  poissons, 
qui  vivent  dans  l'eau,  sont  plus  éloignés  de  la  nature  des 
hommes;  et  aussi  bien  ils  ont  été  faits  un  autre  ]Out  [Genèse, 
ch.  I,  v.  20  et  suiv.).  Le  Christ  fit  un  miracle  à  leur  endroit, 
dans  l'abondante  capture  dont  il  est  parlé  en  saint  Luc,  ch.  v 
et  suiv.,  et  en  saint  Jean,  chapitre  dernier  (v.  G);  et  même 
sur  le  poisson  que  Pierre  prit  et  dans  lequel  il  trouva  un  sta- 
tère  (S.  Matthieu,  ch.  xvn,  v.   26).  —  Quant  à  l'épisode  des 


Q.   XLIV.  —  DE  CHAQUE  ESPECE  DES  MIRACLES  DU  CHRIST.        878 

porcs  précipités  dans  la  mer,  ce  ne  fut  point  par  l'action 
d'un  miracle  divin,  mais  par  l'opération  des  démons,  en  vertu 
de  la  permission  divine  ». 

Vad  secundum  répond  à  la  difficulté  tirée  du  figuier  dessé- 
ché. «  Comme  le  dit  saint  Jean  Chysoslome,  sur  saint  Mat- 
thieu (hom.  LXVII),  quand  le  Seigneur  opère  quelque  chose  de 
ce  genre  dans  les  plantes  ou  les  animaux,  ne  cherchez  pas  com- 
ment il  a  pu  être  Juste  que  le  figuier  soit  desséché,  alors  que  ce 
n  était  pas  la  saison  des  fruits;  chercher  cela,  en  effet,  est  une 
déraison  :  parce  que  dans  ces  sortes  d'êtres  il  n'y  a  point  la 
raison  de  peine  et  de  faute;  mais  considère:  le  miracle  et  admi- 
rez Celui  qui  l'accomplit.  D'ailleurs,  le  Créateur  ne  fait  point 
d'injure  à  celui  qui  possède,  si,  à  son  gré.  Il  use  de  sa  créa- 
ture pour  le  salut  des  autres;  mais  plutôt,  comme  le  dit 
saint  Hilaire,  sur  saint  Matthieu,  nous  trouvons  en  cela  une 
preuve  de  la  bonté  divine.  Car,  lorsqu'il  voulut  donner  un  exem- 
ple du  salut  quil  venait  apporter  au  monde,  le  Christ  exerça  la 
puissance  de  sa  vertu  sur  les  corps  humains.  Quand,  au  contraire, 
Il  traçait  limage  de  sa  sévérité  sur  les  contumaces,  Il  indiqua  ce 
quelle  serait  par  la  perte  d'un  arbre.  Et,  de  préférence,  Il  prit 
le  figuier,  parce  que,  saint  Jean  Chrysostome  en  fait  la  re- 
marque (endroit  précité),  le  figuier  étant  très  humide  »  ou 
aqueux,  «  le  miracle  de  son  dessèchement  nen  était  que  plus 
grand  ». 

L'«d  tertium  déclare  que  «  le  Christ,  même  dans  l'eau  et  dans 
l'air,  a  fait  les  miracles  qui  lui  convenaient,  lorsque,  nous  le 
lisons  en  saint  Matthieu,  cli.  viii  (v.  26),  Il  commanda  aux 
vents  et  à  la  mer;  et  il  se  Jit  un  grand  calme.  Mais  il  ne  lui  con- 
venait pas,  à  Lui  qui  venait  rétablir  toutes  choses  dans  l'état 
de  la  paix  et  de  la  tranquillité,  de  produire  soit  le  trouble  de 
l'air,  soit  la  division  de  la  mer.  Aussi  bien  l'Apôtre  dit,  aux 
Hébreux,  ch.  xii  (v.  18)  :  Vous  ne  vous  êtes  pas  approchés  de  la 
montagne  qu'on  touche,  ni  du  feu  ardent,  ni  de  la  nuée,  ni  des 
ténèbres,  ni  de  la  tempête.  Toutefois,  au  moment  de  la  Passion, 
le  voile  ^e  divisa  (S.  Matthieu,  ch.  xxvn,  v.  5i,  52),  pour  montrer 
que  les  mystères  de  la  loi  étaient  révélés;  les  tombeanx  s'ou- 
vrirent, pour  montrer  que  la  mort  du  Christ  donnait  la  vie 


374  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

aux  morls;  la  terre  trembla  et  les  rochers  se  fendirent,  pour 
montrer  que  les  cœurs  de  pierre  des  hommes  seraient  amollis 
par  sa  Passion  et  que  le  monde  entier,  par  la  vertu  de  sa 
Passion,  devait  être  changé  en  mieux   ». 

Vad  quartum  dit  que  v  la  multiplication  des  pains  ne  fut 
point  faite  par  mode  de  création,  mais  par  addition  d'une  ma- 
tière étrangère  changée  en  pain.  Ce  qui  fait  dire  à  saint  Au- 
gustin, sur  saint  Jean  (tr.  XXIV)  :  Par  oii  II  multiplie  les  mois- 
sons avec  peu  de  grains;  par  là  II  multiplie,  dans  ses  mains,  les 
cinq  pains.  Et  il  est  manifeste  que  c'est  par  le  changement  » 
de  la  matière  ajoutée  «  que  les  grains  se  multiplient  en  mois- 
sons ».  —  Seulement,  tandis  que  cette  multiplication  se  fait 
par  voie  naturelle,  celle  qu'opéra  le  Christ  se  fit  par  voie  de 
miracle,  en  vertu  de  sa  toute-puissance. 

De  tous  les  miracles  du  Christ,  accomplis  par  Lui  au  cours 
de  sa  vie  mortelle,  il  en  est  un  qui  offre  un  caractère  excep- 
tionnel, soit  parce  que,  à  la  différence  des  autres,  il  a  eu  pour 
sujet  le  Christ  Lui-même,  soit  parce  que  sa  nature  et  les  cir- 
constances dans  lesquelles  il  se  produisit  lui  donnent  une  im- 
portance tout  à  fait  à  part.  C'est  le  miracle  de  la  Transfigura- 
tion. Nous  devons  maintenant  l'examiner;  et  il  va  faire  le  sujet 
de  la  question  suivante. 


QUESTION  XLV 


DE  LA  TRANSFIGURATION  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  quatre  articles  : 

1°  S'il  fut  convenable  que  le  Christ  se  transfigurât? 

2°  Si  la  clarté  de  la  Transfiguration  fut  la  clarté  glorieuse? 

3"  Des  témoins  de  la  Transfiguration. 

4°  Du  témoignage  de  la  voix  du  Père. 


Article  Premier. 
S'il  fut  convenable  que  le  Christ  se  transfigurât? 

Trois  objections  veulent  pi ouver  qu'  «  il  ne  fut  pas  conve- 
nable que  le  Christ  se  transfigurât  ».  —  La  première  dit 
qu'  «  il  ne  convient  pas  à  un  corps  véritable  d'être  changé 
en  diverses  figures;  cela  ne  convient  qu'à  un  corps  fantasti- 
que. Puis  donc  que  le  corps  du  Christ  ne  fut  point  fantastique, 
mais  véritable,  comme  il  a  été  vu  plus  haut  (q.  5,  art.  i),  il 
semble  qu'il  ne  dut  pas  se  transfigurer  ».  —  La  seconde  objec- 
tion fait  observer  que  «  la  figure  est  dans  la  quatrième  es- 
pèce de  la  qualité  (Aristote,  Catégories,  ch.  vi,  n.  i4);  tandis 
que  la  clarté  est  dans  la  troisième,  étant  une  qualité  sensible 
{Ibid.,  n.  8).  Donc  l'assomption  de  la  clarté  par  le  Christ  ne 
doit  pas  être  dippe\ée  Trans/îguralion  ».  —  La  troisième  objec- 
tion déclare  que  «  les  dots  du  corps  glorieux  sont  au  nombre 
de  quatre,  comme  il  sera  dit  plus  loin  {Sapplément,  q.  82  et 
suiv.);  savoir,  l'impassibililé,  l'agilité,  la  subtilité  et  la  clarté. 
Donc  le  Christ  n'aurait  pas  dû  se  transfigurer  en  prenant  la 
clarté  plutôt  que  les  autres  dots  ». 

L'argument  sed  contra  en   appelle  simplement  à  ce  qu' «  il 


376  SOMME    TH^OLOGIQUE. 

est  dit,  en  saint  Matthieu,  ch.  xvii  (v.  2),  que  Jésus  Jut  trans- 
figuré en  présence  de  trois  de  ses  disciples  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  commence  par  replacer 
le  fait  de  la  Transfiguration  dans  son  cadre  historique  :  les 
circonstances,  en  effet,  qui  le  précédèrent,  en  expliquent  le 
véritable  sens  et  la  portée.  C'était  à  la  fin  de  la  période  gali- 
léenne  de  la  vie  de  Jésus.  Le  Maître  se  trouvait  avec  ses  dis- 
ciples sur  les  terres  de  Césarée  de  Philippe.  Il  avait  posé  la 
question,  à  laquelle  Pierre  répondit  par  l'admirable  profession 
de  foi  en  la  divinité  du  Christ,  qui  attira  sur  lui  la  première 
déclaration  de  Jésus  touchant  les  prérogatives  de  la  primauté 
de  Pierre.  Puis,  pour  la  première  fois,  Jésus  avait  commencé 
à  montrer  à  ses  disciples  qu'il  lui  faudrait  s'en  aller  à  Jérusalem, 
et  soujjrir  beaucoup  de  la  part  des  anciens  et  des  princes  des  prê- 
tres et  des  scribes,  et  cire  tué,  et  au  troisième  jour  ressusciter.  De 
ces  paroles,  les  disciples  n'avaient  retenu  que  celles  qui  annon- 
çaient les  humiliations,  la  passion  et  la  mort  de  leur  Maître. 
Pierre  ne  put  en  accepter  la  pensée.  Il  tire  à  lui  Jésus  et  se 
met,  dans  son  zèle  mal  éclairé  et  tout  humain,  à  lui  faire  des 
remontrances,  en  disant  :  Qu'il  en  soit  autrement  pour  vous, 
Seigneur;  que  cela  ne  vous  arrive  pas  !  Jésus  ne  sait  que  trop 
combien  difficile  est  pour  l'esprit  de  tous  ses  disciples  l'accep- 
tation d'un  mystère  qui  est  en  opposition  si  directe  avec  leurs 
préjugés  et  leur  fausse  conception  du  Royaume  messianique. 
Il  ne  voudrait  pas  que  la  démarche  de  Pierre  fût  encore  un 
nouvel  obstacle.  Et  se  sentant  Lui-même  atteint  en  ce  qu'il  a 
de  plus  cher,  en  ce  qui  constitue  son  trésor,  savoir  la  divine 
joie  de  s'immoler  jusqu'au  bout  par  amour  de  son  Père  et  des 
hommes,  il  lance  à  Pierre  ce  foudroyant  anathème  :  Retire-toi 
de  moi,  Satan!  Tu  m'es  à  scandale.  Car  tu  ne  Juges  pas  selon  ce 
qui  est  de  Dieu,  mais  selon  ce  qui  est  des  hommes.  Nous  voyons 
par  là  à  quelle  dislance  plane  la  pensée  de  Jésus  au-dessus  de 
ce  petit  groupe  d'hommes  qu'il  doit  cependant  transformer  en 
apôtres  de  cette  même  pensée. 

Jésus,  en  effet,  ne  se  contente  pas  de  signifier  à  Pierre  et 
aux  autres  disciples  jusqu'à  quel  point  est  arrêté  dans  les  con- 
seils divins  le  mystère  de  sa    Passion  et  de   sa  mort.  Il  leur 


QUEST.    XLV.    —   DE   LA   TRANSFIGURATION    DU   CHRIST.  877 

apprend  encore,  et  avec  eux  à  la  foule  qu'ils  viennent  de  re- 
joindre, que  riiumanité  tout  entière  devra  communier  à  ce 
mystère.  Cette  union  au  Christ  crucifié  sera  l'unique  moyen 
d'avoir  accès  à  son  Royaume.  Quand  II  reviendra  pour  juger 
les  vivants  et  les  morts,  l'on  ne  trouvera  grâce  devant  ses  yeux 
qu'à  la  condition  de  lui  avoir  ressemblé  dans  son  absolu  mé- 
pris de  toutes  les  choses  de  la  terre  :  —  Si  quelqu'un  veut  venir 
après  moi,  déclare-t-ll,  qu'il  se  renonce  lui-même;  el  qu'il  prenne 
sa  croix;  et  qu'il  me  suive.  Car  celui  qui  aura  voulu  sauver  sa  vie 
la  perdra  ;  el  celui  qui  aura  perdu  sa  vie  à  cause  de  moi  la  trou- 
vera. Que  sert  à  l'homme,  en  ejjet,  si  après  avoir  gagné  l'univers, 
il  soujjre  dommage  en  son  âme?  C'est  qu'il  doit,  le  Fils  de  l'homme, 
venir  en  la  gloire  de  son  Père,  avec  ses  anges.  Et,  alors.  Il  rendra 
à  chacun  selon  ses  œuvres  {S.  Matthieu,  ch.  xvi,  v.  i3-28). 

Saint  Thomas,  résumant  ici  d'un  mot  toute  celte  grande 
scène,  dit  que  «  le  Seigneur,  après  avoir  annoncé  à  ses  disci- 
ples sa  Passion,  les  avait  induits  à  le  suivre  dans  le  chemin  de 
celte  même  Passion.  Or,  continue  le  saint  Docteur,  il  faut, 
pour  que  quelqu'un  marche  dans  le  droit  chemin,  qu'il  con- 
naisse, d'une  certaine  manière,  d'avance  la  fin  »  ou  le  terme 
auquel  ce  chemin  doit  le  conduire  :  «  et  c'est  ainsi  que  l'ar- 
cher ne  saurait  jeter  droit  sa  ttèche,  s'il  n'a  vu  d'avance  le  but 
où  il  doit  la  jeter.  De  là  vient  que  l'apôtre  Thomas  dit,  en 
saint  Jean,  ch.  xiv  (v.  5)  »,  à  Jésus  qui  avait  déclaré  qu'ils 
savaient  le  chemin  où  II  allait  :  «  Seigneur,  nous  ne  savons  pas 
où  vous  allez;  el  comment  pourrions-nous  savoir  le  chemin?  El 
cela,  ajoute  ici  le  saint  Docteur,  est  surtout  nécessaire  quand 
la  voie  est  difficile  et  âpre,  et  le  parcours  laborieux,  tandis  que 
la  fin  ou  le  terme  est  chose  agréable  ».  C'était  le  cas  pour  le 
mystère  du  Christ,  a  Le  Christ,  par  sa  Passion,  devait  par- 
venir à  ce  terme,  qu'il  obtiendrait  la  gloire,  non  seulement 
de  l'âme,  qu'il  eut  dès  le  principe,  mais  aussi  du  corps;  selon 
cette  parole  donnée  en  saint  Luc,  chapitre  dernier  (v.  26)  : 
Il  fallait  que  le  Christ  souffre  ces  choses  el  qu'il  entre  ainsi  dans 
sa  gloire.  Et  II  conduit  aussi  à  cette  même  gloire  ceux  qui  sui- 
vent les  traces  de  sa  Passion;  selon  cette  parole  marquée  au 
livre  des  Actes,  ch,  xiv  (v.  21)  :  Par  beaucoup  de  tribulations  il 


378  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Jaal  que  nous  entrions  dans  le  Royaume  des  deux.  Il  était  donc 
à  propos  qu'il  montrât  à  ses  disciples  la  gloire  de  sa  splendeur 
ou  de  sa  clarté,  ce  qui  était  se  transfigurer,  gloire  à  laquelle 
Il  configurera  les  siens,  selon  cette  parole  de  l'Épître  aux 
Philippiens,  ch.  m  (v.  21)  :  //  réformera  le  corps  de  notre  humi- 
lité, configuré  au  corps  de  sa  clarté.  Aussi  bien,  le  vénérable 
Bède,  sur  scdnt  Marc  (ch.  viii,  v.  89),  dit  :  C était  un  acte  de  pieuse 
providence  que,  goûtant  pour  un  court  moment  la  contemplation 
de  la  Joie  qui  demeure  toujours,  ils  Jussent  plus  forts  pour  sup- 
porter les  choses  de  l'adversité  ».  Et  que  telle  ait  été  la  pensée 
du  Christ  dans  le  miracle  de  sa  Transfiguration,  nous  en  avons 
la  preuve  manifeste  en  ce  que  Lui-même  fit  suivre  immédiate- 
ment l'annonce  de  celte  Transfiguration  prochaine  à  ce  qu'il 
venait  de  proclamer  au  sujet  de  sa  Passion.  Huit  jours  après, 
en  effet,  Il  montrait  sa  gloire,  sur  le  Thabor,  aux  trois  disci- 
ples privilégiés  qu'il  avait  emmenés  avec  Lui,  à  l'écart,  sur  la 
montagne. 

Vad  primum  n'accepte  pas  l'hypothèse  que  faisait  l'objection. 
«  Comme  le  dit  saint  Jérôme,  sur  saint  Matthieu  (ch.  xviii,  v.  2), 
personne  ne  doit  penser  que  le  Christ,  par  cela  qu'il  est  dit  s'être 
transfiguré,  aurait  perdu  sa  forme  et  sa  figure  première  ou  quil 
aurait  laissé  la  vérité  de  son  corps  et  assumé  un  corps  spirituel  ou 
élhéré.  Comm^.nt  II  se  transforma,  C Évangélisle  nous  le  montre, 
quand  il  dit  :  sa  face  resplendit  comme  le  soleil  ;  et  ses  vêtements 
devinrent  blancs  comme  la  neige.  Là  où  est  montrée  la  splendeur 
de  la  face,  la  blancheur  des  vêtements,  ce  n'est  pas  la  substance 
qui  est  enlevée,  mais  la  gloire  qui  est  chcmgée  ». 

Vad  secundum  déclare  que  u  la  figure  se  considère  par  rap- 
port à  l'extrémité  du  coips  :  elle  est,  en  effet,  ce  que  le  terme 
ou  la  limite  du  corps  comprend  (Euclide,  Éléments,  liv.  I, 
déf.  xiv).  Il  suit  de  là  que  tout  ce  qui  se  considère  à  l'extré- 
mité du  corps  peut  d'une  certaine  manière  être  appelé  du  nom 
de  figure.  Or,  de  même  que  la  couleur,  pareillement  aussi  la 
clarté  ou  l'éclat  du  corps  qui  n'est  pas  transparent  se  consi- 
dère à  la  surface  de  ce  corps  »  ou  à  son  extrémité.  «  Et  c'est 
pour  cela  que  le  fait  d'avoir  assumé  la  clarté  a  été  appelé  du 
nom  de  Transfiguration  ».  . 


QUEST.    XLV,    —   DE   LA   TRANSFIGURATION   DU    CHRIST.  879 

Vad  tertiiim  fait  observer  que  «  parmi  les  quatre  dots  des 
corps  glorieux,  seule  la  clarté  est  une  qualité  de  la  personne 
en  elle-même;  les  autres  trois  dots  ne  sont  perçues  que  dans 
un  acte  ou  un  mouvement  ou  une  passion.  Et  aussi  bien  le 
Christ  montra,  en  Lui  »,  au  cours  de  sa  vie  mortelle,  «  quel- 
ques indices  de  ces  trois  autres  dots  :  de  l'agilité,  par  exemple, 
quand  11  marcha  sur  les  flots  de  la  mer;  de  la  subtilité,  quand 
Il  sortit  du  sein  de  la  Vierge  demeuré  fermé,  sans  que  toute- 
fois nous  puissions  en  appeler  dans  ce  cas  à  la  dot  de  la  subti- 
lité proprement  dite,  car  ce  fut  plutôt  par  une  sorte  de  miracle 
que  le  Christ  sortit  ainsi  du  sein  de  la  Vierge  (cf.  q.  28, 
art.  2);  de  l'impassibilité,  quand  11  s'échappa  des  mains  des 
Juifs  qui  voulaient  le  lapider  ou  le  précipiter  du  haut  de  la 
montagne,  sans  qu'ils  lui  fissent  aucun  mal.  Toutefois,  on  ne 
dit  pas  qu'en  raison  de  ces  faits.  Il  ait  été  transfiguré;  mais 
seulement  en  raison  du  fuit  qu'il  assuma  la  clarté,  parce  que 
celle-ci  appartient  à  l'aspect  de  sa  Personne  ». 

Il  est  un  fait,  dans  la  vie  du  Christ,  qui  tranche  sur  tous 
les  autres  faits,  même  miraculeux,  et  qui  s'appelle,  d'un  nom 
très  approprié  :  la  Transfiguration.  11  était  destiné  à  faire  en- 
trevoir à  ses  disciples,  par  une  manifestation  extraordinaire, 
quelle  serait  un  jour  sa  gloire  et  la  gloire  de  ceux  qui  ne 
craindraient  pas  de  le  suivre,  malgré  les  répugnances  de  la 
nature,  dans  la  voie  de  douleurs  et  de  mort  où  II  venait  de  leur 
annoncer  qu'il  fallait  qu'il  s'engage  Lui-même  et  où  il  faudrait 
que  s'engagent,  après  Lui,  marchant  sur  ses  traces,  tous  ceux 
qui  voudraient  être  ses  vrais  disciples.  Rien  n'était  plus  à  pro- 
pos qu'une  telle  manifestation,  à  ce  moment  de  la  vie  de  Jésus. 
Puisqu'aussi  bien  II  venait,  pour  la  première  fois,  de  montrer 
aux  hommes  la  voie  douloureuse  s'ouvrant  sur  le  Calvaire,  il 
importait  souverainement  qu'il  fît  apparaître,  en  une  vision 
de  gloire^  sur  le  Thabor,  le  terme  éblouissant  011  seraient 
conduits  un  jour  tous  ceux  qui  marcheraient  à  sa  suite  dans 
cette  voie.  —  Mais  cette  gloire  ou  cette  clarté  que  le  Christ 
montra  ainsi  à  ses  disciples  sur  le  Thabor,  quelle  en  fut  la 
nature?  Devons-nous  dire  que  ce  fut  la  clarté  glorieuse  qui  était 


V 

38o  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

déjà  celle  de  son  âme  et  qui  devait  être  celle  de  son  corps 
après  la  résurrection,  comme  elle  sera  celle  des  élus  pendant 
l'éternité.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  II. 
Si  cette  clarté  fut  la  clarté  glorieuse? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  cette  clarté  ne  fut 
pas  la  clarté  glorieuse  »,  —  La  première  en  appelle  à  «  une 
certaine  glose  du  vénérable  Bède  »,  qui,  «  sur  cette  parole  de 
saint  Mathieu,  ch.  xvii  (v.  2),  Il  fui  Iransfiguré  devant  eux,  dit  : 
Dans  son  corps  mortel,  Il  montra,  non  V  immortalité ,  mais  une 
clarté  semblable  à  l'immortalité  future.  Or,  la  clarté  de  la  gloire 
est  la  clarté  de  l'immortalité.  Donc  cette  clarté  que  le  Christ 
montra  à  ses  disciples  ne  fut  pas  la  clarté  de  la  gloire  ».  —  La 
seconde  objection  est  c  une  »  autre  «  glose  du  vénérable  Bède, 
sur  celte  parole  marquée  en  saint  Luc,  ch.  ix  (v.  27),  Ils  ne 
goûteront  pas  la  mort,  qu'ils  n  aient  vu  le  Royaume  de  Dieu  »,  où 
il  est  «  dit  :  ils  verront  la  glorification  du  corps  dans  une  repré- 
sentation imaginaire  de  la  Juture  béatitude.  Or,  l'image  d'une 
chose  n'est  pas  cette  chose  même.  Donc  cette  clarté  ne  fut  pas 
la  clarté  de  la  béatitude  ».  —  La  troisième  objection  dit  que 
«  la  clarté  de  la  gloire  n'est  que  dans  le  corps  humain.  Or, 
cette  clarté  de  la  Transfiguration  apparut  non  seulement  dans 
le  corps  du  Christ,  mais  aussi  dans  ses  vêtements  et  dans  la 
nuée  lumineuse  qui  enveloppa  les  disciples.  Donc  il  semble 
que  cette  clarté  ne  fut  pas  la  clarté  de  la  gloire  ». 

L'argument  sed  contra  est  formé  de  deux  textes  patristiques  : 
l'un,  de  saint  Jérôme;  l'autre,  de  saint  Jean  Chrysostonie.  — 
Le  premier,  de  «  saint  Jérôme,  sur  ces  mots  de  saint  Matthieu, 
ch.  xxvii  (v.  2),  Il  fut  Iransfiguré  devant  eux,  dit  :  Tel  II  doit 
être  au  jour  du  jugement,  tel  II  apparut  aux  Apôtres  ».  —  Le 
second,  de  «  saint  Jean  Chrysostomc,  sur  cette  parole  marquée 
en  saint  Matthieu,  ch.  xvi  (v.  28),  Ils  verront  le  Fils  de  Vhomme 
venant  en  son  Royaume,   dit  (hom.    LVl)  :    Voulant  montrer  ce 


QUEST.    XLV.    —   DE   LA  TRANSFIGURAtlON  DU   CHRIST.  38 1 

qa'est  cette  gloire  dans  laquelle  plus  tard  II  viendra ,  Il  la  leur  ré- 
vèle, dans  la  vie  présente,  comme  il  leur  était  possible  de  l'appren- 
dre ;  afin  que  même  dans  la  mort  du  Seigneur,  ils  ne  cèdent  pas  à 
la  douleur  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  <x  cette  clarté 
que  le  Christ  prit  »  et  manifesta  «  dans  sa  Transfiguration  fut 
la  clarté  de  la  gloire  quant  à  l'essence,  mais  non  quant  au 
mode  d'être.  La  clarté  du  corps  glorieux,  en  effet,  dérive  de  la 
clarté  de  l'âme;  comme  le  dit  saint  Augustin  dans  l'épître  à 
Dioscore  (ép.  CXVIIÏ).  Et,  pareillement,  la  clarté  du  corps 
du  Christ,  dans  la  Transfiguration,  dériva  de  sa  divinité, 
comme  le  dit  saint  Jean  Damascène  (sermon  sur  la  Transfigu- 
ration), et  de  la  gloire  de  son  âme.  Car  le  fait  que  dès  le  prin- 
cipe de  la  conception  du  Christ  la  gloire  de  l'âme  ne  rejaillît 
point  sur  le  corps,  provient  d'une  certaine  dispensalion  divine, 
afin  qu'il  accomplît,  dans  une  chair  passible,  les  mystères  de 
notre  rédemption,  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  i4,  art.  i, 
ad  2"'").  Mais  par  là  ne  fut  point  enlevée  au  Christ  la  puissance 
de  faire  dériver  la  gloire  de  l'âme  sur  le  corps.  Et,  précisément, 
Il  le  fit,  quant  à  la  clarté,  dans  la  Transfiguration.  Toutefois, 
d'une  autre  manière  que  dans  le  corps  glorifié.  Sur  le  corps 
glorifié,  -en  effet,  la  gloire  de  lame  dérive  comme  une  cerlaine 
clarté  permanente  qui  afl'ecte  le  corps.  Et  de  là  vient  que  le  fait 
de  briller  corporellement  n'est  pas  chose  miraculeuse  dans  le 
corps  glorieux  ;-  ;  c'est  son  état  normal.  «  Sur  le  corps  du 
Christ,  dans  la  Transfiguration,  la  clarté  dériva  de  sa  divinité 
et  de  son  âme,  non  par  mode  de  qualité  permanente  et  affectant 
le  corps  lui-même;  mais,  plutôt,  par  mode  d'impression  tran- 
sitoire, comme  quand  l'almosphèie  est  éclairée  par  le  soleil.  Il 
suit  de  là  que  cet  éclat  qui  apparut  alors  sur  le  coips  du  Christ 
fut  chose  miraculeuse;  comme  aussi  le  fait  qu'il  marcha  sur 
les  flots  de  la  mer  (saint  Matthieu,  ch.  xiv,  v.  25).  Aussi  bien, 
saint  Denys,  dans  la  lettre  IV,  à  Caïus,  dit  :  Les  choses  qui  sont 
le  propre  de  l'homme,  le  Christ  les  fait  d'une  manière  qui  est  au- 
dessus  de  l'homme;  c'est  ce  que  montre  la  Vierge  concevant  surna- 
turellement,  et  l'eau  mobile  portant  le  poids  de  pieds  mortels  et 
terrestres.  —  Il  ne  faut  donc  pas  dire  »,  conclut  saint  Thomas, 


382  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

en  finissant,  a  comme  l'a  dit  Hugues  de  Saint-Victor  (ou  plu- 
tôt Innocent  III,  dans  le  sermon  sur  le  Mystère  de  la  messe, 
liv.  IV,  ch.  xii),  que  le  Christ  aurait  assumé  les  dots  de  clarté, 
dans  la  Tiansliguralion  ;  d'agilité,  en  marchant  sur  la  mer;  et 
de  subtilité,  en  sortant  du  sein  fermé  de  la  Vierge  :  parce  que 
la  dot  désigne  une  qualité  qui  demeure  dans  le  corps  glorieux. 
Mais  II  eut,  par  mode  de  miracle,  ce  qui  appartient  aux  dots. 
Et  il  en  fut  de  même,  quant  à  l'âme,  pour  la  vision  dont  saint 
Paul  vit  Dieu,  dans  son  rapt  ou  son  ravissement,  comme  il  a 
été  dit  dans  la  Seconde  Partie  (2''-2'"',  q.  176,  art.  3,  ad  2""^)  ». 

Uad  prinui/n  fait  observer  que,  «  de  cette  parole  »  du  véné- 
rable Bède,  citée  par  l'objection,  «  ne  résulte  pas  que  la  clarté 
du  Ghrisl  »  dans  la  Transfiguration,  «  n'ait  pas  été  la  clarté  de 
la  gloire;  mais  que  ce  ne  fut  pas  la  clarlé  du  corps  glorieux, 
parce  que  le  corps  du  Christ  n'était  pas  encore  immortel.  De 
même,  en  effet,  que,  par  une  sorte  de  dispense,  la  gloire  de 
l'âme  du  Christ  ne  rejaillissait  point  sur  son  corps  »  avant  la 
Résurrection  ;  «  de  même,  par  une  dispense  analogue,  elle  put 
rejaillir  »,  momentanément,  «  quant  à  la  dot  de  la  clarté,  sans 
rejaillir  quant  à  la  dot  de  l'impassibilité  ». 

L'ad  secundum  explique  le  mot  imaginaire  cité  dans  la  deu- 
xième objection.  «  Cette  clarté  est  dite  avoir  été  imaginaire, 
non  qu'elle  ne  fût  la  véritable  clarlé  de  la  gloire;  mais  parce 
qu'elle  était  une  certaine  image  représentant  la  perfection  de 
la  gloire  selon  laquelle  le  corps  sera  rendu  glorieux  ». 

Vad  lerliam  appuie  sur  cette  dernière  explication.  «  De 
même  que  la  clarté  qui  était  dans  le  corps  du  Christ  représen- 
tait la  future  clarlé  de  son  corps  ;  de  même  la  clarté  de  ses  vête- 
ments représentait  la  future  clarté  des  saints,  qui  sera  surpas- 
sée par  la  clarté  du  Christ  comme  la  blancheur  de  la  neige  est 
surpassée  par  l'éclat  du  soleil.  Aussi  bien,  saint  Grégoire  dit, 
au  livre  XXXII  de  ses  Morales  (ch.  vi,  ou  vn),  que  les  vêlements 
du  Christ  devinrent  resplendissants,  parce  que  dans  l'apogée 
de  la  clarté  d'en-Haat,  tous  les  saints  adhéreront  au  Christ  resplen- 
dissants de  la  lumière  de  la  justice.  Sous  le  nom  de  vêtements,  en 
effet,  Il  désigne  les  Justes  qu  II  s'unira;  selon  cette  parole  d'Isaïe, 
ch.  xLix  (v.  18)  :  Tu  seras  revêtu  d'eux  tous  comme  d'un  orne- 


QUEST.    XLV.    —   DE   LA   TRANSFIGURATION    DU    CHRIST.  383 

ment.  —  Quanta  la  nuée  lumineuse,  elle  signifie  la  gloire  de 
l'Espril-Saint,  ou  la  vertu  du  Père,  comme  le  dit  Origène  (ou 
plutôt  saint  Grégoire,  Morales,  liv.  XX,  ch.  xxix),  par  laquelle 
les  saints  dans  la  gloire  future  seront  mis  à  couvert.  Elle  pour- 
rait aussi  désigner  la  clarté  du  monde  renouvelé  qui  sera  le 
tabernacle  ou  la  tente  des  saints.  Et  c'est  pourquoi,  tandis  que 
Pierre  se  préoccupe  de  disposer  des  tentes,  la  nuée  lumineuse 
enveloppe  les  disciples  ». 

La  clarté  dont  parle  l'Évangile  comme  étant  apparue,  éblouis- 
sante, dans  la  Personne  de  Jésus  et  dans  ses  vêtements  et 
dans  la  nuée  lumineuse,  au  jour  de  la  Transfiguration,  doit 
s'entendre,  pour  ce  qui  est  de  la  clarté  du  corps  de  Jésus,  de  la 
dot  qui  sera  un  jour  celle  des  corps  glorieux  ;  toutefois  elle 
n'était  point  dans  le  corps  de  Jésus,  ce  jour-là,  à  titre  de  dot 
des  corps  glorieux,  puisque,  en  fait,  le  corps  de  Jésus  n'était 
pas  encore  glorifié,  et  qu'il  devait  même,  prochainement, 
comme  Jésus  l'avait  annoncé  à  ses  disciples,  être  soumis  à  la 
passion  et  à  la  mort.  Cette  clarté  apparaissait  là,  en  ce  jour, 
pour  montrer  le  terme  glorieux  auquel  serait  conduit,  par  sa 
passion  et  par  sa  mort,  le  corps  de  Jésus;  et  la  clarté  qui  se 
montrait  dans  ses  vêtements  et  dans  la  nuée  lumineuse  symbo- 
lisait le  terme  glorieux  auquel  seraient  conduits  les  saints  qui 
marchaient  sur  ses  traces  ;  et,  en  raison  d'eux,  la  transfoima- 
tion  qui  serait  celle  de  l'univers  renouvelé.  —  Ce  miracle  de 
la  Transfiguration  était  ordonné,  nous  l'avons  dit,  à  confirmer 
la  foi  et  la  vertu  des  disciples  du  Christ  dans  l'acceptation  géné- 
reuse du  mystère  de  sa  Passion  et  de  sa  mort,  auquel  tous  doivent 
communier.  Il  fallait,  dès  lors,  que  tous  pussent  le  connaître. 
Le  Christ,  cependant,  n'accomplit  ce  miracle  qu'en  présence 
de  trois  de  ses  disciples.  La  question  se  pose  de  cette  limitation 
et  de  ce  choix.  Devons-nous  dire  que  ces  quelques  témoins  ont 
été  ceux  qu'il  fallait.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'arti- 
cle qui  suit. 


384  SOMME    THéoLOGiQUÉ. 


Article  III. 


Si  les  témoins  produits  pour  la  Transfiguration  ont  été 
ceux  qu'il  fallait? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  les  témoins  de  la 
Transfiguration  n'ont  pas  été  ceux  qu'il  fallait  »,  —  La  pre- 
mière dit  que  «  chacun  peut  rendre  surtout  témoignage  de  ce 
qu'il  connaît  Or,  ce  qu'était  la  gloire  future,  au  temps  de  la 
Transfiguration  du  Christ,  n'était  encore  connu,  par  voie  d'ex- 
périence, d'aucun  homme,  mais  seulement  des  anges.  Donc  les 
témoins  de  la  Transfiguration  auraient  dû  être  des  anges,  plutôt 
que  des  hommes  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer 
qu'  ((  aux  témoins  de  la  vérité  ne  convient  pas  la  fiction,  mais 
la  vérité.  Or,  Moïse  et  Élie  »,  qui  parurent  dans  la  Transfigu- 
ration, ((  ne  furent  point  là  véritablement,  mais  par  mode 
d'image.  Il  est  dit,  en  effet,  dans  une  certaine  glose,  sur  ces 
mots  de  saint  Luc,  ch.  ix  (v.  3o),  //  y  avait  Moïse  et  Élie,  etc.  : 
Ce  ne  Jurent  point  le  corps  ou  les  âmes  de  Moïse  et  ci' Élie,  qui 
apparurent  ;  mais  ces  corps  furent  formés  en  un  sujet  d'emprunt. 
On  peut  croire  aussi  que  le  fait  se  produisit  par  le  ministère  des 
anges,  en  ce  sens  que  des  anges  jouèrent  ce  double  personnage. 
Donc  il  ne  semble  pas  que  les  témoins  aient  été  ce  qu'il 
fallait  ».  —  La  troisième  objection  en  appelle  à  ce  qu'  «  il  est 
dit,  dans  le  livre  des  Actes,  ch.  x  (v.  43)  qu'au  Christ,  tous  les 
prophètes  rendent  témoignage.  Donc  il  ne  fallait  pas  que  les  seuls 
Moïse  et  Élie  fussent  présents  comme  témoins,  mais  aussi  tous 
les  prophètes  ».  —  La  quatrième  objection  dit  que  «  la  gloire 
du  Christ  est  promise  à  tous  les  fidèles  comme  récompense,  et 
le  Christ  les  voulait  tous  exciter,  par  sa  Transfiguration,  au 
désir  de  cette  gloire.  Ce  n'est  donc  pas  seulement  Pierre,  Jac- 
ques et  Jean,  qu'il  devait  prendre  pour  être  témoins  de  sa 
Transfiguration,  mais  tous  les  disciples  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  simplement  «  l'autorité  de 
l'Ecriture  dans  l'Evangile  ». 


QUEST.    XLV.    DE   LA   TRANSFIGURATION    DU    CHRIST.  385 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  rappelle  que  «  le 
Christ  voulut  se  Iranfigurer  pour  montrer  aux  hommes  sa 
gloire  et  les  provoquer  à  la  désirer,  comme  il  a  été  dit  plus  haut 
(art.  i).  Or,  sont  amenés,  par  le  Christ,  à  la  gloire  de  l'éternelle 
béatitude,  non  seulement  les  hommes  qui  viennent  après  Lui, 
mais  encore  ceux  qui  le  précédèrent;  et,  aussi  bien,  quand  II 
marchait  à  sa  Passion  »,  le  jour  des  Rameaux,  (.(.tant  les  foules 
qui  suivaient  que  celles  qui  précédaient  criaient  Hosanna,  selon 
qu'il  est  dit  en  saint  Matthieu,  cli.  xxi  (v.  9),  comme  pour  de- 
mander le  salut  dont  II  est  la  source.  Et  voilà  pourquoi  il  était 
convenable  qu'il  y  eut  des  témoins  parmi  ceux  qui  l'avaient 
précédé,  savoir  Moïse  et  Ëlie;  et  parmi  ceux  qui  suivaient,  sa- 
voir Pierre,  Jacques  et  Jean  :  afin  que  sur  la  déposition  de  deux 
ou  trois  témoins  reposât  tohte  la  cause  »  {Deutéronome,  ch.  xix, 
v.  i5;  S.  Matthieu,  ch.  xviii,  v.  16). 

Vad  primuni  fait  oberver  que  «  le  Christ,  par  sa  Transfigu- 
ration, montra  à  ses  disciples  la  gloire  du  corps,  laquelle  re- 
garde les  hommes  seuls.  Et  voilà  pourquoi  il  élait  à  propos 
que  non  pas  les  anges,  mais  les  hommes,  fussent  produits 
comme  témoins  à  ce  sujet  », 

Vad  secundum  présente  une  observation  critique  qu'il  im- 
porte de  noter.  Saint  Thomas  déclare  que  «  la  glose  »  sur 
laquelle  s'appuyait  l'objection  n  est  donnée  comme  ayant 
été  tirée  du  livre  qui  a  pour  titre  :  Les  merveilles  de  la 
Sainte  Écriture;  et  ce  livre  n'est  pas  authentique,  mais  il  est 
allribué  faussement  à  saint  Augustin.  Dès  lors,  poursuit  le 
saint  Docteur,  il  n'y  a  pas  à  se  tenir  à  cette  glose.  Et  saint  Jé- 
rôme dit,  en  effet,  sur  saint  Matthieu  (ch,  xvii,  v.  3)  :  Il  faut 
considérer  qu'aux  scribes  et  aux  pharisiens  qui  demandaient  un 
signe  du  ciel,  Il  ne  voulut  pas  donner  de  signe;  mais,  ici,  pour 
augmenter  la  foi  des  Apôtres,  Il  donne  un  signe  du  ciel,  alors  que 
le  prophète  Élie  descend  de  là  ou  il  était  monté,  et  que  Moïse  res- 
suscite des  enfers.  Ce  qui  ne  doit  pas  s'entendre  comme  si 
l'âme  de  Moïse  avait  repris  son  corps,  mais  en  ce  sens  que 
Moïse  apparut  par  l'entremise  d'un  corps  qu'il  avait  pris, 
comme  le  font  les  anges  quand  ils  apparaissent.  Pour  ce  qui 
est  d'Elie,  il  apparut  dans  son  propre  corps,  lequel  ne  fut  pas 
XVI.  —  La  Rédemption.  95 


386  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

apporté  du  ciel  empyrée  »  ou  du  ciel  des  bienheureux,  car 
Elie  devant  mourir  un  jour  ne  peut  pas  avoir  été  transporté 
dans  le  ciel  de  la  gloire,  «  mais  de  quelque  lieu  éminenl  oii  il 
avait  été  enlevé  dans  le  char  de  feu  »  (liv.  IV  des  Rois,  ch.  ii, 
V.  Il)  :  il  serait  bien  difficile  de  préciser  la  nature  de  ce  lieu; 
tout  ce  que  nous  savons,  c'est  qu'Élie  a  été  transporté  quelque 
part,  et  qu'il  doit  un  jour  revenir  de  là  pour  rendre  témoi- 
gnage au  Christ  et  mourir  ici  sur  notre  terre,  comme  l'ensei- 
gne la  tradition  catholique,  appuyée  sur  la  parole  du  Christ 
(S.  Matthieu,  ch.  xvii,  v.  1 1)  et  sur  le  passage  de  l'Apocalypse, 
ch.  II,  v.  3-12. 

L'ad  tertium  apporte  plusieurs  raisons  tirées  de  saint  Jean 
Chrysostome  et  de  saint  Hilaire  pour  justifier  le  choix  de 
Moïse  et  Elie  comme  témoins  de  la  Transfiguration.  «  Gomme 
le  dit  saint  Jean  Chrysostome,  sur  saint  Matthieu  (hom.  LVI), 
Moïse  et  Élie  sont  introduits,  pour  beaucoup  de  raisons.  —  La 
première  est  celle-ci.  Parce  que  les  foules  disaient  quil  était 
Élie,  ou  Jérémie,  ou  l'un  des  prophètes,  Il  amène  avec  Lui  les 
principaux  des  prophètes,  afin  qu'an  moins  par  là  éclate  la  diffé- 
rence des  serviteurs  et  du  Seigneur.  —  La  seconde  raison  est  que 
Moïse  donna  la  loi;  et  Élie  fut  le  zélateur  de  la  gloire  du  Sei- 
gneur. Il  suit  de  là  que  par  cela  seul  qu'ils  apparaissent  en- 
semble avec  le  Christ,  est  exclue  la  calomnie  des  Juifs  qui  ac- 
cusaient le  Christ  comme  transgresseur  de  la  loi  et  blasphémateur 
s' arrogeant  la  gloire  de  Dieu.  —  La  troisième  raison  est  pour  mon- 
trer qu'il  a  puissance  sur  la  vie  et  sur  la  mort,  et  qu'il  est  le 
Juge  des  morts  et  des  vivants,  par  cela  qu'il  amène  avec  Lui 
Moïse  déjà  mort  et  Élie  qui  vit  encore.  —  La  quatrième  raison  est 
que,  comme  le  dit  saint  Luc  (ch.  ix,  v.  3i),  ils  parlaient  avec 
Lui  de  sa  sortie  qu'il  devait  accomplir  à  Jérusalem,  c'est-à-dire 
de  sa  passion  et  de  sa  mort.  Et  c'est  pourquoi,  afm  d'affermir 
là-dessus  l'esprit  et  le  cœur  de  ses  disciples,  Il  introduit  ceux  qui 
s'exposèrent  à  la  mort  pour  Dieu;  car  Moïse  se  présenta  devant 
Pharaon  en  s'exposant  à  la  mort  {Exode,  ch.  v  et  suiv.),  et 
Élie  se  présenta  de  même  devant  Achab  (111  Rois,  ch.  xviii). 
—  La  cinquième  raison  est  qu'il  voulait  que  ses  disciples  imitas- 
sent la  mansuétude  de  Moïse  et  le  zèle  d'Élie.  —  Saint  Hilaire 


gUEST.    XLV.    DE    LA   TRANSFIGURATION    DU   CHRIST.  887 

ajoute  une  sixième  raison;  et  c'est  que  le  Christ  voulait  mon- 
trer qu'il  avait  été  annoncé  par  la  loi  que  donna  Moïse  et  par 
les  prophètes  dont  le  principal  fut  Elie  ». 

L'od  qaarlnm  formule  une  règle  d'or  qui  s'étend  bien  au 
delà  du  point  précis  de  l'objection  et  s'applique  à  toute  l'éco- 
nomie de  l'enseignement  parmi  les  hommes,  notamment  dans 
l'ordre  surnaturel  et  divin.  «  Les  profonds  mystères  »,  dé- 
clare saint  Thomas.  «  ne  doivent  pas  être  exposés  devant  tous 
immédiatement  »  et  indistinctement,  «  mais,  par  l'entremise 
des  plus  grands  »  ou  des  maîtres  de  la  doctrine,  «  ils  doivent, 
en  leur  temps,  dériver  aux  autres.  Et  c'est  pour  cela,  comme 
saint  Jean  Chrysoslome  le  dit  (hom.  LVI),  que  le  Christ  prit  les 
trois  ))  dont  parle  l'Évangile,  «  comme  remportant  sur  les  au- 
tres. Car  Pierre  excellait  par  Vamoar  quH  eut  pour  le  Christ  et 
aussi  par  le  pouvoir  qui  lui  était  confié;  Jtan,  par  le  privi- 
lège de  l'amour  que  le  Christ  eut  pour  lui,  en  raison  de  sa 
virginité,  et  aussi  par  la  prérogative  de  la  doctrine  de  l'Evan- 
gile; Jacques,  par  la  prérogative  du  martyre.  Et,  toutefois,  Il 
ne  voulut  pas  que  ceux-là  annonçassent  ce  qu'ils  avaient  vu 
aux  autres  avant  sa  résurrection;  de  peur,  comme  le  dit  saint 
Jérôme  {sur  saint  Matthieu,  ch.  xxvii,  v.  19),  que  la  chose 
ne  parût  incroyable  en  raison  de  son  éclat  et  de  sa  grandeur,  et 
qu'après  une  telle  gloire  la  croix  qui  devait  venir  ne  leur  fut  un 
scandale,  ou  aussi  que  ce  mystère  de  la  croix  ne  fût  totalement 
empêché  par  le  peuple,  comme  le  dit  le  vénérable  Bède 
(hom.  XVIIl),  «  et  aussi  pour  qu'ils  fussent  les  témoins  des 
Jaits  spirituels,  quand  ils  auraient  été  remplis  de  r Esprit- 
Saint  »,  selon  que  le  déclare  saint  Hilaire  {sur  saint  Matthieu, 
ch.  xvii). 

Les  témoins  choisis  par  le  Christ  pour  être  présents  à  sa 
Transfiguration  répondaient  excellemment  à  la  fin  ou  au  but 
de  ce  miracle.  Ils  résumaient,  à  eux  seuls,  et  sous  le  jour  où 
il  le  fallait,  tout  l'Ancien  et  tout  le  Nouveau  Testament.  Mais, 
dès  lors,  on  peut  se  demander  pourquoi  l'Évangile  fait  men- 
tion d'un  autre  témoignage,  le  témoignage  de  la  voix  du  Père 
qui  se  fit  entendre  à   l'occasion  de  ce  même   miracle.  Ce  nou- 


388  SOMMB    THÉOLOGIQUE. 

veau  témoignage  était-il  nécessaire,  était-il   opportun?  Saint 
Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  IV. 

S'il  était  à  propos  que  fût  ajouté  le  témoignage  de  la  voix 
du  Père  disant  :  Celui-ci  est  mon  Fils,  le  bien-aimé? 

Quatre  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  n'était  pas  à 
propos  que  fût  ajouté  le  témoignage  de  la  voix  du  Père  di- 
sant :  Celui-ci  est  mon  Fils,  le  bien-aimé  ».  —  La  première  ar- 
guë d'un  texte  de  Job,  ch.  xxxiii  (v.  i4),  oii  «  il  est  dit  que 
Dieu  parle  une  fois  et  ne  répète  pas  une  seconde  Jois  la  même 
chose.  Or,  au  baptême  »  de  Jésus,  «  la  voix  du  Père  avait  pro- 
clamé cela  même.  Donc  il  n'était  pas  à  propos  que  la  chose  fût 
dite  une  seconde  fois  lors  de  la  Transfiguration  ».  —  La  se- 
conde objection  fait  remarquer  qu'  «  au  baptême,  ensemble 
avec  la  voix  du  Père  fut  piésent  l'Esprit-Saint  sous  la  forme 
d'une  colombe.  Chose  qui  n'eut  pas  lieu  dans  la  Transfigura- 
tion. Donc  c'est  mal  à  propos  qu'intervint  la  voix  du  Père  ». 
—  La  troisième  objection  dit  que  («  le  Christ  commença  d'en- 
seigner après  le  baptême.  Et,  cependant,  au  baptême,  la  voix 
du  Père  n'avait  pas  invité  les  hommes  à  l'écouter.  Donc  elle  ne 
devait  pas  le  faire  dans  la  Transfiguration  ».  —  La  quatrième 
objection  déclare  qu' «  on  ne  doit  pas  dire  à  des  hommes  ce 
qu'ils  ne  peuvent  point  porter;  selon  cette  parole  marquée  en 
saint  Jean,  ch.  xvi  (v.  12)  :  Tai  encore  beaucoup  de  choses  à 
vous  dire,  mais  vous  ne  pouvez  les  porter  maintenant.  Or,  les  dis- 
ciples ne  purent  point  porter  la  voix  du  Père.  Il  est  dit,  en 
effet,  en  saint  Matthieu,  ch.  xvii  (v.  6),  que  les  disciples  en  Cen- 
tendunt  tombèrent  sur  leur  face  et  furent  saisis  d'une  grande 
crainte.  Donc  la  voix  du  Père  n'aurait  pas  dû  leur  être  adres- 
sée », 

L'argument  5ed  contra  oppose  u  l'autorité  de  l'Écriture  dans 
l'Évangile  »  (S.  Matthieu,  ch.  xvii,  v.  5;  S.  Marc,  ch.  ix,  v.  6; 
S.  Luc,  ch.  IX,  V.  34  et  suiv.). 


QUEST.    XLV.    —   DE    LA   TRANSFIGURATION   DU   CHRIST.  889 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  l'adoption 
des  enfants  de  Dieu  se  fait  par  une  certaine  conformité  d'image 
du  Fils  de  Dieu  par  nature.  Et  cela  se  fait  d'une  double  ma- 
nière :  d'abord,  par  la  grâce  de  la  vie  présente,  qui  est  une  con- 
formité imparfaite;  ensuite,  par  la  gloire,  qui  est  la  confor- 
mité parfaite  ;  selon  cette  parole  de  la  première  épître  de  saint 
Jean,  ch.  m  (v.  2)  :  Maintenant,  nous  sommes  enjants  de  Dieu, 
sans  qu'il  ait  encore  apparu  ce  que  nous  serons  ;  nous  savons  que 
lorsque  cela  apparaîtra,  nous  serons  semblables  à  Dieu,  car  nous 
le  verrons  tel  quil  est.  Puis  donc  que  par  le  baptême  nous 
obtenons  la  grâce,  et  que  dans  la  Transfiguration  fut  montrée 
par  avance  la  gloire  futuie,  il  convenait  que  soit  dans  le  bap- 
tême soit  dans  la  Transfiguration  fût  manifestée  la  filialion 
naturelle  du  Christ  par  le  témoignage  du  Père,  Lui  seul  étant 
pleinement  conscient  de  cette  généiation  parfaite,  ensemble 
avec  le  Fils  et  l'E^prit-Saint  ». 

Vad  primum  explique  le  texte  emprunté  au  livre  de  Job. 
«  Celte  parole  doit  s'entendre  de  la  locution  éternelle  de  Dieu, 
par  laquelle  Dieu  le  Père  profère  le  Verbe  unique  qui  lui  est 
coéternel.  On  peut  dire  cependant,  ajoute  saint  Thomas,  que 
ce  même  Verbe,  Dieu  le  Pète  l'a  proféré  deux  fois,  en  parole 
corporelle,  mais  non  pour  une  même  lin  :  c'était  pour  mon- 
trer le  mode  divers  dont  les  hommes  peuvent  participer  la 
similitude  de  la  filiation  éternelle  ». 

Vadsecunduin  déclare  que  «  comme  dans  le  baplême,  où  fut 
mis  en  lumière  le  mystère  de  la  première  régénération  »,  qui 
se  fait  par  la  grâce,  c  l'opération  de  la  Trinité  tout  entière 
apparut,  car  le  Fils  s'y  trouva,  incarné,  l'Esprit-Saint  s'y  mon- 
tra en  forme  de  colombe,  et  le  Père  se  manifesta  dans  la  voix  » 
qui  se  fit  entendre  ;  "  de  même  aussi,  dans  la  Transfiguration, 
qui  est  le  sacrement  de  la  deuxième  régénération,  la  Trinité 
tout  entière  apparut  :  le  Père,  dans  la  voix;  le  Fils,  dans 
l'homme;  le  Saint-Esprit,  dans  la  nuée  lumineuse  ».  Et,  si  le 
Saint-E<pril  apparut,  ici  et  là,  sous  deux  formes  diflerentes, 
c'est  «  parce  que,  comme  dans  le  baplême  II  donne  l'inno- 
cence, qui  est  signifiée  par  la  simplicité  de  la  colombe;  de 
même,  dans  la  résurrection,  Il  donnera  à  ses  élus  la  clarté  de 


SgO  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

la  gloire  et  le  rafraîchissement  à  l'endroit  de  tout  mal,  ce  qui 
est  signifié  par  la  nuée  lumineuse  ». 

L'ad  lerliam  fuit  observer  que  «  le  Chiist  était  venu  donner 
la  grâce  actuellement,  landis  qu'il  promellait  la  gloire  qu'il 
annonçait  dans  ses  paroles.  Et  c'est  pourquoi  il  était  à  propos 
que,  dans  la  Transfiguration,  les  hommes  fussent  invités  à 
l'écouter,  non  dans  le  baptême  ». 

L'ad  qaarlam  dit  qu'  «  il  était  à  propos  que  les  disciples  fus- 
sent terrifiés  et  abîmés  par  la  voix  du  Père,  afin  de  montrer 
que  l'excellence  de  colle  gloire  qui  leur  était  alors  manifestée 
dépasse  tout  sens  et  toute  faculté  des  hommes  mortels  ;  selon 
celte  parole  de  VExode,  ch.  xxxhf  (v.  20)  :  Llionvne  ne  me 
verra  pas  qa'  il  paisse  vivre.  Et  c'est  ce  (jue  déclare  saint  Jérôme, 
sur  saint  Mallhlea  (ch.  xvn,  v.  6),  que  la  Jragililé  humaine  ne 
peut  point  soutenir  et  porter  l'éclat  d'une  trop  grande  gloire. 
Mais  à  celte  fragilité  des  hommes  il  est  porté  remède  par  le 
Christ  quand  11  les  introduit  dans  la  gloire.  Et  c'est  ce  qui  esl 
signifié  par  ce  qu'il  leur  dit  (S.  Matthieu,  ch.  xvii,  v.  7)  : 
Levez-vous  ;  ne  craignez  point  » . 

Dans  le  prologue  de  la  question  27,  où  saint  Thomas  nous 
annonçait  qu'après  avoir  traite  du  mystère  de  rincarnation  ou 
de  l'union  hypostatique  des  deux  natures  divine  et  humaine 
dans  la  seule  Personne  du  Fils  de  Dieu,  il  allait  traiter  de  ce 
que  le  Fils  de  Dieu  incar  é  avait  opéré  pour  notre  salut  dans 
cette  nature  humaine  qu  11  s'est  unie  hyposlatiquement,  le 
saint  Docleur  divisait  ce  nouveau  traité  en  quatre  parties  : 
l'une  considérerait  l'entrée  du  Fils  de  Dieu  en  ce  monde  par 
son  Incarnation;  une  autre,  la  suite  de  sa  vie  en  ce  monde; 
la  troisième,  sa  sortie  de  ce  monde;  la  quatrième,  sa  gloiifi- 
cation  après  cette  vie.  —  Nous  avons  déjà  vu  les  deux  pre- 
mières parties.  «  Il  nous  faut  maintenant  considérer  ce  qui  a 
trait  à  la  sortie  du  Christ  de  ce  monde  ».  Ci  si  le  traité  «  de  la 
Passion;  de  la  mort;  de  la  sépulture  du  Christ;  et  de  sa  des- 
cente a\i\  enfers  ».  Tels  sont,  en  effel,  les  c|ualre  points  qui  se 
rattachent  à  la  sortie  du  Christ  de  ce  inonde.  Ils  vont  de  la 
question  ^6  à   la  question  62.   Les  Irois  dernieis  points  occu- 


QUEST.    XLV.    —   DE    LA   TRANSFIGURATION   DU    CHRIST.  SqI 

pent  chacun  une  question.  Le  premier,  celui  de  la  Passion,  va 
de  la  question  l\6  à  la  question  l\g.  Il  se  divise  en  trois. 
«  D'abord,  de  la  passion  elle-même  (q.  46);  secondement,  de 
sa  cause  efficienle  (q.  ^y)  ;  troisièmement,  de  ses  résultats  ou 
de  ses  fruits  »  (q.  /j8,  lig).  —  La  Passion  considérée  en  elle- 
même  va  donc  faire  l'objet  de  la  question  suivante. 


QUESTION  XLVI 


DE  L\  PA.SSION  ELLE-MEME 


Celle  question  comprend  douze  articles  ; 

1°  S'il  était  nécessaire  que  le  Christ  subisse  sa  Passion   pour  la 
libération  des  liommes? 

3°  S'il  était  un  autre  mode  possible  delà  libération  des  hommes? 

3°  Si  ce  mode  de  la  Passion  était  le  phis  à  propos? 

4°  S'il  était  à  propos  que  le  Christ  souffrît  sur  la  croix? 

5°  De  la  généralité  de  sa  Passion? 

6°  Si  la  douleur  qu'il  éprouva  dans   sa    Passion   a    été    la    plus 
grande? 

7"  Si  toute  son  âme  a  soutîert? 

8°  Si  sa  Passion  empêchait  la  joie  de  la  fruition  ? 

9°  Du  temps  de  la  Passion. 
io°  De  son  lieu. 

11°  S'il  était  à  propos  qu'il  fùl  crucifié  avec  des  larrons? 
13"  Si  la  Passion  du  Christ  doit  être  attribuée  à  la  divinité? 


De  ces  douze  articles,  les  onze  premiers  traitent  de  ce  qui 
regarde  directement  la  Passion  du  Christ;  le  douzième,  d'une 
simple  question  accessoire  el  qu'on  pourrait  soulever  au  sujet 
de  celte  question;  savoir  :  si  c'est  la  nature  divine  qui  a  souf- 
fert dans  le  Christ.  —  Pour  ce  qui  regarde  directement  la 
Passion,  il  \  avait  à  l'étudier,  d'abord,  en  elle-même  (art.  i-8)  ; 
et  puis,  dans  ses  circonslances  de  temps  (art.  9),  de  lieu  (art.  10), 
et  de  milieu  (art.  11).  —  En  elle-même,  il  faut  examiner  son 
pourquoi  (art.  i-/j);  et  son  comment  ou  sa  nature  (art.  5-8). 
—  Son  pourquoi,  au  point  de  vue  de  ce  qui  était  de  souffrir 
(art.  1-3);  et  de  ce  qui  était  de  souffrir  sur  la  Croix  (art.  4).  — 
En  ce  qui  était  de  souffrir,  il  y  a  à  examiner  si  c'était  chose 
nécessaire,  pour  le  salut  du  genre  humain,  que  le  Christ  souf- 
frît; s'il  n'y  avait  point  d'autre   mode  de  salut;  si   ce   mode 


QUESTION    XLVI.    —    DE    LA    PASSION    ELLE-MÊME.  SgS 

était  le  plus  approprié.  —  D'abord,  si  le  fait  que  le  Christ 
souflfiît  était  chose  nécessaire  pour  le  salut  des  hommes  C'est 
l'objet  de  l'article  premier. 


Article  Premier. 

S'il  était  nécessaire  que  le  Christ  subit  sa  Passion 
pour  la  libération  du  genre  humain? 

Quatre  objections  veulent  prouver  quwil  n'était  pas  néces- 
saire que  le  Christ  subit  sa  Passion  pour  la  libération  du 
genre  humain  ».  —  La  première  dit  que  d  le  genre  humain 
ne  pouvait  être  libéré  que  par  Dieu  ;  selon  cette  parole  d'Isaïe, 
ch.  XLV  (v.  2i)  :  Est-ce  que  je  ne  sais  point  lahveh,  le  Seigneur; 
et  n"  est-il  pas  vrai  qu'en  dehors  de  moi  il  nest  point  de  Dieu?  Un 
Dieu  juste  et  qui  sauve,  il  nen  est  point,  hors  moi.  D'autre  part, 
en  Dieu,  il  n'y  a  place  pour  aucune  nécessité  »,  quand  il 
s'agit  de  son  action  au  dehors;  «  parce  que  cela  répugne  à  sa 
toute-puissance.  Donc  il  n'était  pas  nf'cessaire  que  le  Christ 
subît  sa  Passion  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  que 
"  le  nécessaire  s'oppose  au  volontaire.  Or,  le  Christ  est  allé  à 
sa  Passion  spontanément  et  de  sa  propre  volonté.  Il  est  dit, 
en  effet,  dans  Isaïe,  ch.  lui  {\ .  -/)  \  Il  a  été  offert  et  immolé 
paice  quil  l'a  voulu.  Donc  il  n'était  pas  nécessaire  qu'il  subît 
sa  Passion  ».  —  La  troisième  objection  rappelle  que  i<  comme 
il  est  dit  dans  le  psaume  (xxiv,  v.  lo),  toutes  les  voies  du 
Seigneur  sont  miséricorde  et  vérité.  Or,  il  ne  semble  pas  »éces- 
saire  que  le  Christ  subît  sa  Passion,  à  considérer  la  misé- 
ricorde de  Dieu,  laquelle,  de  même  qu'elle  a  accordé  gratuite- 
ment les  dons,  de  même  aussi,  semble-l-il,  condonne  les  dettes, 
sans  exiger  de  satisfaction;  ni,  non  plus,  à  considérer  la  justice 
divine,  selon  laquelle  l'homme  avait  mérité  la  damnation 
éternelle.  Donc  il  semble  qu'il  n'était  point  nécessaire  que  le 
Christ  subît  sa  Passion  pour  la  libération  des  hommes  ».  — 
La  quatrième  objection  déclare  que  «  la  nature  angélique  est 
plus  excellente  que  la  nature  humaine;  comme  on  le  voit  par 


394  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

saint  Denys,  au  chapitre  iv  des  Noms  divins  (de  S.  Th.,  leç.  i). 
Or,  pour  la  restauration  de  la  nature  de  l'ange,  qui  avait 
péché,  le  Christ  n'a  pas  subi  de  Passion.  Donc  il  semble  qu'il 
n'était  pas  nécessaire,  non  plus,  qu'il  subît  la  Passion  pour 
le  salut  du  genre  humain  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  de  saint  Jean,  où  «  il 
est  dit,  ch.  m  (v.  i4,  i5)  :  De  même  que  Moïse  éleva  le  serpent 
dans  le  désert,  de  même  il  Jaal  que  le  Fils  de  V homme  soit  élevé, 
afin  que  quiconque  croit  en  Lui  ne  périsse  point,  mais  qu'il  ail  la 
vie  éternelle.  Et  il  s'agit  là  de  l'élévation  du  Christ  sur  la  Croix. 
Donc  il  semble  qu'il  fallait  que  le  Christ  subît  sa  Passion   ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  commence  par  distin- 
guer plusieurs  sens  du  mot  nécesscnre.  «  Comme  Aristole  le 
dit,  au  livre  V  des  Métaphysiques  (de  S.  Th.,  leç.  6;  Did., 
liv,  IV,  ch.  V,  n.  i,  2,  3),  c'est  de  façon  multiple  qu'on  parle 
de  nécessaire.  D'abord,  on  désigne  par  là  ce  qui  selon  sa  na- 
ture ne  peut  pas  être  autrement.  De  la  sorte,  il  est  manifeste 
qu'il  n'était  point  nécessaire  que  le  Christ  subît  la  Passion, 
ni  du  côté  de  Dieu,  ni  du  côté  de  l'homme.  D'une  autre  ma- 
nière une  chose  est  dite  nécessaire  en  raison  de  quelque  chose 
d'extérieur.  Et  si  ce  quelque  chose  d'extérieur  est  la  cause 
efficiente  ou  motrice,  il  en  résulte  la  nécessité  de  coaction  ; 
par  exemple,  si  quelqu'un  ne  peut  pas  marcher  en  raison  de 
la  violence  que  lui  fait  celui  qui  le  détient.  Si  ce  quelque 
chose  d'extéiieur  qui  amène  la  nécessité  est  la  fin  »  ou  la 
cause  finale,  «  on  dira  que  la  chose  est  nécessaire,  à  supposer 
la  fin;  ainsi,  quand  une  certaine  fin  ne  peut  pas  être  réalisée 
ou  ne  peut  pas  l'être  aussi  bien,  à  moins  que  telle  chose  soit  : 
dans  ce  cas,  cette  chose  est  dite  nécessaire  ou  ne  pouvoir  pas 
ne  pas  être  en  raison  de  cette  fin  présupposée  »  '.  A  parler  de 
cette  double  nécessité  qui  se  dit  en   raison  de  quelque  chose 

1.  Nous  croyons  devoir  compléter  ainsi  la  traduction  du  texte  qui  nous 
paraît  fautif  dans  toutes  les  éditions,  sans  en  excepter  l'édition  léonine. 
Elles  portent  :  Qanndo  scillcel  finis  aliquis  aut  nallo  modo  potesl  esse,aut  non 
potesl  esse  convenienler  nisi  tali  fine  prassiipposiio.  La  phrase  ainsi  repro- 
duite n'a  pas  de  sens.  Il  a  dû  y  avoir  ici  une  partie  de  phrase  omise  par 
erreur  des  les  premiers  manuscrits.  FI  faudrait  :  «  nisi  illudsit:  liinc  istud 
dlcllur  necessariwn,  seu  non  posse  non  esse  ex  tali  fine  praesupposito  ». 


QUESTION    XLVI.    ^^    DE    LA    PASSION    ELLE-MÊME.  SgS 

d'extérieur,  «  il  ne  fut  point  nécessaire  que  le  Christ  subisse 
la  Passion,  s'il  s'agit  de  la  nécessité  de  coaction  :  ni  du  côté  de 
Dieu,  qui  décréta  que  le  Christ  subirait  cette  Passion  »,  et  qui 
le  décréta  par  un  conseil  souverainement  libre  et  indépen- 
dant; «  ni  du  côté  du  Christ,  qui  subit  volontairement  la  Pas- 
sion. —  Mais  c'était  nécessaire,  de  la  nécessité  de  la  fin.  La- 
quelle fin  peut  s'entendre  d'une  triple  manière.  —  D'abord,  de 
notre  côté;  car  nous  avons  été  libérés  par  sa  Passion;  selon 
cette  parole  marquée  en  saint  Jean  »,  ch.  m  (v.  i5),  et  repro- 
duite à  l'argument  sed  contra  :  «  Il  faut  que  le  Fils  de  l'homme 
soit  élevé,  afin  qae  tous  ceux  qui  croiront  en  Lai  ne  périssent 
point,  mais  qu'ils  aient  la  vie  éternelle.  —  En  second  lieu,  du  côté 
du  Christ  Lui-même,  qui,  par  l'humilité  »  ou  l'abaissement 
«  de  la  Passion  mérita  la  gloire  de  l'exaltation  »  et  du  triomphe. 
«  Et  à  cela  se  rapporte  ce  qui  est  dit  en  saint  Luc,  chapitre 
dernier  (v.  26)  :  //  fallait  que  le  Christ  souffrît  ces  choses  et 
quil  entrât  ainsi  dans  sa  gloire.  —  Troisièmement,  du  côté  de 
Dieu,  dont  le  décret  porte  sur  la  Passion  du  Christ  annoncée 
par  avance  dans  les  Écritures  et  figurée  de  même  dans  les 
observances  de  l'Ancien  Testament.  Et  c'est  ce  qui  est  dit  en 
saint  Luc,  ch.  xx  (v.  22)  :  Le  Fils  de  r  homme  va  selon  quil  a  été 
décrété;  et,  encore  en  saint  Luc,  chapitre  dernier  (v.  44,  46)  : 
Ce  sont  là  les  paroles  que  je  vous  ai  dites,  quand  fêtais  encore 
avec  vous,  quil  était  nécessaire  que  fussent  accomplies  toutes  les 
choses  qui  étaient  écrites  à  mon  sujet  dans  la  loi  de  Moïse  et  dans 
les  prophètes  et  dans  les  psaumes;  et  aussi  :  Car  il  est  écrit  qu'il 
fallait  que  le  Christ  subit  la  Passion  et  ressuscitât  d'entre  les 
morts  ».  —  Nous  ne  saurions  trop  souligner  la  portée  de  cttle 
troisième  sorte  de  nécessité  tirée  du  côté  du  décret  divin,  que 
vient  de  nous  marquer  ici  Siiint  Thomas.  Elle  projette  sur 
l'Écriture  Sainte,  notamment  sur  le  caractère  messianique  des 
livres  de  l'Ancien  Testament  les  clartés  les  plus  vives  et  les 
plus  opportunes  en  ces  temps  de  modernisme  rationaliste  qui 
voudrait  supprimer  entièrement  ce  caractère  de  nos  saints 
Livres. 

L'ad  primum  fait  observer  que  «  la  raison  donnée  par  l'ob- 
jection procède  de  la  nécessité  de  coaction  du  côté  de  Dieu  »; 


396  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

et  nous  accordons  qu'en  effet  une  telle  nécessité  n'a  pas  à  être 
invoquée  ici. 

Vad  secandam  dit  que  «  la  raison  donnée  par  cette  seconde 
objection  procède  de  la  nécessité  de  coaction  du  côté  de 
l'homme  »,  dans  le  Christ.  Et  celte  nécessité,  non  plus,  ne 
saurait  être  invoquée  au  sujet  de  la  Passion. 

Vad  terliam  déclare  que  «  la  libération  de  l'homme  par  la 
Passion  du  Christ  élait  chose  qui  convenait  et  à  la  miséricorde 
et  à  la  justice  de  Dieu.  A  la  justice,  parce  que  le  Christ,  par 
sa  Passion,  a  satisfait  pour  le  péché  du  genre  humain;  et,  de 
la  sorte,  l'homme  a  été  libéré  par  la  justice  du  Christ.  A  la 
miséricorde,  parce  que  l'homme  ne  pouvant  ^oint  par  lui- 
même  satisfaire  pour  le  péché  de  la  nature  humaine  tout  en- 
tière, comme  il  a  été  vu  plus  haut  (q.  1,  art.  2,  ad  2"'"),  Dieu 
lui  a  donné,  pour  satisfaire  à  sa  place,  son  propre  Fils;  selon 
cette  parole  de  l'Épître  aax  Romains,  ch.  m  (v.  2/i,  26)  :  Justi- 
fiés grataiiement  par  sa  grâce,  par  la  rédemption  qui  est  dans  le 
Christ  Jésus,  lequel  a  été  constitué  par  Dieu  en  propitiation  par 
la  Joi  quon  a  en  Lui.  Et  ce  fut  là  une  plus  grande  miséricorde 
que  si  Dieu  avait  remis  les  péchés  sans  satisfaction.  Aussi  bien 
est  il  dit  dans  l'Épitre  aux  Éphésiens,  ch.  11  (v.  4,  5)  :  Dieu, 
qui  est  riche  en  miséricorde,  par  Vextrême  charité  dont  II  nous  a 
aimés,  cdors  que  nous  étions  morts  par  le  péché,  nous  a  redonné 
la  vie  avec  le  Christ  dans  le  Christ  ». 

L'ad  quartum  rappelle,  d'un  mot,  que  «  le  péché  de  l'ange 
n'était  point  remédiable,  comme  le  péché  de  l'homme,  ainsi 
qu'on  le  voit  par  ce  qui  a  été  dit  plus  haut,  dans  la  Première 
Partie  »  (q.  64,  art.  2). 

A  considérer  Dieu  dans  sa  nature,  ou  le  Christ  sous  sa  rai- 
son de  Dieu-Hommo,  il  n'était  nullement  nécessaire  que  le 
Christ  se  soumette  à  la  Passion.  Ce  ne  l'était  pas,  non  plus,  à 
considérer  l'hypothèse  d'une  aclion  extérieure  faisant  violence 
soit  à  Dieu  soit  au  Christ.  Car  soit  Dieu  soit  le  Christ  sont 
d'une  souveraine  indé|)endance  à  l'endroit  de  tout  agent  exté- 
rieur. Et  si  la  Passion  est  entrée  dans  leur  champ  d'action, 
c'est  qu'ils  l'ont  voulu   d'une  volonté  souverainement  libre. 


QUESTION    XLVr.     —    DE    LA    PASSION    ELLE-MÊME.  S97 

Toutefois,  nous  pouvons  parler  d'une  certaine  nécessité,  quand 
il  s'agit  de  la  Passion  du  Christ.  C'est  la  nécessité  qui  se  lire 
de  la  fin.  Elle  existe  quand  une  fin  ne  peut  pas  être  obtenue, 
ou  ne  peut  pas  l'être  aussi  excellemment  à  moins  que  telle 
chose  soit.  Dans  ce  cas,  cette  chose  est  nécessaire  en  raison  de 
cette  fin.  Et  cela  veut  dire  qu'elle  ne  peut  pas  ne  pas  être  si 
l'on  veut  que  telle  fin  soit  obtenue  ou  soit  obtenue  de  telle 
manière.  C'a  été  le  cas  de  la  Passion  du  Christ.  Celle  Passion 
était  nécessaire,  d'une  part,  afin  que  le  genre  humain  perdu 
par  le  péché  fût  sauvé  selon  le  mode  de  perfection  qu'il  plai- 
sait à  Dieu  de  vouloir  dans  son  infinie  justice  et  dans  son 
infinie  miséricorde;  d'un  autre  côté,  afin  que  le  Christ  fût 
glorifié  selon  le  mode  d'excellence  que  Dieu  encore  avait 
décrété;  et,  enfin,  parce  que  Dieu  avait  annoncé  d'avance 
celte  Passion,  dans  ses  Écritures,  comme  devant  être  un  jour, 
et  que  la  parole  de  Dieu  étant  infaillible,  il  fallcit  qu'elle  se 
réalise.  —  Nous  venons  de  dire  que  la  Passion  du  Christ  était 
nécessaire  pour  la  libération  du  genre  humain.  Quel  est  bien 
le  sens  de  cette  parole.  Devons-nous  en  conclure  que  sans  la 
Passion  du  Christ  le  genre  humain  ne  pouvait  pas  être  sauvé; 
ou  devons-nous  dire,  au  contraire,  qu'il  pouvait  y  avoir  d'au- 
tres modes  de  libération  de  la  nalure  humaine,  en  dehors  du 
mode  de  la  Passion  du  Christ.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  mainte- 
nant considérer;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  II. 

S'il  était   quelque  autre  mode  possible  de  libération  de  la 
nature  humaine,  en  dehors  de  la  Passion  du  Christ? 

Quatre  objections  veulent  prouver  qu'  u  il  n'était  pas 
d'autre  mode  possible  de  libération  de  la  nature  humaine,  en 
dehors  de  la  Passion  du  Christ  ».  —  La  première  apporte  le 
témoignage  de  ce  que  c  le  Seigneur  dit,  en  saint  Jean,  ch.  xii 

(v.  24,   25)  :  Si  le  grain  de  froment  tombant  dans  la  terre  ne 
meurt  pas,   il  demeure  seul;  si,  au  contraire,   il  meurt,  il  porte 


398  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

beaucoup  de  fruits;  el  saint  Augustin  dit  que  le  grain  dont  par- 
lait le  Seigneur  nfHait  autre  que  Lui-même.  Si  donc  II  n'avait 
pas  subi  la  mort,  11  n'aurait  point  porté  d'une  autre  manière 
le  fruit  de  notre  libération  ».  —  La  seconde  objection  apporte 
cet  autre  passage,  où  d  le  Seigneur  dit  au  Père,  en  saint  Mat- 
thieu, ch.  XXVI  (v.  [\i)  :  0  mon  Père,  si  ce  calice  ne  peut  point 
passer  sans  que  Je  le  boive,  que  votre  volonté  se  fasse.  Et  II  parle, 
là,  du  calice  de  sa  Passion.  Donc  la  Passion  du  Christ  ne 
pouvait  point  passer.  Et  saint  Hilaire  explique  :  A  cause  de 
cela  ce  calice  ne  pouvait  point  passer  sans  que  le  Christ  le  boive, 
parce  que  nous  ne  pouvions  être  restaurés  que  par  sa  Passion  » . 
—  La  troisième  objection  fait  observer  que  «  la  justice  de  Dieu 
exigeait,  pour  que  l'homme  fût  libéré  du  péché,  que  le  Christ 
satisfasse  par  sa  Passion.  Or,  le  Christ  »  ou  Dieu  «  ne  peut 
point  passer  ou  transgresser  sa  jus^lice.  Il  est  dit,  en  effet,  dans 
la  seconde  Épître  à  Timothée,  ch.  11  (v.  i3)  :  Si  nous  ne 
croyons  pas,  Lui  demeure  fidèle  ;  car  II  ne  peut  pas  se  nier  Lui- 
même.  Or,  Il  se  nierait  Lui-même,  s'il  niait  sa  justice,  étant 
Lui-même  sa  justice.  Donc  il  semble  qu'il  n'était  point  possi- 
ble que  l'homme  fût  libéré  d'une  autre  manière  que  par  la 
Passion  du  Christ  ».  —  La  quatrième  objection  déclare  que 
«  sous  la  foi  ne  peut  pas  tomber  le  faux.  Or,  les  anciens  Pè- 
res »,  dans  l'Ancien  Testament,  «  crureut  que  le  Christ  subi- 
rait sa  Passion.  Donc  il  semble  qu'il  ne  se  pouvait  pas  que  le 
Christ  ne  subisse  la  Passion  ». 

L'argument  5<?(i  contra  est  un  texte  très  net  de  «  saint  Au- 
gustin, au  livre  XIII  de  la  Trinité  (ch.  x)  »,  où  il  est  «  dit  :  Le 
mode  selon  lequel  Dieu  daigne  nous  libérer  par  le  médiateur  de 
Dieu  et  des  hommes,  Jésus-Christ  homtfie,  nous  affirmons  qu'il 
est  bon  et  en  harmonie  avec  la  majesté  divine;  mais  montrons 
aussi  quily  avait  d'autres  modes  possibles  pour  Dieu,  au  pouvoir 
de  qui  toutes  choses  sont  également  soumises  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  qu'  «  une 
chose  peut  être  dite  possible  ou  impossible  d'une  double  ma- 
nière :  purement  et  simplement  ou  absolument;  et  par  hypo- 
thèse, ou  telle  supposition  étant  faite.  A  parler  purement  et 
simplement  et  d'une  façon  absolue,  il  était  possible  à  Dieu  de 


^  QUESTION    XLVI.     —    DE    LA    PASSION    ELLE-MÊME.  SqQ 

libérer  l'homme  d'une  autre  manière  que  par  la  Passion  du 
Christ;  parce  qu'il  nest  rien  qui  soit  impossible  pour  Dieu, 
comme  il  est  dit  en  saint  Luc,  ch.  i  (v.  87).  Mais,  si  l'on  fait 
une  certaine  supposition,  la  chose  était  impossible.  C'est  qu'en 
effet,  parce  qu'il  est  impossible  que  la  prescience  de  Dieu  se 
trompe  et  que  sa  volonté  ou  son  décret  soit  cassé,  si  nous 
supposons  la  prescience  et  la  préordination  de  Dieu  touchant 
la  Passion  du  Christ,  il  n'était  point  possible  simultanément  » 
ou  conjointement  avec  celte  prescience  et  cette  préordination 
«  que  le  Christ  ne  subisse  pas  la  Passion,  et  que  l'homme  soit 
libéré  d'une  autre  manière  que  par  celte  Passion  du  Christ.  Et 
la  raison  est  la  même  pour  tout  ce  qui  tombe  sous  la  pres- 
cience et  la  préordination  de  Dieu,  comme  il  a  été  vu  dans  la 
Première  Partie  »  (q.  i4,  art.  i3;  q.  22,  art.  4;  q-  28,  art.  6). 

L'ad  primum  répond  que  «  dans  ce  passage,  le  Seigneur 
parle  en  supposant  la  prescience  et  la  préordinalion  de  Dieu, 
selon  laquelle  il  était  ordonné  que  le  fruit  du  salut  des  hom- 
mes ne  serait  obtenu  que  par  la  Passion  du  Christ  ». 

«  El  c'est  de  même  qu'il  faut  entendre  ce  qui  était  objecté 
en  second  lieu  :  Si  ce  calice  ne  peut  point  passer  sans  que  je  le 
boive,  c'est-à-dire  :  parce  que  vous  l'avez  ainsi  disposé.  Et  aussi 
bien  11  ajoute  :  que  voire  volonté  se  fasse  ». 

Vad  tertium  déclare  que  a  cette  justice  de  Dieu  »,  dont 
parlait  l'objection,  «  dépend,  elle  aussi,  de  la  volonté  divine 
exigeant  du  genre  humain  la  satisfaction  pour  le  péché.  Au- 
trement, s'il  eût  voulu  sans  aucune  satisfaction  libérer 
l'homme  du  péché.  Il  n'eût  pas  agi  contre  la  justice.  Ce 
juge-là,  en  effet,  ne  peut  point,  la  justice  élant  sauve,  remet- 
tre la  faute  ou  la  peine,  qui  doit  punir  la  faute  commise  con- 
tre quelque  autre,  par  exemple  contre  un  autre  homme,  ou 
contre  toute  la  république,  ou  contre  un  prince  supérieur. 
Mais  Dieu  n'a  pas  de  supérieur,  Il  est  Lui-même  le  bien  su- 
prême et  commun  de  tout  lunivers.  Il  s'ensuit  que  s'il  remet 
le  péché  qui  a  raison  de  faute  parce  qu'il  est  commis  contre 
Lui,  Il  ne  fait  injure  à  personne;  comme  un  homme  quelcon- 
que, s'il  remet  l'offense  commise  contre  lui,  sans  satisfaction, 
il  agit  avec  miséricorde  et   non   d'une   façon    injuste.  Aussi 


4oO  SOMME    THÉOLOGIQUe. 

bien,  David,  implorant  la  miséricorde,  disait  (Ps.  i,  v.  6)  : 
Xai  péché  contre  vous  seul;  comme  pour  dire  :  Vous  pouvez 
sans  injustice  me  pardonner  ». 

L'ad  quartum  fait  observer  que  «  la  foi  des  hommes,  et 
aussi  les  Écritures  divines,  qui  établissent  cette  foi,  reposent 
sur  la  prescience  et  la  préordination  de  Dieu.  Et  c'est  pour- 
quoi la  raison  est  la  même  pour  la  nécessité  qui  provient  de 
leur  supposition  et  pour  la  nécessité  qui  provient  de  la  pres- 
cience et  de  la  volonté  divine  ». 

Absolument  parlant,  la  libération  du  genre  humain  déchu 
pouvait  se  faire  d'uuiré  manière  que  par  la  Passion  du  Christ. 
Et.  par  exemple.  Dieu  pouvait  purement  et  simplement  con- 
donner  à  l'homme  son  péché,  n'en  tenant  plus  aucun 
compte,  par  pure  miséricorde.  Mais  étant  donné  que  pour  les 
raisons  marquées  à  l'article  précédent  et  qui  étaient  en  si  par- 
faite harmonie  avec  tous  ses  attributs,  il  avait  plu  à  Dieu  de 
décréter  que  c'est  par  ce  moyen  de  la  Passion  du  Christ  que  le 
genre  humain  serait  libéré,  décret  qu'il  avait  Lui-même  ma- 
nifesté par  avance  dans  ses  Livres  saints,  il  n'y  avait  plus  que 
ce  moyen  qui  pût  délivrer  les  hommes  de  leurs  péchés.  —  Ce 
mode-là  était  donc  désormais,  en  fait,  le  seul  possible.  Mais 
faut-il  dire  qu'il  était  aussi  le  plus  à  propos  et  le  plus  excel- 
lent; ou  pouvons-nous  supposer  qu'un  autre  moyen  eût  été 
meilleur  et  plus  excellent  que  celui-là.  C'est  ce  qu'il  nous 
faut  maintenant  considérer;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui 
suit. 

Article  III. 

Si  quelque  autre  mode  de  libération  de  l'homme  eût  été 
plus  convenable  que  celui  de  la  libération  par  la  Passion 
du  Christ? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  un  autre  mode  de 
libération  de  l'homme  eût  été  plus  convenable  que  le  mode  de 
libération  par  la  Passion  du  Christ  ».  —  La  première  dit  que 


QUESTION    XLVr.     —    DE    LA    PASSION    ELLE-MEME.  /|0I 

la  nature,  dans  son  opération,  imite  l'œuvre  divine,  comme 
étant  mue  et  réglée  par  Dieu.  Or,  la  nature  ne  fait  point  par 
deux  ce  qu'elle  peut  faire  par  un.  Puis  donc  que  Dieu  pouvait 
libérer  l'homme  par  sa  seule  volonté  propre,  il  ne  semble 
pas  avoir  été  convenable  que  pour  la  libération  du  genre  hu- 
main, Il  ait  eu  recours  à  la  Passion  du  Christ  ».  —  La  se- 
conde objection  déclare  que  «  les  choses  qui  se  l'ont  par  voie 
naturelle  se  font  plus  convenablement  que  celles  où  la  vio- 
lence intervient;  parce  que  ce  qui  est  violent  est  comme  une 
enUdlle  ou  un  détachement  de  ce  qui  esl  selon  la  nature,  ainsi 
qu'il  dit  est  au  livre  du  Ciel  et  du  Monde  (liv.  II,  ch.  m,  n.  i  ; 
de  S.  Th.,  leç.  f\).  Or,  la  Passion  du  Christ  amena  la  mort  d'une 
façon  violente.  Donc  il  eût  été  plus  convenable  que  le  Christ 
libère  les  hommes  en  mourant  de  mort  naturelle,  plutôt  que 
de  subir  la  Passion  ».  —  La  troisième  objection  en  appelle  à 
ce  qu'  «  il  semble  souverainement  convenable  que  celui  qui 
détient  une  chose  par  la  violence  et  injustement  soit  dépouillé 
ou  spolié  par  la  puissance  du  supérieur;  et  voilà  pourquoi  il 
est  dit  dans  Isaïe,  ch.  lu  (v.  3)  :  Vous  ave:  ('dé  achetés  gratuite- 
ment  et  rachetés  sans  argent.  Or,  le  démon  n'avait  aucun  droit 
sur  l'homme,  qu'il  avait  déçu  par  fraude  et  qu'il  détenait  sou- 
mis à  sa  servitude  par  une  certaine  violence.  Donc  il  semble 
qu'il  eût  été  souverainement  convenable  que  le  Christ  dé- 
pouille le  démon  par  sa  seule  puissance,  en  dehors  de  la 
Passion  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  un  texte  formel  de  «  saint  Au- 
gustin, au  livre  XIII  de  la  Trinité  (ch.  x)  »,  où  il  est«  dit  :  Pour 
guérir  noire  misère,  il  ne  fut  pas  de  mode  plus  convenable  que  par 
la  Passion  du  Christ  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  (juand  il 
s'agit  d'un  moyen  destiné  à  atteindre  une  certaine  lin,  ce  moyen 
sera  d'autant  meilleur  que  par  lui  on  aura  plus  de  choses  con- 
courant à  la  bonne  obtention  de  la  fin.  Or,  par  cela  que  l'homme 
a  été  libéré  par  la  Passion  du  Christ,  de  nombreuses  choses  se 
sont  rencontrées  ayant  trait  au  salut  des  hommes,  en  plus  de 
la  libéralion  du  péché.  —  Par  là,  en  efl'et,  d'abord,  l'homme 
connaît  à  quel  point  Dieu  l'a  aimé  et  il  est  provoqué  à  l'aimer 
XVI.  —  La  Rédemption.  a6 


/|02  SOMME    THEOLOGIQUE. 

en  retour,  ce  en  quoi  consiste  la  perfection  du  salut  de  l'homme. 
Aussi  bien  l'Apôtre  dit,  aux  Romains,  ch.  v  (v,  8,  9)  :  Dieu  fait 
éclater  sa  charité  pour  nous,  quand,  alors  que  nous  étions  ses  enne- 
mis, le  Christ  est  mort  pour  nous.  —  Secondement,  par  là  II  nous 
a  donné  l'exemple  de  l'obéissance,  de  l'humilité,  de  la  cons- 
tance, de  la  justice  et  des  autres  vertus  qui  se  sont  montrées 
dans  la  Passion  du  Christ,  lesquelles  sont  nécessaires  au  salut 
de  l'homme.  De  là  vient  qu'il  est  dit,  dans  la  première  Épître 
de  saint  Pierre,  ch.  11  (v.  21)  :  Le  Christ  a  soujjert  pour  nous  sa 
Passion,  nous  laissant  un  exemple,  afin  que  nous  marchions  sur  ses 
traces.  —  Troisièmement,  le  Christ,  par  sa  Passion,  non  seule- 
ment a  délivré  l'homme  du  péché,  mais  encore  lui  a  mérité  la 
grâce  de  la  justification  et  la  gloire  de  la  béatitude,  comme  il 
sera  dit  plus  loin  (q.  /jS,  art.  i  ;  q.  49,  art.  i,  5).  —  Quatrième- 
ment, par  là  a  été  marquée  à  l'homme  une  plus  grande  néces- 
sité de  se  conserver  exempt  de  péché;  selon  cette  parole  de  la 
première  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  vi  (v.  20)  :  Vous  avez  été 
achetés  d'un  grand  prix  :  glorifiez  et  portez  Dieu  dans  votre  corps. 
—  Cinquièmement,  il  en  est  résulté  une  plus  grande  dignité  » 
pour  l'homme  :  «  en  ce  sens  que  l'homme  ayant  été  trompé 
et  vaincu  par  le  démon,  c'est  pourtant  l'homme  qui,  à  son  tour, 
a  vaincu  le  démon,  et  de  même  que  l'homme  avait  mérité  la 
mort,  c'est  encore  l'homme  qui,  en  mourant,  a  triomphé  de  la 
mort,  comme  il  est  dit  dans  la  première  Épître  aux  Corinthiens , 
ch.  XV  (v.  57)  :  Grâces  soient  rendues  à  Dieu  qui  nous  a  donné  la 
victoire  par  Jésus-Christ.  —  Pour  toutes  ces  raisons,  il  était 
plus  convenable  que  nous  fussions  libérés  par  la  Passion  du 
Christ  que  par  la  seule  volonté  de  Dieu  ». 

L'ad  primam  a  une  réponse  exquise,  u  Même  la  nature,  pour 
qu'une  chose  soit  faite  plus  convenablement,  y  applique  plu- 
sieurs choses  :  c'est  ainsi  qu'elle  donne,  pour  voir,  deux  yeux. 
El  la  même  chose  se  constate  dans  les  autres  choses  ». 

Vad  secundum  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Jean  Chry- 
sostome  »  (ou  plutôt  saint  Athanase,  dans  son  discours  sur 
l'Incarnation  du  Verbe),  «  le  Christ  était  venu  détruire  non  point  sa 
mort,  car  II  n'en  avait  pas,  étant  la  vie  elle-même,  mais  celle  des 
hommes.  Aussi  bien,  ce  n'est  point  par  sa  mort  propre  qu'il  déposa 


QUESTION    XLVr.    —    DE    LA    PASSION    ELLE-MEME.  ^oS 

son  corps,  mais  II  reçut  celle  mort  des  hommes.  Si,  en  ejjel,  H 
avait  été  malade  et  que  son  corps  se  fût  dissous  à  la  vue  de  tous, 
Il  ne  convenait  pas  que  Celui  qui  guérissait  les  infirmités  des  autres 
eût  son  propre  corps  languissant  sous  les  infirmités.  Si,  en  dehors 
de  toute  maladie.  Il  eût  déposé  son  corps  à  l'écart  et  qu  ensuite  II 
fût  apparu  de  nouveau,  on  n'aurait  pas  cru  à  lajfirmation  de  sa 
résurrection.  Comment,  en  effet,  eût  éclaté  la  victoire  du  Christ  sur 
la  mort,  si  ce  nest  qu'ayant  souffert  cette  mort  aux  yeux  de  tous. 
Il  prouvait  qu'elle  était  morte  par  l'incorruptibilité  de  son  corps  » 
ressuscité. 

L'ad  terlium  accorde  que  «  le  démon  avait  attaqué  l'homme 
d'une  manière  injuste.  Mais  c'était  d'une  manière  juste  que 
l'homme,  à  cause  du  péché,  avait  été  abandonné  par  Dieu  à  la 
servitude  du  démon.  Il  était  donc  convenable  que  l'homme  fût 
libéré  de  la  servitude  du  démon  par  voie  de  justice,  le  Christ 
satisfaisant  à  sa  place  par  sa  Passion.  Il  était  aussi  souveraine- 
ment convenable,  pour  vaincre  l'orgueil  du  démon  qui  a  déserté 
la  justice  et  recherché  la  puissance,  que  le  Christ  triomphe  du 
démon  et  délivre  l'homme,  non  par  la  seule  puissance  de  la 
divinité,  mais  aussi  par  la  justice  et  l'humilité  de  la  Passion, 
comme  le  dit  saint  Augustin  au  livre  XIII  de  la  Trinité  » 
(ch.  XIII,  XI  v). 

Il  est  très  vrai  que  Dieu  aurait  pu,  s'il  l'eût  voulu,  délivrer 
l'homme  et  le  rétablir  dans  son  premier  état  par  une  pure  con- 
donation  de  l'ofTense  et  par  le  seul  efTet  de  sa  toute-puissance 
arrachant  au  démon  la  proie  qu'il  s'était  injustement  arrogée. 
Mais  il  était  bien  plus  convenable  qu'il  ordonne  à  ce  double 
effet  la  Passion  du  Christ.  Des  avantages  inappréciables  et  de 
toute  nature,  en  devaient  résulter  pour  l'œuvre  de  salut  qu'il 
lui  plaisait  de  vouloir  réaliser.  —  Mais  l'obtention  de  ces  avan- 
tages, attachée  à  la  Passion  du  Christ,  demandait-elle  que  cette 
Passion  eût  lieu  sur  la  Croix.  Était-ce  là  le  mode  qui  convenait 
le  mieux?  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


4o4  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Article  IV. 
Si  le  Christ  devait  subir  sa  Passion  sur  la  Croix? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  ne  devait  pas 
subir  sa  Passion  sur  la  Croix  ».  —  La  première  dit  que  «  la 
vérité  doit  répondre  à  la  figure.  Or,  comme  figures  du  Christ 
précédèrent  tous  les  sacrifices  de  l'Ancien  Testament^  dans  les- 
quels les  animaux  tombaient  sous  le  glaive  et  ensuite  étaient 
consommés  par  le  feu.  Donc  il  semble  que  le  Christ  n'aurait 
pas  dû  subir  sa  Passion  sur  la  Croix,  mais  plutôt  être  frappé  du 
glaive  ou  passer  par  le  feu  ».  —  La  seconde  objection  en  appelle  à 
«  saint  Damascène  »,  qui  (au  livre  I,  ch.  xi  et  au  livre  III, 
ch.  xx)  «  dit  que  le  Christ  ne  devait  point  assumer  les  passions 
infamantes .  Or,  le  supplice  de  la  Croix  paraît  être  le  plus  infa- 
mant et  le  plus  ignominieux  ;  et  c'est  pour  cela  qu'il  est  dit,  au 
livre  de  la  Sagesse,  ch.  ii  (v.  20)  ;  Condamnons-le  à  la  mort  la 
plus  honteuse.  Donc  il  semble  que  le  Christ  ne  devait  pas  subir 
le  supplice  de  la  Croix  »>.  —  La  troisième  objection  rappelle 
que  «  du  Christ  il  est  dit  :  Béni  Celui  qui  vient  au  nom  du  Sei- 
gneur ;  comme  on  le  voit  par  saint  Matthieu,  ch.  xxi  (v.  9).  Or, 
le  supplice  de  la  Croix  était  un  supplice  de  malédiction;  selon 
cette  parole  du  Deutéronome,  ch.  xxi  (v.  28)  :  Maudit  de  Dieu 
est  celui  qui  est  pendu  au  bois.  Donc  il  semble  qu'il  n'était  pas 
convenable  que  le  Christ  fût  crucifié  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  dans  l'Épître 
aux  Philippiens ,  ch.  11  (v.  8)  :  //  s'est  Jait  obéissant  jusqu'à  la  mort 
et  à  la  mort  sur  la  Croix  ». 

Au  corps  d'article,  saint  Thomas,  tout  rempli  des  lumières 
du  ciel  et  sachant  bien  que  le  point  de  doctrine  qu'il  étudie  ici 
est  le  scandale  de  la  fausse  sagesse,  tandis  qu'il  est  le  dernier 
mot  de  la  sagesse  divine,  prononce,  dès  le  début,  cette  formule 
superbe  :  «  Voici  ma  réponse  :  Il  faut  dire  qu'il  était  souverai- 
nement convenable  que  le  Christ  subisse  le  supplice  de  la  Croix  : 
respondeo  :  dicendum  quod  convenienlissimum  Juit  Christum  pati 


QUESTION    XL  VI.     --DE    LA    PASSION    ELLE-MEME.  4o5 

mortem  crucis  n.  Et  il  ramène  au  nombre  sept,  comme  à  un  nom- 
bre particulièrement  sacré,  les  innombrables  raisons  qui  jus- 
tifient son  affirmation  magnifique.  —  «  Premièrement,  comme 
exemple  de  vertu.  Saint  Augustin  dit,  en  effet,  au^livre  des 
Quatre-vingt-trois  Questions  (q.  xxv)  :  La  Sagesse  de  Dieu  s'est 
faite  homme  pour  nous  donner  l'exemple  de  la  rectitude  de  vie  que 
nous  devions  reproduire.  Or,  à  cette  rectitude  de  vie  il  appartient 
de  ne  point  craindre  ce  qui  ne  doit  pas  être  craint.  D'autre  part, 
il  est  des  hommes,  qui,  sans  craindre  la  mort  elle-même,  ont  hor- 
reur de  tel  genre  de  mort.  Il  Jallait  donc  montrer,  par  la  croix  du 
Dieu-homme,  qu'aucun  genre  de  mort  ne  devait  être  craint  par 
l'homme  en  qui  se  trouve  la  rectitude  de  vie.  Et,  en  ejfet,  parmi 
tous  les  genres  de  mort,  il  n'en  était  aucun  qui  fût  plus  exécrable 
et  plus  redoutable  que  celui-là  ».  De  là  vient  que  la  Croix  du  di- 
vin Crucifié  devait  être,  ouvert  pour  tous  et  accessible  à  tous, 
le  code  par  excellence  de  toute  perfection,  de  tout  héroïsme, 
de  toute  sainteté.  —  «  Secondement,  parce  que  ce  genre  de 
mort  »  et  de  supplice  «  convenait  le. plus  à  la  satisfaction  pour 
le  péché  du  premier  père,  qui  consista  en  ce  que,  contre  l'or- 
dre de  Dieu,  il  prit  le  fruit  de  l'arbre  défendu.  Il  convenait 
donc  que  le  Christ,  devant  satifaire  pour  ce  péché,  souffrît 
d'être  attaché  à  l'arbre  »  de  la  Croix,  «  comme  pour  restituer 
ce  qu'Adam  avait  pris;  selon  cette  parole  du  psaume  (lxviii, 
V.  5)  :  Ce  que  je  n'avais  point  pris,  Je  le  payais  alors.  Aussi  bien 
saint  Augustin  dit,  dans  un  Sermon  de  la  Passion,  Adam 
méprisa  le  précepte,  en  prencmt  du  fruit  de  l'arbre;  mais  tout  ce 
qu'Adam  avait  perdu,  le  Christ  le  retrouva  sur  la  Croix  ».  Et  l'on 
connaît  le  beau  rapprochement  que  l'Eglise  elle-même  a  fait 
dans  la  Préface  de  la  Croix  et  de  la  Passion  :  a  ajin  que  celui 
qui  avait  triomphé  sur  l'arbre  fût  également  vaincu  sur  l'arbre  :  ut 
qui  in  ligno  vincebat  in  ligno  quoqueyinceretur  ».  Ce  rapproche- 
ment d'ailleurs  ne  laisse  pas  que  de  confirmer  l'interprétation 
traditionnelle  du  récit  de  la  Genèse,  entendant  ce  récit  dans 
son  sens  réel  et  historique,  contrairement  aux  nouveautés  d'une 
exégèse  trop  hardie.  —  «  La  troisième  raison  est  que,  comme 
le  dit  saint  Jean  Chrysostome  dans  son  sermon  de  la  Passion 
(hom.  1,  II),  //  a  subi  la  Passion  élevé  dans  les  airs  et  non  enjermé 


/|06  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

SOUS  un  toit,  afin  que  la  nature  de  l'air,  elle  aussi,  se  trouvât 
purifiée.  Du  reste,  la  terre,  elle  encore,  piwticipait  au  même  bien- 
fait, purijiée  par  le  sang  qui  découlait  du  côté  du  Christ  trans- 
percé. Et,  sur  cette  parole,  marquée  en  saint  Jean,  cJi.  in(v.  i4), 
H  faut  que  le  Fils  de  r  homme  soit  élevé»  de  terre,  »  ïhéophylacte 
dit  :  Quand  tu  entends  le  mot  élevé,  comprends  quil  s'agit  d'une 
suspension  en  haut  :  a  fui  qu'il  sanctifiât  l'air,  Lui  qui  avait  sanc- 
tijié  la  terre  en  marchant  sur  elle.  —  La  quatrième  raison  est 
que  par  cela  même  qu'il  meurt  »  sur  la  Croix,  o  élevé  »  dans  les 
airs',  ((  Il  nous  prépare  l'ascension  au  ciel,  comme  le  dit  saint 
Jean  Chrysostome  »  (ou  plutôt  S.  Athanase ,  ouvrage  pré- 
cité). «  Et  de  là  vient  que  Lui-même  dit,  en  saiilt  Jean,  ch.  xii 
(v.  32,  33)  :  Quand  f  aurai  été  élevé  de  terre,  f  attirerai  tout  à 
moi».  —  «La  cinquième  raison»  porte  sur  ce  que  la  forme 
même  de  l'instrument  de  «  ce  supplice  convient  au  salut  uni- 
versel du  monde  entier.  Aussi  bien  saint  Grégoire  de  Nysse  dit 
que  la  figure  de  la  Croix  partant  d'an  point  central  et  se  divi- 
sant en  quatre  branches,  signifie  la  vertu  et  la  providence  de  Celui 
qui  y  fat  attaché,  vertu  et  providence  qui  sont  répandues  en  tout 
lieu.  Saint  Jean  Chrysostome  »  (ou  plutôt  S.  Athanase,  endroit 
précité)  «  dit  aussi  que  sur  la  Croix  le  Christ  meurt  les  mains 
étendues,  pour  attirer,  d'une  main,  l'ancien  pp.uple,  et,  de  l'autre, 
ceux  qui  sont  parmi  les  nations.  —  La  sixième  raison  est  que 
par  ce  genre  de  mort  sont  désignées  les  diverses  vertus.  Aussi 
bien  saint  Augustin  dit,  au  livre  De  la  grâce  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau  Testament  (ch.  xxvi)  :  Ce  n'est  pas  en  vain  qu'il  a  choisi 
ce  genre  de  mort,  pour  se  J aire  le  Maître  de  la  largeur,  de  la  hau- 
teur, de  la  longueur  et  de  la  profondeur  dont  parle  l'Apôtre  (aux 
Éphésiens,  ch.  m,  v.  18).  La  largeur,  en  effet,  se  trouve  dans  ce 
bois  qui  traverse  en  haut  la  Croix  ;  et  cela  se  rapporte  aux  bonnes 
œuvres;  car  c'est  là  que  les  mains  sont  étendues.  La  longueur  se 
trouve  dansjcette  partie  qui  va  du  bois  transversal  Jusqu'à  terre  : 
c'est  là  qu'il  se  tient  et  qu'il  demeure  ou  qu'il  persévère  ;  chose  qui 

1.  Les  diverses  éditions  porlenl  ici  in  ca  (ou  encore,  d'eux  d'entre  elles  //( 
allô).  In  ea  sérail,  mis  pour  in  cruce  ;  mais  cetie  leçon  paraît  peu  dans  la 
ligne  du  texte.  Nous  croyons  (ju'il  faul  plulôt  :  in  tiUo,  c'esl-à-dire.  dans 
l'air,  dans  les  airs. 


QUESTION    XLVI.     —    DE    LA    PASSION    ELLE-MÉME.  IxÙ"] 

est  attribuée  à  la  longanimité.  La  hauteur  se  trouve  dans  cette  par- 
tie du  bois,  qui  va  de  la  partie  transversale  vers  le  haut,  c'est-à- 
dire  vers  la  tête  du  crucifié  :  et,  en  ejjet,  c'est  en  haut  qu'est  l'at- 
tente de  ceux  qui  ont  la  bonne  espérance.  Quant  à  cette  partie  du 
bois  qui  est  fixée  en  terre  et  s'y  trouve  cachée,  portant  tout  le  reste, 
elle  signifie  la  projondeur  de  la  grâce  gratuite.  Et,  comme  le  dit 
encore  saint  Augustin,  sur  saint  Jean  (tr.  CXIX),  le  bois  ou 
étaient  fixés  les  membres  du  supplicié  qui  soujjrait  était  aussi  la 
chaire  du  Maître  qui  enseignait.  --  La  septième  raison  est^que 
ce  genre  de  mort  »  ou  de  supplice  «  répondait  à  de  nombreu- 
ses figures  »  qui  avaient  précédé  dans  l'Ancien  Testament. 
<(  Gomme,  en  effet,  le  dit  saint  Augustin  dans  son  Sermon  de 
la  Passion,  ce  fut  une  arche  en  bois  qui  sauva  le  genre  humain 
des  eaux  du  déluge;  quand  le  peuple  de  Dieu  sortit  de  l'Egypte, 
ce  fut  avec  un  bâton  que  Moïse  divisa  la  mer,  engloutit  le 
Pharaon,  et  racheta  le  peuple  de  Dieu  ;  le  même  Moïse  jeta  du 
bois  dans  l'eau  et  changea  l'eau  amère  en  eau  douce;  la  verge 
en  bois  tire  une  eau  salutaire  du  rocher  spirituel;  pour  vain- 
cre Amalec,  Moïse  fient  le  bâton  dans  ses  fnains  étendues  con- 
tre lui;  la  loi  de  Dieu  est  aussi  confiée  à  l'arche  du  Testament 
qui  était  en  bois;  tout  cela  pour  venir,  comme  par  des  degrés, 
au  bois  de  la  Croix  » . 

L'ad  primurn  répond  que  «  l'autel  des  holocaustes,  sur  le- 
quel s'offraient  les  sacrifices  des  animaux  »  dans  l'Ancien  Tes- 
tament, «  était  fait  de  bois,  comme  il  est  marqué  au  livre  de 
VExode,  ch.  xxvii  (v.  i);  et,  de  ce  chef,  la  vérité  correspond  à 
la  figure.  D'autre  part,  il  n'est  pas  nécessaire  qu'elle  lui  corres- 
ponde en  tout  ;  sans  quoi,  ce  ne  sercdt  plus  la  similitude  ou  la 
figure,  mais  la  vérité  elle-même,  comme  le  dit  saint  Jean  Damas- 
cène,  au  livre  III  (ch.  xxvi).  Toutefois  »,  dans  le  détail  ou 
«  spécialement,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome  »  (ou 
plutôt  S.  Athanase,  endroit  précité),  «  le  Christ  n'a  point  sa 
tête  coupée,  comme  saint  Jean;  Il  n'est  point  scié,  comme  Isaïe, 
afm  de  présenter  à  la  mort  son  corps  tout  entier;  non  divisé,  et 
pour  ne  point  Journir  de  prétexte  à  ceux  qui  veulent  diviser  son 
Église.  —  Quant  au  feu  matériel,  il  fut  remplacé,  dans  l'holo- 
causte du  Christ,  par  le  feu  de  la  charité  ». 


4oS  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

IjCid  seciuuUun  dit  que  «  le  Christ  refusa  d'assumer  les  pas- 
sions défectueuses  qui  ont  trait  au  manque  de  science  ou  de 
grâce  ou  de  vertu;  mais  non  point  celles  qui  ont  trait  à  l'in- 
jure venue  du  dehors  :  bien  plus,  comme  il  est  dit,  aux  Hébreux, 
ch.  xn  (v.  2),  //  supporta  la  Croix,  méprisant  la  confusion  ». 

L'rtd  terliuni  fait  observer  que  «  comme  ledit  saint  Augustin, 
au  livre  XIV  Contre  Fausle  (ch.  iv  et  suiv.),  le  péché  est  mau- 
dit; et,  par  conséquent,  la  mort  et  la  mortalité  qui  provien- 
nent du  péché.  Or,  la  chair  du  Christ  Jut  mortelle,  portant  la 
similitude  de  la  chair  du  péché.  Et,  à  cause  de  cela.  Moïse  l'ap- 
pelle maudite,  comme  l'Apôtre  l'appelle  aussi  péché,  quand  il 
dit,  dans  la  seconde  épîlre  aux  Corinthiens ,  ch.  v  (v.  21)  :  Celui 
qui  ne  connaissait  pas  le  péché.  Dieu  l'a  fait  péché  pour  nous,  sa- 
voir par  la-  peine  du  péché.  Ce  n'est  pas,  en  ejjet,  chose  plus 
forte,  (juil  soit  dit  qu'il  a  été  maudit  de  Dieu.  Car  si  Dieu  n'avait 
point  haï  le  péché,  Il  /l'aurait  pas  envoyé  son  Fils  pour  prendre 
et  enlever  la  chair  de  péché.  Reconnais  donc  avoir  pris  la  ma- 
lédiction pour  nous  celui  que  tu  reconnais  être  mort  pour  nous. 
Aussi  bien  est-il  dit,  aux  Galates,  ch.  m  (v.  i3)  :  Le  Christ  nous 
a  rachetés  de  la  malédiction  de  la  loi,  devenu  maudit  pour  nous  ». 

Uien  n'était  plus  en  liartn(Hiie  avec  la  sagesse  de  Dieu  et  ne 
devait  mettre  cette  sagesse  dans  un  plus  beau  jour,  que  le  choix 
du  supplice  de  la  Croix  pour  le  Verbe  fait  chair,  destiné  à 
subir  pour  nous,  dans  sa  chaii',  la  peine  du  péché  que  nous 
aurions  dii  subir  nous-mêmes.  —  Mais  comment  devons-nous 
concevoii'  cette  peine  du  péché  subie  pour  nous  par  le  Christ 
dans  son  supplice  de  la  Croix.  Faut-il  dire  que  le  Christ,  dans 
sa  Passion,  a  subi  toutes  les  soulï'rances,  au  |)oint  de  n'en  avoir 
laissé  aucune  qu'il  n'ait  prise  et  subie  ;  puisque  aussi  bien 
nos  pécliés  qu'il  venait  expier  méritaient  tous  les  supplices  et 
toutes  les  souttrances.  La  question  est  du  plus  haut  intérêt;  car 
elle  nous  permettra  d'apprécier  ce  que  le  Christ  a  fait  pour 
nous  dans  son  supplice  d'expiation.  Saint  Thomas  va  nous  ré- 
pondre à  l'article  qui  suit. 


QUESTION    XLVI.     —    DE    LA    PASSION    ELLE-MÊME.  l\Og 

Article  V. 
Si  le  Christ  a  subi  toutes  les  souffrances? 

Trois  objecUons  veulent  prouver  (jue  u  le  Christ  a  subi  » 
teutes  les  soulïVances  ou  u  toutes  les  passions  ».  —  La  première 
est  un  texte  de  «  saint  Hilaire,  au  livre  X  de  la  Trinité  »  où  il 
est  «  dit  :  Le  Fils  unique  de  Dieu,  parachevant  le  sacrement  »  ou 
le  mystère  «  de  sa  mort,  témoigne  avoir  consommé  en  Lui  tous  les 
genres  de  passions  »  ou  de  tortures  «  humaines,  lors(iue,  ayant 
incliné  la  tête,  Il  rendit  l'esprit.  Il  semble  donc  qu'il  a  subi  tou- 
tes les  passions  »  ou  tortures  «  humaines  ».  —  La  seconde 
objection  cite  un  texte  d'Isaïe,  ch.  lu  (y.  i3,  i^),  où  «  il  est 
dit  :  Voici  que  mon  serviteur  prospérera,  et  II  grandira,  et  II  sera 
exalté,  et  II  sera  souverainement  élevé,  au  plus  haut  point  ;  et  beau- 
coup ont  été  dans  la  stupeur  en  le  voyant  ;  de  même  Usera  défiguré, 
son  aspect  n'étant  plus  celui  d\m  homme,  ni  son  visage  celui  des  en- 
fants des  hommes.  Or,  le  Christ  a  été  exalté  selon  qu'il  a  eu  toute 
grâce  et  toute  science  :  et  c'est  en  raison  de  cela  que  les  hom- 
mes dans  la  stupeur  l'ont  admiré.  Donc  il  semble  que  dans 
l'humiliation  II  a  dû  subir  toute  passion  »  ou  torture  «  hu- 
maine I).  —  La  troisième  objection  rappelle  que  «  la  Passion 
du  Christ  était  ordonnée  à  délivrer  l'homme  du  péché,  comme 
il  a  été  dit  plus  haut  (art.  i,  2,  3;  q.  1/4,  art,  1).  Or,  le  Christ 
venait  libérer  les  hommes  de  tous  les  genres  de  péchés.  Donc 
Il  a  dû  subir  tous  les  genres  de  passions  »  ou  de  tortures  et  de 
souffrances. 

L'argument  sed  contra  oppose  qn  0  il  est  dit,  en  saint  Jean, 
ch.  XIX  (v.  3'i,  33),  que  les  soldats  brisèrent  les  jambes  du  pre- 
mier et  aussi  de  Vautre  qui  étaient  crucifiés  avec  Jésus  ;  mais  étant 
venus  à  Jésus,  ils  ne  brisèrent  point  ses  jambes.  Donc  II  n'a  pas 
subi  toutes  les  tortures  humaines  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  les 
passions  »  ou  soutîrances  et  tortures  «  humaines  peuvent  se 
considérer  d'une  double  manière.  —  Premièrement,  dans  leur 


410  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

espèce.  Et,  de  cette  sorte,  il  n'a  point  fallu  que  le  Christ  soufTrît 
toutes  les  passions  »  ou  tortures  «  humaines.  Il  en  est,  en  effet, 
beaucoup  qui  sont  contraires  entre  elles  »  et  qui,  par  suite, 
s'excluent  l'une  l'autre  ;  «  comme,  par  exemple,  la  combus- 
tion dans  le  feu  et  la  submersion  dans  l'eau.  Car  nous  parlons 
maintenant  des  passions  ou  des  souffrances  dues  à  une  action 
violente  provenant  du  dehors.  Il  ne  convenait  pas,  en  eff'et, 
que  le  Christ  éprouvât  en  Lui  les  passions  »  ou  souffrances 
('  qui  ont  pour  cause  un  désordre  intérieur,  comme  sont  les 
maladies  corporelles.  C'est  ce  que  nous  avons  établi  plus  haut 
(q.  ili,  art.  ^).  —  Mais,  à  considérer  le  genre  »  et  non  plus 
l'espèce  «  des  passions  »  ou  des  souffrances  et  des  tortures  hu- 
maines, «  le  Christ  a  souffert  ou  subi  toutes  ces  passions  »  ou 
souff'rances  «  humaines.  —  On  peut  s'en  rendre  compte  par  une 
triple  considération.  —  D'abord,  du  côté  des  liommes.  Il  a 
souffert,  en  effet,  de  la  part  des  Gentils  et  de  la  part  des  Juifs; 
de  la  part  des  hommes,  et  de  la  part  des  femmes,  comme  on  le 
voit  par  les  servantes  accusant  Simon  Pierre.  lia  souffert  aussi 
de  la  part  des  princes,  de  la  part  de  leurs  ministres  ou  servi- 
teurs, et  de  la  part  du  peuple  ;  selon  cette  parole  du  Psaume 
(il,  V.  1,2):  Pourquoi  les  nations  ont-elles  Jrémi,  et  pourquoi  les 
peuples  ont-ils  ourdi  de  vains  complots.  Les  rois  de  la  terre  se  sont 
levés  et  les  princes  se  sont  rassemblés  et  réunis  contre  le  Seigneur 
et  contre  son  Christ.  Il- a  souffert  encore  de  la  part  de  ses  inti- 
mes et  de  ses  connaissances,  comme  on  le  voit  pour  Judas  qui 
le  trahit  et  par  Pierre  qui  le  renie.  —  En  second  lieu,  la  même 
chose  apparaît  du  côté  de  ce  en  quoi  l'homme  peut  souffrir. 
Car  le  Christ  a  souffert  dans  ses  amis  qui  l'abandonnent;  dans 
sa  réputation,  par  les  blasphèmes  vomis  contre  Lui  ;  dans  son 
honneur  et  dans  sa  gloire,  par  les  dérisions  et  les  insultes  dont 
Il  fut  l'objet;  dans  ses  biens,  par  cela  qu'il  fut  même  dépouillé 
de  ses  vêtements;  dans  son  âme,  par  la  tristesse,  l'ennui,  la 
crainte;  dans  son  corps,  par  les  blessures  et  les  coups  de  la 
llagellation.  —  En  troisième  lieu,  on  peut  considérer  cette 
universalité  de  souffrances  quant  aux  membres  du  corps.  Le 
Christ,  en  eff'et,  souffrit,  dans  la  tête,  l'enfoncement  des  épines; 
dans  les  mains  et  dans  les  pieds,  l'enfoncement  des  clous;  sur 


QUESTION    XLVl. DR    LA    PASSION    ELLE-MÊME.  /4  I  I 

sa  face,  les  soulïlels  et  les  crachats;  dans  tout  son  corps,  les 
coups  de  la  flagellation.  Il  souflVit  aussi  dans  tous  les  sens  de 
son  corps  :  dans  le  toucher,  flagellé  et  percé  de  clous;  dans  le 
goût,  abreuvé  de  fiel  et  de  vinaigre;  dans  l'odorat,  pendu  à  un 
gibet  dans  un  endroit  fétide,  infecté  de  l'odeur  des  cadavres, 
qui  s'appelail  le  lieu  du  crâne;  dans  l'ouïe,  déchiré  par  les  cris 
de  ceux  qui  le  blasphémaient  et  le  raillaient;  dans  la  vue, 
apercevant  sa  mère  et  le  disciple  quil  aimait  tout  en  larmes  ». 
—  Gomme  ce  dernier  trait  achève  bien  ce  tableau  si  poignant 
des  souffrances  ou  des  tortures  endurées  par  le  Christ  dans  sa 
Passion.  Où  trouver,  en  moins  de  mots,  un  tableau  plus  com- 
plet et  plus  émouvant  de  ces  souffrances  et  de  ces  tortures,  qui 
devaient  être,  nous  l'expliquerons  bientôt,  le  prix  de  notre 
rachat. 

h\id  primum  dit  que  «  cette  parole  de  saint  Hilaire  se  doit 
entendre  de  tous  les  genres  de  passions  ou  de  souffrances,  non 
de  toutes  les  espèces  ». 

L'ad  secundum  fait  observer  que  «  dans  ce  texte  d'Isaïe  que 
citait  l'objection,  la  similitude  porte  non  sur  le  nombre  des 
passions  et  des  grâces,  mais  sur  la  grandeur  des  unes  et  des 
autres;  car  de  même  que  le  Christ  a  été  élevé  au-dessus  de 
tous  dans  les  dons  de  la  grâce,  pareillement  II  a  été  jeté  au- 
dessous  de  tous  par  l'ignominie  de  la  Passion  ». 

L'ad  tertium  déclare  que  u  s'il  s'agit  de  ce  qui  pouvait  suffire, 
la  plus  petite  passion  »  ou  souffrance  a  du  Christ  suffisait  pour 
racheter  le  genre  humain  de  tous  les  péchés  ;  mais,  du  côté  de 
la  convenance  »,  s'il  fallait  une  certaine  universalité,  il  n'était 
point  nécessaire  cependant  que  le  Christ  subisse  toutes  les  espè- 
ces de  souffrances;  nous  avons  môme  dit  que  c'était  là  chose 
impossible  ;  «  il  était  suffisant  qu'il  souffre  tous  les  genres  de 
passions  »  ou  de  tortures,  «  comme  il  a  été  déjà  dit  »  (au  corps 
de  l'article). 

A  considérer  le  mode  ou  le  comment  de  la  Passion  du  Christ 
achevée  sur  la  Croix,  nous  devons  reconnaître  que  du  côté  de 
l'étendue  des  souffrances  ou  de  leur  nombre,  il  fallait,  pour 
l'harmonie  de  notre  rédemption,  qu'il  les  éprouve  ou  les  su- 


ai  2  SOMME    THEOLOGIQUE. 

bisse  toutes  :  non  certes  au  point  de  vue  nunmérique,  ni  même 
spécifique;  mais  au  point  de  vue  générique.  Et  cela  veut  dire 
qu'il  n'est  aucun  genre  de  souffrances  venues  du  dehors,  soit 
du  côté  de  ceux  qui  font  souffrir  par  leurs  méfaits,  soit  du  côté 
des  biens  dont  la  privation  violente  constitue  l'objet  de  la  souf- 
france, soit  du  côté  des  membres  et  des  sens  du  corps,  qui 
sont  atteints  par  la  cause  de  la  souffrance,  que  le  Christ  n'ait 
eu  à  subir  au  cours  de  sa  Passion.  —  Mais  que  penser  de  ces 
mêmes  souffrances  ou  de  celte  Passion  du  Christ,  selon  que 
nous  en  considérons  l'intensité  de  douleur.  Devons-nous  dire 
que  la  douleur  de  la  Passion  du  Christ  a  dépassé  toute  autre 
douleur,  qu'elle  a  été  plus  grande  que  toutes  les  autres  dou- 
leurs. Ici  encore  la  question  revêt  un  intérêt  poignant;  car 
elle  va  nous  aider  à  mieux  connaître  ce  que  le  Christ  a  fait  pour 
nous  et  ce  que  nous  lui  devons.  Lisons,  à  ce  sujet,  le  magni- 
fique article  écrit  par  saint  Thomas. 


Article  VI. 

Si  la  douleur  de  la  Passion  du  Christ  a  été  plus  grande 
que  toutes  les  autres  douleurs? 


Six  objections  veulent  prouver  que  c  la  douleur  de  la  Passion 
du  Christ  n'a  pas  été  plus  grande  que  toutes  les  autres  dou- 
leurs ».  —  La  première  fait  observer  que  v  la  douleur  du 
patient  «  ou  de  celui  qui  souffre  «  est  accrue  selon  la  gravité 
et  ta  longueur  de  la  passion  »  ou  de  la  souffrance.  «  Or,  cer- 
tains martyrs  ont  supporté  »  ou  subi  «  des  passions  »  ou  des 
tortures  «  plus  giaves  et  plus  longues  que  celles  que  le  Christ 
a  subies  :  comme  on  le  voit  pour  saint  Laurent,  qui  a  été  cuit 
sur  le  gril,  et  pour  saint  Vincent,  dont  les  chairs  furent  déchi- 
rées avec  des  ongles  de  fer.  Donc  il  semble  que  la  douleur  du 
Christ  soutfrant  n'a  pas  été  la  plus  grande  ».  —  La  seconde 
objection  dit  que  «  lu  vertu  de  l'àme  mitigé  la  douleur  :  au 
point  que  les  .Stoïciens  alfirmaient  que  la  tristesse  n'a  point  cVen- 
trce  dans  Came  du  sage  (S.   Augustin,   Cité  de  Dieu,   liv.   IV, 


QUESTION    XLVI.     —    t)E    LA    PASSION    ELLE-mÉME.  lIi'Ô 

ch.  viii)  ;  et  Arislote  dit  que  la  vertu  morale  tient  le  milieu 
dans  les  passions  {Éthique,  liv.  II,  cli,  vi,  n.  9);  de  saint  Th., 
leç.  6).  Or,  dans  le  Christ  se  trouvait  la  plus  parfaite  vertu  de 
l'âme.  Donc  il  semble  que  dans  le  Christ  la  douleur  aura  été  la 
plus  petite  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que  «  plus  l'être 
qui  soufl're  est  sensible,  plus  la  douleur  de  la  soufl'rance  qui 
s'ensuit  est  grande.  Or,  l'âme  est  plus  sensible  que  le  corps;  le 
corps  n'étant  sensible  que  par  l'âme.  Adam  aussi,  dans  l'état 
d'innocence,  paraît  avoir  eu  un  coips  plus  sensible  que  ne 
l'était  le  corps  du  Christ  non  exempt  des  défectuosités  natu- 
relles au  corps  humain  »  selon  qu'il  est  après  la  chute.  «  Donc 
il  semble  que  la  douleur  de  l'âme  qui  souffre  en  purgatoire  ou 
dans  l'enfer,  ou  aussi  la  douleur  d'Adam,  s'il  eût  souffert,  l'em- 
portent sur  la  douleur  du  Christ  dans  sa  Passion  ».  —  La  qua- 
trième objection  présente  celte  remarque,  que  «  l'umission  » 
ou  la  perte  «  d'un  bien  plus  grand  cause  une  douleur  plus 
grande.  Or,  le  pécheur,  quand  il  pèche,  perd  un  bien  plus 
grand  que  celui  que  perdit  le  Christ  dans  sa  Passion  ;  car  la 
vie  de  la  grâce  l'emporte  sur  la  vie  de  la  nature.  Et  même  le 
Christ  qui  perdit  la  vie  pour  ressusciter  après  trois  jours,  sem- 
ble avoir  moins  perdu  que  ceux  qui  perdent  la  vie,  devant 
demeurer  dans  la  mort.  Donc  il  semble  que  la  douleur  du 
Christ  n'a  pas  été  la  plus  grande  0.  —  La  cinquième  objection 
veut  que  «  l'innocence  de  celui  qui-soulïre  diminue  la  dou- 
leur de  la  souffrance.  Or,  le  Christ  souffrit,  étant  innocent; 
selon  cette  parole  de  Jérémie,  ch.  xi  (v.  19)  :  J'étais  comme  un 
agneau  plein  de  mansuétude  qu'on  mène  à  la  boucherie.  Donc  il 
semble  que  la  douleur  de  la  Passion  du  Christ  n'a  pas  été  la 
plus  grande  ».  —  La  sixième  objection  en  appelle  à  ce  prin- 
cipe, qu'  «  en  ce  qui  est  du  Christ,  il  n'y  eut  rien  de  superflu. 
Or,  la  plus  petite  douleur  du  Christ  suffisait  au  but  du  salut 
des  hommes  :  car  elle  avait  une  valeur  infinie  en  raison  de  la 
Personne  divine.  Donc  il  était  superflu  de  prendre  la  plus 
grande  douleur  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  on  trouve,  dans  les 
Lamentations,  ch.  i  (v.  12),  dit  en  la  Personne  du  Christ  ; 
Considérez  et  voyez  s'il  est  une  douleur  comme  la  mienne  » . 


^I^  SOMME    THÉOLOGIQUÉ. 

Au  corps  (le  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  comme  il 
est  dit  plus  haut  (q.  i5,  art.  5,  0),  quand  il  s'est  agi  des  défec- 
tuosités prises  par  le  Christ,  dans  le  Christ  soumis  à  la  Passion 
se  trouva  la  douleur  véritable  :  et  la  douleur  sensible,  qui  est 
causée  par  ce  qui  nuit  au  corps;  et  la  douleur  intérieure,  qui 
est  causée  par  la  perception  d'un  quelque  chose  de  nuisible,  et 
qui  s'appelle  la  tristesse.  —  Or»,  déclare  saint  Thomas,  ici,  en 
une  parole  que  nous  ne  i^aurions  trop  souligner,  a  l'une  et  l'au- 
tre douleur  »,  savoir  et  la  douleur  sensible  et  la  douleur  inté- 
rieure qu'est  la  tristesse,  «  ont  été,  dans  le  Christ,  les  plus 
grandes  de  la  vie  présente.  —  Et  cela  s'explique  par  quatre  rai- 
sons »,  ajoute  le  saint  Docteur.  —  o  D'abord,  en  raison  des 
causes'de  la  douleur.  C'est  qu'en  effet,  la  cause  de  la  douleur 
sensible  fut  la  lésion  corporelle.  Celte  lésion  corporelle  fut 
douloureuse,  et  en  raison  de  la  généralité  des  passions  »  ou  des 
tortures,  dont  il  a  été  parlé  (art.  précéd.),  et  aussi  en  raison 
du  genre  de  la  Passion  »  s'achevant  par  la  mort  sur  la  Croix. 
((  La  mort,  en  effet,  des  crucifiés  ou  de  ceux  qu'on  fixe  par  des 
clous  à  la  croix  est  la  plus  douloureuse  :  car  ils  sont  fixés  à  la 
croix  dans  les  endroits  du  corps  où  se  réunissent  les  nerfs  et  qui 
sont  par  suite  les  plus  sensibles,  savoir  dans  les  mains  et  dans 
les  pieds';  et  le  poids  du  corps  suspendu  augmente  à  chaque 
instant  la  douleur;  et,  avec  cela  aussi,  se  trouve  la  durée  ou  la 
prolongation  de  la  douleur,  ne  mourant  pas  tout  de  suite,  comme 
ceux  qui  sont  frappés  par  le  glaive.  —  Quant  à  la  cause  de  la 
douleur  intérieure,  ce  furent,  d'abord,  tous  les  péchés  du  genre 
humain  pour  lesquels  le  Christ  satisfaisait  dans  sa  Passion;  et, 
aussi  bien,  Il  se  les  attribue  en  quelque  sorte  à  Lui-même,  disant 
dans  le  psaume  (xxi,  v.  2)  :  Les  paroles  de  mes  délits.  En  second 
lieu,  ce  fut,  spécialement,  la  ruine  des  Juifs  et  des  autres  qui 
se  rendaient  coupables  de  sa  mort;  et  surtout  la  chute  de  ses 
disciples,  qui  trouvèrent  le  scandale  dans  la  Passion  du 
Christ.  En  troisième  lieu,  ce  fut  aussi  la  perte  de  la  vie  cor- 

i.  On  voit  sur  l'imaffC  du  Saint  Suaire  conservé  à  Turin,  que  la  cruci- 
fixion avait  lieu,  non  pas  au  milieu  de  la  main  on  des  pieds,  mais  au  poi- 
gnet et  sur  le  cou  du  pied  pour  sortir  au  talon,  ce  qui  constitue,  en  eflet, 
les  parties  du  corps  les  plus  sensibles. 


QUESTION    XLVI.    DE    LA    PASSION    ELLE-MÊME.  /n  5 

porelle,  qui  est  naturellement  un  objet  d'horreur  dans  la  na- 
ture humaine. 

«  A  un  second  titre,  on  peut  considérer  la  grandeur  »  de  la 
douleur  du  Christ  dans  sa  Passion,  «  en  raison  de  la  sensibi- 
lité de  Celui  qui  souffrait.  C'est  qu'en  etîet,  selon  le  corps,  le 
Christ  était  d'une  complexion  souverainement  excellente,  son 
corps  ayant  été  formé  miraculeusement  par  l'opération  du  Saint- 
Esprit;  comme,  du  reste,  toutes  les  autres  choses  qui  sont  le 
fruit  du  miracle  l'emportent  en  excellence  sur  tout  le  reste, 
ainsi  que  saint  Jean  Chrysostome  le  dit  du  vin  en  lequel  le 
Christ  changea  l'eau  dans  les  noces  »  de  Cana.  «  Et  c'est  pour- 
quoi dans  le  Christ  le  sens  du  toucher  se  trouva  le  plus  exquis; 
or  c'est  à  la  perception  de  ce  sens  que  se  rattache  comme  consé- 
quence la  douleur. 

«  La  grandeur  de  la  douleur  du  Christ  dans  sa  Passion  peut 
se  considérer,  en  troisième  lieu,  du  côté  de  la  pureté  de  la  dou- 
leur. Car,  dans  les  autres  sujets  qui  souffrent,  la  tristesse  inté- 
rieure et  aussi  la  douleur  extérieure  se  trouvent  mitigées,  sous 
le  coup  de  quelque  considération  de  la  raison,  par  une  certaine 
dérivation,  ou  par  un  certain  rejaillissement  des  puissances 
supérieures  dans  les  inférieures.  Chose  qui,  dans  le  Christ,  au 
cours  de  sa  Passion,  ne  se  produisit  point.  Il  permit,  en  effet, 
que  chacune  des  facultés  eût  exclusivement  ce  qui  lui  était  propre, 
comme  le  dit  saint  Jean  Damascène  (liv.  III,  ch.  xix). 

«  En  quatrième  lieu,  la  grandeur  de  la  douleur  du  Christ 
dans  sa  Passion  peut  se  considérer  de  ce  que  cetle  passion  et 
cette  douleur  furent  prises  volontairement  par  le  Christ  pour 
cette  fin  qu'était  la  libération  des  hommes  de  leurs  péchés.  Il 
suit  de  là  que  le  Christ  prit  une  telle  quantité  de  douleur  qui 
fût  proportionnée  à  la  grandeur  du  fruit  qui  devait  en  résulter  ». 
—  Celte  dernière  raison  projette  sur  la  grandeur  de  la  dou- 
leur qui  dut  être  celle  du  Christ  dans  sa  Passion,  une  intensité 
de  lumière  bien  de  nature  à  émouvoir.  Puisque  le  Christ  a 
voulu  prendre  une  quantité  de  douleur  qui  fût  proportionnée 
à  la  dette  contractée  envers  la  justice  de  Dieu  par  tous  les  péchés 
du  genre  humain  pour  lesquels  11  venait  satisfaire,  et  qu'il  a 
usé  de  sa  toute-puissance  divine  pour  réaliser  celte  volonté, 


4l6  SOMME    TH^OLOGIQUÉ. 

quelle  n'a  pas  dû  être  la  somme,  de  sa  souffrance  et  de  sa  dou- 
leur? On  peut  voir,  par  cette  dernière  raison  jointe  à  la  précé- 
dente, combien  sont  dans  l'erreur  ces  pauvres  chrétiens  qui 
s'en  vont  répétant  que  le  Christ,  étant  Dieu,  n'a  pas  dû  souffrir 
autant  que  nous  souffrons  nous-mêmes  quand  nous  souffrons, 
parce  qu'il  était  plus  fort  que  nous  pour  porter  la  douleur.  Dn 
mot,  que  nous  trouvons  dans  l'Evangile  et  qui  a  été  dit  par 
Jésus-Christ  Lui-même,  alors  qu'il  était  attaché  à  la  Croix  et 
qu'il  consommait,  par  son  supplice  volontaire,  l'œuvre  de  notre 
libération,  nous  permet  d'entrevoir  ce  que  dut  être  la  douleur 
de  ce  supplice.  S'adressantà  son  Père,  Il  lui  dit,  comme  étonné 
Lui-mê'me  d'un  tel  abîme  de  douleur  :  EU,  Éli,  lamrna  sabac/ani  : 
Mon  Dieu!  mon  Dieu!  Jusqu'à  quel  fond  d'abùne  nïavez-vous  laissé 
tomber  ! 

Aussi  bien  saint  Thomas  a-t-il  le  droit  de  conclure  à  nouveau, 
après  ce  corps  d'article  :  «  De  toutes  ces  causes  prises  et  con- 
sidérées ensemble  il  apparaît  manifestement  que  la  douleur  du 
Christ  a  été  la  plus  grande  n  qui  ait  jamais  existé  ou  qui  puisse 
jamais  exister  sur  cette  terre. 

Vad  primum  accorde  une  part  de  vérité  à  l'objection,  mais 
fait  remarquer  que  «  la  raison  qu'elle  donne  procède  d'un  seul 
chef  parmi  les  quatre  qui  ont  été  signalés  ;  savoir  de  la  lésion 
corporelle,  qui  est  la  cause  de  la  douleur  sensible.  Mais  les 
autres  causes  font  que  la  douleur  du  Christ  dans  sa  Passion 
est  sans  comparaison  plus  grande,  ainsi  qu'il  a  été  dit  »  (au 
corps  de  l'article). 

Und  secundum  fait  observer  que  «  la  vertu  morale  mitigé 
d'une  tout  autre  manière  la  tristesse  intérieure  et  la  douleur 
extérieure  sensible.  —  Pour  la  tristesse  intérieure,  en  effet,  elle 
la  diminue  directement,  établissant  en  elle  le  milieu,  comme 
en  sa  propre  matière.  Mais  la  vertu  morale  établit  le  milieu 
dans  les  passions,  comme  il  a  été  vu  dans  la  Seconde  Partie 
(/«-2''^  q.  64,  art.  2;  2«-2<'^  q.  58,  art.  10),  non  selon  la  quan- 
tité de  la  chose,  mais  selon  la  quantité  de  la  proportion;  et 
c'est-à-dire  qu'elle  fait  que  la  pa.'^sion  n'excède  pas  ou  ne  trans- 
gresse pas  la  règle  de  la  raison.  Or,  parce  que  les  Stoïciens 
pensaient   qu'aucune    tristesse   n'est  de    quelque    utilité   pour 


QUESTION    XLVI.     —    DE    LA    PASSION    ELLE-MKME.  /^  1 7 

rien,  ils  croyaient  que  toute  tristesse  est  totalement  en  désac- 
cord avec  la  raison;  que,  par  suite,  le  sage  devait  totalement 
l'éviter.  En  vérité  cependant,  il  est  certaine  tristesse  louable, 
comme  le  prouve  saint  Augustin  au  livre  XIV  de  la  Cilé  de 
Dieu  (ch.  vni,  ix)  :  et  c'est  la  tristesse  qui  procède  d'un  amour 
saint;  comme,  par  exemple,  loisque  quelqu'un  saltriste  de  ses 
propres  péchés  ou  des  péchés  des  autres.  Elle  est  prise  aussi 
comme  chose  utile  en  vue  de  la  satisfaction  pour  le  péché; 
selon  celte  parole  de  la  seconde  Épîlre  aux  Corinthiens,  ch.  vu 
(v.  10)  :  La  tristesse  qui  est  selon  Dieu  produit  un  repentir  salu- 
taire'el  qui  demeure.  C'est  pour  cela  que  le  Christ,  à  l'effet  de 
satisfaire  pour  les  péchés  de  tous  les  hommes,  prit  la  tristesse 
la  plus  grande  qui  soit  d'une  façon  absolue  ou  à  la  considé- 
rer en  elle-même,  mais  qui  cependant  n'excédait  pas  la  règle 
de  la  raison  »,  lui  convenant,  au  contraire,  au  plus  haut  point.  — 
«  Quant  à  la  douleur  extérieure  des  sens,  la  vertu  morale  ne 
la  diminue  pas  directement;  car  une  telle  douleur  n'obéit  pas 
à  la  raison,  mais  suit  la  nature  du  corps.  Toutefois,  elle  la 
diminue  indirectement,  par  le  rejaillissement  des  puissances 
supérieures  dans  les  inférieures  :  chose  qui  ne  fut  pas  dans  le 
Christ,  ainsi  qu'il  a  été  dit  »  (au  corps  de  l'article). 

h'ad  tertium  fournit  une  précision  très  importante,  a  La  dou- 
leur de  l'àme  séparée  qui  souffre  )>,  soit  dans  le  purgatoire, 
soit  surtout  dans  l'enfer,  «  appartient  à  l'état  de  la  damna- 
tion »  ou  de  la  condamnation  au  sens  d'expiation  v  futuie;  et 
cet  état  dépasse  tout  mal  de  la  vie"présente,  comme  la  gloire 
des  saints  dépasse  tout  bien  de  cette  même  vie  présente. 
Aussi  bien,  quand  nous  disons  que  la  douleur  du  Christ  a  été 
la  plus  grande,  nous  ne  la  comparons  pas  à  la  douleur  de 
l'âme  séparée.  —  Quant  au  corps  d'Adam  »,  évoqué  aussi  par 
l'objection,  il  faut  dire  qu'  «  il  ne  pouvait  pas  souffiir  avant 
son  péché,  par  lequel  il  devenait  mortel  et  passible.  Mais  il 
aurait  eu,  en  souffrant,  une  douleur  moindre  que  celle  du 
Christ,  pour  les  raisons  qui  ont  été  marquées.  —  Par  où  l'on 
voit  encore  que  même  si,  par  impossible,  on  suppose 
qu'Adam  eût  souffert  dans  l'état  d'innocence,  sa  douleur  eût 
été    moindre  que  celle  du  Christ  ». 

XVI.  — La  Rédemjjlion.  27 


'»i8  SOMME  théologiquk:. 

Vad  quartum  "précise  et  accentue  le  point  de  doctrine  si  im- 
portant que  nous  avions  déjà  souligné  dans  l'exposé  du  corps 
de  l'article,  o  Le  Christ  n'a  pas  seulement  éprouvé  de  la  dou- 
leur pour  la  perte  de  sa  propre  vie  corporelle;  mais  encore 
pour  les  péchés  de  tous  les  autres.  Et  cette  douleur,  dans  le 
Chiist,  a  dépassé  la  douleur  de  n'importe  quel  sujet  affecté  par 
la  douleur  de  la  contrition  :  soit  parce  qu'elle  provenait  d'une 
plus  grande  sagesse  et  d'une  plus  grande  charité,  qui  sont  les 
sources  de  l'augmentation  de  la  douleur  dans  la  contrition; 
soit  aussi  parce  que  sa  douleur  avait  pour  objet  les  péchés  de 
tous  en  même  temps,  selon  celte  parole  d'Isaïe,  ch.  un  (v.  4)  : 
Vraiment,  lia  Lui-même  porté  nos  douleurs .  —  Au  surplus  »,  ajoute 
saint  Thomas  a  la  vie  corporelle  du  Christ  était  d'une  si  grande  di- 
gnité, surtout  en  raison  de  la  divinité  qui  lui  était  unie,  que  la  perte 
de  cette  vie,  même  pour  un  instant,  était  un  plus  juste  et  un  plus 
intense  sujet  de  douleur  que  la  perte  de  la  vie  des  autres  hom- 
mes quelle  qu'en  pût  être  la  durée.  Aussi  bien  Aristote  dit, 
au  livre  III  de  VÉthique  (ch.  ix,  n.  4;  de  S.  Th.,  leç.  i8),  que 
l'homme  vertueux  aime  d'autant  plus  sa  propre  vie  qu'il  la 
sait  être  meilleure;  et  cependant  il  l'expose  »  et  la  sacrifie 
«  pour  le  bien  de  la  vertu.  Pareillement,  sa  vie  qu'il  aimait 
au  plus  haut  point,  le  Christ  l'exposa  »  et  la  donna  en  se  sa- 
crifiant «  pour  le  bien  de  la  charité;  selon  cette  parole  de  Jé- 
rémie,  ch.  xii  (v.  7)  :  Mon  âme,  ma  vie  que  f  aimais,  que  je 
chérissais,  je  lai  donnée  entre  les  mains  de  ceux  qui  étaient  ses 
ennemis  ». 

h'ad  quintum  accorde  qu'en  un  sens  k  l'innocence  de  celui 
qui  souffre  diminue  la  douleur  de  la  souffrance,  quant  au 
nombre  »  des  causes  qui  motivent  cette  souffrance;  a  parce 
que  le  coupable  qui  souffre  a  pour  cause  de  sa  douleur  non 
seulement  la  peine,  mais  encore  la  faute,  tandis  que  l'inno- 
cent n'a  pour  cause  de  sa  douleur  que  la  peine  seule.  Mais  », 
d'autre  part,  «  celte  douleur  s'augmente  en  lui  du  fait  même 
de  son  innocence,  pour  autant  qu'il  perçoit  le  dommage  qui 
lui  est  causé  comme  chose  plus  injuste  qu'il  ne  méritait  pas. 
Et  voilà  pourquoi  aussi  les  autres  sont  plus  répréhensibles, 
s'ils  ne   compatissent  pas   à    sa   douleur;   selon    cette    parole 


QUESTION    XLVI.     —    DE    LA    PASSIO.N    ELLE-MÊME.  ^IQ 

d'Isaïe,  ch.  lvii  (v.  i)  :  Le  Juste  périt,  et  il  n'est  personne  qui  y 
prenne  garde  dans  son  cœur  ». 

L'ad  sextuni  déclare  que  «  le  Christ  a  voulu  libérer  le  genre 
humain  de  leurs  péchés  non  seulement  par  la  puissance,  mais 
aussi  par  la  justice.  Et  c'est  pourquoi  II  n'a  pas  seulement 
considéré  la  valeur  qu'aurait  sa  douleur  en  raison  de  la  divi- 
nité qui  lui  était  unie;  mais  aussi  quelle  quantité  de  douleur 
suffirait  selon  la  nature  humaine  pour  une  si  grande  satisfac- 
tion ».  Nous  retrouvons  encore  ici  le  même  point  de  doctrine 
plusieurs  fois  signalé  déjà  et  que  nous  ne  retiendrons  jamais 
assez,  savoir,  la  volonté  du  Christ  choisissant  délibérément 
une  somme  de  souffrance  et  de  douleur  proportionnée  à  la 
somme  d'injustice  envers  Dieu  constituée  par  tous  les  cri- 
mes  du  genre  humain. 

Aucune  douleur  ou  aucune  souffrance  jamais  endurée  par 
un  être  humain  quelconque  au  cours  de  la  vie  présente  ne 
saurait  être  égalée  ou  même  comparée  à  la  souffrance  et  à  la 
douleur  du  Christ  pendant  sa  Passion.  —  Cette  douleur  si 
grande  a-t-elle  affecté  toute  l'âme  du  Christ,  ou  pouvons- 
nous  supposer  qu'une  partie  quelconque  de  l'âme  du  Christ 
en  a  été  exempte.  Il  nous  faut  maintenant  examiner  ce  nou- 
veau point  de  doctrine,  très  difficile  et  très  délicat,  en  raison 
surtout  de  la  doctrine  que  nous  aurons  à  établir  aussi  touchant 
la  fruition  béatifîque  de  cette  même  âme  du  Christ.  Saint  Tho- 
mas va  nous  répondre  dans  les  deux  articles  qui  suivent. 
Voyons,  d'abord,  le  premier. 


Article  VII. 
Si  le  Christ  a  souffert  selon  toute  son  âme? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  point 
souffert  selon  toute  son  âme  ».  —  La  première  arguë  de  ce 
que  «  l'âme  ne  souffre,  quand  le  corps  souffre,  que  par  occa- 
sion, ou  accidellement,  et  pour  autant  qu'elle  est  »),   au  sens 


l^20  '  SOMME    THÉOLOGIQUÉ. 

aristotélicien  de  ce  mot,  «  Vacte  »  ou  la  forme  «  da  corps  {De 
l'Ame,  liv.  II,  ch.  i,  n.  ^,  5;  de  S.  Thomas,  leç.  i).  D'autre 
part,  l'âme  n'est  point  l'acte  du  corps,  selon  toutes  ses  parties; 
car  l'intelligence  n'est  l'acte  de  rien  de  corporel,  comme  il 
est  dit  au  livre  III  de  l'Ame  (ch.  iv,  n.  4.  5;  de  S.  Thomas, 
leç.  7).  Donc  il  semble  que  le  Christ  n'a  pas  souffert  selon 
toute  l'âme  ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  chaque 
puissance  de  l'âme  est  passive  à  l'endroit  de  son  objet  »,  ex- 
ception faite,  en  un  sens,  pour  les  puissances  végétatives,  qui 
sont  plutôt  actives.  «  Or,  l'objet  de  la  partie  supérieure  n'est 
autre  que  les  raisons  éternelles,  quelle  s'applique  à  voir  et  à  con- 
sulter, comme  le  dit  saint  Augustin,  au  livre  XII  de  la  Trinité 
(ch.  vu).  D'autre  part,  les  raisons  éternelles  n'ont  pu  causer  au 
Christ  aucun  dommage,  ne  lui  étant  contraires  en  rien.  Donc 
il  semble  qu'il  n'a  pas  souffert  selon  toute  son  âme  ».  —  La 
troisième  objection  fait  observer  que,  dans  l'ordre  de  la  pas- 
sion ou  du  fait  d'être  passif,  surtout  en  un  sens  péjoratif, 
«  quand  la  passion  sensible  parvient  jusqu'à  la  raison,  alors  la 
passion  est  dite  complète.  Or,  cette  passion  complète  ne  fut 
pas  dans  le  Christ,  comme  le  note  saint  Jérôme  {sur  saint  Mat- 
thieu, ch.  XXVI,  V.  37);  il  n'y  eut,  en  Lui,  que  la  propassion. 
Aussi  bien  saint  Denys  dit,  dans  sa  lettre  à  saint  Jean  CÉvan- 
géliste  (ép.  X),  que  les  passions  qui  lui  étaient  portées,  Il  les  souf- 
frait seulement  quant  au  fait  d'en  juger.  Donc  il  ne  semble  pas 
que  le  Christ  ait  souffert  selon  toute  son  âme  ».  —  La  qua- 
trième objection  dit  que  la  «  passion  »  ou  le  fait  de  pâtir 
«  cause  la  douleur.  Or,  dans  l'intelligence  spéculative  il 
n'est  point  de  douleur;  car  à  la  délectation  que  cause  l'acte  de  voir 
ou  de  considérer  »  intellectuellement  «  il  n'est  pas  de  tristesse 
qui  se  trouve  jointe,  comme  le  dit  Aristote,  au  livre  I  des  Topi- 
ques (ch.  xni,  n.  5).  Donc  il  semble  que  le  Christ  n'a  point 
souffert  selon  toute  son  âme  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  dans  le  psaume 
(lxxxvh,  v.  ,^),  en  la  Personne  du  Christ  :  Mon  âme  a  été  remplie 
de  maux;  ce  que  la  Glose  explique  :  Non  de  vices,  mais  de  dou- 
leurs, selon  que  l'âme  souffrait  avec  le  corps  ou  selon  qu'elle  com- 
patisscdl  aux  maux  du  peuple  qui  se  perdait.  Or,  son  âme  n'eût 


QUESTION    XLVI.     —    DE    LA    PASSION    ELLE- MÊME.  ^21 

pas  été  remplie  de  ces  maux,  s'il   n'avait  souffert  selon  toute 
son  âme.  Donc  le  Christ  a  souffert  selon  toute  son  âme  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  observer  que  «  le 
tout  se  dit  par  rapport  aux  parties.  Or,  les  parties  de  l'âme 
sont  appelées  ses  puissances.  Il  suit  de  là  qu'on  dira  de  l'âme 
qu'elle  souffre  toute,  en  tant  qu'elle  souffre  selon  son  essence, 
ou  en  tant  qu'elle  souffre  selon  toutes  ses  puissances.  Mais  il 
faut  considérer  qu'une  puissance  de  l'âme  est  dite  souffrir  ^^ou 
pâtir  d'une  double  manière.  D'abord,  au  sens  de  la  passion 
proprement  dite  :  et  c'est  quand  la  puissance  souffre  ou  pâtit 
de  son  objet,  comme  si  la  vue  souffre  ou  pâtit  de  l'excès  ou  de 
la  surabondance  de  l'objet  visible.  D'une  autre  manière,  une 
puissance  souffre  ou  pâtit  de  la  passion  du  sujet  qui  la  porte; 
c'est  ainsi  que  la  vue  souffre  lorsque  souffre  le  sens  du  tou- 
cher qui  est  dans  l'œil  et  qui  sert  de  fondement  au  sens  de  la 
vue  :  par  exemple,  si  l'œil  est  piqué,  ou  s'il  est  troublé  par 
trop  de  chaleur.  —  ]\ous  dirons  donc  »,  touchant  le  sujet  qui 
nous  occupe,  «  que  si  l'on  entend  toute  l'âme  du  Christ  en 
raison  de  son  essence,  il  est  manifeste  qu'à  l'entendre  ainsi 
toute  l'âme  du  Christ  a  souffert.  Car  toute  l'essence  de  l'âme 
est  unie  au  corps,  de  telle  sorte  qu'elle  est  foule  dans  le  tout  et 
toute  en  chacune  de  ses  parties  (S.  Augustin,  de  la  Trinité, 
liv.  VI,  ch.  vi).  Et,  par  suite,  le  corps  souffrant  et  allant  à  la 
séparation  d'avec  l'âme,  toute  l'âme  souffrait.  —  Que  si  l'on 
entend  toute  l'âme  selon  toutes  ses  puissances,  en  ce  sens, 
parlant  des  passions  propres  des  diverses  puissances,  elle 
souffrait  selon  toutes  ses  puissances  inférieures;  parce  que, 
en  chacune  des  puissances  inférieures  de  l'âme  qui  ont  pour 
objet  les  choses  temporelles,  il  se  trouvait  (juelque  chose 
qui  était  une  cause  de  douleur  pour  le  Christ,  ainsi  qu'on  le 
voit  par  ce  qui  a  été  dit  plus  haut  (art.  5).  Mais,  de  ce  chef,  la 
raison  supérieure  ne  souffrait  point  dans  le  Christ  du  côté  de 
son  objet  ou  de  Dieu,  qui  n'était  point,  pour  l'âme  du  Christ, 
une  cause  de  douleur,  mais  de  délectation  et  de  joie.  Toutefois, 
du  mode  de  passion  dont  une  puissance  est  dite  souffrir  ou 
pâtir  du  côté  du  sujet,  en  ce  sens  toutes  les  puissances  de  l'âme 
du  Christ  souffraient.  C'est  qu'en  effet  toutes  les  puissances  de 


h'il  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

l'âme  du  Christ  ont  leur  racine  dans  l'essence  de  l'âme  à  la- 
quelle parvenait  la  souffrance,  quand  souffrait  le  corps,  dont 
elle  est  l'acte  ».  —  Après  ce  lumineux  article,  les  objections, 
pourtant  si  délicates,  ne  vont  plus  offrir  aucune  difficulté. 

L'ad  primuia  accorde  que  «  l'intelligence,  selon  qu'elle  est 
une  certaine  puissance,  n'est  pas  l'acte  du  corps;  mais  l'es- 
sence de  l'âme  est  l'acte  du  corps,  et  la  puissance  intellective 
a  sa  racine  dans  cette  essence  de  l'âme,  comme  il  a  été  vu  dans 
la  Première  Partie  »  (q.  77,  art.  6,  8). 

h' ad  secandum  dit  que  «  cette  raison  »  donnée  par  l'objec- 
tion (I  procède  de  la  passion  qui  se  considère  du  côté  de  l'objet 
propre  :  et  de  cette  sorte,  la  raison  supérieure,  dans  le  Christ, 
ne  souffrit  point  ». 

L'rtd  terlium  explique  que  «  la  douleur  est  dite  passion  par- 
faite ou  complète  et  achevée  qui  trouble  l'âme,  quand  la  pas- 
sion de  la  partie  sensible  va  jusqu'à  détourner  la  raison  de  la 
rectitude  de  son  acte  de  façon  à  ce  qu'elle  suive  la  passion  et 
qu'elle  n'ait  plus  son  libre  arbitre  par  rapport  à  elle.  Mais  la 
passion  de  la  partie  sensible  ne  parvint  pas  de  celte  manière  à 
la  raison  du  Christ;  ce  ne  fut  que  du  côté  du  sujet,  ainsi  qu'il 
a  été  dit  »  (au  corps  de  l'article). 

Vad  quartum  convient  que  d  l'intelligence  spéculative  ne 
peut  pas  avoir  de  la  douleur  ou  de  la  tristesse  du  côté  de  son 
objet,  qui  est  le  vrai  considéré  d'une  façon  absolue,  lequel  est 
sa  perfection.  Toutefois,  la  douleur  ou  la  cause  de  la  douleur 
peut  l'affecter  de  la  manière  qui  a  été  dite  »  (au  corps  de 
l'article). 

Quelque  lumineuse  quait  été  la  solution  de  l'article  que 
nous  venons  de  lire,  ou  même  en  raison  de  sa  parfaite  lumière, 
une  question  se  pose  encore  à  nous  au  sujet  de  l'âme  du  Christ 
et  de  ses  puissances  en  ce  qui  touche  à  la  coexistence  en  Lui, 
au  cours  de  sa  Passion,  de  la  douleur  et  de  la  joie  :  et  c'est 
de  savoir  si  au  moment  ou  à  l'article  de  la  Passion  et  quand 
elle  était  à  son  paroxysme  de  souffrance,  nous  pouvons  dire 
encore  que  toute  l'âme  du  Christ  jouissait  de  la  fruilion  béati- 
fique.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


QUESTION    \LVI,     —    DE    LA    PASSION    ELLE-MEME.  ^23 


Article  VIII. 

Si,  à  l'article  de  cette  Passion,  l'ânie  du  Christ  jouissait 
toute  de  la  fruition  bienheureuse? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  l'âme  du  Christ,  à 
l'article  de  celte  Passion,  ne  jouissait  point  toute  de  la  fruition 
bienheureuse  ».  —  La  première  dit  qu"  «  il  est  impossible  d'être 
tout  ensemble  dans  la  douleur  et  dans  la  joie,  ces  deux  senti- 
ments étant  contraires.  Or,  l'âme  du  Christ  était  toute  dans  la 
douleur  au  temps  de  la  Passion,  comme  il  a  été  vu  plus  haut 
(art.  précéd.).  Donc  il  ne  pouvait  pas  se  faire  qu'elle  fût  toute 
dans  la  joie  ou  la  fruition  ».  —  La  seconde  objection  en 
appelle  à  ce  que  «  dans  le  livre  VII  de  VÉlhique  (ch.  xiv,  n.  6; 
de  S.  Th.,  leç.  il\),  Aristote  dit  que  la  tristesse,  si  elle  est 
véhémente,  non  seulement  empêche  la  délectation  contraire, 
mais  encore  toute  délectation;  et  inversement.  Or,  la  douleur 
de  la  Passion  du  Christ  fut  la  plus  grande,  ainsi  qu'il  a  été 
montré  (art.  6);  et,  pareillement,  la  délectation  de  la  fruition 
est  la  plus  grande,  ainsi  qu'il  a  été  vu  dans  le  Premier  livre 
de  la  Seconde  Partie  {1^-2^^,  q.  34,  art.  3).  Donc  il  n'a  pas  pu 
se  faire  que  l'âme  du  Christ  toute  entière  simultanément  soit 
dans  la  douleur  et  dans  la  fruition  ».  —  La  troisième  objection 
fait  remarquer  que  «  la  fruition  bienheureuse  est  selon  la  con- 
naissance et  l'amour  des  choses  divines;  comme  on  le  voit 
par  saint  Augustin,  au  livre  I  de  la  Doctrine  chrétienne  (ch.  iv, 
X,  xxii).  Or,  toutes  les  puissances  de  l'âme  ne  vont  pas  à  con- 
naître et  à  aimer  Dieu.  Donc  ce  n'était  pas  toute  l'âme  du 
Christ  qui  jouissait  ». 

L'argument  sed  contra  cite  la  parole  de  «  saint  Jean  Damas- 
cène  »,  qui,  «  au  livre  III  (ch.  xix),  dit  que  la  divinité  du 
Christ  permit  à  l'humanité  de  faire  et  de  souffrir  ce  qui  lui  était 
firopre.  Donc,  pour  la  même  raison,  comme  il  était  propre  à 
l'âme  du  Christ,  en  tant  que  bienheureuse,  de  jouir,  sa  Pas- 
sion n'empêchait  point  sa  fruition  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  la  distinction  si 


124  SOMME    THEOLOr.IQUE. 

itïi[)ortante  donnée  à  l'aiiicle  précédent.  «  Comme  il  a  été  dil 
précédemment,  toute  l'àme  du  Christ  peut  s'entendre  et  selon 
l'essence  et  selon  toutes  ses  puissances.  —  Si  on  l'entend  selon 
l'essence,  de  ce  chef  toute  l'âme  jouissait,  en  tant  qu'elle  est 
le  sujet  de  la  partie  supérieure  de  l'âme  dont  le  propre  est  de 
jouir  de  la  divinité  ;  de  telle  sorte  que  comme  la  passion  ou  la 
souffrance,  en  raison  de  l'essence,  est  attribuée  à  la  partie  supé- 
rieure de  l'âme;  de  même,  en  sens  inverse,  la  fruition,  en  rai- 
son de  la  partie  .supérieure  de  l'âme,  sera  attribuée  à  l'e.s- 
sence.  —  Mais  .«i  nous  ])renons  toute  l'âme  en  laison  de  toutes 
ses  puissances,  de  ce  chef  toute  l'âme  ne  jouissait  pas  :  ni 
directement,  car  la  fruition  ne  peut  pas  être  l'acte  de  chacune 
des  puissances  de  l'âme;  ni  >>  indireclemenl,  ou  «  par  rejail- 
lissement, parce  que,  tant<[ue  le  Christ  était  dans  la  voie,  ne 
se  faisait  pas  le  rejaillissement  de  la  gloire  de  la  partie  supé- 
rieure dans  la  partie  inférieure  ni  de  l'âme  sur  le  corps.  Toute- 
fois, parce  que,  inversement,  la  partie  supérieure  de  l'âme 
n'était  pas  empêchée  en  ce  qui  lui  était  propre,  par  la  partie 
inférieure,  il  s'ensuit  que  la  partie  supérieure  de  l'âme  jouis- 
sait parfaitement  )>  ou  avait  la  fruition  bienheureuse  parfaite 
«  tandis  que  le  Christ  était  dans  sa  Passion  ». 

Vad  primiiin  fait  observer  que  «  la  joie  de  la  fi'uition  n'est 
point  directement  contraire  à  la  douleui-  de  la  Passion,  n'ayant 
pas  le  même  objet.  Kien  n'empêche,  en  elTet,  que  les  contrai- 
res soient  dans  un  même  sujet,  quand  ils  portent  sur  des  cho- 
ses différentes.  Et  ainsi  la  joie  de  la  fruition  peut  aj)partenir  à 
la  partie  supéiieure  de  la  raison  par  son  acte  propre;  et  la 
douleur  de  la  Passion,  selon  le  sujet  où  elle  a  sa  racine.  Quant 
à  lessence  de  l'âme,  la  d(Hileur  de  la  Passion  lui  appartient 
du  côté  du  corps,  dont  elle  est  l'acte  ou  la  forme;  et  la  joie 
de  la  fruition,  du  coté  de  la  puissance  qui  est  subjectée  en 
elle  ». 

\j(id  secundain  e\[)lifpie  que  c  cette  parole  d'Aristolc,  citée 
par  l'objection,  a  sa  vérité  en  raison  du  rejaillissement  qui  se 
fait  naturellement  d'une  puissance  de  l'âme  sur  l'autre.  Mais 
ceci  n'avait  pas  lieu  dans  le  Christ,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus 
haut  »  (au  corps  de  l'article;  et  article  6). 


QUESTION    XLVI.     —    DE    LA    PASSION    ELLE-MEME.  ^4  2  5 

Vad  tertium  déclare  ([ne  «  celle  raison  »  donnée  par  l'objec- 
tion, «  procède  de  la  totalité  de  l'âme  quant  à  ses  puissances  ». 

Les  deux  articles  que  nous  venons  de  lire  étaient  une  mer- 
veille d'analyse  et  de  |)récision  doctrinale  en  des  points  qui 
eussent  pu  paraître  contradictoires  ou  insolubles.  Ils  ne  lais- 
sent plus  aucune  ombre  sur  le  miracle  de  l'union,  dans  le 
Christ,  au  moment  de  sa  Passion,  de  la  plus  effroyable  tor- 
ture d'âme  qui  fut  jamais  et  de  la  fruition  la  plus  enivrante 
qu'il  soit  possible  de  concevoir.  —  Il  ne  nous  reste  plus,  pour 
achever  notre  étude  de  la  Passion  du  Christ  en  elle-même,  objet 
de  la  question  présente,  qu'à  considérer  ce  qui  a  trait  aux  cir- 
constances de  temps,  de  lieu  et  de  milieu,  dans  lesquelles  cette 
Passion  s'est  accomplie.  —  D'abord,  en  ce  qui  a  trait  au  temps. 
C'est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  IX. 
Si  le  Christ  a  souffert  sa  Passion  au  temps  qu'il  fallait^ 

Quatre  objections  veulent  prouver  (jue  le  «  Christ  n'a  point 
souflert  sa  Passion  au  temps  ([u'il  fallait  ».  —  La  première  dit 
que  «  la  Passion  du  Christ  était  Hguréc  par  l'immolation  de 
l'agneau  pascal  ;  ce  qui  fait  dire  à  l'Apôtre,  dans  la  première 
épître  aux  Corinthiens,  ch.  v  (v.  -)  :  ISotre  pâqae,  le  Christ  a  été 
immolé.  Or,  l'agneau  pascal  était  immolé  le  quatorzième  jour  » 
du  mois  do  nisan,  «  le  soir,  comme  il  est  dit  dans  VExode, 
ch.  XII  (V.  G).  Donc  il  semble  que  le  Christ  aurait  dû  subir 
alors  sa  Passion.  Ce  qui  est  manifestement  faux;  car  c'est  à  ce 
moment  qu'il  célébia  la  pâque  avec  ses  disciples,  selon  cette 
parole  de  saint  Marc,  ch.  xiv  (v.  12)  :  Le  premier  jour  des  Azy- 
mes, quand  on  immolait  la  pâque.  Et  c'est  le  jour  suivant  que  le 
Christ  souffrit  sa  Passion  »  (cf.  saint  Matthieu,  ch.  xxvii,  v.  i). 
—  La  seconde  objection  fait  observer  que  «  la  Passion  du 
Christ  est  appelée  son  exaltation  ;  selon  celte  parole  marquée 
en  saint  Jean,  ch.  m  (v.  i/|)  :  Il  faut  que  le  Fils  de  Chomme  soit 


420  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

exalté.  Or,  le  Christ  Lui-même  est  appelé  le  Soleil  de  justice, 
comme  on  le  voit  par  Malachie,  chapitre  dernier  (v.  2).  Donc 
il  semble  qu'il  devait  souffrir  à  la  sixième  heure,  quand 
le  soleil  est  à  son  point  le  plus  haut.  Et  c'est  le  contraire  qu'on 
voit  par  ce  qui  est  dit  en  saint  Marc,  ch.  xv  (v.  26)  :  Cétail 
Vhenre  de  tierce;  et  ils  le  crucifièrent  ».  —  La  troisième  objec- 
tion poursuit  dans  le  même  sens.  «  Comme  le  soleil,  à  l'heure 
de  sexte  »  ou  de  midi,  «  est  chaque  jour  à  son  point  le  plus 
haut;  de  même  c'est  au  solstice  d'été  qu'il  est  le  plus  haut 
chaque  année.  Il  semble  donc  que  le  Christ  aurait  dû  souffrir 
au  solstice  d'été  plutôt  qu'au  temps  de  l'équinoxe  du  prin- 
temps ».  —  La  quatrième  objection  déclare  que  «  par  la  pré- 
sence du  Christ  dans  le  monde,  le  monde  était  illuminé;  selon 
cette  parole  marquée  en  saint  Jean,  ch.  ix  (v.  5)  :  Tant  que  Je 
sais  dans  le  monde.  Je  suis  la  lumière  du  monde.  Il  convenait 
donc  pour  le  salut  des  hommes  que  le  Christ  vécût  plus  long- 
temps en  ce  monde,  et  qu'il  ne  souffrît  pas  au  temps  de  la  jeu- 
nesse mais  plutôt  dans  un  âge  avancé  ». 

L'argument  sed  cçntra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  en  saint  Jean, 
ch.  XIII  (v.  i)  :  Sachant  Jésus  que  son  heure  est  venue  de  passer 
de  ce  monde  à  son  Père.  Et,  en  saint  Jean,  ch.  11  (v.  4),  le  Christ 
avait  dit  :  Mon  heure  n'est  pas  encore  venue.  Sur  celle  parole, 
saint  Augustin  fait  cette  remarque  :  Quand  II  eut  Jait  ce  quil 
Jugeait  devoir  être  sujjisanl,  son  heure  vint  :  non  par  nécessité, 
mais  par  volonté;  non  par  condition,  mais  par  puisscmce.  Il  a 
donc  souffert  sa  Passion  au  temps  qui  convenait  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  comme 
il  a  été  dit  plus  haut  (art.  i),  la  Passion  du  Christ  était  soumise 
à  sa  volonté  ».  Il  n'a  souffert  que  parce  qu'il  l'a  voulu,  de 
la  manière  qu'il  a  voulu,  dans  la  mesure  qu'il  a  voulu,  au 
temps  qu'il  a  voulu.  «  Or,  la  volonté  du  Christ  était  régie  par 
la  sagesse  divine  qui  dispose  toutes  choses  avec  suavité  et  selon 
qu'il  convient,  ainsi  qu'il  est  dit  au  livre  de  la  Sagesse,  ch.  vin, 
(v.  1).  Par  conséquent,  il  faut  dire  que  la  Passion  du  Christ  a 
eu  lieu  au  temps  qui  convenait.  Aussi  bien  csl-il  dit  dans  le  li- 
vre des  Questions  du  Nouveau  et  de  V  Ancien  Testament  (q.  i.v, 
parmi  les  œuvres  de  saint  Augustin)  :  l^e  Sauveur  a  fait  toutes 


QUESTION    XLVI.     —    DE    LA    PASSION    ELLE-MÊME.  /jay 

choses  en  leur  lieu  et  en  leur  temps  propres  ».  On  ne  pouvait  en 
moins  de  mots  et  par  des  textes  mieux  choisis  justifier  la  con- 
clusion qu'il  s'agissait  d'établir.  Les  réponses  aux  objections 
vont  résoudre  les  difficultés  qui  paraissaient  la  combattre. 

Uad  primum  offre  un  intérêt  exceptionnel,  Il  traite  la  ques- 
tion si  délicate  du  jour  oii  nous  devons  entendre  que  la  Pas- 
sion a  eu  lieu.  —  «  Daucuns  disent  que  le  Christ  a  souffert 
sa  Passion  à  la  quatorzième  lune  »  ou  le  quatorzième  jour 
du  mois  de  nisan,  «  quand  les  Juifs  immolaient  la  pâque.  Et 
aussi  bien  il  est  dit,  en  saint  Jean,  ch.  xviii  (v.  28),  que  les 
Juifs  n'entrèrent  point  dans  le  prétoire  de  Pilate  le  jour  même 
de  la  Passion,  pour  ne  pas  se  souiller  et  afin  de  manger  la  pâque. 
Ce  qui  fait  dire  à  saint  Jean  Ghrysostome  (hom.  LXXXIII  sur 
saint  Jean),  que  les  Juifs  célébraient  alors  la  pâque  :  mais  II  avait 
Lui-même  célébré  la  pâque  un  Jour  avant,  réservant  sa  mort  pour 
le  vendredi,  quand  se  ferait  la  pâque  antique  .  Et  à  cela  parait  être 
conforme  ce  qui  est  dit  en  saint  Jean,  ch.  xiii  (v.  i-5),  que  la 
treille  de  la  fête  de  la  pâque,  le  Christ,  après  la  cène,  lava  les  pieds 
des  disciples  ».  —  Beaucoup  d'exégètes  modernes  suivent  ce 
sentiment. 

«  Mais  »,  fait  justement  remarquer  saint  Thomas,  «  contre 
cette  explication  paraît  être  ce  qui  est  dit  en  saint  Matthieu 
ch.  XXVI  (v.  17),  que  le  premier  jour  des  Azymes,  les  disciples 
s'approchèrent  de  Jésus  et  lui  dirent  :  Oà  voulez -vous  que  nous 
vous  préparions  le  festin  de  la  pâque.  Par  où  l'on  voit,  puisque 
le  premier  jour  des  Azymes  était  le  quatorzième  Jour  du  premier 
mois,  quand  l'agneau  était  immolé  et  la  lune  tout  à  fait  en  son 
plein,  comme  le  dit  saint  Jérôme,  que  le  Christ  a  célébré  la 
cène  à  la  quatorzième  lune  et  qu'il  a  souffert  sa  Passion  à  la 
quinzième  lune  »  ou  le  lendemain  du  quatorze  de  nisan.  «  Et 
c'est  ce  qui  est  manifesté  d'une  manière  encore  plus  expresse 
parce  qui  est  dit  en  saint  Marc,  ch.  xiv  (v.  12)  »,  comme  le 
notait  déjà  l'objection  :  «  Le  premier  jour  des  Azymes,  quand 
on  immolait  la  pâque,  elc.  ;  et,  en  saint  Luc,  ch.  xxii  (v.  7)  : 
Vint  le  Jour  des  A  zymes  oà  il  fallait  immoler  la  pâque  » .  Ces  tex- 
tes sont  formels;  et  l'on  ne  voit  vraiment  pas  comment  il  se- 
rait possible  de  les  entendre  dans  un  autre  sens. 


/l28  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

((  Aussi  bien  »,  continue  toujours  saint  Thomas,  «  d'autres 
disent  que  le  Christ,  au  jour  qui  convenait,  c'est-à-dire  à  la 
quatorzième  hine,  mangea  la  paque  avec  ses  disciples,  mon- 
trant Jusqu'au  dernier  jour  quU  n'était  pas  contraire  à  la  loi, 
comme  le  dit  saint  Jean  Ghrysostonie,  sur  saint  Matthieu 
(hom.  LXXXÏ);  mais  les  Juifs,  absorbés  par  les  préoccupa- 
tions de  pourvoir  à  la  mort  du  Christ,  contrairement  à  la  loi 
renvoyèrent  au  lendemain  la  célébration  de  la  pâque.  Et,  à 
cause  de  cela,  il  est  dit,  à  leur  sujet,  que  le  jour  de  la  Passion 
du  Christ  ils  ne  voulurent  pas  entrer  dans  le  prétoire,  ajin  de 
ne  pas  se  souiller  et  de  pouvoir  manger  la  pâque  >■>. 

«  Mais  0,  reprend  saint  Thomas,  v  cela  non  plus  ne  semble 
pas  conforme  aux  paroles  de  saint  Marc,  qui  dit  ;  Le  premier 
Jour  des  Azymes,  quand  on  immolait  la  pâque.  C'est  donc  en 
même  temps  que  le  Christ  et  les  Juifs  célébrèrent  la  pàque 
antique.  Et,  comme  le  dit  le  vénérable  Bède,  sur  saint  Marc, 
(ou  plutôt  SMr  saint  Luc,  ch.  xxii,  v.  -,  8),  bien  que  le  Christ, 
qui  est  notre  pâque,  ait  été  crucifié  le  Jour  suivant,  c'est-à-dire,  à 
la  quinzième  lune,  toutefois  la  nuit  même  oà  l'agneau  était  immolé, 
en  livrant  à  ses  disciples  les  mystères  qu'il  célébrait  de  son  corps 
et  de  son  sang,  et  étant  arrêté  et  encfiainé  par  les  Juijs,  Il  consa- 
cra le  commencement  de  son  immolation,  c' est-à-dire  de  sa  Pas- 
sion. —  Quant  au  texte  de  saint  Jean  oij  il  est  parlé  du  Jour 
avant  la  pâque,  il  faut  l'entendre  de  la  quatorzième  lune,  qui 
tomba,  cette  année,  le  jeudi,  car  c'était  la  quinzième  lune  qui 
était  le  jour  le  plus  solennel  de  la  pâque,  chez  les  Juifs.  11  suit 
de  là  que  le  même  jour  que  saint  Jean  appelle  le  Jour  avant  la 
fête  de  la  pâque,  en  raison  de  la  distinction  naturelle  des  jours, 
saint  Matthieu  l'appelle  le  premier  Jour  des  Azymes,  parce  que, 
sel(jn  le  rite  de  la  fête  juive,  la  solennité  commençait  au  soir 
du  jour  précédent.  —  Et  pour  ce  qui  est  dit,  qu'ils  devaient 
manger  la  pâque  à  la  quinzième  lune,  il  faut  entendre  que, 
darjs  ce  passage,  la  pâque  ne  signifie  pas  l'agneau  pascal  (jui 
avait  été  immolé  la  quatorzième  lune  »  ou  la  veille,  «  mais 
elle  signifie  la  nourriture  pascale,  c'est-à-dire  les  pains  azymes 
qui  devaient  être  mangés  par  ceux  qui  étaient  purs.  —  Et 
aussi  bien  saint  Jean  Ghrysostome  donne  lui-même  une  autre 


QUESTION    XLVI.    —    DE    LA    PASSION    ELLE-MKME.  /j^Q 

explication  et  dit  que  la  pâque  peut  se  prendre  pour  toute  la 
fête  des  Juifs,  qui  durait  sept  jours  ». 

Cet  ad  prinium  de  saint  Thomas  est  un  ujodèle  achevé 
d'exégèse  scripturaire.  Son  explication  est  si  plausihie,  si  con- 
forme au  texte  évangélique  et  à  l'harmonie  tliéologique  de  nos 
mystères,  qu'on  a  peine  à  comprendre  qu'on  ait  pu,  surtout 
après  qu'il  l'avait  formulée,  s'arrêter  à  une  autre. 

L'rtd  secunduni  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin,  au 
livre  Dé  l'accord  des  Évangélistes  (liv.  III,  ch.  xni),  c'était  envi- 
ron la  sixième  heure,  quand  le  Seigneur  fut  livré  par  Pilale  pour 
être  crucifié,  ainsi  que  le  dit  saint  Jean  (ch.  xix,  v.  i/i).  Ce 
n'était  pas,  en  effet,  pleinement  la  sixième  heure,  mais  environ  la 
sixième  heure  ;  la  cinquième  heure  était  passée  et  quelque  chose 
de  la  sixième  commençait  d'être.  Jusqu'à  ce  que,  la  sixième  heure 
étant  achevée,  alors  que  le  Christ  était  suspendu  à  la  croix,  les 
ténèbres  se  produisissent  ».  Quant  au  texte  de  saint  Marc,  u  on 
l'entend  en  ce  sens  que  ce  fut  à  la  troisième  heure  »  (vers  neuf 
heures,  selon  notre  manière  de  compter)  u  que  les  Juifs  deman- 
dèrent à  grands  cris  le  crucifiement  du  Seigneur;  et  très  vérita- 
blement il  est  démontré  qu'ils  le  crucifièrent  alors  qu'ils  poussèrent 
ces  cris.  Donc,  afin  que  personne  ne  détournant  des  Juijs  la  pen- 
sée d'un  tel  crime  pour  l'attribuer  aux  sold(ds,  il  était,  dit  saint 
Marc  (ch.  xv,  v.  ^5),  la  troisième  heure,  et  ils  le  crucifièrent  • 
ajln  que  ceux-là  plutôt  soient  reconnus  l'avoir  crucifié  qui  deman- 
dèrent à  grands  cris,  à  la  troisième  heure,  qu'il  fût  crucilié.  — 
Bien  que  ne  manquent  pas  des  esprits  qui  veulent  entendre  de  la 
troisième  heure  du  jour  la  parascève  dont  parle  saint  Jean,  quand 
il  dit  :  C'était  la  parascève,  environ  la  sixième  heure.  La  paras- 
cève, en  effet,  s'entend  de  la  préparation.  Or,  la  véritable  pâque, 
qui  se  célèbre  dans  la  Passion  du  Seigneur,  commença  à  être  pré- 
parée depuis  la  neuvième  fieure  de  la  nuit,  quand  tous  les  princes 
des  prêtres  dirent  :  Il  est  digne  de  mort.  Depuis  cette  fieure  donc 
de  la  nuit  Jusqu'au  crucijiement  du  Christ,  se  présente  l'heure  de 
parascève  sixième  selon  saint  Jean  et  l'heure  du  Jour  troisième  se- 
lon saint  Marc  ».  Ces  explications  de  saint  Augustin,  la  der- 
nière surtout,  paraîtront  quelque  peu  subtiles.  Et  aussi  bien  il 
paraît  plus  simple  de  dire  que  les  Evangélistes  n'ont  pas  voulu 


43o  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

préciser  à  ce  point;  qu'ils  ont  plutôt  parlé  d'à  peu  près  :  la 
troisiènne  heure  pouvant  s'entendre  de  neuf  heures  à  midi  ;  et  la 
sixième  heure,  de  midi  à  trois  heures.  —  Saint  Thomas  ajoute 
que  «  certains  auteurs  disent  que  la  diversité  dont  il  s'agit  est 
due  à  une  faute  de  copiste  dans  un  manuscrit  grec;  attendu 
que  chez  les  Grecs  les  lettres  qui  représentent  les  nombres  trois 
et  six  sont  assez  rapprochées  comme  forme  >'.  Et,  sans  doute, 
la  chose  pourrait  être.  Mais  il  n'est  pas  besoin  d'en  appeler  à 
cela.  L'explication  très  simple  que  nous  donnions  tout  à 
l'heure  peut  suffire  et  semble  la  plus  naturelle. 

Vad  Lerliam  en  appelle  aux  rapports  que  la  tradition  des 
Pères  aimait  à  établir  entre  la  création,  le  premier  avènement 
du  Christ  et  son  second  avènement.  «  Comme  il  est  dit  au 
livre  des  Questions  du  Nouveau  et  de  l'Ancien  Testament  (q.  lv), 
le  Seigneur  voulut  alors,  par  sa  Passion,  racheter  le  monde  et  le 
refaire,  quand  II  l'avait  créé,  c'est-à-dire  à  féquinoxe.  Et  alors  le 
jour  prend  le  pas  sur  la  nuit  »  (les  jours  commencent  à  être 
plus  longs  que  les  nuits)  :  «  c'est  quen  effet  par  la  Passion  du 
Sauveur  nous  sommes  conduits  des  ténèbres  à  la  lumière.  Et  parce 
que  l'illumination  parfaite  aura  lieu  lors  du  second  avènement 
du  Christ,  à  cause  de  cela  le  temps  du  second  avènement  est 
comparé  à  l'été,  en  saint  Matthieu,  ch.  xxiv  (v.  ^2,  33),  où  il 
est  dit  :  Quand  les  rameaux  du  figuier  deviennent  tendres  et  qu'il 
pousse  ses  feuilles ,  vous  savez  que  l'été  est  proche.  Ainsi,  lorsque 
vous  verrez  toutes  ces  choses,  sachez  que  le  Fils  de  l'homme  est 
proche,  qu'il  est  à  la  porte.  Et  alors  aussi  aura  lieu  la  plus 
grande  exaltation  du  Christ  ». 

L'ad  quartum  dit  que  0  le  Christ  a  voulu  souffrir  sa  Passion 
dans  l'âge  de  la  jeunesse  pour  trois  raisons.  —  Premièrement, 
pour  mieux  nous  marquer  son  amour,  alors  qu'il  donnait  sa 
vie  pour  nous  quand  elle  était  dans  son  état  le  plus  parfait.  — 
Secondement,  parce  qu'il  ne  convenait  pas  qu'en  Lui  se  mani- 
festât l'abaissement  de  la  nature,  pas  plus  que  l'infirmité  ou  la 
maladie,  ainsi  qu'il  a  été  vu  plus  haut  (q.  i/j,  art.  /j).  —  Troi- 
sièmement, pour  montrer  en  Lui  par  avance,  en  mourant  et 
en  ressuscitant  dans  l'âge  de  la  jeunesse,  quelle  sera  la  nature 
de  ceux  qui  rcssuscileronl  »  ;  car  c'est  dans  ce  même  âge  par- 


QUESTION    XLVI.    —    DE    LA    PASSION    ELLE-MÊME.  43 1 

fait  que  revivra  le  corps  des  ressuscites.  «  Aussi  bien  est-il  dit, 
dans  i'Épître  aux  Éphésiens,  ch.  iv  (v.  i3)  :  jusqu'à  ce  que  nous 
venions  tous  à  lunllé  de  la  foi  et  de  la  connaissance  du  Fils  de 
Dieu,  en  l'homme  parfait,  en  la  mesure  de  la  plénitude  de  l'âge 
du  Christ  ». 

Nous  voyons,  par  la  dernière  réponse  de  cet  article  et  par 
tout  l'article  d'ailleurs,  que.  pour  saint  Thomas,  le  moment  de 
la  vie  du  Christ  où  II  voulut  subir  sa  Passion  et  mourir  pour 
nous  ne  faisait  aucun  doute.  C'est  à  l'âge  de  trente-trois  ans, 
comme  l'a  toujours  tenu  la  grande  majorité  de  la  tradition 
chrétienne,  sur  le  témoignage  des  Evangélistes  eux-mêmes 
quand  on  l'entend  comme  il  le  faut  entendre,  au  grand  jour 
de  la  solennité  pascale,  alors  que  la  veille  avait  été  immolé  par 
tous  l'agneau  de  l'antique  alliance,  figure  prophétique  de 
l'immolation  du  Christ.  —  Toutes  ces  circonstances  de  temps 
avaient  été  déterminées  par  Dieu  de  toute  éternité  avec  une 
infinie  sagesse.  —  Devons-nous  dire  qu'il  en  avait  été  de  même 
pour  les  circonstances  de  lieu?  Saint  Thomas  va  nous  répondre 
à  l'article  qui  suit. 

Article  X. 
Si  le  Christ  a  souffert  sa  Passion  dans  le  lieu  qu'il  fallait? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  point 
souffert  sa  passion  dans  le  lieu  qu'il  fallait  ».  —  La  première 
arguë  de  ce  que  «  le  Christ  a  souffert  selon  sa  chair  humaine, 
qui  avait  été  conçue  de  la  Vierge  à  Nazareth  et  qui  était  née  à 
Bethléem.  Il  semble  donc  que  ce  n'est  pas  à  Jérusalem,  mais 
à  Nazareth  ou  à  Bethléem  qu'il  aurait  dû  subir  sa  Passion  ». 
—  La  seconde  objection  dit  que  «  la  vérité  doit  répondre  à  la 
figure.  Or,  la  Passion  du  Christ  était  figurée  par  les  sacrifices 
de  la  loi  ancienne;  et  ces  sacrifices  étaient  offerts  dans  le 
Temple.  Donc  c'est  aussi  dans  le  Temple,  que  le  Christ  aurait 
dû  souffrir,  et  non  point  hors  de  la  porte  de  la  ville  ».  —  La 
troisième  objection  déclare  que  «  le  remède  doit  répondre  au 


/jSà  SOMME    TUÉOLOGIQUK. 

mal.  Or,  la  Passion  du  Christ  fut  le  remède  contre  le  péclié 
d'Adam.  Et  Adam  ne  fut  pas  enseveli  à  Jéiusalcm,  mais  à 
Hébron.  Il  est  dit,  en  effet,  au  livic  de  Josué,  cli.  xiv  (v.  lo)  : 
Hébron  s'appelail  na/rejois  Carialh  Arbé  :  Adani  était  le  plus 
grand  qui  se  trouvait  là  dans  la  terre  des  Enacini.  Donc  il  semble 
que  le  Christ  devait  souffrir  sa  Passion  à  Hébron  et  non  pas  à 
Jéiusalem  )'. 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit  dans  saint  Luc, 
ch.  xni  (v.  33)  :  Il  ne  convient  pas  quan  prophète  meure  ailleurs 
quà  Jérusalem.  C'est  donc  bien  à  propos  que  le  Christ  a  souf- 
fert sa  passion  à  Jérusalem  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas,  dès  le  début,  apporte  le 
texte  cité  déjà  à  la  lin  de  l'article  précédent  et  en  éclaire  sa 
réponse.  «  Comme  il  est  dit  au  livre  des  Quatre-vingt-trois 
que»fions  »,  déclare-t-il  (ou  plutôt,  cai-,  manifestement,  ici, 
c'est  l'autre  titre  que  voulait  donner  saint  Thomas,  puisqu'il 
venait  de  le  donner  au  précédent  article,  —  des  Questions  du 
Nouveau  et  de  C  Ancien  Testament,  q.  lv),  le  Sauveur  a  fait  toutes 
choses  aux  temps  et  aux  lieux  qui  convenaient;  parce  que,  de 
même  que  tous  les  temps,  pareillement  aussi  tous  les  lieux 
sont  dans  sa  main.  Il  suit  de  là  que  comme  le  Christ  a  souffert 
sa  Passion  dans  le  temps  qui  convenait,  c'est  aussi  dans  le  lieu 
qui  convenait  qu'il  a  souffert  celte  même  Passion  ». 

L'ad  primum  déclare  que  «  c'est  d'une  manière  souveraine- 
ment convenable  »  ou  à  propos  u  que  le  Christ  a  souffert  sa 
Passion  à  Jérusalem.  —  D'abord,  parce  que  Jérusalem  était  le 
lieu  choisi  par  Dieu  pour  qu'on  lui  offrît  les  sacrifices  :  lesquels 
sacrifices  figuratifs  figuraient  la  Passion  du  Christ  qui  est  le 
véritable  sacrifice;  selon  cette  parole  de  l'Épître  aux  Éphésiens , 
ch.  V  (v.  2)  :  //  s'est  livré  Lui-mêpie  en  hostie  et  oblation  de 
suave  odeur.  Aussi  bien,  le  vénérable  Bède,  dans  l'une  de  ses 
Homélies  (hom.  XXIII)  dit  qu'à  l'approche  de  l'heure  de  la 
Passion,  le  Christ  voulut  s'approcher  du  lieu  de  la  Passion,  savoir 
à  Jérusalem,  où  II  arriva  cinq  jours  avant  la  pâque;  comme 
l'agneau  pascal,  cinq  jours  a%ant  la  pàque,  c'est-à-dire  à  la 
dixième  lune,  selon  le  précepte  de  la  loi,  était  conduit  au  lieu 
de  l'immolation  »   (on  remarquera  cette  merveilleuse  coïnci- 


QUESTION    XL\I.    —    DE    LA    I>ASSION    ELLE-MEME.  433 

dence,  signalée  ici  par  saint  Tliomas).  —  «  Secondement,  parce 
que  la  vertu  de  sa  Passion  devant  se  répandre  dans  tout  l'uni- 
vers, Il  voulut  souflVir  au  milieu  de  la  terre  habitée,  c'est-à-dire 
à  Jérusalem  »,  qui  est  bien,  en  effet,  comme  au  point  de  jonc- 
tion entre  l'Europe,  l'Asie  et  l'Afrique,  seules  parties  du  monde 
alors  connues,  pour  autant  qu'on  ne  dislingue  pas  l'Océanie 
de  l'Asie.  «  Et  c'est  pourquoi  il  est  dit  dans  le  psaume  (lxxxtii, 
V.  12)  :  Dieu  est  notre  Roi  avant  les  siècles  ;  Il  a  opéré  le  salut  au 
milieu  de  la  terre;  c'est-à-dire  à  Jérusalem  qui  est  dite  être 
V ombilic  de  la  terre  (Cf.  saint  Jérôme,  sur  Ézéchiel,  ch.  v  (v.  5 
et  suiv.).  —  TroisièmemenI,  parce  que  cela  convenait  souve- 
rainement à  son  humilité  :  en  ce  sens  que  comme  II  avait 
choisi  le  genre  de  mort  le  plus  honteux,  pareillement  il  fut  de 
son  humilité  qu'il  ne  récusât  point  de  subir  la  confusion  en 
un  lieu  si  célèbre.  C'est  ce  qui  a  fait  dire  à  saint  Léon,  pape, 
dans  un  sermon  sur  l'Epiphanie  (serm.  XXXI)  ;  Celui  qui  avait 
pris  la  forme  de  V esclave  a  choisi  pour  sa  naissance  Bethléem  et 
pour  sa  Passion  Jérusalem.  —  Quatrièmement,  pour  montrer 
que  c'était  des  princes  du  peuple  qu'était  partie  l'iniquité  de 
ceux  qui  le  mettaient  à  mort.  Et  c'est  pourquoi  II  voulut 
souffrir  sa  Passion  à  Jérusalem,  oiî  les  princes  demeuraient. 
De  là  vient  qu'il  est  dit,  au  livre  des  Actes,  ch.  iv  (v.  27)  :  Se 
sont  rassemblés,  dans  cette  sainte  cité,  contre  votre  saint  serviteur, 
Jésus,  que  vous  avez  consacré,  Hérode  et  Ponce-Pilate,  avec  les 
Gentils  et  les  peuples  d'Israël  » . 

Vad  secundum  va  s'autoriser  de  la  raison  même  donnée  dans 
l'objection,  pour  justifier  que  a  le  Christ  n'ait  point  souffert 
sa  Passion  dans  le  Temple  ou  dans  la  ville  de  Jérusalem,  mais 
hors  de  la  porte  »  ;  et  «  cela,  en  effet,  a  été  pour  trois  raisons. 
—  D'abord  »,  comme  le  voulait  l'objection,  «  afin  que  la  vé- 
rité réponde  à  la  figure.  Car  le  veau  et  le  bouc  qui  étaient  of- 
ferts dans  le  sacrifice  solennel  entre  tous  pour  l'expiation  de 
toute  la  multitude  étaient  brûlés  hors  du  camp,  ainsi  qu'il  est 
prescrit  dans  le  Lévitique,  ch.  xvi  (v.  27).  Aussi  bien  est-il  dit, 
dans  l'Épître  aux  Hébreux,  ch.  xin  (v.  11,  12)  :  Les  animaux 
dont  le  sang  est  porté  pour  le  péché  dans  le  Saint  par  le  Pontife 
ont  leurs  corps  brûlés  hors  du  camp.'  Et  c'est  pourquoi,  Jésus 
XVI.  —  La  Rédemption.  a8 


l\?)[\  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

aussi,  à  VeJJel  de  sanctifier  son  peuple,  a  souffert  sa  Passion  hors 
de  la  porte.  —  La  seconde  raison  était  pour  nous  donner  l'exem- 
ple de  quitter  la  vie  du  monde.  Et  c'est  pourquoi  il  est  ajouté, 
au  même  endroit  (de  l'Épître  aux  Hébreux,  v.  i3)  :  Sortons 
donc  vers  Lui,  hors  du  camp,  portant  son  opprobre  »,  c'est-à-dire 
sa  croix.  —  «  La  troisième  raison  est,  comme  le  dit  saint  Jean 
Chrysostome,  dans  un  Sermon  de  la  Passion  (hom.  I),  que  le 
Seigneur  ne  voulut  pas  soujfrir  sous  un  toit  ni  dans  le  Temple  des 
Juijs,  de  peur  que  les  Juijs  ne  dérobassent  le  sacrifice  du  salut  et 
fjuon  ne  pensât  qu'il  n'avait  été  ojjert  que  pour  ce  peuple.  Et  c'est 
pourquoi  II  le  célèbre  hors  de  la  cité,  hors  des  murs,  afm  qu'on  sût 
que  le  sacrifice  est  commun,  qu'il  est  l'oblation  de  toute  la  terre, 
et  la  purification  de  tous  » . 

L'ad  tertium  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Jérôme,  sur 
saint  Matthieu,  ch.  xxvii  (v.  33),  quelqu'un  a  exposé  les  mots  lieu 
du  crâne,  en  les  entendant  du  lieu  où  aurait  été  enseveli  Adam  ; 
et  ce  lieu  aurait  été  appelé  ainsi,  parce  que  là  se  trouvait  la  tête  du 
premier  homme.  L'interprétation  est  agréable  et  plaît  aux  oreilles 
du  peuple  ;  mais  cependant  elle  n'est  point  vraie.  Hors  de  la  ville, 
en  effet,  et  après  la  porte  se  trouvent  des  lieux  où  étaient  tran- 
chées les  têtes  des  condamnés  à  mort  ;  et  ces  lieux  prirent  le  nom 
de  calvaire,  en  raison  de  ceux  qu'on  y  décapitait.  Or,  Jésus  a  été 
crucifié  là,  afin  qu'à  l'endroit  ou  était  d'abord  l'aire  des  condam- 
nés Jût  érigé  l'étendard  du  martyre.  Pour  Adam,  nous  lisons 
dans  le  livre  de  Jésus  »  ou  de  Josué,  «  fils  de  Nun,  qu'il  a  été 
enseveli  à  Hébron  ».  Ces  derniers  mots  de  saint  Jérôme  font 
allusion  au  texte  du  livre  de  Josué  que  citait  l'objection,  mais 
il  ne  semble  pas  que  tel  soit  le  vrai  sens  de  ce  passage.  Le  mot 
Adam,  qui  s'y  trouve,  ne  désigne  pas,  semble-t-il,  le  premier 
homme,  mais  paraît  devoir  s'appliquer  à  Arbé ,  qui  était 
l'homme  {Adam,  en  hébreu,  signifie  homme)  le  plus  fameux 
qui  se  trouvât  dans  la  terre  ou  le  pays  des  Énacim.  Voilà,  sem- 
ble-t-il, quel  est  le  vrai  sens  de  ce  passage.  Dès  lors,  il  n'y  a 
pas  à  l'invoquer  au  sujet  de  la  sépulture  d'Adam.  —  A  suppo- 
ser d'ailleurs  que  le  lieu  de  la  sépulture  d'Adam  eût  été  connu, 
et  qu'il  se  trouvât  à  Hébron,  comme  le  voulait  l'objection  et 
comme  paraissait  l'accepter   saint  Jérôme,    il    faudrait  dire, 


QtJESTION    XLVI.    —    DE    LA    PASSION    ELLE-MEME.  435 

comme  l'ajoute  ici  saint  Thomas,  que  «  le  Christ  devait  être 
cruciJBé  dans  le  lieu  commun  des  condamnés  plutôt  qu'auprès 
du  sépulcre  d'Adam,  afin  de  montrer  que  la  Croix  du  Christ 
n'était  pas  seulement  le  remède  contre  le  péché  personnel 
d'Adam,  mais  aussi  contre  le  péché  de  tout  l'univers  ».  La  rai- 
son est  très  vraie  et  de  la  plus  haute  portée  théologique. 

Que  le  Christ  ait  souffert  sa  Passion  et  sa  mort  à  Jérusalem, 
mais  hors  de  la  ville,  et  dans  un  lieu  dinfâmie  où  l'on  suppli- 
ciait les  condamnés  à  mort,  c'était  tout  à  fait  en  harmonie  avec 
le  grand  mystère  de  la  Rédemption  du  genre  humain  par  les 
humiliations  du  Sauveur  des  hommes.  —  Mais,  convenait-il 
que  le  Christ  subît  son  supplice  ensemble  avec  deux  larrons 
et  au  milieu  d'eux.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  exami- 
ner. Et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  XI. 
S'il  convenait  que  le  Christ  fût  crucifié  avec  des  larrons? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  ne  convenait  pas 
que  le  Christ  fût  crucifié  avec  des  larrons  ».  —  La  première 
arguë,  très  à  propos,  de  ce  qu'  «  il  est  dit,  dans  la  seconde 
Épître  aux  Corinthiens,  ch.  vi  (v.  i4)  :  Quels  rapports  y  a-t-il 
entre  la  Justice  et  l'iniquité?  Or,  le  Christ  a  été  fait  pour  nous  jus- 
tice de  la  part  de  Dieu  (première  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  i, 
v.  3o)  ;  et  les  larrons  appartiennent  à  l'iniquité.  Donc  il  n'était 
pas  convenable  que  le  Christ  fût  crucifié  ensemble  avec  des 
larrons  ».  —  La  seconde  objection  en  appelle  à  ce  que  «  sur 
cette  parole  marquée  en  saint  Matthieu,  ch.  xxvi  (v.  35)  :  S'il 
me  Jaut  mourir  avec  vous,  je  ne  vous  nierai  pas,  Origène  dit 
(tr.  XXXV)  :  Mourir  avec  Jésus  qui  mourait  pour  nous  n  appar- 
tenait pas  aux  hommes.  Et  saint  Ambroise,  sur  cette  parole 
marquée  en  saint  Luc,  ch.  xxii  (v.  33)  :  Je  suis  prêt  à  aller  avec 
vous  et  à  la  prison  et  à  la  mort,  dit  (liv.  X)  :  La  Passion  du 
Christ  a  des  émules;  elle  n'a  point  des  égaux.  Combien  moins 


436  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

était-il  à  propos,  semble-t-il,  que  le  Christ  souffrît  ensemble 
avec  des  larrons  ».  —  La  troisième  objection  cite  le  texte  de 
saint  Matthieu,  ch.  xxvn  (v.  /j/j),  où  «  il  est  dit  que  les  larrons 
qui  étaient  crucifiés  avec  Lui  l'outrageaient.  Or,  en  saint  Luc, 
ch.  xxiii  (v.  /I2),  il  est  dit  que  l'un  de  ceux  qui  étaient  cruci- 
fiés avec  le  Christ  lui  disait  :  Souvenez-vous  de  moi,  Seigneur, 
quand  vous  serez  venu  dans  votre  Royaume.  Donc  il  semble  qu'en 
plus  des  larrons  qui  blasphémaient  le  Christ  il  en  était  un  au- 
tre, crucifié  avec  Lui,  qui  ne  le  blasphémait  point.  Et,  par 
suite,  il  ne  semble  pas  que  les  Évangélistes  racontent  comme 
il  convient  que  le  Christ  a  été  crucifié  avec  des  larrons  ». 

L'argument  sed  contra  rappelle  que  «  dans  Isaïe,  ch.  un 
(v.  12),  il  avait  été  prophétisé  :  //  a  été  compté  au  nombre  des 
scélérats  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  celte  distinction 
qu'il  faut  avoir  sans  cesse  devant  les  yeux  quand  il  s'agit  de  tout 
ce  qui  se  rattache  à  la  Passion  du  Christ.  C'est  que  «  le  Christ 
a  été  crucifié  entre  des  larrons,  pour  une  raison  tout  autre 
quant  à  l'intention  des  Juifs,  et  quant  à  l'ordination  de  Dieu. 
—  Quant  à  l'intention  des  Juifs,  deux  larrons  furent  crucifiés, 
de  chaque  côté,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome  (hom. 
LXXXVII),  pour  que  leur  ignominie  tombât  sur  lui.  Mais,  il  n'en 
fut  pas  de  la  sorte.  Car,  de  ces  deux  larrons,  nul  n'en  parle;  tan- 
dis que  la  Croix  du  Christ  est  honorée  partout.  Les  rois,  déposant 
leurs  diadèmes,  prennent  la  croix.  Sur  la  pourpre;  sur  les  dia- 
dèmes; sur  les  armes:  sur  la  table  sacrée,  partout,  dans  tout 
f univers,  la  croix  brille.  —  Quant  à  l'ordination  de  Dieu,  le 
Christ  a  été  crucifié  avec  les  larrons,  parce  que,  comme  le  dit 
saint  Jérôme,  sur  saint  Matthieu  (ch.  xxvii,  v.  33),  le  Christ 
ayant  été  J ait  malédiction  pour  nous  sur  la  Croix,  il  fallait  qu'il 
fût  crucifié  comme  criminel  parmi  des  criminels,  pour  notre  salut. 
Secondement,  parce  que,  comme  le  dit  saint  Léon,  pape,  dans 
un  Sermon  sur  la  Passion,  deux  larrons  étant  crucifiés,  l'un  à 
droite,  l'autre  à  gauche,  apparaissait,  jusque  dans  la  disposition 
du  gibet,  la  séparation  qui  serait  faite  de  tous  les  hommes  au  jour 
du  jugement  par  le  Christ.  Et  saint  Augustin  dit,  sur  saint  Jean 
(tr.  XXXI)  :  La  Croix  elle-même,  si  vous  y  prenez  garde,  Jut  un 


QUESTION    XLVr.    —    DE    LA    PASSION    ELLE-MEME.  /jSy 

tribunal.  Le  juge  étant  placé  au  milieu,  l'un,  celui  qui  crut,  fut 
libéré  ;  i  autre,  celui  qui  insulta,  fut  condamné.  Il  signifiait  déjà 
par  là,  ce  qu  II  doit  faire  un  Jour  des  vivants  et  des  morts,  met- 
tant les  uns  à  sa  droite  et  les  autres  à  sa  gauche.  Troisièmement, 
parce  que,  selon  saint  Hilaire  {sur  saint  Matthieu),  les  deux  lar- 
rons, cloués  à  droite  et  à  gauche  montrent  que  tout  le  genre  humain 
dans  sa  diversité  est  appelé  au  sacrement  ou  au  mystère  de  la 
Passion  du  Seigneur.  Et  parce  que  la  diversité  des  fidèles  et  des 
infidèles  fait  la  division  de  tous  selon  la  droite  ou  selon  la  gauche, 
celui  des  larrons  qui  est  placé  à  droite  est  sauvé  par  la  justifica- 
tion de  la  foi.  Quatrièmement,  parce  que,  comme  le  dit  le  véné- 
rable Bède,  sur  saint  Marc  (ch.  xv,  v.  27),  les  larrons  qui  sont 
crucifiés  avec  le  Seigneur  signifient  ceux  qui  sous  la  foi  et  la  con- 
fession du  Christ  vont  au  combat  du  martyre  ou  embrassent  la 
discipline  d'une  vie  plus  austère.  Ceux  qui  J ont  cela  pour  la  gloire 
éternelle  sont  désignés  par  la  Joi  du  larron  de  droite;  ceux  qui  le 
Jont  en  vue  de  la  louange  humaine  imitent  l'esprit  et  les  actes  du 
larron  de  gauche  » . 

Vad  primum  répond  que  «  comme  le  Christ  n'avait  point  la 
dette  de  la  mort,  mais  subit  la  mort  volontaire  pour  vaincre  la 
mort  par  sa  vertu;  de  même  aussi  II  ne  méritait  pas  d'être 
placé  avec  des  larrons,  mais  II  voulut  être  confondu  avec  des 
sujets  iniques  pour  détruire,  par  sa  vertu,  l'iniquité.  Aussi  bien 
saint  Jean  Chrysostome  dit,  sur  saint  Jean  (hom.  LXXXV),  que 
convertir  le  larron  sur  la  croix  et  l'introduire  au  Paradis  ne  Jut 
pas  une  moindre  chose  que  de  briser  les  rochers  » . 

Vad  secundum  dit  qu'  «  il  ne  convenait  pas  qu'avec  le  Christ 
quelque  autre  souffre  pour  la  même  cause.  C'est  ce  qui  fait 
dire  à  Origène,  au  même  endroit  (cité  par  l'objection)  :  Tous 
avaient  été  dans  le  péché,  et  tous  avaient  besoin  qu'un  autre 
meure  pour  eux  et  non  pas  eux  pour  les  autres  » . 

L'ad  teriium  déclare,  et  celte  réponse  est  excellente,  que 
«  comme  le  dit  saint  Augustin,  au  livre  De  l'accord  des  Évan- 
gélistes  (liv.  III,  ch.  xvi),  nous  pouvons  entendre  »  le  texte  de 
«  saint  Matthieu  en  ce  sens  que  le  pluriel  y  est  mis  pour  le  singulier, 
quand  il  dit  que  les  larrons  lui  Jetaient  des  opprobres.  —  On  peut 
dire  aussi,  selon  saint  Jérôme  (ch.  xxvii,  v.  44),  que,  d'abord, 


438  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

tous  les  deux  blasphémaient,  mais  ensuite  l'un  d'eux,  ayant  vu  les 
prodiges,  vint  à  la  foi  ».  Cependant,  la  manière  dont  s'exprime 
le  bon  lanon  à  l'endroit  de  son  compagnon  qui  blasphémait, 
rend  moins  probable  ce  sentiment;  et  la  première  explication 
paraît  meilleure. 

C'est  par  un  dessein  d'infinie  bonté  envers  nous  que  le  Christ 
a  voulu  souffrir  sa  Passion  en  compagnie  de  deux  malfaiteurs 
et  être  crucifié  au  milieu  d'eux.  Ce  dernier  trait  achevait  excel- 
lemment la  leçon  vivante  d'humilité,  de  miséricorde,  de  sou- 
veraine puissance  et  d'universelle  rédemption  qu'il  voulait 
attacher  au  grand  mystère  delà  Croix.  —  Mais  Comment  faut-il 
entendre  ce  mystère  en  son  dernier  sens  précis.  Devons-nous 
le  concevoir  comme  une  chose  propre  à  l'humanité  du  Christ; 
ou  faut-il  l'attribuer  aussi  à  la  divinité  en  Lui.  Saint  Thomas 
va  nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  XII. 
Si  la  Passion  du  Christ  doit  être  attribuée  à  sa  divinité? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  ((  la  Passion  du  Christ 
doit  être  attribuée  à  sa  divinité  ».  —  La  première  arguë  de  ce 
qu'  «  il  est  dit,  dans  la  première  Epitre  aux  Corinthiens,  ch.  ii 
(v.  8)  :  S'ils  l'eussent  connu,  ils  n'auraient  jamais  crucifié  le  Sei- 
gneur de  la  gloire.  Or,  le  Seigneur  de  la  gloire  est  le  Christ  selon 
selon  la  divinité.  Donc  la  Passion  du  Christ  lui  convient  selon 
la  divinité  ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  le  principe 
du  salut  des  hommes  est  la  divinité  elle-même;  selon  cette 
parole  du  psaume  (xxxvi,  v.  Sg)  :  Le  salut  des  Justes  vient  du 
Seigneur.  Si  donc  la  Passion  du  Christ  n'appartenait  pas  à  sa 
divinité,  il  semble  qu'elle  ne  pourrait  pas  nous  être  »  salutaire  et 
«  fructueuse  ».  —  La  troisième  objection  dit  que  «  les  Juifs  ont 
été  punis  pour  le  péché  de  la  mise  à  mort  du  Christ  comme 
homicides  de  Dieu  Lui-même  :  ce  que  démontre  la  grandeur 
de  la  peine  »  ou  du  châtiment.  «  Or,  cela  ne  serait  pas,  si  la 


QUESTION    XLVI.    —    DE    LA    PASSION    ELLE-MEME.  439 

Passion  n'appartenait  à  la  divinité.  Donc  la  Passion  du  Christ 
appartint  à  la  divinité  »,  de  telle  sorte  que  ce  fut  la  divinité 
elle-même  qui  la  subit. 

L'argument  sed  conlra  apporte  un  texte  de  «  saint  Alhanase, 
dans  l'épître  à  ÉpicLète  (n.  8)  »,  où  il  est»  dit  :  Le  Verbe,  demeu- 
rant D'iea  par  nature,  est  impassible.  Or,  ce  qui  est  impassible  ne 
peut  pâtir  »  ou  subir  de  passion.  «  Donc  la  Passion  du  Christ 
n'appartenait  pas  à  la  divinité  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  comme  il 
a  été  dit  plus  haut  (q.  2,  art.  i,  2,  3,  6),  l'union  de  la  nature 
humaine  et  de  la  nature  divine  a  été  faite  dans  la  Personne  et 
l'hypostase  et  le  suppôt,  les  natures  demeurant  distinctes  ;  en 
ce  sens  que  pour  la  nature  humaine  et  la  nature  divine  c'est  la 
même  Personne  et  la  même  hypostase,  chacune  des  deux  natures 
gardant  ses  propriétés.  Il  suit  de  là  que  comme  il  a  été  dit 
plus  haut  (q.  16,  art.  k),  au  suppôt  de  la  nature  divine  doit 
être  attribuée  la  Passion,  non  en  raison  de  la  nature  divine  qui 
est  impassible,  mais  en  raison  de  la  nature  humaine.  Aussi 
bien  dans  l'épître  synodale  de  saint  Cyrille  {Actes  du  Concile 
d'Éphèse,  I,  p.,  ch.  xxvi,  anath.  xi)  il  est  dit  :  Si  quelqu'un  ne 
reconnaît  point  que  le  Verbe  de  Dieu  a  soujjcrt  dans  la  chair  et  a 
été  crucifié  dans  la  chair,  qu'il  soit  anathème.  Et  donc  la  Passion 
du  Christ  appartient  au  suppôt  de  la  nature  divine  en  raison  de 
la  nature  humaine  passible  qu'il  s'est  unie,  mais  non  en  raison 
de  la  nature  divine  impassible  ». 

Vad  priniuni  fait  observer  que  «  le  Seigneur  de  la  gloire  est 
dit  avoir  été  crucifié,  non  selon  qu'il  était  le  Seigneur  de  la 
gloire,  mais  selon  qu'il  était  homme  passible  ». 

L'ad  secundum  s'autorise  de  ce  qu'  «  il  est  dit,  dans  un  ser- 
mon du  Concile  d'Ephèse  (parThéodote  d'Ancyre),  que  la  mort 
du  Christ,  comme  devenue  la  mort  de  Dieu  par  l'union  dans  la 
Personne  du  Verbe,  détruisit  la  mort;  parce  que  Celui  qui  souf- 
frait était  Dieu  et  homme.  Ce  nest  pas,  en  ejfet,  la  nature  de  Dieu 
qui  a  été  lésée,  ni  elle  na  changé  en  rien  sous  les  coups  de  la  Passion  d  . 

Vad  tertium  poursuit  la  même  citation.  «  11  est  dit  )\  en  effet, 
«  au  même  endroit  :  Ce  n'est  pas  un  pur  homme  que  les  Juijs  ont 
crucifié  ;  mais  ils  ont  Jait  injure  à  Dieu  Lui-même.  Supposez,  en 


4/|0  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

ejjet,  que  le  Prince  émette  une  parole,  que  cette  parole  soit  consi- 
gnée et  écrite  sur  du  papier,  et  que  ce  papier  soit  envoyé  aux  cités. 
Que  quelqu'un  refusant  d'obéir  déchire  la  lettre,  il  sera  condamné 
à  mort  non  pour  avoir  déchiré  une  lettre,  mais  pour  avoir  porté 
cd teinte  à  la  parole  ou  à  l'ordre  du  Prince.  Il  ne  faut  donc  pas  que 
le  Juif  se  considère  en  sécurité,  comme  s'il  n'avait  crucifié  qu'un 
pur  homme.  Ce  qu'il  voyait  était  comme  une  lettre;  mais  ce  qui 
était  caché  en  elle  était  le  Verbe  impérial,  né  de  la  nature  »  du  Père, 
«  non  proféré  par  la  langue  o  humaine,  comme  le  verbe  ou  la 
parole  des  hommes. 

C'est  très  véritablement  Dieu,  dans  la  Personne  du  Verbe  ou 
du  Fils  unique,  qui  a  souffert  toutes  les  horreurs  de  la  Passion 
et  qui  est  mort  sur  la  Croix  au  milieu  de  deux  larrons;  mais 
ce  n'est  pas  comme  Dieu  qu'il  a  ainsi  soufTert  :  c'est  comme 
homme  ou  dans  la  nature  humaine  qu'il  s'était  unie  hyposta- 
tiquement.  Dans  cette  nature  humaine,  sans  que  d'ailleurs 
cela  fût  absolument  nécessaire  pour  notre  délivrance,  mais 
afin  d'opérer  notre  salut  d'une  manière  qui  fût  en  parfaite 
harmonie,  d'une  part,  avec  les  droits  de  l'infinie  majesté  de 
Dieu,  offensée  par  le  péché,  et,  d'autre  part,  avec  toute  la 
somme  de  dettes  contractées  à  l'endroit  de  la  justice  divine  par 
les  péchés  du  genre  humain  tout  entier,  le  Verbe  de  Dieu  a 
voulu  subir,  sous  la  forme  la  plus  douloureuse  et  la  plus  humi- 
liante, toutes  les  sortes  de  tourments  ou  de  tortures,  qui  ne 
laissassent  indemne  ou  soustraite  à  la  douleur  aucune  partie 
de  son  être  humain,  bien  que  ce  même  être  humain,  dans  la 
partie  supérieure  de  l'âme,  continuât  de  posséder,  sans  altéra- 
tion aucune,  les  joies  ineflables  de  la  vision  divine.  — Telle  a 
été  la  Passion  du  Christ  considérée  en  elle-même.  —  Nous 
devons  maintenant,  poursuivant  notre  étude,  considérer  cette 
même  Passion,  du  côté  de  ce  qui  en  aura  été  la  cause  efficiente. 
—  C'est  l'objet  de  la  question  qui  suit. 


QUESTION  XLVII 

DE  LA  CAUSE  EFFICIENTE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  six  articles  : 

1"  Si  le  Christ  a  été  tué  par  les  autres  ou  par  Lui-même? 
a°  Pour  quel  motif  II  s'est  livre  Lui-même  à  la  Passion? 
3°  Si  le  Père  l'a  livré  pour  qu'il  subit  la  Passion  ? 
4°  S'il  était  convenable  qu'il  souffrit  sa  Passion  des  mains  des  Gen- 
tils ou  plutôt  de  celles  des  Juifs? 
5°  Si  ceux  qui  le  mirent  à  mort  le  connurent  ? 
6°  Du  péché  de  ceux  qui  ont  tué  le  Christ. 


De  ces  six  articles,  les  deux  premiers  examinent  la  part  du 
Christ  dans  le  fait  de  sa  mort;  le  troisième,  la  part  du  Père; 
les  trois  autres,  la  part  des  hommes.  —  Pour  ce  qui  est  de  la 
part  du  Christ,  saint  Thomas  se  demande,  d'abord,  si,  en 
effet,  le  Christ  peut  être  dit  avoir  eu  une  part  dans  le  fait  de 
sa  mort;  et,  en  second  lieu,  quel  a  été  le  motif  ou  le  mobile 
qui  a  porté  le  Christ  à  se  livrer  ainsi  à  la  Passion  et  à  la 
mort.  —  Le  premier  point  va  faire  l'objet  de  l'article  premier. 


Article  Premier. 
Si  le  Christ  a  été  tué  par  quelque  autre  ou  par  Lui-même? 

La  portée  et  le  véritable  sens  de  cette  question  nous  appa- 
raîtront tout  de  suite  à  la  lecture  même  du  texte  de  l'article.  — 
Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  pas  été 
tué  par  d'autres,  mais  par  Lui-même  ».  —  La  première  cite  la 
parole  du  Christ  «  en  saint  Jean,  ch.  x  (v.  i8)  »,  quand  «  Il 


4^2  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

dit  Lui-même  :  Personne  ne  m'enlève  la  vie;  c'est  moi  qui  la 
dépose  de  moi-même.  Or,  celui-là  est  dit  tuer  quelqu'un,  qui 
lui  enlève  la  vie.  Donc  le  Christ  n'a  pas  été  tué  par  d'autres, 
mais  par  Lui-même  ».  —  La  seconde  objection  dit  que  «  ceux 
qui  sont  tués  par  d'autres  défaillent  peu  à  peu,  leur  nature 
s'en  allant,  tt  cela  apparaît  surtout  en  ceux  qui  sont  crucifiés; 
car,  ainsi  que  le  dit  saint  Augustin,  au  livre  IV  de  la  Trinilé 
(ch.  xni),  c'est  par  une  longue  mort  que  les  hommes  pendus  au 
bois  étaient  torturés.  Or,  dans  le  Christ,  cela  n'arriva  point; 
car  c'est  en  criant  d'une  voix  J  or  le  qu'il  rendit  l'esprit,  comme  il 
est  dit  en  saint  Matthieu,  ch.  xxvii  (v.  5o).  Donc  le  Christ  n'a 
pas  été  tué  par  les  autres,  mais  par  Lui-même  ».  —  La  troi- 
sième objection  fait  observer  que  «  ceux  qui  sont  tués  par  les 
autres  meurent  d'une  mort  violente;  et,  par  suite,  d'une  mort 
non  volontaire;  car  le  violent  s'oppose  au  volontaire.  Or, 
saint  Augustin  dit,  au  livre  IV  de  la  Trinilé  (ch.  xii),  que  l'es- 
prit du  Christ  ne  quitta  point  la  chair  par  Jorce,  mais  parce  qu'il 
le  voulut,  quand  II  le  voulut  et  comme  II  le  voulut.  Donc  le  Christ 
n'a  pas  été  tué  par  les  autres,  mais  par  Lui-même  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  où  «  il  est  dit,  en 
saint  Luc,  ch.  xviii  (v.  33)  :  Après  l'avoir  Jlagellé  ils  le  mettront 
à  mort  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  qu'  ((  une 
chose  peut  être  cause  d'un  effet  donné  à  un  double  titre.  — 
D'abord,  directement,  agissant  à  cet  effet.  De  cette  manière, 
les  persécuteurs  du  Christ  le  mirent  à  mort;  car  ils  posèrent  à 
son  endroit  la  cause  qui  devait  lui  donner  la  mort,  avec  l'in- 
tention de  la  lui  donner  en  effet,  et  l'effet  s'ensuivit  :  cette 
cause,  en  effet,  amena  la  mort  du  Christ.  —  D'une  autre  ma- 
nière, quelqu'un  est  dit  cause  d'une  chose,  indirectement;  en 
ce  sens  qu'il  ne  l'a  pas  empêchée  quand  il  pouvait  le  faire  : 
c'est  ainsi  qu'on  dira  de  quelqu'un  qu'il  a  mouillé  cet  autre, 
parce  qu'il  n'a  point  fermé  la  fenêtre  par  laquelle  la  pluie  est 
entrée.  De  cette  manière,  le  Christ  fut  cause  de  sa  Passion  et  de 
sa  mort.  Il  pouvait,  en  effet,  empêcher  cette  Passion  et  cette 
mort.  Il  le  pouvait  d'abord,  en  réprimant  ses  adversaires,  de 
telle  sorte  qu'ils  ne  voulussent  pas  ou  qu'ils  ne  pussent  pas  le 


Q.   LXV!I.    -^  CAUSE  EFFICIEM'E  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.        (\li^ 

mettre  à  mort.  Il  le  pouvait  aussi,  parce  que  son  esprit  ou  son 
âme  avait  la  puissance  de  conserver  la  nature  de  sa  chair  pour 
qu'aucune  cause  de  lésion  qui  lui  serait  infligée  ne  parvînt  à 
l'accabler  :  puissance  que  l'âme  du  Christ  avait  parce  qu'elle 
était  unie  au  Verbe  de  Dieu  dans  l'unité  de  la  Personne; 
comme  le  dit  saint  Augustin  au  livre  IV  de  la  Trinité  {ch.  xiii). 
Par  cela  donc  que  le  Christ  ne  repoussa  point  de  son  propre 
corps  les  coups  qui  lui  étaient  portés  mais  qu'il  voulut  que  la 
nature  corporelle  succombât  sous  ces  coups,  Il  est  dit  avoir 
déposé  Lui-même  son  âme  ou  sa  vie  et  être  mort  volontaire- 
ment ». 

h'ad  prinium  explique  le  texte  que  citait  l'objection.  «  Quand 
il  est  dit,  Personne  ne  m'enlève  la  vie,  cela  s'entend,  sans  que 
j'y  consente.  Et,  en  eti'et,  si  quelqu'un  prend  une  chose  à  un 
autre  contre  le  gré  de  celui-ci  qui  est  incapable  de  résister, 
alors  il  est  dit,  au  sens  propre,  lui  enlever  cette  chose  ». 

Vad  secundum  répond  que  «  le  Christ,  pour  montrer  que  la 
Passion  que  la  violence  lui  infligeait  ne  lui  enlevait  pas  son 
âme  ou  sa  vie,  conserva  la  nature  corporelle  dans  sa  force  au 
point  que  réduit  à  l'extrémité  II  poussait  un  cri  d'une  voix 
puissante.  Et  cela  se  met  au  compte  ou  au  nombre  des  autres 
miracles  de  sa  mort.  Aussi  bien  est-il  dit,  en  saint  Marc,  ch.  xv 
(v.  39)  :  Le  centurion  qui  se  tenait  en  Jace,  voyant  qu'il  avait 
expiré  en  poussant  ce  grand  cri,  eut  cette  parole  :  Vraiment,  cet 
homme  était  le  Fils  de  Dieu.  Il  y  eut  également  ceci  d'admi- 
rable, dans  la  mort  du  Christ,  qu'il  mourut  plus  rapidement 
que  les  autres  qui  étaient  crucifiés  avec  Lui.  Il  est  dit,  en  effet, 
dans  saint  Jean,  ch.  xix  (v.  82,  33)  qu'à  ceux  qui  étaient  avec 
le  Christ,  on  brisa  les  jambes,  pour  qu'ils  mourussent  tout  de 
suite;  mdiis  étant  venus  à  Jésus,  ils  le  trouvèrent  mort;  et  ils  ne 
brisèrent  point  ses  jcunbes.  Et,  en  saint  Marc,  ch.  xv  (v.  4^),  il 
est  dit  que  Pilate  s'étonnait  qu'il  fût  déjà  mort.  De  même,  en 
effet,  que  par  sa  volonté  la  nature  corporelle  fut  conservée 
dans  sa  vigueur  jusqu'à  la  fin,  de  même  aussi,  quand  II  voulut, 
elle  céda  aux  coups  qu'on  lui  portait  ». 

h'ad  tertium  dit  que  «  le  Christ,  tout  ensemble,  et  subit  la 
violence  qui  lui  donnait  la  mort,  et  mourut  volontairement; 


[\[\k  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

parce  que  la  violence  fut  faite  à  son  corps;  mais  elle  ne  pré- 
valut qu'autant  qu'il  le  voulut  Lui-même  ». 

C'est  en  toute  vérité  que  le  Christ  s'est  livré  Lui-même  à  la 
mort;  bien  que  cependant,  en  toute  vérité  aussi,  cette  mort 
lui  ait  élé  donnée  par  ses  bourreaux.  —  Mais  quelle  fut  bien, 
de  sa  part,  la  cause  qui  le  fit  ainsi  aller  à  la  mort  et  l'accepter 
volontairement.  Quel  en  fut  le  motif.  Devons-nous  dire  que  ce 
fut  par  obéissance?  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article 
qui  suit. 

Article  IL 
Si  le  Christ  est  mort  par  obéissance? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'est  point 
mort  par  obéissance  ».  —  La  première  arguë  de  ce  que 
«  l'obéissance  regarde  le  précepte.  Or,  nous  ne  lisons  pas  qu'il 
ait  été  commandé  au  Christ  de  subir  la  Passion.  Donc  ce  n'est 
point  par  obéissance  qu'il  l'a  subie  ».  —  La  seconde  objection 
en  appelle  à  ce  que  «  l'on  dit  de  quelqu'un  qu'il  fait  une 
chose  par  obéissance  quand  il  là  fait  en  vertu  d'un  précepte 
qui  l'oblige.  Or,  ce  n'est  point  par  nécessité,  mais  %olontaire- 
ment  que  le  Chiist  a  souffert  sa  Passion.  Donc  II  n'a  point 
souffert  sa  Passion  par  obéissance  ».  —  La  troisième  objection 
déclare  que  «  la  charité  est  une  vertu  plus  excellente  que 
l'obéissance.  Or,  nous  lisons  du  Christ  qu'il  a  souffert  sa  Pas- 
sion, en  vertu  de  la  charité;  selon  cette  parole  de  l'Épître  aux 
Éphésiens,  ch.  v  (v.  2)  :  Marchez  dans  la  dilection,  comme,  du 
■  reste,  le  Christ  nous  a  aimés  et  s'est  livré  Lui-même  pour  nous. 
Donc  la  Passion  du  Christ  doit  plutôt  être  attribuée  à  la  charité 
qu'à  l'obéissance  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  aux  Philippiens, 
ch.  II  (v.  8)  :  //  s'est  Jait  obéissant  à  son  Père  jusqu'à  la  mort  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'  «  il  était 
souverainement  convenable  que  le  Christ  souffrît  sa  Passion 
par  obéissance.  —  Premièrement,  parce  que  cela  convenait  à 


Q.   LXVII.   —  CAUSE  EFFICIENTE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.        445 

la  justification  des  hommes;  afin  que,  de  même  que  par  la  dé- 
sobéissance d'un  seul  homme  un  grand  nombre  ont  élé  constitués  pé- 
cheurs, de  même  par  Vobéissance  d'un  seul  homme  un  grand  nom- 
bre fassent  constitués  justes,  comme  il  est  à\iaux  Romains,  ch.  v 
(v.  19).  —  Secondement,  cela  fut  convenable  à  la  réconciliation  de 
Dieu  avec  les  hommes;  selon  cette  parole  de  TÉpître  aux  Romains, 
ch .  V  (v.  10):  Nous  avons  été  réconciliés  avec  Dieu  par  la  mort  de  son 
Fils  :  en  ce  sens  que  la  mort  du  Christ  fut  un  certain  sacrifice 
très  agréable  à  Dieu,  selon  cette  parole  de  l'Épître  aux  Éphé- 
siens,  ch.  v  (v.  2)  :  //  s'est  livré  Lui-même  pour  nous  en  ablation 
et  en  victime  à  Dieu  en  odeur  de  suavité.  Or,  l'obéissance  est 
préférée  à  tous  les  sacrifices,  selon  cette  parole  du  premier  li- 
vre des  Rois,  ch.  xv  (v.  22)  :  L'obéissance  est  meilleure  que  les 
victimes.  Et  voilà  pourquoi  il  convenait  que  le  sacrifice  de  la 
Passion  et  de  la  mort  du  Christ  procédât  de  l'obéissance  ».  On 
aura  remarqué  le  choix  des  textes  apportés  ici  par  saint  Tho- 
mas et  la  parfaite  harmonie  qui  résulte  de  leur  rapproche- 
ment. —  «  Troisièmement,  cela  convenait  à  la  victoire  du 
Christ,  qui  le  fit  triompher  de  la  mort  et  de  l'auteur  de  la 
mort.  C'est  qu'en  effet,  le  soldat  ne  peut  vaincre  que  s'il  obéit 
au  chef.  Et,  de  même,  l'homme-Christ  obtint  la  victoire  par 
cela  qu'il  lut  obéissant  à  Dieu;  selon  cette  parole  des  Pro- 
verbes, ch.  XXI  (V.  28)  :  L'homme  obéissant  multiplie  les  vic- 
toires » . 

Cette  dernière  raison,  jointe  aux  deux  précédentes,  éclaire 
d'un  jour  magnifique  toute  l'histoire  du  genre  humain. 
On  peut  dire  du  genre  humain,  dans  la  suite  de  son 
histoire,  que  tout  s'y  ramène  à  une  question  de  vie  et 
de  mort,  rattachée  elle-même  à  une  question  d'obéissance 
et  de  désobéissance.  Dieu  avait  créé  l'homme  —  pouvant 
cependant  être  mortel  de  sa  nature  —  dans  un  état  de  vie 
qui  ne  connaîtrait  point  la  mort  :  mais,  à  une  condition  : 
c'est  qu'il  observerait  un  précepte,  d'ailleurs  tiès  facile,  que 
Dieu  lui  donnait  pour  marquer  sa  dépendance  à  l'endroit 
du  Créateur.  Il  était,  du  reste,  expressément  averti  que  s'il 
désobéissait  il  mourrait  de  mort.  L'homme  eut  le  malheur  de  ne 
point  tenir  compte  de   cette  défense  et  de  celle  menace.  Em- 


446  SOMME    THÉOLOGIQUË. 

porté  par  un  mouvement  d'orgueil,  à  la  suggestion  du  Tenta- 
teur perfide,  il  désobéit  à  Dieu.  Aussitôt,  le  privilège  de  vie 
immortelle,  accordé  par  Dieu  à  la  nature  humaine  dans  la 
personne  du  premier  homme  lui  fut  enlevé.  Pour  toujours  dé- 
sormais, la  mort  devait  régner  dans  le  genre  humain  déchu. 
Mais  Dieu,  dans  sa  miséricorde,  faite  de  sagesse,  de  bonté  et  de 
puissance  infinie,  allait  tout  restaurer  en  vue  d'un  triomphe 
éblouissant  sur  la  mort  et  sur  le  démon,  qui  en  était  le  pre- 
mier auteur.  Il  allait  créer  l'homme  nouveau,  par  lequel  II 
remporterait  sa  victoire.  Le  démon  avait  vaincu  en  amenant 
l'homme  premier  à  désobéir.  Dieu  allait  vaincre  en  se  don- 
nant, dans  l'homme  nouveau,  un  obéissant  parfait.  Et,  de 
même  que  la  désobéissance  du  premier  avait  causé  la  mort  en 
violant  le  précepte  auquel  était  attachée  l'immortelle  vie;  de 
même  l'homme  nouveau  restaurerait  la  vie  en  observant  fidè- 
lement et  par  obéissance  au  Chef,  Dieu  Lui-même,  souverain 
maître  de  la  mort  et  de  la  vie,  le  précepte  qui  lui  commandait 
d'aller  à  la  mort.  Toute  l'économie  des  conseils  de  Dieu,  dans 
l'histoire  du  genre  humain,  tient  dans  ce  double  contraste  : 
d'une  vie  immortelle  perdue  par  une  désobéissance  qui  mé- 
prisait le  précepte  de  la  vie;  et  de  cette  même  vie  immortelle 
reconquise  par  une  obéissance  qui  embrasserait  amoureuse- 
ment le  précepte  de  la  mort. 

Vad  primum  déclare  que  «  le  Christ  avait  reçu  du  Père  le 
mandat  »,  le  commandement,  le  précepte  «  de  souffrir  »  ou 
d'aller  à  la  mort  par  la  Passion.  «  Il  est  dit,  en  effet,  en 
saint  Jean,  ch.  x  (v.  18)  :  J'ai  le  pouvoir  de  donner  ma  vie,  el 
fai  le  pouvoir  de  la  reprendre  de  nouveau  ;  el  fai  reçu  ce  mandat 
de  mon  Père  :  savoir  de  donner  ma  vie  et  de  la  reprendre.  Ce 
qu'il  faut  entendre,  comme  le  dit  saint  Jean  Chrysostome 
(hom  LX,  sur  saint  Jean),  non  pas  en  ce  sens  qu  II  aurait  eu  be- 
soin d'attendre  quon  lui  parle  pour  lui  notifier  celle  cliose;  mais 
pour  marquer  que  tout  en  Lui  a  clé  volontaire  el  ne  laisser  place 
à  aucun  soupçon  de  contrariété  entre  sa  volonté  et  celle  de  son 
Père.  —  On  peut  dire  aussi  que  la  loi  ancienne  ayant  élé  con- 
sommée »  ou  achevée  et  conduite  à  son  terme  «  dans  la  mort 
du   Christ,  selon  que  le  Christ  Lui-même  le  déclara  en  mou- 


Q.   XLVir.   —  CAUSE  EFFICIENTE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.       flli"] 

rant,  quand  II  dit,  en  saint  Jean,  ch.  xix  (v.  3o)  :  Tout  est  con- 
sommé, il  se  trouve  que  le  Christ,  par  sa  Passion,  accomplit 
tous  les  préceptes  de  l'ancienne  loi.  —  Les  préceptes  moraux, 
qui  sont  fondés  sur  les  préceptes  de  la  charité  »,  pour  autant 
qu'ils  n'en  sont  que  l'explication  et  la  sauvegarde,  c«  le  Christ 
les  accomplit,  en  tant  qu'il  souffrit  sa  Passion  par  amour 
pour  son  Père,  selon  cette  parole  marquée  en  saint  Jean, 
ch.  XIV  (v.  3i)  :  Afin  que  le  monde  connaisse  que  faime  le  Père 
et  que  comme  II  nia  commandé  ainsi  je  fais,  levez-vous,  sortons 
d'ici,  pour  aller  à  l'endroit  oii  devait  commencer  la  Passion; 
et  aussi  par  amour  pour  le  prochain,  selon  cette  parole  de 
l'Épître  aux  Galates,  ch.  ii  (v.  20)  :  Il  m'a  aimé  et  II  s'est  livré 
Lui-même  pour  moi.  — Les  préceptes  cérémoniels  de  la  loi,  qui 
sont  ordonnés  surtout  aux  sacrifices  et  aux  oblations,  le  Christ 
les  accomplit  dans  sa  Passion  en  tant  que  tous  les  anciens  sa- 
crifices étaient  des  figures  de  ce  vrai  sacrifice  que  le  Christ  of- 
frit en  mourant  pour  nous.  Aussi  bien  est-il  dit,  dans  l'Epître 
aux  Colossiens,ch.  11  (v.  16,  17)  :  Que  personne  ne  vous  Juge  sur  la 
nourriture,  ou  la  boisson,  ou  la  partie  d'un  jour  de  fêle  ou  de  la 
nouvelle  lune  :  toutes  choses  qui  sont  l'ombre  des  choses  qui  de- 
vaient venir,  par  rapport  aa  corps  du  Christ,  en  ce  sens  que  le 
Christ  était  comparé  à  ces  choses  comme  le  corps  à  l'ombre. 
—  Les  préceptes  judiciaires  de  la  loi,  qui  étaient  ordonnés  sur- 
tout à  réparer  les  injures  qui  avaient  été  faites,  le  Christ  les 
accomplit  dans  sa  Passion,  parce  que,  comme  il  est  dit,  dans 
le  psaume  (lxviii,  v.  5)  :  Ce  qu'il  n'avait  point  pris.  Il  le  ren- 
dit, permettant  »  —  explique  divinement  saint  Thomas  d'ac- 
cord avec  toute  la  tradition  et  avec  le  langage  même  de 
l'Église,  «  qu'on  le  cloue  Lui-même  à  l'arbre  pour  le  fruit  que 
l'hommeavait  enlevé  de  l'arbre  contrairement  au  précepte  de 
Dieu  ».  Nous  voyons,  une  fois  de  plus,  par  cette  dernière  re- 
marque de  saint  Thomas,  combien  se  trouvent  en  dehors  de  la 
grande  pensée  divine  et  de  l'harmonie  de  ses  conseils  ceux 
qui  refusent  d'admettre  l'historicité  parfaite  du  récit  de  la 
chute  tel  que  nous  le  trouvons  fixé  dans  le  début  de  la 
Genèse. 

L'ad  secundum  est  d'une  importance  extrême  pour  la  grande 


448  SOMME    THKOLOGIQUE. 

question  de  la  liberté  du  Christ  nullement  compromise  malgré 
l'obligation  du  précepte  dont  parlait  l'objection.  C'est  qu'en 
effet,  «  l'obéissance,  bien  qu'elle  implique  la  nécessité  par  rap- 
port à  ce  qui  est  prescrit  »,  en  ce  sens  que  si  on  ne  le  fait  pas 
on  pèche  et  que,  par  suite,  on  n'est  pas  moralement  libre  de  le 
faire  ou  de  le  laisser,  «  implique  cependant  la  volonté  »  ou 
l'acte  spontané  et  libre  que  constilue  le  vouloir  non  nécessité 
par  un  objet  qui  n'est  pas  le  bien  pur  et  simple  ou  infini,  «  par 
rapport  au  fait  d'accomplir  le  précepte.  Et  telle  fut  l'obéissance 
du  Christ.  Car  la  Passion  elle-même  et  la  mort,  considérées  en 
elles-mêmes,  répugnaient  à  la  volonté  naturelle  ».  Il  est  clair, 
en  effet,  que  souffrir  et  mourir  n'était  point,  de  soi,  chose 
bonne  pour  le  Christ;  et  tout,  dans  sa  nature  humaine,  y  répu- 
gnait. Par  conséquent,  non  seulement  sa  volonté  ne  s'y  portait 
pas  nécessairement;  mais  bien  plutôt  elle  s'en  détournait 
comme  d'une  chose  non  bonne  et  mauvaise.  <(  Toutefois  », 
pour  une  raison  supérieure,  mais  qui  n'excluait  pas  la  répu- 
gnance naturelle,  «  le  Christ  voulait  que  la  volonté  de  Dieu 
s'accomplisse  à  ce  sujet;  selon  cette  parole  du  psaume  (xxxix, 
v.  9)  :  Pour  faire  votre  volonté,  6  mon  Dieu,  fai  voulu.  Et  c'est 
pourquoi  le  Christ  disait,  en  saint  Matthieu,  ch,  xxvi  (v.  42)  : 
Si  ce  calice  ne  peut  passer  loin  de  moi  sans  que  Je  le  boive,  que 
voire  volonté  se  Jasse  ».  —  Nous  avons,  dans  cette  réponse  de 
saint  Thomas,  la  confirmation  explicite  de  ce  que  nous  avons 
eu  l'occasion  de  souligner  tant  et  tant  de  fois  au  cours  de  notre 
Commentaire  ;  savoir  que  l'essence  de  la  liberté  consiste  dans 
la  maîtrise  sur  son  acte  ;  et  que  cette  maîtrise  sur  son  acte  est 
constituée  par  le  rapport  de  la  volonté  faite  pour  le  bien  pur 
et  simple  à  un  objet  qui  porte  en  lui,  à  quelque  titre  que  ce 
soit,  une  certaine  raison  de  non  bien. 

Vad  tertiuni  fait  observer  que  «  la  raison  est  la  même  qui  a 
fait  que  le  Christ  a  subi  sa  Passion  et  par  charité  et  par  obéis- 
sance ;  car  même  les  préceptes  de  la  charité  ont  été  accomplis 
par  Lui  pour  un  motif  d'obéissance;  et  II  a  été  obéissant  par 
amour  pour  le  Père  qui  commandait». 

Le   Christ  s'est  livré  Lui-môme  à  la  Passion  et  à  la  mort. 


Q.  XLVII.   —  CAUSE  EFFICIENTE  t)E  LA  fASSlON  t)U  ChRIST.        4^9 

Comme  Dieu  et  comme  homme,  et  comme  Verbe  incarné  ou 
Dieu-homme,  non  seulement  il  n'y  avait,  pour  Lui,  aucune 
nécessité  de  souffrir  ou  de  mourir,  mais  II  avait  tout  pouvoir, 
un  pouvoir  absolu  d'éviter  la  Passion  et  la  mort.  Toutefois,  Il 
a  voulu  les  subir.  Et  c'est  parce  qu'il  a  voulu  les  subir  qu'en 
effet  la  Passion  et  la  mort  l'ont  atteint.  D'où  il  résulte  qu'en 
toute  vérité  II  s'est  sacrifié  Lui-même;  ce  qui,  nous  l'avons 
noté  plus  haut,  est  la  raison  même  de  son  sacerdoce.  Or,  Il  l'a 
fait  par  obéissance,  pour  accomplir  ce  qu'il  savait  être  une  pen- 
sée arrêtée  dans  les  conseils  de  Dieu  son  Père,  une  volonté 
ferme  portant  sur  un  dessein  qui  devait  montrer  en  pleine  lu- 
mière la  sagesse,  la  bonté,  la  puissance  infinie  de  Dieu  dans 
l'économie  de  son  œuvre  par  excellence  :  la  restauration,  par 
la  mort  volontaire  de  son  Fils  sur  la  Croix,  de  l'œuvre  ruinée 
au  début  du  genre  humain  par  la  désobéissance  du  premier 
homme  détachant  de  l'arbre  du  Paradis  terrestre,  à  l'instiga- 
tion du  démon,  le  fruit  défendu.  —  Cette  volonté  formelle  du 
Père  permettra-t-elle  de  dire  en  toute  vérité  que  le  Père  a  livré 
Lui-même  son  Fils  à  la  Passion  et  à  la  mort.  La  question  est 
d'une  portée  extrême  pour  la  parfaite  intelligence  du  langage 
biblique  et  chrétien  dans  le  grand  mystère  de  la  Rédemption. 
Saint  Thomas  va  la  résoudre  à  l'article  qui  suit, 


Article  III. 
Si  Dieu  le  Père  a  livré  le  Christ  à* la  Passion? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  ((  Dieu  le  Père  n'a  point 
livré  le  Christ  à  la  Passion  ».  —  La  première  déclare  qu'  «  il 
semble  être  inique  et  cruel  qu'un  innocent  soit  livré  à  la  tor- 
ture et  à  la  mort.  D'autre  part,  comme  il  est  dit  au  livre  du 
Deutéronome,  ch.  xxxii  (v.  4).:  Dieu  est  fidèle  et  sans  aucune 
iniquité.  Donc  II  n'a  point  livré  le  Christ  innocent  à  la  Passion 
et  à  la  mort  ».  —  La  seconde  objection  dit  qu'  «  il  ne  semble 
pas  que  quelqu'un  soit  livré  à  la  mort  par  lui-même  et  par  un 
autre.  Or,  le  Christ  s'est  livré  Lui-même  pour  nous  {aux  Éphé- 
XVI.  — La  Rédemption.  ag 


/|5o  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

siens,  ch.  v,  v,  2)  ;  selon  qu'il  est  dit  dans  Isaïe,  ch.  lui  (v.  12): 
lia  livré  son  âme  à  la  mort.  Donc  il  ne  semble  pas  que  Dieu  le 
Père  l'ait  livré  »  à  la  Passion  et  à  la  mort.  —  La  troisième 
objection  fait  observer  que  «  Judas  est  incriminé  de  ce  qu'il  a 
livré  le  Christ  aux  Juifs;  selon  cette  parole  marquée  en  saint 
Jean,  ch.  vi  (v.  71,  72)  :  L'un  de  vous  est  un  démon;  ce  que  Jésus 
disait  au  sujet  de  Judas,  qui  devait  le  livrer.  Pareillement  aussi 
sont  incriminés  les 'Juifs,  qui  le  livrèrent  à  Pilate;  selon  qu'il 
le  dit  Lui-même,  en  saint  Jean,  ch.  xvni  (v.  35)  :  Ta  nation  et 
tes  Pontifes  font  livré  à  moi.  Et  Pilate  le  livra  pour  qu'il  fût 
crucifié,  comme  on  le  voit  en  saint  Jean,  ch.  xix  (v,  16).  Or,  il 
n'est  aucun  rapport  entre  la  justice  et  l'iniquité,  comme  il  est 
dit  dans  la  deuxième  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  vi  (v.  i/j). 
Donc  il  semble  que  Dieu  le  Père  n'a  point  livré  le  Christ  à  la 
Passion  ». 

L'argument  sed  contra  cite  la  parole  de  ÏÉpilre  aux  Romains, 
ch.  vHi  (v.  32),  où  il  est  dit  :  Dieu  n'a  point  fait  grâce  à  son  pro- 
pre Fils,  mais  II  l'a  livré  pour  nous  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  d'un  mot  la  con- 
clusion de  l'article  précédent  et  en  tire  tout  de  suite  un  triple 
aspect  de  preuve  pour  établir  la  conclusion  du  présent  article. 
«  Comme  il  a  été  dit,  le  Christ  a  souffert  volontairement  sa  Pas- 
sion, obéissant  en  cela  à  son  Père.  D'où  il  suit  qu'à  un  triple 
chef.  Dieu  le  Père  a  livré  le  Christ  à  la  Passion.  —  D'abord, 
selon  que  par  sa  volonté  éternelle  11  a  préordonné  la  Passion 
du  Christ  à  la  libération  du  genre  humain  ;  conformément  à  ce 
qui  est  dit  dans  le  prophète  Isaïe,  ch.  lui  (v.  6)  :  Le  Seigneur 
a  placé  en  Lui  l'iniquité  de  nous  tous;  et  encore  (v.  10)  :  Le  Sei- 
gneur a  voulu  le  briser  dans  sa  Jaiblesse.  —  Secondement,  en 
tant  qu'il  lui  a  inspiré  la  volonté  de  souffrir  pour  nous,  en  lui 
infusant  la  charité.  Aussi  bien  il  est  ajouté,  là-même  (v.  7)  :  // 
a  été  immolé  parce  qu'il  l'a  voulu.  —  Troisièmement,  du  fait  qu'il 
ne  l'a  pas  mis  à  couvert  de  la  Passion,  mais  qu'il  l'a  laissé  à 
la  merci  des  persécuteurs.  Et  c'est  pourquoi,  comme  nous  le 
lisons  en  saint  Matthieu,  ch.  xxvi  (v.  46),  le  Christ  pendu  à  la 
Croix  disait  :  Mon  Dieu,  jusqu'où  m' avez- vous  abandonné,  en  ce 
sens  qu'il  l'avait  exposé  »  sans  le  défendre,  «  au  pouvoir  de 


0-   XLVir.   —  CA.USE  EFFICIENTE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.       4oi 

ceux  qui  le  persécutaient,  comme  l'explique  saint  Augustin  » 
(ép.  GXL,  ou  GXX,  ch.  x). 

JJad  primum  répond  que  «  livrer  un  homme  innocent  à  la 
torture  et  à  la  mort  contre  sa  volonté  est  chose  impie  et  cruelle. 
Mais  ce  n'est  point  de  la  sorte  que  Dieu  le  Père  a  livré  le 
Christ.  C'est  en  lui  inspirant  »,  au  contraire,  «  la  volonté  de 
souffrir  pour  nous.  Et  en  cela  est  montrée,  d'une  part,  la  sévé- 
rité de  Dieu  {aux  Romains,  ch.  xi,  v.  22),  qui  n'a  pas  voulu  re- 
mettre le  péché  sans  une  peine  »  proportionnée;  «  chose  que 
signifie  l'Apôtre,  quand  il  dit  »,  comme  nous  l'avons  vu  à  l'ar- 
gument sed  contra,  «  que  Dieu  na  point  fait  grâce  à  son  propre 
Fils;  et,  d'autre  part,  sa  bonté  {aux  Romains,  ch.  xi,  v.  22),  en 
ce  que  l'homme  ne  pouvant  satisfaire  suttisamment  par  une 
peine  qu'il  subirait  lui-même.  Dieu  lui  a  donné  quelqu'un  qui 
satisferait  pour  lui,  ce  que  l'Apôtre  signifie,  quand  il  dit,  aux 
Romains,  ch.  m  (v.  25)  :  Celui-là  (le  Christ),  Dieu  l'a  Jait  notre 
propitiation,  par  la  foi,  en  son  sang  ». 

Vad  secundum  explique  que  «  le  Christ,  en  tant  que  Dieu, 
s'est  livré  Lui-même  à  la  mort  par  la  même  volonté  et  par  la 
même  action  que  le  Père  »,  avec  qui  II  a  tout  en  commun  dans 
la  plus  absolue  unité  de  nature,  de  volonté  et  d'action.  «  Mais, 
en  tant  qu'homme,  Il  s'est  livré  Lui-même  par  une  volonté  que 
le  Père  inspirait.  D'oii  il  suit  qu'il  n'y  a  aucune  contrariété 
dans  le  fait  que  le  Père  a  livré  le  Christ,  et  que  le  Christ  s'est 
livré  Lui-même  ».  Même  dans  le  cas  de  la  distinction  entre  les 
deux  volontés,  du  Père  et  du  Christ,  la  plus  parfaite  subor- 
dination demeure  :  si  le  Christ  se  livre  Lui-même,  c'est  en  dé- 
pendance du  Père,  qui  lui  inspire  la  volonté  de  se  livrer. 

L'ad  tertium  déclare  que  «  la  même  action  se  juge  diverse- 
ment, en  bien  ou  en  mal,  selon  qu'elle  procède  d'une  racine 
diverse.  Le  Père,  en  effet,  a  livré  le  Christ,  et  Lui-même  s'est 
livré,  par  amour;  et,  en  raison  de  cela,  on  les  loue.  Judas,  au 
contraire,  a  livré  le  Christ,  par  cupidité,  les  Juifs  par  envie, 
Pilate  par  crainte  mondaine  à  l'endroit  de  César;  et  c'est  pour- 
quoi ils  sont  »  justement  «  incriminés  ». 

Il  faut  dire,  en  toute  vérité,  que  Dieu  le  Père  a  livré  son  Fils 


452  SOMME    THEOLOGIQUE. 

à  la  Passion  et  à  la  mort.  Jamais,  en  effet,  le  Christ  n'eût 
connu  la  Passion  et  la  mort,  si  Dieu  le  Père  n'en  avait  disposé 
ainsi  dans  ses  conseils  éternels,  en  vue  du  salut  du  genre  hu- 
main :  non  pas  que  Lui-même  ait  infligé  la  mort  au  Christ, 
pas  plus  que  le  Christ  ne  se  l'est  donnée  Lui-même  ;  mais  II  avait, 
dans  son  infinie  justice,  dans  sa  sagesse  et  dans  sa  miséricorde, 
statué  qu'il  inspirerait  au  Christ,  par  amour  pour  nous,  la 
volonté  de  ne  point  repousser,  comme  11  en  aurait  le  droit  et  le 
pouvoir,  les  mauvais  traitements  et  la  mort  que  lui  infligeraient 
des  hommes  pervers;  d'accepter  même  tout  cela  avec  une  sorte 
de  saint  empressement,  pour  que  fussent  manifestés  les  infinis 
trésors  de  bonté  contenus  en  Dieu  et  dans  son  Christ.  —  Le 
Christ  a  donc  été  livré  par  Dieu  son  Père  et  II  s'est  livré  Lui- 
même  pour  des  raisons  d'infinie  sagesse.  Mais,  dans  l'exécution 
de  ce  conseil  divin,  convenait-il  que  les  Gentils  eussent  une 
part,  la  part  même  décisive,  de  telle  sorte  que  ce  serait  eux 
qui  le  condamneraient  à  mort  et  exécuteraient  la  sentence.  — 
C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  considérer;  et  tel  est  l'ob- 
jet de  l'article  qui  suit. 

Article  IV. 

S'il  convenait  que  le  Christ  subît  la  Passion 
par  l'entremise  des  Gentils? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  ne  convenait  pas 
que  le  Christ  souffrit  la  Passion  par  l'entremise  des  Gentils  ». 
—  La  première  fait  observer  que  «  la  mort  du  Christ  devant 
délivrer  les  hommes  du  péché,  il  convenait,  semble-t-il,  que 
ce  ne  fût  qu'un  très  petit  nombre  qui  eussent  une  part  dans  le 
péché  de  ceux  qui  causaient  sa  mort.  D'autre  part,  les  Juifs 
ont  péché  en  causant  la  mort  du  Christ;  car  il  est  dit,  en  leur 
personne,  dans  saint  Matthieu,  ch.  xxi  (v.  38)  :  Celui-ci  est  l'hé- 
ritier, venez,  tuons-le.  Donc  il  semble  qu'il  était  convenable  que 
dans  le  péché  de  ceux  qui  ont  mis  à  mort  le  Christ  les  Gentils 
ne  fussent  pas  impliqués  ».  —  La  seconde  objection  dit  que 
«  la   vérité  doit  répondre  à  la  figure.  Or,  les  sacrifices  figura- 


Q.  XLVII.   —  CAUSE  EFFICIENTE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.        453 

tifs  de  l'ancienne  loi  n'étaient  point  offerts  par  les  Gentils, 
mais  par  les  Juifs.  Donc  la  Passion  du  Christ,  non  plus,  qui 
fut  le  vrai  sacrifice,  ne  devait  pas  être  accomplie  par  les  mains 
des  Gentils  ».  —  La  troisième  objection  rappelle  qu'  «  il  est  dit, 
en  saint  Jean,  ch.  v  (  v.  i8),  que  les  Juifs  cherchaient  à  mettre 
le  Christ  à  mort,  non  seulement  parce  qu'il  violait  le  sabbat,  mais 
aussi  parce  qu'il  disait  Dieu  son  Père,  se  Jaiscml  égal  à  Dieu.  Or, 
tous  ces  griefs  n'allaient,  semble-t-il,  que  contre  la  loi  des 
Juifs;  et  aussi  bien  eux-mêmes  disent,  en  saint  Jean,  ch.  xix 
(v.  7)  :  Selon  notre  loi,  il  doit  mourir,  parce  quil  s'est  Jcdt  Fils 
de  Dieu.  Il  semble  donc  qu'il  convenait  que  le  Christ  subît  sa 
Passion,  non  par  l'entremise  des  Gentils,  mais  par  l'action  des 
Juifs  ;  et  que  se  trouve  faux  ce  que  disaient  ces  derniers  (en 
S.  Jean,  ch.  xviii,  v.  3i)  :  Il  ne  nous  est  point  permis  de  mettre 
quelqu'un  à  mort,  puisqu'il  est  de  nombreux  péchés  qui  étaient 
punis  de  mort,  selon  la  loi,  comme  on  le  voit  au  Lévitique 
(ch,  xx)  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  oii  «  le  Seigneur  Lui- 
même  dit,  en  saint  Matthieu,  ch.  xx  (v.  19)  :  On  le  livrera  aux 
Gentils  pour  être  moqué,  flagellé,  crucifié  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  dans  le 
mode  même  de  la  Passion  du  Christ  a  été  préfiguré  l'effet  de 
cette  Passion,  En  premier  lieu,  en  effet,  la  Passion  du  Christ 
a  eu  un  effet  de  salut  dans  les  Juifs  dont  plusieurs  furent  bap- 
tisés dans  la  mort  du  Christ,  comme  on  le  voit  par  le  livre 
àQs  Actes,  ch.  11  (v.  41)  et  ch.  m  (v.  [\).  En  second  lieu,  parla 
prédication  des  Juifs,  l'effet  de  la  Passion  passa  aux  Gentils 
{Ibid.,  ch.  x).  Et  c'est  pourquoi  il  était  convenable  que  le  Christ 
commençât  à  souffrir  de  la  part  des  Juifs,  et  qu'ensuite,  les 
Juifs  le  livrant,  sa  Passion  s'achevât  parles  mains  des  Gentils  ». 

h'ad  primum  retourne  l'objection  contre  elle-même.  C'est 
qu'en  effet,  «  le  Christ,  pour  montrer  l'abondance  de  sa  cha- 
rité, qui  était  la  cause  pour  laquelle  II  souffrait  sa  Passion, 
alors  qu'il  était  sur  sa  Croix  demanda  le  pardon  pour  ses  persé- 
cuteurs ;  et  afin  que  le  fruit  de  cette  demande  parvînt  aux  Juifs 
et  aux  Gentils,  II  voulut  souffrir  de  la  part  des  uns  et  des 
autres  ». 


454  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Vad  secundam  fait  une  distinction  essentielle  au  sujet  du 
mot  qu'exploitait  l'objection  en  parlant  du  sacrifice  offert.  «  La 
Passion  du  Christ  fut  l'oblation  d'un  sacrifice  en  tant  que  le 
Christ,  de  sa  propre  volonté,  se  soumit  à  la  mort  par  charité. 
En  tant,  au  contraire,  qu'il  fut  torturé  par  ses  persécuteurs,  sa 
mort  ne  fut  pas  un  sacrifice,  mais  le  plus  grave  de  tous  les 
péchés  ». 

L'ad  tertiam  donne  plusieurs  réponses  au  sujet  du  texte  que 
citait  l'objection  et  qu'elle  disait  ne  pas  être  vrai.  —  La  pre- 
mière justifie  la  vérité  de  ce  texte  par  cela  que  «  comme  saint 
Augustin  le  dit  (sur  S.  Jean,  tr.  CXIV),  les  Juifs,  quand  ils  di- 
saient qu'  il  ne  leur  était  point  permis  de  mettre  quelqu'un  à  mort, 
entendirent  qu  il  ne  leur  était  point  permis  de  mettre  à  mort 
quelqu'un,  en  raison  de  la  solennité  de  la  fête  qu'ils  avaient  déjà 
commencé  de  célébrer.  —  Ou  bien  ils  disaient  cela,  comme  l'ex- 
plique saint  Jean  Chrysostonie  (hom.  LXXXIII),  parce  qu'ils 
voulaient  qu'il  fût  mis  à  mort  non  comme  transgresseur  de  la 
loi,  mais  comme  ennemi  public  parce  qu'il  s'était  fait  roi  : 
chose  dont  ils  n'avaient  pas  à  juger  eux-mêmes.  —  Ou  bien 
parce  qu'il  ne  leur  était  point  permis  de  crucifier,  ce  qu'ils  vou- 
laient ;  mais  de  lapider,  ce  qu'ils  firent  à  l'endroit  de  saint 
Etienne. —  Ou  mieux  encore,  il  faut  dire  que  par  les  Romains, 
à  qui  ils  étaient  soumis,  le  pouvoir  de  mettre  à  mort  leur  avait 
été  enlevé  ». 

Il  convenait  que  les  auteurs  de  la  mort  du  Christ  fussent, 
en  premier  lieu,  les  Juifs  prévaricateurs;  et,  en  second  lieu, 
les  païens  eux-mêmes,  à  l'instigation  des  Juifs  :  parce  que, 
en  fait,  les  Juifs,  qui  pourtant  étaient  les  premiers  à  vouloir, 
par  haine,  la  mort  du  Christ,  avaient  perdu  leur  indépen- 
dance politique  et,  par  suite,  le  droit  de  vie  et  de  mort  qui 
est  la  prérogative  de  la  souveraineté.  D'ailleurs,  l'ordre  même 
des  effets  de  la  Passion  du  Christ,  qui  devaient  se  commu- 
niquer d'abord  aux  Juifs  et  ensuite  aux  païens,  demandait 
qu'un  ordre  semblable  se  lelrouvât  dans  le  mode  de  la  Passion 
du  Christ.  —  Mais  comment  faut-il  entendre  que  les  auteurs 
de  la  Passion  et  de  la  mort  du  Christ  eurent  leur  part  dans 


Q.  XLVII.   —  CAUSE  EFFICIENTE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.        h^b 

cette  Passion  et  cette  mort.  Devons-nous  supposer  qu'ils  con- 
nurent Celui  qu'ils  poursuivaient  ainsi,  qu'ils  condamnaient 
et  qu'ils  frappaient.  C'est  la  question  même  de  la  respon- 
sabilité des  auteurs  du  déicide.  Saint  Thomas  va  la  résoudre 
à  l'article  qui  suit. 

Article  V. 
Si  les  persécuteurs  du  Christ  le  connurent? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  les  persécuteurs  du 
Christ  le  connurent  ».  —  La  première  arguë  de  ce  qu'  «  il  est 
dit,  en  saint  Matthieu,  ch.  xxi  (v.  38),  que  les  vignerons, 
voyant  le  fils,  dirent  entre  eux  :  Celui-ci  est  l'héritier,  venez, 
tuons-le.  Sur  quoi  saint  Jérôme  dit  :  Le  Seigneur  prouve  de  la 
Jaçon  la  plus  manij este,  par  ces  paroles,  que  les  Princes  des  Jaijs 
crucifièrent  le  Fils  de  Dieu,  non  par  ignorance,  mais  par  jalousie. 
Ils  avaient  compris,  en  effet,  qu'il  était  Celui  à  qui  le  Père 
dit,  par  le  prophète  :  Demande-moi,  et  je  te  donnerai  les  nations 
en  héritage.  Donc  il  semble  qu'ils  connurent  qu'il  était  le 
Christ,  le  Fils  de  Dieu  ».  —  La  seconde  objection  cite  le  texte 
où  «  en  saint  Jean,  ch.  xv  (v.  24),  le  Seigneur  dit  :  Maintenant 
ils  m'ont  vu  et  ils  ni  ont  haï,  moi  et  mon  Père.  Or,  ce  que  l'on 
voit  est  comme  manifestement  »  ou  à  découvert.  «  Donc  les 
Juifs  connaissant  le  Christ  lui  infligèrent  la  Passion  par  un 
motif  de  haine  ».  —  La  troisième  objection  fait  observer  que 
«  dans  un  certain  sermon  »  ou  discours  «  du  concile  d'Ephèse 
(serm.  II  de  Théodote  d'Ancyre),  il  est  dit  :  «  De  même  que 
celui  qui  déchire  une  lettre  impériale  est  conduit  à  la  mort  comme 
destructeur  de  la  parole  ou  de  l'ordre  de  f  Empereur  ;  de  même  le 
JuiJ  qui  a  crucijié  Celui  qu'il  voyait  sera  puni  comme  ayant  porté 
Vattaque  jusqu'au  Verbe  de  Dieu.  Or,  -cela  ne  serait  pas,  si  les 
Juifs  n'avaient  pas  connu  qu'il  était  le  Fils  de  Dieu  :  car  l'igno- 
rance les  aurait  excusés.  Donc  il  semble  que  les  Juifs  qui  cruci- 
fièrent le  Christ  connurent  qu'il  était  le  Fils  de  Dieu  ». 

L'argument  .^ed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  dans  la  pre- 
mière Épître  aux  Corinthiens,  ch.  ii  (v,  8)  :  S'ils  l'eussent  connu, 


456  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Us  n'auraient  Jamais  crucifié  le  Seigneur  de  la  gloire.  Et,  au  livre 
des  Actes,  Pierre  dit,  parlant  aux  Juifs,  cli.  m  (v.  17)  :  Je  sais 
que  vous  avez  Jait  cela  par  ignorance,  comme  aussi  vos  Princes. 
Et  le  Seigneur  »  Lui-même,  «  pendu  à  la  croix,  dit  (S.  Luc, 
ch.  XXIII,  V,  34)  :  Père,  pardonnez-leur  ;  car  Us  ne  savent  pas  ce 
qu'ils  font  ».  —  On  voit,  par  ces  divers  textes,  combien  déli- 
cate est  la  question  posée. 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  va  la  résoudre  par  une 
distinction  de  la  plus  haute  importance.  Il  nous  avertit  que 
«  parmi  les  Juifs,  les  uns  étaient  »  notables  ou  «  les  grands; 
et  les  autres  »,  constituent  la  multitude  et  la  foule  ou  «  les 
petits.  —  Les  grands,  parmi  les  Juifs,  qui  étaient  les  Princes 
de  ce  peuple,  connurent,  ainsi  qu'il  est  dit  au  livre  des  Ques- 
tions du  Nouveau  et  de  r Ancien  Testament  (q.  LXVI,  parmi  les 
Œuvres  de  saint  Augustin),  comme  aussi  les  démons  con- 
nurent que  Jésus  était  le  Christ  »  ou  le  Messie  «  promis  dans  la 
loi  :  car  ils  voyaient  en  Lui  tous  les  signes  que  les  prophètes  avaient 
annoncé  devoir  être.  Mais  ils  ignoraient  le  mystère  de  sa  divinité  ; 
et  c'est  pourquoi  l'Apôtre  dit  que  s'ils  l'eussent  connu,  jamais 
ils  n'auraient  crucilié  le  Seigneur  de  la  gloire.  Toutefois,  il  faut 
savoir  que  leur  ignorance  ne  les  excusait  pas  du  crime  »  de 
déicide;  «  parce  que  c'était  en  quelque  manière  une  ignorance 
affectée  »  ou  crasse  et  coupablement  voulue.  «  Ils  voyaient,  en 
effet,  les  signes  évidents  de  sa  divinité;  mais,  par  haine  et  par 
jalousie  ou  envie  à  l'endroit  du  Christ,  ils  tournaient  à  mal 
ces  signes  et  ils  ne  voulurent  pas  croire  à  ses  paroles  par  les- 
quelles Il  confessait  qu'il  était  le  Fils  de  Dieu.  De  là  vient  que 
Lui-même  dit,  en  parlant  d'eux,  dans  saint  Jean,  ch.  xv  (v.  22)  : 
Si  je  n'étais  point  venu  et  que  je  ne  leur  eusse  point  parlé,  ils  n'au- 
raient pas  de  péché  ;  mais  maintenant  ils  n'ont  point  d'excuse  pour 
leur  péché.  Et,  plus  loin,  Il  ajoute  (v.  2/1)  :  Si  je  n'eusse  point 
Jait  en  eux  et  parmi  eux  des  œuvres  que  nul  autre  n'a  faites,  ils 
n'auraient  pas  de  péché.  De  telle  sorte  qu'on  peut  entendre 
comme  proféré  par  eux-mêmes,  ce  qui  est  dit  au  livre  de  Job, 
ch.  XXI  (v.  ili)  :  Ils  ont  dit  à  Dieu  :  Éloignez-vous  de  nous;  nous 
ne  voulons  pas  la  science  de  vos  voies  ».  On  remarquera  cette 
doctrine  si  ferme  de  saint  Thomas  sur  le  caractère  d'évidence 


Q.   XLVir.  CAUSE  EFFICIENTE  DE  L\  PASSION  DU  CIUUST.        /jBy 

que  porlaient  les  signes  ou  les  miracles  faits  par  le  Christ  de- 
vant les  Juifs  cultivés  et  instruits;  de  telle  sorte  que  ceux  qui 
n'en  ont  pas  conclu  qu'il  était  vrainnent  Dieu  et  le  Fils  de  Dieu 
sont  inexcusables  :  seule,  leur  volonté  mauvaise  en  fut  la 
cause.  Ces  mêmes  miracles,  et  dans  des  conditions  encore  plus 
convaincantes  si  l'on  peut  ainsi  dire,  sont  rapportés  dans  les 
quatre  Évangiles.  Il  n'est  pas  un  esprit  cultivé  ou  instruit  qui 
ne  puisse  les  connaître  et  les  reconnaître.  Si  donc  ceux-là  qui 
le  peuvent  ne  les  connaissent  pas  ou  ne  les  reconnaissent  pas, 
et  que,  pour  ce  motif,  ils  ne  viennent  pas  au  Christ  par  une  foi 
pleine  et  aimante,  ce  sera  pour  une  raison  de  mal  ou  de  dispo- 
sition mauvaise  dans  leur  volonté;  et,  par  suite,  eux  non  plus 
n'auront  pas  d'excuse  pour  leur  péché  de  n'être  point  venus 
au  Christ. 

Il  en  est  autrement  pour  la  multitude  ou  pour  «  les  petits  ». 
Ceux-là,  «  les  petits,  c'est-à-dire  les  hommes  du  peuple,  qui 
n'avaient  point  connu  les  mystères  de  l'Ecriture,  ne  connu- 
rent point  pleinement  ni  qu'il  était  le  Christ,  ni  qu'il  était  le 
Fils  de  Dieu;  bien  que  quelques-uns  d'entre  eux  aussi  aient 
cru  en  Lui.  Toutefois,  la  multitude  ne  crut  pas.  Et  si,  à  cer- 
tains moments,  ils  avaient  des  doutes  à  son  sujet,  se  deman- 
dant s'il  était  le  Christ,  en  raison  de  la  multitude  des  signes 
ou  des  prodiges  et  de  l'efficacité  de  la  doctrine,  comme  on  le 
voit  en  saint  Jean,  ch.  vu  (v.  3i,  /ji  et  suiv.);  dans  la  suite, 
cependant,  ils  lurent  trompés  par  leurs  Princes  (cf.  S.  Mat- 
thieu, ch.  xxvii,  V,  20),  de  telle  sorte  qu'ils  ne  crurent  ni 
qu'il  était  le  Christ,  ni  qu'il  était  le  Fils  de  Dieu.  Et  c'est 
aussi  pourquoi  Pierre  leur  dit  (dans  le  livre  des  Actes)  :  Je  sais 
que  vous  avez  fait  cela  par  ignorance,  comme,  du  reste,  aussi, 
vos  Princes  :  en  ce  sens  qu'ils  avaient  été  séduits  et  égarés  par 
les  Princes  ».  —  Ici,  encore,  on  aura  remarqué  ce  tableau  si 
vrai  de  l'inaptitude  de  la  foule,  comme  telle,  à  saisir,  par  elle 
seule,  les  profondeurs  cachées  de  la  doctrine;  et  sa  facilité  à 
être  trompée  et  égarée  par  des  conducteurs  pervers,  même  lors- 
que sa  droiture  naturelle  l'aurait  d'abord  portée  à  se  rendre 
aux  signes  éclatants  plus  particulièrement  faits  pour  la  con- 
vaincre.  Sa  responsabilité  sera  donc  moindre;   et  nul  doute 


458  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

que  Dieu  ne  soit  plus  pitoyable  aux  «  petits  »  qu'aux  «  grands» 
en  pareil  cas.  Il  n'en  faudrait  pourtant  pas  conclure  que  toute 
responsabilité  disparaît  et  que  les  «  petits  »  égarés  par  «  les 
grands  »  seront  excusés  de  tout  péché  par  le  fait  même.  Quel- 
que difficulté  qu'il  y  ait,  en  effet,  pour  la  multitude,  de  se 
conduire  par  elle-même,  surtout  quand  il  s'agit  d'une  multi- 
tude plus  éloignée  de  ce  qui  constitue,  à  des  degrés  divers,  la 
culture  de  l'esprit,  il  n'en  demeure  pas  moins  que  tout  être 
humain  ayant  l'usage  de  la  raison  est  à  même,  absolument 
parlant,  de  reconnaître  les  signes  de  la  vérité,  selon  que  Dieu, 
dans  sa  Providence,  les  met,  d'une  manière  au  moins  suffi- 
sante, à  sa  portée,  en  utilisant  les  lumières  indéfectibles  du 
bon  sens  et  les  sentiments  premiers  de  l'équité  naturelle.  Aussi 
bien  voyons-nous  que  la  multitude  du  peuple  juif  n'a  pas  été 
indemne  aux  yeux  de  la  justice  divine,  et  que  non  seulement 
les  chefs  qui  l'avaient  égaré,  mais  aussi  le  peuple  qui  avait 
suivi  ses  chefs,  ont  tous  été  châtiés  pour  le  crime  du  déicide. 
Vad  primam  répond  à  la  difficulté  très  délicate  que  fai- 
sait la  première  objection.  «  Les  paroles»  de  saint  Matthieu, 
((  que  Tobjeclion  citait,  sont  dites  par  les  cultivateurs  de  la  vi- 
gne, qui  signifient  les  recteurs  du  peuple  :  et  ceux-là,  en  effet, 
connurent  que  Jésus  était  l'héritier  en  tant  qu'ils  connurent 
qu'il  était  le  Christ  promis  dans  la  loi  »,  sans  qu'il  s'ensuive 
qu'ils  aient  connu  qu'il  était  le  Fils  de  Dieu.  —  «  Mais,  re- 
prend saint  Thomas,  contre  cette  réponse  semble  venir  que 
les  paroles  du  psaume  (ii,  v.  8)  :  De  mande -moi  et  je  te  donne- 
rai les  nations  en  héritage  »,  qui  faisaient  difficulté,  «  sont  dites 
au  même  à  qui  il  est  dit  (dans  ce  même  psaume,  v.  7)  :  Ta  es 
mon  Fils;  Je  t'ai  engendré  aujourd'hui.  Si  donc  ils  connurent 
qu'il  était  Celui  à  qui  il  fut  dit  :  Demande-moi  et  je  te  donne- 
rai les  nations  en  héritage,  il  s'ensuit  qu'ils  connurent  qu'il 
était  le  Fils  de  Dieu.  D'ailleurs,  saint  Jean  Chrysostome  (ou 
plutôt  l'Anonyme  rangé  parmi  ses  œuvres)  dit  qu  ils  connurent 
qu'il  était  le  Fils  de  Dieu.  De  même,  le  vénérable  Bède  dit,  sur 
ce  texte  marqué  en  saint  Luc,  ch.  xxni  (v.  3/i)  :  Car  ils  ne  m- 
vent  ce  qu  Us  font,  qu'on  doit  noter  quil  ne  prie  point  pour  ceux 
qui  ayant  compris  quIl  était  le  Fils  de  Dieu  aimèrent  mieux  le 


Q.   XLVir.    —  CAUSE  EFFICIENTE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.        l\bg 

crucifier  que  le  reconnaître  u.  Et,  en  effet,  dans  cette  parole 
dite  par  le  Christ  sur  la  Croix,  ou  plutôt  au  moment  même 
de  la  crucifixion  il  semble  bien  que  ce  ne  sont  pas  les  Princes 
des  prêtres  et  leurs  séides  qui  sont  visés  mais  plutôt  les  sol- 
dats et  les  bourreaux,  exécuteurs  plus  ou  moins  inconscients 
du  crime  qui  s'accomplissait.  —  «  A  cela,  dit  saint  Thomas, 
on  peut  répondre  qu'ils  connurent  qu'il  était  le  Fils  de  Dieu, 
non  par  nature,  mais  par  l'excellence  d'une  grâce  spéciale.  — 
Toutefois,  ajoute  le  saint  Docteur,  nous  pouvons  dire  qu'ils 
sont  dits  avoir  connu  même  qu'il  était  le  vrai  Fils  de  Dieu 
parce  qu'ils  avaient  les  signes  évidents  de  cela,  sans  qu'ils 
aient  voulu  y  donner  leur  assentiment  de  façon  à  ce  qu'ils  re- 
connussent qu'il  était  le  Fils  de  Dieu,  en  raison  de  la  haine  et 
de  l'envie  ».  Ce  qui  revient  à  dire  qu'ils  eurent  la  preuve 
quTl  était  le  Fils  de  Dieu,  mais  qu'ils  refusèrent  coupable- 
ment  d'y  soumettre  leur  esprit.  Il  semble  bien  que  telle  est  la 
vérité  historique  selon  qu'elle  se  dégage  du  récit  évangélique. 
Et  cela  n'est  pas  en  contradiction  avec  le  mot  de  saint  Paul 
cité  dans  l'argument  sed  contra;  parce  que  la  connaissance 
dont  il  s'agit  n'est  point  la  connaissance  d'intuition  faisant  pé- 
nétrer dans  l'intime  de  la  réalité  connue;  c'est  une  connais- 
sance de  déduction  ou  de  raisonnement,  laquelle  ne  porte  que 
sur  la  rigueur  d'un  lien  logique,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  et  qui 
aboutissant  à  une  conséquence  dont  la  volonté  perverse  ne 
veut  pas,  n'est  pas  incompatible  avec  l'iniquité  souveraine  du 
déicide  conscient.  S'ils  avaient  vu  la  divinité  du  Fils  de  Dieu 
en  elle-même,  assurément  ils  ne  l'eussent  pas  cruciGé;  mais  ils 
ont  pu  le  crucifier,  même  en  voyant,  par  la  conséquence  iné- 
luctable des  prodiges  qu'il  accomplissait  et  des  affirmations 
qu'il  émettait  au  sujet  de  Lui-même,  qu'il  devait  être  et  qu'il 
était  le  Fils  de  Dieu,  n'ayant  d'ailleurs  du  Fils  de  Dieu  dans 
sa  nature  propre,  comme  de  la  nature  même  de  Dieu,  que  la 
connaissance  très  imparfaite  et,  en  quelque  sorte,  toute  exté- 
rieure que  peut  en  avoir  sur  cette  terre  l'être  humain  qui 
même  est  en  opposition  de  volonté  avec  le  Dieu  qu'il  connaît 
et  qu'il  déteste.  N'est-ce  pas,  du  reste,  aujourd'hui  encore,  le 
cas  des  impies  intelligents  et  instruits  mais   rebelles,  qui  ne 


46o  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

peuveat  pas  ne  pas  s'avouer  que  les  documents  évangéliques 
sont  vrais,  que,  par  conséquent,  le  Jésus  de  l'Evangile  est 
vraiment  Celui  qu'il  s'est  dit  être;  et  qui  cependant  le  pour- 
suivent de  leur  haine  et  de  leurs  outrages,  soit  dans  sa  Personne 
même  cachée  sous  les  voiles  du  sacrement  de  l'Eucharistie, 
soit  dans  son  Église  et  dans  tout  ce  qui  rappelle  son  souvenir. 

L'od  seciindam  se  rallie  à  la  dernière  explication  de  Vad 
primam,  qui  peut  se  ramener  à  celle-là  même  que  nous  ve- 
nons de  souligner.  Il  fait  observer  qu'  «  avant  les  paroles  citées 
par  l'objection,  il  était  dit  :  Si  je  n'avais  point  fait  en  eux  et 
parmi  eux  des  œuvres  que  nul  autre  n'a  faites,  ils  n'auraient 
pas  de  péché;  et  c'est  après,  qu'il  est  ajouté  :  Mais,  maintenant, 
ils  ont  vu  et  ils  m'ont  haï,  moi  et  mon  Père.  Par  oii  il  est  mon- 
tré que  voyant  les  œuvres  merveilleuses  du  Christ,  ce  fut  la 
haine  qui  les  empêcha  de  connaître  »,  à  tout  le  moins  de 
reconnaître  et  de  confesser  «  qu'il  était  le  Fils  de  Dieu  ». 

h'ad  tertium  déclare  que  «  l'ignorance  affectée  n'excuse  pas 
de  la  coulpe  ou  de  la  faute,  mais  semble  plutôt  aggraver 
cette  faute  ou  cette  coulpe  :  elle  montre,  en  effet,  que 
l'homme  est  attaché  avec  tant  de  véhémence  au  fait  de  pé- 
cher, qu'il  veut  encourir  l'ignorance  pour  ne  pas  éviter  le  pé- 
ché. Et  c'est  pourquoi  les  Juifs  péchèrent,  non  pas  seule- 
ment »  d'un  péché  d'homicide  et  «  comme  ayant  crucifié  le 
Christ,  homme,  «  mais  »  du  péché  de  déicide  et  «  comme 
ayant  crucifié  Dieu  »  Lui-même.  Ils  ont  donc  toute  la  respon- 
sabilité du  déicide.  Ils  l'ont,  parce  qu'ils  pouvaient,  qu'ils  de- 
vaient savoir  que  Celui  qu'ils  vouaient  au  crucifiement  était 
vraiment  Dieu  Lui-même,  le  Fils  de  Dieu  en  Personne;  qu'ils 
n'ont  pas  pu  ne  pas  s'avouer  qu'il  en  était  ainsi,  mais  qu'ils 
ont  détourné  volontairement  leur  esprit  de  ce  qui,  dans  cette 
vérité,  les  aurait  contraints  d'abdiquer  devant  le  Christ  et  de 
se  faire  ses  disciples.  Ils  ont  même  entraîné,  dans  la  respon- 
sabilité du  même  déicide,  la  foule  qu'ils  ont  rendue  partici- 
pante de  leur  crime,  au  sens  que  nous  avons  expliqué. 

Les  ennemis  du  Christ,  ceux  qui,  parmi  les  Juifs,  ne  cessè- 
rent de  le  poursuivre  de  leur  haine  jusqu'au  jour  où  ils  l'eu- 


Q,  XL  Vit.  —  CAUSE  EFFICIENTE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.       46  I 

rent  fait  mourir  sur  la  Croix  et  scellé  dans  son  tombeau,  ne 
peuvent  être  excusés  du  crime  de  déicide.  Ils  avaient  tous  les 
moyens  de  le  connaître  et  de  savoir  qui  II  était,  non  seule- 
ment qu'il  était  le  Christ  ou  le  Messie  promis,  mais  qu'il  était 
Dieu  Lui-même,  le  Fils  de  Dieu  revêtu  de  notre  nature  hu- 
maine. Devant  les  preuves  qui  étaient  accumulées  sous  leurs 
yeux,  ils  ne  pouvaient  pas  ne  pas  s'avouer  à  eux-mêmes  qu'il 
était  cela.  Mais  les  passions  qui  les  tenaient  et  leur  volonté 
perverse  agissaient  sur  leur  esprit  pour  le  détourner  de  con- 
clure, à  tout  le  moins  elles  ruinaient  l'effet  qui  aurait  dû  s'en- 
suivre :  et,  au  lieu  de  venir  à  Jésus  pour  se  soumettre  à  Lui, 
ils  s'aveuglaient  volontairement,  niant  ou  dénaturant  même 
l'évidence  pour  se  donner  le  droit  de  le  détester,  de  le  pour- 
suivre et  de  le  perdre.  C'est  même  en  cela  que  consistait  ce  pé- 
ché contre  le  Saint-Esprit,  que  le  Christ  leur  reproche  dans 
l'Évangile,  et  qui  n'est  pas  autre,  ici,  que  l'aveuglement  volon- 
taire, la  perversité  suprême  consistant  à  nier  l'évidence  ou  à 
dire  et  peut-être  à  finir  par  se  persuader  que  cela  même  qu'on 
voit  être  n'est  pas  pour  l'unique  raison  que  la  volonté  per- 
verse veut  que  cela  ne  soit  pas.  —  Mais  cela  nous  amène  à 
mesurer  la  gravité  du  crime  commis  par  ceux  qui  se  rendi- 
rent coupables  de  la  mort  du  Christ  sur  la  Croix.  Faut-il  dire 
que  ce  crime  a  été  de  tous  le  plus  grave.  Saint  Thomas  va 
nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 

Article  VI. 

Si  le  péché  de  ceux  qui  ont  crucifié  le  Christ 
a  été  le  plus  grave? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  péché  de  ceux  qui 
ont  crucifié  le  Christ  n'a  pas  été  le  plus  grave  ».  —  La  première 
dit  que  «  le  péché  qui  a  une  excuse  n'est  pas  le  plus  grave.  Or, 
le  Seigneur  Lui-même  a  excusé  le  péché  de  ceux  qui  le  cruci- 
fiaient, quand  il  dit  (S.  Luc,  ch.  xxiii,  v.  3/i)  :  Père,  pardonnez- 
leur;  car  ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils  font.  Donc  leur  péché  n'a  pas 
été  le  plus  grave  ».  —  La  seconde  objection  rappelle  que  «  le  Sei- 


462  SOMME    THEOLOGIQUE. 

gneur  dit  à  Pilale,  en  saint  Jean,  ch.  xix  (v.  ii)  :  Celui  qui  m'a 
liciré  à  vous  a  un  plus  grand  pécJié.  Or,  c'est  Pilale  lui-même  qui 
a  fait,  par  ses  ministres,  crucifier  le  Christ.  Donc  il  semble  que 
le  péché  du  traître  Judas  a  été  plus  grand  que  le  péché  de  ceux 
qui  ont  crucifié  le  Christ».  —  La  troisième  objection  fait  obser- 
ver que  c(  d'après  Arislote,  au  livre  V  de  YÉlhique  (ch.  ix,  n.  6; 
ch.  XI,  n.  3;  de  S.  Th.,  leç.  i/j,  17),  nul  ne  soujjre  dCinjuslice, 
si  sa  volonté  consent;  et,  comme  lui-même  le  dit  au  même  endroit 
(ch.  IX,  n.  3;  de  S.  Th.,  leç.  \^),  s'il  n'est  personne  qui  souffre 
d'injustice,  personne  n'en  commet»,  toute  injustice  commise  sup- 
posant nécessairement  l'injustice  subie.  «  Donc  à  celui  qui 
consent  par  sa  volonté,  nul  ne  fait  d'injustice.  Or,  le  Christ  a 
souffert  sa  Passion  volontairement,  comme  il  aétévu  plus  haut. 
Donc  ceux  qui  ont  crucifié  le  Christ  n'ont  pas  commis  d'injus- 
tice. Et,  par  suite,  leur  péché  n'est  point  le^plus  grave  ».  Pour 
être  grossier,  le  sophisme  de  l'objection  ne  laisserait  pas  que 
d'être  troublant  auprès  de  certains  esprits.  Nous  verrons  la 
réponse  qu'y  fera  saint  Thomas. 

L'argument  sed  contra  est  un  commentaire  de  l'Anonyme 
cité  sous  le  nom  de  «  saint  Jean  Chrysostome  »,  qui,  «  sur  cette 
parole  que  nous  trouvons  en  saint  Matthieu,  ch.  xxiii  (v.  32)  : 
Et  vous,  remplissez  la  mesure  de  vos  pères,  dit  (ho m.  XLV)  :  En 
vérité,  ils  dépassèrent  la  mesure  de  leurs  pères.  Ceux-ci,  en  effet, 
tuèrent  des  hommes;  eux  crucifièrent  Dieu  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas,  se  rapportant  à  la  doc- 
trine de  l'article  précédent,  déclare  que  d  comme  il  a  été  dit, 
les  princes  des  Juifs  connurent  le  Christ;  et  si  quelque  igno- 
rance fut  en  eux,  ce  fut  une  ignorance  affectée  »  ou  voulue, 
((  qui  ne  pouvait  les  excuser.  11  suit  de  là  que  leur  péché  fut  le 
plus  grave  :  soit  en  raison  du  genre  du  péché  »,  puisque  ce  fut 
le  déicide;  «  soit  en  raison  de  la  malice  de  la  volonté.  S'il  s'agit 
des  ((  petits  »  ou  des  hommes  du  peuple  et  de  la  multitude  <(  parmi 
les  Juifs,  leur  péché  fut  le  plus  grave,  à  considérer  le  genre  du 
péché  »,  puisque  ce  fut  toujours  le  déicide;  «  toutefois,  leur 
péché  était  un  peu  diminué,  à  cause  de  leur  ignorance  »,  qui 
n'était  pas  affectée  comme  celle  des  grands,  bien  qu'elle  fût, 
elle  aussi,  en  un  sens,  coupable,  n'étant  pas  une  ignorance  invin- 


Q.   XLVII.   —  CAUSE  EFFICIENTE  DE  LA  t>ASSIÔN  DU  CHRIST.       463 

cible.  «  Aussi  bien,  sur  cette  parole,  marquée  en  saint  Luc, 
ch.  xxiii  (v.  34),  le  vénérable  Bède  dit  :  //  prie  pour  ceux  qui  ne 
savaient  point  ce  qu'ils  faisaient,  ayant  le  zèle  de  Dieu,  mais  non 
selon  la  science.  —  Beaucoup  plus  encore  fut  excusable  le  pécbé 
des  Gentils  »  ou  des  païens,  savoir  les  soldats  romains,  u  par  les 
mains  desquels  le  Christ  fut  crucifié  ;  car  ceux-là  n'avaient  point 
la  science  de  la  loi  »  et  ignoraient  tout  au  sujet  du  Christ.  C'est 
surtout  et  directement  pour  eux  que  le  Christ^priait,  quand  II 
disait  à  son  Père  :  Pardonnez-leur  ;  ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils  font. 

\Jad  primuni  répond  dans  le  sens  de  la  distinction  faite  au 
corps  de  l'article.  «  La  parole  d'excuse  dite  par  le  Seigneur  ne 
s'applique  pas  aux  princes  des  Juifs,  mais  aux  petits  »  ou  aux 
hommes  «  du  peuple,  ainsi  qu'il  a  été  dit  »  ;  et  surtout  aux 
soldats  romains  qui  clouèrent  le  Christ  à  la  Croix. 

Uad  secundum  fait  observer  que  «  Judas  livra  le  Christ,  non 
pas  à  Pilate,  mais  aux  princes  des  prêtres,  qui,  eux,  le  livrè- 
rentàPilate;  selon  cette  parole,  marquée  en  saint  Jean,  ch.  xviii 
(v.  35)  ;  Ta  nation  et  tes  pontifes  font  livré  à  moi.  —  Leur  péché 
cependant,  à  eux  tous  »,  et  celui  de  Judas  et  celui  des  pontifes, 
«  fut  plus  grand  que  celui  de  Pilate,  qui  mit  à  mort  le  Christ 
par  crainte  de  César;  et  aussi,  que  celui  des  soldais,  qui,  par 
ordre  du  Procureur,  crucifièrent  le  Christ;  et  non  par  cupi- 
dité, comme  Judas;  ni  par  envie  et  par  haine,  comme  les 
princes  des  prêtres  ». 

Vadtertiam  répond  que  «  le  Christ  voulut  sa  Passion,  comme 
Dieu  Lui-même  la  voulut  »,  c'est-à-dire  en  vue  du  salut  des 
hommes,  par  un  mouvement  d'infinie  miséricorde  à  leur 
endroit,  en  même  temps  que  pour  maintenir  les  droits  de  la 
justice  divine;  «  mais  II  ne  voulut  point  l'action  inique  des 
Juifs.  Et  c'est  pourquoi  ceux  qui  ont  tué  le  Christ  ne  sont  pas 
excusés  de  péché.  —  D'ailleurs  »,  et  pour  répondre  au  prin- 
cipe qu'invoquait  l'objection,  <(  celui  qui  tue  un  homme  ne  fait 
pas  seulement  injure  à  cet  homme;  il  fait  aussi  injure  à  Dieu 
et  à  la  république  »  ou  à  la  société  tout  entière;  «  comme  aussi, 
du  reste,  celui  qui  se  tue  lui-même,  ainsi  qu'Aristote  le  dit,  au 
livre  V  de  VÉthique  (ch.  xi,  n.  3  ;  de  S.  Th.,  leç.  17).  Et  aussi 
bien,   David  condamna  à  mort    celui  qui   n'avait  pas  craint 


/i64  SOMME    THEOLOGIQUË. 

de  porter  sa  main,  pour  lui  donner  la  mort,  sur  le  Christ  »  ou 
l'oint  ((  du  Seigneur,  bien  que  celui-ci  le  lui  eût  demandé, 
comme  on  le  lit  au  livre  II  des  Rois,  ch.  i  (v.  G  et  suiv.)  ». 

Si  la  Passion  du  Christ  a  eu  lieu,  c'est,  à  n'en  pas  douter, 
parce  que  Lui-même  l'a  voulu.  Et  II  ne  l'a  voulu  Lui-même 
qu'en  union  de  volonté  parfaite  avec  la  volonté  du  Père  dont 
l'infinie  sagesse  avait  renfermé  dans  ce  mystère  ses  plus  riches 
trésors.  Mais  les  exécuteurs  humains  de  ce  plan  divin,  qui  furent 
les  Juifs  et  les  Gentils,  ne  sauraient  bénéficier  de  la  sagesse  des 
conseils  de  Dieu.  C'est  par  une  volonté  perverse  de  leur  part 
qu'il  ont  poursuivi  le  Christ  et  l'ont  conduit  à  la  mort.  La 
perversité  de  cette  volonté  n'a  pas  été  la  même  pour  tous.  Car 
tous  n'étaient  pas  éclairés  d'une  égale  lumière  au  sujet  du  Christ. 
Les  premiers  responsables,  et,  partant,  les  plus  coupables,  furent 
les  principaux  parmi  les  Juifs,  les  chefs  du  peuple,  ceux  qui 
avaient  en  leurs  mains  le  dépôt  des  Écritures.  Ils  auraient  pu 
et  ils  devaient  reconnaître  le  Christ  dans  la  Personne  de  Jésus, 
Mais,  par  jalousie  et  par  haine,  ils  éteignirent  sciemment  la 
lumière  qui  leur  était  donnée  avec  surabondance.  Leur  crime 
est  sans  excuse.  Il  est  le  plus  grand  qui  ait  été  jamais  commis 
parmi  les  hommes.  Le  peuple  juif,  égaré  et  trompé  par  eux,  a 
eu  sa  responsabilité  diminuée  en  raison  de  la  part  d'involon- 
taire qu'il  a  pu  y  avoir  dans  son  ignorance.  Il  en  fut  de  même, 
et  dans  une  mesure  plus  grande  encore,  pour  les  païens,  igno- 
rants des  choses  de  la  loi,  qui  coopérèrent  au  crime  du  déicide. 
Tous  furent  coupables;  mais  bien  moins  que  les  Juifs;  et,  à 
des  degrés  divers,  selon  le  degré  de  leur  culture  ou  de  leur 
indépendance. 

Après  avoir  considéré  la  Passion  et  la  mort  du  Christ  du  côté 
de  ses  causes,  «  nous  devons  maintenant  la  considérer  du  côlé 
de  ses  eflets.  Et,  à  ce  sujet,  nous  étudierons  deux  choses  : 
d'abord,  le  mode  selon  lequel  la  Passion  du  Christ  a  produit 
son  effet;  puis,  cet  effet  lui  même  ».  —  L'étude  du  mode  dont 
la  Passion  du  Christ  a  produit  son  etîet  va  faire  l'objet  de  la 
question  suivante. 


QUESTION   XLVIli 


DU  MODE  DONT  LA  PASSION  DU  CHRIST  A  PRODUIT  SON  EFFET 


Cette  question  comprend  six  articles  : 

1°  Si  la  Passion  du  Christ  a  causé  notre  salut  par  mode  de  mérite? 
2°  Si  par  mode  de  satisfaction? 
3°  Si  par  mode  de  sacrifice? 
4°  Si  par  mode  de  rédemption  ? 
5°  Si  d'être  rédempteur  est  le  propre  du  Christ  ? 
6°  Si  la  Passion  du  Christ  a  causé  l'effet  de  notre  salut  par  mode 
de  cause  efficiente  ? 


On  le  voit,  dans  ces  six  articles,  saint  Thomas  examine  suc- 
cessivement tous  les  divers  modes  selon  lesquels  nous  pouvons 
et  devons  dire  que  la  Passion  du  Christ  a  opéré  l'œuvre  de 
notre  salut.  Il  suffît  d'en  avoir  formulé  l'énumération  pour  en 
saisir  toute  l'importance.  Venons  tout  de  suite  au  premier,,  qui 
examine  la  causalité  de  la  Passion  du  Christ  par  mode  de  mé- 
rite. 

Article  Premier. 

Si  la  Passion  du  Christ  a  causé  notre  salut  par  mode 
de  mérite? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  Passion  du  Christ 
n'a  pas  causé  notre  salut  par  mode  de  mérite  ».  —  La  pre- 
mière en  appelle  à  ce  que  v  les  principes  des  passions  ne  sont 
pas  en  nous  »,  la  passion  étant  toujours  en  nous  l'effet  d'une 
cause  extrinsèque  qui  agit  sur  nous.  «  Or,  nul  ne  mérite  ou 
n'est  loué  que  par  ce  dont  le  principe  est  en  lui-même  »,  le 
mérite  supposant  nécessairement  toujours  la  spontanéité  et  la 
XVI.  —  La  Rédemption.  3o 


466  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

liberté  de  l'acte.  «  Donc  la  Passion  du  Christ  n'a  rien  opéré  par 
mode  de  mérite  ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  le 
Christ,  dès  le  premier  instant  de  sa  conception,  a  mérité  et 
pour  Lui  et  pour  nous,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  (q.  34, 
art.  3).  Or,  il  est  superflu  de  mériter  de  nouveau  ce  qui  a  été 
mérité  déjà.  Donc  le  Christ,  par  sa  Passion,  n'a  pas  mérité  no- 
tre salut  ».  —  La  troisième  objection  fait  observer  que  «  la 
racine  du  mérite  est  la  charité.  Or,  la  charité  du  Christ  n'a 
pas  été  accrue  dans  la  Passion  plus  qu'elle  n'était  auparavant. 
Donc  II  n'a  pas  plus  mérité  notre  salut  dans  sa  Passion  qu'il 
ne  l'avait  fait  avant  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  que  «  sur  cette  parole  del'Épî- 
tre  aux  Philippiens,  ch.  ii  (v.  9)  :  En  raison  de  cela,  Dieu  l'a 
exalté,  etc.,  saint  Augustin  dit  {sur  saint  Jean,  tr.  CIV)  :  L'hu- 
milité de  la  Passion  est  le  mérite  de  la  gloire  ;  la  gloire  est  la  récom- 
pense de  l'humilité.  Or,  le  Christ  a  été  glorifié  non  pas  seule- 
ment en  Lui-même,  mais  aussi  dans  ses  fidèles,  comme  II  le 
dit  Lui-même,  en  saint  Jean,  ch.  xvii  (v.  10).  Donc  il  semble 
que  Lui-même  a  mérité  »,  par  l'humilité  de  sa  Passion,  «  le 
salut  de  ses  fidèles  ». 

Au  corps  de  l'article ,  saint  Thomas  nous  rappelle  que 
«  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  7,  art.  i,  9;  q.  8,  art  i,  5), 
au  Christ  a  été  donnée  la  grâce,  non  seulement  comme  à 
une  Personne  particulière,  mais  aussi  en  tant  qu'il  est  le  chef, 
la  tête  de  l'Église,  en  ce  sens  que  la  grâce  devait  dériver  de 
Lui  à  ses  membres.  A  cause  de  cela,  les  œuvres  du  Christ  sont 
et  pour  Lui  et  pour  ses  membres  ce  que  sont  les  œuvres  d'un 
autre  homme  constitué  dans  la  grâce  par  rapport  à  lui.  D'au- 
tre part,  il  est  manifeste  que  quiconque  étant  constitué  dans 
la  grâce  souffre  pour  la  justice,  par  le  fait  même  mérite  pour 
soi  le  salut;  selon  cette  parole  marquée  en  saint  Matthieu, 
ch.  v  (v.  10)  :  Bienheureux  ceux  qui  soujjrent  persécution  pour 
la  Justice.  Il  suit  de  là  que  le  Christ,  par  sa  Passion,  n'a  pas 
seulement  mérité  pour  soi  mais  aussi  pour  tous  ses  membres 
le  salut  ».  —  C'est  donc  sur  la  raison  de  la  grâce  «  capitale  » 
du  Christ,  ou  sur  le  fait  qu'il  a  été  constitué,  dans  l'ordre  de 
la  restauration  du  genre  humain  déchu,  le  chef  et  la   tête  du 


Q.   XLVIII.   ^^  MODE  DE  CAUSALITE  DE  LA  PASSION  DU  CIiniST.       /(Ôy 

corps  mystique  formé  par  les  autres  hommes  destinés  à  être 
ses  membres,  que  repose  et  se  fonde  toute  la  raison  de  mérite, 
au  sens  le  plus  précis  de  ce  mot,  c'est-à-dire  au  sens  de  mérite 
condigne,  attribuée  aux  actes  du  Christ  par  rapport  aux  autres 
hommes.  Et  si  tous  les  actes  du  Christ,  au  cours  de  sa  vie 
mortelle,  ont  pu  être  méritoires,  combien  plus  sa  Passion  aura- 
t-elle  dû  l'être. 

L'ad  primurn  accorde  que  «  la  passion  »,  ou  le  fait  de  subir 
l'aclion  d'un  autre,  «  a,  comme  telle,  son  principe  au  dehors. 
Mais,  selon  que  quelqu'un  la  subit  volontairement,  elle  a  son 
principe  au  dedans  »  ;  et  c'est  de  ce  chef  qu'elle  acquiert  la 
raison  de  mérite,  motivant  aussi  la  louange. 

L'ad  secundam  concède  que  «  le  Christ,  dès  le  premier  ins- 
tant de  sa  conception,  a  mérité  pour  nous  le  salut  éternel; 
mais,  de  notre  côté,  se  trbuvaient  certains  obstacles  qui  empê- 
chaient que  nous  recevions  l'effet  des  mérites  précédents.  Ce 
fut  en  raison  de  ces  obstacles  à  enlever,  qu'il  fallut  que  le 
Christ  souffrît  sa  Passion,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  »  (q.  46, 
art.  3).  Il  n'y  a  donc  pas  à  conclure,  ainsi  que  le  faisait  l'ob- 
jection, que  les  mérites  de  la  Passion  du  Christ  eussent  été 
superflus,  puisqu'ils  étaient  ordonnés  à  un  effet  spécial  auquel 
n'étaient  pas  ordonnés  directement  ou  comme  tels  les  méri- 
tes précédents. 

L'ad  tertium  insiste  dans  le  même  sens  et  applique  cette  doc- 
trine à  la  difQculté  que  faisait  la  troisième  objection,  «  La  Pas- 
sion du  Christ  eut  un  certain  effet  que  n'eurent  point  les  mé- 
rites précédents  »,  ainsi  qu'il  vient  d'être  dit,  «  non  en  raison 
d'une  plus  grande  charité,  mais  en  raison  du  genre  de  l'œu- 
vre qui  convenait  à  un  tel  effet  ;  comme  on  le  voit  par  les 
raisons  qui  ont  été  données  plus  haut  touchant  la  convenance 
de  la  Passion  du  Christ  «  (q.  46,  art.  3). 

Toute  action  du  Christ  faite  par  Lui  en  tant  qu'homme  a  été 
méritoire  du  salut  éternel  pour  chaque  être  humain  destiné  à 
devenir  un  membre  de  son  corps  mystique,  l'Église.  Mais,  à 
un  titre  spécial,  sa  Passion  sur  la  Croix  devait  mériter  pour 
nous  le  salut,  en  ce  sens  qu'elle  nous  vaudrait  d'être  débar- 


468  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

rassés  des  obstacles  au  salut  que  nous  trouvons  dans  le  péché 
de  nature  qu'est  la  faute  originelle  et  dans  les  péchés  person- 
nels qui  se  sont  ajoutés,  pour  chacun  de  nous,  à  l'obstacle  du 
péché  d'origine.  Tous  ceux-là  donc  qui  auront  le  bonheur  du 
ciel,  parmi  les  êtres  humains,  devront  ce  bonheur  aux  mérites 
de  la  Passion  du  Christ;  ils  l'auront,  parce  que  le  Christ  l'a 
mérité  pour  eux  dans  sa  Passion.  —  A  la  causalité  par  mode 
de  mérite  peut  se  joindre  la  causalité  par  mode  de  satisfaction. 
Devons-nous  attribuer  ce  nouveau  mode  à  la  Passion  du  Christ 
par  rapport  à  notre  salut.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à 
l'article  qui  suit. 

Article  II. 

Si  la  Passion  du  Christ  a  causé  notre  salut  par  mode 
de  satisfaction? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  Passion  du  Christ 
n'a  point  causé  notre  salut  par  mode  de  satisfaction  ».  —  La 
première  déclare  qu'  «  il  semble  que  c'est  à  celui-là  même  qui 
a  péché,  qu'il  appartient  de  satisfaire;  comme  on  le  voit  pour 
les  autres  parties  de  la  pénitence  »,  qui  sont,  avec  la  satisfac- 
tion, la  contrition  et  la  confession  :  «  celui-là,  en  effet,  qui  a 
péché  est  celui  à  qui  il  appartient  d'être  contrit  et  de  se  con- 
fesser. Or,  le  Christ  n'a  point  péché;  selon  cette  parole  de  la 
première  épître  de  saint  Pierre,  ch.  ii  (v,  22)  :  Lui  qui  n'a  point 
fait  de  péché.  Donc  II  n'a  point  satisfait  Lui-même  par  sa  pro- 
pre Passion  ».  —  La  seconde  objection  dit  que  «  l'on  ne  donne 
pas  satisfaction  à  quelqu'un  par  une  offense  plus  grande.  Or, 
la  plus  grande  offense  »  envers  Dieu  «  a  été  commise  dans  la 
Passion  du  Christ;  car  ceux  qui  l'ont  tué  ont  commis  le  péché 
le  plus  grave,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  (q.  47,  art.  6). 
Donc  il  semble  que  satisfaction  n'a  pu  être  donnée  à  Dieu  par 
la  Passion  du  Christ  ».  —  La  troisième  objection  arguë  de  ce 
que  la  satisfaction  implique  une  certaine 'égalité  par  rapport  à 
la  faute  ;  étant  un  acte  de  justice.  Or,  la  Passion  du  Christ  ne 
semble  pas  être  égale  à  tous  les  péchés  du  genre  humain;  parce 
que  le  Christ  n'a  point  subi  sa  Passion  selon  la  divinité,  mais 


Q.   XLVIII,   —  MODE  DE  CAUSALITE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.        -^69 

selon  la  chair,  conformément  à  cette  parole  de  la  première 
épîlre  de  saint  Pierre,  ch.  iv  (v.  i)  :  Le  Christ  ayant  donc  souf- 
fert selon  la  chair  :  et  lame,  où  se  trouve  le  péché,  l'emporte 
sur  la  chair.  Donc  le  Christ,  par  sa  Passion,  n'a  point  satisfait 
pour  nos  péchés  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  ce  qu*  ((  il  est  dit,  en  la 
Personne  du  Christ,  dans  le  psaume  (lxviii,  v.  5)  :  Ce  que  Je 
n'avais  point  pris,  alors  Je  le  rendais.  Or,  celui-là  ne  rend  pas, 
qui  ne  satisfait  point  d'une  manière  parfaite.  Donc  il  semble 
que  le  Christ,  en  souffrant  sa  Passion,  a  satisfait  d'une  manière 
parfaite  pour  nos  péchés  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  commence  par  formuler 
un  principe,  qui  domine  tout  le  point  de  doctrine  en  question, 
«  Celui-là,  dit-il,  satisfait  proprement  pour  une  offense  »  —  et 
c'est  en  raison  d'une  offense  que  se  dit  la  satisfaction  —  «  qui 
présente  à  l'offensé  ce  pour  quoi  il  a  autant  ou  plus  d'amour 
que  l'offense  ne  lui  inspire  de  haine  ».  Dans  ce  cas,  en  effet, 
l'offensé  n'hésitera  point  à  remettre  l'offense.  «  Or,  le  Christ 
souffrant,  dans  sa  Passion,  par  amour  et  par  obéissance,  a 
présenté  à  Dieu  quelque  chose  de  plus  grand  que  n'exigeait  la 
compensation  de  toute  l'offense  du  genre  humain  »  :  car 
l'acte  d'amour  et  d'obéissance,  de  la  part  du  Christ,  surtout, 
dans  la  réalisation  de  sa  Passion,  l'emporte  infiniment,  comme 
chose  agréable  à  Dieu,  sur  l'horreur  même  que  devait  inspirer 
à  Dieu  la  désobéissance  et  l'ingratitude  de  tous  les  êtres 
humains,  pris  dans  leur  généralité  ou  en  particulier.  Et  cela, 
pour  trois  raisons.  —  «  Premièrement,  en  raison  de  la  gran- 
deur de  la  charité  qui  causait  la  Passion  du  Christ.  —  Secon- 
dement, à  cause  de  la  dignité  de  la  vie  que  le  Christ  donnait 
comme  satisfaction,  laquelle  était  la  vie  d'un  Dieu-Homme.  — 
Troisièmement,  pour  la  généralité  de  la  Passion  et  la  grandeur 
de  la  douleur  prise  par  le  Christ  »,  qui  était  proportionnée  à 
la  dette  de  tout  le  genre  humain,  u  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus 
haut  (q.  46,  art.  5,  6).  — Etc'est pourquoi  la  Passion  du  Christ 
non  seulement  fut  une  satisfaction  suffisante,  mais  surabon- 
dante par  les  péchés  du  genre  humain  ;  selon  cette  parole  de 
la  première  épitre  de  saint  Jean,   ch.  ii  (v.  2)  :  Lui-même  est  la 


470  SOMMÉ    THÉOLOGIQUE. 

propitiation  pour  nos  péchés;  et  non  seulement  pour  les  nôtres, 
mais  aussi  pour  ceux  du  monde  entier  ». 

Vad  primum  a  une  belle  parole  que  nous  ne  saurions  trop 
retenir,  la  trouvant  ainsi  formulée  en  termes  exprès  par  saint 
Thomas  lui-même.  «  La  tête  et  les  membres  »,  dit- il,  quand  il 
s'agit  du  Christ  et  de  ses  fidèles,  «  sont  comme  une  seule  per- 
sonne mystique.  Il  suit  de  là  que  la  satisfaction  du  Christ 
appartient  à  tous  les  fidèles  comme  à  ses  membres.  D'ailleurs, 
même  en  tant  que  deux  hommes  sont  un  dans  la  charité,  l'un 
peut  satisfaire  pour  l'autre;  comme  on  le  verra  plus  loin  {Sup- 
plément, q.  i3,  art.  2).  Il  n'en  va  pas  de  même  pour  la  contri- 
tion et  la  confession  »,  qui  sont  les  deux  aqtres  parties  du 
sacrement  de  la  pénitence.  C'est  qu'en  effet,  ces  deux  actes, 
d'ordre  plutôt  intérieur,  ne  peuvent  êlre  accomplis  que  par  le 
sujet  lui-même;  tandis  que  «  la  satisfaction  consiste  dans  un 
acte  extérieur,  pour  lequel  on  peut  prendre  des  instruments; 
et,  au  nombre  de  ceux-ci,  comptent  également  les  amis  »  (cf. 
Arisiole,  Éthique,  liv.  I,  ch.  viii,  n.  16;  de  S.  Th.,  leç.  i3). 

L'ad  secandum  déclare  que  la  charité  du  Christ  souffrant  fut 
plus  grande  que  la  malice  de  ceux  qui  le  crucifiaient.  Et  c'est 
pourquoi  le  Christ,  en  souffrant,  put  davantage  satisfaire  que 
ses  meurtriers  ne  purent  offenser.  D'autant  plus  que  la  Passion 
du  Christ  fut  suffisante  pour  satisfaire,  et  surabondamment, 
même  pour  les  péchés  de  ceux  qui  le  crucifiaient  ». 

L'ad  tertium  dit  que  «  la  dignité  de  la  chair  du  Christ  ne  doit 
pas  être  appréciée  uniquement  selon  la  nature  de  la  chair, 
mais  selon  la  Personne  qui  l'avait  assumée;  savoir  en  tant 
qu'elle  était  la  chair  d'un  Dieu;  et,  de  ce  chef,  elle  a  une 
dignité  infinie  ».  —  Retenons  ce  mot  si  formel  et  si  net  que 
vient  de  prononcer  ici  saint  Thomas.  Il  coupe  court  à  l'erreur 
insoutenable  de  ceux  qui  voudraient  que  la  Passion  du  Christ 
n'eût  point  satisfait  pour  nos  péchés,  d'une  satisfaction  adé- 
quate, en  raison  d'elle-même,  mais  uniquement  paice  que 
Dieu  l'aurait  tenue  pour  suffisante. 

La  satisfaction  est  ordonnée  à  réparer  l'offense.  Et  parce 
que  l'offense  a  provoqué  l'irritation,  le  courroux,  la  haine  de 


Q.   XLVIII.  —  MODE  DE  CAUSALITÉ  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.        Ix"]! 

la  part  de  l'offensé,  il  faudra  donc  que  la  satisfaction,  pour 
compenser  l'offense,  apporte,  en  hommage  qui  puisse  être 
agréé,  au  moins  l'équivalent  de  l'injure.  Dans  le  cas  du  genre 
humain,  constitué  par  le  péché  en  état  d'offense  contre  Dieu, 
l'injure,  du  côté  de  Dieu  offensé,  avait  quelque  chose  d'infini  ; 
mais,  du  côté  de  l'homme,  elle  restait  nécessairement  quelque 
chose  de  fini.  Si  donc  se  présente  à  Dieu,  pour  compenser 
l'injure  que  l'homme  lui  a  faite,  un  sujet  humain  qui  soit  lui- 
même  d'une  dignité  infinie,  et  s'il  offre,  comme  compensation 
ou  en  hommage  de  satisfaction,  des  actes  qui  l'emportent, 
sans  proportion,  même  comme  nature  d'actes,  sur  les  actes 
qui  ont  constitué  l'offense,  il  est  manifeste  que  satisfaction 
pleine  et  entière  aura  été  donnée.  C'est  le  cas  des  actes  du 
Christ  dans  sa  Passion.  Et,  aussi  bien,  cette  Passion  a-t-elle, 
au  plus  haut  point  et  de  la  manière  la  plus  excellente,  causé, 
par  mode  de  satisfaction,  le  salut  du  genre  humain.  — L'a-t-elle 
causé  aussi  par  mode  de  sacrifice?  C'est  ce  qu'il  nous  faut 
maintenant  examiner  ;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  III. 
Si  la  Passion  du  Christ  a  eu  son  effet  par  mode  de  sacrifice? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  Passion  du  Christ 
n'a  point  eu  son  effet  par  mode  de  sacrifice  ».  —  La  première 
dit  que  «  la  vérité  doit  répondre  à  la  figure.  Or,  dans  les  sacri- 
fices de  l'ancienne  loi,  qui  étaient  des  figures  du  Christ,  jamais 
n'était  offerte  de  chair  humaine;  bien  plus  ces  sortes  de  sacri- 
fices »  où  l'on  immolait  des  êtres  humains  «  devaient  être  en 
horreur  ;  selon  cette  parole  du  psaume  (cv,  v.  38)  :  Ils  ont 
répanda  le  sang  innocent,  le  sang  de  leurs  fils  et  de  leurs  Jîlles 
qu'ils  ont  immolés  aux  idoles  de  Chanaan.  Donc  il  semble  que  la 
Passion  du  Christ  ne  doit  pas  être  dite  un  sacrifice  ».  —  La 
seconde  objection  apporte  un  texte  de  «  saint  Augustin,  au 
livre  X  de  la  Cité  de  Dieu  »  (ch.  v),  oii  il  «  dit  que  le  sacrifice 
visible  est  le  sacrement,  c'est-à-dire  le  signe  sacré,  du  sacrifice  invi- 


472  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

sible.  Or,  la  Passion  du  Christ  n'est  pas  un  signe,  mais  bien 
plutôt  la  chose  signifiée  par  les  autres  signes.  Donc  il  semble 
que  la  Passion  du  Christ  n'est  pas  un  sacrifice  ».  —  La  troi- 
sième objection  déclare  que  «  quiconque  offre  un  sacrifice  fait 
quelque  chose  de  saint  ou  de  sacré,  comme  le  montre  le  nom 
même  de  sacrifice.  Or,  ceux  qui  mirent  à  mort  le  Christ  ne 
firent  point  quelque  chose  de  sacré;  mais  commirent  une 
grande  iniquité.  Donc  la  Passion  du  Christ  fut  plutôt  un 
maléfice  qu'un  sacrifice  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  mot  de  «  l'Apôtre,  aux  Éphé- 
siens,  ch.  v  (v.  2)  »,  où  il  «  dit  »,  parlant  du  Christ  :  «  //  s'est 
livré  Lui-même  pour  nous  comme  oblation  et  victime,  à  Dieu,  en 
agréable  odeur  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  commence  par  préciser 
la  notion  du  sacrifice.  «  On  appelle  proprement  du  nom  de 
sacrifice  quelque  chose  qui  est  fait  comme  témoignage  d'hon- 
neur dû  proprement  à  Dieu,  en  vue  de  l'apaiser  ».  Par  consé- 
quent, selon  que  nous  l'avions  déjà  noté  plus  haut  quand  il 
s'est  agi  du  sacerdoce  du  Christ,  le  sacrifice,  au  sens  propre 
où  nous  en  parlons  ici,  présuppose  l'existence  du  péché,  ou  le 
fait  et  la  conscience,  de  la  part  des  hommes,  que  Dieu  est  irrité 
contre  eux.  «  Et  de  là  vient  que  saint  Augustin  dit,  au  livre  X 
de  la  Cité  de  Dieu  (ch.  vi)  :  Est  un  véritable  sacrifice  toute  œuvre 
que  Von  Jait  pour  adhérer  à  Dieu  par  une  sainte  société  selon 
qu'on  réjère  cette  œuvre  à  la  fin  qui  nous  donnera  le  bien  dont  la 
possession  doit  nous  rendre  véritablement  heureux.  Or,  le  Christ, 
comme  il  est  ajouté  au  même  endroit,  s'est  livré  Lui-même  à  la 
Passion  pour  nous.  Et  cette  œuvre  qu'il  accomplit,  de  subir 
volontairement  sa  Passion,  fut  au  plus  haut  point  agréable  à 
Dieu,  comme  provenant  de  la  charité.  D'où  il  suit  manifeste- 
ment que  la  Passion  du  Christ  fut  un  véritable  sacrifice.  Et, 
comme  saint  Augustin  l'ajoute  ensuite  dans  ce  même  livre 
(ch.  xx),  de  ce  véritable  sacrijice  les  anciens  sacrifices  des  saints 
étaient  des  signes  multiples  et  variés  :  il  était,  restant  un,  figuré 
par  de  nombreux  sacrifices,  comme  une  même  chose  est  dite  par  des 
paroles  nombreuses,  afin  d'être  grandement  recommandé  sans 
ennui  et  sans  fatigue.  Et  parce  que  quatre  choses  se  considèrent 


Q.   XLVIII.    —   MODE  DE  CAUSALITE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.       4  78 

en  tout  sacrifice,  comme  le  dit  saint  Augustin  au  livre  IV  de 
la  Trinilé  (ch.  xiv),  savoir  :  à  qui  on  fojfre,  par  qui  il  est  ojjert, 
ce  que  l'on  ojjre,  et  pour  qui  on  VoJJre,  le  même,  seul,  unique  et 
véritable  médiateur  qui  par  le  sacrifice  de  la  paix  nous  réconcilie 
à  Dieu,  demeurait  un  avec  Celui  à  qui  II  l'ojfrait,  étant  un  en  Lai 
avec  ceux  pour  qui  II  CoJJrait,  Lui-même  étant  celui  qui  ojjrait  et 
ce  qu'il  oJJrait  ».  —  Où  trouver  plus  admirablement  réunies 
toutes  les  conditions  du  sacrifice  le  plus  authentique,  le  plus 
vrai  et  le  plus  parfait.  Aussi  bien  est-il,  à  vrai  dire,  le  seul  vrai 
sacrifice,  tous  les  autres  qui  ont  pu  être  ofTerts  à  Dieu  depuis  la 
chute  du  genre  humain,  dans  la  loi  de  nature  ou  dans  la  loi 
écrite,  n'ayant  de  valeur  à  ses  yeux  qu'en  raison  de  ce  qu'ils 
étaient,  à  des  degrés  divers,  une  image  ou  une  figure  de  cet 
unique  vrai  sacrifice,  vraiment  fait,  et  lui  seul,  pour  apaiser 
Dieu  irrité  par  le  péché. 

Vad  primum  fait  remarquer  que  «  si  la  vérité  doit  répondre 
à  la  figure  en  quelque  manière,  il  n'est  pourtant  pas  néces- 
saire qu'elle  lui  réponde  en  tout  ;  car  il  faut  que  la  vérité  dé- 
passe la  figure.  Aussi  bien  est-ce  à  propos  et  de  façon  très 
opportune  que  la  figure  de  ce  sacrifice  où  la  chair  du  Christ 
est  offerte  pour  nous  fût  non  pas  la  chair  des  hommes,  mais 
la  chair  d'autres  animaux  signifiant  la  chair  du  Christ  ». 
Parce  que  le  vrai  grand  sacrifice  devait  être,  en  effet,  un  sacrifice 
humain,  il  ne  fallait  pas  que  les  sacrifices  figuratifs  fussent 
eux-mêmes  des  sacrifices  humains,  mais  seulement  des  sacrifi- 
ces d'autres  vivants  inférieurs.  Or,  «  que  la  chair  du  Christ 
soit  le  sacrifice  par  excellence  et  souverainement  parfait,  une 
première  raison  en  est  qu'étant  une  vraie  chair  humaine, 
c'est  tout  à  fait  à  propos  qu'elle  est  offerte  pour  les  autres 
hommes  et  qu'elle  est  prise  par  eux,  sous  les  voiles  du  sacre- 
ment »,  par  mode  de  nourriture.  «  Une  seconde  raison  est  que, 
étant  passible  et  mortelle,  elle  était  aple  à  l'immolation.  De 
même,  en  troisième  lieu,  étant  sans  péché  elle  était  d'un  effi- 
cace souverain  pour  purifier  du  péché.  Enfin,  et  c'est  une 
quatrième  raison,  parce  qu'elle  était  la  chair  même  de  Celui 
qui  offrait  le  sacrifice,  elle  était  agréable  à  Dieu  en  raison  de 
la  charité  de  Celui  qui  offrait  sa  chair  »  :  car  il  n'est  pas  de 


(\']k  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

plas  grande  marque  dC amour  que  de  donner  sa  vie  pour  ceux  que 
Von  aime  (S.  Jean,  ch.  xv,  v.  i3).  «  Aussi  bien  saint  Augus- 
tin dit,  au  livre  IV  de  la  Trinité  (ch.  xiv)  :  Les  hommes  pou- 
vaient-ils avoir  à  prendre  comme  nourriture  quelque  chose  qui  fût 
offert  pour  eux  plus  à  propos  quune  chair  humaine?  Pouvait-il  y 
avoir  quelque  chose  qui  fût  apte  à  l'immolation  plas  qu'une  chair 
mortelle  ?  Pouvait-il  se  trouver  quelque  chose  de  plus  pur  pour 
purifier  les  vices  des  mortels  quune  chair  née,  sans  contagion  de 
la  concupiscence  charnelle ,  dans  un  sein  et  d'un  sein  virginal?  Et 
que  pouvait-il  y  avoir  qui  fût  offert  et  accepté  en  agréable  odeur 
comme  la  chair  de  notre  sacrifice  étant  le  corps  même  de  notre 
prêtre?  ».  —  On  aura  remarqué  que  ce  beau  texte  de  saint 
Augustin  est  la  formule  même  des  quatre  raisons  données  ici 
par  saint  Thomas  pour  prouver  l'excellence  du  sacrifice  qui 
constitue  l'immolation  du  Christ  sur  la  croix,  immolation  qlii 
se  conserve  d'une  façon  permanente  au  sein  de  l'Église  par  la 
célébration  du  sacrement  de  l'Eucharistie,  comme  nous  au- 
rons à  le  montrer  plus  loin  (q.  83,  art.  i). 

Vad  secundum  déclare  que  «  saint  Augustin  parle,  là  », 
dans  le  texte  que  citait  l'objection,  «  des  sacrifices  visibles 
figuratifs  »,  tels  qu'étaient  les  sacrifices  de  l'ancienne  loi. 
«  Et,  cependant  »,  ajoute  saint  Thomas,  en  réponse  à  la  rai- 
son que  l'objection  donnait,  «  la  Passion  même  du  Christ,  bien 
qu'elle  soit  signifiée  par  les  autres  sacrifices  figuratifs,  est  le 
signe  aussi  d'une  certaine  chose  qui  doit  être  observée  par 
nous  ;  selon  cette  parole  de  la  première  épître  de  saint  Pierre, 
ch.  IV  (v.  I,  2)  :  Le  Christ  ayant  donc  souffert  dans  la  chair, 
vous  aussi  vous  devez  vous  armer  de  la  même  pensée;  car  Celui 
qui  a  souffert  dans  la  chair  n'a  plus  rien  de  commun  avec  le  péché, 
afin  que  ce  qui  reste  de  temps  à  vivre  dans  la  chair  vive  non  pas  en 
se  conformant  aux  désirs  des  hommes  mais  à  la  volonté  de  Dieu  » . 

L'ad  tertium  accorde  que  la  Passion  du  Christ,  du  côté  de 
ceux  qui  le  mirent  à  mort  fut  un  maléfice  »  ou  crime  et  un 
méfait;  «  mais  du  côté  du  Christ  Lui-même  souffrant  par  amour, 
elle  fut  un  sacrifice.  Et  voilà  pourquoi  ce  sacrifice  est  dit  avoir 
été  offert  par  le  Christ  Lui-même,  non  par  ceux  qui  le  mirent 
à  mort  ». 


Q.    XLVIir.   —  MODE  DE  CAUSALITE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.       h'jb 

Le  sacrifice,  au  sens  pur  et  simple  ou  selon  l'acception  pro- 
pre de  ce  mot,  implique  une  action  sainte  portant  sur  un  être 
corporel,  plus  spécialement  sur  un  être  vivant,  qu'on  détruit, 
qu'on  immole,  devant  Dieu  et  en  son  honneur,  à  l'elTet  d'apaiser 
sa  justice  ou  son  courroux.  Celte  notion  du  sacrifice  a  été  réa- 
lisée de  la  manière  la  plus  parfaite  dans  la  Passion  et  la  mort 
du  Christ.  Ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  plus  excellent  dans  l'or- 
dre des  vivants  corporels  et  sensibles  a  été  immolé  devant 
Dieu  et  en  son  honneur,  à  l'effet  d'apaiser  son  courroux  pro- 
voqué par  le  péché  du  genre  humain,  dans  un  mouvement 
de  charité  infinie,  par  une  Personne  divine  en  qui  s'unissaient 
de  la  manière  la  plus  parfaite  Dieu  Lui-même  qu'il  fallait  apai- 
ser et  l'homme  pour  qui  devait  être  offerte  la  victime  de  pro- 
pitiation.  —  A  ces  divers  modes  dont  la  Passion  du  Christ  a 
agi  pour  opérer  notre  salut,  devons-nous  joindre  cet  autre 
mode  très  spécial,  qui  est,  en  effet,  toujours  invoqué  quand  il 
s'agit  de  ce  grand  mystère  et  qui  semble  même  absorber  à  lui 
seul,  dans  le  langage  chrétien,  toute  la  causalité  de  la  Passion 
du  Christ.  Nous  voulons  parler  du  mode  qui  porte  le  nom  de 
rédemption.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui 
suit. 

Article  IV. 

Si  la  Passion  du  Christ  a  opéré  notre  salut  par  mode 
de  rédemption? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  Passion  du  Christ 
n'a  pas  opéré  notre  salut  par  mode  de  rédemption  ».  —  La 
première  dit  que  «  nul  n'achè|e  ou  ne  rachète  ce  qui  n'a 
point  cessé  d'être  sien.  Or,  les  hommes  n'ont  jamais  cessé 
d'être  à  Dieu;  selon  cette  parole  du  psaume  xxiii  (v.  i)  : 
La  terre  est  au  Seigneur;  Il  domine  sur  toute  son  étendue  :  l'uni- 
vers et  tous  ceux  qui  l'habitent  sont  à  Lui.  Donc  il  semble  que 
le  Christ  ne  nous  a  point  rachetés  par  sa  Passion  ».  —  La  se- 
conde objection  déclare  que  <(  comme  le  dit  saint  Augustin,  au 
livre  XIII  de  la  Trinité  (ch.  xiii),  le  démon  devait  être  vaincu  par 


476  SOMME    THÉOLOGIQUlî. 

le  Christ  dans  la  voie  de  la  justice.  Or,  la  justice  exige  que  celui 
qui  a  pris  frauduleusement  le  bien  d'autrui  en  soit  privé;  car 
la  fraude  et  le  dolne  doivent  profiter  à  personne,  comme  le  dit 
le  droit  humain  lui-même.  Puis  donc  que  le  démon  avait 
trompé  par  ruse  et  avait  subjugué  la  créature  de  Dieu,  savoir 
l'homme,  il  semble  que  l'homme  n'aurait  pas  dû  être  sous- 
trait à  sa  puissance  par  mode  de  rédemption  »  ou  de  rachat, 
—  La  troisième  objection  fait  remarquer  que  «  quiconque 
achète  ou  rachète  une  chose  verse  le  prix  à  celui  qui  la  possé- 
dait. Dr,  le  Christ  n'a  point  versé  son  sang,  qui  est  dit  être  le 
prix  de  notre  rédemption,  au  démon  qui  nous  tenait  captifs. 
Donc  le  Christ  ne  nous  a  point  rachetés  par  sa  Passion  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  un  double  texte  de  l'Ecriture. 
«  Dans  la  première  épître  de  saint  Pierre,  ch.  i  (v,  18,  19), 
il  est  dit  :  Ce  n'est  point  par  l'or  ou  r argent  corruptibles  que  vous 
avez  été  rachetés  de  votre  première  vie  que  vous  teniez  de  vos 
pères;  mais  par  un  sang  précieux,  celui  de  l'Agneau  immaculé  et 
intact,  le  Christ.  Et,  aux  Gâtâtes,  ch.  m  (v.  i3),  il  est  dit  :  Le 
Christ  nous  a  rachetés  de  la  malédiction  de  la  loi,  en  se  faisant 
pour  nous  malédiction.  Or,  le  Christ  est  dit  avoir  été  fait  malé- 
diction pour  nous,  en  tant  qu'il  a  souffert  pour  nous  sur  l'ar- 
bre de  la  croix,  comme  il  a  été  marqué  plus  haut  (q.  /i6, 
art.  4,  ad  3'"").  Donc,  par  sa  Passion,  Il  nous  a  rachetés  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  par  le 
péché  l'homme  avait  contracté  une  double  obligation.  Premiè- 
rement, celle  de  la  servitude  du  péché;  car  celui  qui  pèche  est 
V  esclave  du  péché,  comme  il  est  dit  en  saint  Jean,  ch.  viii 
(v.  3/j)  ;  et,  dans  la  deuxième  épître  de  saint  Pierre,  ch.  11 
(v.ig),  il  est  dit  aussi  :  Quiconque  est  vaincu  par  un  autre  devient 
l'esclave  de  cet  autre.  Puis  donc  que  le  démon  avait  triomphé 
de  l'homme  en  l'amenant  à  pécher,  l'homme  était  voué  à  la 
servitude  ou  à  l'esclavage  du  démon.  Secondemeut,  il  y  avait 
aussi  l'obligation  de  la  peine,  qui  faisait  que  l'homme  était 
tenu  par  la  justice  divine.  Et  cela  aussi  était  une  certaine  ser- 
vitude ou  un  certain  esclavage;  car  c'est  le  propre  de  l'esclave 
de  subir  ce  qu'il  ne  veut  pas,  le  propre  de  l'homme  libre 
étant,  au   contraire,  d'user  de  lui-même  comme  il  veut.   La 


Q.  XLVÎII.  —  MODE  DE  CAUSALITE  DE  LA  PASSION  t>U  CHRIST.       ^77 

Passion  du  Christ,  ayant  donc  été  une  satisfaction  suffisante  et 
surabondante  pour  le  péché  et  pour  la  peine  du  genre  humain, 
cette  Passion  fut  comme  le  paiement  d'une  solde  qui  nous  a 
libérés  de  l'une  et  l'autre  obligation.  La  satisfaction,  en  effet, 
par  laquelle  un  sujet  satisfait  pour  soi  ou  pour  autrui,  est 
comme  une  solde  par  laquelle  il  se  rachète  du  péché  et  de  la 
peine,  selon  celle  parole  du  livre  de  Daniel,  cli,  iv  (v.  2^)  : 
Rachetez  par  raiimône  vos  péchés.  Or,  le  Christ  a  satisfait,  non 
en  donnant  de  l'argent  ou  quelque  autre  chose  de  ce  genre, 
mais  en  donnant  ce  qu'il  y  avait  de  plus  grand.  Lui-même, 
pour  nous.  Il  s'ensuit  que  la  Passion  du  Christ  est  dite  notre 
rédemption  »  ou  notre  rachat. 

Vad  prinium  fait  observer  que  «  l'homme  est  dit  être  à  Dieu 
d'une  double  manière.  —  D'abord,  en  tant  qu'il  est  soumis  à 
son  pouvoir.  Et,  de  celte  sorte,  l'homme  n'a  jamais  cessé  d'êlre 
à  Dieu  ;  selon  celle  parole  du  livre  de  Daniel,  ch.  iv  (v.  22,  29)  : 
Le  Très-Haut  domine  sur  la  royauté  des  hommes,  et  II  la  donne  à 
qui  II  veut.  —  D'une  autre  manière,  l'homme  est  à  Dieu  par 
l'union  de  la  charité  avec  Lui  ;  selon  qu'il  est  dit,  aux  Romains, 
ch.  VIII  (v.  9)  :  Si  quelqu'un  n'a  pas  l'Esprit  du  Christ,  celui-là  n'est 
pas  à  Lui.  —  Nous  dirons  donc  que,  de  la  première  manière, 
l'homme  n'a  jamais  cessé  d'être  à  Dieu.  Mais,  de  la  seconde 
manière,  il  a  cessé  d'êlre  à  Dieu  par  le  péché.  Et  c'est  pour- 
quoi, en  tant  qu'il  a  été  libéré  du  péché  par  la  satisfaction  de 
la  Passion  du  Christ,  il  est  dit  être  racheté  par  la  Passion  du 
Christ  ». 

Vad  secundum  déclare  que  «  l'homme,  en  péchant,  avait 
contracté  une  obligation  qui  l'engageait  et  à  l'endroit  de  Dieu 
et  à  l'endroit  du  démon.  Quant  à  la  faute,  en  effet,  il  avait 
offensé  Dieu,  et  il  s'était  soumis  au  démon  en  consentant  à  sa 
suggestion.  Il  s'ensuit  qu'en  raison  de  la  faute,  il  n'était  pas 
devenu  l'esclave  ou  le  serviteur  de  Dieu;  mais,  plutôt,  il  s'était 
soustrait  au  service  de  Dieu  et  avait  encouru  l'esclavage  du 
démon.  Dieu  permettant  cela  justement,  à  cause  de  l'offense 
commise  contre  Lui.  Mais,  quant  à  la  peine,  l'homme  était  sur- 
tout et  principalement  obligé  ou  lié  envers  Dieu,  comme  au 
souverain  Juge,  et  au  démon  comme  au  bourreau,  selon  cette 


^']8  SOMME    THEOLOGIQUË. 

parole  marquée  en  saint  Matthieu,  ch.  v  (v.  25)  :  De  crainte  que 
ton  adversaire  ne  te  livre  au  Juge  et  que  le  Juge  ne  te  livre  à  f  ap- 
pariteur, c'est-à-dire  à  l'ange  cruel  de  la  peine,  comme  le  dit 
saint  Jean  Clirysostome  (ou  plutôt  l'Anonyme,  hom.  XI).  [1  est 
donc  vrai  que  c'était  d'une  façon  injuste,  en  ce  qui  était  de  lui, 
que  le  démon  tenait  en  servitude,  et  quant  à  la  faute  et  quant 
à  la  peine,  l'homme  trompé  par  son  astuce;  mais  il  était  juste 
que  l'homme  souffrît  cela,  Dieu  le  permettant  quant  à  la  faute, 
et  l'ordonnant  quant  à  la  peine.  Et  c'est  pourquoi,  par  rapport 
à  Dieu,  la  justice  exigeait  que  l'homme  fût  racheté;  mais  non 
par  rapport  au  démon  »,  qui  n'avait  d'autre  droit  sur  l'homme 
que  celui  que  la  justice  même  de  Dieu  lui  donnait  au  sens  qui 
vient  d'être  précisé. 

Vad  tertium  complète  cet  exposé  si  important  et  si  délicat. 
«  Parce  que  la  rédemption  était  requise  à  l'effet  de  libérer 
l'homme  par  rapporta  Dieu  et  non  par  rapport  au  démon  », 
ainsi  qu'il  vient  d'être  dit,  «  le  prix  »  de  celle  rédemption  ou 
de  ce  rachat  «  devait  être  payé,  non  au  démon,  mais  à  Dieu. 
Et  c'est  pourquoi  le  Christ  n'est  point  dit  avoir  offert  son  sang, 
qui  est  le  prix  de  notre  rédemption,  au  démon,  mais  à  Dieu  ». 
—  Il  eût  été  difficile  de  préciser  en  des  formules  plus  rigou- 
reusement exactes  cette  grande  question  de  notre  rédemption 
par  le  Christ,  dont  les  divers  aspects,  d'apparence  contradic- 
toire, notamment  en  ce  qui  touchait  au  rôle  du  démon  dans 
notre  servitude,  avaient  fait  le  tourment  de  certains  Pères 
ou  Docteurs  et  devaient  embarrasser  encore  de  nos  jours  cer- 
tains écrivains  trop  peu  attentifs,  semble-t-il,  à  la  plénitude 
de  doctrine  contenue  dans  ces  admirables  formules  de  saint 
Thomas. 

C'est  au  sens  le  plus  véritable  et  le  plus  parfait  que  le  Christ 
est  dit  nous  avoir  rachetés  par  sa  Passion.  Par  sa  Passion,  en 
effet.  Il  a  donné  à  Dieu  le  prix  qui  nous  libérait  de  la  servi- 
tude ou  de  l'esclavage  du  péché,  où,  selon  un  juste  jugement 
de  Dieu,  nous  étions  détenus  par  l'injusle  usurpation  du  démon. 
Il  suit  de  là  que  le  Christ  est  vraiment,  pour  nous,  le  Rédemp- 
teur. —  Mais  ce  titre  de  Rédempteur,  par  rapport  à  nous,  est-il 


Q.  XLVIII.  —  MODE  DE  CAUSALITE  DE  LA  fASSlON  DU  CHRIST.       479 

propre  au  Christ  ;  ou  ne  devons-nous  pas  aussi  le  donner  à 
quelque  autre.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  examiner; 
et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  V. 
Si  d'être  Rédempteur  est  le  propre  du  Christ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  d'être  Rédempteur 
n'est  point  le  propre  du  Christ  ».  —  La  première  arguë  de  ce 
qu'  ((  il  est  dit,  dans  le  psaume  (xxx,  v.  6)  :  Vous  m'avez  racheté, 
Seigneur,  Dieu  de  vérité.  Or,  d'être  le  Seigneur,  Dieu  de  vérité, 
convient  à  la  Trinité  tout  entière.  Donc  »,  d'être  Rédempteur 
«  n'est  point  propre  au  Christ  ».  —  La  seconde  objection  fait 
observer  que  «  celui-là  est  dit  racheter  qui  donne  le  prix  de  la 
rédemption  »  ou  du  rachat.  «  Or,  Dieu  le  Père  a  donné  son 
Fils  en  rédemption  pour  nos  péchés,  selon  cette  parole  du 
psaume  (ex,  v.  9)  :  Le  Seigneur  a  envoyé  la  rédemption  à  son  peu- 
ple; et  la  glose  explique  :  c'est-à-dire  le  Christ  qui  donne  la 
rédemption  aux  captifs.  Donc  ce  n'est  pas  seulement  le  Christ, 
mais  aussi  le  Père  qui  nous  a  rachetés  ».  —  La  troisième  objec- 
tion déclare  que  «  non  seulement  la  Passion  du  Christ,  mais 
aussi  les  souffrances  des  autres  saints  ont  été  profitables  à  notre 
salut;  selon  cette  parole  de  VÉpiiie aux  Colossiens,  ch.  i  (v.  24)  : 
Je  me  réjouis  dans  mes  souffrances  pour  vous  et  j'achève  ce  qui 
manque  à  la  Passion  du  Christ,  dans  ma  chair,  pour  son  corps  qui 
est  l'Église.  Donc  ce  n'est  pas  seulement  le  Christ  qui  doit  être 
dit  Rédempteur,  mais  aussi  les  autres  saints  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  où  «  il  est  dit,  dans 
l'Épître  aux  Gcdates,  ch.  m  (v.  i3)  :  Le  Christ  nous  a  rachetés 
de  la  malédiction  de  la  loi,  devenu  pour  nous  maudit.  Or,  seul  le 
Christ  a  été  fait  maudit  pour  nous.  Donc  seul  le  Christ  doit 
être  dit  notre  Rédempteur  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  qu'  «  à  l'effet 
que  quelqu'un  rachète,  deux  choses  sont  requises,  savoir  :  l'acte 
de  payer;  et  le  prix  du  paiement.  Si,  en  effet,  quelqu'un  donne, 


480  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

pour  le  rachat  d'une  chose,  un  prix  qui  n'est  pas  à  lui  mais 
qui  est  à  un  autre,  lui-même  ne  sera  point  dit  racheter  princi- 
palement, mais  plutôt  celui  à  qui  le  prix  appartient.  Or,  le 
prix  de  notre  rédemption  »,  de  notre  rachat,  «  est  le  sang  du 
Christ,  en  sa  vie  corporelle,  laquelle  est  dans  le  sang  {Lévitiqae, 
ch.  XVII,  V.  II,  1/4),  qu'il  a  Lui-même  donnée  en  solde  et  en 
paiement.  Il  suit  de  là  que  l'une  et  l'autre  de  ces  deux  choses  »>, 
savoir  :  le  fait  de  donner  le  prix  et  celui  d'avoir  ce  prix  qui 
.  est  donné  comme  choses  à  soi,  «  appartient  au  Christ  immédia- 
tement, en  tant  qu'il  est  homme  ;  mais  cela  appartient  à  la  Tri- 
nité tout  entière,  comme  à  la  cause  première  et  éloignée,  de 
qui  était  la  vie  elle-même  du  Christ,  comme  de  son  premier 
Auteur,  et  par  qui  il  fut  inspiré  au  Christ  en  tant  qu'homme 
de  souffrir  pour  nous.  Par  conséquent,  d'être  immédiatement 
Rédempteur  est  le  propre  du  Christ,  en  tant  qu'il  est  homme; 
bien  que  la  rédemption  elle-même  puisse  être  attribuée  à  la 
Trinité  tout  entière  comme  à  la  première  Cause  ». 

L'ad  prinium  applique  à  l'objection  la  distinction  du  corps  de 
l'article.  Il  fait  observer  que  «  la  glose  explique  comme  il  suit 
le  texte  en  question  :  Vous,  Dieu  de  vérité,  vous  m'avez  racheté 
dans  le  Christ  s'écriant  ':  Seigneur,  je  remets  mon  âme  entre  vos 
mains.  Et  ainsi  la  rédemption  appartient  immédiatement  au 
Christ  en  tant  qu'homme;  et  principalement  »  ou  comme  à  sa 
cause  première  à  «  Dieu  ». 

L'ad  secundum  répond  dans  le  même  sens.  «  C'est  le  Christ 
homme  qui  a  payé  immédiatement  le  prix  de  notre  ré- 
demption; mais  sur  le  mandat  du  Père  comme  Auteur  pri- 
mordial ». 

Vad  tertium  fait  observer  que  «  les  souffrances  des  saints 
profitent  à  l'Église,  non  par  mode  de  rédemption,  mais  par 
mode  d'exhortation  ou  d'exemple;  selon  cette  parole  de  la  se- 
conde Épîlre  aux  Corinthiens,  ch.  i  (v.  6)  :  soil  que  nous  soyons 
dans  la  trihulation  pour  votre  exhortation  et  pour  votre  salut  >k  — 
Retenons  soigneusement  cette  réponse  de  saint  Thomas.  Elle 
précise  un  point  de  doctrine  de  la  plus  haute  importance. 
Dans  l'ordre  de  la  cause  immédiate  ou  prochaine  qui  produit 
l'effet  de  notre  rédemption  ou  de  notre  rachat,  nous  ne  pou- 


Q.   XLVIIT.   —  IMODE  DE  CAUSALITE  DE  LA  PASSlO^  DU  CHRIST.        /|8l 

VOUS  et  ne  devons  en  appeler  qu'à  la  seule  hnmanilé  de  Jésus- 
Christ,  ou  plutôt  au  seul  Jésus-Christ  en  tant  qu'homme. 
Nul  autre  saint  ou  sainte  ne  doit  ni  ne  peut  être  qualifié  de 
rédempteur  ou  de  rédemptrice  par  rapport  à  nous.  La  raison 
en  est  que  celui-là  seul  peut  être  dit  rédempteur  qui  n'a  pas 
besoin  lui-même  d'être  racheté.  Or,  il  n'est  personne,  parmi 
les  hommes,  à  la  seule  exception  du  Christ,  qui  n'ait  pas  eu 
besoin  de  rédemption.  La  Vierge  Marie,  elle-même,  si  elle  n'a 
pas  eu  la  tache  originelle,  n'en  a  été  préservée  que  par  une  ap- 
plication plus  excellente  de  la  rédemption.  Elle  a  eu  besoin  de 
rédemption,  elle  aussi.  Et,  pour  autant,  elle  ne  peut  pas  êtie 
dite  notre  rédemptrice.  Que  si  l'on  parle,  à  son  sujet,  du  litre 
de  co-rédemptrice,  c'est  en  ce  sens  que  le  prix  de  notre 
rédemption,  le  sang  du  Christ,  avait  été  formé  dans  son 
sein  virginal,  et  qu'au  moment  oii  le  Christ,  sur  la  Croix, 
donnait  pour  nous  ce  sang  rédempteur,  dans  ce  mouvement 
de  charité  que  nous  a  marqué  saint  Thomas,  la  Vierge  Marie, 
sa  Mère,  était  au  pied  de  cette  Croix,  communiant  de  la  ma- 
nière la  plus  parfaite  à  la  charité  de  son  divin  Fils. 

Ce  que  saint  Thomas  vient  de  nous  préciser  à  Vad  ferlium  et 
la  conclusion  générale  de  l'article  doit  s'entendre  au  sens  strict 
de  la  rédemption  comme  telle  et  selon  qu'elle  se  distingue  de 
la  satisfaction.  Par  mode  de  satisfaction,  en  effet,  les  souffran- 
ces des  saints  peuvent  profiter  directement  à  l'Eglise,  en  union 
avec  la  satisfaction  du  Christ  ;  et  c'est  en  raison  de  cela  que 
l'Église  peut  puiser  dans  ce  trésor  pour  en  faire  la  distribution 
à  tous  ceux  qui  sont  en  communion  avec  elle.  Mais  celte  satis- 
faction ne  porte  que  sur  le  paiement  de  la  dette  qui  a  trait  à 
la  peine  temporelle,  quand  une  fois  a  été  remise  la  coulpe  ou 
la  faute  et  la  peine  éternelle  due  aux  fautes  mortelles.  Or, 
c'est  le  paiement  relatif  à  la  coulpe  ou  à  la  faute  et  à  la  peine 
éternelle  que  vise  proprement  la  rédemption.  De  là  vient  que 
la  rédemption  ne  peut  appartenir  qu'à  Celui  qui  n'a  eu  rien 
de  commun  avec  le  péché. 

Un  dernier  point  nous  reste  à  examiner  au  sujet  du  mode 
dont  la  Passion  du  Christ  a  opéré  notre  salut.  Et  c'est  de  savoir 
XVI,  —  La  Rédemption.  3i 


482  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

si  celle  passion  du  Christ  a  opéré  noire  salul  par  mode  de 
cause  efficiente.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  qui 
suit. 


Article  YI. 

Si  la  Passion  du  Christ  a  opéré  notre  salut  par  mode 
de  cause  efficiente? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  a  la  Passion  du  Christ 
n'a  point  opéré  notre  salut  par  mode  de  cause  efficiente  ».  — 
La  première  dit  que  «  la  cause  efficiente  de  notre  salut  est  la 
grandeur  de  la  vertu  divine;  selon  celte  parole  d'Isaïe,  ch.  lix 
(V.  i)  :  \'oici  que  la  main  du  Seigneur  n'est  point  devenue  trop 
courte,  pour  quelle  ne  puisse  pas  sauver.  Or,  le  Christ  a  été 
crucifié  en  raison  de  l'infirmité  »  ou  de  la  faiblesse  de  sa 
chair,  a  comme  il  est  dit  dans  la  seconde  Épître  aux  Corin- 
thiens, ch.  XIII  (v.  4).  Donc  la  Passion  du  Christ  n'a  point 
opéré  par  mode  de  cause  efficiente  noire  salut  ».  —  La  se- 
conde objection  fait  observer  qu'  «  aucun  agent  corporel 
n'agit  par  mode  de  cause  efficiente  à  moins  d'agir  par  contact; 
et  aussi  bien  le  Christ  Lui-même  guérit  le  lépreux  en  le  lou- 
chant, pour  montrer  que  sa  chair  avait  une  vertu  salutaire,  comme 
le  dit  saint  Jean  Chrysoslome  (ou  plutôt  Théophylacte).  Or,  la 
Passion  du  Christ  n'a  pas  pu  être  en  contact  avec  tous  les  hom- 
mes. Donc  elle  n'a  pas  pu  opérer  le  salut  de  tous  les  hommes 
par  mode  de  cause  efficiente  ».  Cette  objection  est  d'un  haut 
intérêt,  et  nous  vaudra  une  précieuse  réponse  de  saint  Tho- 
mas. —  La  troisième  objection  déclare  qu'  «  il  ne  semble  pas 
appartenir  au  même  d'agir  par  mode  de  mérite  et  par  mode 
de  cause  efficiente;  parce  que  celui  qui  mérite  attend  l'effet 
d'un  autre.  Or,  la  Passion  du  Christ  a  opéré  notre  salut  par 
ordre  de  mérite.  Donc  ce  n'est  point  par  mode  de  cause  effi- 
ciente ».  Ici,  encore,  l'objection  nous  vaudra  une  réponse  très 
intéressante,  qui  résumera  d'un  mol  toute  la  doctrine  de  la 
question  actuelle. 

L'argument  sed  contra  cite  le  texte  oij  «  il  est  dit,  dans  la 


Q.  XLVIII.  MODE  DE  CAUSALITE  DE  LA  PASSION  DU  CHRIST.        /|8.^ 

seconde  Épitre  aux  Corinthiens,  eh.  i  (v.  18),  que  la  parole  de 
la  Croix,  pour  ceux  qui  sont  sauvés,  est  la  vertu  de  Dieu.  Or,  la 
vertu  de  Dieu  opère  noire  salut  par  mode  de  cause  efTicienle. 
Donc  la  Passion  du  Christ  sur  la  Croix  a  opéré  notre  salut  par 
mode  de  cause  efficiente  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  précise  qu'  a  il  est  une 
double  cause  efficiente  :  la  cause  efficiente  principale;  et  la 
cause  efficiente  instrumentale.  La  cause  efficiente  principale 
du  salut  des  hommes  est  Dieu.  Et  parce  que  l'humanité  du 
Christ  est  Vinstrumeni  delà  divinité,  comme  il  a  été  vu  plus  haut 
(q.  i3,  art.  2,  3),  il  s'ensuit  que  toutes  les  actions  et  soutTrances 
du  Christ  agissent,  par  mode  de  cause  instrumentale,  en  vertu 
de  la  divinité,  pour  le  salut  des  hommes.  A  ce  titre,  la  Pas- 
sion du  Christ  cause,  par  mode  de  cause  efficiente,  le  salut 
des  hommes  ». 

Vad prinmni  accorde  que  «la  Passion  du  Christ,  selon  qu'elle 
se  réfère  à  la  chair  du  Christ,  convient  à  l'infirmité  assumée  » 
par  le  Fils  de  Dieu  ;  «  mais  selon  qu'elle  se  réfère  à  la  divinité, 
elle  en  retire  une  vertu  infinie,  conformément  à  cette  parole 
de  la  première  Épître  aux  Corinthiens,  ch,  i  (v.  25)  :  Ce  qui  est 
infirme  appartenant  à  Dieu  est  plus  fort  que  les  hommes;  et  cela 
veut  dire  que  l'infirmité  du  Christ,  parce  qu'elle  est  la  fai- 
blesse d'un  Dieu,  a  une  vertu  qui  dépasse  toute  veilu  humaine  d. 

Vad  secundum  explique  que  «  la  Passion  du  Christ,  bien 
qu'elle  soit  corporelle,  a  cependant  une  vertu  spirituelle  qui 
lui  vient  de  la  divinité  à  laquelle  elle  se  trouve  unie.  Et  c'est 
pourquoi  elle  a  son  efficacité  »,  de  manière  à  pouvoir  agir  sur 
tous  les  hommes,  «  par  le  contact  spirituel  ;  savoir  par  la  foi 
et  les  sacrements  de  la  foi  ;  selon  celte  parole  de  l'Apôtre  {aux 
Romains ,  ch .  lu ,  \ .  2  5)  :  Lui  que  Dieu  a  constitué  notre propitiation 
par  la  foi  en  sonsang  ».  Par  la  foi,  toute  intelligence,  où  qu'elle 
se  trouve,  est  en  contact  spirituel  avec  la  Passion  du  Christ; 
et,  par  les  sacrements  de  la  foi,  tout  être  humain,  où  qu'il  se 
trouve,  est  en  contact  surnaturel  avec  cette  même  Passion, 
dont  la  vertu  se  communique,  en  raison  de  la  divinité  qui 
lui  est  unie,  même  aux  éléments  matériels  qui  constituent  le 
sacrement. 


484  SOMME    THEOLOGIQUE. 

Vad  terl'mm  résume  excellemment,  comme  nous  l'avons  déjà 
fait  remarquer,  toute  la  doctrine  de  la  question  présente.  En 
quelques  mots  d'une  précision  merveilleuse,  saint  Thomas 
déclare,  en  efTet,  que  <(  la  Passion  du  Christ,  selon  qu'elle  se 
compare  à  la  divinité,  agit  par  mode  de  cause  efficiente;  selon 
qu'elle  se  compare  à  la  volonté  de  l'âme  du  Christ,  elle  agit 
par  mode  de  mérite;  selon  qu'on  la  considère  dans  la  chair 
même  du  Christ,  elle  agit  par  mode  de  satisfaction,  en  tant 
que  par  elle  nous  sommes- libérés  de  l'obligation  de  subir  la 
peine  due  au  péché;  par  mode  de  rédemption,  en  tant  que  par 
elle  nous  sommes  libérés  de  la  servitude  ou  de  l'esclavage  de 
la  faute;  par  mode  de  sacrifice,  en  tant  que  par  elle  nous  som- 
mes réconciliés  avec  Dieu,  comme  il  sera  dit  plus  loin  » 
(q.  suiv.). 

Nous  connaissons  les  divers  modes  selon  lesquels  la  Passion 
du  Christ  a  opéré  notre  salut.  —  Il  nous  faut  maintenant 
considérer  en  elle-même  directement  cette  œuvre  de  notre  salut 
opérée  par  la  Passion  du  Christ.  Il  s'agit  proprement  «  des 
effets  de  la  Passion  du  Christ  ».  C'est  l'objet  de  la  question 
suivante. 


QUESTION  XLIX 

DES  EFFETS  DÉ  LA  PASSION  DU  CHRIST 


Celle  question  comprend  six  articles  : 

1°  Si  par  la  Passion  du  Christ  nous  avons  été  délivrés  du  péché? 

2"  Si  par  elle  nous  avons  été  délivrés  de  la  puissance  du  démon? 

3°  Si  par  elle  nous  avons  élé  délivrés  de  l'obligation  portant  sur 

la  peine? 

i"  Si  par  elle  nous  avons  été  réconciliés  avec  Dieu? 

5°  Si  par  elle  nous  a  été  ouverte  la  porte  du  ciel? 

6"  Si  par  elle  le  Christ  a  obtenu  son  exaltation? 


De  ces  six  articles,  les  cinq  premiers  considèrent  les  effets 
de  la  Passion  du  Christ  par  rapport  à  nous;  le  sixième,  par 
rapport  au  Christ.  —  Par  rapport  à  nous,  d'abord  en  ce  qui 
est  de  la  vie  présente  (art.  i-4);  ensuite,  eu  égard  à  la  vie  fu- 
ture (art  5).  —  Eu  égard  à  la  vie  présente,  d'abord  en  ce  qui 
est  de  l'exclusion  du  mal  (art.  i-3);  puis,  relativement  à  l'ob- 
tention du  bien  (art.  4).  —  Pour  l'exclusion  du  mal  :  première- 
ment, l'exclusion  du  mal  de  coulpe  et  de  sa  conséquence  im- 
médiate qui  est  l'esclavage  de  Satan  (art.  1,2);  secondement, 
l'exclusion  du  mal  de  peine  (art.  3).  —  On  voit  avec  quel  or- 
dre admirable  saint  Thomas  distribue,  ici  comme  partout,  les 
divers  aspects  de  la  question  qu'il  se  propose  d'étudier  et  de 
résoudre.  —  Venons  tout  de  suite  à  ce  qui  regarde  l'exclusion 
du  mal  de  coulpe.  C'est  l'objet  de  l'article  premier. 


Article  Premier. 

Si   par  la  Passion  du  Christ  nous  avons   été  délivrés 

du  péché? 

Cinq  objections  veulent  prouver  que   «  par  la  Passion   du 
Christ  nous  n'avons  pas  été  délivrés   du  péché  ».   —   La   pre- 


486  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

mière  dit  que  «  délivrer  du  péché  est  le  propre  de  Dieu  ;  selon 
celle  parole  marquée  dans  Isaïe,  ch.  xliii  (v.  25)  :  Cest  moi 
qui  ejface  tes  Iniquités,  à  cause  de  moi.  Or,  le  Christ  n'a  point 
souffert  sa  Passion  selon  qu'il  est  Dieu,  mais  selon  qu'il  est 
homme.  Donc  la  Passion  du  Christ  ne  nous  a  point  délivrés 
du  péché  ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  ce  qui  est 
corporel  n'agit  pas  sur  ce  qui  est  spirituel.  Or,  la  Passion  du 
Christ  est  chose  corporelle;  et  le  péché  n'est  que  dans  l'âme, 
qui  est  une  créature  spirituelle.  Donc  la  Passion  du  Christ  n'a 
pas  pu  nous  purifier  du  péché».  —  La  troisième  objection  fait 
remarquer  que  «  nul  ne  peut  être  délivré  d'un  péché  qu'il  n'a 
pas  commis  encore,  mais  qu'il  doit  commettre  dans  la  suite. 
Puis  donc  que  beaucoup  de  péchés  ont  été  commis  après  la 
Passion  du  Christ  et  se  commettent  tous  les  jours,  il  semble 
que  par  la  Passion  du  Christ  nous  n'avons  pas  été  délivrés  du 
péché  ».  —  La  quatrième  objection  arguë  du  principe,  que 
((  si  l'on  a  une  cause  qui  soit  sulfisanle,  rien  plus  n'est  requis 
pour  amener  l'eflet  à  produire.  Or,  d'autres  choses  sont  en- 
core requises  pour  la  rémission  des  péchés  »,  en  plus  de  la 
Passion  du  Christ;  u  savoir  le  baptême  et  la  pénitence.  Donc 
il  semble  que  la  Passion  du  Christ  n'est  pas  la  cause  suffisante 
de  la  rémission  des  péchés  ».  —  La  cinquième  objection  en 
appelle  au  livre  des  Proverbes,  où  «  il  est  dit,  ch.  x  (v.  12)  : 
La  charité  couvre  tous  les  délits;  et,  au  chapitre  xv  (v.  27),  il  est 
dit  :  Par  la  miséricorde  et  par  la  Joi  les  péchés  sont  purifiés.  Or, 
il  y  a  beaucoup  d'autres  choses  »,  en  plus  de  la  Passion  du 
Christ,  «  sur  lesquelles  porle  notre  foi  et  qui  provoquent  la 
charité.  Donc  la  Passion  du  Christ  n'est  point  la  cause  propre 
de  la  rémission  des  péchés  ».  —  Ces  objections,  toutes  fort  in- 
téressantes, précisent  la  portée  de  la  question  posée  et  amè- 
neront de  précieuses  explications  doctrinales. 

L'argument  sed  contra  est  le  beau  texte  de  l'Apocalypse,  où 
où  «  il  est  dit,  ch.  i  (v.  5)  :  //  nous  a  aimés  et  II  nous  a  lavés  de 
nos  péchés  dans  son  sang  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  en  déclarant  net- 
tement que  «  la  Passion  du  Christ  est  la  propre  cause  de  la  ré- 
mission  des   péchés,   d'une   triple  manière.    —  D'abord,   par 


QUEST.    XLIX.    —    DES    EFFETS   DE   LA   PASSION    DU    CHIUST.         ^87 

mode  d'excitant  à  la  charité.  Car,  ainsi  que  l'Apôtre  le  dit,  aux 
Romains,  ch.  v  (v.  8,  9),  Dieu  marquera  sa  charité  pour  nous, 
du  fait  qu'alors  que  nous  étions  ennemis,  le  Christ  est  mort  pour 
nous.  Or,  c'est  par  la  charité  que  nous  obtenons  le  pardon  des 
péchés;  selon  cette  parole  du  Christ  en  saint  Luc,  ch.  vu  (v.  ^7)  : 
Beaucoup  de  péchés  lai  ont  été  remis,  parce  qu'elle  a  beaucoup 
aimé.  —  Secondement,  la  Passion  du  Christ  cause  la  rémis- 
sion des  péchés  par  mode  de  rédemption.  Dès  là,  en  efl'ct, 
que  Lui-même  est  notre  tête  »  et  que  nous  sommes  les  mem- 
bres de  son  corps  mystique,  l'Église,  «  par  sa  Passion,  qu'il  a 
subie  par  amour  et  par  obéissance.  Il  nous  a  délivrés,  nous, 
ses  membres,  de  nos  péchés,  comme  par  le  prix  de  sa  Passion  ; 
un  peu  comme  si  un  homme,  par  quelque  oeuvre  méritoire 
que  sa  main  exercerait,  se  rachetait  d'un  péché  que  le  pied 
aurait  commis.  De  même,  en  effet,  que  le  corps  naturel  est 
un,  constitué  par  la  diversité  des  membres,  ainsi  l'Église  en- 
tière, qui  est  le  corps  mystique  du  Christ,  est  tenue  comme 
une  seule  personne  avec  sa  tête  qui  est  le  Christ  ».  On  remar- 
quera la  déclaration  si  nette  et  si  expressive  que  vient  de  faire 
ici  saint  Thomas,  sur  l'Église,  corps  mystique  du  Christ.  Cette 
doctrine,  que  le  saint  Docteur  a  eu  rarement  l'occasion  de 
formuler  en  termes  si  précis,  commande  tout  dans  sa  concep- 
tion du  mystère  du  Christ.  Nous  venons  d'en  avoir  un  bel 
exemple  pour  ce  qui  est  de  la  rémission  de  nos  fautes  par 
mode  de  rédemption.  La  même  doctrine  se  retrouverait,  avec 
une  richesse  d'applications  infinies,  dans  la  question  du  mé- 
rite et  de  la  valeur  de  nos  œuvres  faites  en  dépendance  du 
Christ  notre  tête.  —  C'est  encore  «  d'une  troisième  manière  » 
que  la  Passion  du  Christ  est  la  cause  propre  de  la  rémission 
des  péchés,  «  par  mode  de  cause  efficiente  :  pour  autant  que  la 
chair  du  Christ,  selon  laquelle  le  Christ  a  souffert  sa  Passion, 
est  r instrument  de  la  divinité  (S.  Jean  Damascène,  de  la  Foi  or- 
thodoxe, liv.  III,  ch.  xv) ;  d'où  il  suit  que  ses  souffrances  et 
ses  actions  opèrent,  dans  la  vertu  même  de  Dieu,  à  chasser  le 
péché  ». 

Vad  primum  appuie  sur  cette  dernière  considération  pour  ré- 
pondre à  la  difficulté  que  faisait  l'objection.  «  Bien  que  le 


488  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Christ  n'ait  pas  soufTert  selon  qu'il  est  Dieu,  cependant  sa 
chair  est  l'instrument  de  la  divinité.  Et,  de  ce  chef,  sa  Passion 
a  une  certaine  vertu  divine  à  l'effet  de  chasser  le  péché,  ainsi 
qu'il  a  été  dit  »  (au  corps  de  l'article). 

Uad  secandam  en  appelle  encore  à  la  même  raison.  «  La 
Passion  du  Christ,  bien  qu'elle  soit  quelque  chose  de  corporel, 
reçoit  cependant  une  certaine  vertu  spirituelle  de  la  divinité 
dont  la  chair  qui  lui  est  unie  est  l'instrument.  Et  c'est  selon 
cette  vertu  que  la  Passion  du  Christ  est  la  cause  »,  même  par 
mode  de  cause  efficiente  agissant  sur  l'àmc  qui  est  spirituelle, 
c(  de  la  rémission  des  péchés  ». 

\Sad  terlium  explique  que  «  le  Christ,  par  ^a  Passion,  nous 
a  délivrés  des  péchés  d'une  façon  causale,  c'est-à-dire  en  insti- 
tuant ou  en  constituant  la  cause  de  notre  délivrance,  d'où 
pourraient  n'importe  quels  pèches  en  n'importe  quel  temps, 
être  remis,  ou  passés,  ou  présents,  ou  futurs;  comme  si  un 
médecin  faisait  un  remède  avec  lequel  pussent  être  guéris  n'im- 
porte quels  maux,  même  dans  l'avenir  ». 

L'«d  qiiarlam,  s'appuyant  sur  l'explication  qui  vient  d'être 
donnée,  en  tire  la  réponse  qui  résout  la  difficulté  proposée 
dans  l'objection  suivante.  «  Parce  que  la  Passion  du  Christ  a 
précédé,  comme  une  certaine  cause  universelle  de  la  rémis- 
sion des  péchés,  ainsi  qu'il  a  été  dit  {ad  5"'"),  il  est  nécessaire 
qu'elle  soit  appliquée  à  chacun  en  particulier  pour  la  rémis- 
sion de  ses  propres  péchés.  Et  c'est  ce  qui  se  fait  par  le  bap- 
tême et  la  pénitence  et  les  autres  sacrements,  qui  ont  leur 
vertu  de  la  Passion  du  Christ,  comme  on  le  verra  plus  loin  » 
(q.  62,  art.  5).  Il  ne  s'ensuit  donc  pas,  comme  le  voulait  l'ob- 
jection, que  la  Passion  du  Christ  ne  soit  pas  la  cause  suffi- 
sante; puisque  ces  autres  causes  n'agissent  que  dans  sa  dépen- 
dance et  dans  sa  vertu,  à  l'effet,  comme  il  a  été  dit,  d'appli- 
quer à  chacun  la  vertu  universelle  de  la  Passion  du  Christ. 

Vad  quinluin  dit  que  «  même  par  la  foi  nous  est  appliquée 
la  Passion  du  Christ  à  l'effet  de  percevoir  son  fruit;  selon  cette 
parole  de  l'Épître  aux  Romains,  ch.  ni  (v.  25)  :  Celui  que  Dieu 
a  proposé  comme  propiiialion  par  lujoi  en  son  sanq.  D'autre  part, 
la  foi  par  laquelle  nous  sommes  purifiés  du  péché  n'est  pas  la 


QUEST.    XLIX.    —   DES   EFFETS   DE   LA   PASSION   DU   CHRIST.        ^89 

foi  informe,  qui  peut  être  même  avec  le  péché;  c'est  la  foi 
formée  »  ou  injornice  «  par  la  charité  :  de  telle  sorte  que  la 
Passion  du  Christ  nous  soit  appliquée  non  pas  seulement  quant 
à  l'intelligence,  mais  aussi  quant  à  la  partie  affective.  Et,  de 
cette  manière  encore,  les  péchés  sont  remis  par  la  vertu  de  la 
Passion  du  Christ  ».  Si,  en  effet,  la  vertu  de  la  Passion  du 
Christ  est  appliquée  à  chacun  en  particulier  par  l'usage  exté- 
rieur ou  le  contact  matériel  des  sacrements,  elle  l'est  aussi  par 
le  contact  spirituel  de  l'âme,  dans  l'acte  de  la  pensée  et  l'acte 
de  l'amour,  avec  celte  même  Passion.  Suivant  le  beau  mot  de 
l'Apôtre,  par  cette  foi  aimante,  le  Christ  est  présent  et  habite 
dans  nos  cœurs  :  Christam  habitare  per  fidem  in  cordibas  veslris 
(ép.  aux  Éphésiens,  ch.  m,  v.  17).  Quant  aux  autres  choses  sur 
lesquelles  peut  porter  la  foi  ou  qui  peuvent  provoquer  la  cha- 
rité, elles  ne  doivent  pas  être  séparées  de  la  Passion  du  Christ 
qui  a  été  constituée  par  Dieu,  au  sens  expliqué,  la  cause  pro- 
pre de  la  rémission  des  péchés. 

Tout  ce  qui  a  trait,  pour  nous,  à  la  cause  de  la  rémission 
des.  péchés,  se  concentre,  comme  cause  propre  immédiate, 
dans  la  Passion  du  Christ.  C'est  vraiment  par  la  vertu  de  celte 
Passion  et  de  cette  Passion  seule,  comme  cause  prochaine,  im- 
médiate et  propre,  que  sont  remis  tous  les  péchés.  Elle  est  le 
signe  par  excellence  de  l'amour  de  Dieu  nous  faisant  miséri- 
corde. Elle  constitue  le  prix  de  notre  rédemption  ou  de  notre 
rachat.  Et  elle  tire  de  son  union  immédiate  à  la  divinité  une 
vertu  infinie  qui  lui  permet  d'agir  à  l'effet  d'expulser  le  péché 
en  tous  ceux  à  qui  elle  s'applique  ou  par  les  sacrements  ou  par 
la  foi  aimante.  —  A  ce  premier  effet,  qui  est  la  délivrance  du 
mal  de  la  coulpe,  faut-il  joindre,  comme  effet  de  la  Passion 
du  Christ,  la  délivrance  nous  soustrayant  au  pouvoir  du  dé- 
mon. C'était  ce  second  point  que  nous  devions  examiner  dans 
la  question  actuelle.  Saint  Thomas  s'en  enquiert  dans  l'article 
qui  suit. 


ZJQO  SOMME    THEOLOGIQUe, 


Article    II. 


Si  par  la  Passion  du  Christ  nous  avons  été  délivrés 
de  la  puissance  du  démon? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  par  la  Passion  du 
Christ  nous  n'avons  pas  été  délivrés  de  la  puissance  du  démon  ». 
—  La  première  arguë  de  ce  que  nous  pourrions  appeler  la  ques- 
tion préalable.  «  Celui-là,  dit-elle,  n'a  pas  de  puissance  sur  des 
hommes  à  l'endroit  desquels  il  ne  peut  rien  faire  sans  la  per- 
mission d'un  autre.  Or,  le  démon  n'a  jamais  pu  nuire  à  un 
homme  quelconque  si  ce  n'est  par  la  permission  divine  ; 
comme  on  voit,  dans  le  livre  de  Job,  chapitre  i  et  chapitre  ii, 
que,  par  la  puissance  qu'il  avait  reçu  de  Dieu,  il  le  frappa 
d'abord  dans  ses  biens  et  puis  dans  son  corps  ;  et,  semblablement, 
en  saint  Matthieu,  ch.  viii  (v.  3i,  82),  il  est  dit  que  les  démons 
ne  purent  entrer  dans  les  porcs  que  sur  la  permission  du 
Christ.  Donc  le  démon  n'a  jamais  eu  pouvoir  sur  les  hommes. 
Et,  par  suite,  nous  n'avons  pas  été,  par  la  Passion  du  Christ, 
délivrés  de  la  puissance  du  démon  ».  —  La  seconde  objection 
dit  que  «  le  démon  exerce  sa  puissance  sur  les  hommes  par  les 
tentations  et  par  les  vexations  corporelles.  Or,  même  encore  il 
continue  de  faire  cela  à  l'endroit  des  hommes,  après  la  Passion 
du  Christ.  Donc  nous  n'avons  pas  été  délivrés  de  sa  puissance 
par  la  Passion  du  Christ  ».  —  La  troisième  objection  déclare 
que  u  la  vertu  de  la  Passion  du  Christ  dure  éternellement  : 
selon  cette  parole  de  l'Épître  aux  Hébreux,  ch.  x  (v,  i/i)  :  Par 
une  oblalion,  H  a  achevé  l œuvre  de  sanctification  pour  les  saints  à 
tout  Jamais.  Or,  la  délivrance  de  la  puissance  du  démon  n'est 
point  partout,  puisque,  en  de  nombreuses  parties  du  monde, 
il  y  a  encore  des  idolâtres,  et  elle  ne  sera  point,  non  plus,  tou- 
jours, puisque,  au  temps  de  l'Antéchrist,  il  exercera  au  plus 
haut  point  sa  puissance  à  l'effet  de  nuire  aux  hommes,  étant 
écrit  de  lui,  dans  la  seconde  Épître  aux  Thessaloniciens,  ch.  11 
(v.  9,  10),  que  son  avènement  sera  selon  l'opération  de  Satan,  en 


QUEST.    XLIX.    —   DES    EFFETS   DE   LA   PASSION    DU   CHRIST.         491 

loate  sorte  de  vertus  et  de  signes  et  de  prodiges  trompeurs,  et  en 
toute  séduction  d'iniquité.  Donc  il  semble  que  la  Passion  du 
Christ  n'a  pas  été  cause  de  la  délivrance  du  genre  humain  à 
l'endroit  de  la  puissance  du  démon  ».  —  Ici  encore,  les  objec- 
tions que  nous  venons  de  lire  sont  du  plus  haut  intérêt.  Elles 
nous  vaudront'  d'admirables  précisions  de  doctrine  formulées 
par  saint  Thomas. 

L'argument  sed  contra  cite  le  beau  texte  où  «  le  Seigneur  dit, 
en  saint  Jean,  ch.  xii  (v.  3i,  82),  à  la  veille  de  sa  Passion  : 
Maintenant,  le  prince  de  ce  monde  est  Jeté  dehors  ;  et  moi,  quand 
f  aurai  été  élevé  de  terre,  j'attirerai  tout  à  moi.  Or,  Il  a  été  élevé 
de  terre  par  la  Passion  de  la  Croix  »,  comme  le  note  saint 
Jean  lui-même  au  même  endroit  (v.  33).  «  Donc,  par  la  Pas- 
sion du  Christ,  le  démon  a  été  chassé  du  pouvoir  qu'il  avait 
sur  les  hommes  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  qu'  «  au  sujet 
de  la  puissance  que  le  démon  exerçait  sur  les  hommes  avant 
la  Passion  du  Christ,  il  y  a  trois  choses  à  considérer.  —  La 
première  se  lire  du  côté  de  l'homme,  qui,  par  son  péché,  avait 
mérité  d'être  livié  au  pouvoir  du  démon,  par  la  tentation 
duquel  il  avait  été  vaincu.  —  Une  autre  se  tire  du  côté  de  Dieu, 
que  l'homme,  en  péchant,  avait  offensé,  et  qui,  par  sa  justice, 
avait  abandonné  l'homme  au  pouvoir  du  démon.  —  Une  troi- 
sième se  prend  du  côté  du  démon  lui-même,  qui,  par  sa  volonté 
souverainement  mauvaise,  empêchait  l'homme  de  parvenir  au 
salut.  —  En  ce  qui  est  de  la  première  de  ces  trois  choses, 
l'homme  a  été  délivré  de  la  puissance  du  démon  par  la  Pas- 
sion du  Christ,  en  tant  que  la  Passion  du  Christ  est  la  cause 
de  la  rémission  des  péchés,  ainsi  qu'il  a  été  dit  (art.  précéd.).  — 
Pour  ce  qui  est  de  la  seconde,  il  faut  dire  que  la  Passion  du 
Christ  nous  a  délivrés  de  la  puissance  du  démon,  en  tant  qu'elle 
nous  a  réconciliés  à  Dieu,  comme  il  sera  vu  plus  loin  (art.  4). 
—  Pour  la  troisième,  la  Passion  du  Christ  nous  a  délivrés  du 
démon,  en  tant  que  dans  la  Passion  du  Christ,  le  démon  a 
dépassé  la  mesure  de  la  puissance  que  Dieu  lui  avait  accordée, 
machinant  la  mort  du  Christ  qui  n'avait  point  mérité  la  mort, 
alors  qu'il  était  sans  péché.  Aussi  bien  saint  Augustin  dit,  au 


492  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

livre  XIII  de  la  Trinilé  (ch.  xiv)  :  Le  démon  a  été  vainca  par  la 
Justice  du  Christ,  parce  que  n'ayant  rien  trouvé  en  Lui  qui  Jùt 
digne  de  mort,  cependcmt  il  l'a  tué  :  et,  en  effet,  il  est  juste  que 
les  débiteurs  qu'il  tencdt  captifs  soient  licenciés,  alors  qu'ils  croient 
en  Celui  qu'il  a  tué  sans  qu'il  eût  aucune  dette  ».  En  faisant  mou- 
rir  l'Innocent,  il  a  mérité  de  perdre  le  pouvoir  qu'il  avait  sur 
les  coupables. 

Vad  primum  fait  observer  qu'  «  il  n'est  point  dit  que  le 
démon  eût  un  pouvoir  sur  les  hommes  comme  s'il  eût  pu  leur 
nuire  sans  que  Dieu  le  permît;  mais  parce  qu'il  lui  était  per- 
mis justement  de  nuire  aux  hommes  qu'il  avait  amenés,  en  les 
tentant,  à  consentira  ses  suggestions  ». 

h'ad  secundum  accorde  que  «  même  maintenant,  le  démon 
peut,  Dieu  le  permettant,  tenter  les  hommes,  en  ce  qui  est  de 
l'âme,  et  les  vexer  en  ce  qui  est  du  corps;  mais,  cependant,  il 
a  été  préparé  à  l'homme  un  remède,  dans  la  Passion  du  Christ, 
par  lequel  il  peut  se  protéger  contre  les  assauts  de  l'ennemi, 
de  façon  à  ne  pas  être  entraîné  dans  la  perte  de  la  mort  éter- 
nelle. Et  tous  ceux  qui,  avant  la  Passion  du  Christ,  résistaient 
au  démon,  avaient  de  pouvoir  le  faire  par  la  foi  de  la  Passion 
du  Christ;  bien  que,  la  Passion  du  Christ  n'ayant  pas  encore 
été  réalisée,  il  y  eût  quelque  chose  où  nul  ne  pouvait  échap- 
per aux  mains  du  démon,  savoir  :  ne  pas  descendre  aux  enfers. 
Et,  de  cela,  après  la  Passion  du  Christ,  les  hommes  peuvent 
se  protéger  par  la  vertu  de  cette  Passion  ».  —  Avant  la  Passion 
du  Christ,  en  effet,  même  les  âmes  des  saints  personnages  de 
l'Ancien  Testament  devaient  descendre  à  cette  partie  des  enfers 
qui  s'appelaient  du  nom  de  limbes,  pour  y  attendre  la  venue 
du  Christ.  C'est  là  que  le  Christ  viendra  lui-même,  au  soir  de 
sa  Passion,  pour  délivrer  ces  chères  âmes  et  enlever  l'obliga- 
tion qu'il  y  a\ait  pour  tous  d'y  descendre.  On  remarquera 
l'importance  de  ce  point  de  doctrine,  et  la  supériorité  qu'if  y  a, 
de  ce  chef,  pour  tous  ceux  qui  vivent  dans  le  Testament  Nou- 
veau, après  l'accomplissement  de  la  Passion  du  Christ. 

h'ad  tcrlium  répond  que  a  Dieu  permet  au  démon  de  pou- 
voir tromper  les  hommes  quant  à  certaines  personnes,  en  cer- 
tains temps  et  en  certains  lieux,  selon  la  raison  cachée  de  ses 


QUEST.    XLIX.    —   DES   EFFETS   DE   LA   PASSION   DU   CHRIST.        /igP» 

jugements  ».  Ici,  nous  touchons  à  l'abîme  insondable  des  con- 
seils divins  dans  l'ordre  de  sa  providence  et  de  sa  prédestina- 
lion.  «  Cependant  »,  ajoute  saint  Thomas,  et  ceci  est  d'une 
importance  souveraine,  «  toujours,  par  la  Passion  du  Christ, 
il  est  préparé  aux  hommes  un  remède  pour  se  protéger  con- 
tre les  méchancetés  des  démons,  même  au  temps  de  l'Anté- 
christ. Mais  si  quelques-uns  négligent  d'user  de  ce  remède,  cela 
n'enlève  rien  à  reffîcacité  de  la  Passion  du  Christ  ».  La  belle 
et  consolante  doctrine!  Rien,  jamais,  quelle  que  soit  la  malice 
du  démon  ou  la  liberté  que  Dieu  peut  lui  donner  d'exercer 
celte  malice  contre  les  hommes,  ne  saurait  prévaloir  contre 
l'efficacité  souveraine  de  la  Passion  du  Christ.  En  recourant  à 
cette  Passion,  ne  serait-ce  que  par  un  mouvement  de  l'âme 
vers  elle,  l'homme  est  assuré  d'y  trouver  toujours  une  protec- 
tion et  un  abri  contre  toutes  les  tentations  et  contre  toutes  les 
méchancetés  de  l'enfer,  même  au  temps  où  l'enfer  sera  le  plus 
déchaîné,  c'est-à-dire  au  temps  de  l'Antéchrist.  Si  les  hommes 
n'éprouvent  point  l'efficacité  souveraine  de  cette  protection, 
c'est  uniquement  parce  qu'ils  négligent  d'y  recourir. 

Le  premier  effet  de  la  Passion  du  Christ  en  ce  qui  est  du  mal 
à  éloigner  de  nous  a  été  et  devait  être  de  nous  délivrer  du  mal 
du  péché;  mais  tout  de  suite  et  par  une  conséquence  néces- 
saire un  second  effet  a  été  et  devait  être  de  nous  délivrer  de 
la  puissance  du  démon  :  non  pas  toutefois  que  Dieu  ne  puisse 
permettre  encore  au  démon  de  nous  éprouver  ou  d'exercer 
contre  nous  un  pouvoir  de  vexation  temporelle,  même  quand 
nous  n'aurions  plus  aucun  péché  sur  la  conscience;  mais  ces 
épreuves  ou  ces  vexations  tourneront  toujours  à  notre  vrai  bien 
spirituel,  si  seulement  nous  savons  recourir  alors,  pour  nous 
mettre  à  l'abri  des  méchancetés  du  démon,  à  la  loute-puissanle 
vertu  de  la  Passion  du  Christ.  —  Outre  ce  double  efîet  de  la 
Passion  du  Christ  à  l'eiidroit  du  mal,  devons-nous  aussi  lui 
attribuer  cet  autre  effet  qui  serait  la  délivrance  du  mal  de  la 
peine.  Bien  qu'ayant  un  peu  été  touchée  dans  l'article  que  nous 
venons  de  voir,  la  question  demande  à  être  étudiée  en  elle- 
même.  Et  c'est  ce  que  va  faire  saint  Thomas  à  l'article  qui  suit. 


49^  SOMME    THÉOLOGIQUE. 


Article  III. 


Si  par  la  Passion  du  Christ  les  hommes  ont  été  délivrés 
de  la  peine  du  péché? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  par  la  Passion  du 
Christ  les  hommes  n'ont  pas  été  délivrés  de  la  peine  du 
péché  ».  —  La  première  dit  que  u  la  principale  peine  du 
péché  est  la  damnation  éternelle.  Or,  ceux  qui  étaient  damnés 
dans  l'enfer  pour  leurs  péchés  n'ont  pas  été  délivrés  par  la 
Passion  du  Christ;  car,  dans  l'enfer  il  n'esl  point  de  rédemption 
(off.  des  morts,  rép.  vu).  Donc  il  semble  que  la  Passion  du 
Christ  n'a  point  délivré  les  hommes  de  la.  peine  ».  —  La 
seconde  objection  déclare  qu'  «  à  ceux  qui  sont  délivrés  de 
l'obligation  de  subir  une  peine,  aucune  peine  ne  doit  être 
enjointe.  Or,  aux  pénitents  est  enjointe  une  peine  satisfactoire. 
Donc  par  la  Passion  du  Christ  les  hommes  ne  sont  point  déli- 
vrés de  l'obligation  de  subir  la  peine  ».  —  La  troisième  objec- 
tion fait  observer  que  «  la  mort  est  la  peine  du  péché;  selon 
cette  parole  de  l'Épître  aux  Romains,  ch.  vi  (20)  :  Le  salaire  du 
péché,  c'est  la  mort.  Mais  encore  après  la  Passion  du  Christ  les 
hommes  meurent.  Donc  il  semble  que  par  la  Passion  du  Christ 
nous  ne  sommes  point  délivrés  de  l'obligation  de  la  peine  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  au  texte  d'Isaïe,  ch.  lui 
(v.  4),  où  «  il  est  dit  :  Vraiment  II  a  pris  nos  langueurs  et  II  a  porté 
nos  douleurs  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  par  la  Pas- 
sion du  Christ  nous  avons  été  délivrés  de  l'obligation  à  la 
peine,  d'une  double  manière.  —  D'abord,  directement  :  en  ce 
sens  que  la  Passion  du  Christ  fut  une  satis^'action  suffisante  et 
surabondante  pour  les  péchés  de  tout  le  genre  humain.  Or, 
quand  a  été  offerte  la  satisfaction  suffisante,  l'obligation  à  la 
peine  est  enlevée  ».  Il  suit  de  là  qu'après  la  Passion  du  Christ, 
le  genre  humain  n'est  plus  tenu  à  aucune  peine.  —  «  D'une 
autre   manière,  indirectement   :  en  ce  sens  que  la  Passion  du 


QtJEST.    XLIX.    —   DES   EFFETS   DE   lA   PASSlQN   DU   CHRIST.         49^ 

Christ  est  la  cause  de  la  rémission  du  péché  qui  fonde  l'obli- 
gation à  la  peine  »  :  ie  péché  n'existant  plus  et  se  trouvant 
remis  par  une  cause  si  parfaite  que  jusqu'au  souvenir  tout  en 
est  effacé,  il  n'y  a  donc  plus  à  parler  de  peine  en  raison  de  ce 
péché.  —  Mais  alors  que  répondre  aux  constatations  de  fait 
marquées  dans  les  objections.  Si  la  Passion  du  Christ  a  été  une 
cause  si  souverainement  parfaite  de  la  délivrance  à  l'endroit  de 
la  peine,  comment  expliquer  que  la  peine  continue  de  régner 
dans  le  monde  après  celte  Passion  du  Christ.  Saint  Thomas, 
dans  les  réponses  aux  objections,  va  projeter  sur  celte  ques- 
tion si  troublante  de  merveilleuses  clartés. 

Vad  prinmm  déclare  que  u  la  Passion  du  Christ  obtient  son 
effet  en  ceux  à  qui  elle  est  appliquée  par  la  foi  et  la  charité,  et 
par  les  sacrements  de  la  foi.  Il  suit  de  là  que  les  damnés  dans 
l'enfer,  qui  ne  sont  pas  unis  de  cette  manière  à  la  Passion  du 
Christ  »,  puisqu'ils  sont  fixés  dans  le  mal  du  péché  et  dans  la 
haine  de  Dieu,  «  ne  peuvent  point  percevoir  l'effet  de  cette 
Passion  ».  C'est  donc  à  tout  jamais  que  durera  leur  peine,  sans 
que  cela  nuise  en  rien  à  l'elficacité  de  la  Passion  du  Christ. 

Vad  seciindam  rappelle  que  «  comme  il  a  été  dit  (art.  i, 
ad  '/"'",  5«"';  i''-2'^\  q.  85,  art.  5.  ad  2'""),  pour  que  nous  recevions 
l'effet  de  la  Passion  du  Christ,  il  faut  que  nous  lui  soyons  con- 
figurés. Or,  nous  lui  sommes  configurés  sacramentellementdans 
le  baptême;  selon  celle  parole  de  l'Épîlre  aux  Romains,  ch.  vi 
(v.  4)  :  Nous  avons  été  ensevelis  avec  Lui  par  le  baptême  dans  la 
mort.  Et,  à  cause  de  cela,  aucune  peine  satisfactoire  n'est  impo- 
sée aux  baptisés  :  ils  sont,  en  effet,  totalement  libérés  par  la 
satisfaction  du  Christ  ».  On  voit,  par  là,  combien  en  toute 
vérité,  la  Passion  du  Christ  a  libéré  les  hommes  de  toute  peine 
ou  plutôt  de  toute  obligation  à  la  peine  due  au  péché.  «  Mais  », 
ajoute  saint  Thomas,  «  parce  que  le  Christ  est  mort  une  fois  seu- 
lement pour  nos  péchés,  comme  il  est  dit  dans  la  première  épî- 
tre  de  saint  Pierre,  ch.  m  (v.  i8),  il  suit  de  là  que  l'homme  ne 
peut  pas  une  seconde  fois  être  configuré  à  la  mort  du  Christ 
par  le  sacrement  du  baplême.  Il  faudra  donc  que  ceux  qui 
pèchent  après  le  baplême  soient  configurés  au  Christ  souffrant 
par  quelque  chose  ayant  trait  à  la  peine  ou  à  la  souffrance  qu'ils 


^()C)  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

porteront  en  eux-mêmes.  Toutefois,  elle  suffira,  infiniment 
moindre  qu'elle  ne  devrait  être  pour  le  péché,  à  cause  de  la 
coopération  de  la  satisfaction  du  Christ  ».  Il  ne  pouvait  être 
fait  de  meilleure  réponse  à  la  difficulté  soulevée  par  l'objec- 
tion. —  Mais  une  nouvelle  difficulté  demeure  au  sujet  des  bap- 
tisés pleinement  configurés  au  Christ  par  le  baptême  et  qui 
cependant  continuent  d'être  soumis  aux  pénalités  de  la  vie  pré- 
sente et  à  la  plus  grande  de  toutes,  la  mort. 

Vad  terliiim  répond  à  cette  difficulté,  u  La  satisfaction  du 
Christ,  explique  saint  Thomas,  a  son  effet  en  nous  selon  que 
nous  sommes  incorporés  au  Christ  comme  les  membres  à  la 
tête,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  (art.  i  ;  q.  48,  hrt.  i  ;  art.  2, 
ad  /"'").  Or,  il  faut  que  les  membres  soietit  conformes  à  la  tête. 
De  même  donc  que  le  Christ  eut  d'abord  la  grâce  dans  l'âme 
avec  la  passibilité  du  corps,  et  que  par  la  Passion  II  parvint  à 
la  gloire  de  l'immortalité;  de  même  nous,  qui  sommes,  ses 
membres,  par  sa  Passion  nous  sommes  délivrés  de  toute  obli- 
gation à  la  peine,  de  telle  sorle  cependant  que  d'abord  nous 
recevons  dans  l'âme  Y  Esprit  d'adoption  des  enfants  {aux  Romains, 
ch.  vni,  v.  i5),  qui  nous  marque  pour  l'héritage  de  la  gloire 
de  l'immortalité,  ayant  encore  un  corps  passible  et  mortel; 
puis,  configurés  aux  soujjrances  et  à  la  mort  du  Christ  {aux  Phi- 
lippiens,  ch.  m  (v.  10),  nous  sommes  conduits  à  la  gloire 
immortelle;  selon  cette  parole  de  l'Apôtre,  aux  Romains,  ch.  viii 
(v.  17)  :  Si  nous  sommes  enfants  de  Dieu,  nous  sommes  aussi  ses 
héritiers,  héritiers  de  Dieu,  cohéritiers  du  Christ  ;  à  condition  cepen- 
dant que  nous  souffrirons  avec  Lui  pour  être  glorifiés  avec  Lui  ». 
—  Quelle  doctrine!  et  qui  donc,  après  cela,  oserait  protester 
contre  les  peines  ou  les  souflïances  de  la  vie  présente,  mais  ne 
voudrait  pas  plutôt,  s'il  était  bien  dans  l'Esprit  du  Christ,  y 
participer  toujours  plus  excellemment,  comme  l'ont  voulu 
tous  les  saints. 

Souveraine  contre  le  mal  —  et  contre  tout  mal,  qu'il  s'agisse 
du  mal  par  excellence,  cause  de  tout  autre  mal,  qui  est  le  pé- 
ché, ou  du  mal  que  le  premier  entraîne  soit  comme  sujétion 
à  l'endroit  du  démon,  ou  comme  nécessité  de  subir  une  peine 


QUEST.    XLTX.    —    DES    lîFFFTS   DE    LA   PASSION   DU   CHRIST.  '197 

proportionnée,  —  la  Passion  du  Christ  aura-t-elle  une  sem- 
blable efficacité  à  l'endroit  du  bien?  C'est  ce  qu'il  nous  faut 
maintenant  examiner.  Voyons,  d'abord,  ce  qu'il  en  est  à  l'en- 
droit du  bien  dans  la  vie  présente,  ou  selon  que  nous  pou- 
vons dès  ici-bas  l'obtenir.  Ce  bien,  que  tous  les  autres  suppo- 
sent, n'est  pas  autre  que  la  grâce  même  de  Dieu.  Toutefois, 
il  s'agit  du  bien  de  la  grâce,  non  pas  tel  qu'il  dut  se  trouver  en 
Adam  avant  son  péché,  mais  tel  qu'il  peut  se  trouver  dans  le 
genre  humain  après  la  chute  du  premier  père;  c'est-à-dire 
sous  forme  de  grâce  reconquise  par  mode  de  réconciliation. 
Par  le  péché,  en  effet,  nous  sommes  tous  enfants  de  colère, 
comme  dit  saint  Paul,  et  ennemis  de  Dieu.  C'est  à  cette  ini- 
mitié qu'il  fallait  faire  succéder  une  amitié  nouvelle,  une  ami- 
tié reconquise.  Aucun  bien  d'ordre  surnaturel  n'était  possible 
pour  nous  sans  cette  réconciliation,  ou  plutôt,  dans  cette  ré- 
conciliation tous  les  biens  étaient  pour  nous  conquis.  Qu'en 
est-il  de  l'efficacité  de  la  Passion  du  Christ  à  l'endroit  de  cette 
réconciliation.  Devons-nous  dire  que  cette  réconciliation  est 
son  œuvre,  qu'elle  est  son  effet?  —  Saint  Thomas  va  nous  ré- 
pondre à  l'article  qui  suit. 


Article  IV. 

Si  par  la  Passion  du  Christ  nous  avons  été  réconciliés 
avec  Dieu? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  par  la  Passion  du 
Christ  nous  n'avons  pas  été  réconciliés  avec  Dieu  ».  —  La 
première  dit  que  «  la  réconciliation  n'a  jamais  lieu  entre  des 
amis.  Or,  Dieu  nous  a  toujours  aimés;  selon  cette  parole  du 
livre  de  la  Sagesse,  ch.  xi  (v.  v5)  :  Vous  aimez  tout  ce  qui  est; 
et  vous  ne  haïsse:  rien  des  choses  que  vous  avez  faites.  Donc  la 
Passion  du  Christ  ne  nous  a  point  réconciliés  avec  Dieu  ».  — 
La  seconde  objection  déclare  qu'  «  il  ne  se  peut  pas  que  la 
même  chose  soit  principe  et  eff'et  :  et  de  là  vient  que  la  grâce, 
qui  est  le  principe  par  où  nous  méritons,  ne  tombe  pas  sous 
XVI.  — La  Rédemption.  3a 


4 9^  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

le  mérite.  Or,  l'amour  de  Dieu  »,  qu'il  a  eu  pour  nous  u  est  le 
principe  de  la  Passion  du  Christ;  selon  cette  parole  marquée 
en  saint  Jean,  eh.  m  (v.  i G)  :  Dieu  a  ainsi  aimé  le  monde  au 
point  de  donner  son  Fils  unique.  Il  ne  semble  donc  pas  que  par 
la  Passion  du  Christ  nous  ayons  été  réconciliés  avec  Dieu,  de 
telle  sorte  qu'il  ait  commencé  à  nous  aimer  de  nouveau  ».  — 
La  troisième  objection  fait  observer  que  «  la  Passion  du 
Christ  a  été  accomplie  »  ou  réalisée  «  par  les  hommes  qui 
ont  tué  le  Christ,  lesquels  de  ce  chef  offensèrent  Dieu  grave- 
ment. Donc  la  Passion  du  Christ  a  plutôt  été  cause  de  l'in- 
dignation de  Dieu  contre  nous,  que  de  sa  réconciliation  avec 
nous  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  formel  où  «  l'Apô- 
tre dit,  aux  Romains,  ch.  v  (v.  lo)  :  Nous  avons  été  réconciliés 
avec  Dieu  par  la  mort  de  son  Fils  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  la  Passion 
du  Christ  est  la  cause  de  notre  réconciliation  avec  Dieu,  d'une 
double  manière.  —  D'abord,  en  tant  qu'elle  écarte  le  péché, 
par  lequel  les  hommes  sont  constitués  ennemis  de  Dieu;  se- 
lon cette  parole  du  livre  de  la  Sagesse,  ch.  xiv  (v.  9)  :  A  Dieu 
sont  également  en  haine  l'impie  et  son  impiété;  et  dans  le  psaume 
(v,  v.  7)  :  Vous  avez  en  haine  tous  ceux  qui  font  l'iniquité.  — 
D'une  autre  manière  »,  la  Passion  du  Christ  nous  a  réconciliés 
avec  Dieu,  «  en  tant  qu'elle  est  un  sacrifice  souverainement 
agréable  à  Dieu.  Car  c'est  là  proprement  l'effet  du  sacrifice, 
que  par  lui  Dieu  soit  apaisé  :  comme  quand  l'homme  remet 
l'offense  commise  contre  lui,  en  raison  de  quelque  service 
agréable  qui  lui  est  rendu  :  auquel  sens  il  est  dit,  dans  le  pre- 
mier livre  des  Rois,  ch.  xxvi  (v.  19)  :  Si  le  Seigneur  t'excite  con- 
tre moi,  qu'il  agrée  le  parfum  d'une  njfrcmde.  Et,  pareillement, 
ce  fut  un  si  grand  bien,  que  le  Christ  ait  souffert  volontaire- 
ment sa  Passion,  qu'en  raison  de  ce  bien  trouvé  dans  la  na- 
ture humaine,  Dieu  a  été  apaisé  au  sujet  de  toute  offense  du 
genre  humain,  quant  à  ceux  qui  sont  unis  au  Christ  ayant 
souffert,  selon  le  mode  qui  a  été  indiqué  précédemment  » 
(art.  I,  ad  //"'";  art.  3,  ad  i«"';  q.  48,  art.  G,  ad  2"'").  —  On 
aura  remarqué  toute  la  plénitude  et  la  splendeur  de   doctrine 


QLRST.    XLIV.    —    DRS    FFTKTS   DE    L\    PASSION    DU    CHRIST.  IQQ 

contenue  dans  la  dernière  formule  que  vient  de  nous  préciser 
saint  Thomas.  C'est  tout  le  myslère  de  notre  réconciliation 
avec  Dieu  rendu  en  quelque  sorte  palpable  à  la  raison  et  au 
cœur  de  l'homme,  en  même  temps  que  l'harmonie,  dans  ce 
myslère  inelTable,  de  la  Passion  et  de  la  mort  du  Fils  de  Dieu 
incarné.  Nous  pouvons  dire,  en  toute  vérité,  qu'il  est  impos- 
sible à  Dieu  de  se  détourner  de  nous  ou  de  se  souvenir  en- 
core de  nos  fautes,  de  nos  offenses,  quelque  grandes  et  quel- 
que nombreuses  qu'elles  aient  pu  être,  quand  nous  nous 
présentons  à  Lui  revêtus  de  la  Passion  de  son  divin  Fils,  Noire- 
Seigneur  Jésus-Christ.  Ah!  que  ne  devons-nous  pas  à  ce  béni 
Sauveur  ! 

L'ad  primiim  dit  que  «  Dieu  aime  tous  les  hommes,  quant  à 
la  nature  que  Lui-même  a  faile.  Toutefois,  Il  les  hait,  quant  à 
la  coulpe  que  les  hommes  commellent  contre  Lui;  selon  cette 
parole  de  l'Ecclésiastique,  ch.  xii  (v.  3)  :  Le  Très-Haut  a  en 
haine  les  pécheurs  » . 

Uad  secunduni  répond  que  «  le  Christ  n'est  point  dit  nous 
avoir  réconciliés  avec  Dieu  en  ce  sens  que  Dieu  commencerait 
à  nous  aimer  de  nouveau  »,  comme  s'il  s'élait  produit  un 
changement  en  Dieu  et  qu'il  eût  commencé  d'avoir,  à  un  mo- 
ment de  la  durée,  un  mouvement  aiïectif  qu'il  n'aurait  pas 
eu  précédemmenl.  «  Il  est  écril,  en  effet,  dans  Jérémie, 
ch.  XXXI  (v.  3)  :  Je  t'ai  aimé  d'un  amour  éternel.  Mais  »  le  Christ 
est  dit  nous  avoir  réconciliés  avec  Dieu,  u  en  ce  sens  que  par 
la  Passion  du  Christ  a  été  enlevée  la  cause  de  la  haine  »  qui  se 
trouvait  en  nous  :  «  soit  en  raison  de  l'enlèvement  du  péché; 
soit  en  raison  de  la  compensation  d'un  bien  plus  agréable  à 
Dieu  ». 

Vad  tertium  fait  observer  que  «  si  les  meurtriers  du  Christ 
lurent  des  hommes,  le  Christ  aussi  qui  fut  mis  à  mort  était 
homme.  Or,  la  charité  du  Christ  souffrant  »  et  subissant  la 
mort  «  fut  plus  grande  que  l'iniquité  de  ceux  qui  étaient  ses 
meurtriers.  Et  c'est  pourquoi  la  Passion  du  Christ  eut  plus  de 
valeur  pour  réconcilier  à  Dieu  tout  le  genre  humain  qu'il  n'y 
eut  de  motif  en  elle  qui  pût  provoquer  sa  colère  ». 


bOO  SOMME    THKOLOGIQUE. 

Dans  l'ordre  du  bien  à  nous  assurer,  le  fruit  par  excellence  de  la 
Passion  du  Christ,  que  nous  pouvons  recevoir  immédiate- 
ment dès  celle  vie,  est  la  grâce  de  réconciliation  avec  Dieu. 
Par  le  péché  du  premier  père  que  nous  portons  tous  en  nous 
du  seul  fait  de  notre  origine,  et  par  les  péchés  personnels  que 
chacun  de  nous  a  pu  commettre,  nous  étions  les  ennemis  de 
Dieu.  Ces  péchés  étaient  l'obstacle  à  l'effusion  de  son  amour 
sur  nous,  de  cet  amour  dont  II  nous  a  aimés  de  toute  éternité 
et  qui  l'a  fait  nous  appeler  tous  à  vivre  de  sa  propre  vie. 
En  raison  de  ces  péchés,  Dieu  était  irrité  contre  nous.  Ils  cons- 
tituaient une  offense  qui  ne  permettait  plus  à  Dieu,  tant  qu'elle 
n'aurait  pas  été  remise  et  que  son  courroux  n'aurait  pas  été 
apaisé,  de  nous  admettre  à  la  participation  de  ses  grâces,  de 
ses  faveurs,  notamment  à  la  participation  de  la  grâce  qui  fait 
de  nous  ses  enfants  d'adoption.  Adam,  notre  premier  père,  et 
Eve,  notre  première  mère,  avaient  eu  cette  grâce  avant  leur 
péché;  et  s'ils  n'avaient  point  péché  eux-mêmes,  ils  nous  au- 
raient transmis  une  nature  qui  aurait  été  revêtue  de  la  même 
grâce.  C'était  la  grâce  d'amitié  avec  Dieu.  Mais,  nous  l'avons 
dit,  le  péché  avait  enlevé  cette  grâce.  Dès  lors,  il  fallait,  sous 
peine  pour  nous  d'être  à  jamais  privés  de  la  grâce  de  Dieu, 
que  Dieu  s'apaise  à  notre  endroit.  Il  fallait  qu'entre  Lui  et 
nous  s'opère  la  réconciliation.  Il  nous  fallait  désormais  une 
grâce  nouvelle,  non  plus  simplement  la  grâce  d'amitié,  qui 
avait  été  perdue;  mais  la  grâce  de  réconciliation  ou  d'amitié 
recouvrée.  CeJ.le  grâce,  nous  la  devons  à  la  Passion  du  Christ. 
Elle  se  distingue  de  la  première  en  ce  qu'elle  nous  donne  de 
mener  une  vie  qui  n'est  plus  simplement  la  vie  que  nous  au- 
rions menée  avec  la  première  grâce.  Celle-ci  nous  faisait  vi- 
vre de  la  vie  d'amitié  avec  Dieu.  La  grâce  de  réconciliation 
nous  fait  vivre  avec  Dieu  d'une  vie  d'amitié  recouvrée.  Et  c'est, 
proprement,  ce  que  nous  appellerons  la  vie  chrétienne.  Elle 
consiste  à  imiter  en  tout  sur  cette  terre,  la  vie  dont  le  Fils 
de  Dieu  incarné  venant  satisfaire  pour  nos  péchés  a  vécu  Lui- 
même  tout  le  premier  :  vie  qui  se  résume  en  un  seul  mot, 
puisque  aussi  bien  ce  mot,  à  lui  seul,  dit  tout  ce  qu'a  été  la 
vie  de  Jésus-Christ  parmi  nous  en  fonction  de  son  terme  final, 


QUEST.     XLIX.    —    DES    EFFETS   DE    LA   PASSION    DU   CHRIST.        OOI 

une  vie  de  mort.  Pour  apaiser  la  colère  de  Dieu  irrité  de  ce 
que  l'homme  avait  méprisé,  en  désobéissant,  la  mort  dont  il 
l'avait  menacé,  le  Christ  a  été  à  la  mort  par  obéissance.  Sa  vie 
n'a  été  qu'en  fonction  de  cette  mort,  si  l'on  peut  ainsi  dite.  Et 
toutes  les  vertus  qu'il  a  pratiquées  sur  cette  terre  en  ont  reçu 
comme  leur  caractère  spécifique  et  distinctif.  Il  faut  qu'il  en 
soit  de  même  pour  tous  ceux  qui  doivent  lui  appartenir.  Leur 
vie  tout  entière  doit  être  en  fonction  de  la  mort  du  Christ  à 
reproduire  en  eux  pour  s'assurer  le  recouvrement  de  l'amitié 
divine  que  cette  mort  leur  a  valu  et  procuré.  C'est  là  ce  que 
nous  appelons,  sur  cette  terre,  la  vie  chrétienne  ou  la  vie  de  la 
grâce  reconquise,  de  la  grâce  recouvrée,  la  vie  de  réconcilia- 
tion avec  Dieu  dans  le  Christ  et  par  le  Christ.  Nous  la  devons 
à  la  Passion  du  Christ.  —  Lui  devrons-nous  aussi  le  couronne- 
ment ou  la  récompense  de  cette  vie,  c'est-à-dire  notre  admis- 
sion à  la  gloire  du  ciel  et  notre  entrée  dans  cette  gloire.  Saint 
Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  suivant. 


Article  V. 
Si  le  Christ,  par  sa  Passion,  nous  a  ouvert  la  porte  du  ciel? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ,  par  sa 
Passion,  ne  nous  a  pas  ouvert  la  porte  du  ciel  ».  —  La  pre- 
mière arguë  du  texte  des  Proverbes,  ch.  xi  (v.  18),  011  «  il  est 
dit  :  A  celui  qui  sème  la  justice,  la  récompense  est  assurée.  Or, 
la  récompense  de  la  justice  est  l'entrée  du  Royaume  céleste. 
Donc  il  semble  que  les  saints  Patriarches  qui  ont  accompli 
leurs  œuvres  de  justice,  ont  obtenu  l'entrée  du  Royaume  des 
cieux  très  fidèlement,  même  sans  la  Passion  du  Christ.  Donc  ce 
n'e&t  point  la  Passion  du  Christ  qui  est  la  cause  de  l'ouverture 
de  la  porte  du  Royaume  céleste  ».  —  La  seconde  objection  en 
appelle  à  ce  qu'  «  avant  la  Passion  du  Christ,  Élie  a  été  enlevé 
au  ciel,  comme  il  est  dit  au  livre  IV  des  Rois,  ch.  11  (v.  1 1).  Or, 
l'effet  ne  précède  point  la  cause.  Donc  il  semble  que  l'ouver- 
ture de  la  porte  du  ciel  n'est  pas  l'effet  de  la  Passion  du  Christ  ». 


502  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

—  La  troisième  objection  rappelle  que  «  comme  nous  le  lisons 
en  saint  Maltliieu,  ch.  m  (v.  i6),  le  Christ  étant  baptisé,  les 
deux  Jurenl  ouverts.  Or,  le  baptême  précéda  la  Passion.  Donc 
l'ouverture  du  ciel  n'est  point  l'ellet  de  la  Passion  du  Christ  ». 

—  La  quatrième  objection  apporte  le  texte  du  prophète  Michée, 
oii  c(  il  est  dit,  ch.  ii  (v.  i3)  :  //  est  monté  frayant  le  chemin  devant 
eux.  Or,  frayer  le  chemin  du  ciel  ne  semble  pas  autre  chose 
qu'en  ouvrir  la  porte.  Donc  il  semble  que  la  porte  du  ciel  nous 
a  été  ouverte  non  par  la  Passion  du  Christ,  mais  par  son 
Ascension  ». 

L'argument  sed  contra  est  le  texte  de  «  l'Apôtre,  aux  Hébreux, 
ch.  X  (v.  19)  »,  où  il  H  dit  :  Nous  avons  confianèe  dans  l'entrée 
des  saints,  c'est-à-dire  des  cieux,  dans  le  sang  du  Christ  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  observer  que  «  la 
fermeture  d'une  porte  est  un  certain  obstacle  qui  empêche  les 
hommes  d'entrer.  Or,  les  hommes  étaient  empêchés  d'entrer 
dans  le  Royaume  du  ciel  à  cause  du  péché;  parce  que,  comme 
il  est  dit  dans  Isaïe,  ch.  xxxv  (v.  8)  :  Cette  voie  sera  appelée 
sainte  et  l'homme  qui  est  souillé  ne  passera  point  par  elle.  Le  péché 
qui  est  ainsi  un  obstacle  à  l'entrée  du  Royaume  céleste  est  d'une 
double  sorte.  L'un  est  commun  à  toute  la  nature  humaine. 
C'est  le  péché  du  premier  père.  Et  par  ce  péché  l'entrée  du 
Royaume  céleste  était  fermée  à  tout  homme.  Aussi  bien  lisons- 
nous  dans  la  Genèse,  ch.  in  (v.  2/i),  qu'après  le  péché  du  pre- 
mier homme.  Dieu  plaça  un  chérubin  avec  un  glaive  de  feu  tour- 
noyant pour  garder  le  chemin  de  Ccwbre  de  vie.  L'autre  est  le  péché 
spécial  à  chaque  personne,  qui  est  commis  par  l'acte  propre  de 
chaque  être  humain.  La  Passion  du  Christ  nous  a  délivrés  non 
seulement  du  péché  commun  à  toute  la  nature  humaine,  et 
quant  à  la  coulpe  et  quant  à  l'obligation  de  subir  la  peine,  le 
Christ  acquittant  pour  nous  le  prix  de  notre  rachat;  mais  aussi 
des  péchés  propres  à  chaque  individu  humain  parmi  ceux  qui 
communiquent  à  sa  Passion  par  la  foi  et  la  charité  et  les  sacre- 
ments de  la  foi.  Il  suit  de  là  que  par  la  Passion  du  Christ  a  été 
ouverte  pour  nous  la  porte  du  Royaume  céleste.  Et  c'est  ce  que 
l'Apôtre  dit,  dans  l'épître  aux  Hébreux,  ch.  ix  (v.  11,  12),  que 
le  Christ,  Pontife  des  biens  futurs,  par  son  propre  sang  est  entré 


QUEST,    XLIX.    —   DES   EFFETS   DE   L\   PASSION   DU   CHRIST.         5o3 

une  fois  pour  toutes  dans  les  demeures  saintes,  ayant  procuré  une 
rédemption  éternelle.  Et  ceci  est  signifié  dans  le  livre  des  Nombres, 
ch.  XXXV  (v,  20  et  suiv.),  où  il  est  dit  que  l'homicide  demeurera 
là,  savoir  dans  la  cité  du  refuge,  Jusqu'à  ce  que  le  grand  prêtre, 
oint  de  l'huile  sainte,  meure;  lequel  une  fois  mort,  il  pourra 
retourner  dans  sa  maison  y^.  —  On  remarquera,  au  passage, 
cette  belle  interprétation  du  livre  des  Xombres  :  elle  montre 
excellemment  les  richesses  de  doctrine  contenues  dans  la  lettre 
de  l'Écriture  Sainte;  et  avec  quel  sens  merveilleux  du  Livre 
divin,  les  Pères  et  les  Docteurs,  éclairés  de  l'Esprit  de  Dieu, 
savaient  les  découvrir  et  y  puiser. 

Vad  primum  répond  que  «  les  saints  Patriarches  »  et  tous  les 
saints  personnages  venus  avant  le  Christ,  «  en  accomplissant 
leurs  œuvres  de  justice,  méritèrent  l'entrée  du  Royaume  céleste 
par  la  foi  de  la  Passion  du  Christ;  selon  cette  parole  de  l'Épî- 
tre  aux  Hébreux,  ch.  xi  (v.  33)  :  Les  saints,  par  la  foi,  ont  vaincu 
les  royaumes,  ont  opéré  la  Justice  ;  et  par  la  même  foi,  chacun 
d'eux  était  purifié  en  ce  qui  regarde  la  purification  personnelle 
pour  ses  péchés  propres.  Cependant  la  foi  ou  la  justice  d'au- 
cun d'eux  ne  suffisait  à  écarter  l'obstacle  qui  était  constitué  par 
la  culpabilité  de  toute  la  nature  humaine.  Lequel  obstacle  a  été 
enlevé  par  le  prix  du  sang  du  Christ.  Et  c'est  pourquoi,  avant 
la  Passion  du  Christ,  nul  ne  pouvait  entrer  dans  le  Royaume 
céleste,  c'est-à-dire  obtenir  la  béatitude  éternelle,  qui  consiste 
dans  la  pleine  jouissance  de  Dieu  »). 

h'ad  secundum  dit  qu'  «  Elle  a  été  enlevé  dans  le  ciel  de  l'air  » 
ou  de  notre  atmosphère,  en  y  comprenant  peut-être  aussi  le 
ciel  des  astres  ou  le  ciel  de  l'éther,  à  parler  selon  le  langage  de 
la  science  moderne  ;  k  mais  non  dans  le  ciel  empyrée,  qui  est 
le  »  ciel  de  la  gloire  et  le  «  lieu  des  bienheureux  »  (cf.  I  p., 
q.  66,  art.  3).  —  Saint  Thomas  ajoute  qu'  «  il  en  fut  de  même 
d'Enoch,  lequel  a  été  porté  au  Paradis  terrestre,  où  l'on  croit 
qu'il  vit  ensemble  avec  Élie  jusqu'à  l'avènement  de  l'Anté- 
christ ».  —  Nous  voyons,  par  cette  réponse,  que  saint  Thomas 
ne  met  pas  en  doute,  se  faisant  en  cela  l'écho  de  la  tradition, 
qu'Enoch  et  Élie  ne  continuent  d'être  vivants  de  notre  vie 
humaine  et  mortelle,    tenus   en   réserve  pour   le  témoignage 


004  SOMME    THEOLOGIQUE. 

suprême  qu'ils  doivent  rendre  au  (christ  avant  son  second  avè- 
nement, ainsi  qu'il  est  marqué  dans  la  Genèse,  ch.  v,  v.  2^  ;  et 
dans  ï Ecclésiastique,  ch.  lxvi,  v.  i6;  ch.  xlviii,  v.  lo;  et  dans 
le  prophète  Malachie,  ch.  iv,  v.  5,  6;  et  dans  l'Apocalypse, 
ch.  xr,  V.  3  et  suiv.;  et  aussi  dans  l'Évangile,  à  propos  de  la 
Transfiguration  sur  le  Thabor.  Quant  au  lieu  précis  où  se  trou- 
vent ces  deux  saints  personnages,  il  est  difïîcile  de  le  détermi- 
ner. Du  temps  de  saint  Thomas  on  croyait  que  le  Paradis  ter- 
restre continuait  d'exister.  Aujourd'hui,  il  paraît  difficile  de 
l'admettre.  Dès  lors,  nous  ne  pouvons  plus  préciser  où  se  trou- 
vent Enoch  et  Éiie.  Ils  sont  certainement  quelque  part;  non  au 
ciel  des  bienheureux  ou  de  la  gloire  ;  mais  en  un  lieu  où,  selon 
toute  probabilité,  ils  vivent  ensemble,  attendant  le  moment  fixé 
par  Dieu  pour  l'accomplissement  de  leur  mission. 

Vad  leiiiurn  déclare  que  «  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  Sg, 
art.  5),  «  le  Christ  étant  baptisé,  les  cieux  s'ouvrirent,  non  point 
pour  le  Christ  Lui-même,  à  qui  le  ciel  est  toujours  ouvert, 
mais  afin  de  signifier  que  le  ciel  est  ouvert  à  ceux  qui  sont 
baptisés  du  baptême  du  Christ,  lequel  a  son  efficacité  de  la 
Passion  du  Christ  ». 

Vad  quartuin  précise  que  «  le  Christ,  par  sa  Passion,  a  mérité 
pour  nous  l'entrée  du  Royaume  céleste  et  a  écarté  l'obstacle  » 
qui  nous  empêchait  d'y  pénétrer;  mais,  par  son  Ascension,  Il 
nous  a  comme  mis  en  possession  du  Royaume  céleste.  Et  c'est 
pour  cela  qu'il  est  dit  »,  dans  le  texte  que  citait  l'objection, 
«  qu  II  est  monté,  frayant  le  chemin  devant  eux  » . 

Ainsi  donc,  pour  ce  qui  est  de  nous,  la  Passion  du  Christ  a 
été,  en  toute  vérité,  l'exclusion  de  tout  mal  et  la  source  de  tous 
les  biens.  C'est  par  elle  que  nous  avons  été  délivrés  du  péché, 
de  la  tyrannie  de  Satan,  de  l'obligation  à  subir  les  peines  que 
nos  péchés  méritaient.  Par  elle  aussi,  nous  avons  été  réconci- 
liés avec  Dieu  et  le  Royaume  du  ciel  a  été  rouvert  devant  nous. 
—  Mais,  pour  le  Christ  Lui-même,  la  Passion  a-t-elle  été  aussi  de 
quelque  efficacité  ou  de  quelque  vertu.  Pouvons-nous,  devons- 
nous  dire  que  par  sa  Passion  le  Christ  a  mérité  d'être  exalté  et 
glorifié.  C'est  ce  qu'il  nous  reste  à  considérer  pour  connaître 


QUEST.    XLIX.    —    DES   EFFETS   DE   LA   PASSION    DU    CHRIST.         OOO 

pleinement  la  causalité  ou  l'efficacité  de  la  Passion  du  Christ. 
—  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à  l'article  suivant. 


Article  VI. 
Si  le  Christ,  par  sa  Passion,  a  mérité  d'être  exalté? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ,  par  sa  Pas- 
sion, n'a  point  mérité  d'être  exalté  ».  —  La  première  déclare 
que  «  comme  la  connaissance  de  la  vérité  est  chose  propre  à 
Dieu  »,  Dieu  seul  possédant  toute  vérité  dans  la  vérité  subsis- 
tante qu'il  est  Lui-même,  et  nul  autre  ne  connaissant  la  vé- 
rité que  parce  qu'il  participe  à  ce  qui  appartient  ainsi  à  Dieu 
par  nature,  <(  pareillement  aussi  la  sublimité  »  ou  la  gloire 
est  chose  qui  appartient  en  propre  à  Dieu  ;  «  selon  cette  parole 
du  psaume  (cxii,  v.  ^)  :  Le  Seigneur  est  infiniment  au-dessus 
de  toutes  les  nations  ;  sa  gloire  est  élevée  par-dessus  les  cieux. 
Or,  le  Christ,  selon  qu'il  est  homme,  a  eu  la  connaissance  de 
toute  vérité,  non  en  raison  de  quelque  mérite  précédent,  mais 
en  raison  de  l'union  même  de  Dieu  et  de  l'homme  »,  dans 
l'unique  Personne  du  Fils  de  Dieu;  «  selon  celte  parole  de  saint 
Jean,  ch.  i  (v.  i/j)  :  Nous  avons  vu  sa  gloire,  comme  celle  du 
Fils  unique  venant  du  Père,  plein  de  grâce  et  de  vérité.  Donc 
l'exaltation,  non  plus.  Il  n'a  pas  dû  l'avoir  par  le  mérite  de  la 
Passion,  mais  par  la  seule  union  »  hypostalique.  —  La  se- 
conde objection  rappelle  que  «  le  Christ  a  mérité  pour  Lui  dès 
le  premier  instant  de  sa  conception,  comme  il  a  été  vu  plus 
haut  (q.  34,  art.  3).  Or,  la  charité  du  Christ  n'a  pas  été  plus 
grande  au  temps  de  la  Passion  qu'elle  ne  l'était  avant.  Puis 
donc  que  la  charité  est  le  principe  pour  mériter,  il  semble  que 
le  Christ  n'a  pas  davantage  mérité,  par  sa  Passion,  son  exal- 
tation, qu'il  ne  l'avait  fait  auparavant  ».  —  La  troisième  ob- 
jection dit  que  «  la  gloire  du  corps  résulte  de  la  gloire  de 
l'âme,  comme  l'enseigne  saint  Augustin  dans  sa  lettre  à  Dios- 
core  (ép.  CXVIII).  Or,  le  Christ,  par  sa  Passion,  n'a  pas  mérité 
l'exaltation  quant  à  la  gloire  de  l'àme,  puisque  son  âme  a  été 


5o6  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

bienheureuse  dès  le  premier  instant  de  sa  conception.  Donc, 
par  sa  Passion,  Il  n'a  pas  mérité  non  plus  l'exaltation  quant  à 
la  gloire  du  corps  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  beau  texte  de  l'Épître  aux  Phi- 
Itppiens,  cil.  ii  (v.  8,  9),  où  «  il  est  dit  :  Le  Christ  s'est  fait 
obéissant  Jusqu'à  la  mort,  Jusqu'à  la  mort  de  la  croix;  c'est  pour- 
quoi Dieu  aussi  l'a  exalté  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  observer  que  c<  le 
mérite  implique  une  certaine  égalité  de  justice;  aussi  bien 
l'Apôtre  dit  (aux  Romains,  ch.  iv,  \.  li)  :  A  celui  qui  fait  les 
œuvres,  la  récompense  est  attribuée  selon  la  raison  de  chose  due. 
C'est  ainsi  que  si  quelqu'un,  par  sa  volonté  injuisle,  s'attribue 
plus  qu'il  ne  lui  était  dû,  il  est  juste  qu'on  lui  retranche  même 
ce  qui  lui  est  dû;  et,  par  exemple,  si  quelqu'un  vole  une  bre- 
bis, il  en  rendra  quatre,  comme  il  est  dit  au  livre  de  VExode, 
ch.  XXII  (v.  1).  Et  il  est  dit  mériter  cela,  pour  autant  que  par  là 
est  punie  sa  volonté  inique.  Pareillement  aussi,  lorsque  quel- 
qu'un, par  la  justice  de  sa  volonté,  se  retranche  quelque  chose 
qu'il  devait  avoir,  il  mérite  qu'on  lui  ajoute  quelque  chose  de 
plus,  comme  récompense  de  sa  volonté  juste.  Et  de  là  vient  qu'il 
est  dit,  en  saint  Luc,  ch.  xiv  (v.  11)  ;  Celui  qui  s'humilie  sera 
exalté.  —  Or,  le  Christ,  dans  sa  Passion,  s'est  humilié  au- 
dessous  de  sa  dignité,  quant  à  quatre  choses.  —  Premièrement, 
quant  à  sa  Passion  et  à  sa  mort,  dont  II  n'était  pas  débiteur. 
—  Secondement,  quant  au  lieu  ;  car  son  corps  a  été  mis  dans 
le  sépulcre  ;  et  son  âme  est  descendue  aux  enfers.  —  Troisiè- 
mement, quant  à  la  confusion  et  aux  opprobres  qu'il  a  subis. — 
Quatrièmement,  quant  au  fait  d'avoir  été  livré  à  un  pouvoir 
humain  ;  selon  que  Lui-même  dit  à  Pilate,  en  saint  Jean, 
ch.  XIX  (v.  11)  :  Vous  n'auriez  sur  moi  aucun  pouvoir  s'il  ne 
vous  était  donné  d'en  haut.  —  A  cause  de  cela,  par  sa  Passion, 
Il  a  mérité  l'exaltation  quant  à  quatre  choses.  —  Première- 
ment, quant  à  la  résurrection  glorieuse.  Aussi  bien  est-il  dit, 
dans  le  psaume  (cxxxviii,  v.  2)  :  Vous  avez  connu  quand  Je 
me  suis  couché,  savoir  par  l'humilité  de  ma  Passion,  et  quand 
je  me  suis  relevé,  par  ma  résurrection.  —  Secondement,  quant 
à  l'ascension  dans    le   ciel.  Aussi  bien  est-il  dit,    dans  l'Épître 


QUE8T.    \LIX.    —   DES   EFFETS   DE   LA    PASSION    DU   CHRIST.         bo' 

aux  Ephésiens,  ch.  iv  (v.  9,  10)  :  Il  est  descendu  d'abord  dans  les 
parties  inférieures  de  la  terre;  et  celui  qui  était  descendu,  c'est 
celui-là  même  qui  est  monté  par-dessus  tous  les  deux.  —  Troisiè- 
mement, quant  au  fait  de  s'asseoir  à  la  droite  du  Père  et  quant 
à  la  manifestation  de  sa  divinité  ;  selon  cette  parole  d'Isaïe, 
ch.  Lîi  (v.  i3,  i/i)  :  Il  sera  exalté,  et  11  sera  élevé,  et  II  sera  sou- 
verainement haut,  en  raison  de  ce  que  beaucoup  ont  été  dans  la 
stupeur  en  le  voyant,  tant  II  était  défiguré,  son  aspect  n'étant  plus 
celui  d'un  homme.  Et,  dans  l'Épître  aux  Philippiens,  ch.  11 
(v.  8,  9),  il  est  dit  :  //  s'est  fait  obéissant  jusqu'à  la  mort,  Jus- 
qu'à la  mort  de  la  croix  ;  et  c'est  pourquoi  Dieu  l'a  exalté  et  lui  a 
donné  un  nom  qui  est  au-dessus  de  tout  nom,  en  ce  sens  que  par 
tous  II  sera  appelé  Dieu  et  que  tous  lui  rendront  hommage 
comme  à  Dieu;  et  c'est  ce  qui  est  ajouté  (v.  10)  :  de  telle 
sorte  qu'au  nom  de  Jésus  tout  genou  fléchisse,  au  ciel,  sur  la 
terre  ei  dans  les  enfers.  —  Quatrièmement,  quant  à  la  puissance 
judiciaire.  Il  est  dit,  en  effet,  au  livre  de  Job,  ch.  xxxvi 
(v.  17)  :  Ta  cause  a  été  Jugée  comme  ceile  d'un  impie  :  tu  rece- 
vras le  Jugement  sur  toutes  les  causes  y>.  —  Ainsi  donc  la  mort 
injuste  que  le  Christ  a  acceptée  par  amour  lui  a  donné  droit  à 
la  résurrection  glorieuse  ;  —  sa  descente  au  tombeau  et  aux  en- 
fers lui  a  donné  droit  à  s'élever  par-dessus  tous  les  cieux  ;  —  les 
opprobres  et  les  ignominies  subies  au  couis  de  sa  Passion  lui 
ont  donné  droit  à  la  manifestatisn  de  sa  divinité  devant  tout 
l'univers  et  aux  adorations  de  toute  créature  ;  —  le  fait  d'avoir 
accepté  d'être  jugé  par  des  juges  humains  lui  a  donné  droit 
d'être  constitué  juge  des  vivants  et  des  morts.  Toutes  ces  exal- 
tations ne  sont  que  la  juste  récompense  des  humiliations  su- 
bies par  amour  au  cours  de  sa  Passion. 

h'ad  primum  fait  observer  que  «  le  principe  du  mérite  est  du 
côté  de  rame  ;  quant  au  corps,  il  est  l'instrument  de  l'acte 
méritoire.  Il  suit  de  là  que  la  perfection  de  lame  du  Christ  » 
consistant  dans  la  connaissance  de  la  vérité  selon  qu'elle  est 
propre  à  Dieu,  ainsi  que  le  disait  l'objection,  «  parce  que 
l'âme  était  principe  de  mérite,  ne  dut  pas  s'acquérir  en  Lui 
par  le  mérite,  comme  la  perfection  du  corps  qui  fut  soumis  à 
la  Passion  et  par  là  fut  l'instrument  du  mérite  lui-même  ». 


5o8  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Uad  secimdam  déclare  que  «  par  les  mérites  »  ou  les  actes 
méritoires  «  précédents  »,  depuis  le  premier  instant  de  sa  con- 
ception jusqu'à  sa  Passion,  «  le  Christ  mérita  son  exaltation, 
du  côté  de  l'âme  elle-même  »,  où  était  le  principe  et  la  source 
du  mérite,  «  selon  que  sa  volonté  était  »  revêtue  et  «  infor- 
mée par  la  charité  et  les  autres  vertus.  Mais,  dans  la  Passion, 
Il  mérita  son  exaltation,  par  mode  d'une  certaine  compensa- 
tion ou  récompense,  même  du  côté  du  corps  :  il  est  juste,  en 
elTet,  que  le  corps  qui  avait  été  par  charité  soumis  à  la  Pas- 
sion, reçût  la  compensation  ou  la  récompense  dans  la 
gloire  ». 

L'rtd  lertiain  répond  que  «  par  une  certaine  dispense  »  ou 
disposition  providentielle  «  il  fut  fait,  dans  le  Christ,  que  la 
gloire  de  l'âme  ne  rejaillît  point  sur  le  corps,  afin  qu'il  reçût 
avec  plus  d'honneur  la  gloire  du  corps  quand  II  l'aurait  méri- 
tée par  la  Passion.  Mais  pour  la  gloire  de  l'âme,  il  ne  conve- 
nait pas  qu'elle  fût  différée.  L'âme,  en  effet,  était  unie  immé- 
diatement au  Verbe.  B>'où  il  suit  qu'il  convenait  qu'elle  fût 
remplie  de  gloire  par  le  Verbe.  Le  corps,  au  contraire,  était 
uni  au  Verbe  par  l'entremise  de  l'âme  »,  comme  il  a  été  vu 
plus  haut  (q.  6). 

La  considération  ou  l'étude  de  la  dernière  partie  des  mystè- 
res du  Christ  devait  porter  sur  la  sortie  du  Christ  de  ce  monde. 
Celte  sortie  du  Christ  de  ce  monde  comprendrait  d'abord  ce 
qui  avait  trait  à  sa  Passion,  où  nous  devions  considérer  cette 
Passion  en  elle-même,  dans  ses  causes  et  dans  ses  fruits.  — 
-Nous  venons  de  terminer  cette  étude.  Il  nous  faut  mainte- 
nant considérer  un  second  point  ayant  trait  à  la  sortie  du 
Christ  de  ce  monde.  C'est  celui  de  sa  mort.  Et,  sans  doute, 
en  parlant  de  la  Passion  du  Christ,  nous  avons  déjà  parlé 
aussi  de  la  mort  qui  en  était  le  terme.  Mais  nous  devons 
maintenant  l'étudier  elle-même  et  à  part,  en  raison  des  ques- 
tions très  spéciales  et  du  plus  haut  intérêt  qui  s'y  rapportent. 
—  Son  étude  va  faire  l'objet  de  la  question  suivante. 


QUESTION  L 


DE  LA  MORT  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  six  articles  : 

1°  S'il  était  convenable  que  le  Christ  mourût? 

3"  Si  par  la  mort  fut  séparée  l'union  de  la  divinité  et  de  la  chair? 

3°  Si  fut  séparée  l'union  de  la  divinité  et  de  l'ànie? 

4°  Si  le  Christ,  durant  les  trois  jours  de  la  mort,  fut  homme? 

5"  Si  son  corps  fut  le   même,  numériquement,  vivant  et   mort? 

6°  Si  sa  mort  a  fait  quelque  chose  pour  notre  salut? 


De  ces  six  articles,  les  cinq  premiers  considèrent  la  mort  du 
Christ  en  elle-même;  le  sixième  traite  de  son  efficacité  dans 
l'ordre  de  notre  salut.  —  Pour  ce  qui  est  de  la  mort  du  Christ 
considérée  en  elle-même,  saint  Thomas  examine  d'abord, 
dans  l'article  premier,  les  raisons  qui  expliquent  le  fait  même 
de  cette  mort,  ou  son  pourquoi  ;  puis,  dans  les  quatre  autres 
articles,  il  examine  le  mode  ou  le  comment  ou  les  conditions 
de  cette  mort,  en  tant  qu'elle  est  la  mort  du  Christ,  Dieu  et 
homme  tout  ensemble.  Cette  mort  a-t-elle  amené  la  sépara- 
tion de  la  divinité  et  de  la  chair  (art.  2);  la  séparation  de  la 
divinité  et  de  l'âme  (art.  3);  a-t-elle  fait  que  le  Christ  ait  cessé 
d'être  vraiment  homme,  pendant  le  temps  oiî  son  corps  a  été 
séparé  de  son  âme  (art.  4);  et  le  corps  séparé  de  l'âme  était-il 
le  même  numériquement  que  le  corps  uni  à  l'âme  (art.  5).  — 
Voyons,  d'abord,  l'article  premier,  ou  le  pourquoi  de  la  mort 
du  Christ. 

Article  Premier. 
S'il  était  convenable  que  le  Christ  mourût? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  n'était  pas  conve- 
nable que  le  Christ  mourût  d.  —  La  première  fait  observer  que 


OIO  SOMME    THEOLOGIQUE. 

«  ce  qui  a  raison  de  premier  principe  dans  un  genre  donné 
ne  peut  avoir  pour  disposition  ce  qui  est  contraire  à  ce 
genre-là;  c'est  ainsi  que  le  feu,  qui  est  principe  de  la  chaleur, 
ne  peut  jamais  être  froid.  Or,  le  Fils  de  Dieu  est  principe  et 
source  de  toute  vie;  selon  cette  parole  du  psaume  (vxxv, 
V,  lo)  :  Chez  vous  est  la  source  de  la  vie.  Donc  il  semble  qu'il 
n'était  pas  convenable  que  le  Christ  mourût  ».  —  La  seconde 
objection  dit  que  «  la  mort  est  pire  que  la  maladie;  car  c'est 
par  la  maladie  qu'on  parvient  à  la  mort.  Puis  donc  qu'il  n'a 
pas  été  convenable  que  le  Christ  soit  affecté  d'une  maladie 
quelconque,  selon  que  le  dit  saint  Jean  Chrysostome  (ou  plu- 
tôt saint  Athanase,  dans  son  Discours  sur  Vlncarnalion  du 
Verbe,  n.  22,  28;  cf.  q.  /jG,  art.  3,  ad  ?""*),  il  n'était  pas  con- 
venable, non  plus,  que  le  Christ  mourût  ».  —  La  troisième 
objection  en  appelle  à  ce  que  «  le  Seigneur  dit,  en  saint  Jean, 
cil.  X  (v.  10)  :  Je  suis  venu  pour  qu'ils  aient  la  vie  et  qu'ils  l'aient 
en  plus  grande  abondance.  Or,  une  chose  opposée  à  une  autre 
chose  ne  conduit  pas  à  cette  chose  »  ;  elle  en  éloigne,  au  con- 
traire. «  Donc  il  semble  qu'il  n'était  pas  convenable  que  le 
Christ  mourût  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  un  autre  texte  oi'i  «  il  est  dit, 
en  saint  Jean,  ch.  xi  (v,  5o)  :  //  est  bon  qu'un  homme  meure 
pour  tout  le  peuple  et  que  toute  la  nation  ne  périsse  point  ;  parole 
dite  par  Caïphe  dans  un  sens  prophétique,  ainsi  que  l'Évangé- 
liste  en  témoigne  »  (v.  5i). 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'  a  il  était  con- 
venable que  le  Christ  mourût.  —  Premièrement,  à  l'effet  de  satis- 
faire pour  le  genre  humain,  qui  était  condamné  à  la  mort,  en 
raison  du  péché;  selon  cette  parole  de  la  Genèse,  ch.  11  (v.  17)  : 
Le  jour  oh  vous  en  niangere:,  vous  mourrez  de  mort.  Et,  préci- 
sément, on  a  le  mode  de  satisfaction,  pour  un  autre,  qui  con- 
vient, quand  tel  sujet  se  soumet  à  la  peine  que  l'autre  avait 
méritée.  C'est  à  cause  de  cela  que  le  Christ  voulut  mourir,  afin 
qu'en  mourant.  Il  satisfît  pour  nous;  selon  celle  parole  de  la 
première  épître  de  saint  Pierre,  ch.  in  (v.  18)  :  Le  Christ  est 
mort  une  J ois  pour  nos  péchés  ».  Nous  avions  souligné  plus  haut 
cette  première   raison   si   profonde  et  si  harmonieuse,    qui  a 


QUESTION    L.     —    DE    LA    MORT    DU    CHRIST.  Oïl 

amené  Dieu,  dans  ses  conseils  éternels,  à  concentrer  toute  l'œu- 
vre de  la  Rédemption  dans  un  mystère  de  mort  :  mort  encou- 
rue en  méprisant  le  précepte  de  la  vie;  mort  subie  et  rendant 
la  vie  en  acceptant  le  précepte  de  mourir.  —  «  Secondement, 
pour  montrer  la  vérité  de  la  nature  »  humaine  «  assumée  » 
par  le  Verbe  de  Dieu  dans  son  Incarnation.  «  Gomme  le  dit 
Eusèbe,  en  etïet  (dans  son  discours  Des  louanges  de  Conslanlin, 
ch.  xv),  si,  de  toute  autre  manière,  après  avoir  vécu  avec  les  hom- 
mes, le  Christ  avait  disparu  subitement,  évitant  la  mort,  Il  eut 
été  comparé  par  fous  à  un  Jantôme.  —  Troisièmement,  afin 
qu'en  mourant  II  nous  délivrât  de  la  crainte  de  la  mort.  Delà 
vient  qu'il  est  dit,  aux  Hébreux,  ch.  ii  (v.  i4,  i5),  que  le  Christ 
a  communiqué  avec  nous  dans  la  chair  et  le  sang,  afin  que  par  sa 
mort  II  détruisit  celui  qui  avait  Vempire  de  la  mort  et  qall  délivrât 
ceux  qui,  par  crainte  de  la  mort,  étaient,  durant  toute  leur  vie, 
réduits  en  servitude.  —  Quatrièmement,  afin  qu'en  mourant 
corporel lement  à  la  ressemblance  du  péché  (cf.  aux  Romains, 
ch.  VIII,  V.  3),  c'est-à-dire  à  la  pénalité  »,  ou  en  subissant  la 
mort  corporelle  dans  sa  chair  qui  était  passible  en  raison  du 
péché  dont  II  s'était  chargé  pour  l'expier,  u  II  nous  donnât 
l'exemple  de  mourir  spirituellement  au  péché  »  lui-même. 
«  Aussi  bien  est-il  dit,  aux  Romains,  ch.  vi  (v.  lo,  ii)  :  Ce  qui 
est  mort  au  péché  est  mort  une  fois  ;  mais  ce  qui  vit,  vit  à  Dieu. 
De  même,  vous,  estimez-vous  morts  au  péché  et  vivants  à  Dieu. 
—  Cinquièmement,  afin  que,  ressuscitant  du  milieu  des  morts, 
Il  montrât  sa  vertu  par  laquelle  II  a  triomphé  de  la  mort,  et 
nous  donnât  l'espoir  de  ressusciter  du  milieu  des  morts,  nous 
aussi.  Et  c'est  ce  qui  fait  dire  à  l'Apôtre,  dans  la  première  épi- 
tre  cuix  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  12)  :  S'il  est  prêché,  au  sujet  du 
Christ,  qu'il  est  ressuscité  d'entre  les  morts,  comment  en  est-il 
parmi  vous  qui  disent  qu'il  n'y  a  pas  de  résurrection  des  morts  »  ? 
L'ad  primum  explique  que  «  le  Christ  est  source  de  la  vie,  en 
tant  qu'il  est  Dieu,  non  en  tant  qu'il  est  homme.  Or,  il  est  mort, 
non  selon  qu'il  est  Dieu,  mais  selon  qu'il  est  homme  ».  Il  n'y 
a  donc  pas,  dans  sa  mort,  l'incompatibilité  qu'y  voyait  l'objec- 
tion. «  Aussi  bien  saint  Augustin  (ou  plutôt  Vigile  de  Thapse), 
contre  Félicien  {de  la  Foi  de  la  Trinité,  ch.  xiv,  parmi  les  OËu- 


.12  SOMME    THKOLOGIQUE. 

vres  de  S.  Augustin),  dit  :  Loin  de  nous  que  le  Christ  ait  ainsi 
éprouvé  la  mort,  comme  si,  en  tant  quil  est  la  vie,  Il  avait  perdu 
cette  vie.  S'il  en  était,  en  effet,  de  la  sorte,  la  source  de  la  vie  eût 
été  à  sec.  Il  éprouva  donc  la  mort,  en  raison  de  la  participation  à 
ce  (/ai  est  humain,  assumé  par  Lui  spontanément  :  sans  perdre  la 
puissance  de  sa  nature  »  divine,  «  par  laquelle  II  vivifie  toutes 
choses  »,  et  par  laquelle,  du  reste,  Il  devait  se  rappeler  Lui- 
même  à  la  vie  dans  sa  nature  humaine. 

Vad  secundam  déclare  que  «  le  Christ  n'a  point  subi  la  mort 
provenant  de  la  maladie,  pour  ne  point  paraître  mourir  en  rai- 
son de  l'infirmité  de  la  nature.  Mais  II  a  subi  la  mort  causée  du 
dehors,  s'y  soumettant  de  Lui-même,  pour  montrer  que  sa  mort 
était  volontaire  ». 

Vad  terlium  accorde  que  «  de  soi,  une  chose  opposée  à  une 
autre  ne  conduit  pas  à  cette  autre  chose;  mais  accidentelle- 
ment ou  par  occasion  quelquefois  il  en  est  ainsi  :  tel,  par  exem- 
ple, le  froid  qui,  par  occasion,  quelquefois,  réchauffe.  Et,  de 
cette  sorte,  le  Christ,  par  sa  mort,  nous  a  conduits  à  la  vie, 
parce  que  sa  mort  a  détruit  notre  mort;  de  même  que  celui  qui 
subit  une  peine  pour  un  autre  écarte  de  cet  autre  la  peine  qu'il 
devait  subir  ».  —  On  aura  remarqué,  dans  cette  réponse  de 
saint  Thomas,  la  formule  même  de  ce  mystère  de  vie  par  la 
mort  que  nous  rappelions  tout  à  l'heure  à  propos  du  corps  de 
l'article.  Ici,  en  effet,  le  saint  Docteur  vient  de  nous  dire  ex- 
pressément que  le  Christ,  par  sa  mort,  a  détruit  notre  mort, 
Chris  tus  sua  morte  mortem  nostram  destruxit. 

Il  était  souverainement  convenable  et  opportun  que  le  Christ, 
dans  sa  nature  humaine,  subit,  par  amour  pour  nous,  la 
mort  qu'il  a  subie  en  effet.  Par  là.  Il  nous  a  sauvés  nous-mê- 
mes de  la  mort  :  non  pas  que  nous  n'ayons  à  mourir  nous- 
mêmes  après  Lui;  mais  notre  mort  ne  sera  pas  définitive  :  un 
jour  viendra  où  elle  fera  place  à  la  vie  et  à  la  vraie  vie,  la  vie 
de  la  gloire,  possédée  à  tout  jamais.  Or,  c'est  par  le  mystère 
de  son  Incarnation  que  le  Christ  nous  a  ainsi  libérés  :  et  la 
vérité  de  ce  mystère  éclate  dans  le  fait  même  qu'il  a  subi  la 
mort  dans  sa  nature  humaine,  de  tout  point  semblable  à  notre 


QUESTION    L.    —    DE    LA    MORT    t)L    CHftlST.  5l3 

nature  humaine  passible  et  mortelle.  Par  là,  aussi.  Il  nous  a 
libérés  de  la  crainte  de  la  mort,  nous  montrant,  dans  sa  propre 
Personne,  que  la  mort  n'était  qu'un  mal  relatif,  pouvant  deve- 
nir un  bien,  puisqu'elle  nous  valait  de  mourir  au  péché  et  de 
ressusciter  avec  Lui  et  par  Lui  à  la  vie  de  la  gloire.  —  Mais, 
cette  mort,  subie  par  le  Christ  dans  sa  nature  humaine,  pour 
les  admirables  raisons  que  nous  venons  de  préciser,  comment 
devons-nous  la  concevoir,  ou  quelles  en  ont  été  les  conditions 
exactes.  Assurément,  elle  a  impliqué  la  séparation  du  corps  et 
de  rame  dans  le  Christ,  puisque  c'est  en  cela  même  que  la  mort 
consiste,  quand  il  s'agit  d'un  être  humain.  Toutefois,  le  Christ 
était  Dieu  aussi.  Qu'est-il  advenu  au  moment  de  sa  mort  et 
pendant  tout  le  temps  qu'a  duré  la  séparation  de  l'âme  et  du 
corps  du  Christ.  Devons-nous  dire  que  dans  la  mort  du  Christ 
la  divinité  a  été  séparée  de  la  chair.  C'est  ce  qu'il  nous  faut 
maintenant  considérer  ;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  IL 

Si,  dans  la  mort  du  Christ,  la  divinité  a  été  séparée 
de  la  chair? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  dans  la  mort  du 
Christ,  la  divinité  a  été  séparée  de  la  chair  ».  —  La  première 
rappelle  que  «  comme  il  est  dit  en  saint  Matthieu,  ch,  xxvii 
(v.  ^6),  le  Seigneur,  attaché  à  la  croix,  s'écria  :  Mon  Dieu! 
mon  Dieu!  pourquoi  m'avez-vous  abandonné?  Ce  que  saint 
Ambroise  expose  comme  il  suit  (sur  S.  Luc,  ch.  xxiii,  v.  46)  : 
V  homme  crie  devant  la  mort  qa  allait  causer  la  séparation  de  la 
divinité.  Car,  la  divinité  n  étant  point  soumise  à  la  mort,  la  mort 
ne  pouvait  être  là  à  moins  que  la  divinité  se  retire;  paire  que  la 
divinité  est  la  vie.  Et  donc  il  semble  que,  dans  la  mort  du  Christ, 
la  divinité  a  été  séparée  de  la  chair  ».  —  La  seconde  objection 
dit  que  «  si  l'on  enlève  le  milieu,  les  extrêmes  sont  séparés. 
Or,  la  divinité  a  été  unie  à  la  chair  par  l'intermédiaire  de 
l'âme,  ainsi  qu'il  a  été  vu  plus  haut  (q.  G,  art.  i).  Donc  il 
XVI.  —  La  Rédemption.  33 


5l4  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

semble  que,  dans  la  mort  du  Christ  l'âme  ayant  été  séparée 
de  la  chair,  par  voie  de  conséquence  la  divinité  aussi  en  aura 
été  séparée  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que  «  la  vertu 
de  vivifier  est  plus  grande  considérée  en  Dieu  que  dans  l'âme. 
Or,  le  corps  ne  pouvait  pas  mourir,  si  ce  n'est  par  la  sépa- 
ration de  l'âme.  Donc  il  semble  que  bien  moins  encore  il  pou- 
vait mourir,  à  moins  que  la  divinité  ne  s'en  sépare  ». 

L'argument  sed  contra  fait  observer  que  «  les  choses  de 
la  nature  humaine  ne  se  disent  du  Fils  de  Dieu  qu'en  raison 
de  l'union"»  de  la  divinité  et  de  l'humanité  dans  une  seule  et 
même  Personne.  «  Or,  du  Fils  de  Dieu  on  dit  ce  qui  convient 
au  corps  du  Christ  après  la  mort,  savoir  qu'il  a  été  enseveli; 
comme  on  le  voit  dans  le  symbole  de  la  foi,  où  il  est  dit  que 
le  Fils  de  Dieu  a  été  conçu  et  qu'//  est  né  de  la  Vierge,  qu'il 
a  soujjert,  quilest  mort,  qu  II  a  été  enseveli.  Donc  le  corps  du 
Christ  n'a  pas  été  séparé,  dans  la  mort,  de  la  divinité  ».  On 
voit,  par  cet  argument  sed  contra,  que  la  question  actuelle  in- 
téresse la  foi  dans  l'un  de  ses  mystères  les  plus  essentiels. 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  pose  en  principe  que 
«  ce  qui  est  accordé  par  la  grâce  de  Dieu  n'est  jamais  révoqué 
sans  qu'il  y  ait  eu  une  faute;  et  de  là  vient  qu'il  est  dit,  aux 
Romains,  ch.  xi  (v.  29),  que  les  dons  de  Dieu  et  sa  vocation  de- 
meurent sans  repentance.  Or,  la  grâce  d'union  par  laquelle  la 
divinité  a  été  unie  à  la  chair  du  Christ  dans  la  Personne  »  du 
Fils  de  Dieu  «  est  bien  plus  grande  que  la  grâce  d'adoption 
par  laquelle  les  autres  sont  sanctifiés;  et,  aussi,  elle  est  plus 
durable,  de  sa  nature,  parce  que  celte  grâce  est  ordonnée  à 
l'union  personnelle,  tandis  que  la  grâce  d'adoption  est  ordon- 
née à  une  certaine  union  d'affection.  Et,  cependant,  nous 
voyons  que  la  grâce  d'adoption  n'est  jamais  perdue  sans  qu'il  y 
ait  faute.  Puis  donc  que  dans  le  Christ  il  n'y  a  eu  aucun  péché, 
il  a  été  impossible  que  l'union  de  la  divinité  à  la  chair  se  dis- 
solve. Il  suit  de  là  que  comme  avant  la  mort  la  chair  du 
Christ  fut  unie  selon  la  Personne  et  l'hyposlase  au  Verbe  de 
Dieu,  de  même  aussi  elle  est  restée  unie  après  la  mort;  c'est-à- 
dire  qu'il  n'y  a  pas  eu,  après  la  mort,  une  autre  hyposlase 
pour  le  Verbe  de  Dieu  et  une  autre  pour   la   chair  du    Christ, 


QUEStlÔX    L.    —    DE    LA    MORT    DU    CHRIST.  Jl5 

comme  le  note  saint  Jean  Damascène,  au  livre  III   {de  la  Foi 
orthodoxe,  ch.  xxvii). 

L'ad  primiim  explique  que  «  l'abandon  marqué  dans  le  texte 
que  citait  l'objection  ne  doit  pas  se  rapporter  à  la  rupture  de 
l'union  personnelle  »  ou  hypostatique;  «  mais  au  fait  que 
Dieu  le  Père  a  exposé  le  Christ  à  la  Passion.  Aussi  bien,  aban- 
donner, en  cet  endroit,  n'est  rien  autre  que  ne  point  protéger 
contre  les  persécuteurs.  —  On  peut  entendre  aussi  que  le 
Christ  se  dit  abandonné,  eu  égard  à  la  prière  où  II  demandait  : 
Père,  s'il  est  possible,  que  ce  calice  s'éloigne  de  moi;  comme  l'ex- 
plique saint  Augustin  dans  le  livre  De  la  grâce  du  Nouveau 
Testament  »  (Ep.  CXX,  à  Honorai,  ch.  vi), 

L'ad  secundum  écarte,  d'un  mot,  l'équivoque  due  à  l'inter- 
prétation grossière  du  point  de  doctrine  que  rappelait  l'objec- 
tion et  qui  a  été  exposé,  en  effet,  au  début  du  traité  de  l'Incar- 
nation. ((  Nous  disons  que  le  Verbe  de  Dieu  s'est  uni  à  la 
chair  par  l'intermédiaire  de  Pâme,  en  ce  sens  que  c'est  par 
l'âme  »  ou  en  raison  de  l'âme  «  que  la  chair  appartient  à  la 
nature  humaine  choisie  par  le  Fils  de  Dieu  pour  se  l'unir; 
mais  non  en  ce  sei\s  que  l'âme  soit  comme  un  lien  intermé- 
diaire qui  les  tiendrait  unis.  Or,  la  chair  doit  toujours  à  l'âme 
d'appartenir  à  la  nature  humaine,  même  après  que  l'âme  en 
est  séparée  :  en  ce  sens  que  dans  la  chair  morte  demeure,  par 
l'ordination  divine  »,  ayant  constitué  de  la  sorte  la  nature  hu- 
maine, «  un  certain  ordre  à  la  résurrection.  Et,  à  cause  de 
cela,  Punion  de  la  divinité  à  la  chair  n'a  pas  été  détruite  », 
pendant  les  trois  jours  où  la  chair  a  été  séparée  de  l'âme 
par  la  mort. 

L'ad  terlium  répond  que  «  l'âme  a  la  vertu  de  vivifier  par 
mode  de  principe  formel.  Et  c'est  pourquoi  lorsqu'elle  est 
présente  et  unie  formellement,  il  est  nécessaire  que  le  corps 
soit  vivant.  La  divinité,  au  contraire,  n'a  point  la  vertu  de  vi- 
vifier par  mode  de  principe  formel,  mais  par  mode  de  cause 
efficiente  :  elle  ne  saurait,  en  effet,  être  la  forme  d'un  corps. 
Par  conséquent,  il  n'est  point  nécessaire  que  si  l'union  de  la  di- 
vinité à.la  chair  demeure,  la  chair  soit  vivante;  car  Dieu  n'agit 
point  par  nécessité  »  de  nature,  «  mais  par  volonté  »  libre. 


5lG  SOMME    THÉOLOGIQtJE. 

A  la  mort  du  Christ  et  pendant  le  temps  qu'a  duré  celte 
mort,  la  divinité  n'a  pas  été  séparée  de  la  chair  du  Christ: 
elle  lui  est  restée  indissolublement  unie.  —  Est-elle  aussi  res- 
tée unie  à  l'àme;  ou  devons-nous  dire  qu'elle  en  a  été  séparée. 
C'est  ce  qu'il  nous  faut  considérer  maintenant;  et  tel  est  l'ob- 
jet de  l'article  qui  suit. 

Article  III, 

Si,  dans  la  mort  du   Christ,   il  y  a  eu  séparation 
de  la  divinité  d'avec  l'âme? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  dans  la  mort  du 
Christ,  il  y  a  eu  séparation  de  la  divinité  d'avec  l'àme  ».  — 
La  première  apporte  le  texte  où  «  le  Seigneur  dit,  en  saint 
Jean,  ch.  x  (v.  i8)  :  Personne  ne  m'enlève  l'âme;  mais  je  la  dé- 
pose moi-même  et,  de  nouveau,  Je  la  reprends.  Or,  il  ne  semble 
pas  que  le  corps  puisse  déposer  l'âme,  en  se  séparant  d'elle  ; 
car  l'âme  n'est  point  soumise  au  pouvoir  du  corps,  mais  plu- 
tôt inversement.  Et,  par  suite,  il  semble  que  c'est  au  Christ, 
entant  qu'il  est  le  Verbe  de  Dieu,  qu'il  convient  de  déposer 
son  âme.  Et  cela  même  est  s'en  séparer.  Donc,  par  la  mort, 
l'âme  du  Christ  fut  séparée  de  la  divinité  ».  —  La  seconde  ob- 
jection cite  un  texte  où  un  auteur  que  saint  Thomas  croyait 
être  «  saint  Alhanase  »,  mais  qui  est  Vigile  de  Thapse,  «  dit 
{De  la  Trinité,  liv.  YI)  que  celui-là  est  maudit  qui  ne  confesse 
pas  que  tout  l'homme  qui  avait  été  pris  par  le  Fils  de  Dieu,  de 
nouveau  pris  et  libéré,  est  ressuscité  le  troisième  jour.  Or,  tout 
l'homme  ne  put  pas  être  pris  de  nouveau,  si,  à  un  moment 
donné,  tout  l'homme  ne  fut  pas  séparé  du  Verbe  de  Dieu. 
D'autre  part,  l'homme  dans  sa  totalité  est  composé  de  l'âme  et 
du  corps.  Donc  il  y  a  eu  un  moment  où  la  divinité  a  été  sépa- 
rée et  du  corps  et  de  l'âme  ».  —  La  troisième  objection  fait 
observer  qu'  «  en  raison  de  l'union  à  tout  l'homme,  le  Fils  de 
Dieu  est  dit  véritablement  homme.  Si  donc,  étant  rompue 
l'union  de  l'âme  et  du  corps  par  la  mort,  le  Verbe  de  Dieu  est 
demeuré  uni  à  l'âme,  il  s'ensuivrait  que  le  Fils  de  Dieu  aurait 


QUESTION    L.     —    DE    L\    MOUT    DU    CIIUIST.  5l7 

pu  être  dit  véritablement  âme.  Or,  ceci  est  faux;  parce  que 
rame  étant  la  forme  du  corps,  il  s'ensuivrait  que  le  Verbe  de 
Dieu  eût  été  forme  du  corps;  ce  qui  est  impossible.  Donc, 
dans  la  mort  du  Christ,  l'âme  fut  séparée  du  Verbe  de  Dieu  ». 
—  La  quatrième  objection  déclare  que  «  l'âme  et  le  corps,  sé- 
parés l'un  de  l'autre,  ne  sont  point  une  hypostase,  mais  deux. 
Si  donc  le  Verbe  de  Dieu  est  demeuré  uni  tant  à  l'âme  qu'au 
corps  du  Christ,  alors  que  le  corps  et  l'âme  étaient  séparés 
l'un  de  l'autre  par  la  mort,  il  s'ensuit,  semble-t-il,  que  le 
Verbe  de  Dieu,  durant  la  mort  du  Christ,  aura  été  deux  hy- 
poslases.  Ce  qui  n'est  pas  acceptable.  Donc,  après  la  mort 
du  Christ,  l'âme  n'est  point  demeurée  unie  au  Verbe  ». 

L'argument  sed  contra  est  un  texte  de  «  saint  Jean  Damas- 
cène  »,  qui,  «  au  livre  111  (ch.  xxvii),  dit  »  expressément  : 
«  Bien  que  le  Christ  soit  mort,  en  tant  qu  homme ,  et  que  sa  sainte 
âme  se  soit  séparée  de  son  corps  non  soumis  à  la  corruption,  sa 
divinité  est  demeurée  inséparable  de  l'un  et  de  l'autre,  Je  veux 
dire,  de  l'âme  et  du  corps  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  l'âme  est 
unie  au  Verbe  de  Dieu  d'une  façon  plus  immédiate  et  plus  pro- 
chaine que  le  corps  attendu  que  le  corps  n'est  uni  au  Verbe 
de  Dieu  que  par  l'entremise  de  l'âme,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus 
haut  (q.  G,  ait.  i).  Puis  donc  que  le  Verbe  de  Dieu  n'a  pas  été 
séparé  du  corps,  dans  la  mort,  c'est  bien  moins  encore  qu'il 
aura  été  séparé  de  l'âme.  Et,  aussi  bien,  de  même  qu'on  dit  du 
Fils  de  Dieu  ce  qui  convient  au  corps  séparé  de  l'âme,  savoir 
qu'il  a  été  enseveli  ;  de  même  on  dit  de  Lui,  dans  le  symbole, 
qu7/  est  descendu  aux  enjers,  parce  que  son  âme,  séparée  du 
corps,  est  descendue  aux  enfers  o.  Et  l'on  voit,  par  celte  der- 
nière remarque  de  saint  Thomas,  que  la  question  agitée  dans 
cet  article,  comme  celle  qui  était  agitée  dans  l'article  précé- 
dent, est  une  question  on  la  foi  se  trouve  directement  intéres- 
sée en  ce  qu'elle  a  de  tout  à  l'ail  essentiel. 

U ad  primum  à\i  que  «  saint  Augustin,  expliquant  cette  pa- 
role marquée  en  saint  Jean,  que  cilait  l'objection,  se  demande, 
alors  que  le  Christ  est  Verbe  et  unie  et  chair,  s'il  a  déposé  l'âme, 
du  fait  qu'il  est   Verbe,  ou  du  fait  qu'il  est  âme,  ou  du  fait  qu'il 


5l8  SOMME   THÉOLOGIQUE. 

est  chair.  Et  il  dit  que  si  nous  disons  que  le  Verbe  de  Dieu  a 
déposé  Vûnie,  il  s'ensuivrait  qu'à  un  moment  celte  âme  a  été  sépa- 
rée du  Verbe.  Ce  qui  est  Jaux.  Car  la  mort  a  séparé  le  corps  de 
l'âme  ;  mais  je  ne  dis  point  que  l'âme  ait  été  séparée  du  Verbe. 
Que  si  nous  disons  que  l'âme  s'est  déposée  elle-même,  il  s'ensuit 
qu'elle  s'est  séparée  d'elle-même  ;  ce  qui  est  souverainement  ab- 
surde. Il  demeure  donc  que  la  chair  elle-même  a  déposé  l'âme  et 
qu'elle  l'a  prise  de  nouveau,  non  point  par  sa  propre  puissance, 
mais  par  la  puissance  du  Verbe  qui  habitait  dans  la  chair  ;  parce 
que,  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (art.  précéd.),  parla  mort, 
la  divinité  du  Verbe  n'a  pas  été  séparée  de  la  chair  ». 

L'ad  secundum  déclare  que  «  dans  ces  paroleè  »  reproduites 
par  l'objection,  «  saint  Athanase  »  (ou  plutôt  Vigile  de  Thapse) 
«  n'a  pas  entendu  que  tout  l'homme  ait  été  pris  de  nouveau, 
c'est-à-dire  toutes  ses  parties,  comme  si  le  Verbe  de  Dieu  avait 
déposé  par  la  mort  les  parties  de  la  nature  humaine;  mais 
que,  de  nouveau,  la  totalité  de  la  nature  qui  avait  été  prise 
s'est  trouvée  reconstituée  et  réintégrée  dans  la  résurrection 
par  l'union  faite  à  nouveau  de  l'âme  et  du  corps  ». 

L'ad  tertium  répond  que  «  le  Verbe  de  Dieu,  en  raison  de 
l'union  de  la  nature  humaine,  n'est  point  dit  nature  humaine  ; 
mais  II  est  dit  homme,  ce  qui  signifie  qui  a  la  nature  humaine. 
Or,  l'âme  et  le  corps  sont  les  parties  essentielles  de  la  nature 
humaine.  Par  conséquent,  l'union  du  Verbe  à  l'un  et  à  l'au- 
tre ne  fait  pas  que  le  Verbe  de  Dieu  soit  âme  ou  corps,  mais 
qu'il  est  un  suppôt  ayant  l'âme  ou  le  corps  ». 

Vad  quartum  emprunte  sa  réponse  à  saint  Jean  Damascène, 
au  livre  III  (ch.  xxvii)  :  '(  de  ce  que  dans  la  mort  du  Christ 
l'âme  a  été  séparée  de  la  chair,  l'hyposlase  une  n'a  pas  été  divisée 
en  deux  hypostases.  Et  le  corps  et  l'âme,  en  ejjet,  au  même  titre, 
dès  le  commencement  eurent  l'existence  dans  l'hyposlase  du  Verbe  ; 
et,  dans  la  mort,  divisés  l'un  de  l'autre,  chacun  d'eux  resta  ayant 
la  même  une  hypostase  du  Verbe.  C'est  pourquoi  la  même  une 
hyposlase  du  Verbe  demeura  l'hyposlase  et  de  l'âme  et  du  corps. 
Jamais,  en  efjet,  ni  l'âme,  ni  le  corps  n'eurent  une  hypostase 
propre,  en  dehors  de  l'hyposlase  du  Verbe.  Car  toujours  l'hy- 
poslase du  Verbe  demeura  une  et  seule  ;  il  n'y  en  eut  jamais  deux. 


QUESTION    L.    —    DE    LA    MORT    DU    CHRIST.  619 

Ni  à  la  mort  du  Christ  sur  la  croix,  ni  durant  le  temps  qu'a  duré 
sa  mort,  la  divinité  n'a  été  séparée  de  l'âme  du  Christ,  pas 
plus  qu'elle  n'avait  été  séparée  de  sa  chair  ou  de  son  corps.  Il 
n'y  a  eu  de  séparation  qu'eu  égard  au  corps  et  à  l'âme  et  par 
rapport  à  leur  union  naturelle.  Mais,  même  séparés  l'un  de 
l'autre,  le  corps  et  l'âme  sont  restés  unis  à  la  divinité  dans  la 
Personne  du  Fils  de  Dieu  en  laquelle  seule  ils  ont  continué  de 
subsister.  —  Cette  permanence  de  l'union  du  corps  et  de  l'àme 
à  la  divinité  dans  l'unique  Personne  du  Fils  de  Dieu  aura-t-elle 
fait  que  le  Christ,  durant  les  trois  jours  qu'a  duré  sa  mort, 
ait  continué  d'être  vraiment  homme;  ou  bien  devons-nous 
dire  que  pendant  ces  trois  jours  II  avait  cessé  d'être  homme. 
La  question  touche  à  l'intime  du  mystère  de  l'Incarnation, 
puisque  nous  savons  que  par  ce  mystère  le  Fils  de  Dieu  s'est 
fait  homme.  Elle  est  donc  du  plus  haut  intérêt.  Saint  Thomas 
va  la  résoudre  à  l'article  qui  suit. 


Article  IV. 
Si  le  Christ,  durant  les  trois  jours  de  sa  mort,  a  été  homme? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ,  durant 
les  trois  jours  de  sa  mort,  a  été  homme  » .  —  La  première  apporte 
un  texte  de  «  saint  Augustin  »,  où  il  est  u  dit,  au  livre  l"  de  la 
Trinité  (ch.  xiii)  :  Telle  était  cette  assoniption  qu'elle  ferait  Dieu 
homme,  et  l'homme  Dieu.  Or,  cette  assomption  n'a  point  cessé 
par  la  mort.  Donc  il  semble  que  par  la  mort  le  Christ  n'a 
point  cessé  d'être  homme  ».  —  La  seconde  objection  en  ap- 
pelle au  beau  texte  d'  «  Aristote  »,  dans  lequel  il  est  «  dit,  au 
livre  IX  de  YÉthiqiie  (ch.  iv,  n.  3;  de  S.  Th.,  leç.  4),  que  tout 
homme  est  son  intelligence.  Et  de  là  vient  qu'après  la  mort  de 
saint  Pierre,  nous  adressant  à  son  âme,  nous  disons  :  Saint 
Pierre,  priez  pour  nous.  Or,  après  la  mort,  le  Fils  de  Dieu  n'a 
pas  été  séparé  de  son  âme  intellectuelle.  Donc,  dans  ces  trois 
jours  de  mort,  le  Fils  de  Dieu  a  été  homme  ».  —  La  troisième 
objection  dit  que   «  tout  prêtre  est  homme.  Or,  pendant  ces 


020  SOMME    THEOLOGIQUE. 

trois  jours  de  la  mort,  le  Christ  fut  prêtre;  sans  quoi  ce  qui 
est  dit  dans  le  psaume  ne  serait  point  vrai  :  Vous  êtes  prêtre 
pour  l'éternité  {ps.  cix,  v.  /i).  Donc  le  Christ,  durant  ces  trois 
jours,  fut  homme  ». 

L'argument  sed  contra  déclare  que  «  si  on  enlève  le  genre 
supérieur,  le  genre  inférieur  est  enlevé.  Or,  être  vivant,  ou 
animé,  est  un  genre  supérieur  à  ce  qui  est  être  animal  ou 
homme;  car  l'animal  est  une  substance  animée  ou  vivante  et 
sensible.  Puis  donc  que  durant  les  trois  jours  de  la  mort,  le 
corps  du  Christ  n'a  pas  été  vivant  ou  animé,  il  s'ensuit  que  le 
Christ  n'a  pas  été  homme  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas,  dès  le  début,  nous  va 
montrer  que  la  question  présente  intéresse  directement  la  foi. 
«  C'est  un  article  de  la  foi  »,  dans  le  symbole,  et  le  symbole 
des  Apôtres,  rappelle  le  saint  Docteur,  «  que  le  Christ  a  été 
vraiment  mort.  Il  s'ensuit  qu'affirmer  quoi  que  ce  soit  qui 
enlève  la  vérité  de  la  mort  du  Christ,  est  une  erreur  contre  la 
foi.  Et  c'est  pour  cela  que  dans  la  lettre  synodale  de  saint  Cy- 
rille (au  Concile  d'Éphèse) ,  il  est  dit  :  Si  quelqu'un  n'avoue  pas  que 
le  Verbe  de  Dieu  a  souffert  dans  sa  chair,  et  a  été  crucifié  dans 
cette  chair,  et  a  goûté  la  mort  dans  cette  même  chair,  qu'il  soit 
cmathème.  Or,  il  appartient  à  la  vérité  de  la  mort  de  l'homme 
ou  de  l'animal,  que  par  la  mort  il  cesse  d'être  homme  ou  ani- 
mal :  la  mort  de  l'homme  ou  de  l'animal,  en  effet,  provient 
de  la  séparation  de  l'âme  qui  complète  la  raison  d'animal  ou 
d'homme  »  :  l'homme  se  définit  :  un  animal  raisonnable;  si 
donc  le  principe  d'où  se  tire  la  qualité  ou  la  différence  spéci- 
fique raisonnable,  n'est  pas  joint  au  principe  d'où  se  tire  le 
genre  animal;  si  ces  deux  principes  sont  séparés,  l'homme 
n'existe  plus  dans  sa  raison  d'homme.  «  Il  suit  de  là  que  c'est 
une  erreur  de  dire,  en  parlant  purement  et  simplement  ou  d'une 
façon  absolue,  que  le  Christ,  durant  les  trois  jours  de  sa  mort, 
a  été  homme.  On  peut  dire  cependant  qu'il  a  été  homme  mort  » . 
—  Après  avoir  ainsi  précisé  la  doctrine  et  montré  son  impor- 
tance dans  l'ordre  de  la  foi,  saint  Thomas  ajoute  :  «  Il  en  est 
cependant  qui  ont  dit  que  le  Christ,  durant  les  trois  jours  de 
la  mort,  avait  été  homme;  proférant  des  paroles  erronées,  sans 


QUESTION    L.     —    DE    LA    MORT    DU    CHRIST.  Oi  I 

pourtant  qu'ils  eussent  une  pensée  erronée  dans  la  foi  :  tel, 
Hugues  de  Saint-Victor  {Des  Sacrements,  liv.  II,  part.  I,  ch.  xi), 
qui  dit  que  le  Christ,  dans  les  trois  jours  de  la  mort,  avait  été 
homme,  parce  qu'il  disait  que  l'âme  était  l'homme  :  chose  qui 
est  fausse,  comme  il  a  été  montré  dans  la  Première  Partie 
(q.  75,  art.  4).  Le  Maître  des  Sentences,  lui  aussi,  à  la  distinc- 
tion XXII  du  livre  III,  a  affirmé  que  le  Christ,  durant  les  trois 
jours  de  la  mort,  a  été  homme,  pour  une  autre  raison  :  parce 
qu'il  croyait  que  l'union  de  l'âme  et  de  la  chair  n'est  point  de 
la  raison  »  ou  de  la  nature  et  de  l'essence  «  de  l'homme,  mais 
qu'il  suffît  pour  qu'un  être  soit  homme,  qu'il  ait  un  corps 
et  une  âme,  soit  unis,  soit  séparés.  Mais  cela  aussi  apparaît 
manifestement  faux  par  ce  qui  a  été  dit  dans  la  Première  Partie 
(q.  76,  art.  1);  et  par  ce  qui  a  été  dit  au  sujet  du  mode  de 
l'union  «dans  le  mystère  même  de  l'Incarnation  »  (q.  2,  art.  5). 
Nous  ne  nous  attarderons  pas  à  faire  remarquer  l'importance 
du  corps  d'article  que  nous  venons  de  lire,  au  point  de  vue 
du  procédé  théologique  et  de  la  qualification  des  propositions 
diverses  ou  contraires  qui  peuvent  s'y  rencontrer.  —  Saint 
Thomas  vient  de  nous  dire  et  de  nous  démontrer  que  ce  serait 
une  erreur  dans  la  foi  que  de  soutenir  que  le  Christ  est  de- 
meuré homme  durant  les  trois  jours  où  son  âme  a  été  séparée 
de  son  corps,  si  l'on  n'avait  pour  excuse  une  erreur  philoso- 
phique inconsciente.  Il  suit  de  là  que  pour  celui  dont  l'esprit 
est  éclairé  sur  telle  vérité  philosophique  d'oii  résulterait  mani- 
festement, si  l'on  soutenait,  à  l'encontre  de  cette  vérité,  une 
proposition  pouvant  intéresser  les  choses  de  la  foi,  que  les  cho- 
ses de  la  foi  ne  seraient  plus  vraies,  —  la  proposition  en  ques- 
tion doit  être  rejetée  non  pas  seulement  comme  contraire  à  la 
raison,  mais  aussi  comme  contraire  à  la  foi.  D'où  il  résulte 
encore  que  la  proposition  contraire  à  celle-là  sera  une  vérité 
non  seulement  de  raison,  mais  encore  une  vérité  de  foi;  sans 
qu'il  ait  été  besoin  qu'intervienne  une  définition  positive  de 
l'autorité  infaillible  dans  l'Église.  Que  si  intervient  une  défini- 
tion de  l'autorité  infaillible,  alors  c'est  à  tous  que  s'imposera 
la  conséquence  que  nous  venons  de  dire.  Cf.  ce  que  nous  avions 
déjà  souligné,  à  ce  sujet,  dans  la  Première  Partie,  q.  32,  art.  4- 


022  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Sur  la  double  erreur  dont  nous  a  parlé  saint  Thomas  et  qu'il 
mentionne  comme  ayant  été  l'erreur  d'Hugues  de  Saint-Victor 
et  du  Maître  des  Sentences,  nous  trouvons,  dans  le  Commen- 
taire des  Sentences,  liv.  III,  dist.  xxii,  q.  i,  art.  i,  données  par 
le  saint  Docteur  lui-même,  les  précisions  et  la  réfutation  que 
voici  : 

«  Ce  fut  l'opinion  du  Maître  et  aussi  d'Hugues  de  Saint-Vic- 
tor, que  le  Christ,  pendant  les  trois  jours  de  sa  mort,  fut 
homme.  Mais  ils  étaient  venus  à  cela  par  des  chemins  divers. 
—  Hugues  disait  que  toute  la  personnalité  de  l'homme  était 
dans  l'àme  et  qu'en  elle  se  trouvait  l'homme,  à  proprement 
parler.  Il  suivait  de  là  que  l'âme,  après  la  mort,  jieut  être  dite 
homme,  non  pas  seulement  dans  le  Christ,  mais  aussi  dans  les 
autres  hommes.  —  Ce  sentiment,  déclarait  saint  Thomas,  ne 
peut  pas  être  vrai  ;  car,  après  qu'une  chose  est  complète  dans 
son  espèce  et  dans  sa  personnalité  »  ou  sa  subsistence,  «  rien 
ne  peut  s'adjoindre  à  elle  pour  composer»  ou  constituer  «avec 
elle  une  nature  quelconque;  mais  :  ou  cela  lui  est  adjoint  » 
pour  s'unir  à  elle  «  dans  la  personne  et  non  dans  la  nature, 
ce  qui  est  propre  au  Christ  ;  ou  cela  lui  est  adjoint  acciden- 
tellement. H  suit  donc,  de  ce  sentiment  :  ou  bien  que  de  l'âme 
et  du  corps  n'est  point  produite  une  seule  nature,  et,  dans  ce 
cas,  l'âme  ne  sera  point  la  forme  du  corps,  ni  elle  ne  vivifiera 
le  corps  par  mode  de  principe  formel;  ou  que  l'âme  est  unie 
au  corps  accidentellement,  comme  le  pilote  au  navire  ou 
l'homme  à  son  vêtement,  ainsi  que  le  disaient  les  anciens  phi- 
losophes, parmi  lesquels  Platon,  au  témoignage  de  saint  Gré- 
goire de  Nysse  (ou  plutôt  de  Némésius,  au  livre  De  la  nature 
de  C homme  ;  —  c'est  dans  son  dialogue  cVAlcibiade,  que  Platon 
fait  soutenir  à  Socrate  le  point  de  doctrine  visé  ici).  Platon 
disait,  en  effet,  que  l'homme  n'est  point  un  composé  d'âme  et  de 
corps;  mais  l'âme  usant  du  corps.  —  Et  parce  que,  ajoute  saint 
Thomas,  toutes  ces  choses  sont  des  impossibilités,  à  cause  de 
cela  le  Maître  »  des  Sentences  «  ne  voulut  pas  que  les  autres, 
après  la  mort,  fussent  hommes;  mais  seulement  II  admit  cela 
du  Christ,  parce  que,  même  après  la  mort,  l'âme  et  le  corps 
demeurèrent  en  quelque  manière  unis  dans  le  Christ  pour  au- 


QLIÎSTION    L.    —    DE    LA    MORT    DU    CHRIST.  628 

tant  que  le  corps  et  l'âme  demeurèrent  unis  au  Verbe.  —  Mais, 
poursuit  le  saint  Docteur,  cette  position  non  plus  ne  peut  pas 
tenir,  si  on  prend  au  sens  propre  le  mot  homme;  pour  deux 
raisons.  D'abord  parce  que  l'homme  ne  peut  être  que  si  l'âme 
et  le  corps  sont  unis  pour  constituer  une  seule  nature  :  ce  qui 
se  fait  par  cela  que  le  corps  est  informé  par  l'âme;  et  ceci  ne 
fut  point  durant  les  trois  jours  de  la  mort  du  Christ.  Seconde- 
ment, parce  que  l'âme  s'étant  retirée,  la  chair  du  Christ  n'était 
dite  chair  que  dans  un  sens  équivoque;  et,  par  suite,  le  corps 
aussi  n'était  dit  corps  humain  que  dans  le  même  sens.  —  A 
cause  de  cela,  concluait  saint  Thomas,  tous  les  modernes 
lieniient  que  le  Christ,  durant  les  trois  jours  de  sa  mort,  ne 
fut  pas  homme.  —  Toutefois,  explique  encore  le  saint  Doc- 
teur, il  faut  savoir  que  le  Maître  n'a  point  voulu  que  le  Christ, 
durant  les  trois  jours  de  la  mort,  eût  été  homme,  si  ce  n'est 
dans  un  sens  équivoque.  Et,  aussi  bien,  il  disait  que  ce  n'était 
pas  au  même  titre  ou  selon  la  même  raison  que  le  Christ  était 
dit  homme  après  la  mort  et  avant,  ou  aussi  comme  les  autres 
hommes.  A  cause  de  cela,  il  ne  suit  de  cette  opinion  du  Maître 
aucun  inconvénient  réel  ;  parce  que,  selon  Aristote,  il  n'y  a 
pas  d'inconvénient  à  ce  que  d'autres  disent  non  homme  ce  que 
nous  disons  homme,  à  ne  considérer  que  l'usage  de  ces  mots  ; 
mais  c'est  là,  simplement,  un  manque  de  propriété  dans  le 
mode  de  parler,  parce  qu'il  n'est  pas  dans  l'usage  de  ce  mot 
homme,  qu'il  désigne  le  corps  et  l'âme  divisés  ou  séparés  ». 

On  aura  remarqué  que  dans  l'article  de  la  Soinme,  saint  Tho- 
mas ne  se  croyait  pas  obligé  à  garder  tant  de  ménagements 
pour  le  sentiment  ou  l'opinion  du  Maître  des  Sentences.  Ce  sen- 
timent, en  effet,  pris  en  lui-même,  n'était  point  soutenable  : 
il  contenait  une  erreur  philosophique  d'oij  résultait,  en  appli- 
quant cette  doctrine  aux  choses  de  la  révélation,  une  erreur  dans 
la  foi,  bien  que  ceux  qui  faisaient  cette  application  n'eussent 
point  conscience  de  l'erreur  ou  de  l'hérésie  qu'ils  commet- 
taient. 

On  ne  doit  pas,  on  ne  le  peut  absolument  pas  si  l'on  use  des 
mots  selon  leur  acception  propre  et  personnelle,   dire  que  le 


02\  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Christ,  durant  les  trois  jours  de  sa  mort,  était  homme.  Son 
corps  et  son  âme  étant  séparés,  ils  ne  constituaient  plus,  pour 
la  Personne  du  Verbe  de  Dieu,  une  véritable  nature  humaine, 
bien  qu'ils  demeurassent,  l'un  et  l'autre,  toujours  unis  à  cctle 
divine  Personne.  —  Mais  que  penser  de  l'identité  numérique 
du  corps  du  Christ,  pendant  ces  trois  jours  otj  il  demeura 
"séparé  de  lame.  Devons-nous  dire  qu'il  resta  toujours  le  même 
corps  numérique.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  exami- 
ner; et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article   V. 

Si  le  corps  du  Christ  vivant  et  mort  fut  le  même 
numériquement  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  corps  du  Christ 
vivant  et  mort  ne  fut  pas  le  même  numériquement  ».  —  La 
première  dit  que  a  le  Christ  est  véritablement  mort,  comme 
meurent  les  autres  hommes.  Or,  le  corps  de  n'importe  qui  parmi 
les  autres  hommes  n'est  pas  purement  et  simplement  le  même, 
au  point  de  vue  numérique,  vivant  et  morf,  puisque,  dans  ces 
deux  états,  il  y  a  une  différence  essentielle.  Donc  le  corps  du 
Christ,  non  plus,  n'a  pas  été  purement  et  simplement  le  même 
vivant  et  mort,  au  point  de  vue  nuniéi  ique  ».  —  La  seconde 
objection  rappelle  que  <(  d'après  Arislole,  au  livre  V  des  Méta- 
physiques (de  S.  Th.,  leç.  8;  Did.,  liv.  IV,  ch.  vi,  n.  i5),  tout 
ce  qui  est  divers  en  espèce  est  aussi  divers  en  nombre.  Or,  le 
corps  du  Christ,  vivant  et  mort,  fui  spécifiquement  divers  ;  car 
l'œil  ou  la  chair  d'un  mort  ne  sont  dits  tels  que  d'une  manière 
équivoque,  comme  on  le  voit  par  Aristole,  au  second  livre 
de  VAme  (ch.  i,  n.  9;  de  S.  Th.,  ler.  2)  et  au  livre  VII  des 
Métaphysiques  (de  S.  Th.,  leç.  10;  Did.,  liv.  VI,  ch.  x,  n.  11). 
Donc  le  corps  du  Christ  ne  fut  pas  purement  et  simplement  le 
même,  au  point  de  vue  numéiiquc,  vivant  et  mort  ».  —  La 
troisième  objection  déclare  que  «  la  mort  est  une  certaine 
corruption.    Or,   ce  qui    se   corrompt  d'une  corruption   subs- 


QUESTION    L.     —    DE    LA    MORT    DC    CHRIST.  020 

tantielle,  après  la  corruption  n'est  plus  ;  car  la  corruption 
cstle  changement  de  l'être  au  non  être  (Arislole,  Physiques,  liv,  V, 
cil.  I,  n.  l'i  ;  de  S.  Th.,  Icç.  i).  Donc  le  corps  du  Christ,  après 
qu'il  fut  mort,  ne  demeura  pas  le  même  numériquement;  la 
mort  étant  une  corruption  substantielle  ». 

L'argument  sed  contra  cite  un  texte  de  «  saint  Athanase  »,  où 
il  est  «  dit,  dans  l'épître  à  Épictèle  (v,  5)  :  Le  corps  quijut  cir- 
concis, et  qui  but,  et  qui  mangea,  et  qui  soujjrit,  et  qui  fut  cloué 
h  la  croix  était  le  corps  du  Verhe  impassible  et  incorporel  :  ce  même 
corps  Jut  déposé  dans  le  sépulcre.  Or,  le  corps  du  Christ  vivant 
fut  circoncis  et  cloué  à  la  croix  ;  d'autre  part,  le  corps  du  Christ 
mort  fut  déposé  dans  le  sépulcre.  Donc  ce  fut  le  même  corps 
qui  fut  vivant  et  mort  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fournit  une  explication 
préalable,  d'oii  dépend  la  solution  de  la  question  posée.  «  Quand 
je  dis  purement  et  simplement,  cela  peut  s'entendre  dune  double 
manière.  —  Dans  un  premier  sens,  purement  et  simplement  est 
la  même  chose  qnabsotument  parlant  :  et  c'est  ainsi  qu'o^  dit 
purement  et  simplement  ce  qu'on  dit  scms  y  rien  ajouter,  comme 
le  note  Aristote  {Topiques,  liv.  II,  ch.  xi,  n.  4).  De  cette  ma- 
nière, le  corps  du  Christ  vivant  et  mort  fut  purement  et  sim- 
plement le  même  au  point  de  vue  numérique.  C'est  qu'en  effet, 
une  chose  est  dite  purement  et  simplement  la  même,  au  point 
de  vue  numérique,  du  fait  qu'elle  a  le  même  suppôt.  Or,  le 
corps  du  Christ  vivant  et  mort  eut  le  même  suppôt;  car  il 
n'eut  pas  d'autre  hypostase,  vivant  et  mort,  que  l'hyposlase  du 
Verbe  de  Dieu,  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (art.  2).  Et  c'est 
de  cette  manière  ou  dans  ce  sens  que  parle  saint  Athanase  dans 
le  texte  précité.  —  D'une  autre  manière,  purement  et  simple- 
ment est  la  même  chose  que  tout  à  f(dl  ou  entièrement.  Et,  de 
la  sorte,  le  corps  du  Christ  mort  et  vivant  ne  fut  pas  purement 
et  simplement  le  même.  Car  il  ne  fut  pas  totalement  le  même  : 
la  vie,  en  effet,  est  quelque  chose  de  l'essence  du  corps  vivant, 
étant  un  attribut  essentiel,  non  accidentel;  d'où  il  suit  que  le 
corps  qui  cesse  d'être  vivant  ne  demeure  pas  totalement  le 
même.  Si  l'on  disait  que  le  corps  du  Christ  mort  était  demeuré 
totalement  le  même,  il  s'ensuivrait  qu'il  n'aurait  pas  été  sou- 


52G  SOMME    THÉOLOGIQUR. 

mis  à  la  corruption,  entendant  cela  de  la  corruption  de  la 
mort.  Ce  qui  est  l'hérésie  des  Gaïanites,  comme  le  dit  saint 
Isidore  {Élymologies,  liv.  VIII,  ch.  v.  n.  67),  et  on  le  trouve 
dans  les  Décrets,  XXIV,  q.  ni  (can.  Quidam  aiileni).  Et  saint 
Jean  Damascène  dit,  au  livre  III  (ch.  xxvni),  que  le  mot  corrup- 
tion désigne  deux  choses  :  d'abord,  la  séparation  de  rame  et  du 
corps  et  autres  choses  de  ce  genre  »,  comme  toute  séparation  de 
matière  et  de  forme  substantielle  ;  «  dune  autre  manière,  le  re- 
tour aux  éléments.  Par  conséquent,  dire  que  le  corps  du  Seigneur 
était  incorruptible,  au  sens  de  Julien  et  de  Gaïen,  selon  le  premier 
mode  de  corruption,  avant  la  résurrection,  est  une  chose  impie; 
parce  que  le  corps  du  Christ  ne  serait  pas  consubstantiel  à 
nous;  ni  il  n'eût  été  véritablement  mort;  ni  nous  ne  serions 
véritablement  sauvés.  Mais,  au  second  sens,  le  corps  du  Christ 
ne  fut  pas  corrompu  ». 

Vad  primum  iâxi  observer  que  «  le  corps  mort  d'un  autre 
homme,  quel  qu'il  soit,  ne  demeure  pas  uni  à  une  hypostase 
permanente,  comme  le  corps  mort  du  Christ.  Et  voilà  pour- 
quoi le  corps  mort  d'un  autre  homme,  quel  qu'il  soit,  n'est  pas 
le  même  purement  et  simplement,  mais  d'une  certaine  ma- 
nière :  en  ce  sens  qu'il  est  le  même  quant  à  la  matière,  mais 
non  quant  à  la  forme.  Le  corps  du  Christ,  au  contraire,  de- 
meure le  même  purement  et  simplement,  à  cause  de  l'identité 
du  suppôt,  ainsi  qu'il  a  été  dit  »  (au  corps  de  l'article). 

Uad  secundum  accorde  et  explique  qu"  «  une  chose  étant  dite 
la  même  numériquement  en  raison  du  suppôt,  et  la  même 
spécifiquement  en  raison  de  la  forme,  partout  oîî  le  suppôt 
subsiste  en  une  seule  nature,  il  faut  que  l'unité  spécifique  étant 
enlevée  soit  enlevée  aussi  l'unité  numérique  »,  le  suppôt  ne 
restant  plus  quand  la  nature  est  détruite.  «  Mais  l'hypostase 
du  Verbe  de  Dieu  subsiste  en  deux  natures.  Il  suit  de  là  que  le 
corps  mort,  bien  qu'il  ne  demeure  pas,  comme  dans  les  au- 
tres, le  même  selon  l'espèce  de  la  nature  humaine,  demeure 
cependant,  dans  le  Christ,  le  même  numériquement  selon  le 
suppôt  du  Verbe  de  Dieu  />. 

L'«d  tertium  répond  que  «  la  corruption  et  la  mort  ne  con- 
viennent pas   au  Christ  en   raison  du   suppôt,  selon  lequel  se 


QUESTION    L.     —    DE    LA    MORT    DU    CTIRIST.  627 

prend  l'unité  numérique  ;  mais  en  raison  de  la  nature  humaine, 
selon  laquelle  s'est  trouvée,  dans  le  Christ,  la  différence  de  la 
vie  et  de  la  mort  ». 

Quand  nous  parlons  de  la  mort  du  Christ,  c'est  au  sens  le 
plus  véritable,  le  plus  réel,  le  plus  formel,  que  nous  entendons 
nous  exprimer.  C'est  en  toute  vérité  que  le  Christ  est  mort; 
parce  que,  dans  sa  Personne,  la  nature  humaine,  qui  est  cons- 
tituée elle-même  et  vivante  par  l'union  de  l'âme  et  du  corps, 
s'est  trouvée  détruite  dans  son  être  et  dans  sa  vie  par  la  sépa- 
ration du  corps  et  de  l'âme.  Non  pas  cependant  que  soit  l'âme 
soit  le  corps  aient  été  séparés  de  la  divinité.  L'une  et  l'autre 
sont  restés  unis  à  la  divinité  dans  la  Personne  du  Fils  de  Dieu. 
Toutefois,  bien  que  le  Fils  de  Dieu  ait  continué  de  posséder, 
dans  sa  Personne,  et  son  âme  et  son  corps,  durant  les  trois 
jours  de  la  séparation  des  deux  qui  constituait,  pour  Lui, 
l'état  de  mort,  on  ne  pouvait  pas,  durant  ces  trois  jours,  dire 
de  Lui  qu'il  fût  homme.  Son  corps  n'était  plus  spécifiquement 
le  même.  Il  restait  cependant  le  même  numériquement,  en  rai- 
son de  l'identité  du  suppôt,  qui  était  toujours  le  suppôt  de  la 
Personne  même  du  Fils  de  Dieu.  Une  nouvelle  forme  substan- 
tielle avait  succédé,  dans  le  corps  du  Christ,  à  la  disparition 
de  l'âme.  Mais  c'était  toujours  dans  la  même  Personne  du  Fils 
de  Dieu  que  subsistait  le  corps  avec  sa  nouvelle  forme  spécifi- 
que. —  Tel  fut  l'état  de  mort,  dans  le  Christ,  durant  les  trois 
jours  qui  s'écoulèrent  depuis  la  séparation  de  lâmeetdu  corps 
sur  le  Calvaire  jusqu'à  leur  réunion  au  jour  delà  résurrection. 
—  Un  dernier  point  nous  reste  à  examiner  au  sujet  de  cette 
mort  du  Christ;  et  c'est  de  savoir  si  elle  a  eu  quelque  part 
d'efficacité  en  ce  qui  est  de  notre  salut  :  si  c'est  elle  qui  l'a  réa- 
lisé vraiment  par  mode  de  cause  efficiente.  Saint  Thomas  va 
nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


528  SOMME    TH^OLOGIQUË. 


Article  YI. 


Si  la  mort  du  Christ  a  été  de  quelque  efficacité 
pour  notre  salut? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  mort  du  Christ  n'a 
été  d'aucune  efïîcacilé  pour  notre  salut  ».  —  La  première  dit 
que  ((  la  mort  est  une  privation  :  c'est,  en  effet,  la  privation 
de  la  vie.  Or,  la  privation,  n'étant  rien,  ne  saurait  avoir  quel- 
que vertu  d'agir.  Donc  la  mort  du  Christ  n'a  pas  pu  faire  quel- 
que chose  pour  notre  salut  ».  —  La  seconde  objection  insiste 
et  veut  prouver  que  non  pas  seulement  comme  cause  efTicienle, 
mais  aussi  comme  cause  méritoire,  la  mort  du  Christ  n'a  pu 
avoir  d'efficacité  à  l'endroit  de  notre  salut.  «  Par  mode  de  mé- 
rite, la  Passion  du  Christ  a  agi  en  vue  de  notre  salut.  Mais  la 
mort  du  Christ  n'a  pas  pu  agir  de  cette  sorte  :  car,  dans  la 
mort,  le  corps  est  séparé  de  l'âme  qui  est  le  principe  du  mérite. 
Donc  la  mort  du  Christ  n'a  rien  fait  pour  notre  salut  o.  —  La 
troisième  objection  déclare  que  <(  ce  qui  est  corporel  n'est  pas 
cause  de  ce  qui  est  spirituel.  Or,  la  mort  du  Christ  fut  quelque 
chose  de  corporel.  Donc  elle  n'a  pas  pu  être  cause  spirituelle 
de  notre  salut  ». 

L'argument  sed  contra  est  un  beau  texte  de  «  saint  Augus- 
tin, au  livre  IV  de  la  Trinité  (ch.  ni)  »,  où  il  est  «  dit  :  Une  seule 
mort  de  notre  Sauveur,  savoir  la  mort  corporelle,  a  été  le  salut 
pour  nos  deux  morts  à  nous,  savoir  la  mort  de  l'âme  et  celle  du 
corps  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  nous 
pouvons  parler  de  la  mort  du  Christ  d'une  double  manière  : 
selon  qu'elle  était  en  voie  de  se  faire;  et  selon  qu'elle  se  trouva 
ayant  été  faite.  La  mort  est  dite  en  voie  de  se  faire,  quand  quel- 
qu'un par  quelque  soulîrance  naturelle  ou  violente  tend  à  la 
mort.  De  cette  sorte,  parler  de  la  mort  du  Christ  est  la  même 
chose  que  parler  de  sa  Passion.  Et,  pour  autant,  de  ce  chef,  la 
mort  du  Christ  est  cause  de  notre  salut,  selon  qu'il  a  été  dit 


QUESTION    L.    —    DE    L/V    MOftT    DU    CHRIST.  529 

plus  haut  (q.  /i8)  touchant  la  Passion  du  Christ,  Mais,  comme 
étant  faite,  la  mort  se  considère  en  tant  que  déjà  l'âme  est  sépa- 
rée du  corps.  C'est  de  cette  sorte  que  nous  parlons  maintenant 
de  la  mort  du  Christ.  De  ce  chef,  la  mort  du  Christ  ne  peut  pas 
être  cause  de  notre  salut  par  mode  de  mérite,  mais  seulement 
par  mode  de  cause  efPiciente  :  c'est  qu'en  effet,  même  par  la 
mort,  la  divinité  n'a  pas  été  séparée  de  la  chair  du  Christ;  et, 
par  suite,  tout  ce  qui  s'est  passé  à  l'endroit  de  la  chair  du 
Christ,  même  séparée  de  son  âme,  a  été  salutaire  pour  nous 
en  vertu  de  la  divinité  qui  lui  était  unie.  D'autre  part,  l'effet 
d'une  cause  se  considère  proprement  selon  la  similitude  de 
cette  cause.  Puis  donc  que  la  mort  est  la  privation  de  la  vie, 
l'effet  de  la  mort  du  Christ  se  considère  proprement  par  rap- 
port à  l'éloignement  des  choses  qui  sont  contraires  à  notre 
salut;  et  ce  sont  la  mort  de  l'âme  et  la  mort  du  corps.  A  cause 
de  cela,  il  est  dit  que  par  la  mort  du  Christ  a  été  détruite,  en 
nous,  et  la  mort  de  l'âme,  qui  est  par  le  péché,  selon  cette 
parole  de  l'Épître  aux  Romains,  ch.  iv  (25),  //  a  été  livré,  c'est- 
à-dire  à  la  mort,  pour  nos  crimes  ;  et  la  mort  du  corps,  qui  con- 
siste dans  la  séparation  de  l'âme,  selon  cette  parole  de  la  pre- 
mière Épîlre  «mo;  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  54),  La  mort  a  été  absor- 
bée dans  la  victoire  » . 

Vad  primum  répond  que  «  la  mort  du  Christ  a  opéré  notre 
salut  par  la  vertu  de  la  divinité  et  non  point  par  la  seule  rai- 
son de  mort  », 

Vad  secunduni  dit  que  «  si  la  mort  du  Christ,  considérée 
comme  réalisée,  n'a  pas  opéré  notre  salut  par  mode  de  mérite, 
elle  l'a  opéré  par  mode  de  cause  efficiente,  ainsi  qu'il  a  été  dit  » 
(au  corps  de  l'article). 

Vad  terlium  accorde  que  «  la  mort  du  Christ  fut  corporelle; 
mais  ce  corps  fut  l'instrument  de  la  divinité  qui  lui  était  unie, 
agissant  par  sa  vertu,  même  dans  la  mort  ». 

La  mort  du  Christ,  considérée  comme  réalisée  au  terme  de 
la  Passion,  impliquait,  pour  le  Christ,   la  privation  de  sa  vie 
humaine  :  le  corps,  séparé  de  l'âme,  demeurait  sans  vie.  Tou- 
tefois, nous  l'avons  dit,  ce  corps  séparé  de  l'âme  et  privé  de 
XVI .  —  La  Rédemption.  34 


53o  SOMME    THEOLOGIQUE. 

toute  vie  humaine  restait  uni  à  la  divinité  dans  la  Personne  du 
Fils  de  Dieu.  A  ce  litre,  il  demeurait  l'instrument  de  la  divi- 
nité et  continuait  d'agir  par  sa  vertu.  L'action  propre  qui  lui 
est  attribuée  est  en  harmonie  avec  son  état  de  mort  :  la  divinité 
du  Verbe  a  voulu  se  servir  de  cet  état  de  mort  pour  remédier 
au  double  état  de  mort  qui  constituait  notre  perte,  l'état  de 
mort  dû  au  péché,  et  l'état  de  mort  dû  à  la  séparation  de  notre 
âme  et  de  notre  corps.  C'est  donc  au  sens  le  plus  exact  et  dans 
son  acception  la  plus  formelle  que  nous  disons  que  la  mort 
du  Christ  a  opéré  notre  salut  par  mode  de  cause  efficiente. 

Dans  l'ordre  de  ce  qui  a  trait  à  la  soitie  du  Christ  de  ce 
monde,  nous  avons  déjà  considéré  ce  qui  touche  à  la  Passion 
et  à  la  mort.  Nous  devons  maintenant  considérer  ce  qui  a  trait 
à  la  sépulture.  C'est  l'objet  de  la  question  suivante. 


QUESTION  Li 


DE  LA  SEPULTURE  DU  CHRIST 


Celle  queslion  comprend  quatre  arliclos  : 

1°  S'il  convenait  que  le  Christ  fût  enseveli? 
2°  Du  mode  de  sa  sépulture. 
3°  Si  son  corps  dans  le  tombeau  fut  dissous? 
4°  Du  temps  qu'il  demeura  dans  le  tombeau. 


Article  Premier. 
S'il  convenait  que  le  Christ  fût  enseveli? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  ne  convenait  pas 
que  le  Glirist  fût  enseveli  ».  —  La  première  rappelle  qu'  «  il 
est  dit,  du  Christ,  dans  le  psaume  (lxxxvii,  v.  5,  C)  :  //  est 
devenu  comme  un  homme  sans  secours,  libre  parmi  les  morts.  Or, 
dans  le  tombeau,  les  corps  des  morts  sont  enfermés;  ce  qui 
paraît  être  contraire  à  la  liberté.  Donc  il  ne  semble  pas  qu'il 
ait  été  convenable  que  le  corps  du  Christ  fijt  enseveli  »,  —  La 
seconde  objection  déclare  que  «  rien  n'a  dû  se  faire,  au  sujet 
du  Christ,  qui  ne  fût  point  salutaire  pour  nous.  Or,  il  ne  sem- 
ble appartenir  en  rien  au  salut  des  hommes,  que  le  Christ  ait 
été  enseveli.  Donc  il  ne  convenait  pas  que  le  Christ  fût  ense- 
veli ».  —  La  troisième  objection  dit  qu'  «  il  semble  être  hors 
de  toute  convenance  que  Dieu  qui  habite  au  plus  haut  des  deux 
(Job,  ch.  XI,  V.  8;  ch.  xxii,  v.  12;  ps.  cxii,  v.  4)  fût  enseveli 
dans  la  terre.  Or,  ce  qui  convient  au  corps  du  Christ  mort  s'at- 
tribue à  Dieu,  en  raison  de  l'union  »  hypostatique.  «  Donc  il 
semble  que  c'était  chose  hors  de  toute  convenance  que  le  Christ 
fût  enseveli  ». 


532  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  ce  que  «  le  Seigneur  dit, 
en  saint  Matthieu,  ch.  xxvi  (v.  lo),  au  sujet  de  la  femme  qui 
répandit  sur  Lui  le  parfum  »,  et  nous  savons  que  c'était  Marie- 
Magdeleine,  peu  de  jours  avant  la  Passion,  dans  la  maison  du 
pharisien  :  «  Elle  a  fait  une  bonne  œuvre  à  mon  sujet.  Et,  après, 
Il  ajoute  (v.  Il)  :  En  répandant  sur  moi  ce parjam,  elle  Ca  fait  en 
vue  de  ma  sépulture  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'  «  il  convenait 
que  le  Christ  fût  enseveli  ».  Et  cela,  pour  trois  raisons.  —  «Pre- 
mièrement, pour  prouver  ou  confirmer  la  vérité  de  la  mort. 
Nul,  en  effet,  n'est  mis  dans  le  sépulcre  sinon  quand  déjà  la 
vérité  de  sa  mort  est  constatée.  Aussi  bien,  dans  saint  Marc, 
ch.  XV  (v.  [\fi,  /i5),  nous  lisons  que  Pilate,  avant  d'accorder  que 
le  Christ  fût  enseveli,  s'assura,  par  une  enquête  faite  avec  soin, 
qu'il  était  vraiment  mort.  —  Secondement,  parce  que  le  Christ 
ressuscitant  du  tombeau  donne  l'espoir  que  par  Lui  ressuscite- 
ront ceux  qui  sont  dans  les  tombeaux;  selon  cette  parole,  mar- 
quée en  saint  Jean,  ch.  v  (v.  25,  28)  :  Tous  ceux  qui  sont  dans 
les  tombeaux  entendront  la  voix  da  Fils  de  l'homme  ;  et  ceux  qui 
Vauront  entendue,  vivront.  —  Troisièmement,  pour  l'exemple  de 
ceux  qui  par  la  mort  du  Christ  meurent  spirituellement  aux 
péchés,  ceux  qui  sont  mis  à  couvert  contre  les  perturbations  des 
hommes  (ps.  xxx,  v.  21).  De  là  vient  qu'il  est  dit,  dans  l'Epître 
aux  Colossiens,  ch.  ni  (v.  3)  :  Vous  êtes  morts,  et  votre  vie  est 
cachée  avec  le  Christ  en  Dieu.  Et  c'est  pour  cela  aussi  que  les 
baptisés,  qui  par  la  mort  du  Christ  meurent  aux  péchés,  sont 
comme  ensevelis  avec  le  Christ  par  l'immersion  »  dans  l'eau, 
quand  le  baptême  se  donnait,  en  effet,  ou  se  donne  encore  par 
immersion  ;  «  selon  celte  parole  de  l'Épître  aux  Romains,  ch.  vi 
(v.  /j)  :  Nous  avons  été  ensevelis  avec  le  Christ,  par  le  baptême,  dans 
la  mort  » . 

Vad  primum  explique  excellemment  la  difficulté  tirée  du  texte 
du  psaume  87,  en  disant  que  «  le  Christ,  même  enseveli,  s'est 
montré  libre  parmi  les  morts,  du  fait  qu'il  n'a  pas  pu  être 
empêché,  même  enfermé  dans  le  tombeau,  d'en  sortir  par  sa 
résurrection  ». 

Vad  secundum  répond  que  «  comme  la   mort  du  Christ  a 


QUESTION    II.     —    DE    LA    SEPULTURE    DU    CHRIST.  OOO 

opéré  notre  salut  par  mode  de  cause  efQciente  »,  selon  qu'il  a 
été  vu  à  la  question  précédente,  article  6,  «  ainsi  pareillement 
aussi  sa  sépulture.  C'est  ce  qui  fait  dire  à  saint  Jérôme,  sur  saint 
Marc  (ch.  xiv  ;  —  parmi  les  œuvres  de  saint  Jérôme)  :  Nous 
ressusciterons  par  la  sépulture  du  Christ.  Et,  sur  le  livie  d'Isaïe. 
ch.  LUI,  à  propos  de  ce  mot  (v.  9),  //  donnera  les  impies  pour  sa 
sépulture,  la  glose  dit  :  C"est-à-dire  :  les  nations,  qui  étaient 
sans  piété,  Il  les  donnera  à  Dieu  son  Père;  parce  qu'il  les  a 
acquises  par  sa  mort  et  sa  sépulture  n . 

L'ad  tertium  déclare  que  «  comme  il  est  dit  dans  un  sermon 
du  Concile  d'Éphèse  (sermon  de  Théodote  d'Ancyre),  il  nest 
rien  de  ce  qui  sauve  les  hommes  qui  fasse  injure  à  Dieu:  car  ces 
choses  ne  montrent  point  quil  est  passible,  mais  quil  est  clément. 
Et,  dans  un  autre  sermon  du  même  Concile  (toujours  de  Théo- 
dote d'Ancyre),  nous  lisons  :  Dieu  ne  tient  pour  une  injure  rien 
de  ce  qui  est  occasion  de  salut  pour  les  hommes.  Gardez-vous  donc 
d'avoir  de  la  nature  de  Dieu  des  pensées  si  viles  que  vous  croyiez 
qu'elle  ail  Jamais  pu  être  soumise  à  quelque  injure  » . 

Des  raisons  de  la  plus  haute  sagesse  motivaient  que  le 
Christ,  après  sa  mort,  fût  enseveli  et  enfermé  dans  un  tom- 
beau. —  Mais  le  mode  dont  le  Christ  fut  enseveli  et  que 
l'Évangile  nous  rapporte  a-t-il  été  ce  qu'il  devait  être.  Nous 
devons  maintenant  l'examiner;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui 
suit. 

Article  11. 
Si  le  Christ  fut  enseveli  de  la  manière  qui  convenait? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  ne  fut 
pas  enseveli  de  la  manière  qui  convenait  ».  —  La  première 
fait  observer  que  «  la  sépulture  répond  à  la  mort  »  et  doit  lui 
ressembler.  «  Or,  le  Christ  eut  la  mort  la  plus  ignominieuse; 
selon  cette  parole  du  livre  de  la  Sagesse,  ch.  11  (v.  20)  :  Con- 
damnons-le à  la  mort  la  plus  honteuse.  Donc  il  semble  que  ce 
ne  fut  pas  à  propos  qu'on  donnât  au  Christ  une  sépulture  ho- 


534  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

norable,  faite  par  de  hauts  personnages,  tels  que  Joseph  d'Ari- 
mathie,  qui  était  an  membre  insigne  du  grand  Conseil,  comme 
il  est  dit  en  saint  Marc,  cli.  xv  (v.  l^3),  et  Nicodème,  qui  était  un 
des  chefs  parmi  les  Juifs,  comme  il  est  marqué  en  saint  Jean, 
ch.  III  (v.  i)  ».  —  La  seconde  objection  déclare  qu'  «  il  ne 
fallait  pas  que  soit  accompli  au  sujet  du  Christ  ce  qui  serait 
un  exemple  de  profusion  superflue  et  inutile.  Or,  il  semble 
qu'il  y  eut  cela  dans  le  fait  que  pour  ensevelir  le  Christ  Nico- 
dème vint  portant  un  mélange  de  myrrhe  et  d'aloès  d'environ  cent 
livres,  comme  il  est  dit  en  saint  Jean,  ch.  xix  (v.  89);  alors 
surtout  que  la  femme  »  de  Béthanie,  Marie-Magdeleine,  «  avait 
par  avance  oint  son  corps  pour  la  sépulture,  comme  il  est  dit  en 
saint  Marc,  ch.  xiv  (v.  8).  Donc  il  ne  fut  pas  convenable  qu'on 
agisse  de  la  sorte  à  l'endroit  du  Christ  d.  —  La  troisième  ob- 
jection dit  qu'  «  il  ne  convient  pas  qu'une  même  chose  que 
l'on  fait  soit  en  désaccord  avec  elle-même.  Or,  la  sépulture  du 
Christ  fut  simple,  d'une  part,  en  ce  sens  que  Joseph  enveloppa 
le  corps  dans  un  linceul  propre,  comme  il  est  dit  en  saint  Mat- 
thieu, ch.  xxvii  (v.  59),  et  non  dans  ior,  ou  les  pierres  pré- 
cieuses, ou  la  soie,  comme  le  fait  remarquer  saint  Jérôme  au 
même  endroit;  d'autre  part,  elle  fut  prétentieuse,  pour  autant 
qu'on  l'ensevelit  avec  des  aromates  (S.  Jean,  ch.  xix,  v.  f\o). 
Donc  il  semble  que  le  mode  de  la  sépulture  du  Christ  ne  fut 
pas  ce  qu'il  fallait  ».  —  La  quatrième  objection  rappelle  que 
«  tout  ce  qui  a  été  écrit,  et  surtout  concernant  le  Christ,  a  été 
écrit  pour  notre  instruction,  comme  il  est  dit  aux  Romains, 
ch.  xv  (v.  4).  Or,  certaines  choses  sont  écrites  dans  les  Évan- 
giles, en  ce  qui  est  du  sépulcre,  qui  ne  semblent  en  rien  tou- 
cher notre  instruction;  comme  que  le  Christ  lut  enseveli 
dans  un  jardin,  qu'il  fut  enseveli  dans  un  tombeau  étranger, 
et  tout  neuf,  et  taillé  dans  le  rocher.  Donc  le  mode  de  la  sépul- 
ture du  Christ  ne  fut  pas  ce  qu'il  fallait  ». 

L'argument ^edco/i/ra  se  contente  d'apporter  le  texte  d'Isaïe, 
où  «  il  est  dit,  ch.  xi  (v.  10)  :  Et  son  sépulcre  sera  glorieux  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  le  mode 
de  la  sépulture  du  Christ  est  montré  avoir  été  ce  qu'il  fallait,  à 
un  triple  chef.  —  Premièrement,  quant  à  la  confirmation  de 


QUESTION    LI.     —    DE    LA    SÉPULTURE    DU    CHRIST.  535 

la  foi  en  sa  mort  et  sa  résurrection.  —  Secondement,  quant  à 
l'éloge  de  la  piété  de  ceux  qui  l'ensevelirent.  Aussi  bien  saint 
Augustin  dit,  au  livre  premier  de  la  Cité  de  Dieu  (ch.  xni)  : 
C'est  très  à  propos  que  sont  rappelés,  dans  l'Évangile^  ceux  qui 
prirent  soin  d'envelopper  avec  sollicitude  et  honneur  pour  l'ense- 
velir le  corps  du  Christ  descendu  de  la  Croix.  —  Troisièmement, 
quant  au  mystère,  par  lequel  sont  formés  ceux  qui  sont  enseve- 
lis avec  le  Christ  dans  la  mort  »  {aux  Romains,  ch.  vi,  v.  4)-  — 
Ces  trois  raisons  générales  vont  être  justifiées  et  précisées  par 
la  réponse  aux  difficultés  que  soulevaient  les  objections  en 
s'appuyant  sur  le  récit  évangélique  de  la  sépulture  du  Christ. 

L'ad  primum  n'accepte  pas  la  parité  que  voulait  faire  l'ob- 
jection entre  la  mort  du  Christ  et  sa  sépulture.  ((  En  ce  qui  est 
de  la  mort  du  Christ,  on  y  voit  briller  la  patience  et  la  cons- 
tance du  Christ  souffrant  la  mort;  et  ces  vertus  éclatent  d'au- 
tant plus  que  la  mort  fut  plus  ignominieuse.  Mais  dans  la  sé- 
pulture honorable  du  Christ  apparaît  la  vertu  ou  la  puissance 
du  supplicié,  puisque,  contre  l'intention  de  ceux  qui  le  met- 
taient à  mort,  Il  reçoit,  étant  mort,  une  sépulture  entourée 
d'honneurs  :  le  mode  aussi  dont  II  fut  enseveli  devait  être  la 
figure  de  la  dévotion  des  fidèles  qui  compatiraient  au  Christ 
dans  sa  mort  ». 

L'ad  secundum  fait  observer  qu'  «  en  disant  qu'on  l'enseve- 
lit selon  que  c'était  la  coutume  parmi  les  Juifs  d' ensevelir ,  l'Évan- 
géliste  (S.  Jean,  ch.  xix,  v.  4o),  ainsi  que  le  note  saint  Au- 
gustin, sur  saint  Jean  (tr.  CXX),  nous  avertit  qu'en  ces  sortes 
de  devoirs  qui  sont  rendus  aux  morts,  il  faut  garder  la  coutume  de 
chaque  pays.  Or,  c'élcdt  la  coutume  de  cette  nation  que  les  corps 
des  morts  étaient  enduits  d'aromates  pour  qu'ils  demeurassent 
plus  longtemps  conservés.  Aussi  bien,  dans  le  livre  III  de  la 
Doctrine  chrétienne  (ch.  xn),  il  est  dit  qu'en  toutes  ces  choses, 
ce  n'est  pas  l'usage,  mais  la  passion  qu'on  y  met  qui  amène  la 
faute.  Et  après  il  est  ajouté  :  Ce  qui,  dans  les  autres  personnes, 
est  le  plus  souvent  chose  mauvaise,  dans  telle  personne  divine  ou 
prophétique  est  le  signe  de  quelque  chose  de  grand.  La  myrrhe, 
en  effet,  et  l'aloès,  en  raison  de  leur  amertume,  signifient  la 
pénitence  par  laquelle  on  conserve  au  dedans  de  soi  le  Christ, 


536  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

sans  la  corruption  du  péché.  Quant  à  l'odeur  des  aromates, 
elle  signifie  la  bonne  renommée  ». 

Vad  tcrtlam  fournit  une  belle  leçon  de  saine  appréciation 
des  choses  dans  ce  qui  touche  aux  soins  du  corps  et  à  la  ma- 
nière de  le  vêtir.  «  La  myrrhe  et  l'aloès  furent  appliqués  au 
corps  du  Christ  pour  le  préserver  de  la  corruption  ;  ce  qui 
paraît  se  rapporter  à  une  certaine  nécessité.  Et  en  cela  nous 
est  donné  un  exemple  pour  que  nous  puissions  licitement 
user  de  certaines  choses  précieuses,  à  titre  de  remèdes,  pour 
pourvoir  à  la  nécessité  de  conserver  notre  corps.  Mais  l'enve- 
loppement du  corps  appartenait  seulement  à  une  certaine  dé- 
cence d'honnêteté.  Et,  dans  ces  choses-là,  déclaré  saint  Tho- 
mas, nous  devons  nous  contenter  de  choses  simples  ».  Par  où 
l'on  voit  combien  sont  blâmables  les  excès  dans  la  recherche 
ou  dans  le  prix  de  ce  qui  touche  au  vêtement,  même  quand 
ces  excès  ne  vont  pas  directement  à  compromettre  les  intérêts 
de  la  décence  et  de  la  morale.  —  Saint  Thomas  ajoute,  appor- 
tant une  nouvelle  explication  mystique,  qu'  «  au  témoignage 
de  saint  Jérôme  {sur  saint  Matthieu,  ch.  xxvii  (v.  69),  il  était 
signifié,  par  là,  que  celui-là  enveloppe  Jésus  dans  un  linceul 
fjlanc,  qui  le  reçoit  dans  un  cœur  sans  tache.  Et  de  là  vient, 
comme  le  dit  le  vénérable  Bède  {sur  saint  Marc,  ch.  xv,  v.  46), 
que  la  coutume  s'est  établie  dans  l'Église  de  célébrer  le  sacrifice 
de  l'autel,  non  pas  sur  des  linges  dé  soie  ou  d'étoffe  teinte,  mais 
sur  an  linge  de  fd,  comme  le  corps  du  Seigneur  fut  enseveli  dans 
un  linceul  blanc  » . 

h'ad  quarlum  explique  et  justifie  tous  les  détails  du  récit 
évangélique  au  sujet  de  la  sépulture  du  Christ,  que  l'objection 
voulait  incriminer.  —  ((  Le  Christ  fut  enseveli  dans  un  jar- 
din, pour  signifier  que  par  sa  mort  et  sa  sépulture  nous  som- 
mes délivrés  de  la  mort  que  nous  avons  encourue  par  le  pé- 
ché d'Adam  commis  dans  le  jardin  du  Paradis  »  terrestre.  — 
«  De  même,  le  Sauveur  fut  mis  dans  un  tombeau  étranger, 
comme  le  dit  saint  Augustin  dans  l'un  de  ses  Sermons 
(Serm.  CCXLVlll), pa/'ce  qu'il  mourait  (jour  le  salut  des  autres; 
et  le  tombeau  est  le  séjour  de  la  mort.  Par  là  aussi  éclate  la 
grandeur  de  la  pauvreté  acceptée  pour  nous;  car  Celui  qui. 


OUKSnON    LI.     —    DE    LA    SEPULTURE    DU    ClIHIST.  SSy 

dans  la  vie,  n'avait  pas  eu  de  maison  (S.  Matthieu,  ch.  vin, 
V,  20),  même  après  la  mort  fut  enfermé  dans  un  tombeau 
étranger,  et,  reçu  par  Joseph  d'Arimathie  à  l'état  de  nudité, 
dut  être  enveloppé  par  lui.  —  S'il  est  placé  dans  un  sépulcre 
neuf»,  où  personne  encore  n'avait  été  mis,  «  c'est,  nous  dit 
saint  Jérôme  [sur  saint  Matthieu,  ch.  xxvn,  v.  60),  afin 
qu'après  sa  résurrection,  d'autres  corps  restant  là,  on  ne  pût  sup- 
poser quon  eût  feint  la  résurrection  de  quelque  autre.  Le  sépul- 
cre neuf  peut  représenter  aussi  le  sein  virginal  de  Marie.  Il  y  a 
encore  que  par  là  nous  est  donnée  à  entendre  cette  vérité  que 
la  sépulture  du  Christ  nous  renouvelle,  la  mort  et  la  corruption 
étant  détruites.  —  Il  fut  enfermé  dans  un  tombeau  taillé  dans 
le  rocher,  afin  que,  dit  encore  saint  Jérôme  (au  même  endroit, 
V.  G/i)  Von  ne  pût  pas  dire,  s'il  eût  été  construit  de  diverses 
pierres,  quon  l'avait  déi'obé  en  enlevant  les  fondements  du  tom- 
beau. Et  aussi  bien,  la  grande  pierre,  qui  fut  roulée  devant  la 
porte  du  tombeau,  montre  que  le  tombeau  n'aurait  pu  être  violé 
sans  le  concours  de  plusieurs.  —  Pareillement,  s'il  avait  été  ense- 
veli dans  la  terre,  on  aurait  pu  dire  :  Ils  ont  fouillé  la  terre  et  ils 
ont  enlevé  le  corps,  ainsi  que  le  note  saint  Augustin  (cité  dans 
la  Chaîne  d'or  de  saint  Thomas,  sur  saint  Matthieu,  ch.  xxvn). 
—  Du  point  de  vue  mystique,  ajoute  saint  Thomas,  celte  der- 
nière mention  signifie,  comme  le  fait  remarquer  saint  llilaire 
(sur  saint  Matthieu,  ch.  xxvn),  que  par  la  doctrine  des  Apôtres, 
le  Christ  est  introduit  dans  le  cœur  dur  des  Gentils,  ouvert  par 
l'entaille  de  la  doctrine  :  cœur  dur  et  nouveau,  qui  Jusque-là  avait 
été  impénétrable  à  toute  crainte  de  Dieu.  Et  parce  que,  après 
Lui,  rien  plus  ne  doit  pénétrer  dans  nos  cœurs,  à  cause  de  cela 
une  pierre  est  roulée  à  son  entrée.  Et,  comme  le  dit  Origène 
{sur  saint  Matthieu,  tr.  XXXV),  ce  n'est  point  fortuitement  qu'il 
est  écrit  :  Joseph  enveloppa  le  corps  du  Christ  dans  un  linceul 
blanc  et  le  déposa  dans  un  sépulcre  neuf,  et  qu'il  roula  une 
grande  pierre;  car  tout  ce  qui  se  fait  pour  le  corps  du  Christ  est 
pur,  et  nouveau,  et  souverainement  grand  ». 

Tout  ce  que  l'Évangile  nous  dit  de  la  sépulture  du  Christ 
est  pour  nous  d'une  souveraine  richesse  comme  instructions 


\ 

538  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

et  enseignements  de  toute  sorte.  —  Nous  devions  en  avoir  une 
preuve  ou  confirmation  nouvelle,  de  nos  jours,  par  cette  sorte 
de  révélation  scientifique  qu'allait  être  la  photographie  du 
Saint  Suaire,  conservé  à  Turin.  Ce  fut  en  1898,  à  l'occasion 
d'une  ostension  solennelle  de  la  sainte  relique,  qu'on  eut  la 
pensée  de  la  photographier.  L'épreuve  fut  décisive.  Sur  la 
plaque  photographique,  au  lieu  du  négatif  qui  aurait  dû  ap- 
paraître, on  eut  un  positif,  donnant  les  traits  du  corps  du 
Christ  admirahlement  conservés.  Un  travail  du  plus  haut  inté- 
rêt fut  fait  sur  cette  épreuve  et  résumé  en  pleine  Sorhonne  de 
Paris  oiî  M.  Yves  Delage  donna  une  conférence  qui  eut  un  très 
grand  retentissement.  L'auteur  du  travail  était  M.  Paul  Vignon. 
Par  des  expériences  multiples  et  très  délicates  il  était  arrivé  à 
établir  que  le  linceul  dans  lequel  fut  placé  le  corps  du  Christ, 
en  raison  des  aromates  dont  il  avait  été  enduit,  dut  servir  en 
quelque  sorte  de  plaque  sensible  sur  laquelle  le  corps  du  Christ, 
tout  imprégné  du  sang  de  ses  blessures,  grava  son  empreinte; 
cette  empreinte  était  le  négatif  que  devait^  manifester,  après 
dix-huit  siècles,  l'opération  photographique  de  Turin.  Cf.  Paul 
Vignon  :  Le  Linceul  du  Christ,  librairie  Masson.  Paris,  1902. 
ÎNous  eûmes  l'occasion  de  donner  de  ce  beau  travail  une  ana- 
lyse critique  dans  la  Revue  T/ioniisle,  année  1902,  p.  3^^9-357. 
Cf.  aussi  le  tome  XV  de  notre  Commentaire  :  le  Rédempteur, 
p.  608-61 3. 

Ce  corps  du  Christ,  ainsi  mis  au  tombeau,  dans  les  condi- 
tions et  pour  les  raisons  que  nous  avons  vues,  comment  s'y 
conserva-t  il  ?  Devons-nous  dire  qu'il  fut  entièrement  à  l'abri 
de  la  décomposition  ou  de  la  corruption  ?  C'est  ce  qu'il  nous 
faut  maintenant  considérer.  Et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  111. 
Si  le  corps  du  Christ,  dans  le  sépulcre,  fut  incinéré? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  u  le  corps  du  Christ, 
dans  le  sépulcre,  fut  incinéré  ».  —  La  première  fait  remarquer 


QUESTION    LI.     —    DE    LA    SEPULTURE    DU    CHRIST.  SSq 

que  «  comme  la  mort  est  la  peine  du  péché  du  premier  père, 
pareillement  aussi  l'incinération  :  il  fut  dit,  en  eflel,  au  pre- 
mier homme,  après  son  péché  :  Ta  es  poussière,  et  ta  retour- 
neras en  poussière,  comme  il  est  marqué  dans  la  Genèse,  ch.  m 
(v.  19).  Or,  le  Christ  a  subi  la  mort  pour  nous  en  délivrer. 
Donc,  pour  nous  délivrer  de  l'incinération,  son  corps  a  dû 
aussi  être  incinéré  ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  le 
corps  du  Christ  fut  de  même  nature  que  nos  corps.  D'autre 
part,  nos  corps,  tout  de  suite  après  la  mort,  commencent  à  se 
décomposer  et  s'acheminent  à  la  putréfaction;  parce  que,  la 
chaleur  naturelle  s'exhalant,  survient  une  chaleur  étrangère 
qui  cause  la  putréfaction.  Donc  il  semble  qu'il  a  dû  en  arriver 
de  même  pour  le  corps  du  Christ  ».  —  La  troisième  objection 
rappelle  que  «  comme  il  a  été  dit  (art.  1),  le  Christ  a  voulu  être 
enseveli  pour  donner  aux  hommes  l'espérance  quils  ressus- 
citeraient même  de  leurs  tombeaux.  Donc  II  a  dû  subir  aussi 
l'incinération  pour  donner  l'espoir  aux  incinérés  de  ressus- 
citer après  l'incinération  ». 

L'argument  sed  contra  est  le  mot  du  psaume  (xv,  v.  10),  où 
ft  il  est  dit  :  Vous  ne  permettrez  pas  que  votre  Saint  voie  la  cor- 
ruption; ce  que  saint  Jean  Damascène,  au  livre  III  (ch.  xxviii), 
explique  de  la  corruption  qui  se  fait  par  le  retour  aux  élé- 
ments ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'  d  il  ne  con- 
venait pas  que  le  corps  du  Christ  se  putréfiât  ou  se  réduisît  en 
cendres  de  quelque  manière  que  ce  pût  être  ».  De  celte  affir- 
mation, saint  Thomas  nous  va  donner  une  raison  très  pro- 
fonde et  en  harmonie  parfaite  avec  toute  l'économie  du  double 
mystère  de  rincarnation  et  de  la  Rédemption.  «  C'est  qu'en 
effet,  poursuit  le  saint  Docteur,  la  putréfaction  »  ou  la  disso- 
lution «  d'un  corps  quelconque  provient  de  l'infirmité  de  la 
nature  de  ce  corps,  qui  ne  peut  plus  maintenir  le  corps  dans 
son  unité.  Or,  la  mort  du  Christ,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus 
haut  (q.  5o,  art.  i,  ad  2""^),  n'a  pas  dû  être  avec  l'infirmité  de 
la  nature,  pour  qu'elle  ne  risquât  point  d'être  considérée 
comme  non  volontaire.  Et  c'est  pourquoi  le  Christ  ne  voulut 
point  que  sa  mort  provint  de  la  maladie,  mais  de  la  Passion 


54<)  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

OU  des  coups  portés  du  dehors,  au-devanl  desquels  II  alla  de 
Lui-rnême  et  spontanément.  Pour  la  même  raison,  afin  que  sa 
mort  ne  fut  pas  attribuée  à  l'infirmité  de  la  nature,  le  Christ  ne 
voulut  pas  que  son  corps  se  putréfiât  ou  se  corrompît  en  quel- 
que manière  que  ce  fût;  mais  pour  montrer  sa  vertu  divine, 
Il  voulut  que  ce  corps  demeurât  sans  corruption.  De  là  vient 
que  saint  Jean  Chrysostome  dit  {Contre  les  Juifs  et  les  Gentils) 
que  «  pour  les  autres  hommes,  quand  ils  vivent,  s'ils  agissent  avec 
éclat,  leurs  actions  leur  sourient;  mais  elles  périssent,  quand  ils 
périssent  eux-mêmes.  Dans  le  Christ,  cejut  tout  le  contraire.  Car, 
avant  la  croix,  toutes  choses  sont  tristes  et  infirmes;  mais,  dès 
quil  est  crucifié ,  toutes  choses  deviennent  éclatantes,  afin  que 
l'on  reconnaisse  que  ce  nest  pas  un  pur  homme  qui  a  été  crucifié  » . 

Uad  primum  déclare  que  «  le  Christ,  parce  qu'il  n'était  point 
soumis  au  péché,  n'était  tenu  ni  à  la  mort  ni  à  l'incinération. 
Toutefois,  Il  a  subi  la  mort  volontairement  à  cause  de  notre 
salut,  pour  les  raisons  indiquées  plus  haut  (q.  5o,  art.  i).  Mais 
si  son  corps  eût  été  putréfié  ou  dissous,  cela  eut  tourné  plutôt 
au  détriment  de  notre  salut,  alors  qu'on  n'aurait  pas  cru  qu'il 
y  eût  en  Lui  la  vertu  divine.  Et  voilà  pourquoi,  en  sa  personne 
ou  en  son  nom,  il  est  dit  dans  le  psaume  (xxix,  v.  lo)  :  Quelle 
utilité  dans  mon  sang,  si  je  descends  dans  la  corruption  ?  comme 
pour  dire  :  Si  mon  corps  se  putréfie,  l'utilité  de  mon  sang  répandu 
disparaîtra  ». 

Uad  secundum  accorde  que  «  le  corps  du  Christ,  quant  à  la 
condition  de  la  nature  passible,  était  apte  à  se  corrompre;  mais 
il  n'y  avait  pas  en  lui  le  mérite  de  la  corruption,  qui  est  le 
péché.  Et  ce  fut  la  vertu  divine  qui  le  préserva  de  la  corrup- 
tion, comme  ce  fut  la  même  vertu  divine  qui  le  ressuscita  de 
la  mort  ». 

Vad  tertium  dit  que  «  le  Christ  est  ressuscité  du  sépulcre  par 
la  vertu  divine,  qui  n'est  contrainte  par  aucunes  limites.  Et 
c'est  pourquoi  le  fait  qu'il  est  ressuscité  du  sépulcre  est  un  ar- 
gument suffisant  pour  prouver  que  les  hommes  devaient  res- 
susciter par  la  vertu  divine,  non  pas  seulement  du  sépulcre, 
mais  aussi  de  quelque  degré  d'incinération  oii  ils  puissent  se 
trouver  ». 


QUESTIO\    LI.    —    DE    LA    SEPULTURE    DU    CHRIST,  54  I 

Il  n'est  pas  douteux  que  naturellement  parlant  le  corps  du 
Christ,  par  le  fait  seul  de  sa  séparation  d'avec  l'âme,  aurait  dû 
s'acheminer  à  la  décomposition  et  à  la  corruption.  Mais,  en 
raison  de  son  union  à  la  nature  divine  dans  la  Personne  du 
Verbe,  il  n'en  fut  pas  ainsi.  Par  la  vertu  divine,  il  demeura 
entièrement  conservé  ou  dans  le  même  état  qui  était  le  sien  au 
moment  où  son  âme  se  sépara  d'avec  lui.  —  Nous  devons  main- 
tenant nous  demander  combien  de  temps  le  corps  du  Christ 
resta  ainsi  séparé  de  son  âme  dans  le  tombeau.  Fût-ce  seulement 
pendant  un  jour  et  deux  nuits  ?  Saint  Thomas  va  nous  répondre 
à  l'article  suivant. 

Article  IV. 

Si  le  corps  du  Christ  fut  daus  le  sépulcre  seulement 
un  jour  et  deux  nuits? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  ne  fut  pas 
dans  le  sépulcre  seulement  un  jour  et  deux  nuits  »,  —  La  pre- 
mière en  appelle  à  ce  que  le  Christ  ((  Lui-même  dit,  en  saint 
Matthieu,  ch.  xii  (v.  lio)  :  Comme  Jonas  fat  dans  le  ven- 
tre du  poisson  trois  Jours  et  trois  nuits,  ainsi  le  Fils  de  l'homme 
sera  dans  le  sein  de  la  terre  trois  jours  et  trois  nuits.  Or,  Il  fut 
dans  le  sein  de  la  terre,  alors  qu'il  fut  dans  le  sépulcre.  Donc 
Il  ne  fut  pas  dans  le  sépulcre  seulement  un  jour  et  deux 
nuits  ».  —  La  seconde  objection  apporte  un  texte  de  «  saint 
Grégoire,  dans  l'homélie  pascale  (hom,  XXI)  »,  où  il  est  «  dit 
que  comme  Samson  enleva  au  milieu  de  la  nuit  les  portes  de 
Gaza,  ainsi  le  Christ,  au  milieu  de  la  nuit,  enlevant  les  portes  de 
Venfer,  ressuscita.  Or,  après  qu'il  fut  ressuscité,  Il  ne  fut  pas 
dans  le  sépulcre.  Donc  II  ne  fut  pas  dans  le  sépulcre  deux 
nuits  entières  »,  —  La  troisième  objection  déclare  que  «  par 
la  mort  du  Christ,  la  lumière  triompha  des  ténèbres.  Or,  la 
nuit  appartient  aux  ténèbres  ;  tandis  que  le  jour  appartient  à 
la  lumière.  Donc  il  eût  été  plus  à  propos  que  le  corps  du 
Christ  fût  deux  jours,  dans  le  sépulcre,  et  une  nuit;  et  non  in- 
versement ». 


543  SOMME    THEOLOGIQUË. 

L'argument  sed  contra  est  un  texte  de  «  saint  Augustin,  ail 
livre  IV  de  la  Trinité  (ch.  vi)  »,  où  il  est  «  dit  :  Du  soir  de  la 
sépulture  au  matin  de  la  résurrection  trente-six  heures  se  sont 
écoulées,  c'est-à-dire  toute  une  nuit,  tout  un  Jour,  et  toute  une 
nuit  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  observer  que  «  le 
temps  même  où  le  Christ  demeura  dans  le  sépulcre  représente 
l'efTet  de  sa  mort.  Il  a  été  dit,  en  effet,  plus  haut  (q.  5o,  art.  6), 
que  par  la  mort  du  Christ  nous  avons  été  libérés  d'une  double 
mort,  savoir  de  la  mort  de  l'âme  et  de  la  mort  du  corps.  Et 
cela  est  signifié  par  les  deux  nuits  où  le  Christ  demeura  dans  le 
sépulcre.  Quant  à  sa  mort,  parce  qu'elle  n'eut  point  comme 
cause  le  péché,  mais  qu'elle  fut  acceptée  par  amour,  elle  n'eut 
point  la  raison  de  nuit,  mais  la  raison  de  jour.  Et  voilà  pour- 
quoi elle  est  signifiée  par  le  jour  entier  que  le  Christ  passa 
dans  le  sépulcre.  Il  fut  donc  à  propos  que  le  Christ  demeurât 
dans  le  sépulcre  un  jour  et  deux  nuits  ». 

Vad  prinium  rapporte  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin, 
au  livre  Du  consentement  des  Évangélistes  (liv.  III,  ch.  xxiv), 
quelques-uns ,  ignorant  le  mode  de  parler  des  Écritures,  ont  voulu 
tenir  pour  une  nuit  les  trois  heures  où  le  soleil  s'obscurcit,  depuis 
r heure  de  sexte  jusqu'à  l'heure  de  none;  et  pour  un  Jour  les  trois 
autres  heures  oà  le  soleil  fat  rendu  à  la  terre,  c'est-à-dire  depuis 
nàne  Jusqiià  son  coucher.  Vient  ensuite  la  nuit  du  sabbat;  laquelle, 
comptée  avec  son  Jour,  fait  deux  Jours  et  deux  nuits.  Après  le 
sabbat,  vient  la  nuit  de  la  première  férié,  c'est-à-dire  du  Jour 
suivant  qui  est  le  dimanche,  alors  que  le  Seigneur  ressuscita. 
Mais,  même  avec  cela,  on  n'a  pas  encore  le  compte  des  trois  Jours 
et  des  trois  nuits.  Il  reste  donc  qu'on  trouve  ce  compte  dans  la  ' 
manière  de  parler  en  usage  dans  l'Écriture,  ou  le  tout  est  com- 
pris dans  la  partie;  de  telle  sorte  que  nous  prenions  un  jour  et 
une  nuit  pour  un  jour  naturel.  Et,  ainsi,  le  premier  jour  se 
compte  en  raison  de  sa  fin,  où  le  Christ,  le  vendredi,  fut  mis 
à  mort  et  enseveli  »  :  ce  jour-là,  en  etTel,  Il  fut  déjà  dans  le 
tombeau.  «  Le  second  jour  est  entier  avec  ses  vingt-quatre 
heures  de  jour  et  de  nuit.  Quant  à  la  nuit  suivante,  elle  ap- 
partient au  troisième  jour  »   :    c'est  d'ailleurs  au  malin  de  ce 


QUESTION    LI.    —    DE    LA    SEPULTURE    DU    CHRIST.  5^3 

troisième  jour,  que  le  Christ  ressuscita;  et  donc  II  avait  été, 
une  partie  de  ce  jour-là  aussi,  dans  le  tombeau.  Les  trois  nuits 
peuvent  se  compter  en  prenant  pour  une  des  trois,  la  moitié 
de  la  première,  qui  est,  en  eftet,  la  nuit  du  vendredi  ;  pour  la 
seconde,  l'autre  moitié,  qui  est  du  samedi;  et  pour  la  troi- 
sième, celle  du  samedi  au  dimanche.  Au  surplus,  il  n'y  a  pas 
à  chercher  ici  une  exactitude  mathématique  et  d'absolue 
rigueur  ».  Saint  Thomas  ajoute,  en  finissant,  et  il  cite  en- 
core saint  Augustin,  au  livre  de  la  Trinité  (liv.  IV,  ch.  vi)  : 
«  De  même  que  les  premiers  jours  »  de  la  Genèse,  «  en  raison  de 
la  future  chute  de  l'homme,  étaient  comptés  de  la  lumière  à  la 
nuit  »  ;  car  il  est  dit  :  il  y  eut  soir,  il  y  eut  matin,  premier 
jour,  etc.;  «  de  même,  ces  jours  »,  dont  il  est  question  ici, 
«  sont  comptés  en  partant  des  ténèbres  vers  la  lumière,  à  cause  de 
la  restauration  de  l'homme  »  :  le  premier,  en  effet,  celui  du 
vendredi,  est  compté  par  sa  fin,  qui  est  le  soir;  et  le  troi- 
sième, celui  du  dimanche,  est  compté  par  son  début,  le  ma- 
tin, où  le  Christ  sortit  de  son  tombeau. 

Vad  secundum  répond  encore  avec  «  saint  Augustin,  au 
livre  IV  de  la  Trinité  »,  ou  plutôt  au  livre  Du  consentement 
des  Éhangélistcs,  livre  III,  ch.  xxiv,  que  «  le  Christ  ressuscita 
au  matin,  alors  qu'il  y  a  déjà  quelque  chose  de  la  lumière  du 
jour  et  que  cependant  il  demeure  encore  quelque  chose  des 
ténèbres  de  la  nuit  ;  aussi  bien  est-il  dit,  des  saintes  femmes, 
en  saint  Jean,  ch.  xx  (v.  i),  qu'elles  vinrent  au  tombeau,  alors 
qu'il  y  avait  encore  les  ténèbres.  Et  donc,  en  raison  de  ces  ténè- 
bres, saint  Grégoire  dit  que  le  Christ  est  ressuscité  au  milieu 
de  la  nuit,  non  qu'il  s'agisse  du  point  on  la  nuit  se  divise  en 
deux  parties  égales,  mais  au  cours  de  cette  nuit.  Le  matin,  en 
effet,  dont  il  s'agit,  peut  être  appelé  et  partie  de  la  nuit  et  par- 
lie  du  jour,  en  raison  de  ce  qu'il  a  de  commun  avec  l'une  et 
l'autre  ».  Rien  de  plus  exact  que  celte  dernière  remarque;  et 
c'est  par  elle  qu'il  faut  expliquer  les  diverses  expressions  des 
Évangélistes.  Cf.  Jésus-Christ  dans  l'Évangile,  t.  II,  p.  35 x. 

Vad  tertium  dit  que  «  la  lumière,  dans  la  mort  du  Christ,  a, 
en  effet,  triomphé  des  ténèbres,  au  point  que  par  un  seul  jour 
elle  a  écarté  les  ténèbres  des  deux  nuits,  savoir  notre  double 


5/i4  SOMME    THEO  LOGIQUE. 

mort  »   spirituelle  et  corporelle,  «  ainsi  qu'il  a  été  dit  »  (au 
corps  de  l'article). 

A  parler  selon  notre  mode  habituel,  le  corps  du  Christ  est 
resté  dans  le  tombeau,  un  jour  et  deux  nuits  :  le  jour  du  sab- 
bat, qui  correspond  à  notre  samedi,  et  les  deux  nuits  du  ven- 
dredi au  samedi  et  du  samedi  au  dimanche.  Mis  au  tombeau 
le  soir  du  vendredi,  à  la  nuit,  le  corps  du  Christ  en  ressortit  le 
dimanche  matin  à  la  première  lueur  du  jour.  Tout  cela  était  en 
parfaite  harmonie  avec  le  sens  des  mystères  qui  s'accomplis- 
saient, puisqu'aussi  bien  le  fait  de  la  mort  du  Christ,  oîj  ne  se 
trouvait  que  lumière  sans  ombre  de  péché,  devait,  à  lui  seul, 
triompher  des  doubles  ténèbres  de  la  mort  du  péché  et  de  la 
mort  corporelle  oïj  nous  étions  tous  plongés  depuis  le  péché 
du  premier  père. 

Notre  étude  de  la  sortie  du  Christ  de  ce  monde  devait  com- 
prendre quatre  choses  :  la  passion;  la  mort;  la  sépulture;  la 
descente  aux  enfers.  —  Nous  avons  vu  les  trois  premières. 
Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  étudier  la  quatrième.  Ce  va  être 
l'objet  de  la  question  suivante. 


QUESTION  LU 


DE  LA  DESCENTE  DU  CHRIST  AUX  ENFERS 


Cette  question  comprend  huit  articles  ; 

1°  S'il  était  à  propos  que  le  Christ  descende  aux  enfers  ? 

2°  A  quel  enfer  II  est  descendu  ? 

'6°  S'il  fut  tout  entier  dans  l'enfer? 

4"  S'il  est  resté  là  quelque  temps  ? 

5°  S'il  a  libéré  de  l'enfer  les  saints  patriarches  ? 

6°  S'il  a  libéré  de  l'enfer  les  damnés  ? 

7°  S'il  a  libéré  les  enfants  morts  dans  le  péché  originel? 

8°  Sil  a  libéré  les  hommes  du  purgatoire? 


Le  seul  énoncé  de  ces  articles  en  montre  l'intérêt  et  l'impor- 
tance. Ils  touchent  d'ailleurs  à  un  point  de  doctrine  qui  est 
expressément  de  foi,  puisque  c'est  un  des  articles  mêmes  du 
symbole.  Et,  parce  que  l'ordre  de  ces  articles  dans  la  question 
éclate  de  lui-même,  nous  allons  tout  de  suite  aborder  le  pre- 
mier. 

Article  Premieti. 
S'il  était  à  propos  que  le  Christ  descende  aux  enfers? 


Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  n'était  pas  à  pro- 
pos que  le  Christ  descende  dans  l'enfer  ».  —  La  première 
arguë  de  ce  que  »  saint  Augustin  dit,  dans  l'épître  à  Évodius 
(ch.  m)  :  Pour  ce  qui  est  des  enjers,  je  n'ai  pu  trouver  nulle  part, 
dans  les  Écritures,  oà  ce  mot  soit  pris  en  bien.  Or,  l'âme  du 
Christ  n'est  pas  descendue  à  quelque  chose  de  mauvais;  puis- 
que même  les  âmes  des  justes  ne  le  font  pas.  Donc  il  semble 
XVI.  —  La  Rédemption.  35 


54G  SOMME    THEOLOGIQUE. 

qu'il  n'était  pas  à  propos  que  le  Christ  descendît  aux  enfers  ». 
—  La  seconde  objection  fait  observer  que  «  descendre  aux  en- 
fers ne  peut  pas  convenir  au  Christ  selon  la  nature  divine,  qui 
est  tout  à  fait  immuable;  mais  cela  n'a  pu  lui  convenir  que 
selon  la  nature  qu'il  avait  prise.  D'autre  part,  les  choses  que  le 
Christ  a  faites  ou  souffertes  dans  la  nature  qu'il  avait  prise 
sont  ordonnées  au  salut  des  hommes.  Et  pour  ce  salut  il  ne 
semble  pas  qu'il  ait  été  nécessaire  que  le  Christ  descende  aux 
enfers;  puisque  par  la  Passion  qu'il  a  subie  en  ce  monde,  Il 
nous  a  libérés  de  la  coulpe  et  de  la  peine,  comme  il  a  été  dit 
plus  haut  (q.  Ag,  art.  i,  3).  Donc  il  ne  fut  pas  à  propos  que  le 
Christ  descende  à  l'enfer  ».  —  La  troisième  objeètion  rappelle 
que  u  par  la  mort  du  Christ  l'âme  a  été  séparée  de  son  corps, 
lequel  avait  été  déposé  dans  le  sépulcre,  ainsi  qu'il  a  été  vu 
plus  haut  (quest.  précéd.).  D'autre  part,  il  ne  semble  pas  que 
le  Christ  soit  descendu  en  enfer  par  son  âme  seulement.  L  âme, 
en  effet,  étant  incorporelle,  ne  semble  pas  pouvoir  être  mue 
d'un  mouvement  local,  ce  qui  est  le  propre  des  corps;  car  des- 
cendre implique  un  mouvement  corporel,  comme  il  est  prouvé 
au  livre  VI  des  Physiques  (ch.  iv,  n.  i  ;  ch.  x,  n.  i  ;  de  S.  Th., 
leç.  5,  12).  Donc  il  n'était  pas  à  propos  que  le  Christ  descendît 
en  enfer  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit  dans  le  Sym- 
bole :  //  est  descendu  aux  enjers.  Et  l'Apôtre  dit,  aux  Éphésiens, 
ch.  IV  (v.  9)  :  S'il  est  monté,  qu  est-ce  sinon  parce  que  d'abord 
Il  est  descendu  dans  l'intérieur  de  la  terre.  Et  la  glose  ajoute  : 
c'est-à-dire  aux  enjers  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'  «  il  était  à 
propos  que  le  Christ  descendît  en  enfer.  —  D'abord,  parce 
qu'il  était  venu  Lui-même  porter  notre  peine  pour  nous  arra- 
cher à  la  peine  ;  selon  cette  parole  d'Isaïe,  ch.  xiii  (v.  ^)  :  Vrai- 
ment Lui-même  a  pris  nos  langueurs  et  Lui-même  a  porté  nos  dou- 
leurs. Or,  par  le  péché,  l'homme  avait  encouru  non  pas  seule- 
ment la  mort  du  corps,  mais  aussi  de  descendre  aux  enfers. 
Et  c'est  pourquoi,  de  même  qu'il  fut  convenable  que  le  Christ 
meure  pour  nous  délivrer  de  la  mort,  de  même  il  fut  à  propos 
qu'il   descende  aux   enfers  pour  nous  délivrer  d'y  descendre 


QUESTION   LU.    —   DE   LA   DESCENTE   DU   CHRIST   AUX   ENPERS.       547 

nous-mêmes.  De  là  vient  qu'il  est  dit,  dans  Osée,  ch.  xiii 
(v.  i4)  :  Je  serai  ta  mort,  6  mort  !  Je  serai  ta  destruction,  enfer. 
—  Secondement,  parce  qu'il  convenait  que,  le  démon  vaincu 
par  la  Passion,  le  Christ  arrachât  ses  captifs  qui  étaient  déte- 
nus dans  l'enfer;  selon  cette  parole  de  Zachaiie,  ch.  x  (v.  ii)  : 
Toi  aussi,  dans  le  sang  de  ton  alliance,  tu  as  retiré  tes  captifs  de 
ta  fosse  sans  eau.  Et,  dans  l'Épître  aux  Colossiens,  ch.  ii  (v.  i5), 
il  est  dit  :  Dépouillant  les  Principautés  et  les  Puissances,  Il  les  a 
amenés  hardiment.  —  Troisièmement,  afin  que,  de  même  qu'en 
vivant  et  en  mourant  II  avait  montré  sa  puissance  sur  la  terre, 
de  même  aussi  II  la  montrât  dans  l'enfer,  en  le  visitant  et  en  y 
répandant  sa  lumière.  Aussi  bien  est-il  dit  dans  le  psaume  (xxiii, 
v.  7,  9)  :  Élevez  vos  portes ,  6  Princes;  c'est-à-dire,  explique  la 
glose  :  Princes  de  Venfer,  enlevez  votre  puissance,  par  laquelle  jus- 
qu'à maintenant  vous  déteniez  les  hommes  dcms  Cenjer;  de  telle 
sorte  qu'aï*  nom  de  Jésus,  tout  genou  fléchisse,  non  seulement 
dans  les  deux,  mais  aussi  dans  les  enfers,  comme  il  est  dit  aux 
Philippiens,  ch.  11  (v,  10)  ». 

L'ad primum  fait  observer  que  u  le  mot  enfer  sonne  mal,  au 
sens  de  la  peine,  non  au  sens  de  la  coulpe  ou  de  la  faute.  Et 
donc  il  fut  à  propos  que  le  Christ  descende  .dans  l'enfer,  non 
comme  s'il  avait  Lui-même  la  dette  du  péché,  mais  »,  au  con- 
traire, «  pour  délivrer  ceux  qui  étaient  soumis  à  la  peine  ». 

L'ad  secundum  répond  à  la  difficulté  de  l'objection,  par  un 
court  exposé  doctrinal  du  plus  haut  intérêt.  «  La  Passion  du 
Christ  fut  une  certaine  cause  universelle  du  salut  des  hommes, 
soit  vivants,  soit  morts.  Et,  précisément,  la  cause  universelle 
s'applique  aux  effets  particuliers  par  quelque  chose  de  spécial. 
De  même  donc  que  la  Passion  du  Christ  est  appliquée  aux  vi- 
vants par  les  sacrements,  qui  nous  configurent  à  la  Passion  ; 
de  même  aussi  elle  fut  appliquée  aux  morts  par  la  descente 
du  Christ  aux  enfers.  En  raison  de  quoi  il  est  dit  intentionnel- 
lement dans  Zacharie,  ch.  ix  (texte  précité)  qu'il  a  retiré  les 
captifs  de  la  fosse  sans  eau,  dans  le  sang  de  l'Allicmce,  c'est-à-dire 
par  la  vertu  de  sa  Passion  ». 

Vad  tertium  dit  que  l'âme  du  Christ  n'est  pas  descendue  aux 
enfers  par  le  genre  de   mouvement  dont  les  corps  sont  mus, 


5/|8.  SOMME    THÉOLOGIQUE, 

mais  par  le  genre  de  mouvement  dont  les  anges  se  meuvent, 
ainsi  qu'il  a  été  vu  dans  la  Première  Partie  »  (q.  53,  art.  i). 

Il  était  souverainement  à  propos  que  le  Christ  descendît  aux 
enfers.  Toutes  les  âmes  des  justes  qui  s'étaient  sanctifiées  par 
la  foi  en  sa  venue,  depuis  le  commencement  du  monde,  y 
attendaient  le  fruit  de  sa  Passion.  Et  parce  que  l'application  de 
ce  fruit  ne  pouvait  se  faire  pour  eux  par  l'usage  des  sacrements, 
oomme  pour  les  vivants,  il  convenait  que  le  Christ  Lui-même, 
par  sa  présence,  aussitôt  après  sa  mort,  vînt  répondre  à  leur 
attente.  C'est  donc  à  l'enfer  des  Patriarches,  ou  à  celle  partie 
des  enfers  appelée  du  nom  de  limbes,  que  le  Christ  descendit. 
—  Mais  n'est-ce  que  là,  qu'il  descendit;  ou  bien  devons-nous 
dire  qu'il  descendit  aussi  à  l'enfer  des  damnés.  C'est  ce  qu'il 
nous  faut  maintenant  considérer;  et  tel  est  l'objet  de  l'article 
suivant. 

Article  II. 
Si  le  Christ  est  descendu  aussi  à  l'enfer  des  damnés? 

Cinq  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  est  descendu 
aussi  à  l'enfer  des  damnés  ».  —  La  première  rappelle  qu'  «  il 
est  dit,  de  la  bouche  de  la  divine  Sagesse,  dans  V Ecclésiastique, 
ch.  XXIV  (v.  45)  :  Je  pénétrerai  toutes  les  parties  inférieures  de  la 
ferre.  Or,  parmi  les  parties  inférieures  de  la  terre,  on  compte 
aussi  l'enfer  des  damnés;  selon  cette  parole  du  psaume  (lxii, 
V.  lo)  :  Ils  entreront  dans  les  lieux  inférieurs  de  la  terre.  Donc 
le  Christ,  qui  est  la  Sagesse  de  Dieu  (Première  Épître  aux 
Corinthiens,  ch.  i,  v.  2/1),  est  descendu  aussi  jusqu'à  l'enfer  des 
damnés  ».  —  La  seconde  objection  cite  un  passage  du  livre  des 
Actes,  ch.  II  (v.  2fi),  où  «  saint  Pierre  dit  que  Dieu  a  ressuscité 
le  Christ,  brisant  les  douleurs  de  l'enfer,  selon  qu'il  était  impossible 
qu'il  fût  retenu  par  lui.  Or,  les  douleurs  n'étaient  point  dans 
l'enfer  des  Pères;  ni  dans  celui  des  enfants,  qui  ne  sont  point 
punis  de  la  peine  du  sens  pour  le  péché  actuel,  mais  seulement 
de  la  peine  du  dam  i)our  le  péché  originel.  Donc  le  Christ  est 


QUESTION    LU.    —    DE   LA    DESCENTE   DU   CIIHIST   AUX    ENFERS.       54o 

descendu  à  l'enfer  des  damnés  ou  aussi  au  purgatoire  dans 
lequel  les  hommes  sont  punis  de  la  peine  du  sens  pour  les 
péchés  actuels  ».  —  La  troisième  objection  en  appelle  à  ce 
qu'  «  il  est  dit,  dans  la  première  Épître  de  saint  Pierre,  ch.  ni 
(v.  19,  20),  que  le  Christ  venant,  par  l'esprit,  à  ceux  qui  étaient 
renfermés  dans  la  prison,  leur  prêcher  à  eux  qui  avaient  été  autre- 
fois incrédules  ;  ce  qui,  d'après  saint  Athanase,  dans  sa  lettre  à 
Épictète,  s'entend  de  la  descente  du  Christ  aux  enfers.  Il  dit,  en 
effet,  que  le  corps  du  Christ  fut  placé  dans  le  sépulcre,  quand  Lui- 
même  se  rendit,  pour  leur  prêcher,  auprès  des  esprits  qui  étaient 
gardés  en  prison,  comme  l'enseigne  saint  Pierre.  D'autre  part,  il 
est  établi  que  les  incrédules  étaient  dans  l'enfer  des  damnés. 
Donc  le  Christ  est  descendu  à  l'enfer  des  damnés  ».  —  La  qua- 
trième objection  arguë  d'un  texte  de  «  saint  Augustin  »,  qui, 
<(  dans  sa  lettre  à  Évodius,  dit  :  Si  la  Sainte-Écriture  avait  dit  que 
le  Christ  mort  était  venu  en  ce  sein  d'Abraham,  sans  nommer  V en- 
fer et  ses  douleurs,  je  m'étonnerais  que  quelqu'un  eut  osé  affwmer 
qu'il  était  descendu  aux  enfers.  Mais  parce  que  les  témoignages 
évidents  parlent  de  l'enjer  et  de  ses  douleurs,  il  n'y  a  aucune  raison 
de  croire  que  le  Sauveur  y  soit  venu  sinon  pour  les  sauver  de  ces 
douleurs.  Or,  le  lieu  des  douleurs  est  l'enfer  des  damnés.  Donc 
le  Christ  est  descendu  à  l'enfer  des  damnés  ».  —  La  cinquième 
objection  fait  observer  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin  dans 
un  sermon  de  la  Passion,  le  Christ,  descendant  à  l'enfer,  a  délié 
tous  les  justes  qui  étaient  encore  tenus  astreints  au  péché  originel. 
Or,  parmi  eux,  était  Job,  qui  dit  de  lui-même,  ch.  xvii  (v.  16)  : 
Tout  ce  qui  est  à  moi  descendra  au  plus  profond  des  enfers.  Donc 
le  Christ  aussi  est  descendu  au  plus  profond  de  l'enfer  ». 

L'argument  sec/  contra  oppose  que  «  de  l'enfer  des  damnés 
il  est  dit,  au  livre  de  Job,  ch.  x  (v.  21)  :  Avant  que  j'aille,  et  que 
je  ne  revienne  pas,  à  la  terre  ténébreuse  et  couverte  de  l'ombre  de 
la  mort,  etc.  Or,  il  n'est  point  de  commerce  entre  la  lumière  et  les 
ténèbres,  comme  il  est  dit  dans  la  deuxième  Épître  aux  Corin- 
thiens, ch.  VI  (v.  \!\).  Donc  le  Christ,  qui  est  la  lumière,  n'est 
point  descendu  à  cet  enfer  des  damnés  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'  «  une  chose 
est  dite  être  quelque  part  d'une  double  manière.  —  D'abord  », 


55o  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

par  sa  vertu  ou  «  par  son  effet.  Et,  de  celte  sorte,  le  Christ 
descendit  dans  chaque  enfer.  Mais,  diversement.  Car,  dans  l'en- 
fer des  damnés,  Il  eut  cet  effet,  que  descendant  aux  enfers  11 
les  confondit  au  sujet  de  leur  incrédulité  et  de  leur  malice. 
A  ceux  qui  étaient  détenus  dans  le  purgatoire,  Il  donna  l'espé- 
rance de  recevoir  la  gloire  »,  aussitôt  après  leur  expiation.  «  Et 
aux  saints  Patriarches,  qui  étaient  détenus  dans  l'enfer  pour  le 
seul  péché  originel  »,  affectant  toute  la  nature,  «  Il  infusa  la 
lumière  de  l'éternelle  gloire.  —  D'une  autre  manière,  une  chose 
est  dite  être  quelque  part,  par  son  essence.  De  cette  sorte,  le 
Christ  descendit  seulement  au  lieu  de  l'enfer  oii  les  justes  se 
trouvaient  détenus;  afin  que  ceux-là  même,  que,  selon  sa  divi- 
nité, Il  visitait  intérieurement  par  la  grâce,  fussent  aussi  visi- 
tés par  lui  localement  selon  son  âme.  C'est  ainsi  que  se  trou- 
vant dans  une  seule  partie  de  l'enfer,  Il  fil  parvenir  l'effet  de  sa 
vertu  d'une  certaine  manière  à  toutes  les  parties  de  l'enfer; 
Gomme,  ayant  souffert  la  Passion  en  un  seul  point  de  la  terre, 
il  délivra  par  cette  Passion  l'univers  tout  entier  ». 

Vad  primiwi  explique  dans  le  sens  du  corps  de  l'article  le 
texte  de  V Ecclésiastique  cité  par  l'objection.  «  Le  Christ,  qui  est 
la  Sagesse  de  Dieu,  pénétra  toutes  les  parties  inférieures  de  la 
terre,  non  d'une  façon  locale,  en  les  parcourant  toutes,  selon 
le  mouvement  de  l'âme,  mais  en  étendant  à  toutes,  d'une  cer- 
taine manière,  l'effet  de  sa  puissance;  en  telle  sorte  cependant 
qu'il  ne  communiqua  qu'aux  seuls  justes  sa  lumière;  le  texte 
de  V Ecclésiastique  ajoute,  en  effet  :  Et  f  illuminerai  tous  ceux  qui 
espèrent  dans  le  Seigneur  » . 

Vad  secundum  fait  observer  qu'  «  il  est  deux  sortes  de  dou- 
leurs. L'une  est  causée  par  la  peine  que  l'on  souffre  :  les  hom- 
mes la  subissent  en  raison  du  péché  actuel;  selon  cette  parole 
du  psaume  (xvn,  v.  6)  :  Les  douleurs  de  fenfer  ni  ont  enveloppé. 
L'autre  est  causée  par  le  retard  de  la  gloire  espérée;  selon  cette 
parole  des  Proverbes,  ch.  xiii  (v.  12)  :  L'espérance  qu'on  dijjère 
ujjlige  Came.  Cette  dernière  douleur  était  ressentie  même  par 
les  saints  Patriarches  dans  l'enfer;  et,  pour  le  signifier,  saint 
Augustin  dit,  flans  le  sermon  de  la  Passion,  qu  ils  priaient  le 
Christ  en  le  suppliant  avec  larmes.   L'une  et  l'autre  de  ces  dou- 


QUESTION    LU.    DE   LA   DESCEM'E   DU    CHRIST   AUX   E.NFEKS.        O.T  I 

leurs  fut  enlevée  par  le  Christ,  quand  II  descendit  dans  l'enfer; 
mais  non  pas  de  la  même  manière.  Car  la  douleur  des  peines 
fut  supprimée  en  ce  sens  que  le  Christ  en  préserva  les  âmes 
des  saints  Patriarches;  comme  le  médecin  est  dit  enlever  le 
mal  dont  il  préserve  par  son  remède  »  (à  noter,  en  passant, 
cette  remarque,  qui  permet  de  justifier,  excellemment,  même 
dans  la  langue  de  saint  Thomas,  ce  que  l'Église  devait  définir 
plus  tard  au  sujet  de  la  préservation  du  péché  originel  par  le 
privilège  de  la  conception  immaculée  accordé  à  la  glorieuse 
Vierge  Marie).  «  Quant  à  la  douleur  causée  par  le  retard  de  la 
gloire,  le  Christ  en  délivre,  sur  l'heure,  les  saints  Patriarches, 
en  leur  conférant  la  gloire  »  qu'ils  attendaient. 

Uad  tertium  donne  deux  explications  du  texte  de  saint 
Pierre  que  citait  l'objection.  —  «  Ce  que  saint  Pierre  dit, 
dans  ce  passage,  est  rapporté  par  certains  à  la  descente  du 
Christ  aux  enfers;  et  ils  l'exposent  comme  il  suit  :  .4  ceux  qui 
étaient  enfermés  dans  la  prison,  c'est-à-dire  dans  l'enfer,  le 
Christ,  en  esprit,  c'est-à-dire  selon  l'âme,  est  venu  et  a  prêché, 
à  eux  qui  autrefois  avaient  été  incrédules.  Aussi  bien  saint  Jean 
Damascène  dit,  au  livre  111  (ch.  xxix),  que  comme  II  a  évangé- 
lisé  ceux  qui  sont  sur  la  terre,  de  même  II  a  évangélisé  ceux  qui 
sont  dans  l'enfer  :  non  pas  certes  pour  convertir  à  la  foi  ceux 
qui  avaient  été  incrédules;  mais  pour  confondre  leur  incrédu- 
lité. Car  celte  prédication  elle-même  ne  peut  s'entendre  de 
rien  autre  que  de  la  manifestation  de  la  divinité  du  Christ, 
rendue  manifeste  à  ceux  de  l'enfer  par  la  descente  souveraine 
du  Christ  aux  enfers.  —  Toutefois,  saint  Augustin  explique 
mieux  la  chose,  dans  son  épître  à  Évodius  (ch.  in,  iv),  en 
rapportant  ce  texte,  non  pas  à  la  descente  du  Christ  aux  en- 
fers, mais  à  l'action  de  sa  divinité  qu'il  a  exercée  depuis  le 
commencement  du  monde.  Le  sens  est  donc  qu'à  ceux  qui  étaient 
enfermés  dans  la  prison,  c'est-à-dire  qui  vivaient  dans  le  corps 
mortel,  qui  est  comme  la  prison  de  l'âme,  par  l'esprit  de  sa 
divinité,  Il  est  venu  et  II  a  prêché,  par  les  inspirations  inté- 
rieures, et  aussi  par  les  avertissements  extérieurs  que  leur 
donnaient  les  justes;  à  ceux-là  II  a  prêché,  qui  furent  autrefois 
incrédules,  savoir  lorsque  INoé  prêchait,   quand  ils  exploitaient 


002  SOMME    THEOLOGIQUE. 

la  palience  de  Dieu,  par  laquelle  était  différée  la  peine  du  dé- 
luge. Et  aussi  bien  il  est  ajouté  :  aux  Jours  de  Noé,  lorsque 
C arche  se  conslruisait  »>. 

L'ad  7artr/am  justifie  excellemment  le  mot  de  saint  Augus- 
tin, qui  ne  manquait  pas  de  difficulté,  au  sujet  du  sein 
d'Abraham.  «  Le  sein  d'Abraham  peut  se  considérer  sous  un 
double  aspect.  D'abord,  en  raison  du  repos  qui  s'y  trouvait, 
loin  de  toute  peine  sensible.  Et,  de  ce  chef,  ni  le  nom  d'enfer 
ne  lui  convient,  ni  aucune  douleur  n'y  était  ressentie.  D'une 
autre  manière,  on  peut  le  considérer  quant  à  la  privation  de 
la  gloire  attendue.  Et,  à  ce  titre,  la  raison  d'enfer  et  la  dou- 
leur lui  convenait.  De  là  vient  que  maintenant  on  appelle 
sein  d'Abraham  le  repos  des  bienheureux  »  dans  le  ciel; 
«  mais  on  ne  parle  plus  ni  d'enfer  ni  de  douleurs  à  son  su- 
jet ». 

\Jad  qu'mlum  apporte,  du  mot  que  citait  l'objection  et  qui 
était  emprunté  au  livre  de  Job,  l'explication  qu'en  donne 
saint  Grégoire,  dans  son  livre  des  Morales  (liv.  XIII,  ch.  xlviii, 
ou  XVII,  ou  xxii)  :  Ce  sont  les  parties  supérieures  de  l'enfer,  qui 
sont  appelées  en  cet  endroit  le  très  profond  enfer.  Si,  en  effet, 
comparé  à  la  hauteur  du  ciel,  cet  air  ténébreux  »  qui  nous 
entoure  «  est  un  enfer  » ,  c'est-à-dire  quelque  chose  de 
bas,  «  comparée  à  la  hauteur  de  cette  même  atmosphère,  la  terre, 
qui  est  au  bas,  peut  être  tenue  pour  un  enfer  et  pour  une  chose 
profonde  »,  c'est-à-dire  pour  un  lieu  très  bas;  car  le  mot  la- 
lin  enfer,  infernus,  vient  d'inferius,  qui  signifie  inférieur,  bas, 
dessous.  ((  De  même,  comparés  à  la  hauteur  de  la  terre  elle- 
même,  ces  lieux  de  l'enfer,  qui  en  sont  les  parties  supérieures, 
sont  désignés  par  l'appellation  d'enfer  très  profond  »  :  tout 
cela  est,  en  effet,  très  bas  et  très  profond,  comparé  à  la  surface 
de  la  terre. 

Ces  dernières  remarques  de  saint  Grégoire,  jointes  au  texte 
formel  de  saint  Paul,  cité  dans  l'argument  sed  contra  de  l'ar- 
ticle premier,  nous  montrent  qu'il  faut  entendre  que  l'enfer, 
oij  le  Christ  est  descendu,  se  trouve  vraiment  sous  nos  pieds, 
c'est-à-dire  vers  le  centre  de  la  terre.  El  tout  cela  confirme  le 


QUESTION    LU.    —    DE   LA    DESCENTE   DU    CIIIWST   AUX    E.NFEUS.        553 

sentiment  de  la  tradition  chrétienne,  tenant  que  l'enfer  des 
damnés  est  au  centre  de  la  terre,  et  qu'il  a  au-dessus  de  lui  le 
purgatoire,  comme  celui-ci  a  au-dessus  de  lui  le  limbe  des  en- 
fants, au-dessus  duquel  était  autrefois  le  limbe  des  patriar- 
ches. C'est  dans  ce  dernier  limbe,  celui  des  patriarches,  que 
l'àme  du  Christ  descendit,  et  de  là  sa  vertu  se  fit  sentir  à  tou- 
tes les  autres  parties  des  enfers,  comme  nous  l'a  expliqué 
saint  Thomas.  —  >ious  avons  dit  que  c'est  par  son  âme  que  le 
Christ  descendit  aux  enfers.  S'ensuivrait-il  qu'il  n'y  descendit 
que  selon  une  partie  de  Lui-même  et  non  pas  Lui-même  tout 
entier.  La  question  vaut  d'être  étudiée  de  près.  Saint  Thomas 
le  va  faire  à  l'article  qui  suit. 


Article  lll. 
Si  le  Christ  fut  tout  entier  dans  l'enfer? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  ne  fut  pas 
tout  entier  dans  l'enfer  ».  —  La  première  dit  que  «  le  corps 
du  Christ  est  une  partie  de  Lui-même.  Or,  le  corps  du  Christ 
ne  fut  pas  dans  l'enfer.  Donc  le  Christ  ne  fut  pas  tout  entier 
dans  l'enfer  ».  —  La  seconde  objection  déclare  que  «  rien  de 
ce  qui  a  ses  parties  séparées  l'une  de  l'autre  ne  peut  être  dit 
tout  entiei".  Or,  le  corps  et  l'àme,  qui  sont  les  parties  de  la 
nature  humaine,  furent  séparés  l'un  de  l'autre,  après  la 
mort  »,  pour  le  Christ,  «  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  (q.  5o, 
art.  3,  4);  et  le  Christ  est  descendu  à  l'enfer,  étant  mort.  Donc 
Il  n'a  pas  pu  être  tout  entier  dans  l'enfer  ».  —  La  troisième 
objection  fait  remarquer  que  «  ce  tout  est  dit  être  dans  un 
lieu,  qui  n'a  aucune  de  ses  parties  hors  de  ce  lieu.  Mais,  pour 
le  Christ,  quelque  chose  de  Lui  était  hors  de  l'enfer;  puisque 
son  corps  était  dans  le  sépulcre,  et  sa  divinité  partout.  Donc 
le  Christ  ne  fut  pas  tout  entier  dans  l'enfer  ». 

L'argument  sed  contra  est  un  texte  de  ((  saint  Augustin  », 
qui,  «  au  livre  du  Symbole  (liv,  III,  aux  Catéchumènes,  ch.  vu), 
dit  :  Le  Fils  était  tout  entier  chez  le  Père,  tout  entier  dans  le  ciel, 


554  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

tout  entier  sur  la  terre,  tout  entier  dans  le  sein  de  la  Vierge,  tout 
entier  sur  la  Croix,  tout  entier  dans  l'enfer,  tout  entier  dans  le 
Paradis  ou  II  introduisit  le  bon  larron  ».  —  Ce  beau  texte  est 
aussi  intéressant  qu'il  est  expressif.  Encore  est-il  qu'il  le  faut 
bien  entendre.  Saint  Thomas  va  nous  y  aider. 

Au  corps  de  l'article,  le  saint  Docteur  fait  observer  que 
<(  comme  on  le  voit  par  ce  qui  a  été  dit,  dans  la  Première 
Partie  (q.  3i ,  art.  2,  ad  ''/"'"),  le  genre  masculin  se  réfère  à  l'hy- 
postase  ou  à  la  personne;  et  le  genre  neutre  à  la  nature.  Or, 
dans  la  mort  du  Christ,  bien  que  l'âme  ait  été  séparée  du 
corps,  ni  l'une  ni  l'autre  n'ont  été  séparés  de  la  Personne  du 
Fils  de  Dieu,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  (q^  5o,  art.  2,  3). 
11  faut  donc,  pour  ce  triduum  de  la  mort  du  Christ,  dire  que 
le  Christ  tout  entier  »,  au  sens  masculin  de  ce  mot  (en  latin 
tolus)  ,  «  fut  dans  le  tombeau,  parce  que  toute  la  Personne  fut 
là  par  le  corps  qui  lui  était  uni;  et,  pareillement.  Il  fut  tout 
entier  dans  l'enfer,  parce  que  toute  la  Personne  du  Christ  fut 
là  en  raison  de  l'âme  qui  lui  était  unie.  De  même  aussi,  le 
Christ  était  tout  entier  partout,  en  raison  de  la  nature  di- 
vine ».  —  Tout  s'explique  ici  par  le  caractère  transcendant  de 
la  Personne  divine,  dont  nous  ne  pouvons  pas  raisonner 
comme  nous  raisonnerions  d'une  personne  humaine,  où  la 
totalité  de  la  personne  est  constituée  par  la  totalité  des  parties 
qui  l'intègrent.  C'est  ce  que  saint  Thomas  nous  va  mettre  en 
lumière  dans  la  réponse  aux  objections. 

Vad  prlniuni  répond,  en  effet,  que  «  le  corps  du  Christ,  qui 
était  alors  dans  le  sépulcre,  ne  fait  point  partie  de  la  Personne 
incréée  »,  en  ce  sens  que  cette  Personne  ne  soit  pas  totalement 
elle-même  indépendamment  de  ce  corps;  «  il  fait  partie  de  la 
nature  »  humaine  «  prise  )>  et  unie  à  soi  par  la  Personne  in- 
créée. «  Par  cela  donc  que  le  corps  du  Christ  ne  fut  pas  dans 
l'enfer,  il  ne  s'ensuit  pas  que  le  Christ  tout  entier  »,  au  sens 
masculin  de  ce  mot  {lotus),  «  ne  s'y  soit  trou>é;  mais  il  est 
montré  que  dans  l'enfer  ne  se  trouva  pas  tout  ce  qui  appartient 
à  la  nature  humaine  »  dans  le  Christ. 

Vad  secundani  applique  la  même  doctrine  à  la  difficulté  que 
présentait  l'objection.  «  De  l'âme  et  du  corps  réunis  est  cons- 


QUESTION    LU.    —   DK   LA   DESCENTE   DU   CHRIST   AUX    ENFERS.       555 

tituée  la  totalité  de  la  nature  humaine  »,  qui  amène  aussi,  dans 
les  autres  hommes,  la  totalité  de  la  personne,  «  mais  non  la 
totalité  de  la  Personne  divine  »,  qui  est  celle  du  Christ,  u  11  suit 
de  là  que  l'union  de  l'âme  et  du  corps  étant  rompue  par  la 
mort,  le  Christ  demeura  tout  entier  »,  quant  à  sa  Personne  di- 
vine (totus),  ((  mais  la  nature  humaine  ne  demeura  point  dans 
sa  totalité  ». 

Vad  lerllam  déclare  que  «  la  Personne  du  Christ  est  toute 
entière  en  tout  lieu,  mais  non  totalement;  parce  qu'il  n'est 
aucun  lieu  où  elle  soit  circonscrite  »,  dans  lequel  elle  soit 
renfermée.  «  Même  tous  les  lieux  ensemble  ne  peuvent  enfer- 
mer son  immensité.  Bien  plus,  c'est  elle  qui,  par  son  immen- 
sité, enferme  et  contient  toutes  choses.  —  Ce  que  disait  l'ob- 
jection, que  si  une  chose  est  tout  entière  quelque  part,  il  n'est 
rien  d'elle  qui  soit  hors  de  ce  lieu,  ne  s'applique  qu'aux  choses 
qui  sont  dans  un  lieu  corporellement  et  circonscrites  par  lui. 
Mais  cela  ne  s'applique  pointa  Dieu.  Aussi  bien,  saint  Augus- 
tin dit,  dans  le  sermon  du  Symbole  (endroit  précité)  :  Ce  nesl 
pas  en  raison  de  la  diversité  des  temps  ou  des  lieux,  que  nous 
disons  que  le  Christ  est  tout  entier  partout,  comme  si  mainte- 
nant Il  était  ici  tout  entier,  et  puis  tout  entier  autre  part  ;  mais 
parce  que  toujours  II  est  partout  tout  entier  ».  —  On  aura 
remarqué  l'ampleur  et  la  transcendance  de  cette  dernière  ré- 
ponse. Nulle  part  ailleurs,  peut-être,  saint  Thomas  n'a  formulé 
en  termes  si  explicites  la  grande  vérité  de  l'omniprésence  de 
Dieu  appliquée  à  la  Personne  même  du  Christ. 

Le  Fils  de  Dieu  fait  homme,  alors  que  son  corps  était  mis  au 
tombeau  et  que  par  son  âme  II  descendait  aux  enfers,  dans  le 
limbe  des  Patriarches,  s'est  trouvé,  dans  ce  limbe,  tout  entier, 
quant  à  sa  Personne  de  Fils  de  Dieu  et  de  Fils  de  Dieu  fait 
homme,  bien  qu'il  ne  s'y  soit  pas  trouvé  selon  tout  ce  qui  était 
de  Lui  en  tant  que  Fils  de  Dieu  fait  homme,  puisque  son 
corps,  séparé  de  son  âme,  était  demeuré  dans  le  sépulcre.  — 
Mais  combien  de  temps,  le  Christ,  descendu  aux  enfers,  y  sera- 
t-il  demeuré.  N'aura-t-ll  fait  qu'y  descendre  et  en  ressortir 
aussitôt.  Ou  bien  y  sera-t-Il  demeuré  quelque  temps  et  combien 


556  SOMME    THÉOLOGIOUE. 

de  temps?  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  considérer;   et 
tel  est  l'objet  de  l  article  qui  suit. 


Article  IV. 
Si  le  Christ  a  fait  quelque  arrêt  aux  enfers? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  point 
fait  d'arrêt  aux  enfers  »,  mais  qu'il  en  est  remonté  aussitôt 
après  y  être  descendu.  —  La  première  dit  que  «  le  Christ  est 
descendu  aux  enfers  pour  en  libérer  les  hommes  »  qui  s'y 
trouvaient.  «  Or,  cela  fut  fait  par  Lui  aussitôt  qu'il  fut  des- 
cendu aux  enfers;  car  cest  chose  Jacile  que  le  pauvre  soit  subi- 
tement relevé  en  présence  du  Seigneur,  comme  il  est  dit  dans 
V Ecclésiastique,  ch  xi  (v.  2.3).  Donc  il  semble  que  le  Christ  n'a 
point  fait  d'arrêt  dans  l'enfer  ».  —  La  seconde  objection  en 
appelle  à  «  saint  Augustin  »,  qui,  «  dans  un  sermon  sur  la 
Passion,  dit  que  sans  aucun  retard,  au  commandement  du  Sei- 
gneur et  Sauveur,  tous  les  verrous  de  Jer  Jurent  brisés.  Aussi 
bien,  en  la  personne  des  anges  qui  accompagnaient  le  Seigneur, 
il  est  dit  (dans  le  psaume  xxiii,  v.  7,9)  :  Enlevez  vos  portes, 
princes  qui  les  gardez.  Or,  le  Christ  n'est  descendu  là  que  pour 
briser  ces  portes.  Donc  II  ne  fit  aucun  arrêt,  dans  l'enfer  ».  — 
La  troisième  objection  cite  le  verset  de  l'Évangile,  où  «  il  est 
dit,  en  saint  Luc  (ch.  xxin,  v.  li'ô),  que  le  Seigneur,  pendu  à 
la  Croix,  fit  celle  promesse  au  larron  :  Aujourd'hui  même,  tu 
seras  avec  moi  dans  le  Paradis  ;  d'oii  il  résulte  que  ce  jour-là 
même,  le  Christ  fut  dans  le  Paradis.  Or,  ce  ne  fut  pas  selon  le 
corps,  qui  était  déposé  dans  le  sépulcre.  Donc  ce  fut  selon  l'âme, 
qui  était  descendue  dans  l'enfer.  Et,  par  suite,  il  semble  que 
le  Christ  ne  s'arrêta  point  dans  l'enfer  ». 

L'argument  sec:?  contra  apporte  le  texte  où  «  saint  Pierre  dit, 
dans  le  livre  des  Actes,  ch.  11  (v.  2/4)  :  Lui  que  Dieu  a  ressus- 
cité, en  brisant  les  douleurs  de  l'enfer,  selon  qu'il  était  impossible 
qultyfùt  retenu.  Il  semble  donc  que  c'est  jusqu'à  l'heure  de 
la  résurrection,  que  le  Christ  demeura  dans  l'enfer  ». 


QUESTION   LU.    —   DR   LA   DESCENTE   DU   CHRIST   AUX    ENFERS.        557 

Au  corps  de  l'article,  saint  Tiiomas  répond  que  «  comme  le 
Christ,  pour  prendre  sur  Lui  nos  peines,  voulut  que  son  corps 
fût  dans  le  tombeau,  pareillement  aussi  II  voulut  que  son  âme 
descendît  dans  l'enfer.  Or,  son  corps  demeura  dans  le  tombeau 
un  jour  entier  et  deux  nuits,  pour  prouver  la  vérité  de  sa 
mort.  Il  s'ensuit  qu'il  est  à  croire  que  son  âme  demeura  le 
même  temps  dans  l'enfer;  afin  que  simultanément  son  âme 
fût  tirée  de  l'enfer  et  son  corps  du  sépulcre  ». 

Vad  primum  déclare  que  w  le  Christ,  descendant  aux  enfers, 
délivra  les  saints  qui  s'y  trouvaient,  non  en  les  emmenant 
tout  de  suite  du  lieu  de  l'enfer,  mais  en  les  illuminant,  dans 
l'enfer  lui-même,  de  la  lumière  de  la  gloire.  Toutefois,  il  con- 
venait que  son  âme  restât  dans  l'enfer  aussi  longtemps  que  son 
corps  demeurait  dans  le  tombeau  ». 

Vad  secundam  explique  qu'  «  on  appelle  portes  ou  verrous 
de  l'enfer,  les  empêchements  ou  obstacles  qui  ne  permettaient 
pas  aux  saints  patriarches  de  sortir  de  l'enfer,  en  raison  de  la 
faute  du  premier  père.  Tout  cela  fut  brisé  par  le  Christ,  dès 
qu'il  descendit  aux  enfers,  par  la  vertu  de  sa  Passion  et  de  sa 
mort.  Et  cependant  II  voulut  demeurer  encore  quelque  temps 
dans  l'enfer,  pour  la  raison  qui  a  été  dite  »  (au  corps  de  l'ar- 
ticle). 

Vad  terl'mni  est  très  précieux  pour  bien  entendre  la  parole  du 
Christ  au  bon  larron,  sur  la  croix,  lui  promettant  que  ce 
jour-là  même  il  serait  avec  Lui  dans  le  Paradis.  ((  Cette  parole 
du  Seigneur  se  doit  entendre,  non  point  du  paradis  terrestre 
corporel,  mais  du  Paradis  spirituel,  oij  sont  dits  se  trouver 
tous  ceux  qui  jouissent  de  la  gloire  divine.  Aussi  bien  le  lar- 
ron, comme  lieu  »  où  se  trouva  son  âme,  «  descendit  avec  le 
Christ  dans  l'enfer,  pour  être  là  avec  Lui,  car  il  lui  avait  dit  ; 
la  seras  avec  moi  dans  le  Paradis;  mais  comme  récompense,  il 
fut  dans  le  Paradis,  parce  que,  là,  il  jouissait  de  la  divinité 
du  Christ,  avec  les  autres  saints  ». 

Dès  son  arrivée  au  limbe  des  Patriarches,  le  Christ,  présent 
par  son  âme  et  sa  divinité,  communiqua  aux  âmes  des  saints 
qui  l'y  attendaient  le  bonheur  de  la  gloire  céleste;  mais,  parce 


558  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

que  son  corps  devait  demeurer  dans  le  tombeau  jusqu'au  mo- 
ment de  la  résurrection,  son  âme  attendit,  pour  quitter  le 
limbe  des  Patriarches  et  en  faire  sortir  avec  elle  les  âmes  sain- 
tes, que  le  moment  d'aller  rejoindre  son  corps  fût  venu.  Ce 
fut  donc  seulement  au  matin  du  jour  de  la  résurrection,  que 
l'âme  du  Christ  remonta  des  enfers.  —  Nous  venons  de  dire, 
en  passant,  que  l'âme  du  Christ,  par  sa  descente  aux  enfers,  en 
a  libéré  les  âmes  des  saints  patriarches.  Mais  c'est  là  un  point 
de  doctrine  qui  demande  à  être  considéré  de  plus  près  et  à  être 
étudié  en  lui-même.  Saint  Thomas  va  le  faire  à  l'article  sui- 
vant. 


Article  V. 

Si  le   Christ,  descendant  aux  enfers,   en  a  libéré  les  saints 

Patriarches. 


Trois  objections  veulent  prouver  que   «   le  Christ,   descen- 
dant aux  enfers,  n'en   a  point  libéré  les  saints  Patriarches  ». 

—  La  première  cite  un  texte  de  «  saint  Augustin,  dans  l'épî- 
tre  à  Évodius  (ch.  m)  »,  où  il  est  «  dit  :  A  ces  justes  qui 
étaient  dans  le  sein  d'Abraham,  quand  le  Christ  serait  descendu 
aux  enfers,  je  n'ai  pas  trouvé  encore  ce  qu'il  leur  aurait  apporté, 
alors  que  je  n'ai  vu  nulle  part  qu'il  se  Jiït  retiré  d'eux  quant  à  la 
présence  béatijique  de  sa  divinité.  Or,  Il  leur  aurait  apporté 
beaucoup,  s'il  les  eût  libérés  des  enfers.  Donc  il  ne  semble 
pas  que  le  Christ  ait  libéré  des  enfers  les  saints  Patriarches  ». 

—  La  seconde  objection  dit  que  u  nul  n'est  détenu  dans  l'en- 
fer, si  ce  n'est  en  raison  du  péché.  Or,  les  saints  Patriarches, 
tandis  qu'ils  vivaient  encore  »  sur  la  terre,  «  avaient  été  justi- 
fiés du  péché  par  la  foi  du  Christ.  Donc  ils  n'avaient  pas  be- 
soin d'être  libérés  des  enfers,  à  la  descente  du  Christ  dans  les 
enfers  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que  «  si  on  enlève 
la  cause,  l'effet  est  enlevé.  Or,  la  cause  de  la  descente  aux  en- 
fers était  le  péché,  qui  avait  été  enlevé  par  la  Passion  du 
Christ,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  (q.  ''19,  art.   1).  Donc  ce 


QUESTION    LU.    —    DE   LA   DESCE^TE   DU   CHRIST  AUX   ENFERS.       OJÇ) 

n'est  point  par  la  descente  du  Christ  aux  enfers,  que  les  saints 
Patriarches  ont  été  ramenés  de  l'enfer  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  «  saint  Augustin,  dans  le 
sermon  de  la  Passion  »,  oii  il  «  dit  que  le  Christ,  quand  II  des- 
cendit aux  enfers,  brisa  la  porte  de  l'enfer  et  les  verrous  de  fer, 
et  II  délia  tous  les  Justes  qui  étaient  enchaînés  par  le  pécfié  ori- 
ginel ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  comme 
il  a  été  dit  plus  haut  (art.  précéd.,  ad  2'""),  le  Christ,  descendant 
aux  enfers,  a  produit  ses  etîets  en  vertu  de  sa  Passion.  Or,  par 
la  Passion  du  Christ,  le  genre  humain  a  été  libéré,  non  pas 
seulement  du  péché,  mais  encore  de  la  dette  ou  de  l'obligation 
à  l'endroit  de  la  peine,  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  ^Q. 
art.  1,3).  D'autre  part,  c'est  d'une  double  manière  que  les 
hommes  étaient  astreints  à  l'obligation  de  la  peine.  D'abord, 
pour  le  péché  actuel  que  chacun  avait  commis  en  sa  propre 
personne.  Ensuite,  pour  le  péché  de  la  nature  humaine  tout 
entière,  qui  provint  du  premier  père,  en  tous,  par  voie  d'ori- 
gine, comme  il  est  dit  dans  l'Épître  aux  Romains,  ch,  v  (v.  12 
et  suiv.)  ».  On  remarquera,  au  passage,  cette  notion  si  nette, 
que  vient  de  formuler  ici  saint  Thomas,  du  péché  actuel  et  du 
péché  originel  :  l'un,  péché  de  chacun,  commis  par  lui  dans 
sa  propre  personne;  l'autre,  péché  de  la  nature  humaine  tout 
entière,  communiqué  à  chacun  par  le  fait  même  de  son  ori- 
gine d'Adam  pécheur.  C'est  la  distinction  même  du  péché  per- 
sonnel ou  de  la  personne,  comme  telle,  et  du  péché  de  la  na- 
ture en  chaque  personne,  recevant  sa  nature  du  principe  de 
cette  nature,  distinction  sur  laquelle  nous  avons  eu  tant  de 
fois  l'occasion  d'insister  depuis  la  question  81  dans  la  Prima- 
Secundae  où  saint  Thomas  l'établissait  ex  professo.  «  Le  péché 
de  la  nature  a  eu  comme  peine  la  mort  corporelle  et  l'exclu- 
sion de  la  vie  de  la  gloire,  ainsi  qu'on  le  voit  dans  ce  qui  est 
dit  dans  la  Genèse,  ch.  11  (v.  17),  et  ch.  m  (v.  5,  ig,  23  et 
suiv.)  :  car  Dieu  chasse  du  Paradis,  après  le  péché,  l'homme 
qu'il  avait,  avant  son  péché,  menacé  de  la  mort  s'il  péchait. 
C'est  pour  cela  que  le  Christ,  descendant  aux  enfers,  par  la 
vertu  de  sa  Passion,  délia  les  saints  de  cette  obligation  qui  les 


56o  SOMME    THÉOLOGIQUE, 

excluait  de  la  vie  de  la  gloire,  les  empêchant  de  voir  Dieu  par 
son  essence,  en  quoi  consiste  la  béatitude  parfaite  de  l'homme, 
ainsi  qu'il  a  été  dit  dans  la  Seconde  Partie  (i''-2''%  q.  3,  art.  8). 
Or,  c'était  par  là  que  les  saints  Patriarches  étaient  détenus 
dans  l'enfer,  parce  que  pour  eux,  en  raison  du  péché  du  pre- 
mier père,  l'entrée  à  la  gloire  n'était  point  ouverte.  Il  suit  de  là 
que  le  Christ,  descendant  aux  enfers,  libéra  des  enfers  les  saints 
Patriarches.  Et  c'est  ce  qu'avait  dit  le  prophète  Zacharie,  ch.  ix 
(v.  Il):  Pour  vous,  dans  le  sang  de  votre  Alliance,  vous  avez  retiré 
les  captifs  de  la  Josse  sans  eau.  Et,  dans  l'Epître  aux  Colossiens , 
ch.  II  (v.  i5),  il  est  dit  que  dépouillant  les  Principautés  et  les 
Puissances,  celles  de  C enfer,  enlevant  Isaac,  Jacob  et  les  autres 
justes.  Il  les  fil  sortir,  c'est-à-dire  les  emmena,  loin  de  cet  empire 
des  ténèbres,  au  ciel,  comme  le  marque  la  Glose  au  même  en- 
droit t). 

Vad  primum  explique  le  texte  de  saint  Augustin  que  citait 
l'objection  et  qui  ne  laissait  pas  que  d'être  quelque  peu  diffi- 
cile à  entendre.  Saint  Thomas  nous  dit  que  «  saint  Augustin 
parle,  là,  contre  certains  qui  estimaient  que  les  anciens  justes, 
avant  l'avènement  du  Christ,  avaient  été  soumis,  dans  l'enfer, 
aux  douleurs  des  peines.  Aussi  bien,  un  peu  avant  les  paroles 
citées,  il  avait  dit  :  Quelques-uns  ajoutent  que  ce  bienfait  fut  con- 
cédé aussi  aux  anciens  justes,  que  lorsque  le  Seigneur  vint  dans 
r enfer,  ils  furent  dégagés  de  ces  douleurs.  Mais  comment  se  peut 
entendre  qu'Abraham,  dans  le  sein  de  qui  fut  aussi  reçu  ce  pauvre, 
pieux  »,  le  Lazare  dont  parle  l'Evangile,  «  aura  été  dans  ces 
douleurs,  moi  je  ne  le  vois  pas.  Et  donc,  quand  il  ajoute,  ensuite, 
qu  il  n'a  pas  encore  trouvé  ce  que  la  descente  du  Christ  aux  enjers 
a  pu  conférer  aux  anciens  justes,  il  le  faut  entendre  des  peines 
auxquelles  ces  justes  auraient  été  soumis  et  dont  le  Christ  les 
aurait  délivrés.  Toutefois,  Il  leur  conféra  ce  qui  avait  trait  à 
l'acquisition  de  la  gloire;  et,  par  suile,  il  les  délivra  de  la  dou- 
leur qu'ils  souffraient  pour  le  relard  de  cette  acquisition.  Ef, 
cependant  »,  même  avant  la  descente  du  Christ  aux  enfers,  et 
l'obtention  de  leur  gloire,  «  les  justes  avaient  une  grande  joie 
cau.sée  par  l'espérance  de  cette  gloire;  selon  cette  parole,  mar- 
quée en  saint  Jean,  ch.  vni  (v.  50)  :  Abraham,  votre  père,  a 


QUESTION   LU.    —   DE   LA   DESCENTE   DU   CHRIST   AUX    ENFERS.        5G I 

tressailli  pour  voir  mon  Jour.  Et  voilà  pourquoi  saint  Augus- 
tin ajoute,  dans  le  passage  précité  :  Je  ne  vois  pas  que  le  Christ 
se  soit  jamais  retiré  de  ces  Justes  selon  la  présence  héatifique  de  sa 
divinité;  en  ce  sens  que,  même  avant  la  venue  du  Christ,  ils 
étaient  bienheureux  en  espérance,  quoiqu'ils  ne  fussent  pas 
encore  parfaitement  bienheureux  dans  la  réalité  ». 

Vad  secnndam  précise,  en  l'appliquant  aux  justes  de  l'Ancien 
Testament,  un  point  de  doctrine  de  la  plus  haute  importance 
pour  bien  saisir  l'harmonie  du  mystère  delà  Rédemption.  «  Les 
saints  Patriarches,  tandis  qu'ils  vivaient  encore,  furent  libérés, 
par  la  foi  du  Christ,  de  tout  péché,  tant  originel  qu'actuel,  et 
de  l'obligation  de  la  peine  des  péchés  actuels;  mais  non  cepen- 
dant de  l'obligation  de  la  peine  du  péché  originel  qui  les 
excluait  de  la  gloire,  le  prix  de  la  rédemption  des  hommes 
n'étant  pas  encore  payé.  C'est  ainsi,  du  reste,  que  même  main- 
tenant »,  après  la  venue  du  Christ,  «  les  fidèles  du  Christ  sont 
libérés,  par  le  baptême,  de  l'obligation  des  péchés  actuels  et 
de  l'obligation  du  péché  originel,  quant  à  l'exclusion  de  la 
gloire;  mais  cependant  ils  demeurent  encore  tenus  par  l'obli- 
gation du  péché  originel,  quanta  la  nécessité  »  de  souffrir  les 
pénalités  de  la  vie  présente  et  «  de  mourir  :  parce  qu'ils  sont 
renouvelés  selon  l'esprit,  mais  non  selon  la  chair;  conformé- 
ment à  cette  parole  de  l'Épître  aux  Romains,  ch.  viii  (v.  lo)  : 
Le  corps  est  mort,  à  cause  du  péché;  mais  l'esprit  est  vivant,  à 
cause  de  la  justification  ».  Nous  aurons  à  appuyer,  plus  tard, 
sur  cette  grande  doctrine,  quand  nous  étudierons  les  effets  du 
sacrement  de  baptême. 

Vad  tertiumxa  nous  livrer  une  parole  vraiment  d'or,  comme 
on  n'en  trouve  que  sous  la  plume  de  l'angélique  Maître.  Il 
déclare  que  «  tout  de  suite,  la  Passion  du  Christ  terminée,  son 
ame  descendit  à  l'enfer  et  communiqua  aux  saints  qui  s'y  trou- 
vaient détenus,  le  fruit  de  cette  Passion  »,  en  leur  donnant  la 
vision  de  l'essence  divine;  «  et,  toutefois,  ils  ne  sortirent 
point  de  ce  lieu,  le  Christ  demeurant  aux  enfers  »,  pour  la  rai- 
son indiquée  à  l'article  précédent;  sans  que  d'ailleurs  il  en 
résultât  pour  eux  aucun  dommage  :  «  parce  que  la  présence 
même  du  Christ  constituait  un  comble  de  gloire  :  quia  ipsa 
XVI.  — La  Rédemption.  36 


aG2  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Chrisll  praesentia  pertinebat  ad  ciimiilam  gloriae  ».  Quelle  pléni- 
ludede  foi,  d'intelligence,  de  sagesse,  de  science,  de  contempla- 
tion aimante,  dans  ce  merveilleux  quia,  formulé  avec  un  tel 
calme,  une  telle  sérénité,  par  notre  saint  Docteur!  Et  c'est 
toute  son  œuvre  qu'on  trouve  remplie  de  ces  quia,  quand  on 
sait  bien  la  lire. 

Le  Christ,  descendu  au  limbe  des  anciens  Pères,  communi- 
qua tout  de  suite  aux  âmes  des  justes  qui  s'y  trouvaient  déte- 
nues, la  gloire  de  la  vision  béatifique;  par  où  ces  âmes  furent, 
tout  de  suite,  comme  II  l'était  Lui-même,  par  le  sommet  de 
son  âme,  depuis  le  premier  instant  de  sa  conception,  dans  le 
Paradis,  ainsi  qu'il  le  promettait  au  bon  larron  sur  la  Croix. 
Toutefois,  cette  présence  au  ciel  n'était  que  quant  à  l'opération 
de  l'âme.  Par  leur  substance,  toutes  ces  âmes  des  justes  demeu- 
rèrent encore  dans  le  limbe  oiî  elles  étaient,  en  compagnie,  du 
reste,  de  l'âme  même  du  Christ,  qui,  par  sa  présence,  trans- 
formait en  ciel  de  gloire  cet  antique  séjour  de  l'expiation  ou  de 
l'attente.  Ce  ne  devait  être  qu'au  matin  de  la  résurrection, 
comme  nous  l'avons  déjà  noté,  que  toutes  les  âmes  des  justes 
sortiraient  des  limbes,  en  compagnie  toujours  de  l'âme  du 
Christ,  dont  les  justes  ne  se  sépareraient  plus,  et  qu'ils  sui- 
vraient, formant  son  escorte  triomphale,  au  jour  de  l'Ascen- 
sion, pour  aller  s'établir,  à  tout  jamais,  dans  le  ciel  de  la  gloire, 
avec  le  Christ  prenant  place  à  la  droite  du  Père  Tout-Puissant. 
—  Quand  le  Christ  libéra  ainsi  des  enfers  les  âmes  des  justes, 
devons-nousadmeltre  qu'il  libéra  aussi  quelques-unes  des  âmes 
des  damnés.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  examiner;  et 
ce  va  être  l'objet  de  l'article  suivant. 


Article  VI. 
Si  le  Christ  a  délivré  quelques  damnés  de  l'enfer? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  a  le  Christ  a  délivré 
quelques  damnés  de  l'enfer  d.  —  La  première  rappelle  qu'  «  il 


QUESTION   Lir.    —   DE   LV   DESCENTE   DU   CHUIST   AUX   ENFERS.       503 

est  dit,  dans  Isaïe,  ch.  xxiv  (v.  22)  :  fis  seront  réunis  en  faisceau 
dans  Cabinie;  et  ils  seront  enjermés  dans  la  prison.  Et,  après  un 
f/rand  nombre  de  jours,  ils  seront  visités.  Or,  il  est  parlé,  en  cet 
endroit,  des  damnés,  qui  ont  adoré  la  milice  du  ciel.  Donc  il 
semble  que  les  damnés  aussi,  quand  le  Christ  descendit  aux 
enfers,  durent  être  visités.  Et  ceci  paraît  se  rapporter  à  leur 
délivrance  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  que  «  sur 
cette  parole  de  Zacharie,  ch.  ix*(v.  ri).  Pour  vous,  dans  le  sang 
de  votre  Alliance,  vous  avez  emmenés  ceux  qui  étaient  captijs  dans 
la  fosse  sans  eau,  la  glose  dit  :  Vous  avez  délivré  ceux  qui  étaient 
détenus  captifs  dans  les  prisons  où  aucune  miséricorde  ne  les  rafraî- 
chissait, cette  miséricorde  que  demandcdt  le  mauvais  riche  »  dont 
parle  l'Évangile,  «  Or,  seuls  les  damnés  sont  enfermés  dans  des 
prisons  sans  miséricorde.  Donc  le  Christ  a  délivié  quelques 
damnés  de  l'enfer  ».  —  La  troisième  objection  déclare  que  «  la 
puissance  du  Christ  ne  fut  pas  moindre  dans  l'enfer  qu'elle  ne 
l'était  en  ce  monde  :  de  part  et  d'autre,  en  effet.  Il  agissait  par 
la  vertu  de  sa  divinité.  Or,  dans  ce  monde,  Il  a  délivré  des 
sujets  de  tous  les  états.  Donc  11  a  dû  aussi,  dans  l'enfer,  déli- 
vrer quelques  sujets  de  l'état  des  damnés  ». 

L'argument  sed  contra. cile  le  mot  où  a  il  est  dit,  dans  Osée, 
ch.  XIII  (v,  i/i)  :  Je  serai  ta  mort,  o  mort  ;  ta  destruction,  enfer! 
Et  la  glose  l'explique  :  en  tirant  de  là  les  élus,  et  en  y  laissant 
les  réprouvés.  Or,  seuls,  les  réprouvés  sont  dans  l'enfer  des 
damnés.  Donc,  par  la  descente  du  Christ  aux  enfers,  il  n'est 
personne  de  l'enfer  des  damnés  qui  ait  été  délivré  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  en  appelle  au  principe 
tant  de  fois  invoqué  déjà  et  qui  commande  tout  dans  l'ordre 
de  la  rédemption.  C'est  que,  «  comme  il  a  été  dit  plus  haut 
(art,  4,  ad  2"'";  art,  5),  le  Christ,  descendant  aux  enfers,  a  pro- 
duit ses  effets  de  délivrance  par  la  vertu  de  sa  Passion.  Il 
s'ensuit  que  sa  descente  aux  enfers  aura  porté  le  fruit  de  la 
délivrance  ou  du  salut  à  ceux-là  seuls  qui  furent  unis  à  la 
Passion  du  Christ  par  la  foi  informée  de  la  charité  qui  enlève 
les  péchés.  Or,  ceux  qui  étaient  dans  l'enfer  des  damnés,  ou 
bien  n'avaient  eu  la  foi  en  aucune  manière,  comme  les  infi- 
dèles ;  ou,  s'ils  avaient  eu  la  foi,  ils  n'avaient  eu  aucune  con- 


5G/|  SOMME    THÉOLOGIQUE, 

formité  à  la  charité  du  Christ  donnant  sa  vie  dans  la  Passion. 
Par  conséquent,  ils  n'étaient  point  purifiés  de  leurs  péchés. 
Et,  à  cause  de  cela,  la  descente  du  Christ  aux  enfers  ne  leur 
conféra  point  la  délivrance  de  l'obligation  à  la  peine  de 
l'enfer  ». 

Vad  primnni  accorde  que  «  lors  de  la  descente  du  Christ  aux 
enfers,  tous  ceux  qui  étaient  en  l'une  quelconque  des  parties 
de  l'enfer  furent  visités;  mais  les  uns,  pour  leur  consolation 
et  leur  délivrance;  les  autres,  pour  leur  condamnation  et  leur 
confusion  :  et  ce  furent  les  damnés.  Aussi  bien  est-il  ajouté, 
au  même  endroit  »,  dans  le  texte  d'Isaïe  que  citait  l'objection, 
v.  23  :  «El  la  lune  rougira;  el  le  soleil  sera  con  fonda  ».  —  Une 
seconde  réponse  consiste  à  dire  que  «  les  paroles  citées  par 
l'objection  peuvent  se  rapporter  aussi  à  la  visite  dont  les  dam- 
nés seront  visités  au  jour  du  jugement,  non  pour  être  délivrés, 
mais  pour  être  condamnés  plus  encore;  selon  cette  parole  de 
Sophonie,  ch.  i  (v.  12)  :  Je  visiterai  les  hommes  enj onces  dans 
leur  bourbier  ». 

Vad  secundum  répond  que  «  lorsqu'il  est  dit,  dans  la  glose 
citée  par  l'objection,  que  là  aucune  miséricorde  ne  les  rajraî- 
chissait,  il  s'agit  du  rafraîchissement  de  la  délivrance  parfaite. 
Car  les  saints  Patriarches  ne  pouvaient  pas,  avant  la  venue  du 
Christ,  être  délivrés  de  ces  prisons  de  l'enfer  ».  Par  consé- 
quent, le  texte  invoqué  ne  doit  pas  s'entendre  des  damnés  de 
l'enfer,  mais  des  justes  qui  étaient  aux  limbes. 

Vad  lerlium  complète,  par  une  distinction  essentielle,  la 
doctrine  exposée  au  corps  de  l'article.  Répondant  à  l'objection 
qui  voulait  que  le  Christ,  aux  enfers,  eût  libéré  des  hommes 
de  toutes  les  catégories,  comme  II  l'avait  fait  sur  la  terre,  saint 
Thomas  dit  que  «  ce  ne  fut  point  par  impuissance  de  la  part 
du  Christ,  que  n'ont  pas  été  délivrés  des  sujets  de  tous  les  états 
dans  l'enfer,  comme  des  hommes  de  tous  les  états  avaient  été 
libérés  par  Lui  sur  la  terre;  mais  en  raison  de  la  diversité  des 
conditions  de  part  et  d'autre.  C'est  qu'en  effet,  les  hommes, 
tant  qu'ils  vivent,  ici,  sur  celte  terie,  peuvent  se  convertir  à  la 
foi  et  à  la  charité  »,  par  une  grâce  de  Dieu,  qui  est,  elle 
aussi,  un    fruit  de  la  vertu  de  la  Passion  du  Christ  :  ce  qui 


QUESTION    LH.    —   DE    LA   DESCEM'E   DU   CHRIST   AUX   ENFEHS.       5((5 

n'est  plus  possible  pour  les  damnés  de  l'enfer;  «  parce  que, 
dans  cette  vie,  les  hommes  ne  sont  point  confirmés  dans  le 
bien  ou  dans  le  mal,  comme  ils  le  sont  après  leur  sortie  de 
cette  vie  ». 

Aucun  effet  de  grâce  ou  de  miséricorde  n'était  possible  à 
l'endroit  des  damnés  de  l'enfer,  quand  le  Christ  descendit  aux 
limbes.  Ce  fut,  au  contraire,  un  effet  de  châtiment  plus  rigou- 
reux qu'y  produisit  sa  puissance,  les  convainquant  de  leur 
malice  et  leur  en  faisant  à  nouveau  un  sujet  de  plus  grande 
confusion.  —  Mais  que  devons-nous  penser  des  effets  de  la 
puissance  et  de  la  miséricorde  du  Christ  descendant  aux  lim- 
bes, pour  ce  qui  est  des  âmes  des  enfants  morts  sans  avoir 
été  purifiés  du  péché  originel.  Pouvons-nous  admettre  qu'ils 
auront  bénéficié  de  sa  venue  et  qu'ils  auront  été  délivrés  comme 
le  furent  les  âmes  des  justes.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  mainte- 
nant considérer;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  Vil. 

Si  les  enfants  qui  étaient  morts  avec  le  péché  originel 
furent  délivrés  par  la  descente  du  Christ  aux  enfers? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  les  enfants  qui 
étaient  morts  avec  le  péché  originel,  furent  délivrés  par  la 
descente  du  Christ  aux  enfers  ».  —  La  première  dit  que  «  ces 
enfants  n'étaient  détenus  dans  l'enfer  »  des  limbes,  «  que  pour 
le  péché  originel,  comme  aussi  les  saints  patriarches.  Or,  les 
saints  patriarches  furent  délivrés  par  le  Christ,  comme  il  a  été 
dit  plus  haut  (art.  5).  Donc  les  enfants  aussi  durent  être 
semblablement  délivrés  par  le  Christ».  —  La  seconde  objection 
cite  le  texte  de  «  l'Apôtre  »,  où  il  est  «  dit,  dans  Vépilre  aux 
Romains  (ch.  v,  v.  i5)  :  Si,  par  la  faute  Wun  seul,  beaucoup 
sont  morts,  combien  plus  la  grâce  de  Dieu  et  sa  donation,  dans  la 
grâce  d'un  seul  homme  Jésus-Christ,  aura  abondé  en  plusieurs. 
Or,  c'est  à  cause  du  péché  du  premier  père  que   les  enfants 


566  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

morts  avec  le  seul  péché  originel  étaient  détenus  dans  l'enfer. 
Donc,  à  plus  forte  raison,  ils  auront  été  délivrés  de  l'enfer 
par  la  grâce  du  Christ  ».  —  La  troisième  objection  rappelle 
que  «  comme  le  baptême  agit  en  vertu  de  la  Passion  du 
Christ,  de  même  en  est-il  de  la  descente  du  Christ  aux  enfers, 
ainsi  qu'on  le  voit  par  ce  qui  a  été  dit  (art.  4,  cid  2""';  art. .'),  6). 
Or,  les  enfants,  par  le  baptême,  sont  délivrés  du  péché  ori- 
ginel et  de  l'enfor.  Donc,  pareillement,  ils  furent  délivrés  par 
la  descente  du  Christ  aux  enfers  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  au  texte  de  «  l'Apùtre  », 
où  il  est  «  dit,  dans  l'épitre  aux  Romains,  ch.  m  (v.  25),  que 
Dieu  a  proposé  le  Christ  en  propilialion  par  la  Joi  en  son  sang. 
Or,  les  entants  qui  étaient  morts  avec  le  seul  péché  originel, 
n'avaient  participé  en  aucune  manière  à  la  foi.  Donc  ils  ne 
perçurent  point  le  fruit  de  la  propitialion  du  Christ,  en  telle 
sorte  que  par  Lui  ils  aient  été  délivrés  de  l'enfer  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  précise  à  nouveau  que 
«  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (art.  précéd.),  la  descente  du 
Christ  aux  enfers  a  eu  son  efl'et  en  ceux-là  seuls  qui  étaient 
unis  par  la  foi  et  la  charité  à  la  Passion  du  Christ,  par  la  vertu 
de  laquelle  la  descente  du  Christ  aux  enfers  avait  un  eflct  de 
délivrance.  Or,  les  enfants  qui  étaient  morts  avec  le  péché 
originel,  n'avaient,  en  aucune  manière,  été  unis  à  la  Passion 
du  Christ  par  la  foi  et  l'amour.  C'est  qu'en  efl'et,  ils  n'avaient 
pas  pu  avoir  la  foi  propre  ou  personnelle,  puisqu'ils  n'avaient 
pas  eu  l'usage  du  libre  arbitre.  Et  ils  n'avaient  pas,  non  plus, 
été  purifiés  du  péché  originel  par  la  foi  des  parents  »,  comme 
la  chose  était  possible  dans  la  loi  de  nature,  «  ou  par  quelque 
sacrement  de  la  foi  »,  comme  il  était  arrivé  pour  les  enfants 
juifs  qui  avaient  reçu  la  circoncision.  «  Il  s'ensuit  que  la  des- 
cente du  Christ  aux  enfers  ne  délivra  point  de  l'enfer  ces  sortes 
d'enfants.  —  H  y  a  encore  que  les  saints  patriarches  furent 
délivrés  de  l'enfer  parce  qu'ils  furent  admis  à  la  gloire  de  la 
vision  divine,  à  laquelle  nul  ne  peut  parvenir  si  ce  n'est  par 
la  grâce,  selon  cette  parole  de  l'épitre  aux  Romains,  ch.  vi 
(v.  23)  .•  Cesl  une  grâce  de  Dieu  que  la  vie  éternelle.  Puis  donc 
que    les    enfants    qui    étaient    morts    avec    le    péché   originel 


QUESTION    LU.    —   DE    LA   DESCENTU    DU    CHUIST   AUX    liiNFEUS.        067 

n'avaient  pas  eu  la  grâce,  ils  ne  furent  point  délivrés  de  l'en- 
fer ». 

Vad  primum  fait  observer  que  ((  les  saints  patriarches,  bien 
qu'ils  fussent  encore  détenus,  astreints  par  la  dette  du  péché 
originel  pour  autant  qu'il  regarde  la  nature  humaine,  avaient, 
cependant,  été  délivrés,  par  la  foi  du  Christ,  de  toute  tache 
du  péché;  et,  à  cause  de  cela,  ils  étaient  capables  de  celte  libé- 
ration que  le  Christ  apporte  en  descendant  aux  enfers.  iMais 
cela  ne  peut  se  dire  des  enfants,  ainsi  qu'il  a  été  montré  »  (au 
corps  de  l'article). 

L'ad  secundam  commence  par  expliquer  le  texte  de  saint 
Paul,  que  citait  l'objection.  «  Lorsque  l'Apôtre  dit  que  la 
grâce  de  Dieu  abonde  en  plusieurs  (le  latin  a  le  mot  plures)  le 
mot  plures  ne  doit  pas  se  prendre  dans  un  sens  comparatif, 
comme  s'il  était  un  plus  grand  nombre  d'hommes  sauvés  par 
la  grâce  du  Christ,  que  perdus  par  le  péché  d'Adam  ;  mais, 
d'une  façon  absolue  :  comme  s'il  disait  que  la  grâce  du  Christ 
a  abondé  ou  rejailli  sur  un  grand  nombre,  de  même  que  le 
péché  d'Adam  est  parvenu  à  un  grand  nombre  ».  Ceci  dit, 
pour  l'intelligence  du  texte,  saint  Thomas  ajoute  :  «  Mais, 
comme  le  péché  d'Adam  parvient  à  ceux-là  seulement  qui 
descendent  de  lui  par  voie  de  conception  naturelle;  ainsi  la 
grâce  du  Christ  parvient  à  ceux-là  seulement  qui,  par  la  régé- 
nération spirituelle,  ont  été  faits  ses  membres.  Et  ceci  ne  con- 
vient pas  aux  enfants  morts  avec  le  péché  originel  ». 

L\id  lerliuni  déclare  que  «  le  baptême  est  conféré  aux  hom- 
mes en  cette  vie,  où  l'homme  peut  changer  et  passer  de  la 
coulpe  à  la  grâce;  tandis  que  la  descente  du  Christ  aux  enfers 
porta  sur  les  âmes  après  cette  vie,  où  le  changement  que  nous 
venons  de  dire  n'est  plus  possible.  Et  voilà  pourquoi,  par  le 
baptême  les  enfants  sont  libérés  du  péché  originel  et  de  l'enfer; 
sans  qu'ils  l'aient  été  par  la  descente  du  Christ  aux  enfers  ». 

Les  âmes  humaines  détenues  dans  le  limbe  des  enfants 
morts  avec  le  seul  péché  originel  ne  furent  point  délivrées  par 
le  Christ  lors  de  sa  descente  aux  enfers.  Ces  âmes  étaient,  par 
le  seul  fait  du  trépas,  fixées  à  tout  jamais  dans  un  état  qui  ne 


568  SOMME    TUÉOLOGIQUE. 

leur  permellait  plus  d'avoir  part  aux  bienfaits  de  la  Rédemp- 
tion, —  Mais,  que  penser  des  âmes  humaines  qui  se  trouvaient 
dans  le  purgatoire.  Devons-nous  dire  qu'elles,  du  moins,  par- 
ticipèrent à  la  délivrance  que  le  Christ  apportait;  ou  bien  laut-il 
également  les  en  excepter.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à 
l'article  qui  suit  et  qui  sera  le  dernier  de  la  question  présente. 


Article  VIII. 

Si  le  Christ,  par  sa  descente  aux  enfers,  délivra  les  âmes 
du  purgatoire? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ,  par  sa 
descente  aux  enfers,  délivra  les  âmes  du  purgatoire  ».  —  La 
première  apporte  un  texte  de  «  saint  Augustin,  dans  son  épilre 
à  Eoodius  (ch.  m)  »,  où  il  «  dit  :  Parce  que  des  témoignages 
évidents  parlent  d'enjer  et  de  douleurs,  il  ne  se  présente  aucun 
motij  de  croire  que  le  Sauveur  y  est  venu,  si  ce  n'est  pour  délivrer 
ceux  qui  étaient  dans  ces  douleurs.  Mais,  s'il  délivra  tous  ceux 
quil  y  trouva,  ou  seulement  quelques-uns  qu'il  Jugea  dignes  de 
ce  bienfait,  Je  le  cherche  encore.  Toutefois,  que  le  Christ  soit 
venu  aux  enjers,  et  qu'il  ait  conjéré  ce  bienjait  de  la  délivrance  à 
ceux  qui  s'y  trouvaient  dans  la  douleur.  Je  n'en  doute  pas. 
D'autre  part,  II  ne  conféra  point  le  bienfait  de  la  délivrance 
aux  damnés,  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (art.  0).  Et,  en  dehors 
d'eux,  il  n'est  personne  qui  soit  constitué  dans  la  douleur 
pénale,  si  ce  n'est  ceux  qui  sont  dans  le  purgatoire  »,  point 
de  doctrine  d'une  si  grande  importance  et  que  saint  Thomas 
s'est  toujours  appliqué  à  mettre  en  vive  lumière.  «  Donc  le 
Christ  délivra  les  âmes  du  purgatoire  ».  —  La  seconde  objec- 
tion touche  un  autre  point  de  doctrine  qu'il  importe,  aussi, 
souverainement  de  remarquer.  «  La  présence  elle-même  de 
l'âme  du  Christ  n'eut  pas  un  moindre  effet  que  les  sacrements 
institués  par  Lui.  Or,  par  les  sacrements  du  Christ,  les  âmes 
sont  délivrées  du  purgatoire;  et  surtout  par  le  sacrement  de 
l'Eucharistie,  comme  il  sera  dit  plus  loin  »  :  ce  point  de  doc- 


QUESTION    Lir.    —   DG   LA   DESCENTE   DU   CHRIST   AUX    ENFEUS.       669 

Irine,  que  saint  Thomas  touche  ici,  et  qu'il  annonce  devoir 
établir  plus  loin,  n'a  pas  été  traité  par  lui  dans  la  Somme  l/iéolo • 
glqae  ;  la  mort  ne  lui  en  a  pas  laissé  le  temps.  Cependant,  il 
l'avait  déjà  traité  dans  son  Commentaire  sur  les  Sentences;  et 
c'est  de  là  qu'on  a  pris  les  questions  qui  s'y  rapportent  dans  le 
Supplément,  q.  71,  art.  9.  «  Donc,  conclut  ici  saint  Thomas, 
c'est  à  plus  forte  raison  que  par  la  présence  du  Christ  descen- 
dant aux  enfers  les  âmes  ont  été  délivrées  du  purgatoire  ».  — 
La  troisième  objection  fait  remarquer  que  «  tous  ceux  que  le 
Christ  a  guéris  dans  cette  vie.  Il  les  a  guéris  totalement, 
comme  le  dit  saint  Augustin  au  livre  de  ta  Pénitence  (ch.  ix). 
Et,  en  saint  Jean,  ch.  viii  (v.  28),  le  Seigneur  dit  :  J'ai  rendu 
sain,  le  Jour  du  sabbat,  un  homme  tout  entier.  Or,  le  Christ 
délivra  ceux  qui  étaient  dans  le  purgatoire,  de  la  dette  de  la 
peine  du  dam,  qui  les  excluait  de  la  gloire.  Donc  11  les  déli- 
vra aussi  de  la  dette  de  la  peine  du  purgatoire  )>. 

L'argument  sed  contra  oppose  un  texte  de  «  saint  Grégoire, 
dans  le  livre  XIII  des  Morales  (ch.  xliii,  ou  xv,  ou  xx),  oîi  il  est 
dit  :  Alors  que  notre  Créateur  et  Rédempteur,  en  pénétrant  dans 
les  prisons  de  lenjer,  tira  de  là  les  âmes  des  élus,  Il  ne  souffre 
plus  que  nous  allions  dans  ces  lieux  d'oà  II  délivra  les  autres  en 
y  descendant.  Or,  Il  souffre  que  nous  descendions  au  purgatoire. 
Donc,  en  descendant  aux  enfers,  Il  n'a  pas  délivré  les  âmes  du 
purgatoire  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  comme 
il  a  été  souvent  dit  plus  haut  (art.  ^,  ad  2'"";  art.  5,  (i,  7),  la 
descente  du  Christ  aux  enfers  eut  son  effet  de  délivrance  par 
la  vertu  de  la  Passion.  Or,  la  Passion  du  Christ  n'avait  pas  une 
vertu  temporaire  et  transitoire,  mais  sempiternelle,  selon  cette 
parole  de  l'Epître  aux  Hébreux,  ch.  x  (v.  i/j)  :  Par  une  seule 
oblation,  lia  consommé  »,  amené  à  leur  perfection,  «  les  sancti- 
fiés pour  toujours.  Et  l'on  voit,  par  là,  que  la  Passion  du  Christ 
n'eut  point  alors  une  plus  grande  efficacité  que  celle  qu'elle  a 
maintenant.  Il  suit  de  là  que  ceux  qui  furent  alors  tels  que 
sont  maintenant  ceux  qui  sont  détenus  dans  le  purgatoire  ne 
furent  point  délivrés  du  purgatoire  par  la  descente  du  Christ 
aux  enfers.  Que  s'il  en  fut  qui  furent  trouvés  là  tels  que  ceux 


0~O  SOMMli    THEOLOGIQUE. 

qui  sont  mainlenant  délivrés  du  purgatoire,  rien  n'empêche 
que  ceux-là  aient  été  délivrés  du  purgatoire  par  la  descente  du 
Christ  aux  enfers  ».  —  On  aura  remarqué,  ici  encore,  la  portée 
de  la  doctrine  que  vient  de  nous  livrer  saint  Thomas,  comme 
aussi  la  prudence  et  la  sûreté  de  sa  raison  Ihéologique,  dédui- 
sant de  principes  incontestés  des  conclusions  qui  n'apparais- 
saient point  d'elles-mêmes  s'y  trouver  contenues. 

Vad  priimiin  va  confirmer  cette  doctrine  en  y  ajoutant  une 
considération  nouvelle  du  plus  haut  intérêt.  «  Du  texte  de 
saint  Augustin  que  citait  l'ohjection  il  ne  peut  pas  être  conclu 
que  tous  ceux  qui  étaient  dans  le  purgatoire  en  furent  déli- 
vrés, mais  que  ce  bienfait  fut  accordé  à  quelques-uns  :  c'est-à- 
dire,  à  ceux  qui  étaient  suffisamment  purifiés;  ou,  aussi,  qui 
durant  leur  vie  sur  la  terre  avaient  mérité  par  la  foi,  l'amour 
et  la  dévotion  à  la  mort  du  Christ,  que,  lorsqu'il  descendrait 
aux  enfers,  ils  fussent  délivrés  de  la  peine  temporelle  du  pur- 
gatoire ».  Ainsi  donc,  pour  saint  Tiiomas,  une  double  caté- 
gorie d'àmes  du  purgatoire  purent  être  délivrées  par  la  des- 
cente du  Christ  aux  enfers  :  celles  qui,  au  moment  où  le 
Christ  descendit,  avaient  achevé  le  temps  de  leur  expiation; 
et  celles  qui,  par  une  dévotion  spéciale  à  la  l^assion  du  Christ, 
avaient  mérité  qu'au  moment  où  le  Christ  paraîtrait  dans  la 
vertu  de  sa  Passion,  ce  qui  pouvait  leur  rester  encore  de  peine 
à  expier  leur  fût  condonné. 

L'ad  secLindum  formule  en  termes  que  nous  devons  retenir 
la  distinction  essentielle  existant  entre  ce  que  l'objection  se 
plaisait  à  identifier  ou  à  confondre.  «  La  vertu  du  Christ  opère 
dans  les  sacrements  par  mode  d'une  cerlaine  guérison  et 
expiation.  Et  aussi  bien  le  sacrement  de  l'Eucharistie  délivre 
les  hommes  du  purgatoire  en  tant  qu'il  est  un  sacrifice  propi- 
tiatoire pour  le  péché.  Mais  la  descente  du  Christ  aux  enfers 
ne  fut  point  satisfactoire.  Cependant,  elle  opérait  en  la  vertu 
de  la  Passion,  qui  fut  satisfactoire,  comme  il  a  été  vu  plus 
haut  (q.  ^8,  art.  •2);  mais  la  Passion  était  satisfactoire  en  gé- 
néral, et  sa  vertu  devait  être  appliquée  à  chacun  par  quelque 
chose  de  particulier  se  rapportant  à  lui  (q.  49,  art.  i,  ad  4'"'"  et 
.5'"").  De  là  vient  qu'il  ne  suit  pas  que  par  la  descente  du  Christ 


QUESTION    LU.    —    DE   LA   DESCENTE   DU   CHRIST   AUX    ENFERS.        671 

aux  enfers,   tous  eeux  qui    étaient  dans  le   purgatoire    aient 
été  délivrés  ». 

Vad  terliiim  fait  observer  que  «  ces  misères  ou  défauts  dont 
le  Christ  délivrait  simultanément  les  hommes  en  ce  monde 
étaient  chose  personnelle,  appartenant  en  propre  à  chacun. 
L'exclusion,  au  contraire,  de  la  gloire  de  Dieu  était  un  certain 
défaut  général  ayant  trait  à  la  totalité  de  la  nature  humaine. 
Il  suit  de  là  que  rien  n'empêche  que  ceux  qui  étaient  dans  le 
purgatoire  aient  été  délivrés,  par  le  Christ,  de  l'exclusion  de  la 
gloire,  sans  qu'ils  aient  été  délivrés  de  la  dette  de  la  peine  du 
purgatoire  qui  est  du  domaine  des  défauts  personnels.  C'est 
ainsi,  du  reste,  qu'inversement  les  saints  patriarches,  avant 
l'avènement  du  Christ,  s'étaient  trouvés  délivrés  de  leurs  pro- 
pres défauts  »  ou  des  pénalités  qui  leur  étaient  personnelles, 
«  mais  non  du  défaut  commun  »,  ou  de  la  pénalité  qui  attei- 
gnait toute  la  nature  humaine,  c  selon  qu'il  a  été  dit  plus 
haut  »  (art.  précéd.,  ad  7"'";  q.  /^q,  art.  5,  ad  /'""). 

Dans  l'introduction  ou  le  prologue  de  la  question  27,  saint 
Thomas  nous  avait  annoncé  que  le  traité  des  mystères  du 
Christ  ou  a  des  choses  que  le  P'ils  de  Dieu  incarné  a  faites  ou 
souflertes  dans  la  nature  humaine  unie  à  Lui  »  comprendrait 
quatre  parties.  —  La  première  considérerait  ce  qui  a  trait  «  à 
l'entrée  du  Christ  en  ce  monde  ».  Elle  devait  aller  de  la  ques- 
tion 27  à  la  question  89.  —  La  seconde  étudierait  ce  qui  a 
trait  «  au  progrès  »  ou  à  la  marche  et  à  l'avancement,  au 
déploiement,  au  développement  «  de  sa  vie  dans  ce  monde  ». 
Elle  irait  de  la  question  4i  à  la  question  !\o.  —  La  troisième 
devait  traiter  «  de  la  sortie  du  Christ  de  ce  monde  ».  Et  ici 
viendrait  tout  ce  qui  regarde  la  Passion,  la  mort,  la  sépulture 
du  Christ,  et  sa  descente  aux  enfers.  Nous  l'avons  étudié  depuis 
la  question  4(3  jusqu'à  la  question  62  que  nous  venons  de  ter- 
miner. —  Il  ne  nous  reste  plus  qu'  «  à  considérer  ce  qui  tou- 
che à  l'exaltation  du  Christ  »,  la  quatrième  et  dernière  partie 
du  traité  des  mystères  de  la  Rédemption  accomplis  dans  la 
Personne  même  du  Rédempteur.  Cette  dernière  partie  com- 
prendra elle-même  quatre  subdivisions  :  «  premièrement,  de 


672  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

la  résurrection  du  Christ  (de  la  question  53  à  la  question  56); 
secondement,  de  son  ascension  (q.  57);  troisièmement,  du  fait 
de  s'asseoir  à  la  droite  du  Père  (q.  58);  quatrièmement,  de  sa 
puissance  judiciaire  (q.  59)  ». 

On  le  voit  :  c'est  le  traité  de  la  gloire  du  Christ  que  nous 
abordons  maintenant.  11  sera  le  digne  couronnement  de  tout 
ce  que  nous  avons  étudié  jusqu'ici  au  sujet  de  la  Personne  du 
Rédempteur  et  des  mystères  de  la  Rédemption  accomplis  par 
Lui  ou  en  Lui. 

La  première  des  quatre  parties  de  ce  nouveau  traité  se  subdi- 
vise de  nouveau  en  quatre  :  «  la  première  porte  sur  la  résur- 
rection du  Christ  (q.  53)  ;  la  deuxième,  sur  la  qualité  du  Res- 
suscité (q.  54);  la  troisième,  sur  la  manifestation  de  la  résur- 
rection (q.  55);  la  quatrième,  sur  sa  causalité  »  (q.  56). 

Venons,  tout  de  suite,  à  ce  qui  regarde  la  résurrection  du 
Christ.  —  C'est  l'objet  de  la  question  suivante. 


QUESTION  LUI 


DE  L.\  RÉSURRECTION  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  quatre  articles  : 

1°  De  la  nécessité  de  la  résurrection  du  Christ. 
2°  Du  temps  de  la  résurrection. 
'6"  De  l'ordre  de  cette  résurrection. 
4°  De  sa  cause. 


Article  Premier. 
S'il  était  nécessaire  que  le  Christ  ressuscitât? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  n'était  point  néces- 
saire que  le  Christ  ressuscitât  ».  —  La  première  cite  un  texte 
de  «  saint  Jean  Damascène,  au  livre  IV  »  de  la  Foi  Orthodoxe 
(ch.  xxvii),  où  il  est  «  dit  :  La  résurrection  est  le  fait  de  se  rele- 
ver pour  ce  qui  est  tombé  étant  animal  et  vivant,  ou  la  reconstitu- 
tion de  ce  qui  avait  été  dissous.  Or,  le  Christ  n'était  point  tombé 
par  le  péché  ;  ni,  non  plus,  son  corps  n'avait  été  dissous,  comme 
il  a  été  vu  plus  haut  (q.  i5,  art.  i  ;  q.  5i,  art.  3).  Donc  il  n'a 
pu  convenir  au  Christ  de  ressusciter,  au  sens  propre  ».  —  La 
seconde  objection  dit  que  quiconque  ressuscite  »  ou  se  relève 
«  est  promu  à  quelque  chose  de  plus  haut  ;  car  s'élever  ou  se 
lever  (en  latin  surgere)  implique  un  mouvement  eh  haut.  Or,  le 
corps  du  Christ,  après  la  mort,  demeura  uni  à  la  divinité;  et, 
par  suite,  il  ne  put  pas  être  élevé  à  quelque  chose  de  plus  haut. 
Donc  il  ne  lui  convenait  pas  de  ressusciter  ».  —  La  troisième 
objection  fait  observer  que  «  ce  qui  s'est  passé  à  l'endroit  de 
l'humanité  du  Christ  est  ordonné  à  notre  salut.  Or,  à  notre 
salut  suffisait  la  Passion  du  Christ,  par  laquelle  nous  avons 
été  délivrés  de  la  coulpe  et  de  la  peine,  comme  on  le  voit  par 


07^  SOMME    THÉOLOOIQUR. 

ce  qui  a  été  dit  plus  haut  (q.  49,  art.  i,  3).  Donc  il  n'élait  point 
nécessaire  que  le  Christ  ressuscitât  d'entre  les  morts  )>.  —  Ces 
ohjections,  on  le  voit,  tendent  à  discuter  le  concept  même  de 
résarreclinn  appliqué  au  Christ  après  sa  mort,  en  même  tem|)s 
qu'à  écarter  la  nécessité,  pour  Lui,  du  fait  que  ce  concept 
désigne. 

L'argument  sed  contra  oppose  simplement  qu'  u  il  est  dit,  en 
saint  Luc,  chapitre  dernier  (v.  /|G)  :  Il  fallait  que  le  Christ  souffrit 
la  Passion  et  ressuscitât  (rentre  les  morts  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'  «  il  était  néces- 
saire que  le  Christ  ressuscitât,  pour  cinq  raisons.  —  Première- 
ment, pour  faire  éclater  la  justice  divine,  à  laquelle  il  appar- 
tienld'élever  ceux  qui  s'humilient  pour  Dieu  ;  selon  celte  parole  » 
du  Magnificat,  a  en  saint  Luc,  ch.  i  (v.  52)  :  //  a  déposé  les  puis- 
sants de  leur  tnJne,  et  II  a  élevé  les  humbles.  Par  cela  donc  que  le 
Christ,  pour  l'amour  de  Dieu  et  pour  lui  ohéir,  s'était  humilié 
jusqu'à  la  mort  de  la  croix,  il  fallait  qu'il  fut  exalté  par  Dieu 
jusqu'à  la  résurrection  glorieuse.  Et  aussi  bien,  il  est  dit,  en  sa 
Personne,  dans  le  psaume  (cxxxviir,  v.  2)  :  Vous  ave:  connu, 
c'est-à-dire  approuvé,  voulu  ma  chute,  c'est-à-dire  l'humiliation 
de  ma  Passion,  et  ma  insurrection,  c'est-à-dire  ma  glorification 
dans  la  résurrection  ;  comme  la  glose  l'explique.  —  Seconde- 
ment, pour  l'instruction  de  notre  foi.  Car  sa  résurrection  a 
confirmé  notre  foi  au  sujet  de  la  divinité  du  Christ,  étant  donné 
que,  comme  il  est  dit  dans  la  seconde  Épître  aux  Corinthiens, 
chapitre  deinier  (v.  fi),  bien  quit  cdt  été  crucifié  en  raison  de  notre 
infirmité  »,  ou  en  raison  de  l'infirmité  de  sa  chair  qu'il  avait 
prise  semblable  à  la  nôtre,  a  cependant  II  vit  par  la  vertu  de  Dieu  » 
ou  de  la  divinité  qui  était  en  Lui  et  qu'il  était  Lui-même.  «  Et  c'est 
pourquoi,  dans  la  première  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  i/'i), 
il  est  dit  :  Si  le  Christ  n'est  point  ressuscité,  vaine  est  notre  prédi- 
cation,vaine  notre  foi.  Et  dans  le  psaume  (xxix,  v.  10)  :  quelle  utilité 
sera  dans  mon  sang,  c'est-à-dire  dans  l'effusion  de  mon  sang, 
tandis  que  Je  descends,  comme  par  certains  degrés  de  maux 
dans  la  corruption.  Comme  s'il  disait  :  aucune  utilité  n'pii  ré- 
sultera. Si,  en  cITet,  je  ne  ressuscite  pas  tout  de  suite,  et  si 
mon  corps  se  corrompt,  je  ne  l'annoncerai  à  personne,  je  ne 


i  ,  r    r 

QUESTION    Lin.     —    DE    LA    RESURRECTION    DU    CHRIST.  D'O 

gagnerai  personne,  ainsi  que  s'exprime  la  Glose.  —  Troisième- 
ment, pour  relever  noire  espérance.  Tandis  qu'en  efTet  nous 
voyons  ressusciter  le  Christ,  qui  est  notre  tête,  nous  espérons 
que  nous  aussi  nous  ressusciterons.  Aussi  bien  est-il  dit,  dans 
la  première  Epître  aux  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  12)  :  SU  esl  prê- 
ché que  le  Christ  est  ressuscité  d'entre  les  morts,  comment  y  en 
a-l-il  qui  disent  parmi  vous  qu'il  n'est  point  de  résurrection  des 
morts?  Ei,  dans  le  livre  de  Job,  ch.  xix  (v.  aS,  97),  il  est  dit  », 
comme  nous  le  lisons  dans  la  Vulgate  :  «  Je  sais,  par  la  certi- 
tude de  la  foi,  que  mon  Rédempteur,  savoir  le  Christ,  vit,  res- 
suscité des  morts,  et  c'est  pourquoi,  au  dernier  Jour,  Je  dois  me 
relever,  ressusciter  de  terre  :  cette  espérance  est  fixée  dans  mon 
cœur.  —  Quatrièmement,  pour  Vinformation  de  la  vie  des  fidè- 
les; selon  cette  parole  de  l'Épître  aux  Romains,  ch.  vi  (v.  /|)  : 
De  même  que  le  Christ  est  ressuscité  des  morts  par  la  gloire  du 
Père,  de  même,  nous  aussi,  marchons  dans  une  vie  renouvelée. 
Et  plus  loin  (v.  9,  II):  Le  Christ,  ressuscité  des  morts,  ne  meurt 
plus;  de  même  vous  estime:-vous  morts  au  péché,  et  vivants  en 
Dieu.  —  Cinquièmement,  pour  l'achèvement  de  notre  salut. 
Car,  de  même  qu'il  a,  dans  ce  but,  supporté  les  maux,  en  mou- 
rant, pour  nous  délivrer  des  maux;  de  même  11  a  été  glorifié, 
en  ressuscitant,  pour  nous  promouvoir  dans  les  biens  ;  selon 
cette  parole  de  l'Épître  aux  Romains,  ch.  iv  (v.  20)  :  //  a  été 
livré  pour  nos  péchés  ;  et  II  est  ressuscité  pour  notre  Justifica- 
tion ».  —  Il  est  aisé  de  voir  que  toutes  ces  raisons  données  ici 
par  saint  Thomas  vont  à  prouver  la  nécessité  de  la  résurrec- 
tion glorieuse  et  immédiate  pour  le  Christ;  car,  s'il  s'agissait 
simplement  de  la  nécessité  en  soi  de  ressusciter,  elle  se  piou- 
verait  du  simple  fait  que  le  Christ  avaif  pris  notre  nature  hu- 
maine, laquelle  étant  composée  d'une  âme  immortelle  faite 
pour  ce  corps  déterminé  dont  elle  est  la  forme,  la  sagesse  de 
Dieu  demande,  exige,  que  même  si,  par  le  seul  cours  de  la  na- 
ture du  corps  composé  d'éléments  contraires,  ce  corps  vient  à 
périr,  un  jour,  par  la  toute-puissance  de  Dieu,  l'âme  soit  de 
nouveau  réunie  au  corps  et  ne  s'en  sépare  plus.  Cf.  Supplé- 
ment, q,  74,  art.  i,  ad  /"'", 

Vad  primum   fait    observer  que   «  si   le  Christ    n'est  point 


57O  SOMMR    THÉOLOGIQUE. 

tombé  par  le  péché,  Il  est  tombé  cependant  par  la  mort;  car, 
de  même  que  le  péché  est  une  chute  par  rapport  à  la  justice, 
la  mort  est  une  chute  par  rapport  à  la  vie.  Aussi  bien  on  peut 
entendre  de  la  Personne  du  Christ  ce  qui  est  dit,  dans  le  pro- 
phète Michée,  ch.  vu  (v.  8)  :  Ne  te  réjouis  pas  sur  moi,  o  toi 
mon  ennemie,  parce  que  je  suis  tombé;  car  je  me  relèverai.  —  De 
même,  aussi,  bien  que  le  corps  du  Christ  n'ait  pas  été  dissous 
au  point  d'être  réduit  en  cendres,  cependant  la  séparation  elle- 
même  de  l'âme  par  rapport  au  corps  fut  une  certaine  dissolu- 
tion I). 

L'ad  secandum  précise  que  «  la  divinité  était  unie  à  la  chair 
du  Christ,  après  sa  mort,  de  l'union  personnelle  »  ou  hypo- 
stalique  ;  «  mais  non  de  l'union  de  nature,  selon  que  l'âme 
est  unie  au  corps  à  litre  de  forme  pour  constituer  la  nature 
humaine.  Et  donc  par  cela  que  le  corps  du  Christ  a  été  uni  à 
l'âme,  il  a  été  promu  à  un  état  plus  élevé  dans  l'ordre  de  la 
nature,  bien  qu'il  n'ait  pas  été  promu  à  un  état  plus  élevé 
dans  l'ordre  de  la  Personne  ».  Il  n'avait  pas  cessé  d'être  le 
corps  du  Christ,  et  il  n'avait  pas  à  le  redevenir;  mais  il  avait 
cessé  d'être  vivant,  et  il  devait  être  promu  à  une  vie  nou- 
velle, bien  autrement  excellente  d'ailleurs  que  celle  qu'il  avait 
eue  avant  la  mort. 

h'ad  terlium  déclare  que  «  la  Passion  du  Christ  a  opéré  no- 
tre salut,  à  proprement  parler,  quant  à  l'éloignement  des 
maux  ;  tandis  que  la  Résurrection  l'a  opéré  quant  au  commen- 
cement et  à  l'exemplaire  des  biens  ».  La  Passion  nous  a  déli- 
vrés du  péché  et  de  la  peine  due  au  péché  ;  la  Résurrection 
nous  a  apporté  la  vie  et  tous  les  biens  de  la  gloire  attachés  à 
cette  nouvelle  vie  :  tous  ces  biens  nous  apparaissent  déjà  réa- 
lisés dans  la  Personne  du  Christ;  et  nous  en  avons,  dès  main- 
tenant, le  commencement  par  la  vie  de  la  grâce. 

II  fallait  que  le  Christ  ressuscite.  La  gloire  de  Dieu  le  deman- 
dait. Car  il  ne  se  pouvait  pas  qu'il  laissât  dans  l'humiliation 
du  Calvaire  son  divin  Fils  et  qu'il  permît  à  ses  ennemis  de 
jouir  insolemment  de  leur  triomphe.  A'otre  foi,  notre  espé- 
rance, la    perfection  de   notre  vie    renouvelée  le  demandaient 


QUESTION    un.     —    DE    LA    RESURRECTION    DU    CHRIST.  677 

aussi,  puisque  la  Résurreclion  du  Christ  démontrait  excellem- 
ment qui  II  était,  où  II  devait  nous  conduire,  et  comment  nous 
devions,  dès  maintenant,  nous  modeler  sur  Lui.  —  Mais,  en 
quel  temps,  à  quel  moment  devait  se  faire  cette  Résurreclion. 
Convenait-iUque  ce  fût  au  troisième  jour  après  ?a  mort.  C'est 
ce  qu'il  nous  faut  maintenant  examiner;  et  tel  est  l'objet  de 
l'article  qui  suit  : 

Article  II. 
S'il  convenait  que  le  Christ  ressuscitât  au  troisième  jour? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  ne  convenait  pas 
que  le  Christ  ressuscitât  au  troisième  jour  ».  —  La  première  dit 
que  «  les  membres  doivent  se  conformer  à  la  tête.  Or,  nous, 
qui  sommes  les  membres  du  Christ,  nous  ne  ressuscitons  pas 
de  la  mort  au  troisième  jour,  mais  notre  résurrection  est  dif- 
lérée  jusqu'à  la  fin  du  monde.  Donc  il  semble  que  le  Christ, 
qui  est  notre  tête,  ne  devait  pas  ressusciter  au  troisième  jour, 
mais  qu'il  fallait  que  sa  résurreclion  fût  différée  jusqu'à  la  fin 
du  monde  ».  —  La  seconde  objection  en  appelle  à  ce  que  «  dans 
les  Actes,  ch.  ii  (v.  24),  saint  Pierre  dit  qu  il  était  impossible  que 
le  Christ  fût  détenu  par  l'enfer  et  par  la  mort.  D'autre  part,  tout 
le  temps  que  quelqu'un  est  mort,  il  est  détenu  par  la  mort.  Il 
semble  donc  que  la  Résurrection  du  Christ  n'aurait  pas  dû 
être  dilTérée  jusqu'au  troisième  jour,  mais  qu'il  devait  ressus- 
citer tout  de  suite,  le  jour  même  de  sa  mort  ;  alors  surtout  que 
la  glose  sur  le  texte  (du  psaume  xxix,  v.  lo)  cité  (à  l'article  pré- 
cédent) dit  qu'il  n'y  avait  aucune  utilité  dans  l'effusion  du 
sang  du  Christ  s'il  ne  ressuscitait  pas  tout  de  suite  ».  —  Lu 
troisième  objection  fait  observer  que  «  le  jour  paraît  commen- 
cer au  lever  du  soleil  dont  la  présence  cause  le  jour.  Or,  le 
Christ  ressuscita  avant  le  lever  du  soleil.  Il  est  dit,  en  effet, 
dans  saint  Jean,  ch.  xx  (v.  i),  que,  la  première  férié  après  le 
sabbat,  Marie-Magdeleine  vint ,  le  matin,  quand  les  ténèbres  duraient 
encore,  au  monument;  et,  dès  lors,  le  Christ  était  déjà  lessuscité; 
car  le  texte  poursuit  :  et  elle  vil  la  pierre  roulée  de  devant  le 
XVI .  —  La  Ftédemption.  87 


578  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

monament.  Donc  le  Christ  n'est  pas  ressuscité  au  troisième 
jour  ».  —  Cette  dernière  objection  voudrait  prouver  que  le 
Christ  n'est  pas,  en  fait,  ressuscité  au  troisième  jour  ;  tandis 
que  les  deux  premières  s'appliquaient  à  montrer  qu'il  n'aurait 
pas  dû  ressusciter  à  cette  date.  t 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  où  nous  voyons  que  le 
Christ  Lui-même  avait  dit,  en  saint  Matthieu,  ch.  xx  (\ .  uj)  : 
Ils  livreront  le  Fils  de  l'homme  aux  Gentils  pour  qu'ils  le  bafouent, 
le  Jlagellent  et  le  crucifient;  et,  au  troisième  jour,  Il  ressuscitera  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  s'appuie  sur  l'une  des 
raisons  marquées  à  l'article  précédent.  «  Comme  il  a  été  dit, 
la  Résurrection  du  Christ  était  nécessaire  pour  l'instruction 
de  notre  foi.  Or,  notre  foi  porte  sur  la  divinité  et  sur  l'huma- 
nité du  Christ  :  il  ne  suffirait  pas,  en  effet,  de  croire  seulement 
l'une  ou  l'autre,  ainsi  qu'il  ressort  de  ce  qui  a  été  dit  plus  haut 
(q.  26,  art.  /i  ;  cf.  '2''-2"^,  q.  2,  art.  7,  8).  Afin  donc  que  notre 
foi  en  la  divinité  du  Christ  fût  confirmée,  il  fallait  qu'il  res- 
suscitât tout  de  suite  et  que  sa  Résurrection  ne  fût  point  dif- 
lérée  jusqu'à  la  fin  du  monde.  Mais  à  l'effet  de  confirmer  notre 
foi  en  son  humanité  et  en  sa  mort,  il  fallait  qu'il  y  eût  un 
intervalle  entre  sa  rriort  et  sa  Résurrection  :  si,  en  eft'et,  Il  était 
ressuscité  tout  de  suite  après  sa  mort,  il  eût  pu  paraître  que 
sa  mort  n'était  point  véritable,  et,  par  conséquent,  que  sa 
Résurrection  non  plus  ne  l'était  pas.  Toutefois,  à  l'effet  de 
manifester  la  vérité  de  sa  mort,  il  suffisait  que  sa  Résurrection 
fût  différée  jusqu'au  troisième  jour;  parce  qu'il  n'arrive  pas 
que  dans  ce  laps  de  temps,  dans  un  homme  qui  paraissait  mort 
alors  qu'il  vivait,  ne  se  découvrent  quelques  indices  de  vie.  — 
Par  cela  aussi  qu'il  ressuscita  au  troisième  jour,  était  recom- 
mandée la  perfection  du  nombre  trois,  qui  esi  le  nombre  de  toute 
chose,  en  ce  sens  qu'i/ a  un  commencement,  un  milieu,  et  unejln, 
comme  il  est  dit  au  livre  I  du  Ciel  et  du  Monde  (ch.  1,  n.  2  ;  de 
S.  Thomas,  leç.  2).  —  Il  est  montré  aussi,  dans  le  sens  du  mys- 
tère, que  le  Christ,  par  son  unique  mort,  qui  fut  lumière  en  rai- 
son de  sa  justice,  par  cette  mort  corporelle,  détruisit  nos  deux 
morts,  savoir  celle  du  corps  et  celle  de  l'âme,  qui  sont  téné- 
breuses en  raison  du  péché.  Et  voilà  pourquoi  II  demeura  dans 


QUESTION    Lin.     -^    DE    LA    RESURRECTION    DU    CHRIST.  Syg 

le  tombeau  un  jour  entier  et  deux  nuits,  comme  le  dit  saint 
Augustin,  au  livre  IV  de  la  Trinité  (ch.  vi).  —  Par  là  encore  il 
était  signifié  que  par  la  Résurrection  du  Christ  le  troisième 
temps  commençait  »,  dans  la  durée  f-es  siècles  qui  devaient 
composer  l'histoire  humaine.  «  Le  premier,  en  effet,  était  celui 
d'avant  la  loi;  le  second,  sous  la  loi;  et  le  troisième,  sous  la 
grâce.  —  Pareillement  aussi,  dans  la  Résurrection  du  Christ 
commence  le  troisième  état  des  saints.  Car  le  premier  fut  sous 
les  figures  de  la  loi  ;  le  second  est  sous  la  vérité  de  la  foi  ;  et  le 
troisième  sera  dans  l'éternité  de  la  gloire,  que  le  Christ,  en 
ressuscitant,  inaugura  ».  —  On  aura  remarqué,  dans  ce  lumi- 
neux corps  d'article,  l'harmonie  des  raisons  apportées  par  saint 
Thomas,  qui  a  su  joindre  si  heureusement  les  explications 
mystiques  aux  motifs  les  plus  essentiels  exigés  par  les  données 
de  la  foi. 

Vad  primiim  répond  que  <(  la  tête  et  les  membres  doivent 
être  conformes  en  nature,  mais  non  en  vertu  :  la  vertu  de  la 
tête,  en  effet,  est  plus  excellente  que  celle  des  membres.  Et  c'est 
pourquoi,  afin  de  démontrer  l'excellence  de  la  vertu  du  Christ, 
il  était  à  propos  que  Lui  ressuscitât  au  troisième  jour,  la  résur- 
rection des  autres  étant  remise  jusqu'à  la  fin  du  monde  ». 

L'ad  secLindum  fait  observer  que  «  la  détention  implique  une 
certaine  coaction.  Or,  le  Christ  n'était  tenu  par  aucune  néces- 
sité qui  l'astreignit  à  la  mort;  mais  II  était  libre panni  les  morls 
(psaume  lxxxvii,  v.  6).  A  cause  de  cela.  Il  demeura  quelque 
temps  dans  la  mort,  non  comme  détenu,  mais  par  sa  propre 
volonté,  autant  de  temps  qu'il  jugea  que  c'était  nécessaire 
pour  l'instruction  de  notre  foi.  —  Et  aussi  bien  on  dit  se  faire 
tout  de  suite  ce  qui  se  fait  dans  un  court  intervalle  de  temps  ». 
—  Il  n'y  a  donc  pas  opposition,  comme  l'objection  semblait 
vouloir  le  conclure,  entre  le  fait  que  le  Christ  resta  trois  jours 
dans  le  tombeau  et  la  raison  d'ulilité  ou  de  dignilé  qui  deman- 
dait qu'il  ressuscitât  tout  de  suite. 

Vad  lerlium  explique  la  difficulté  que  l'objection  tirait  du 
texte  de  saint  Jean  cité  par  elle,  et  harmonise  ce  texte  avec  les 
textes  des  synoptiques  qui  paraîtraient  au  premier  abord  s'y 
opposer.  —   «   Comme  il  a  été  dit  plus  haut  (q.   5i,   art.   [\, 


58o  SOMME    THÉOLOGIQUK. 

ad  /""'  et  ad  2""'),  le  Christ  ressuscita  vers  le  matin,  alors  que  le 
jour  déjà  commençait  à  paraître,  pour  signifier  que  par  sa  résur- 
rection Il  nous  introduisait  à  la  lumière  de  la  gloire;  de  même 
qu'il  était  mort,  le  jour  étant  déjà  sur  le  soir  et  tendant  aux 
ténèbres  »  de  la  nuit,  «  pour  montrer  que  par  sa  mort  11  détrui- 
sait les  ténèbres  de  la  coulpe  et  de  la  peine.  Et  cependant  II  est 
dit  être  ressuscité  au  troisième  jour,  en  prenant  le  jour  pour  le 
jour  naturel  qui  contient  un  espace  de  vingt-quatre  heures. 
Saint  Augustin  dit,  au  livre  IV  de  la  Trinité  (ch.  vi),  que  la 
nuit  jusqu'au  matin  où  la  Résurrection  du  Christ  a  été  déclarée, 
appar lient  au  troisième  Jour.  Parce  que  Dieu  qui  dit  que  le  jour 
sorte  des  ténèbres,  afin  que  par  la  grâce  du  Nouveau  Testament  et 
par  la  participation  de  la  Résurrection  du  Christ  nous  entendions 
le  sens  de  ces  mots,  Vous  ave:  été  autrefois  ténèbres,  tnais  mainte- 
nant vous  êtes  lumière,  dans  le  Seigneur  ;  nous  insinue,  en  quelque 
sorte,  que  le  jour  prend  son  commencement  de  la  nuit.  De  même, 
en  effet,  que  les  premiers  jours  »  dans  la  Genèse,  «  en  raison  de 
la  future  chute  de  t homme,  se  comptent  de  la  lumière  à  la  nuil: 
ainsi  les  jours  nouveaux  se  comptent  des  ténèbres  à  la  lumière,  en 
raison  de  la  restauration  de  l'homme.  (3n  voit,  par  là,  que  même 
si  le  Christ  était  ressuscité  au  milieu  de  la  nuit,  on  pourrait 
diic  encore  qu'il  était  ressuscité  au  troisième  jour,  en  parlant 
du  jour  naturel.  Mais,  comme  II  est  ressuscité  au  malin,  on 
peut  dire  qu'il  est  ressuscité  au  troisième  jour,  même  en  l'en- 
tendant du  jour  artificiel,  qui  est  causé  par  la  présence  du 
soleil;  parce  que  le  soleil  commençait  à  illuminer  l'atmos- 
phère. De  là  vient  qu'il  est  dit,  en  saint  Marc,  chapitie  dernier 
(v,  2),  que  les  femmes  vinrent  au  monument,  le  soleil  déjà  levé. 
Ce  qui  n'est  pas  contraire  à  ce  que  dit  saint  Jean,  que  les  ténè- 
bres duraient  encoi'e,  comme  le  dit  saint  Augustin  au  livre  du 
consentement  des  Évcmgélistes  (liv.  III,  ch.  xxiv,  n.  05)  :  parce 
que  lorsque  le  jour  se  lève,  ce  qui  reste  de  ténèbres  disparaît  d'au- 
tant plus  que  la  lumière  monte.  Quant  à  ce  que  dit  saint  Marc, 
que  le  soleil  était  déjà  levé,  on  ne  doit  pas  l'entendre  comme  si 
le  soleil  lui-même  avait  paru  au-dessus  de  l'horizon,  mais 
comme  étant  sur  le  point  de  paraître  ». 


QUESTIOlN    LUI.     DE    LA     UÉSURHLCl  ION     DU    CIIUISI.  58  I 

C'est  au  troisième  jour  après  sa  mort  que  le  Christ  est  res- 
suscité, comme  en  témoigne  l'Evangile.  Et  rien  n'était  plus 
en  harmonie,  soit  avec  les  exigences  de  noire  foi  portant  sur 
la  divinité  et  l'humanité  du  Christ,  soit  avec  le  symbolisme 
naturel  ou  mystique  voulu  et  ordonné  par  Dieu  dans  l'écono- 
mie de  la  Rédemption.  —  Mais  cette  Résurrection  du  Christ 
doit-elle  être  conçue  comme  la  première  de  toutes  les  résur- 
rections; ou,  au  contraire,  comme  ayant  été  précédée  d'autres 
résurrections  accordées  par  Dieu  à  plusieurs  saints  person- 
nages. Nous  devons  maintenant  examiner  ce  nouveau  point 
de  doctrine;  et  saint  Thomas  va  le  faire  à  l'article  qui  suit. 


Article  111. 
Si  le  Christ  est  ressuscité  en  premier? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'est  point 
ressuscité  en  premier  d,  mais  que  d'autres  étaient  ressusci- 
tes avant  lui.  —  La  première  en  appelle  à  ce  fait  que  c  dans 
l'Ancien  Testament,  nous  lisons  que  des  morts  ont  été  ressus- 
cites par  Élie  et  Elisée  (III'  livre  des  Rois,  ch.  xvir,  v.  19  et 
suiv.;  et  IV"  livre  des  Rois,  ch.  iv,  v.  '62  etsuiv.);  selon  cette  parole 
de  l'Epître  rtM.r  Hébreux,  ch.  xi  (v.  35)  :  par  eux,  des  femmes 
ont  recouvré  leurs  morts  ressuscites.  Pareillement  aussi  le  Christ, 
avant  sa  Passion,  ressuscita  trois  morts  (8.  Matthieu,  ch.  ix, 
V.  18  et  suiv.;  S.  Luc,  ch.  vu,  v.  ii  et  suiv.;  S.  Jean,  ch.  xi). 
Donc  le  Christ  n'a  pas  été  le  premier  qui  soit  lessuscilé  ».  — La 
seconde  objection  rappelle  que  «  dans  saint  Matthieu,  ch.  xxvii 
(v.  52),  parmi  d'autres  miracles  qui  arrivèrent  lors  de  la  Pas- 
sion du  Christ,  il  est  raconté  que  les  tombeaux  s'ouvrirent  et 
que  de  nombreux  corps  des  saints  qui  étaient  morts  ressuscitèrent. 
Donc  le  Christ  ne  fut  pas  le  premier  qui  ressuscita  ».  —  La 
troisième  objection  déclare  que  «  comme  le  Christ,  par  sa 
Résurrection,  est  cause  de  notre  résurrection;  de  même  aussi, 
par  sa  grâce,  Il  est  cause  de  notre  grâce,  selon  cette  parole  de 
saint  Jean,  ch.  i  (v.  16)  :  Nous  avons  tous  reçu  de  sa  plénitude. 


582  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Or,  d'autres  eurent  la  grâce  antérieurement  au  Christ,  comme 
tous  les  patriarches  de  l'Ancien  Testament.  Donc  il  en  fut 
aussi  qui  parvinrent  à  la  lésurrection  corporelle  antérieure- 
ment au  Christ  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  dans  la  pre- 
mière Épitre  aux  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  20)  :  Le  Christ  est 
ressuscité  d'entre  les  morts,  prémices  de  ceux  qui  dorment  »  du 
sommeil  de  la  mort;  «  et  la  glose  explique  :  parce  que  dans  le 
temps  et  dans  l'excellence  lia  été  le  premier  à  ressusciter  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  commence  par  préciser 
le  sens  du  mot  résurrection.  «  La  résurrection  est  le  retour  de 
la  mort  à  la  vie.  Or,  c'est  d'une  double  manière  que  quelqu'un 
est  arraché  à  la  mort.  Ou  seulement  à  la  mort  actuelle,  en  ce 
sens  qu'il  commence  à  vivre  d'une  façon  quelconque  après 
qu'il  avait  été  mort.  Ou  parce  qu'il  est  délivré,  non  pas  seule- 
ment de  la  mort,  mais  aussi  de  la  nécessité,  et,  ce  qui  est  plus 
encore,  de  la  possibilité  de  mourir.  Et  celle-ci  est  la  vraie  et 
parfaite  résurrection.  Car  pour  autant  que  quelqu'un  vit  sou- 
mis à  la  nécessité  de  mourir,  d'une  certaine  manière  la  mort 
domine  sur  lui;  selon  celte  parole  de  l'Épître  aux  Romains, 
ch.  VIII  (v.  10)  :  le  corps  est  mort  à  cause  du  péché.  Et  de  même 
ce  qui  peut  être  est  dit  être  en  un  certain  sens,  c'est-à-dire  en 
puissance.  Par  oià  l'on  voit  que  la  résurrection  par  laquelle  un 
sujet  est  arraché  seulement  à  la  mort  d'une  façon  actuelle  », 
mais  en  restant  soumis  à  la  nécessité  ou  même  à  la  possibilité 
de  mourir,  «  est  une  résurrection  imparfaite.  —  Si  donc  nous 
parlons  de  la  résurrection  parfaite,  le  Christ  a  été  le  premier 
ressuscité.  Car  Lui,  en  ressuscitant,  est  parvenu  en  premier  à 
la  vie  pleinement  immortelle;  selon  cette  parole  de  l'Epître 
aux  Romains,  ch.  vi  (v.  9)  :  Le  Christ,  ressuscité  des  morts,  ne 
meurt  plus.  —  Mais,  de  la  résurrection  imparfaite,  certains 
autres  ressuscitèrent  avant  le  Christ,  pour  montrer  à  l'avance, 
comme  dans  un  certain  signe,  sa  Résurrection  à  Lui  ». 

((  Et  par  là,  fait  remarquer  saint  Thomas,  la  première  objec- 
tion se  trouve  résolue.  Car  ceux-là  qui  turent  ressuscites  dans 
l'Ancien  Testament,  et  ceux  que  U  Christ  ressuscita  revinrent 
à  la  vie  en  telle  manière  qu'ils  devaient  mourir  de  nouveau  ». 


QUESTION    LUI.     —    DE    LV    RÉSURRECTIOxN    DU    GHhlST.  583 

L'ad  secundani  lépond  qu'  «  au  sujet  de  ceux  qui  ressus- 
citèrent avec  le  Christ,  il  y  a  une  double  opinion.  —  Quel- 
ques uns,  en  effet,  affirment  qu'ils  revinrent  à  la  vie  comme 
ne  devant  pas  mourir  de  nouveau;  parce  que  c'eût  été  pour 
eux  un  plus  grand  tourment  de  mourir  une  seconde  fois  que 
de  ne  pas  ressusciter.  Et,  dans  ce  sentiment,  il  faudra  enten- 
dre, comme  ledit  saint  Jérôme,  sur  saint  Matthieu  (ch.  xxvii, 
V.  52,  53),  qu'ils  ne  ressuscitèrent  pas  avant  la  résurrection  du 
Christ.  Et,  aussi  bien,  l'Evangéliste  dit  que  sortis  de  leurs  tom- 
beaux après  sa  Résurrection  ils  vinrent  dans  ta  sainte  Cité  et 
apparurent  à  beaucoup.  —  Mais,  saint  Augustin,  dans  son  épître 
à  Evodius  (ch.  m),  rappelant  cette  opinion,  dit  :  Je  sais  (ju  il 
semble  à  (juelcjues-uns  cjuà  la  mort  du  Christ  déjà  Jui  accordée 
aux  justes  la  résurrection  telle  quelle  nous  est  prondse  pour  lajin  » 
du  monde.  «  S'ils  ne  retournèrent  pas  dans  leur  sommeil,  lais- 
sant de  nouveau  leurs  corps,  il  faut  voir  comment  entendre  ce  qui 
est  dit  que  le  Christ  est  le  premier-né  d'entre  les  morts,  puis- 
qu'un si  grand  nombre  le  précédèrent  dans  la  résurrection.  Que 
si  l'on  répond  qu'il  s'agit  d'une  anticipation,  en  ce  sens  que  les 
tombeaux  furent  ouverts  au  moment  du  tremblement  de  terre, 
alors  que  le  Christ  était  suspendu  à  la  croix,  mais  que  les  corps 
des  justes  ne  ressuscitèrent  pas  en  ce  moment,  qu'ils  ressuscitèrent 
seulement  après  que  le  C/irist  fut  ressuscité  le  premier  » ,  et  nous 
avons  vu  que  le  texte  de  l'Evangile,  au  témoignage  de  saint 
Jérôme,  se  prête  à  cette  interprétation,  «  il  reste  encore  que 
fait  dijficulté  le  mot  de  saint  Pierre  aj'jirmant  que  ce  n'est  point 
de  David,  mais  du  Christ  qu'il  avait  été  prédit  que  sa  cliair  ne 
verrait  pas  la  corruption,  et  il  le  prouve  par  ceci  que  le  tombeau 
de  David  était  parmi  eux,  ce  (jui  ne  les  aurait  jjas  convaincus,  si 
le  corps  de  David  n'y  avait  plus  été  »  au  moment  ori  Pierre  par- 
lait :  «  car,  bien  quil  fût  ressuscité  auparavant  et  peu  de  temps 
après  sa  mort,  et  que,  par  conséquent,  sa  chair  n'eut  point  connu 
la  corruption,  son  tombeau  pouvait  demeurer  »  au  milieu  d'eux  : 
il  fallait  donc,  pour  que  l'argument  de  Pierre  fût  concluant, 
que  le  corps  de  David  fût  encore  dans  son  tombeau  au  mo- 
ment où  il  parlait,  n  El,  d^autre  part,  il  semble  dur  que  David 
n'ait  pas  été  de  celte  résurrection  des  justes,  si  déjà  elle  leur  était 


àS/i  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

donnée  pour  Céiernllc,  alors  que  le  Chrlsl  esL  marqué  comme  venu 
de  lui  par  sa  naissance.  Il  y  a  encore  que  périclilera  ce  qui  est  dit, 
dans  CÉpUre  aux  Hébreux,  au  sujet  des  anciens  Justes,  quils  ne 
devaient  pas  être  consommés  »  dans  la  gloire  «  sans  nous,  s'ils 
ont  déjà  été  constitués  dans  cette  incorruption  de  la  résurrection 
qui  nous  est  promise  comme  notre  consommation  à  la  fm  »  du 
monde.  —  «  Ainsi  donc,  conclut  saint  Thomas,  saint  Augustin 
parait  tenir  que  ces  justes  ressuscitèrent  comme  devant  mou- 
rir de  nouveau.  Et  à  cela  paraît  venir  aussi  ce  que  saint 
Jérôme  dit,  sur  scdnl  Matthieu  (endroit  précité),  que,  comme 
Lazare  ressuscita,  de  même  ressuscitèrent  de  nombreux  corps  des 
saints,  pour  signifier  la  Hésurreclion  du  Seigneur.  Toutefois,  il 
laisse  la  chose  dans  le  doute,  en  son  sermon  de  V Assomption  ». 
—  «  Mais,  ajoute  saiqt  Thomas  en  finissant,  les  raisons  de 
saint  Augustin  paraissent  beaucoup  plus  fortes  ». 

11  semble  donc  que  tout  en  penchant  pour  le  sentiment  de 
saint  Augustin,  saint  Thomas  lui-même  n'ose  conclure.  La 
(lueslion  est,  en  effet,  très  délicate.  D'autant  que  les  raisons  de 
saint  Augustin,  quelques  fortes  qu'elles  soient,  ne  sont  pour- 
tant pas  démonstratives.  Ainsi  que  le  fait  remarquer  ici  Cajé- 
tan,  l'argument  de  saint  Pierre  demeurerait  convaincant,  alors 
même  que  le  corps  de  David  n'aurait  plus  été  là  quand  il  par- 
lait. Nul  ne  doutait,  en  effet,  que  pendant  de  longs  siècles  le 
corps  de  David  n'eût  été  dans  le  tombeau  qui  restait  là  encore. 
De  même,  pour  le  mot  de  l'Épître  aux  Hébreux  ;  il  reste  vrai, 
en  ce  sens  que  les  justes  de  l'Ancienne  yVUiance,  pris  en  géné- 
ral, ne  ressusciteront  qu'à  la  fin  du  monde,  et  que  ceux-là 
même,  qui,  par  privilège,  seraient  ainsi  ressuscites  avec  le 
Christ,  ne  l'avaient  été  qu'au  temps  de  la  Nouvelle  Alliance, 
qui  est  celle  où  nous  sommes  nous-mêmes  et  où  nous  pouvons 
tous,  dès  après  notre  mort,  être  déjà  consommés  dans  la  per- 
fection de  la  gloire,  quanta  la  vision  de  Dieu.  Gajétan  ajoute 
qu'il  semble  raisonnable  que  les  justes  dont  parle  l'Évangile 
soient  ressuscites  de  la  résurrection  parfaite  et  pleinement  im- 
mortelle, afin  que  même  dans  la  béatitude  corporelle  le  Christ 
eût,  dans  le  ciel,  des  compagnons  de  gloire  et  de  bonheur. 
C'est,  du  reste,  une  croyance  ferme  dans  l'Église  que  la  bien- 


QUESTIO^    LUI.    DE    LA    RESURRECTION    DU    CHRIST.  5oO 

heureuse  Vierge,  après  sa  inorl,  fut  ressuscitée  de  la  résurrec- 
tion glorieuse  et  qu'elle  est  au  ciel  en  corps  et  en  âme.  D'aucuns 
sont  aussi  portés  à  admettre  qu'il  en  a  été  de  même  pour  saint 
Joseph.  Et,  vraiment,  la  raison  donnée  par  Cujétan,  se  pré- 
sente ici  avec  une  force  spéciale,  car  il  semble  difficile  que  la 
Sainte  Famille  n'ait  pas  été  réunie  tout  de  suite  dans  le  ciel 
pour  y  jouir  ensemble,  en  corps  et  en  âme,  du  bonheur  parfait. 
Il  est,  du  reste,  frappant,  qu'on  ne  signale  nulle  part,  dans 
l'Église,  des  reliques  du  corps  de  saint  Joseph,  comme  on  en 
signale  pour  les  autres  saints.  —  Toutefois,  ce  ne  sont  là  que 
des  conjectures,  ou  des  probabilités.  Mais  ce  que  nous  devons 
tenir  pour  absolument  certain,  c'est  que  le  Christ  est  le  premier 
qui  soit  ressuscité  des  morts  pour  vivre  de  la  vie  immortelle 
et  glorieuse.  S'il  en  est  d'autres  qui  aient  été  admis  à  partager 
cette  gloire,  ce  n'a  été  qu'après  que  le  Christ  l'avait  inaugurée 
en  sa  propre  Personne. 

Un  dernier  point  nous  reste  à  examinei",  pour  ce  (|ui  est  de 
la  Résurrection  du  Christ  en  elle-même  ou  du  fait  de  celle  Ré- 
surrection ;  et  c'est  d'en  préciser  la  cause.  Quelle  a  été  la  cause 
de  la  Résurrection  du  Christ.  Pouvons-nous,  devons-nous  dire 
que  le  Christ  Lui-même  a  été  la  cause  de  sa  Résurrection,  qu'il 
s'est  ressuscité  Lui-même.  Saint  Thomas  va  nous  répondre  à 
l'article  qui  suit 

Article  IV. 
Si  le  Christ  a  été  la  cause  de  sa  Résurrection? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  pas  été 
la  cause  de  sa  Résurrection  ».  —  La  première  déclare  que  «  qui- 
conque est  ressuscité  par  un  autre  n'est  pas  lui-même  la  cause 
de  sa  lésurrection  »>,  mais  bien  cet  autre  par  qui  il  est  ressus- 
cité. «  Or,  le  Christ  a  été  ressuscité  par  un  autre;  selon  cette 
parole  du  livre  des  Acies,  ch.  ii  (v.  ^4)  :  Celui  que  Dieu  a  res- 
suscité, brisant  pour  Lui  Les  douleurs  de  l'enfer;  et  aux  Romains, 
ch.  VIII  (v.  Il)  :   Celui  qui  a  ressuscité  des  morts  Jésus-Christ, 


586  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

rendra  aussi  la  vie  à  nos  corps  mortels,  etc.  Donc  le  Christ  n'a  pas 
été  la  cause  de  sa  Résurrection  ».  —  Li  seconde  objection  fait 
observer  que  «  nul  n'est  dit  mériter  ou  ne  demande  à  un  autre 
ce  dont  il  est  lui-même  la  cause.  Or,  le  Christ  par  sa  Passion 
a  mérité  la  Résurrection;  c'est  ainsi  que  saint  Augustin  dit, 
sur  saint  Jean  (tr.  CIV),  que  V humilité  de  la  Passion  a  été  le  mé- 
rite de  la  gloire  de  la  Résurrection.  De  même  le  Christ  a  de- 
mandé d'être  ressuscité  par  le  Père;  selon  cette  parole  du 
psaume  (xl,  v.  ii)  :  Pour  vous,  Seigneur,  ayez  pitié  de  moi  et 
ressuscitez-moi.  Donc  le  Christ  n'a  pas  été  la  cause  de  sa  Résur- 
rection )).  —  La  troisième  objection  arguë  de  ce  que,  »  au  té- 
moignage de  saint  Jean  Damascène,  dans  le  livre  IV  (ch.  xxvii), 
la  Résurrection  n'a  pas  été  le  fait  de  l'âme,  mais  du  corps,  qui 
était  tombé  »,  piivé  de  l'âme  par  la  mort.  «  D'autre  part  le 
corps  n'a  pas  pu  s'unir  l'âme  qui  est  plus  noble.  Donc  ce  qui 
a  été  ressuscité  dans  le  Christ  n'a  pas  pu  être  la  cause  de  sa 
Résurrection  ». 

L'argument  .sed  contra  cite  le  mot  formel  où  «  le  Seigneur 
dit,  en  saint  Jean,  ch.  x  (v.  17,  18)  :  Personne  ne  m'oie  la  vie; 
mais  moi-même  je  la  pose  et  de  nouveau  je  la  reprends.  Or,  res- 
susciter n'est  pas  autre  chose  que  prendre  de  nouveau  la  vie. 
Donc  il  semble  que  le  Christ  est  ressuscité  par  sa  propre  vertu  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  emprunte  à  un  principe 
essentiel  de  la  doctrine  de  l'incarnation  établi  plus  haut,  une 
distinction  f|ui  va  permettre  de  résoudre  immédiatement  et  en 
pleine  lumière  la  fiuestion  proposée.  «  Comme  il  a  été  dit 
(q.  5o,  art.  -2,  3),  par  la  mojt  la  divinité  ne  fut  point  séparée 
de  l'âme  du  Christ  ni  de  sa  chair.  Nous  pouvons  donc  considé- 
rer d'une  double  manière  soit  l'âme  soit  le  corps  du  Christ 
dans  sa  moit  :  ou  en  laison  de  la  divinité  »,  qui  leur  est  de- 
meurée unie;  0  ou  en  raison  de  la  nature  créée  elle-même  ». 
VA  nous  dirons  que  c  selon  la  vertu  de  la  divinité  »  qui  leur 
est  restée  unie,  «  et  le  corps  a  repris  l'âme  qu'il  avait  laissée;  et 
l'âme  a  repris  le  corps  dont  elle  s'était  séparée.  C'est  ce  qui  est 
(lit  du  (^ihrist,  dans  la  seconde  Epître  (uix  dorinlhiens,  chapitre 
dernier  (v.  1),  que  s'il  a  été  crucifié  en  raison  de  Cinjirmité  de  la 
chair,  H  vil  par  la  vertu  de  Dieu  »  qui  était  en  Lui.  «  Mais,  si 


QUESTION    LUI.    DE    LA    RÉSURRECTIOlN    DU    CHRIST.  687 

nous  considérons  le  corps  et  l'âme  du  Christ  mort,  selon  la 
vertu  de  la  nature  créée,  de  ce  chef  ils  ne  purent  pas  se  réunir 
l'un  à  l'autre,  mais  il  fallut  que  le  Christ  soit  ressuscité  par 
Dieu  ». 

Vad  prinmin  répond  que  «  c'est  la  même  vertu  divine  et  la 
même  opération  n,  en  raison  de  la  même  nature,  «  pour  le 
Père  et  pour  le  Fils.  Et  aussi  bien  ces  deux  choses  se  suivent  » 
nécessairement,  «  que  le  Christ  ait  été  ressuscité  par  la  vertu 
du  Père  el  qu'il  l'ait  été  par  sa  propre  vertu  n. 

h\id  secandiim  fait  observer  que  «  le  Christ,  en  priant,  de- 
manda et  mérita  sa  Résurrection,  en  tant  qu'homme;  non  en 
tant  que  Dieu  »  :  or,  c'est  en  tant  que  Dieu  qu'il  fut  Lui-même 
cause  de  sa  propre  Résurrection. 

h\id  lerluun  déclare  que  «  le  corps,  selon  la  nature  créée, 
n'est  pas  plus  puissant  que  l'âme  du  Christ;  il  est  cependant 
plus  puissant  qu'elle  »  selon  qu'on  la  considère  elle-même 
sous  sa  raison  de  nature  créée,  si  on  le  considère,  lui,  «  selon 
la  vertu  divine  »,  qui  lui  est  unie.  «  Mais  l'àme,  à  son  tour, 
selon  la  divinité  qui  lui  est  unie,  est  plus  puissante  que  le 
corps  selon  la  nature  créée.  Et  c'est  pourquoi  s-elon  la  vertu 
divine  le  corps  et  l'âme  se  prirent  de  nouveau  mutuellement 
l'un  l'autre;  mais  non  selon  la  vertu  de  la  nature  ciéée  ». 

La  Résurrection  du  Cliiist  est  la  pierre  de  Icjuche  pour  notie 
foi.  C'est  elle  qui  fait  éclater  en  pleine  lumièie  la  Vérité  de 
Dieu  dans  la  suite  de  ses  conseils  sur  la  rédemption  du  monde 
par  le  mystère  de  son  Fils  uni(jue  mort  et  enseveli  pour  nos 
péchés.  A  cette  fin,  il  était  nécessaire  que  le  Christ,  après  avoir 
été  mis  au  tombeau,  en  sortît  de  nouveau  plein  de  vie  et  d'une 
vie  parfaite,  que  nul,  parmi  les  hommes,  n'avait  connue  avant 
Lui,  avec  ceci,  d'ailleurs,  que  Lui-même,  comme  11  l'avait 
promis  et  annoncé,  serait  la  propre  cause  de  sa  Résurrection  : 
par  où  11  démontrait,  de  la  façon  la  plus  irrécusable,  qu'il 
était  Celui  qu'il  s'était  donné  à  la  face  de  tous,  sans  en  excep- 
ter ses  pires  ennemis;  savoir  :  le  Fils  unique  de  Dieu,  ayant 
avec  Dieu  son  Père  une  seule  et  même  nature  divine.  —  Nous 
venons  de  dire  que  le  Christ  avait  dû  sortir  de  son  tombeau 


588  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

plein  de  vie  et  d'une  vie  parfaite,  que  nul,  parmi  les  hommes, 
n'avait  connue  avant  Lui.  Il  importe  de  préciser  la  nature  de 
celte  nouvelle  vie.  Saint  Thomas  va  le  faire,  en  se  demandant 
quelle  fut  la  qualité  du  Christ  ressuscité.  C'est  l'objet  de  la 
question  suivante. 


QUESTION  LIV 

DE  L\  QUALITÉ  DU  GHRIST  RESSUSCITÉ 


Cette  question  comprend  quatre  articles  : 

I"  Si,  après  la  Résurrection,  le  Christ  eut  un  corps  véritable;» 

2°  S'il  ressuscita  avec  l'intégrité  de  son  corps  ? 

3°  Si  son  corps  fut  glorieux  ? 

V  De  ses  cicati'ices  apparaissant  dans  son  corps. 


Article  Premier. 
Si  le  Christ,  après  la  Résurrection,  eut  un  véritable  corps? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  u  le  Chrisl,  après  la 
Résurrection,  n'eut  pas  un  véritable  corps  ».  —  La  première 
arguë  de  ce  qu'  «  un  corps  vrai  ne  peut  pas  être  simultané- 
ment avec  un  autre  corps  dans  un  même  lieu.  Or,  le  corps  du 
Christ,  après  la  Résurrection,  fut  simuitanémeni  avec  un  autre 
corps  dans  un  même  lieu  :  Il  entra,  en  effet,  chez  les  disci- 
ples »,  au  Cénacle,  «  les  portes  closes,  comme  il  est  dit  en  saint 
Jean,  ch.  xx  (v.  26).  Donc  il  semble  que  le  Christ,  après  la 
Résurrection,  n'eut  pas  un  véritable  corps  ».  —  La  seconde  ob- 
jection dit  qu'  ((  un  véritable  corps  ne  disparaît  point  à  la  vue 
de  ceux  qui  le  regardent,  à  moins  peut-être  qu'il  ne  soit  dé- 
truit. Or,  le  corps  du  Christ  disparut  aux  yeux  des  disciples  qui 
le  regardaient,  comme  il  est  dit  en  saint  Luc,  chapitre  dernier 
(v.  3i).  Donc  il  semble  que  le  Christ,  après  la  Résurrection, 
n'eut  pas  un  véritable  corps  ».  —  La  troisième  objection  dé- 
clare que  ((  tout  véritable  corps  a  une  figure  déterminée.  Or,  le 
corps  du  Christ  apparut  aux  disciples  sous  une  autre  figure, 
comme  on  le  voit  par  saint  Marc,  chapitre  dernier  (v.  12).  Donc 


ogO  SOMME    THEOLOGIQUE. 

il  semble  que  le  Christ,  après  la  Résurrection,  n'eut  pas  un 
véritable  corps  humain  ». 

L'argumo^nl  sed  contra  en  appelle  à  ce  qu'  <(  il  est  dit  en  saint 
Luc,  chapitre  dernier  (v.  37),  que  le  Christ  apparaissant  aux 
disciples,  ceux-ci  troublés  et  enrayés,  croyaient  voir  un  esprit, 
savoir  comme  s'il  n'avait  pas  un  corps  véritable,  mais  fantas- 
tique. Et  pour  écarter  cela,  Lui-même  ajoute  (v.  89)  :  Palpez  et 
voye:  ;  car  un  esprit  n'a  point  chair  et  os,  comme  vous  voyez  que 
fai  moi-même.  Donc  II  n'eut  pas  un  corps  fantastique,  mais  un 
corps  véritable  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  fait  observer  que  «  comme 
le  dit  saint  Jean  Damascène,  au  livre  IV  (ch.  xxvn),  cela  est  dit 
se  relever  »  ou  ressusciter,  «  qui  était  tombé.  Or,  le  corps  du 
Christ  était  tombé  par  la  mort,  en  ce  sens  et  pour  autant  que 
fut  séparée  de  lui  l'âme  qui  était  sa  perfection  formelle.  Il 
fallait  donc,  pour  que  la  Résurrection  du  Christ  fût  véritable, 
que  le  même  corps  du  Christ  fût  de  nouveau  uni  à  la  même 
âme.  Et  parce  que  la  vérité  de  la  nature  du  corps  vient  de  la 
forme,  il  s'ensuit  que  le  corps  du  Christ,  après  la  Résurrec- 
tion, et  fut  un  véritable  corps,  et  eut  la  même  nature  qu'il  avait 
auparavant.  Si  le  corps  du  Christ  eut  été  fantastique,  sa  Résur- 
rection n'eût  pas  été  vraie,  mais  apparente  ».  Ce  n'eût  été 
qu'un  semblant  de  résurrection  ;  chose  absolument  inadmissi- 
ble, comme  contraire  à  la  vérité  de  Dieu  et  à  la  fin  même  de 
l'Incarnation  rédemptrice. 

L'«(i  primum  signale  une  opinion,  d'après  laquelle  «  le  corps 
du  Christ,  après  la  Résurrection,  entra  auprès  de  ses  disciples, 
les  portes  étant  closes,  et  exista  simultanément  avec  un  autre 
corps  dans  un  même  lieu,  non  en  vertu  d'un  miracle,  mais  par 
la  condition  de  la  gloire  »  ou  de  son  état  glorieux,  «  comme 
disent  certains.  —  Mais,  reprend  saint  Thomas,  si  un  corps  glo- 
lieux  peut  faire  cela,  par  une  propriété  inhérente  à  lui,  d'être 
simultanément  avec  un  autre  corps  dans  un  même  lieu,  nous 
le  discuterons  plus  loin,  quand  il  s'agira  de  la  résurrection 
générale  »).  Ce  que  saint  Thomas  nous  annonçait  ici,  il  n'a  pu 
le  réaliser,  surpris  par  la  mort.  On  y  a  suppléé  par  un  extrait 
du  Commentaiie   sur  les  Sentences  {Supplément,  q.  83,  art  2). 


QUEST.    LIV.    ^-    DF   LA   QUALITE   DU   CHRIST    RESSUSCITE.  09I 

«  Pour  le  moment,  ajoute  ici  saint  Thomas,  et  tout  autant  qu'il 
suffît  à  la  question  actuelle,  nous  dirons  que  ce  ne  fut  point 
par  la  nature  du  corps,  mais  plutôt  par  la  vertu  de  la  divinité 
unie  à  lui,  que  ce  corps,  bien  qu'il  fut  véritable,  entra  auprès 
des  disciples,  les  portes  étant  closes.  Aussi  bien  saint  Augustin 
dit,  dans  un  sermon  de  Pâques  (serm.  XVlll),  que  d'aucuns 
posent  celte  question  :  Si  c'était  an  corps,  si  le  même  corps  sor- 
tit du  sépulcre,  qui  avait  été  pendu  à  la  croix,  comment  put-il  en- 
trer les  portes  closes  ?  Et  il  répond  :  Si  vous  comprenez  le  mode  •> 
ou  le  comment,  «  ce  n'est  déjà  plus  un  miracle.  Ou  la  raison 
fait  défaut,  la  foi  édifie.  Et,  sur  saint  Jean  (tr.  GXXl),  il  dit  :  A 
la  masse  du  corps,  dès  là  que  la  divinité  s'y  trouvait,  les  portes 
closes  ne  firent  pas  d'obstacle  :  Celui-là,  en  effet,  pat  entrer  .sans 
les  ouvrir,  dont  la  naissance  avait  laissée  inviolée  la  virginité  de  sa 
Mère.  Et  saint  (Grégoire  dit  la  même  chose,  en  lune  de  ses 
Homélies  sur  l'octave  de  Pâques  »  (Hom.  XVII,  sur  l'Évangile). 
L'ad  secundum  rappelle  que  a  comme  il  a  été  dit  (q.  53, 
art.  3),  le  Christ  lessuscila  à  la  vie  immortelle  de  la  gloire. 
Or,  telle  est  la  disposition  du  corps  glorieux,  qu'il  soit  spiri- 
tuel, c'est-à-dire  soumis  à  l'esprit,  comme  dit  l'Apôtre  »  saint 
Paul,  ((  dans  la  première  épître  aux  Corinthiens,  ch.  xv  (  v.  44)- 
D'autre  part,  à  l'effet  d'être  entièrement  soumis  à  l'esprit,  pour 
le  corps,  il  est  requis  que  toute  action  de  ce  corps  soit  soumise 
à  la  volonté  de  l'esprit.  Et  parce  que,  qu'une  chose  soit  vue, 
cela  se  fait  par  l'action  de  l'objet  visible  sur  l'organe  qui  voit, 
ainsi  que  le  montre  Aristole  au  livre  11  de  l'Ame  (ch.  vu,  n,  5, 
0;  de  S.  Th.,  leç.  i5),  à  cause  de  cela,  quiconque  a  un  corps 
glorifié  a  en  son  pouvoir  d'être  vu  quand  il  le  veut,  et,  quand 
il  ne  le  veut  pas,  de  n'être  point  vu.  Toutefois,  le  Christ  eut 
cela,  non  pas  seulement  en  vertu  de  la  condition  de  corps  glo- 
rieux, mais  aussi  par  la  vertu  de  la  divinité,  par  laquelle  il 
peut  être  fait  que  même  les  corps  non  glorieux  miraculeuse- 
ment ne  soient  point  vus;  comme  cela  fut  accordé  miraculeu- 
sement à  saint  Barthélémy,  que  s'il  voulait  il  fût  va,  et  qu'il  ne 
fût  point  vu,  s'il  ne  voulait  pas  (Fabric.  Hist.,  liv.  VIII,  ch.  ii). 
Si  donc  il  est  dit  que  le  Christ  disparut  aux  yeux  des  disciples, 
ce  n'est  point  que  son  corps  fut  détruit  ou  dissous  en  une  ma- 


092  SOMME    THEOLOGIQUE. 

lière  invisible,  mais  parce  que  sa  volonté  fil  qu'il  cessa 
d'elle  vu  par  eux,  ou  en  demeurant  présent,  ou  en  s'éloignant 
par  la  dol  de  l'agilité  ».  —  Nous  ne  saurions  trop  retenir  la 
doctrine  de  cet  ad  secundum.  Elle  nous  fixe  sur  la  vraie  pensée 
de  saint  Thomas,  au  moment  où  il  écrivait  la  Somme  théologi- 
(jue  et  alors  qu'il  était  à  la  fin  de  sa  vie,  en  ce  qui  est  de  la 
nature  des  corps  glorieux. 

Vnd  (ertiiun  n'offre  pas  un  moindre  intérêt.  Saint  Thomas  y 
déclare  que  u  comme  le  dit  Sévérien  (ou  plutôt  saint  Pierre 
Chrysologue),  dans  un  sermon  de  Pâques  (^serm.  LXXXII),  Wul 
ne  doit  penser  que  le  Christ,  dans  sa  Résurrection,  ait  changé  les 
traits  de  son  aspect.  Ce  qu'il  faut  entendre  des  lignes  ou  linéa- 
ments des  membres  ;  c'est  qu'en  effet,  dans  le  corps  du  Christ 
conçu  par  l'Esprit-Saint,  il  n'avait  rien  été  de  désordonné  ou 
de  difforme,  qui  eût  à  être  corrigé  dans  la  Résurrection.  Tou- 
tefois, il  reçut,  dans  la  Résurrection,  la  gloire  de  la  clarté.  Et 
aussi  bien  le  même  auteur  ajoute  :  Son  aspect  changea,  alors 
(jue  de  mortel  il  devint  immortel;  et  ceci  fut  l'acquisition  de  la 
gloire  des  traits,  non  la  perte  de  la  substance  de  son  aspect.  Et, 
cependant,  ajoute  saint  Thomas,  le  Christ  n'apparut  point  aux 
disciples  dont  parlait  l'objection,  dans  son  aspect  glorieux  ; 
mais,  de  même  qu'il  était  en  son  pouvoir,  que  son  corps  fût  vu 
ou  ne  fût  point  vu,  de  même  il  était  en  son  pouvoir  qu'à  son 
aspect  fût  formée,  dans  les  yeux  de  ceux  qui  le  voyaient,  soit 
la  forme  glorieuse,  soit  la  forme  non  glorieuse,  ou  une  forme 
mixte,  ou  toute  autre  forme  quelle  qu'elle  fût.  Il  suffit  d'ail- 
leurs d'un  très  petit  changement  pour  qu'un  homme  paraisse 
et  soit  vu  en  une  forme  étrangère  »  :  celle  dernière  remarque 
de  saint  Thomas  trouve  son  illustration  dans  les  aspects  si  dif- 
férents que  se  donnent  les  artistes  de  théâtre  selon  la  diversité 
des  rôles  qu'ils  ont  à  jouer;  avec  des  modifications  très  légè- 
res, ils  sont  pris  pour  des  personnages  multiples  et  divers. 

Après  sa  Résurrection,  le  Christ  a  eu  le  même  corps  qu'il 
avait  avant  sa  mort.  C'est  ce  même  corps  qui  avait  été  cloué  à 
la  croix  et  placé  dans  le  tombeau,  qui  s'est  relevé  de  dessus  la 
pierre  où  on  l'avait  couché  et  qui  est  sorti  plein  de  vie  au  ma- 


QUEST.    LIV.    —   DE   LA   QUALITE   DU    CHRIST    RESSUSCITÉ.  ÔgS 

tin  du  jour  de  Pâques.  —  Mais  cette  vérité  du  corps  du  Christ 
exige-t-elle  qu'il  soit  ressuscité  avec  loul  ce  qu'il  avait  aupara- 
vant; et,  par  exemple,  devons-nous  admettre  qu'il  a  eu  de  nou- 
veau tout  le  sang  qu'il  avait  versé  au  cours  de  la  Passion.  D'un 
mol,  le  corps  du  Christ  est-il  ressuscité  dans  son  ahsolue  et 
parfaite  intégrité.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  considérer  mainte- 
nant; et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  II. 
Si  le  corps  du  Christ  est  ressuscité  dans  son  intégrité  '  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  corps  du  Christ 
n'est  pas  ressuscité  dans  son  intégrité  ».  —  La  première  dit 
qu'  a  à  l'intégrité  du  corps  humain  appartiennent  la  chair  et 
le  sang,  que  le  Christ  ne  semble  pas  avoir  eus  »  après  sa  Ré- 
surrection. «  Il  est  dit,  en  effet,  dans  la  première  Epître  aux 
Corinthiens,  ch.  xv  (v.  5o)  :  La  chair  el  le  sang  ne  posséderont 
pas.  le  Royaume  de  Dieu.  Or,  le  Christ  est  ressuscité  dans  la  gloire 
du  Royaume  de  Dieu.  Donc  il  semble  qu'il  n'a  pas  eu  la  chair 
et  le  sang  ».  —  La  seconde  objection  en  appelle  à  ce  que  «  le 
sang  est  une  des  quatre  humeurs  »,  qui  se  trouvent  dans   le 

I.  Sauf  dans  un  des  manusciits  de  la  Somme,  cet  article,  dans  toutes  les 
éditions,  est  placé  le  troisième.  Cependant,  il  était  annoncé  le  second,  dans 
le  sommaire  de  la  question.  Et  l'ordre  logique  demande,  en  etret,  qu'il  soit 
le  second.  L'édition  léonine  a  cru  devoir  le  maintenir  le  troisième.  Elle  ar- 
guë de  ce  que  le  début  du  corps  d'article  cite,  avec  la  formule  sicut  supra 
dictum  est,  un  texte  de  saint  Grégoire  qui  se  trouve  à  l'ad  2'""  de  ce  qui  serait 
l'article  111.  Mais  on  peut  dire  que  le  siciit  supra  dlclum  est  porte  sur  les 
mots  :  ejusdem  nalurge,  auxquels  sont  joints  accidentellement  et  parce  que 
dans  la  mémoire  de  saint  Thomas  ils  ne  faisaient  qu'un,  dans  l'unité  d'une 
même  formule,  les  mots  sed  altérais  glorise.  Or,  la  vérité  des  premiers  mots, 
qui  est  ce  qui  importe  pour  ce  que  saint  Thomas  voulait  démontrer  dans 
son  nouvel  article,  avait  été  établie  dans  l'article  premier.  Ils  en  étaient 
même  la  conclusion  directe.  Et.  par  conséquent,  saint  Thomas  pouvait  les 
rappeler  ici,  avec  la  formule  sicnt  supra  dirlum  est.  D'autre  part,  nous  avions 
noté  plus  haut,  dans  la  Prima-Secunda^  (tome  VI,  p.  lii)  un  autre  exemple, 
où  les  éditions  de  la  Somme  avaient  déplacé,  à  tort,  non  seulement  un  arti- 
cle, mais  une  question  entière,  confondant  très  probablement  l'ordre  des 
feuillets  qui  composaient  le  premier  manuscrit. 

XVI.  —  La  Rédemption.  38 


094  SOMME    THEOLOGIQUE. 

corps  humain,  avec  l'humeur  pituilaire,  l'humeur  biliaire, 
l'humeur  noire,  comme  s'exprimaient  les  anciens.  «  Si  donc 
le  Christ  »  ressuscité  «  eut  le  sang,  pour  la  même  raison  II 
aura  eu  les  autres  humeurs,  desquelles  provient  la  corruption 
dans  les  corps  des  animaux.  Il  s'ensuivrait  donc  que  le  corps 
du  Christ  »  ressuscité  «  eût  été  corruptible;  ce  qui  ne  saurait 
être  admis.  Donc  le  Christ  n'a  pas  eu  la  chair  et  le  sang  ».  — 
La  troisième  objection  arguë  de  ce  que  ((  le  corps  du  Christ 
qui  est  ressuscité  est  monté  au  ciel.  Or,  dans  certaines  églises, 
on  conserve  de  son  sang  parmi  les  reliques.  Donc  le  corps  du 
Christ  n'est  pas  ressuscité  avec  l'inlégrité  de  toutes  ses 
parties  ».  v 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  formel  où  ••  le  Seigneur 
dit,  en  saint  Luc,  chapitre  dernier  (v.  3o),  après  la  Résurrec- 
tion, parlant  aux  disciples  :  Un  esprit  n'a  point  chair  et  os, 
comme  vous  voyez  que  fai  moi-même  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  ((  comme 
il  a  été  dit  plus  haut  (art.  précéd,),  le  corps  du  Christ,  dans  la 
Késurreotion,  fut  de  même  nature,  bien  que  d'une  autre  gloire. 
Il  suit  de  là  que  tout  ce  qui  appartient  à  la  nature  du  corps 
Iminain,  tout  cela  fut  dans  le  corps  du  Christ  ressuscité.  Or, 
il  est  manifeste  qu'à  la  nature  du  corps  humain  appartiennent 
les  chairs  et  les  os  et  le  sang  et  les  autres  choses  de  même  genre. 
Il  s'ensuit  que  toutes  ces  choses-là  ont  été  dans  le  corps  du 
Christ  ressuscité.  Et  tout  cela  s'y  est  trouvé  intégralement, 
sans  aucune  diminution;  car  sa  Résurrection  n'eût  pas  été  par- 
faite »,  s'il  n'avait  recouvré  tout  ce  qu'il  avait  perdu,  «  si  tout 
ce  qui  était  tombé  »  par  la  mort  «  n'avait  été  reconstitué  dans 
son  intégrité.  Aussi  bien  le  Seigneur  donne-t-Il  à  ses  fidèles, 
en  saint  Matthieu,  ch.  x  (v.  3o),  cette  promesse  :  Les  cheveux  de 
votre  tête,  tous  sont  comptés.  Et,  en  saint  Luc.  Il  dit,  ch.  xxi 
(v.  18)  :  Pas  un  cheveu  de  votre  tête  ne  périra  ».  —  Il  s'agit  donc, 
comme  on  le  voit,  de  l'intégrité  la  plus  parfaite,  la  plus  abso- 
lue. —  Saint  Thomas  fait  observer,  dans  la  seconde  partie  de 
son  article,  que  ce  point  de  doctrine,  de  «  dire  que  le  corps 
du  Christ  n'aurait  pas  eu  »,  dans  sa  Résurrection,  a  la  chair 
et  les  os  et  les  autres  parties  naturelles  au  corps  humain  fait 


QUEST.    LIV.    —   DE   LA   QUALITÉ   DU   CHRIST   RESSUSCITÉ.  OqS 

partie  de  l'erreur  d'Eutychès,  évêque  de  Constanlinople  (cf. 
S.  Grégoire,  Morales,  liv.  XIV,  ch.  lvi,  ou  xxix,  ou  xxxi),  qui 
disait  que  notre  corps,  dans  la  gloire  de  la  Résurrection,  sera 
impalpable  et  plus  subtil  que  Cair  et  les  vents  ;  et  que  le  Seigneur, 
après  avoir  confirmé  la  foi  des  disciples  qui  purent  le  palper,  ré- 
duisit à  une  certaine  subtilité  tout  ce  qui  en  Lui  avait  pu  être  pcdpé. 
—  Mais,  reprend  saint  Thomas,  à  l'endroit  précité  saint  Grégoire 
réprouve  ce  sentiment;  parce  que  le  corps  du  Christ,  après  la 
Résurrection,  n'a  pas  été  changé,  selon  cette  parole  de  l'Epître 
aux  Romains,  ch.  vi  (v.  9)  .Le  CJirist  ressuscité  des  morts  ne 
meurt  plus.  Et,  aussi  bien,  Eutychès  au  moment  de  mourir. ré- 
tracta ce  qu'il  avait  dit.  C'est  qu'en  effet,  si  l'on  ne  peut  admet- 
tre que  le  Christ,  dans  sa  conception,  ait  pris  un  corps  d'une 
autre  nature,  par  exemple,  un  corps  céleste,  comme  Valentin 
l'alTirmait;  à  bien  plus  forte  raison  il  est  inadmissible  que  le 
Christ,  dans  la  Résurrection,  ait  repris  un  corps  d'une  autre 
nature;  car  II  a  repris,  dans  la  Résurrection,  pour  la  vie  im- 
mortelle, le  corps  qu'il  avait  pris,  dans  la  conception,  pour  la 
vie  mortelle  ». 

Vad  primum  explique  le  texte  de  saint  Paul  que  citait  l'ob- 
jection. «  Dans  ce  texte,  la  chair  et  le  sang  ne  sont  point  pris 
pour  la  nature  de  la  chair  et  du  sang  »  ou  pour  leur  réalité 
physique,  «  mais,  soit  pour  la  faute  de  la  chair  et  du  sang, 
comme  le  dit  saint  Grégoire,  au  livre  XIV  des  Morales  (endroit 
précité),  soit  pour  la  corruption  de  la  chair  et  du  sang,  parce 
que,  comme  le  dit  saint  Augustin,  à  Consentius  (ch.  11),  sur  la 
résurrection  de  la  chcdr  :  il  n'y  aura  plus  cdors  la  corruption  et  la 
mortalité  de  la  chair  et  du  sang.  Ainsi  donc  la  chair,  prise  selon 
sa  substance,  possédera  le  Royaume  de  Dieu;  selon  qu'il  est 
dit  (cf.  arg.  sed  contra)  :  in  esprit  n'a  point  chair  et  os,  comme 
vous  voyez  que  fai  moi-même  ;  mais  la  chair,  selon  qu'on 
l'entend  au  sens  de  corruption,  ne  le  possédera  pas;  et  aussi 
bien  il  est  ajouté  tout  de  suite  après,  dans  le  texte  de  l'Apôtre  : 
ni  la  corruption  ne  possédera  l'incorruptibilité  •». 

L'ad  secundum  répond  ([ue  «  comme  le  dit  saint  Augustin, 
au  même  livre  (à  Consentius,  ch.  i),  peut-être,  à  l'occasion  du 
sang,  notre  persécuteur  insistera  pour  nous  presser  et  dira  ;  si 


b()C)  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

dans  le  corps  du  Christ  ressuscité  s'est  trouvé  le  sang,  pourquoi 
pas  aussi  la  pituite,  c'est-à-dire  le  flegme,  pourquoi  pas  le  fiel 
Jaune,  c'est-à-dire  la  bile,  pourquoi  pas  le  fiel  noir,  c'est-à-dire 
riiumeurde  la  mélancolie;  attendu  que  la  science  médicale  elle- 
même  confesse  que  la  nature  de  la  chair  est  la  résultante  de  ces 
quatre  humeurs?  Mais  on  peut  ajouter  tout  ce  que  l'on  voudra, 
pourvu  quon  évite  d'ajouter  la  corruption,  ajin  de  ne  pas  corrom- 
pre la  santé  et  la  pureté  de  lajoi.  La  puissance  divine,  en  effet,  est 
à  même  d'enlever  de  cette  nature  visible  et  malléable  des  corps,  en 
gardant  certaines  choses,  telles  qualités  qu'il  lui  plaira  ;  de  telle 
sorte  que  disparaisse  la  souillure  de  la  corruption  et  que  reste  la 
figure;  que  le  mouvement  demeure  et  que  la  fatigue  disparaisse  ; 
qu'il  y  ait  le  pouvoir  de  se  nourrir  et  qu'il  n'y  oit  pas  la  nécessité 
d'avoir  Jaim  » . 

h'ad  tertium  déclare,  de  la  façon  la  plus  expresse,  que  u  lout 
le  sang  qui  coula  du  corps  du  Christ  »,  au  cours  de  la  Passion, 
«  parce  qu'il  appartenait  à  la  vérilé  de  la  nature  humaine,  est 
ressuscité  dans  le  corps  du  Christ.  Et  la  raison  est  la  même 
pour  toutes  les  autres  parties  appartenant  à  la  vérité  et  à  l'in- 
tégrité de  la  nature  humaine.  —  Quant  à  ce  sang  qui  est  con- 
servé comme  relique  dans  certaines  églises,  il  n'a  pas  coulé 
du  côté  du  Christ,  mais  on  le  donne  comme  ayant  coulé 
miraculeusement  d'une  certaine  image  du  Christ  qu'on  avait 
frappée  »  (cf.  Actes  du  concile  de  Nicée,  sermon  de  S.  Atha- 
nase).  —  C'est  ainsi,  du  reste,  que  l'on  conserve  à  Bolsena, 
en  Italie,  le  corporal  qui  fut  marqué  du  sang  miraculeux, 
apparu  aux  yeux  du  prêtre  dont  la  foi  à  la  présence  du  corps 
et  du  sang  du  Christ  dans  l'Eucharistie  était  vacillante.  On 
sait  que  le  pinceau  de  Raphaël  a  immortalisé  le  souvenir  de 
ce  miracle. 

Plusieurs  fois  déjà,  dans  les  deux  articles  précédents,  notam- 
ment dans  le  premier,  a  été  prononcé,  au  sujet  du  corps  du 
Christ  ressuscité,  le  mot  de  glorieux.  Mais  ce  n'a  été  qu'en  pas- 
sant et  comme  pai-  mode  d'allusion.  Ce  qui  était  établi  directe- 
ment dans  ces  deux  premiers  articles,  c'était  la  vérilé  et  l'in- 
tégrité du  môme  corps  du  Christ  avant  etaprès  la  Résurrection. 


QUEST.    LIV.    —   Di:   L\    QUALITÉ   DU    CHHISI    HESSUSCITÉ.  697 

Nous  devons  maintenant  étudier  en  elle-même  la  question  de 
la  qualité  du  corps  glorieux  poui'  le  corps  du  Christ  ressuscité. 
Elle  sera  d'ailleurs.  [)Our  la  raison  que  nous  soulignions  à  pro- 
pos de  ïad  secandnni  de  l'article  premier,  d'une  imporlance 
extrême.  Saint  Thomas  va  la  traiter  dans  l'article  qui  suit  : 


Ahticle  III. 
Si  le  corps  du  Christ  ressuscita  glorieux? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  corps  du  Christ 
ne  ressuscita  pas  glorieux  ».  —  La  première  déclare  que  «  les 
corps  glorieux  sont  brillants;  selon  celte  parole  marquée  en 
saint  Matthieu,  ch.  xiii  (v.  43)  :  Les  Justes  brilleront  comme  le 
soleil  dans  le  royaume  de  leur  Père.  Or,  les  corps  brillants  sont 
vus  sous  la  raison  de  lumière,  non  sous  la  laison  de  couleur. 
Puis  donc  que  le  corps  du  Christ  fut  aperçu  sous  la  raison  de 
couleur,  comme  il  était  auparavant,  il  semble  qu'il  ne  fut  pas 
glorieux  ».  —  La  seconde  objection  dit  que  «  le  corps  glorieux 
est  incorruptible.  Or,  le  corps  du  Christ  »  ressuscité. «  ne  sem- 
ble pas  avoir  été  incorruptible.  On  pouvait,  en  effet,  le  palper; 
selon  qu'il  dit  Lui-même,  en  saint  Luc,  chapitre  dernier 
(v.  39)  :  Palpez  et  voyez.  Et  saint  Grégoire  dil,  dans  une  homé- 
lie (Hom.  XXVI,  sur  l'Évangile),  que  ce  qui  se  palpe  doit  néces- 
sairement se  corrompre ,  et  ne  peut  se  palper  que  ce  qui  .se  cor- 
rompt. Donc  le  corps  du  Christ  ne  fut  pas  glorieux  ».  —  La 
troisième  objection  arguë  de  ce  que  «  le  corps  glorieux  n'est 
pas  animal,  mais  spirituel  ;  comme  on  le  voit  par  la  première 
Épître  aux  Corinthiens ,  ch.  xv  (v.  35  et  suiv.).  Or,  le  corps  du 
Christ  semble  avoir  été  animal,  après  sa  Hrsurrection  ;  puis- 
qu'il mangea  et  but  avec  ses  disciples,  comme  nous  le  lisons 
en  saint  Luc,  chapitre  dernier  (v.  4i  et  suiv.)  et  en  saint. Jean, 
chapitre  dernier  (v.  9  et  suiv.).  Donc  il  semble  que  le  corps  du 
Christ  ne  fut  pas  glorieux  ». 

L'argument  sed  contra  est  le  texte  de  «  l'Apotre,  dans  l'épîtrc 
aux  PhUippiens,  ch.  m  (v.  21)  »,  où  il  «  dit  :  Le  Christ  réfor- 


598  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

merd  le  corps  de  nuire  ha/nilité  »  ou  de  notre  bassesse,  «  confi- 
guré »,  rendu  semblable  «  au  corps  de  sa  clarlé  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  le  corps 
du  Christ,  dans  sa  Résurrection,  fut  glorieux.  —  Et  on  le 
montre,  ajoute-t-il,  par  une  triple  raison.  —  Premièrement, 
parce  que  la  Késurrection  du  Christ  fut  l'exemplaire  et  la  cause 
de  notre  résurrection  ;  comme  il  est  marqué  dans  la  première 
Epître  aux  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  12  et  suiv.).  Or,  les  saints, 
dans  la  résurrection,  auront  leurs  corps  glorieux,;  comme  il 
est  dit,  au  même  endroit  (v.  43)  :  On  le  sème  dans  l'ignominie  ; 
il  ressuscitera  dans  la  gloire.  Puis  donc  que  l'exemplaire  l'emporte 
sur  la  copie,  et  la  cause  sui*  son  effet,  à  plus  foHe  raison  le 
corps  du  Christ  ressuscité  aura  été  glorieux.  —  Secondement, 
parce  que,  par  l'humilité  de  la  Passion,  le  Christ  avait  mérité 
la  gloire  de  la  Résurrection.  Aussi  bien  disait-Il  Lui-même  », 
quelques  jours  avant  la  Passion  (en  saint  Jean,  ch.  xii,  v.  27)  : 
((  Maintenant ,  mon  âme  est  troublée;  ce  qui  a  trait  à  la  Passion  ; 
et  puis.  Il  ajoutait  :  Père,  glorifiez  votre  Nom  ;  par  où  II  deman- 
dait la  gloire  de  la  Résurrection.  —  Troisièmement,  parce  que, 
comme  il  a  été  vu  plus  haut  (q.  34,  art.  4),  l'âme  du  Christ, 
dès  le  premier  instant  de  sa  conception  fut  glorieuse  par  la 
fruition  parfaite  de  la  divinité.  Et  ce  n'était  que  par  dispense 
qu'il  avait  été  fait  que  de  l'âme  la  gloire  ne  rejaillisse  point  sur 
le  corps,  afin  que  le  mystère  de  notre  rédemption  fût  accompli 
par  sa  Passion.  Il  suit  de  là,  qu'une  fois  accompli  ce  mystère 
de  la  Passion  et  de  la  mort  du  Christ,  l'âme  du  Christ,  immé- 
diatement, déversa  sa  gloire  sur  le  corps  repris  dans  la  Résur- 
rection. Et,  ainsi,  le  corps  du  Christ  fut  fait  glorieux  ». 

Vad  primum  fait  observer  que  «  tout  ce  qui  est  reçu  en  un 
sujet  donné  est  reçu  en  lui  selon  le  mode  de  ce  sujet.  Puis 
donc  que  la  gloire  du  corps  découle  de  l'âme,  ainsi  que  le  dit 
saint  Augustin  dans  l'épîlre  à  Dioscore  (ch.  in),  l'éclat  ou  la 
clarté  du  corps  glorieux  est  selon  la  couleur  naturelle  au  corps 
humain  :  c'est  ainsi  que  le  verre  diversement  coloré  reçoit  la 
splendeur,  en  vertu  de  l'illumination  du  soleil,  selon  le  mode 
de  sa  couleur.  Or,  de  même  qu'il  est  au  pouvoir  de  l'homme 
glorifié  que  son  corps  soit  vu  ou  ne  soit  pas  vu,  com.me  il  a 


QUB6T.    LIV.    —   Dl5   LA   QUAL[TÉ   DU   CHRIST   RESSUSCITÉ.  SqQ 

été  dit  (ait.  i,  ad  2"'");  de  même  il  en  est  en  son  pouvoir  qne 
sa  clarté  soit  vue  ou  ne  soit  pas  vue.  Il  suit  de  là  qu'il  peut 
être  vu  dans  sa  couleur,  sans  clarté.  Et  c'est  de  cette  manière 
que  le  Christ  apparut  à  ses  disciples,  après  sa  Résurrection  ». 
L'«ri  secandum  déclare  qu'  ((  un  corps  est  dit  apte  à  être 
palpé,  non  pas  seulement  en  raison  de  sa  résistance,  mais  aussi 
en  raison  de  sa  densité.  Or,  selon  qu'il  est  raréfié  ou  dense,  un 
corps  est  lourd  et  léger,  chaud  et  froid,  et  autres  qualités  con- 
traires du  même  genre,  qui  sont  les  principes  de  la  corruption 
pour  les  corps  composés  d'éléments  )i.  Les  anciens  supposaient 
qu'il  n'y  avait  à  être  composés  de  la  sorte,  que  les  corps  ren- 
fermés dans  ce  qu'ils  appelaient  la  sphère  des  éléments.  Tous 
ces  corps  étaient  de  nature  à  tomber  sous  le  sens  du  toucher 
de  l'homme  et  à  pouvoir  être  palpés  par  lui,  selon  qu'ils  étaient 
plus  ou  moins  denses,  chauds  et  froids,  secs  et  humides,  et  le 
reste  de  même  nature.  «  Il  suit  de  là,  concluait  saint  Thomas, 
que  tout  corps  qui  esl  de  nature  à  tomber  ainsi  sous  le  sens 
du  toucher  de  l'homme  est  naturellement  corruptible  »  ;  parce 
qu'il  est  composé  d'éléments  contraires,  destinés  tôt  ou  lard  à 
se  détruire.  «  Mais,  ajoutait  le  saint  Docteui",  argumentant  datis 
le  sens  de  la  conception  aristotélicienne  du  monde,  k  s'il  est  un 
corps  résistant  au  toucher,  qui  ne  soit  pas  disposé  selon  les 
qualités  tangibles  précitées,  objet  propre  du  sens  du  touclier 
de  l'homme,  comme  est  le  corps  céleste,  un  lel  corps  ne  peut 
pas  être  dit  apte  à  être  palpé.  Quant  au  corps  du  Christ,  il  fut 
vraiment,  après  sa  Résurrection,  composé  d'éléments,  ayant 
en  soi  les  qualités  tangibles,  selon  que  le  lequiert  la  nature  du 
corps  humain  ;  et  c'est  pourquoi  il  était  naturellement  apte  à 
être  palpé.  Et  s'il  n'avait  rien  eu  au-dessus  de  la  nature  du 
corps  humain,  il  eût  été  aussi  corruptible.  Mais  il  est  quelque 
autre  chose  qui  le  rendit  incorruptible  :  non  qu'il  ait  eu  la  na- 
ture du  corps  céleste  »,  à  supposer  que  le  corps  céleste  fût  d'une 
autre  nature  ou  d'une  autre  essence  que  les  corps  terrestres 
composés  d'éléments,  comme  le  voulait  Aristole,  «  ainsi  que 
certains  le  disent;  et  nous  traiterons  plus  à  fond,  de  cela,  plus 
loin  ))  (ici  encore,  le  saint  Docteur,  surpiis  par  la  mort,  n'a 
pu  traiter  dans  [a  Somme  la  question  annoncée  :  cf.  Supplément, 


6oO  SOMME    THKOLOGIQUE. 

q.  82,  art.  1);  mais  il  eut  la  gloire  rejaillissant  de  l'âme  bien- 
heureuse :  parce  que,  comme  le  dit  saint  Augustin,  à  Dios- 
core  (endroit  précité),  Dieu  a  fait  rame  d\me  nature  si  puissante, 
que  de  Cabsoluc  plénitude  de  sa  béatitude  rejaillira  dans  le  corps 
la  plénitude  de  la  santé,  c'est-à-dire  la  vigueur  de  f  incorruption. 
Et  par  là,  comme  le  dit  saint  Grégoire,  au  même  endroit 
(cf.  argument  sed  contra),  il  est  montré  que  le  corps  du  Christ, 
après  la  Résurrection,  fut  de  même  nature,  mais  d'une  autre 
gloire  ». 

Uad  tertium  dit  que  a  comme  s'exprime  saint  Augustin,  au 
livre  XIII  de  la  Cité  de  Dieu  (ch.  xxii),  notre  Sauveur,  après  la 
Résurrection,  déjà  dans  une  chair  spirituelle,  mais  cependant  vérita- 
ble, prit  avec  ses  disciples  de  la  nourriture  et  de  la  boisson,  non  par 
besoin  d'aliments,  mcds  en  usant  du  pouvoir  qu'il  avcdt  de  lejaire. 
Comme,  en  effet,  le  dit  le  vénérable  Bède,  sur  saint  Luc  (ch.  xxiv, 
V.  ^ii),  c'est  d'une  autre  manière  que  la  terre  qui  a  soif  absorbe  l'eau 
et  d'une  autre  manière  le  rayon  du  soleil  qui  la  dessèche  :  d'un  côté, 
c'est  le  besoin;  de  l'autre,  la  puisscmce  ».  El  vraiment  cette  com- 
paraison du  vénérable  Bède  est  à  retenir  :  elle  s'harmonise  si 
bien  avec  ce  qu'il  fallait  faire  entendre.  «  Ainsi  donc,  conclut 
saint  Thomas,  citant  toujours  le  vénérable  Bède,  le  Christ  man- 
gea, après  la  Résurrection,  non  pas  comme  ayant  besoin  de  nourri- 
ture, mais  pour  établir,  de  cette  manière,  la  nature  du  corps  ressus- 
cité. Et,  à  cause  de  cela,  il  ne  suit  pas,  de  ce  fait,  que  le  corps 
du  Christ  aura  été  animal,  dont  le  propre  est  d'avoir  besoin  de 
nourriture  n.  —  Le  corps  du  Christ  ressuscité  était  véritable, 
d'ordre  humain,  comme  le  nôtre,  composé  des  mêmes  élé- 
ments, et  pouvant  donc,  s'il  lui  plaisait,  user  d'aliments  et  de 
boissons,  comme  nous,  comme  tout  corps  humain.  Seulement, 
à  la  différence  du  corps  humain  dans  la  vie  présente,  il  n'usait 
point  de  ces  aliments  par  nécessité  et  pour  se  conserver  dans 
la  vie  en  se  nourrissant.  C'était  par  pure  condescendance  et 
pour  donner  aux  disciples  la  preuve  manifeste  de  sa  vérité. 

Il  fallait  qu'en  retournant  à  la  vie,  aprè.s  les  trois  jours  passés 
dans  le  tombeau,  le  corps  du  Christ,  tout  en  restant  lui-même, 
dans  son  intégrité  parfaite,  soit  revêtu  de  qualités  nouvelles, 


QUEST.    LIV.    —   DE    LA   QUALITÉ   DU   CHRIST   RESSUSCITÉ.  6o  I 

absolument  transcendantes,  (jui  le  rendissent  en  quelque  sorte, 
spirituel,  et  fussent  en  lui  le  rejaillissement  nécessaire  de  son 
âme  glorifiée.  —  Mais  cette  glorification  du  corps  du  Christ 
souffrait-elle  qu'il  poitât  en  Lui  les  cicatrices  de  la  Passion!* 
C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  examinei-;  et  tel  est  l'objet 
de  l'article  qui  suit. 

Article  IV. 

Si  le  corps  du  Christ  devait  ressusciter  avec  les  cicatrices 

de  la  Fassiou? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  corps  du  Christ 
ne  devait  point  ressusciter  avec  les  cicatrices  »  de  la  Passion. 
—  La  première  arguë  de  ce  qu'  «  il  est  dit,  dans  la  premièie 
Épître  aux  Corinthiens,  ch,  xv  (v.  5s>),  que  les  morts  ressuscitent 
incorruptibles.  Or,  les  cicatrices  et  les  blessures  appartiennent 
à  une  ceitaine  corruption  et  à  un  certain  défaut.  Donc  il  ne 
convenait  pas  que  le  Christ,  qui  est  l'Auteur  de  la  Résurrection, 
ressuscitât  avec  des  cicatrices  ».  —  La  seconde  objection  rap- 
pelle que  M  le  corps  du  Christ  est  ressuscité  dans  son  intégrité, 
at'nsi  qu'il  a  été  dit  (art.  précéd.).  Or,  les  ouvertures  des  bles- 
sures sont  contraires  à  l'intégrité  du  corps,  puisque  par  elles 
existe  une  solution  de  continuité  dans  le  corps.  Donc  il  ne  sem- 
ble pas  qu'il  ait  été  convenable  que  les  ouvertures  des  blessures 
demeurassent  dans  le  corps  du  Christ,  bien  que  soient  demeu- 
rées là  certaines  traces  des  blessures,  qui  suffisaient  à  la  vue  sur 
laquelle  Thomas  donna  sa  foi,  pour  laquelle  le  Christ  lui  dit 
(S.  Jean,  ch.  XX,  V.  29)  :  Farce  que  tu  m'as  vu,  Thomas,  tu  as  cru  ». 

—  La  troisième  objection  en  appelle  à  un  texte  de  «  saint  Jean 
Damascène,  dans  le  livre  lY  »  {de  la  Foi  orthodoxe),  où  il  est 
«  dit  qu  après  la  Résurrection,  certaines  choses  sont  dites  du  Christ 
véritablement ,  non  selon  la  nature,  mais  selon  une  disposition  vou- 
lue, pour  certifier  que  le  même  corps  qui  avait  soujjerl  était  ressus- 
cité, comme  les  ciccdrices.  Donc  il  semble  qu'une  fois  les  disci- 
ples rendus  certains  de  sa   Késurrection,  le  Christ  n'a  plus  eu 

les  cicatrices.  D'autre  part,  il  ne  convenait  pas  à  l'immutabilité 


6o2  SOMME    ÏHÉOLOGIQUE. 

de  la  gloiie,  que  le  Christ  prît  quelque  chose  qui  ne  devait  pas 
demeurer  toujours  en  Lui.  Donc  il  semble  qu'il  n'a  pas  dû,  dans 
sa  Résurrection,  leprendre  le  corps  avec  les  cicatrices  »  de  la 
Passion. 

L'argument  sed  conlra  est  le  fait  même  rapporté  dans  l'Évan- 
gile, oij  «  le  Seigneurdil  à  Thomas,  en  saint  Jean,  ch.  xx  (v.  27)  : 
Donne  Ion  doigl,  ici;  et  vois  mes  mains;  avance  la  main,  el  mets-la 
dans  mon  côté  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  (ju'  k  il  conve- 
nait que  l'àme  du  Christ,  dans  la  Résurrection,  reprenne  son 
corps  avec  les  cicatrices  »  de  la  Passion.  —  «  Premièrement, 
pour  la  gloire  du  Christ  Lui-même.  Le  vénérable  Bède,  en  eff'et, 
sur  saint  Lac  (ch.  xxiv,  v.  4o),  dit  que  ce  n'est  point  par  impuis- 
sance de  les  guérir,  que  le  Christ  garda  les  cicatrices,  mais 
pour  faire  rayonner  à  loal  jamais  le  triomphe  de  sa  victoire.  Aussi 
bien  saint  Augustin  dit,  au  livre  XXll  de  la  Cité  de  Dieu  (ch.  xix, 
ou  xx),  que  peut-être,  dans  ce  Royaume  de  Dieu,  nous  verrons, 
dans  les  corps  des  martyrs,  les  cicatrices  des  blessures  (pi  ils  endu- 
rèrent pour  le  nom  du  Cfirist.  Car  ce  ne  sera  point,  chez  eux,  une 
difformité ,  mais  une  dignité  »,  nous  dirions  une  décoration  :  «  // 
y  aura  là,  dans  le  corps,  n'étant  pas  du  corps  mais  de  l'àtne,  une 
beauté  de  vertu  gui  resplendira.  —  Secondement,  pour  confirmer 
les  cœurs  des  disciples  dans  la  foi  de  sa  Résurrection  (vén.  Bède, 
endroit  précité).  —  troisièmement,  pour  montrer  toujours  au 
Père,  intercédfmt  pour  /kjus,  quel  genre  de  mort  II  a  soujjerl  pour 
t homme  (Ibid.)  —  Quatrièmement,  pour  suggérer  à  ceux  gui 
auront  été  rachetés  par  sa  mort,  avec  guelle  miséricorde  ils  auront 
été  aidés,  mettant  sous  leurs  yeux  les  indices  de  sa  mort  {Ibid.)  — 
Enfin,  pour  signifier,  au  jour  du  jugement,  combien  juste  sera  la 
condamnation  des  réprouvés  »,  qui  auront  méprisé  et  rendu  vain 
un  tel  amour,  u  Aussi  bien  saint  Augustin  dit,  au  livre  du. 
Symbole  (liv.  II,  ch.  vin)  :  Le  Christ  savait  pourquoi  II  gardait 
dans  son  corps  ces  cicatrices.  De  même,  en  effet ,  qu'il  les  montra  à 
Thomas,  qui  ne  voulait  pas  croire  à  moins  de  les  voir  et  de  les  tou- 
cher; de  même,  aussi.  Il  doit  un  jour  les  montrer  à  ses  ennemis 
et  leur  dire.  Vérité  souveraine ,  pour  les  convaincre  :  Voici  l'homme 
que  vous  avez  crucijlé.  Voyez  les  blessures  que  vous  lui  avez  faites. 


QUEST.    LIV.    -^   DE   LA   QUALITÉ  DU   CHIUST   RESSUSCITÉ.  6o3 

Reconnaissez  le  Jlanc  que  vous  aocz  percé.  Car  il  a  été  ouvert  par 
vous  et  pour  vous;  et,  cependant,  vous  n'êtes  point  entrés  ». 

L'ad  prlinuni  dit  que  «  ces  cicatrices  qui  sont  demeurées 
dans  le  corps  du  Giirist,  n'appartiennent  pas  à  la  corruption 
ou  au  défaut:  mais  à  un  plus  grand  cumul  de  gloire,  pour 
autant  qu'elles  sont  des  emblèmes  de  vertu.  Et,  à  ces  endroits 
des  blessures,  apparaîtra  un  certain  éclat  spécial  de  particulière 
beauté  ». 

h'ad  secunduta  insiste  encore  dans  le  sens  de  celte  première 
réponse.  «  L'ouverture  de  ces  blessures  implique,  en  efîet,  une 
certaine  solution  de  continuité;  mais,  cependant,  tout  cela  sera 
compensé  par  un  plus  grand  éclat  de  gloire;  si  bien  que  le 
corps  ne  sera  pas  moins  dans  son  intégrité,  et  il  en  sera  plus 
parfait  ».  —  Quant  à  la  raison  que  donnait  l'objection,  savoir 
que  l'apparence  des  blessures  pouvait  suffire  pour  expliquer 
la  parole  du  Christ  à  Thomas,  qui  avait  cru  parce  qu'il  l'avait 
vu,  saint  Thomas  répond  que  «  Thomas  ne  vit  pas  seulement, 
mais  aussi  il  toucha  les  blessures  ;  parce  que,  selon  que  le  dit 
le  pape  saint  Léon  (parmi  les  œuvres  de  saint  Augustin,  ser- 
mon CLXIl),  il  suffisait  à  sa  Joi  personnelle  d'avoir  vu  ce  (ju'il 
avait  vu  ;  mais  il  a  travaillé  pour  nous,  en  touchant  ce  (ju'il 
voyait  ». 

L'ad  tertium  répond  que  «  le  Christ  voulut  que  les  cicatrices 
des  blessures  demeurassent  dans  son  corps,  non  pas  seulement 
pour  rendre  certaine  la  foi  des  disciples,  mais  aussi  pour  les 
autres  raisons  »,  que  nous  avons  marquées.  «  Et  de  ces  rai- 
sons il  ressort  que  les  cicatrices  demeureront  toujours  dans  le 
corps  du  Christ.  Car,  selon  que  le  dit  saint  Augustin  a  Consen- 
lius,  sur  la  résurrection  de  la  chair  (ch.  i)  :  ./e  crois  que  le  corps 
du  Christ  est  dans  le  ciel,  tel  qu'il  était  quand  le  Christ  monta  au 
ciel.  Et  saint  Grégoire  dit,  au  livre  XIV^  des  Morales  (ch  lvi, 
ou  XXIX,  ou  xxxi),  que  si  quelque  chose  a  pu  être  changé  dans  le 
corps  du  Christ,  après  la  Résurrection,  contrairement  à  la  pensée 
véridique  de  saint  Paul,  après  la  Résurrection  le  Seigneur  est  re- 
tourné à  la' mort.  Et  quel  serait  l'insensé  qui  oserait  l'affirmer, 
à  moins  de  nier  la  véritable  résurrection  de  la  chair.  —  Par  où 
l'on  voit,  conclut  magnifiquement  saint  Thomas,  que  les  cica- 


6o4  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

trices  que  le  Chrisl  monlra  dans  son  corps  après  la  Résurrec- 
tion n'ont  jamais  été  dans  la  suite  enlevées  de  ce  corps  »,  Elles 
y  demeureront  éternellement.  Et  leur  vue,  dans  le  ciel,  sera, 
pour  les  élus,  la  cause  la  plus  parfaite  de  leur  infini  bon- 
heur, après  la  vision  de  l'essence  divine  par  la  lumière  de 
gloire. 

Après  avoir  considéré  la  Résurrection  du  Chrisl  en  elle- 
même,  et  l'état  ou  la  qualité  du  corps  du  Christ  ressuscité, 
«  nous  devons  maintenant  considérer  ce  qui  a  trait  à  la  mani- 
festation de  la  Résurrection  »  du  Christ. 

C'est  l'objet  de  la  question  suivante. 


QUESTION  LV 


DE  L\  MANIFESTATION  DE  LA  RESURRECTION 


Cette  question  comprend  six  articles  : 

1"  Si  la  Résurrection  du  Christ  devait  être  manifestée  à  tous  les 
hommes  ou  seulement  à  quelques  hommes  supérieurs? 

a"  S'il  eût  été  convenable  qu'il  ressuscitât  à  leurs  yeux? 

.H"  Si.  après  la  Résurrection,  le  Christ  aurait  dû  vivre  en  compa- 
gnie de  ses  disciples? 

4"  S'il  était  convenable  qu'il  apparaisse  à  ses  disciples  sous  uno 
forme  étrangère? 

5°  S'il  devait  manifester  sa  Résurrection  par  des  arguments? 

6"  De  la  suffisance  de  ces  arguments. 


De  ces  six  articles,  le  premier  examine  à  qui  devait  être  failo 
la  manifestation  du  Christ  ressuscité  ;  les  cinq  autres,  com- 
ment devait  se  faire  cette  manifestation  :  quant  au  moment 
(art.  2);  quant  à  la  durée  (art.  3);  quant  au  mode  (art.  4); 
quant  aux  preuves  (art.  5,  G).  Voyons  tout  de  suite  l'article 
premier,  où  saint  Thomas  traite  de  ceux  à  qui  devait  se  faiic 
la  manifestation  de  la  Résurrection. 


Akticle  Phemieu. 
Si  la  Résurrection  du  Christ  devait  être  manifestée  à  tous? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  Résuriection  du 
Christ  devait  être  nianifestée  à  tous  ».  —  l.a  première  dit  que 
n  comme  au  péché  public  est  due  une  peine  publique,  selon 
cette  parole  de  la  première  épîlre  à  Tiinolliée,  cli,  v  (v.  20), 
Celui  qui  pèche,  reprends-le  en  présence  de   (ous  ;  de    même  au 


fio6  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

mérite  public  est  due  une  récompense  publique.  Or,  la  clarté 
ou  la  gloire  fie  la  Hrsarrecllon  est  la  récompense  de  C humilité  ou  de 
C  humiliation  de  la  Passion,  comme  ledit  saint  Augustin  sur  saint 
Jean  (ch.  civ).  Puis  donc  que  la  Passion  du  Christ  avait  été  mani- 
festée à  tous,  le  Christ  ayant  subi  sa  Passion  en  public,  il  sem- 
ble que  la  gloire  de  sa  Résurrection  aurait  dû  être  manifestée 
à  tous  ».  —  [.a  seconde  objection  déclare  que  «  comme  la 
Passion  du  Christ  est  ordonnée  à  notre  salut;  de  même  aussi 
sa  Résurrection,  selon  cette  parole  de  l'Epître  aux  Romains, 
ch.  IV  (v.  25)  :  //  est  ressuscité  pour  notre  justification.  Or,  ce 
qui  est  pour  l'utilité  commune  doit  être  manifesté  à  tous. 
Donc  la  Résurrection  du  Christ  devait  être  manifestée  à  tous  et 
non  pas  spécialement  à  quelques-uns  ».  —  La  troisième  objec- 
tion fait  observer  que  «  ceux  à  qui  la  RésuiTeclion  fut  mani- 
festée en  furent  les  témoins;  aussi  bien  est-il  dit,  dans  le  livre 
des  Actes,  ch.  m  (v.  i5)  :  Celui  que  Dieu  a  ressuscité  des  morts, 
et  dont  nous  sommes  les  témoins.  Or,  ce  témoignage  ils  le  por- 
taient en  public.  Chose  qui  ne  convient  pas  aux  femmes;  se- 
lon cette  parole  de  la  première  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  xiv 
(v.  34)  :  gue  les  femmes  se  taisent  dans  les  assemblées:  et  cette 
autre  de  la  première  Épître  à  Timothée,  ch.  ii  (v.  12)  :  Je  ne 
permets  point  à  lajemme  d'enseigner.  Donc  il  semble  que  c'est 
mal  à  propos  que  la  Résurrection  du  Christ  fut  manifestée 
aux  femmes  avant  de  l'être  aux  hommes  réunis  ». 

L'argument  sed  contra  est  le  texte  où  «  il  est  dit,  dans  le  li- 
vre des  Actes,  ch.  x.  (v.  4o,'  l\i)  :  Dieu  le  ressuscita  au  troisième 
Jour,  et  fU  qu'il  Jut  manijesté,  non  à  tout  le  peuple,  mais  aux 
témoins  que  Dieu  avait  préordonnés  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  des 
choses  qui  sont  connues,  les  unes  sont  connues  par  la  loi  com- 
mune de  la  nature;  et  les  autres,  par  un  don  spécial  de  la 
grâce,  comme  celles  qui  sont  révélées  par  Dieu.  Ces  dernières, 
ainsi  que  saint  Denys  le  marque  au  livre  de  la  Hiérarchie 
céleste  (ch.  iv),  ont  pour  loi,  instituée  par  Dieu,  que  Dieu  les 
révèle  immédiatement  aux  êtres  supérieurs,  et,  par  l'intermé- 
diaire de  ceux-ci,  elles  arrivent  aux  inférieurs;  comme  on  le 
voit  dans  l'ordonnance  des  esprits   célestes.   D'autre  part,  les 


QUEST.    LV.    —    DE    LA    MANIFESTATION    DE    LA   RÉSURRECTION.        607 

choses  qui  ont  trait  à  la  gloire  future  excèdent  la  connaissance 
commune  des  hommes;  selon  celte  parole  d'Isaïe,  ch.  lxiv 
(v.  4)  :  L'œil  n'a  point  vu,  6  Dieu,  en  dehors  de  vous,  ce  que  vous 
avez  préparé  à  ceux  qui  vous  aiment.  Il  suit  de  là  que  ces  choses 
ne  sont  connues  de  l'homme  que  si  Dieu  les  révèle  ;  comme  le 
dit  l'Apôtre,  dans  la  première  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  ii 
(v.  lo)  :  Dieu  nous  l'a  révélé  par  son  Esprit-Saint.  Par  cela  donc 
que  le  Christ  est  ressuscité  d'une  résurrection  glorieuse,  il  s'en- 
suit que  sa  Résurrection  n'a  pas  été  manifestée  à  tout  le  peu- 
ple, mais  à  quelques-uns  dont  le  témoignage  la  porterait  à  la 
connaissance  des  autres  ». 

Vad  prirnum  fait  observer  que  «  la  Passion  du  Christ  a  été 
accomplie  dans  le  corps  ayant  encore  la  nature  passible,  qui, 
par  la  loi  commune,  est  connue  de  tous.  Et  c'est  pourquoi  la 
Passion  du  Christ  put  être  manifestée  immédiatement  à  tout 
le  peuple.  Mais  la  Résurrection  du  Christ  a  été  faite pa/'  la  gloire 
du  Père,  comme  ledit  l'Apôtre,  aux  Ronudns,  ch.  vi  (v.  4)-  Et 
c'est  pour  cela  qu'elle  a  été  manifestée  immédiatement,  non 
pas  à  tous,  mais  à  quelques-uns.  —  Quant  à  ce  que  disait 
l'objection,  qu'aux  pécheurs  publics  est  imposée  une  peine  pu- 
blique, cela  doit  s'entendre  de  la  peine  de  la  vie  présente.  El, 
pareillement,  les  mérites  publics  doivent  être  publiquement 
récompensés,  afin  que  les  autres  hommes  soient  provoqués 
au  bien.  Mais  les  peines  et  les  récompenses  de  la  vie  future  ne 
sont  point  manifestées  publiquement  à  tous;  elles  sont  mani- 
festées spécialement  à  ceux  qui  ont  été  préordonnés  par  Dieu  à 
cela  ». 

L'ad  secundum  accorde  que  «  la  Résurrection  du  Christ,  qui 
est  pour  le  salut  commun  de  nous  tous,  devait  parvenir,  en 
effet,  à  la  connaissance  de  tous  ;  mais  non  de  telle  sorte  qu'elle 
fut  manifestée  immédiatement  à  tous  :  elle  serait  manifestée 
immédiatement  à  quelques-uns;  et,  par  le  témoignage  do 
ceux-ci,  portée  à  tous  n. 

L'ad  tertium  explique  qu'  «  il  n'est  point  permis  à  la  femme 
d'enseigner  publiquement  dans  l'église;  mais  il  lui  est  permis 
d'instruire  en  particulier,  sous  forme  d'admonition  domes- 
tique,  certains   sujets.  Et  c'est  pourquoi,   comme  saint  Am- 


6o8  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

broise  le  dit,  sur  éaint  Luc  (ch.  xxiv),  la  femme  est  envoyée  à 
ceux  qui  sont  de  la  maison;  mais  elle  n'est  pas  envoyée  à  l'effet 
de  porter  le  témoignage  de  la  Hésurreclion  au  peuple  »  :  ceci 
était  réservé  au\  Apôtres.  —  «  Que  si  le  Christ  apparut  en 
premier  aux  femmes,  ce  fut  pour  que  la  femme  qui  en  pre- 
mier avait  porté  à  l'homme  le  commencement  de  la  mort  », 
en  lui  offrant  le  fruit  défendu,  «  porte  aussi  en  premier  à 
riiomme  la  nouvelle  des  commencements  du  Christ  ressuscité 
dans  la  gloire.  Aussi  bien  saint  Cyrille  dit  :  La  femme,  qui, 
aalrejois,  avait  clé  le  ministre  de  la  mort,  perçut  la  première  et 
annonça  le  vénérable  mystère  de  la  Hésurreclion.  Le  genre  féminin 
a  donc  reçu  et  C absolalion  de  l'ignominie  et  le  rejet  de  la  malé- 
diction. —  Par  là  encore,  ajoute  saint  Thomas,  il  est  montré 
que,  pour  ce  qui  est  de  l'étal  de  la  gloire,  le  sexe  féminin 
ne  subira  aucun  dommage;  mais  si  les  femmes  sont  animées 
dans  leur  ferveur  d'une  plus  grande  chaiité  »  que  les  hommes, 
a  elles  jouiront  d'une  plus  grande  gloire  en  vertu  de  la  vision 
divine.  Et,  en  elfet,  les  femmes  qui  avaient  aimé  plus  étroite- 
ment le  Seigneur,  au  point  que  les  disciples  eux-mêmes  se  reti- 
rant, elles  ne  s'étaient  pas  retirées  (cf.  S.  Grégoire,  sur  l'Évangile, 
hom.  XXV),  furent  les  premières  à  voir  le  Seigneur  ressus- 
citant dans  la  gloire  ».  —  On  ne  saurait  trop  souligner  cette 
dernière  remarque  de  saint  Thomas  qui  rétablit  si  excellem- 
ment, dans  l'ordre  de  la  plus  haute  vérité  catholique,  la 
dignité  de  la  femme,  trop  souvent  sacrifiée  à  l'orgueil  de 
l'homme  dans  l'ordre  de  la  vie  présente. 

Assurément,  la  Résurrection  du  Christ  était  ordonnée,  dans 
les  conseils  divins,  à  être  connue  de  tous  parmi  les  hommes; 
puisque  aussi  bien  elle  devait  être  la  pierre  angulaire  de  l'édi- 
fice surnaturel  de  la  foi  sans  laquelle  aucun  être  humain  ne 
peut  obtenir  le  salut.  Mais  c'était  d'une  façon  graduée,  harmo- 
nisée par  Dieu  Lui-même,  que  sa  connaissance  parviendrait 
aux  divers  hommes.  Dieu  la  manifesterait  d'abord  aux  témoins 
de  son  choix;  et  ceux-ci.  envoyés  par  Lui,  iraient  ensuite 
])orter  ce  témoignage  au  reste  des  hommes  qui  se  le  trans- 
njeltraienl  de  génération  en  génération.  —  Mais  comment  de- 


QUEST.    LV.    —   DE    LA   MANIFESTATION   DE   LA   RESURRECTION.        609 

vait  se  faire  aux  premiers  témoins  choisis  par  Dieu,  la  mani- 
festation de  la  Résurrection.  Ne  convenait-il  pas,  pour  la 
perfection  de  leur  témoignage,  qu'ils  vissent  eux-mêmes,  de 
leurs  yeux,  le  Christ  au  moment  où  11  sortirait  de  son  tom- 
beau. La  question,  on  le  voit,  est  du  plus  haut  intérêt.  Saint 
Thomas  va  la  résoudre  à  l'article  qui  suit. 


Article  II. 
S'il  convenait  que  les  disciples  vissent  le  Christ  ressusciter? 

Trois  objections  veulent  prouver  qu' «  il  convenait  que  les 
disciples  vissent  le  Christ  ressusciter  ».  —  La  première  arguë 
de  ce  qu' «  il  appartenait  aux  disciples  d'être  les  témoins  de 
la  Résurrection  du  Christ;  selon  cette  parole  du  livre  des 
Acles,  ch.  IV  (v.  33)  :  En  grande  vertu  les  Apdtres  rendaient 
témoignage  de  la  Résurrection  de  Jésus-Christ,  Moire-Seigneur. 
Or,  le  plus  certain  des  témoignages  est  celui  de  la  vue.  Donc 
il  convenait  qu'ils  vissent  la  Résurrection  elle-même  du 
Christ  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  que  «  pour 
avoir  la  certitude  de  la  foi,  les  disciples  virent  l'Ascension  du 
Christ;  selon  cette  parole  du  livre  des  Actes,  ch.  i  (v.  9)  :  Eux 
le  voyant.  Il  s'éleva  »  au  ciel,  o  Mais  il  fallait  pareillement 
qu'ils  eussent  une  foi  certaine  de  la  Résurrection  du  Christ. 
Donc  il  semble  que  le  Christ  aurait  dû  ressusciter  en  pré- 
sence de  ses  disciples  et  sous  leurs  yeux  ».  —  La  troisième  ob- 
jection dit  que  «  la  résurrection  de  Lazare  était  un  certain 
indice  de  la  future  Résurrection  du  Christ.  Or,  c'est  à  la  vue 
des  disciples  que  le  Seigneur  ressuscita  Lazare.  Donc  il  sem- 
ble que  le  Christ  aussi  aurait  dû  ressusciter  à  la  vue  de  ses 
disciples  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  ce  qu'  «  il  est  dit  en 
saint  Marc,  chapitre  dernier  (v.  9)  :  Le  Seigneur  étant  ressus- 
cité au  malin  de  la  première  Jérie  après  le  sabbat,  apparut  d'abord 
à  Marie-Magdeleine.  Or,  Marie-Magdeleine  ne  le  vit  pas  ressus- 
citer; mais,  alors  qu'elle  le  cherchait  dans  le  tombeau,  elle 
XVI.  — La  Rédemption.  89 


r»IO  SOMME    THEOLOGIQUR. 

enlendil  de  l'ange  ces  paroles  :  Le  Seigneur  est  ressuscité;  Il 
n'est  pas  ici'.  Donc  personne  ne  le  vit  ressusciter  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  va  faire  une  belle  appli- 
cation de  la  doctrine  exposée  à  l'article  précédent.  «  Comme 
le  dit  l'Apolre,  dans  l'épîlre  aux  Romains,  ch.  xni  (v.  i),  les 
choses  qui  viennent  de  Dieu  sont  ordonnées.  Et,  précisément,  il 
existe  cet  ordre  établi  par  Dieu,  que  les  choses  qui  sont  au- 
dessus  des  hommes  sont  révélées  aux  hommes  par  les  anges; 
comme  on  le  voit,  par  saint  Denys,  au  chapitre  iv  des  Noms 
Divins  »  :  et  nous  en  avons  le  plus  bel  exemple  dans  le  mys- 
tère de  l'Incarnation  annoncé  à  la  glorieuse  Vierge  Marie,  par 
l'ange  Gabriel  envoyé  de  Dieu  auprès  d'elle  à  Nazareth.  «  Or, 
le  Christ,  dans  sa  Résurrection,  ne  revenait  point  à  la  vie  con- 
nue par  tous  communément,  mais  à  une  certaine  vie  immor- 
telle et  conforme  à  Dieu  ».  [On  lemarquera  la  splendeur  de 
ces  derniers  mots;  le  texte  latin  porte  :  sed  ad  qucuidam  vitam 
immorlalem  et  conjormem  Deo];  «  selon  celte  parole  de  l'Epître 
aux  Romains,  ch.  vi  (v.  lo)  :  Mais  ce  qui  vit  vil  à  Dieu.  Par  con- 
séquent, la  Résurrection  elle-même  du  Christ  ne  devait  pas 
être  vue  immédiatement  des  hommes,  mais  elle  devait  leur 
êlre  annoncée  par  les  anges.  Aussi  bien  saint  Hilaire  dit,  sur 
saint  Matthieu  (Commentaire,  ch.  xxxni,  num.  9)  :  L'ange 
est  le  premier  indicateur  de  la  Résurrection,  afin  d'être  le  mes- 
sager de  la  volonté  du  Père  pour  cuinoncer  la  Résurrection  ». 

L'«d  prinium  déclare  que  c  les  Apôtres  purent  rendre  témoi- 
gnage, comme  l'ayant  vue,  au  sujet  de  la  Résurrection  du 
Christ;  en  ce  sens  qu'ils  virent  de  leurs  yeux  vivant  après  la 
Résurrection  le  Christ  qu'ils  savaient  mort.  Mais,  de  même 
que  l'on  parvient  à  la  vision  bienheureuse  par  l'audition, 
de   même  les   hommes  parvinrent  à  la   vision  du  Christ   res- 

I.  .\  vrai  dire,  ce  n'est  point  Maric-Magdcleine,  qui  entendit  ces  paroles 
de  l'ange;  mais  les  autres  saintes  femmes,  restées  devant  le  tombeau,  alors 
que  Marie-Maodeleine,  afTolée  par  la  vue  du  tombeau  vide,  avait  couru 
annoncer  aux  disciples,  que  l'on  avait  profané  le  coips  du  Seigneur,  ((^f. 
notre  volume  :  Jésus-Christ  dans  l'Évangile,  lome  II,  p.  353).  —  Toutefois, 
la  laison  donnée  par  l'aigutnent  garde  sa  force;  parce  que  la  conduite  de 
Mario-Magdeloiiie  montre  bien  qu'en  effet  elle  n'avait  point  vu  le  Christ 
ressusciter. 


QUEST.    LV.    —   DE   LA  MANIFESTATION   DE    LA   RESURRECTION.        6 II 

suscilé  par  les  choses  qu'ils  avaient  auparavant  entendues  des 
anges  ». 

L'ad  secandam  répond  que  «  l'Ascension  du  Christ,  quant 
au  point  de  départ,  ne  dépassait  pas  la  connaissance  commune 
des  hommes;  mais  seulement  quant  au  point  d'arrivée.  Et 
voilà  pourquoi  les  disciples  purent  voir  l'Ascension  du  Chiist 
quant  au  point  de  départ,  c'est-à-dire  selon  qu'il  s'élevait  de 
terre.  Mais  ils  ne  la  virent  pas,  quant  au  point  d'arrivée;  car 
ils  ne  virent  pas  comment  II  était  reçu  dans  le  ciel.  La  Résur- 
rection du  Christ,  au  contraire,  dépassait  la  connaissance  com- 
mune :  et  quant  au  point  de  départ,  selon  que  son  âme 
revint  des  enfers,  et  que  son  corps  sortit  du  sépulcre  fermé  ; 
et  quant  au  point  djarrivée,  selon  qu'il  acquérait  la  vie  glo- 
rieuse. Et  c'est  pourquoi  la  Résurrection  ne  dut  point  se  faire 
de  telle  sorte  qu'elle  fût  vue  par  les  hommes  ». 

L'ad  tertiuni  fait  observer  que  «  Lazare  ressuscita  pour  reve- 
nir à  la  vie  telle  qu'il  l'avait  eue  auparavant,  laquelle  ne 
dépasse  pas  la  connaissance  commune  des  hommes.  D'où  il 
suit  que  la  raison  n'est  pas  la  même  ». 

S'il  s'était  agi  d'une  simple  résurrection  dans  l'ordre  naturel, 
les  témoins  humains  de  la  Résurrection  du  Christ  auraient 
pu  être  admis  à  la  voir  de  leurs  yeux  quand  elle  se  produisit. 
Mais  il  s'agissait  d'une  résurrection  qui  est  au  sommet  de  l'or- 
dre surnaturel,  où  tout  dépasse  le  mode  de  connaissance  ordi- 
naire parmi  les  hommes.  En  raison  de  cela,  il  fallait  que  sa 
connaissance  parvint  aux  liommes  par  l'entremise  des  anges 
que  Dieu  députerait  à  l'elTet  d'être  ses  ministres  pour  cette 
manifestation.  —  Mais,  une  fois  ressuscité,  dans  quels  rap- 
ports convenait-il  que  le  Christ  fût  avec  ses  disciples.  Fallait- 
il  qu'il  vive  avec  eux  continuellement  jusqu'au  jour  où  II 
les  quitterait  pour  monter  au  ciel.  Saint  Thomas  va  nous  ré- 
pondre à  l'arlicle  qui  suit. 


ftl'î  SOMME    THÉOLOniQUE. 


Article  III. 

Si  le  Christ,  après  la  Résurrection,  devait  continuellement 
vivre  avec  ses  disciples? 


Nous  avons  ici  quatre  objections.  Elles  veulent  prouver  (jue 
«  leChrisl,  après  la  Résurrection,  devait  continuellement  vivre 
avec  ses  disciples  »,  jusqu'au  jour  de  son  Ascension.  —  La 
première  fait  observer  que  «  le  Christ,  après  sa  Résurrection, 
apparut  aux  disciples,  pour  leur  donner  la  certitude  de  la  foi 
de  sa  Résurrection  et  les  consoler  dans  leur  atïliction  ;  selon 
cette  parole  de  saint  Jean,  ch.  xx  (v.  20)  :  Les  disciples  furent 
dans  la  joie,  à  la  vue  du  Seigneur.  Or,  leur  certitude  et  leur  joie 
eussent  été  plus  grandes,  s'il  les  avait  continuellement  grati- 
fiés de  sa  présence.  Donc  il  semble  qu'il  aurait  dû  vivre  conti- 
nuellement avec  eux  ».  —  La  seconde  objection  dit  que  «  le 
Christ  ressuscité  des  morls  ne  monta  point  tout  de  suite  au 
ciel,  mais  après  quarante  Jours,  comme  il  est  marqué  au  livre 
des  Actes,  ch.  i  (v.  3).  Or,  durant  cet  intervalle  de  temps,  il 
ne  pouvait  être  nulle  part  ailleurs  plus  convenablement  que 
dans  le  lieu  où  les  disciples  étaient  groupés  ensemble.  Donc  11 
devait,  semble-t-il,  vivre  continuellement  avec  eux  ».  —  La 
troisième  objection  rappelle  que  «  le  jour  même  de  la  Résur- 
rection, le  Christ  est  marqué  avoir  apparu  cinq  fois,  comme 
le  dit  saint  Augustin,  au  livre  De  la  concordance  des  Évangiles 
(liv.  III,  ch.  XXV,  n.  83)  :  D'abord  aux  saintes  Jeninies  »,  plus 
exactement,  à  Marie-Magdeleine,  «près  du  monument  ;  seconde- 
ment, aux  saintes  femmes  qui  s'en  allaient  du  monument,  sur  le 
chemin;  troisièmement,  à  Pierre;  quatrièmement,  aux  deux  disci- 
ples qui  allaient  au  bour.j  d'Emmaiis  ;  cinquièmement,  à  plusieurs, 
dans  Jérusalem,  sans  que  Thomas  y  fût.  Donc  il  semble  que  les 
autres  jours,  aussi,  jusqu'à  son  Ascension,  Il  aurait  du  appa- 
jaître,  au  moins  plusieurs  fois,  à  ses  disciples  ».  —  La  qua- 
trième objection  arguë  de  ce  que  «  le  Seigneur,  avant  la  Pas- 
sion, avait  dit  aux  disciples,  en  saint  Matthieu,  ch.  xxvi(v.  3j)  : 


QUEST.    LV.    —    DE    LA    MANIFESTATION    DE    LA    RÉSURRECTION.        Gi',\ 

Après  que  Je  serai  ressiiscilé,  je  vous  précéderai  dans  la  Galilée. 
Et,  après  la  Résurrection,  l'ange  »  du  tombeau,  «  et  le  Seigneur 
Lui-même  le  redirent  aux  saintes  femmes.  Et  cependant,  aupa- 
ravant, à  Jérusalem,  Il  fut  vu  par  eux  :  et  le  jour  même  de  la 
Hésurrection,  ainsi  qu'il  a  été  dit  (arg.  précéd.);  et  aussi  huit 
jours  après,  comme  on  le  lit  en  saint  Jean,  ch.  xx  (v.  26). 
Donc  il  ne  semble  pas  que  le  Christ,  après  la  Résurreclion,  ait 
vécu  avec  ses  disciples  dans  les  conditions  qu'il  aurait  fallu  ». 

L'argument  sed  contra  ci  le  le  texte  de  «  saint  Jean,  ch.  xx 
(v.  26)  I),  où  il  est  «  dit  qu'après  huit  jours  le  Christ  apparut 
aux  disciples.  Donc  II  ne  vivait  pas  continuellement  avec 
eux  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu' «à  l'endroit 
de  la  Résurrection  du  Christ,  deux  choses  devaient  être  ren- 
dues claires  pour  les  disciples;  savoir  :  la  vérité  même  de  la 
Résurrection  ;  et  la  gloire  du  Ressuscité.  A  l'elïet  de  manifester 
la  vérité  de  la  Résurreclion,  il  devait  suffire  que  le  Christ  leur 
apparaisse  plusieurs  fois,  et  qu'il  parle  familièrement  avec 
eux,  et  quTl  mange  et  qu'il  boive  »  en  leur  présence,  «  et 
qu'il  les  invite  à  le  palper.  A  l'ettet  de  manifester  la  gloire  de 
la  Résurrection,  Il  ne  voulut  pas  converser  continuellement 
avec  eux,  comme  II  l'avait  fait  auparavant,  i)Our  qu'il  ne  pa- 
rût point  être  ressuscité  à  une  vie  telle  qu'il  l'avait  eue  aupara- 
vant. Aussi  bien,  en  saint  Luc,  chapitre  dernier  (\ .  ^4),  H  leur 
dit  :  Ce  sont  là  les  paroles  que  je  vous  adressai  quand  j'étais  en- 
core avec  vous.  Maintenant,  en  effet,  11  était  avec  eux  par  sa 
présence  corporelle;  mais,  auparavant,  Il  avait  été  a\ec  eux  non 
seulement  par  sa  présence  coiporelle,  mais  aussi  par  la  simili- 
tude de  la  mortalité.  Et  c'est  pourquoi  le  vénérable  Bède  dit  : 
Quand  j'étais  avec  vous,  cesl-à-dire,  quand  j'étais  encore  dans  la 
chair  mortelle  dans  laquelle  vous  êtes.  Désormais,  en  effet,  Il  était 
bien  ressuscité  dans  la  même  chair ,  mais  II  n  était  pas  avec  eux 
dans  la  même  mortalité  ». 

L'ad  primum  dit  que  «  les  fréquentes  apparitions  du  Christ 
suffisaient  pour  rendre  les  disciples  certains  de  la  vérité  de  la 
Résurrection.  La  continuité  de  vie  avec  eux  aurait  pu,  au  con- 
traire, les  induire  en  erreur  s'ils  avaient  cru  qu'il  était  ressus- 


6l4  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

cité  à  une  vie  semblable  à  celle  qu'il  avait  aupaiavanl.  —  Quant 
à  la  consolation  de  la  continuité  de  sa  présence,  Il  la  leur  avait 
promise  pour  l'autre  vie;  selon  cette  parole  marquée  en  saint 
Jean,  cli.  xvi  (v.  22)  :  Je  vous  verrai  de  nouveau,  et  voire  cœur 
se  réjouira  ;  et  votre  joie,  personne  ne  vous  l'enlèvera  ». 

L'rtd  secundum  déclare  que  «  ce  n'est  point  pour  cela,  que  le 
Christ  ne  conversait  pas  continuellement  avec  ses  disciples, 
comme  s'il  avait  estimé  qu'il  lui  convenait  mieux  d'être  ail- 
leurs; mais  parce  qu'il  jugeait  cela,  plus  en  harmonie  avec 
leur  formation  ou  leur  instruction,  de  ne  pas  converser  conti- 
nuellement avec  eux,  pour  la  raison  qui  a  été  dite.  —  Quant  à 
ce  qui  est  des  lieux  où  II  se  trouvait  corporcllëment  dans  le 
temps  oiî  11  n'était  pas  avec  ses  disciples,  c'est  pour  nous  chose 
inconnue,  l'Ecriture  ne  nous  le  disant  pas,  et  tous  les  lieux 
relevant  de  son  domaine  »  (ps.  en,  v.  22). 

Uad  tertiuni  dit  que  «  c'est  dans  ce  but,  que  le  premier  jour 
le  Christ  apparut  plus  fréquemment,  parce  que  plusieurs 
indices  devaient  être  donnés  aux  disciples  afin  que  dès  le  prin- 
cipe ils  fussent  à  même  de  recevoir  la  foi  de  la  Résurrection. 
Mais,  après  qu'ils  l'eurent  reçue,  il  n'était  point  nécessaire, 
alors  qu'ils  étaient  déjà  établis  dans  la  certitude,  qu'ils  fussent 
instruits  par  d'aussi  fréquentes  apparitions.  Aussi  bien  nous 
ne  lisons  pas,  dans  l'Evangile,  qu'après  le  premier  jour,  Il  leur 
ait  apparu  si  ce  n'est  cinq  lois.  Comme,  en  effet,  le  dit  saint 
Augustin,  au  livre  De  l'accord  des  Évangélistes  (liv.  III,  ch.  xxv, 
n.  83,  84),  après  les  cinq  premières  apparitions,  en  sixième 
lieu  II  leur  apparut,  alors  que  Thomas  le  vil  ;  en  septième  lieu, 
auprès  de  la  mer  de  Tibériade,  dans  la  capture  des  poissons;  en 
huitième  lieu,  sur  la  montagne  de  la  Galilée,  d'après  saint  Matthieu  ; 
en  neuvième  lieu,  lorsque,  au  témoignage  de  saint  Mcwc,  ils  pri- 
rent le  dernier  repas,  car  ils  ne  devaient  plus  se  trouver  ensemble 
avec  Lui  sur  cette  terre  ;  en  dixième  lieu,  au  Jour  même  où  ils  ne 
devaient  déjà  plus  le  voir  sur  cette  terre,  mais  élevé  dans  la  nuée, 
quand  II  montait  au  ciel.  Il  J'aui  dire  cependant  que  tout  na  pas 
été  écrit,  comme  l'avoue  saint  Jean.  Et,  enejjet,  ses  rapports  avec 
eux  étaient  Jréquents,  avant  qu'il  montât  au  ciel;  et  cela,  pour 
leur  consolation,  Aussi  bien  est-il  dit,  dans  la  première  Épître 


QUBST.    LV.    —   DE   LA    MANIFESTATION    Dli    LA    HÉSURUECTION .        Gl5 

aux  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  G,  7),  qu  II  fut  ou  par  plus  de  cinq 
cents  frères  réunis;  et  ensuite  II  fut  vu  par  Jacques  :  apparitions 
dont  l'Évangile  ne  fait  point  mention  ».  Cette  dernière  réflexion 
de  saint  Thomas  est  vraie  de  l'apparition  à  saint  Jacques.  Pour 
ce  qui  est  de  l'apparition  dont  paile  saint  Paul,  il  semble  bien 
que  c'est  la  même  que  celle  dont  il  est  question  en  saint  iMat- 
thieu  et  qui  était  marquée,  ici,  la  huitième,  par  saint  Au- 
gustin. 

Uad  quarlum  donne  plusieurs  explications  au  sujet  de  la 
contradiction  apparente  signalée  par  l'objection.  : —  «  Comme 
le  dit  saint  Jean  Chrysostome,  expliquant  ce  qui  est  marqué 
en  saint  Matthieu,  ch.  xxvi,  Après  que  Je  serai  ressuscité,  Je  vous 
précéderai  dans  la  Galilée  :  —  //  ne  s'en  va  pas  dans  une  région 
lointaine  pour  leur  apparaître  ;  mais  par/ni  son  peuple,  et  dans  le 
pays  rncnie,  où  II  avait  vécu  le  plus  longtemps  avec  eux  ;  afin 
que  par  là  ils  pussent  se  convaincre  que  Celui-là  même  qui  avait 
été  crucifié,  était  Celui  aussi  quits  voyaient  ressuscité.  Pareille- 
ment, //  leur  dit  qu'il  va  en  Galilée,  pour  les  délivrer  de  la  crainte 
des  Juifs.  Ainsi  donc,  comme  le  note  saint  Ambroise,  sur  saint 
Luc  ;  —  le  Seigneur  avait  mandé  à  ses  disciples  qu'ils  le  verraient 
dans  la  Galilée  ;  mais  parce  qu'ils  restaient  enfermés  au  Cénacle, 
tenus  par  la  crainte,  Il  vient  d'abord  à  leur  rencontre.  El  il  n'y  a 
point  là  une  transgression  de  ta  promesse  ;  mais  plufdt  une  cmtici- 
pation  due  à  la  bonté.  Après,  quand  ils  eurent  été  affermis,  ils  par- 
tirent pour  la  Galilée.  On  peut  dire  aussi,  et  il  n'y  a  aucun  incon- 
vénient à  cela,  que  dcms  le  Cénacle  ils  étaient  peu  nombreux,  et 
que  sur  la  montagne  ils  furent  bien  davantage.  C'est  qu'en  ell'et, 
ainsi  que  le  dit  Eusèbe  (Patr.  grecque,  Migne,  t.  XXII,  p.  ioo3), 
deux  Evangélistes,  savoir  saint  Luc  et  saint  Jean  ont  écrit  seu- 
lement qu'il  était  apparu  aux  Onze,  à  Jérusalem  »,  le  jour  de 
la  Résurrection  ;  «  les  deux  autres  »  savoir  saint  Matthieu  et 
saint  Marc  «  rapportent  que  non  pas  seulement  aux  Onze  mais 
à  tous  les  disciples  et  à  tous  les  frères,  l'ange  et  le  Seigneur 
avaient  ordonné  de  se  rendre  en  hâte  dans  la  Galilée  »  et  que 
c'est  là  qu'ils  le  verraient.  «  Ce  sont  ceux-là  dont  fait  mémoire 
saint  Paul,  quand  il  dit  :  Ensuite,  Il  apparut  à  plus  de  cinq 
cents  frères  réunis.  La   vraie  solution  est  donc  que,  d'abord. 


'>lO  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

tandis  qu'ils  se  cachaient  à  Jérusalem  II  leur  apparut  une  ou 
deux  fois  pour  leur  consolation.  Dans  la  Galilée,  au  contraire, 
ce  n'est  pas  en  secret,  ni  une  fois  ou  deux,  mais  en  grande 
puissance  qu'il  se  inonlra  aux  disciples  se  faisant  voir  vivant 
après  sa  Passion  en  des  signes  nombreux,  comme  le  témoigne 
saint  Luc,  dans  les  Actes  ».  El  nous  avons,  dans  saint  Mat- 
thieu, au  moins  le  récit  de  l'une  de  ces  manifestations  solen- 
nelles, celle-là  même  où  le  Christ  prononça  les  paroles  qui 
étaient  comme  la  prise  de  possession  de  son  empire  souverain  : 
«  Toute  puissance  m'a  été  donnée  au  ciel  et  sur  la  terre.  Allez 
donc,  enseigne:  toutes  les  nations,  les  baptisant  au  nom  du  Père 
et  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  leur  apprenant  à  garder  tout  ce  que 
je  vous  ai  prescrit.  Et  voici  que  Je  suis  avec  vous  tous  les  jours 
jusqu'à  la  consommation  des  siècles.  Nul  doute  que  ce  ne  fût  en 
vue  de  cette  manifestation  et  en  raison  de  son  universalité  en 
même  temps  que  de  son  exceptionnelle  solennité  que  les  anges 
du  tombeau  avaient  dit  aux  saintes  femmes  le  jour  même  de 
la  Résurrection  :  Allez  vile.  Dites  à  ses  disciples  qu'il  est  res- 
suscité d'entre  les  morts.  Et  voici  qu'il  vous  précédera  dans  la 
Galilée.  Là,  vous  le  verrez.  —  Saint  Thomas  ajoute  une  dernière^ 
explication  empruntée  à  saint  Augustin  et  qui  est  plutôt  d'or- 
dre mystique,  u  Comme  le  dit  saint  Augustin,  au  livre  De  l'ac- 
cord des  Évangélistes  (liv.  111.  ch.  xxv,  n.  86),  ce  qui  est  dit  par 
l'ange  et  par  le  Seigneur,  qu'il  les  précéderait  dans  la  Galilée,  doit 
s'entendre  dans  un  sens  prophétique.  Dans  la  Galilée,  en  effet,  au 
sens  de  transmigration,  signifie  que  du  peuple  d'Israël  ils  iraient 
aux  Gentils  ;  lesquels  ne  croiraient  à  la  prédication  des  Apôtres, 
que  si  Lui-même  leur  préparait  la  voie  dans  les  cœurs  des  hommes. 
Et  c'est  ce  que  signifient  les  mots  :  Il  vous  précédera  dans  la  Gali- 
lée. Que  si  le  mot  Galilée  est  pris  au  sens  de  révélation,  on  ne 
doit  plus  l'entendre  du  Christ  dans  sa  forme  d'esclave,  mais  dans 
celle  oh  II  est  égal  au  Père,  qu'il  a  promise  à  ceux  qui  l'aiment  et 
ou  II  nous  a  précédés  sans  nous  abandonner  » . 

L'harmonie  des  conseils  divins  et  leur  infinie  sagesse  deman- 
dait que  le  Christ,  après  sa  Résurrection,  se  montrât  à  ses  dis- 
ciples, qu'il  se  montrât  à  eux  dès  le  premier  jour  et  à  plusieurs 


QUESï,    LV.    —   DE   LA   MANIFESTATION   DE   LA    UÉSURRECTION.        617 

reprises,  ce  jour-là,  devant  renouveler  dans  la  suile  et  jusqu'au 
jour  de  son  Ascension,  ses  apparitions  tantôt  plus  intimes  et 
tantôt  plus  solennelles  ;  mais  non  qu'il  demeurât  continuelle- 
ment avec  eux  :  pour  que  tout  ensemble  leur  foi  en  la  vérité 
de  sa  Résurrection  se  trouvât  établie,  et  qu'ils  ne  courussent 
pas  le  risque  de  croire  que  la  nouvelle  vie  du  Christ  ressuscité 
était  la  même  que  celle  qui  était  la  sienne  avant  sa  Passion.  — 
Mais  convenait-il  que  le  Cbrisl  apparût  à  ses  disciples  sous 
une  autre  forme  que  sa  forme  véritable,  au  point  qu'ils  ne  pus- 
sent pas  le  reconnaître.  C'est  ce  qu'il  nous  laul  maintenant 
examiner;  et  tel  est  l'objet  de  l'ai  ticle  qui  suit. 


Article  IV. 

Si  le  Christ  devait  apparaître  aux  disciples 
sous  une  forme  étrangère? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  ne  devait 
point  apparaître  à  ses  disciples  sous  une  forme  étrangère  ».  — 
La  première  déclare  que  «  cela  seul  peut  apparaître  selon  la 
vérité,  qui  est.  Or,  dans  le  Christ  il  n'y  avait  qu'utie  forme.  Si 
donc  II  apparut  sous  une  autie  forme,  l'apparition  ne  fut  point 
vraie,  mais  feinte.  D'autre  part,  c'est  là  chose  impossible.  Car, 
ainsi  que  le  dit  saint  Augustin,  au  livre  des  Quatre-virujt-lrois 
Questions  (q.  xiv),  s'il  (rompe,  Il  n  est  plus  la  vérité.  Or,  le  Christ 
est  la  vérité.  Donc  il  semble  que  le  Christ  n'a  pas  du  apparaître 
sous  une  forme  étrangère  ».  —  La  seconde  objection  dit  que 
u  rien  ne  peut  apparaître  sous  une  forme  autre  que  celle  qu'il 
a,  si  les  yeux  de  ceux  qui  regardent  ne  sont  point  tenus  par 
certains  prestiges.  Or,  ces  soites  de  prestiges  étant  dus  aux  arts 
de  la  magie  ne  pouvaient  convenir  au  Clirist  ;  selon  cette  pa- 
role de  la  seconde  Épilve  aux  Corinthiens,  ch.  vi  (v,  i5)  :  Quel 
rapport  y  a  t-il  entre  le  Christ  et  Bélial?  Donc  il  semble  que  le 
Christ  n'a  pas  dû  apparaître  sous  une  forme  étrangère  ».  — 
La  troisième  objection  fait  observer  que  <i  comme  parla  Sainte 
Écriture  notre  foi  est  rendue   certaine,   de  même  les  disciples 


6l8  SOMMB    THÉOLOGIQUE. 

furent  rendus  certains  de  la  foi  de  la  Résurrection  par  les  appa- 
ritions du  Chiisl.  Or,  selon  que  le  dit  saint  Augustin  dans 
l'épître  à  Jérôme  (ch.  in),  si  l'on  admet  un  seul  mensonge  dans 
l'Ecrilure,  toute  l'autorité  de  l'Écriture  est  ruinée.  Donc,  si, 
même  dans  une  seule  de  ses  apparitions,  le  Christ  apparut  à 
ses  disciples  autrement  qu'il  était,  tout  ce  qui  aura  pu  être  vu 
par  eux,  apiès  la  Résurrection,  dans  le  Christ,  se  trouvera  in- 
firmé. Et  c'est  là  chose  impossible.  Donc  le  Christ  n'a  pas  dû 
apparaître  »  même  une  seule  fois,  aux  disciples,  ((  sous  une 
forme  étrangère  ». 

L'argument  sed  ronlra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  en  saint  Marc, 
chapitre  dernier  (v.  12)  :  Après  ces  choses,  à  deux  d'entre  eux 
qui  cdlaient  au  bourg,  Il  se  montra  sous  une  autre  forme  ». 

\u  corps  de  l'article,  saint  Thomas  se  rapportant  au  sens  des 
déclarations  faites  dans  les  deux  précédents  articles,  rappelle 
que  «  comme  il  a  été  dit,  la  Résurrection  du  Christ  devait  être 
manifestée  aux  hommes  à  la  manière  dont  les  choses  divines 
leur  sont  révélées.  Or,  les  choses  divines  sont  connues  des 
hommes  selon  qu'ils  sont  diversement  affectés.  Car  ceux  dont 
l'esprit  est  bien  disposé  perçoivent  les  choses  divines  dans  leur 
vérité.  Ceux-là,  au  contraire,  dont  l'esprit  n'est  pas  bien  dis- 
posé perçoivent  les  choses  divines  avec  un  certain  mélange  de 
doute  ou  d'erreur,  attendu  que  Chomine  animal  ne  perçoit  pas 
les  choses  de  Dieu,  comme  il  est  dit  dans  la  première  Epître  aux 
Corinthiens,  ch.  n  (v.  i4).  El  voilà  pourquoi,  à  quelques-uns 
qui  étaient  disposés  à  croire,  le  Christ  apparut,  après  sa  Résur- 
rection, sous  sa  forme  vraie;  mais  II  apparut  sous  une  forme 
étrangère,  à  ceux  qui  paraissaient  déjà  tiédir  à  l'endroit  de  la 
foi  ;  car  ils  disaient  :  Nous  espérions  que  c'était  Lui  qui  devait 
racheter  Israël.  Aussi  bien  saint  Crégoire  dit  dans  l'homélie 
(XXIII,  sur  l'Évangile),  qu'Use  montra  tel  à  leurs  yeux  qu'il  étcdl 
dans  leur  esprit.  Par  cela,  en  effet,  qu7/  était  encore  dans  leur 
esprit  étranger  à  la  Joi,  Il  feignit  d'aller  plus  loin,  comme  s'il  était, 
en  effet,  pour  eux  un  étranger  ». 

L'ad  primum  réyiond  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin,  au 
livre  des  Questions  sur  les  Évangiles  (liv.  H,  q.  li),  ce  n'est  pas 
tout  ce  que  nous  feignons,  qui  est  mensonge.  Mais  quand  nous 


QUEST,    LV.    —   DE   LA   MAMFESTATIOIN    DE   LA   UÉSURRECTION .        G  l  () 

feignons  ce  qui  ne  signifie  rien,  c'est  alors  qail  y  a  mensonge. 
Quand  noire  fiction  se  rapporte  à  une  chose  signifiée,  dans  ce  cas, 
il  n'y  a  point  mensonge,  mais  figure  ou  symbole  de  vérité.  Sans 
cela,  tout  ce  qui  est  dit  en  style  figuré  par  les  sages  et  les  saints 
ou  aussi  par  le  Seigneur  Lui-même,  serait  tenu  pour  mensonge, 
puisque  selon  le  sens  ordinaire,  il  n'y  a  pas  de  vérité  dans  ces  sym- 
boles. Et,  de  même  qu'on  use  de  signes,  dans  ces  fictions,  pareil- 
lement on  use  d'actes,  sans  qu'il  y  ait  mensonge,  en  vue  de  signi- 
fier quelque  chose.  Or,  il  en  fut  ainsi  dans  le  cas  présent,  comme 
il  a  été  dit  »  (au  corps  de  l'article). 

L'ad  secundum  en  appelle  encore  à  «  saint  Augustin,  dans  le 
livre  De  l'accord  des  Évangétistes  »  (liv.  III,  ch.  xxv,  n.  72),  où 
il  «  dit  que  le  Seigneur  pouvait  transformer  sa  chair  pour  qu'elle 
présentât^  vraiment  des  traits  autres  que  ceux  qu'ils  avaient  cou- 
tume de  voir  ;  puisque  aussi  bien,  avant  la  Passion,  Il  s'était  trans- 
figuré, sur  la  montagne,  an  point  que  sa  face  brillait  comme  le  so- 
leil. Mais  il  n'en  fut  pas  ainsi  dans  le  cas  dont  il  s'agit.  Car  il  n'est 
pas  hors  de  propos  de  croire  que  cet  empêchement  (/ui  était  sur  leurs 
yeux  et  qui  ne  leur  permettait  pas  de  reconnaître  Jésus,  était  l'œu- 
vre de  Satan.  Aussi  bien,  dans  saint  Luc,  chapitre  deinier  (v.  iG), 
il  est  dit  que  leurs  yeux  étaient  tenus  pour  qu'ils  ne  le  reconnussent 
point  ».  —  On  aura  remarqué  cette  explication  donnée  par 
saint  Augustin  de  la  sorte  d'aveuglement  dos  deux  disciples. 

L'ad  tertiam  dit  que  «  cette  raison  donnée  par  l'objection  vau- 
drait, s'ils  n'avaient  pas  été  amenés  de  cet  aspect  étranger  à 
voir  dans  sa  vérité  ras})ecl  du  Christ.  Comme  le  note,  en  effet, 
saint  Augustin,  au  même  endroit  (cité  toutà  riicuie),  le  Christ 
permit  qa'Uen  fût  ainsi,  c'est-à-dire  que  leurs  yeux  fussent  tenus, 
jusqu'au  sacrement  du  pain,  afin  que  la  participation  à  l'unité  de 
son  corps  soit  montrée  être  le  remède  qui  enlève  l'obstacle  de  l'en- 
nemi de  manière  à  ce  que  le  Christ  puisse  être  reconnu.  Aussi 
bien  il  est  ajouté,  en  ce  même  endroit  (S.  Luc,  ch.  xxiv,  v,  01), 
que  leurs  yeux  furent  ouverts  et  qu'ils  le  reconnurent  :  non  pas 
qu'auparavant  ils  eussemt  marché,  les  yeux  fermés  ;  mais  il  y  avait 
quelque  chose  qui  ne  leur  permettait  pas  de  reconnaître  ce  qu'ils 
voyaient,  selon  qu'il  arrive  d'ordinaire  par  un  brouillard  on  quel- 
que humeur  ». 


<32(>  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Ce  fut  donc  par  une  sorte  de  demi  châtiment  que  le  Christ 
apparut  aux  deux  disciples  d'Emmaiis  sous  des  traits  qui  pour 
eux  n'étaient  point  les  siens.  Si,  dans  leur  cœur,  ils  n'avaient 
pas  faibli  ou  chancelé  en  ce  qui  était  de  la  foi  en  Jésus,  ils 
l'auraient  reconnu  tout  de  suite.  Car  II  était  vraiment  Lui- 
même.  D'ailleurs,  même  en  permettant  cette  illusion  momen- 
tanée, due  à  l'action  du  tentateur  qui  agissait  sur  eux,  le  Christ 
usait  envers  eux  d'une  souveraine  niiséricoriJe,  puisqu'il  allait 
peu  à  peu,  par  sa  présence  même  cachée,  les  libérer  de  l'obs- 
tacle qui  les  empêchait  de  le  reconnaître.  Et  II  voulait  montrer 
aussi,  par  ce  fait  symbolique,  que  la  Vérité  de  Dieu,  dans  l'or- 
dre surnaturel,  se  manifeste  aux  âmes  selon  qu'elles  s'y  trou- 
vent disposées.  —  Mais,  dans  cette  manfestation  de  sa  Résur- 
rection, ainsi  diversement  graduée  selon  que  le  demandait  la 
disposition  diverse  de  ceux  à  qui  elle  s'adressait,  convenait-il 
que  le  Christ  usât  de  preuves  ou  d'arguments,  à  l'effet  de 
convaincre  ceux  à  qui  II  se  manifestait.  C'est  ce  qu'il  nous 
faut  maintenant  examiner;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui 
suit. 

Article   V. 

Si  le  Christ  devait  faire  éclater  la  vérité  de  sa  Résurrection 
par  des  arguments? 

Trois  objections  veulent  j)rouver  (jue  «  le  Christ  ne  devait 
point  faire  éclater-  la  vérité  de  sa  Késurrrclion  par  des  argu- 
ments 1).  —  La  première  cite  le  mot  do  «  saint  Ambroise  »  (De 
In  Foi,  liv.  I,  ch.  v,  n.  (S'4),  où  il  «  dit  :  Enlèue  les  arguments, 
Ih  on  lu  C/ierc/ics  la  Joi.  Or,  à  l'endroit  de  la  Résurrection  du 
Christ,  c'est  la  foi  que  l'on  cherche.  Donc  il  ne  doit  pas  y  avoir 
place  pour  les  arguments  .).  —  La  seconde  objection  en  ap- 
pelle au  mot  de  a  saint  Grégoire  »  (hom.  XXVI,  sur  r Évan- 
gile), où  il  est  «  dit  :  La  foi  na  pltis  de  mcrlle,  si  la  raison 
humaine  lui  fournil  des  preuves.  Or,  il  n'appartenait  pas  au 
Christ  de  diminuer  le  mérite  de  la  foi.  Donc  il  ne  lui  appar- 
tenait pas    de   confirmer  par    des  arguments    la   vérité  de   la 


QUEST.    LV.    —    Dli    LA   MAMFEâTATlON    DK    LA    RESLRRECTION.         62  I 

Résurrection  ».  —  La  troisième  objection  dit  que  «  le  Christ 
est  venu  dans  le  monde  afin  que  par  Lui  les  hommes  obtien- 
nent la  béatitude;  selon  cette  parole  marquée  en  saint  Jean, 
ch.  X  (v.  10)  :  Je  suis  venu  afin  qu'ils  alenl  la  vie  cl  quils  C  aient 
surabundamnienl.  Or,  par  ces  sortes  de  démonslralions  d'argu- 
ments il  semble  qu'est  mis  obstacle  à  la  béalilude  des  hommes. 
Il  est  dit,  en  efl'et,  en  saint  Jean,  ch.  xx  (v.  29).  de  la  bouche 
du  Seigneur  Lui-même  :  Bienlieureux  ceux  qui  nont  point  vu  et 
qui  ont  cru.  Donc  il  semble  que  le  Christ  n'aurait  point  du  ma- 
nifester sa  Résurrection  par  des  arguments  ». 

L'argument  sed  contra  est  le  texte  formel  du  livre  des  Actes, 
ch.  I  (v.  3),  où  «  il  est  dit  que  le  Christ  apparut  aux  disciples 
pendant  quarante  Jours,  en  de  multiples  arguments,  leur  parlant 
du  Royaume  de  Dieu  » . 

Au  corps  de  l'arlicle,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  l'ar- 
gument se  dit  dans  un  double  sens.  Quelquefois  il  signifie 
toute  raison  qui  J ail  foi  en  chose  douteuse  (Cicéron,  Topiques, 
ch.  II,  n.  6).  D'autre  fois,  on  appelle  argument  un  signe  sen- 
sible qui  est  donné  pour  manifester  quelque  vérité  ;  et  c'isl 
ainsi  que  même  Arislote  use  quelquefois  dans  ses  livres  du  niol 
argument  (cf.  Premiers  Analytiques,  liv.  II,  ch.  xxix,  n.  10; 
Rhétorique,  liv.  I,  ch.  11,  n.  iG  elsuiv.).  —  A  prendre  le  mol 
argument  dans  le  premier  sens,  le  Christ  ne  prouva  point  aux 
disciples  sa  Résurrection  par  des  arguments.  C'est  qu'en  efl'ct, 
une  telle  preuve  argumenlative  procède  de  certains  principes: 
lesquels,  s'ils  n'étaient  point  connus  des  disciples,  ne  pouvaient 
rien  leur  manifestei",  car  une  chose  inconnue  ne  peut  pas  en 
faire  connaître  une  autre;  et  s'ils  étaient  connus  d'eux,  ils  ne 
dépassaient  point  la  raison  humaine,  d'où  il  suit  qu'ils  n'avaient 
point  d'efficacité  pour  élablii-  la  foi  de  la  Résurrection,  qui  est 
au-dessus  de  la  raison  humaine  :  il  faut,  en  effet,  que  les  prin- 
cipes soient  du  même  genre  que  la  chose  à  établir,  ainsi  qu'il 
est  dit  au  premier  livre  des  Seconds  Analytiques  (ch.  vu  ;  de 
S.  Th.,  leç.  i5).  En  ce  sens,  le  Christ  prouve  aux  disciples  sa 
Résurrection  »,  non  point  par  des  arguments  tirés  de  la  raison 
humaine,  mais  «  par  l'autorité  de  l'Ecriture  Sainte,  qui  est  le 
fondement  de  la  foi,  lorsqu'il  dit  :  Il  Jaut  que  soit  accompli  tout 


622  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

ce  qui  esl  écril  de  moi  dans  la  loi  el  les  psaumes  el  les  prophètes, 
ainsi  qu'on  le  trouve  en  saint  Luc,  chapitre  dernier  (v.  44  et 
suiv.).  —  Mais,  à  prendre  l'argurnent  dans  le  second  sens,  de 
celle  sorte  le  Christ  esl  dit  avoir  fait  éclater  sa  Résurrection 
par  des  arguments,  pour  autant  que  par  des  signes  souverai- 
nementévidenls  11  montre  qu'il  était  véritablement  ressuscité. 
Aussi  bien,  dans  le  grec,  là  où  nous  avons  »,  pour  le  texte  du 
livre  des  Acles,  «  en  de  nombreux  arguments,  au  lieu  d'argu- 
ment, on  lit  T£xaY|Ctc'.,:,  qui  veut  dire  signe  évident  pour  prouver. 
Ces  signes,  le  Christ  les  montra  à  ses  disciples,  pour  deux  rai- 
sons. D'abord,  parce  que  leurs  cœurs  n'étaient  point  disposés 
à  accepter  facilement  la  foi  de  la  Résurrection  »,  comme  en 
témoigne  le  récit  des  Évangélisles.  ((  Et  aussi  bien  le  Christ  leur 
dit,  en  saint  Luc,  chapitre  dernier  (v.  25)  :  0  insensés  et  lents  à 
croire!  Et,  en  saint  Marc,  chapitre  dernier  (v.  i/j),  //  leur  re- 
procha leur  incrédulité  et  la  dureté  de  leur  cœur.  Ensuite,  afin 
que  par  ces  sortes  de  signes  qui  leur  étaient  montrés,  leur  témoi- 
gnage fût  rendu  plus  efficace;  selon  cette  parole  de  la  première 
épîlre  de  saint  Jean,  ch.  i  (v.  i,  2)  :  Ce  que  nous  avons  vu  et 
entendu  et  que  nos  mains  ont  touché,  c'est  cela  dont  nous  rendons 
témoignage  ». 

Quand  on  parle  de  la  foi  de  la  Résurrection  el  des  preuves 
qui  l'établissent,  il  faut  distinguer  soigneusement  deux  choses: 
ce  qu'il  y  a  de  surnaturel  el  de  formellement  divin  dans  la 
Résurrection,  c'est-à-dire  son  caractère  de  résurrection  glo- 
rieuse, amenant  le  Christ  à  une  vie  nouvelle  qui  est  l'épanouis- 
sement connaturel  de  l'âme  glorifiée  jouissant  de  la  vision  de 
Dieu;  et  ce  qu'il  y  a  d'accessible  aux  sens  des  hommes  selon 
qu'ils  vivent  de  la  vie  présente  sur  cette  terre.  Le  premier  de 
ces  deux  caractères  est  ce  qui  relève  de  la  foi  dans  la  Résurrec- 
tion du  Christ;  et  qui,  par  conséquent,  ne  saurait  être  accessi- 
ble à  la  raison  de  l'homme  vivant  de  la  vie  présente.  Que  le 
Christ  soit  ressuscité  d'une  telle  résurrection,  les  disciples  n'ont 
pu  le  savoir,  le  connaître,  que  par  le  témoignage  des  Écritures, 
invoqué  devant  eux  par  Jésus  Lui-même;  nullement  par  des 
raisons  d'ordre  humain,  que  le  Christ  leur  aurait  données. 
Mais  le  second  aspect  de  la  Résurrection  du  Christ  n'avait  rien 


QUEST.    LV.    —    DE    LA   MANIFESTATION   DE   LA    RESURRECTION.        628 

qui  ne  pût  tomber  sous  les  sens  des  disciples.  Us  l'avaient  vu 
mort;  ils  le  voyaient  de  nouveau  vivant  ;  il  élait  donc  nnanifeste 
pour  eux  qu'il  était  ressuscité,  c'est-à-dire  vivant  de  nouveau, 
après  qu'il  avait  été  mort.  C'est  pour  leur  donner  {'évidence  de 
la  Résurrection,  ainsi  comprise,  que  le  Christ  s'est  montré  à 
eux  comme  II  l'a  fait  :  une  telle  évidence  est  parfaitement 
compatible  avec  la  foi  ;  car  elle  ne  porte  pas  sur  le  même  ob- 
jet :  l'évidence  porte  sur  le  fait  du  retour  à  la  vie  ;  la  foi,  sur 
la  nature  ou  le  caractère  surnaturel  et  transcendant  de  cette 
vie  nouvelle  qui  est  celle  du  Christ  retourné  à  la  vie. 

Vad  primiim  dit  que  a  saint  Âmbroise  parle,  dans  ce  texte 
que  citait  l'objection,  des  arguments  qui  concluent  dans  le 
sens  de  la  raison  humaine;  et  ces  arguments,  en  effet,  n'ont 
pas  de  valeur  pour  montrer  les  choses  qui  relèvent  de  la  foi, 
ainsi  qu'il  a  été  dit  »>  (au  corps   de  l'article). 

Vad  secundam  fait  observer  que  «  le  mérite  de  la  foi  vient 
de  ce  que  l'homme,  sur  l'ordre  de  Dieu,  croit  ce  que  la  raison 
ne  voit  pas.  Il  suit  de  là  que  cette  raison  seule  exclut  le  mérite, 
qui  fait  voir  par  la  science  ce  qui  est  proposé  à  croire.  Et  c'est 
la  raison  démonstrative  ».  Dans  ce  cas,  en  effet,  il  n'y  a  plus 
le  mérite  d'adhérer  à  une  vérité  sur  la  seule  proposition  de 
Dieu,  puisque  la  raison  démontre  cette  vérité.  «  Mais  ce  ne 
furent  point  ces  sortes  de  raisons  «jue  le  Christ  apporta  à  l'effet 
de  manifester  sa  Résurrection  ». 

h'ad  lerliam  précise,  à  nouveau,  que  «  comme  il  vient  d'être 
dit  {ad  '2"'"),  le  mérite  de  la  béatitude  que  cause  la  foi  n'est 
totalement  exclu  que  si  l'homme  ne  voulait  croire  »  ou  admet- 
tre (I  que  ce  qu'il  verrait;  mais  que  quelqu'un  ne  croie  ce 
qu'il  ne  voit  pas,  que  sur  certains  signes  vus,  ceci  n'exclut 
pas  totalement  la  foi  ni  son  mérite.  C'est  ainsi  que  Thomas,  à 
qui  il  fut  dit  ;  Parce  que  tu  m'as  va,  ta  as  cra,  vit  une  chose  et 
en  crut  une  autre  :  il  vit  les  blessures;  et  il  crut  Dieu.  Tou- 
tefois, celui  qui  ne  requiert  pas  ces  sortes  de  secours  pour 
croire,  a  une  foi  plus  parfaite.  Et  c'est  pourquoi,  voulant  re- 
prendre le  défaut  de  la  foi  en  quelques-uns,  le  Seigneur  dit,  en 
saint  Jean,  ch.  iv  (v.  48)  :  Si  vous  ne  voyez  pas  des  signes  et  des 
prodiges,  vous  ne  croyez  pas.  Et,  d'après  cela,  on  peut  entendre 


62/1  SOMMR    THÉOLOOÎOUE. 

que  ceux  qui  sont  d'un  cœur  si  prompt  et  si  disposé  à  croire, 
quand  Dieu  parle,  qu'ils  ne  requièrent  point  des  signes  tombant 
sous  leurs  sens,  sont  bienheureux  par  rapport  à  ceux  qui  ne 
croient  que  s'ils  voient  ces  sortes  de  signes  ».  —  La  parole  du 
Christ  que  citait  l'objection  et  qui  fut  dite  à  l'occasion  de  l'in- 
crédulité première  de  l'Apôtre  Thomas,  ne  doit  pas  s'entendre 
en  ce  sens  que  la  foi,  pour  garder  tout  son  mérite,  ne  doive 
reposer  sur  aucun  motif  ou  aucune  évidence.  Bien  au  con- 
traire, toute  foi,  pour  être  raisonnable,  demande  à  être  appuyée 
sur  quelque  évidence.  Mais  il  y  a  ou  il  peut  y  avoir,  même 
dans  ce  sens,  des  exigences  outrées.  Et  c'était  le  cas  de  l'Âpôtre 
Thomas.  Il  aurait  dû  se  rendre  au  témoignage  des  autres  Apô- 
tres et  des  saintes  femmes,  lui  annonçant  la  Résurrection  du 
Christ.  Ne  vouloir  se  rendre  que  quand  il  aurait  vu  lui-même 
était  une  exigence  déraisonnable  :  elle  pouvait  témoigner  d'un 
esprit  positif  et  peu  porté  à  la  crédulité;  mais  elle  prouvait 
aussi  que  cet  esprit  n'allait  pas  à  la  vérité  avec  assez  de  sim- 
plicité. Tout  esprit  sage  doit  se  rendre  compte  avant  de  croire  : 
c'est  de  la  prudence  ou  de  la  saine  critique.  Mais  ne  vouloir  se 
rendre  qu'à  un  certain  rafïînement  de  preuves,  non  nécessaires 
en  soi,  c'est  sortir  de  la  saine  critique  poui- tomber  dans  l'excès 
d'une  hypercritique  blâmable. 

Il  était  à  propos  que  le  Christ  donnât  à  ceux  qui  devaient 
èlre  les  témoins  de  sa  Résurrection,  des  preuves  de  cette  Résur- 
rection. Il  fallait  qu'ils  fussent  eux-mêmes  convaincus,  pour 
pouvoir  convaincre  les  autres.  —  Mais,  précisément,  une  der- 
nière question  se  pose,  à  ce  sujet.  Et  c'est  desavoir  si  les  preu- 
ves données  par  le  Christ  à  ses  disciples  étaient  de  nature  à 
les  convaincre.  Étaient-elles  suffisantes  pour  cela  ?  Question 
importante  au  plus  haut  point  ;  puisque,  nous  le  savons,  toute 
la  foi  chrétienne  repose  sur  la  foi  en  la  Résurrection  du  Christ; 
et  cette  foi  en  la  Résurrection  repose  elle-même  tout  entière 
sur  le  témoignage  de  ceux  à  qui  le  Christ  a  donné  les  preuves 
dont  nous  nous  enquérons.  — Saint  Thomas  va  nous  répondre 
à  l'article  qui  suit. 


QUËST.    LV.    —   DE   LA   M ViVIFE STATION    DE   LA    RESURRECTION.        625 


Article  VI. 

Si  les  arguments  que  le  Christ  présenta  manifestèrent 
suffisamment  la  vérité  de  sa  Résurrection? 


Nous  avons  ici  cinq  objections'.  Elles  veulent  prouver  que 
((  les  arguments  que  le  Christ  présenta  ne  manifestèrent  pas 
suffisamment  la  vérité  de  sa  Résurrection  ».  —  La  première 
déclare  que  «  le  Christ  ne  montra  rien  à  ses  disciples,  après  la 
Résurrection,  que  les  anges  aussi,  apparaissant  aux  hommes, 
n'eussent  montré  on  n'eussent  pu  montrer.  Car  les  anges,  fré- 
quemment, se  montrèrent  aux  hommes  sous  une  forme  hu- 
maine, et  avec  eux  ils  parlaient,  ils  vivaient,  ils  mangeaient 
comme  s'ils  eussent  été  des  hommes  véritables  :  comme  on  le 
voit,  dans  la  Genèse,  ch.  xviii,  des  anges  que  reçut  Abraham 
et  à  qui  il  donna  l'hospitalité;  et  dans  le  livre  de  Tobie,  de 
l'ange  qui  conduisit  el  ramena  »  le  jeune  homme.  «  Et,  cependant, 
les  anges  n'ont  point  de  véritables  corps  qui  leur  soient  unis 
naturellement  :  chose  requise  pour  la  résurrection.  Donc  les 
signes  que  le  Christ  donna  à  ses  disciples  ne  furent  pas  suffi- 
sants pour  manifester  sa  Résurrection  )).  —  La  seconde  objec- 
tion arguë  de  ce  que  «  le  Christ  ressuscita  d'une  résurrection 
glorieuse,  c'est-à-dire  ayant  ensemble  la  nature  humaine  avec 
la  gloire.  Or,  le  Christ  montra  à  ses  disciples  certaines  choses 
qui  semblent  contraires  à  la  nature  humaine;  comme  de  dis- 
pnrailre  à  leurs  yeux,  ou  d'entrer  les  portes  étant  closes.  D'autres 
choses,  par  contre,  semblent  avoir  été  contraires  à  la  gloire  ; 
par  exemple,  qu'il  mangea  el  but;  qu'il  eut  les  cicatrices  des 

i.  La  cinquième  objection  manque  dans  la  plupart  des  manuscrits  el 
dans  certaines  éditions.  L'édition  léonine  elle-même  ne  l'a  mise  qu'en  note. 
Mais,  outre  que  toutes  les  éditions,  y  compris  l'édition  léonine,  portent, 
dans  le  texte,  un  ad  quinlum,  qui  suppose,  par  conséquent,  une  cinquième 
objection,  on  ne  voit  vraiment  pas  ce  qui  peut  arrêter  dans  l'acceptation 
pure  et  simple  du  texte  de  l'objection  cinquième  qu'on  trouve  en  marge 
du  Codex  P,  el  que  l'édition  de  \enise  (1767)  n'a  pas  hésité  à  mettre  dans 
son  texte. 

XVI.  —  La  Rédemption.  4o 


G26  SOMME    THEOLOGIQUÉ. 

blessures.  Donc  il  semble  que  ces  arguments  ne  turent  pas  suf- 
fisants, ni  à  propos,  pour  établir  la  foi  de  la  Résurrection  », 
—  La  troisième  objection  dit  que  «  le  corps  du  Christ  n'était 
point  tel,  après  la  Résurrectioi),  qu'il  put  être  touché  par  un 
homme  mortel  ;  et  aussi  bien  Lui-même  dit  à  Magdeleine,  en 
saint  Jean,  ch.  xx  (v.  17)  :  f^e  me  touche  point;  car  Je  ne  suis 
pas  encore  monté  vers  mon  Père.  Donc  il  n'était  pas  à  propos 
que  pour  manifester  la  vérité  de  sa  Résurrection,  11  se  prêtât 
Lui-même  à  ce  que  ses  disciples  le  touchent  et  le  palpent  ».  — 
La  quatrième  objection  fait  observer  que  «  parmi  les  dots  du 
corps  glorieux  semble  se  trouver  la  clarté  (cf.  Supplément, 
q.  85,  art.  i);  que,  cependant,  le  Christ,  dans  sa^  Résurrection, 
ne  montra  par  aucun  argument.  Donc  il  semble  que  ces  argu- 
ments furent  insuffisants  pour  montrer  la  qualité  de  la  Résur- 
rection du  Christ  ».  —  La  cinquième  objection  est  ainsi  for- 
mulée :  «  Les  anges,  donnés  comme  témoins  de  la  Résurrec- 
tion, semblent  être  convaincus  d'insuffisance  dans  leur  témoi- 
gnage, par  la  dissonance  même  des  Évangélistes  à  leur  sujet. 
Car,  en  saint  Matthieu,  l'ange  est  décrit  comme  étant  assis  sur 
la  pierre  roulée  d'auprès  du  monument,  tandis  qu'en  saint 
Marc  il  est  décrit  comme  ayant  été  vu  par  les  femmes  qui 
avaient  pénétré  à  l'intérieur  du  monument.  De  plus,  saint  Mat- 
thieu et  saint  Marc  parlent  d'un  ange,  saint  Jean  parle  de  deux 
qui  étaient  assis;  et  saint  Luc,  de  deux  qui  étaient  debout.  Il 
semble  donc  que  les  témoignages  de  la  Résurrection  ne  con- 
viennent pas  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  simplement  que  «  le  Christ, 
qui  est  la  Sagesse  de  Dieu  {i"  aux  Corinthiens,  ch.  i,  v.  24),  dis- 
pose toutes  choses  suavement  et  comme  il  convient,  ainsi  qu'il 
est  dit  au  livre  de  la  Sagssse,  ch.  vni  (v,  1)  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  le  Christ 
a  manifesté  sa  Résurrection  d'une  double  manière  :  par  le 
témoignage;  et  par  l'argument  ou  le  signe.  Et  chacune  de  ces 
deux  manifestations  fut,  dans  son  genre,  suffisante.  Il  a,  en 
efl'et,  usé  d'un  double  témoignage,  pour  manifester  sa  Résur- 
rection à  ses  disciples  ;  et  aucun  ne  peut  être  rejeté.  Le  premier 
fut  le  témoignage  des  anges  qui  annoncèrent  aux  femmes  la 


QUEST.    LV.    —    DE    LA   MANIFESTATION    DE   LA   RESURRECTION.        627 

Résurrection,  comme  on  le  voit  partons  les  Évangélistes.  L'au- 
tre fut  le  témoignage  des  Eciitures,  qu'il  présenta  Lui-même 
pour  démontrer  sa  Résurrection,  comme  il  est  dit  en  saint 
Luc,  chapitre  dernier  (v.  20  et  suiv,;  44  et  suiv.).  —  Les  argu- 
ments aussi  furent  suffisants  pour  montrer  que  la  Résurrection 
était  vraie,  et,  aussi,  glorieuse.  —  Que  la  Résurrection  était 
vraie,  Il  le  montra,  d'une  première  manière,  du  côté  du  corps. 
Et,  à  ce  sujet,  Il  montra  trois  choses  :  —  Premièrement,  que 
le  corps  était  vrai  et  résistant  ;  non  un  corps  fantastique,  ou 
gazeux,  comme  l'air.  Ce  qu'il  montra  en  donnant  son  corps  à 
palper.  Aussi  bien  II  dit  Lui-même,  en  saint  Luc,  chapitre  der- 
nier (v.  39)  :  Palpez  et  voye:  ;  un  esprit  n'a  point  chair  et  os, , 
comme  vous  voye:  que  fai.  —  Secondement,  Il  montra  que 
c'était  un  corps  humain,  leur  montrant  de  véritables  trails 
qu'ils  voyaient  de  leurs  yeux.  —  Troisièmement,  Il  leur  mon- 
tra que  c'était  le  même  corps  numérique  qu'il  avait  eu  aupa- 
ravant, en  leur  montrant  les  cicatrices  des  blessures.  Aussi  bien 
lisons-nous,  dans  saint  Luc,  chapitre  dernier  (v.  38,  39),  qu  II 
leur  dit  :  \^oye:  mes  mains  et  mes  pieds  :  Je  suis  bien  moi-même. 
—  D'une  seconde  manière,  Il  leur  montra  la  vérité  de  sa  Résur- 
rection du  côté  de  l'âme  unie  de  nouveau  à  son  corps.  Ce  qu'il 
montra  par  les  opérations  du  triple  genre  de  vie  »  propre  à  l'âme 
humaine.  —  «  D'abord,  par  l'opération  de  la  vie  nutritive  : 
dans  le  fait,  qu'il  mangea  et  but  avec  ses  disciples,  comme 
nous  le  lisons  au  chapitre  dernier  de  saint  Luc  (v.  3o,  43).  — 
Secondement,  par  les  opérations  de  la  vie  sensitive  :  en  ce  qu'il 
répondait  à  ses  disciples  qui  l'interrogeaient  (S.  Jean,  ch.  xxi, 
v.  21,  22;  Actes,  ch.  I,  V.  6  et  suiv.);  qu'il  les  saluait  présents 
(S,  Luc,  ch.  XXIV,  V.  36;  S.  Jean,  ch.  xx,  v.  10,  26)  :  par  où 
Il  montrait  qu'il  voyait  et  qu'il  entendait.  —  Troisièmement, 
par  les  opérations  de  la  vie  intellective  :  en  ce  qu'ils  conver- 
saient avec  Lui  et  qu'ils  discouraient  des  Écritures  (S.  Luc, 
ch.  XXIV,  V.  i5  et  suiv.;  44  et  suiv.;  Actes,  ch.  i,  v.  3).  —  Et, 
pour  que  rien  ne  manquât  à  la  perfection  de  la  manifestation, 
Il  montra  aussi  qu'il  avait  la  nature  divine,  par  le  miracle  qu'il 
fît  dans  la  capture  des  poissons  (S.  Jean,  ch.  xxi,  v.  6)  ;  et,  plus 
tard,  en  ce  que,  sous   leurs  yeux.   Il   monta   au  ciel   (S.  Luc, 


628  SOMME    THÉOLOGIQUte. 

ch.  XXIV,  V.  5i  ;  Actes,  ch.  vu,  v.  9),  parce  que,  comme  il  est 
dit  en  saint  Jean,  ch.  m  (v.  i3).  Nul  ne  monte  au  ciel,  si  ce  nest 
Celui  qui  est  descendu  du  ciel,  le  Fils  de  l'homme,  qui  est  au  ciel. 
—  Pareillement,  11  montra  à  ses  disciples  la  gloire  de  sa  Résur- 
reclion,  parle  faitqu'll  entra  vers  eux,  les  portes  closes  (S.  Jean, 
ch.  XX,  v.  26)  ;  selon  que  saint  Grégoire  le  dît,  dans  son  homé- 
lie (XXVI,  sur  rÉvangile)  :  Le  Seigneur  donna  à  palper  sa  chair 
qu'il  avait  introduite,  les  portes  closes,  pour  montrer  que  son 
corps  était  de  même  nature  mais  d'une  autre  gloire.  —  De  même 
encore,  il  appartenait  à  la  propriété  de  la  gloire,  qu7/  disparût 
subitement  de  leurs  yeux,  comme  il  est  dit  en  saint  Luc,  chapi- 
tre dernier  (v.  3i);  car  il  montrait  par  là  qu'il  était  en  son 
pouvoir  d'être  vu  et  de  ne  pas  être  vu  ;  ce  qui  appartient  à  la 
condition  du  corps  glorieux,  comme  il  a  été  dit  plus  haut  » 
(q.  54,  art.  1,  ad  2""";  art.  2,  ad  /"'").  —  Quand  nous  disons 
qu'il  montra  que  sa  Résurrection  était  glorieuse,  cela  ne  veut 
point  signifier  que  les  disciples  virent  la  nature  du  corps  glorifié 
selon  qu'elle  est  en  elle-même  et  dans  ses  rapports  avec  la  gloire 
de  l'âme  jouissant  de  la  vision  béatifique  :  de  ce  chef,  nous 
l'avons  dit,  la  Résurrection  du  Christ  était,  pour  les  disciples, 
un  objet  de  foi,  comme  l'était  aussi  la  divinté  du  Christ,  en 
elle-même.  Mais,  par  les  arguments  qui  étaient  donnés,  ils 
voyaient  qu'il  fallait  admettre  qu'il  y  avait,  dans  le  Christ  res- 
suscité, d'autres  qualités  que  celles  de  la  vie  présente,  qui  est 
la  nôtre,  et  une  autre  nature  que  la  seule  nature  humaine  exis- 
tant dans  les  êtres  purement  hommes;  sans  voir  le  comment 
ou  la  nature  intime,  soit  de  la  gloire  du  corps,  soit  de  la  divi- 
nité présente  dans  le  Christ. 

Il  serait  difficile  de  trouver,  en  moins  de  paroles,  mis  dans 
un  relief  plus  saisissant,  l'ensemble  des  preuves  données  par 
le  Christ  au  sujet  de  sa  Résurrection,  qui,  prises  ainsi  dans 
leur  ensemble,  ne  laissent  plus  de  place  à  l'hésitation  ou  au 
doute,  et  font  un  devoir  imprescriptible,  pour  tout  esprit  droit 
et  apte  à  les  saisir,  de  donner  son  assentiment  le  plus  motivé 
et  le  plus  inébranlable.  —  INous  avons  dit  ces  preuves  prises 
dans  leur  ensemble.  Car, 

L'ad  primum  nous  avertit  que  d  ces  preuves  prises  isolément 


OUEST.    LV.    —    DE   LA   MAMFESTATION    DE   LA    KESURHECTION .        629 

ne  sulFisaient  point  à  manifester  la  Résurrection  du  Christ; 
mais,  prises  toutes  ensemble,  elles  manifestent  cette  Résurrec- 
tion dune  manière  parfaite  »,  sans  laisser  place,  nous  l'avons 
dit,  à  aucun  doute  plausible  ou  à  aucune  hésitation  raisonnable 
de  l'esprit;  «  surtout,  fait  remarquer  saint  Thomas,  en  raison 
du  témoignage  des  Écritures,  et  des  paroles  des  anges,  et  de 
l'affirmation  du  Christ  confirmée  par  les*  miracles  ».  — Quant 
à  la  diffîcultée  tirée  des  apparitions  d'anges  dans  l'Ancien  Tes- 
tament, saint  Thomas  fait  remarquer  que  d  ces  anges  qui  ap- 
raissaienln'atïirmaienlpointqu'ils  fussent  des  hommes  ;  comme 
le  Christ  affirmait  qu'il  était  homme  »,  ayant  un  corps  sem- 
blable au  nôtre  et  le  même  corps  qui  était  le  sien  avant  de 
subir  la  Passion.  —  Pour  ce  qui  est  du  fait  que  les  anges 
aussi,  qui  étaient  apparus  à  Abraham  et  à  Tobie,  avaient  mangé 
et  bu,  comme  le  Christ,  saint  Thomas  nous  avertit  que  c  c'est 
autrement  que  le  Christ  mangea  »  et  but  avec  ses  disciples; 
«  et  autrement,  les  anges  »,  dans  les  apparitions  mentionnées. 
«  Par  cela,  en  effet,  que  les  corps  piis  par  les  anges  n'étaient 
point  des  corps  vivants  ou  animés,  ce  n'était  pas  une  véritable 
manducation,  bien  qu'il  y  eût  véritable  broiement  des  ali- 
ments et  passage  de  ces  aliments  dans  l'intérieur  du  corps  qu'ils 
avaient  pris;  aussi  bien  l'ange  même  dit  à  Tobie,  ch.  xii 
(v.  18,  19)  :  Quand  J'étais  avec  vous,  je  paraissais  manger  et 
boire;  mais  moi  fuse  d'un  aliment  invisible  ».  Ce  n'était  donc, 
au  témoignage  même  de  l'ange,  qu'une  apparence  de  mandu- 
cation, «  Pour  le  corps  du  Christ,  au  contraire,  parce  qu'il 
était  un  véritable  corps  vivant  ou  animé,  sa  manducation  fut 
véritable  »  :  elle  fut  véritablement  un  acte  de  vie  végétative, 
dans  le  corps  du  Christ  ressuscité.  «  Comme  le  dit,  en  effet, 
saint  Augustin,  au  livre  Xljl  de  la  Cité  de  Dieu  {ch.  xxn),  ce 
n'est  pas  le  pouvoir,  mais  bien  le  besoin  de  m<uiger,  qui  est  enlevé 
aux  corps  de  ceux  qui  sont  ressuscites.  Et  \oilà  pourquoi,  comme 
le  dit  le  vénérable  Bède  {sur  S.  Luc,  ch.  xxiv,  v.  /ji),  le  Christ 
mangea  pcw pouvoir,  non  par  besoin  ». 

Vad  secundum  déclare  que  «  comme  il  a  été  dit  (au  corps  de 
l'article),  certains  arguments  étaient  apportés  par  le  Christ 
pour  prouver  la  vérité  de  la  nature  humaine;  et  d'autres,  pour 


63o  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

prouver  la  gloire  du  Ressuscité.  Or,  la  condition  de  la  nature 
humaine,  selon  qu'on  la  considère  en  elle-même,  c'est-à-dire 
quant  à  son  état  présent,  est  contraire  à  la  condition  de  la 
gloire;  selon  cette  parole  de  la  première Épître  aux  Corinthiens, 
ch.  XV  (v.  43)  :  On  le  sème  clans  T infirmité;  et  il  ressuscitera 
dans  la  puissance.  De  là  vient  que  les  choses  qui  sont  appor- 
tées pour  montrer  la  Condition  de  la  gloire  semblent  être  con- 
traires à  la  nature,  non  point  purement  et  simplement,  mais 
selon  l'état  présent;  el  inversement.  Aussi  bien  saint  Grégoire 
dit,  dans  une  homélie  (XXVI,  sur  l'Évangile),  que  le  Seigneur 
montra  deux  choses  admirables,  et,  pour  la  raison  humaine,  Jort 
contraires,  alors  qa  après  sa  Résurrection  II  présenta  son  corps 
incorruptible  et  cependant  apte  à  être  palpé  ». 

Vad  tertiuni  répond  que  «.  comme  le  dit  saint  Augustin,  sur 
saint  Jean  (tr.  GXXl),  ce  que  le  Seigneur  dit  »  en  parlant  à 
Magdeleine  :  «  Ne  me  touche  point;  car  je  ne  suis  pas  encore 
remonté  à  mon  Père,  était  pour  figurer,  dans  cette  femme,  l'Église 
des  Gentils,  qui  ne  crut  au  Christ  qu'après  qu'il  fut  monté  vers 
son  Père.  Ou,  encore,  Jésus  voulut  que  l'on  crût  en  Lui,  c'est-à- 
dire  qu'on  le  touchât  spirituellement,  selon  que  Lui  et  le  Père  ne 
sont  qu'un.  C'est  qu'en  effet  le  Christ  monte  en  quelque  sorte  vers 
son  Père,  dans  le  sens  intime  de  celui  qui  a  progressé  Jusqu'à  le 
reconnaître  égal  au  Père.  Magdeleine,  au  contraire,  croyait 
encore  d'une  Jaçon  charnelle  en  Celui  qu'elle  pleurait  comme  un 
homme.  —  Quant  à  ce  qu'on  lit  ailleurs  (en  S.  Matthieu, 
ch.  xxviii,  V.  9),  que  Marie  le  toucha,  quand,  ensemble  avec  les 
autres  Jemmes  »,  au  sortir  du  jardin,  ((  elle  s'approcha  et  em- 
brassa ses  pieds,  cela  ne  fait  point  de  difficulté,  comme  le  dit 
Sévérien  (ou  plutôt  S.  Pierre  Ghrysologue,  Serm.  LXXVl); 
car,  dans  le  premier  cas,  il  s'agit  d'une  figure;  dans  le  second, 
de  la  réalité  présente  :  l'un  s'entend  de  la  grâce  divine;  l'autre, 
de  la  nature  humaine.  —  On  peut  dire  aussi,  avec  saint  Jean 
Chrysostome  (hom.  LXXXVl,  sur  S.  Jean),  que  cette  femme 
voulait  encore  traiter  avec  le  Christ  comme  avant  la  Passion. 
Dans  sa  joie,  en  effet,  elle  ne  concevait  rien  de  grand,  bien  que  la 
chair  du  Christ  Jùt  devenue,  par  la  Résurrection,  d'une  condition 
g^randement  meilleure.  Et  c'est  pourquoi  le  Ghrist  lui  dit  :  Je  ne 


QUEST.    LV.    —   DE   LA   MANIFESTATION   DE   LA   RESURRECTION.        63 1 

suis  pas  encore  nionlé  vers  mon  Père.  Comme  s'il  disait  :  A^é 
pense  pas  que  Je  mène  désormais  une  vie  terrestre.  Si  tu  me  vois 
encore  sur  la  terre,  c'est  que  je  ne  suis  pas  encore  monté  vers 
mon  Père;  mais  le  moment  est  proche  oh  je  vais  monter  vers  Lui. 
Aussi  bien  II  ajoute  :  Je  monte  vers  mon  Père  et  votre  Père  ».  — 
Toutes  ces  explications  sont  données  pour  expliquer  le  texte 
de  l'Évangile  selon  le  sens  du  Noli  me  tangere  :  Ne  me  touche 
point.  Le  texte  grec  se  prête  à  une  traduction  plus  simple,  et, 
semble-t-il,  plus  littérale.  Au  lieu  de  :  iVe  me  touche  point,  il 
faudrait  lire  :  I\e  me  retiens  pas.  Et  qu'en  elîet,  il  n'y  eut 
aucune  impossibilité  à  toucher  Jésus,  même  après  sa  Résur- 
rection, nous  en  avons  pour  preuve  le  double  fait  que  les 
saintes  femmes  embrassèrent  ses  pieds;  et  que  Lui-même 
invita  ses  disciples  à  palper  son  corps.  Tout  permet  donc  de 
supposer  que  Marie-Magdeleine,  quand  Jésus  eut  prononcé  son 
nom  et  qu'elle-même  s'écriait  :  Rabboni!  se  jeta  aux  pieds  de 
Jésus  et  qu'elle  les  tenait  embrassés,  ne  pouvant  plus  s'en 
détacher.  C'est  alors  que  Jésus,  après  un  moment,  lui  dit  : 
Ne  me  retiens  pas:  Je  ne  suis  pas  encore  remonté  à  mon  Père:  — 
comme  s'il  disait  :  Tu  me  retrouveras.  Maintenant,  va  vers  mes 
frères  et  dis-leur  :  Je  monte  à  mon  Père  et  votre  Père,  à  mon 
Dieu,  et  votre  Dieu.  —  Le  texte  grec  porte,  en  effet  :  y-Vi  [j-ou  x-ktou. 
qui  signifie,  à  la  lettre  :  ne  f attache  pas  à  moi,  au  point  de  me 
retenir,  de  ne  pas  vouloir  me  laisser.  Cette  traduction  lève 
toute  difficulté,  et  donne  un  sens  qui  s'iiarmonise  de  tout 
point  avec  le  contexte.  C'est  ainsi  que  nous  l'avions  donnée 
nous-mêrne,  au  deuxième  volume  de  Jésus-Christ  dans  lÉvan- 
gile,  p.  35i,  et  367). 

Vad  quartum  dit  que  «  comme  l'explique  saint  Augustin,  à 
Orosius  (Dialogue  LXV,  q.  xiv;  parmi  les  Œuvres  de  S.  Augus- 
tin), te  Seigneur  ressuscita  dans  une  chair  dotée  de  clarté;  toute- 
fois, Il  ne  voulut  point  apparaître  à  ses  disciples  dans  l'éclat  dé 
cette  dot  glorieuse,  parce  qu'ils  n'auraient  pu  fixer  de  leurs  yeux 
une  telle  clarté.  -Si,  en  effet,  avant  de  mourir  pour  nous  et  de 
ressusciter,  quand  Iljut  transfiguré  sur  la  montagne,  les  disciples 
ne  purent  pas  soutenir  sa  vue,  combien  plus  n  auraient-ils  pas  pu 
voir  le  Seigneur  dans  sa  chair  éblouissante  de  la  clarté  de  gloire.  — 


6o2  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Il  faut  aussi  considérer,  ajoute  saint  Thomas,  qu'après  la 
Résurrection,  le  Seigneur  voulait  surtout  montrer  qu'il  était 
le  même  qui  avait  été  mort.  Et  ceci  eût  pu  être  empêché 
grandement  s'il  leur  avait  montré  la  clarté  de  son  corps.  C'est 
qu'en  effet,  le  changement  qui  se  produit  dans  l'aspect  montre 
le  plus  la  diversité  de  ce  qui  est  vu;  parce  que  les  sensibles 
communs,  parmi  lesquels  se  trouvent  Vun  et  le  plusieurs, 
Videntique  et  le  divers,  relèvent  le  plus  du  sens  de  la  vue  »  : 
non  pas  que  le  sens  de  la  vue  suffise  absolument  à  connaître 
ces  sensibles  communs,  dont  le  propre  est  toujours  de  relever 
de  plusieurs  sens;  mais  parce  que,  dans  l'usage  de  la  vie  et 
quand  s'est  faite  l'éducation  des  sens,  celui  de  la  vue  est  le 
mieux  placé  pour  se  prononcer  à  leur  sujet.  «  Avant  la  Pas- 
sion, au  contraire,  de  peur  que  les  disciples  ne  vinssent  à 
mépriser  l'infirmité  de  cette  Passion,  le  Christ  se  proposait 
surtout  de  montrer  la  gloire  de  sa  majesté,  que  démontre  sur- 
tout la  clarté  du  corps.  Et  voilà  pourquoi,  avant  la  Passion, 
le  Christ  montra  d'avance  sa  gloire  par  la  clarté;  mais,  après 
la  Résurrection,  11  la  montre  par  d'autres  signes  ».  —  On  aura 
remarqué  combien  cette  observation  de  saint  Thomas  est  en 
harmonie  avec  le  mystère  du  Christ  dans  sa  double  manifes- 
tation, avant  et  après  la  Résurrection. 

Vadquintuni  fait  observer  que  u  comme  le  dit  saint  Augustin, 
au  livre  De  l'accorddes  Évangélistes  (liv.  111,  ch.  xxiv,  n.  67,  (J9), 
nous  pouvons  entendre  que  fange  unique,  vu  par  les  Jemmes,  est 
le  même  en  saint  Matthieu  et  en  saint  Marc,  pour  autant  que  ces 
femmes  étant  entrées  dans  le  monument,  là,  dans  un  espace  inter- 
médiaire, elles  virent  l'ange  assis  sur  la  pierre  du  monument, 
comme  le  dit  saint  Matthieu;  et  cela  revient  à  l'ange  assis  à  droite, 
dont  parte  saint  Marc.  Puis,  cdors  quelles  regardaient  à  l'inté- 
rieur du  monument ,  à  l'endroit  où  avait  été  déposé  le  corps  du 
Seigneur,  deux  autres  anges  furent  vus  par  elles,  d'abord  assis, 
comme  ledit  saint  Jean;  et,  ensuite,  parce  qu'ils  s'étaient  levés, 
elles  les  virent  debout,  comme  le  dit  saint  Luc  ».  —  Cette  ques- 
tion de  l'accord  des  Évangélistes,  au  sujet  de  l'apparition  des 
anges  au  tombeau,  est  une  des  plus  délicates.  Voici  comment 
nous  pensons  qu'elle  peut  se  résoudre,    —  L'ange  dont  parle 


QUEST.    LV.    —   DE    LA   MANIFESTATION    DE   LA    HÉSURHECTION .         633 

saint  Matthieu  comiiie  étant  assis  sur  la  pierre  roulée  de 
devant  le  monument  (S.  Matthieu,  eh.  xxviii,  v.  3,  'i),  n'a  pas 
été  vu,  au  moment  où  saint  Mattliieu  le  mentionne  assis  de  la 
sorte,  par  les  saintes  femmes.  Ce  moment  se  rapporte  à  ce  qui 
s'était  passé  lorsque  le  Christ  sortit,  plein  de  gloire,  de  son 
tombeau.  C'est  alors  que  l'ange  du  Seigneur  était  descendu  du 
ciel,  ébranlant  et  faisant  tout  trembler  autour  de  lui;  puis, 
roulant  la  pierre  du  sépulcre,  il  s'était  assis  dessus,  glaçant 
d'épouvante  les  malheureux  gardes  du  sanhédrin,  qui,  après 
êlre  restés  cfomme  morts,  devaient  ensuite,  quand  les  femmes 
dont  il  va  être  question  furent  parties,  se  rendre  dans  la  ville 
auprès  des  princes  des  prêtres  et  raconter  tout  ce  qui  s'était 
passé  (S.  Matthieu,  ch.  xxviii,  v.  2,  4,  n).  Donc,  ce  n'est  point 
des  saintes  femmes  que  les  Evangélistes  ont  eu  le  détail  rap- 
porté par  saint  Matthieu,  au  sujet  de  lange  assis  sur  la  pierre 
roulée  de  devant  le  monument.  Quand  les  saintes  femmes 
arrivèrent,  en  effet,  l'ange  n'était  plus  assis  sur  cette  pierre; 
ou,  du  moins,  elles  ne  le  virent  point.  A  ce  moment,  tout 
était  dans  le  calme.  Seule,  la  pierre  roulée  de  devant  la  porte 
du  monument  témoignait  que  quelque  chose  d'extraordinaire 
venait  de  se  passer.  Et  la  première  pensée  qui  dut  se  présenter 
à  l'esprit  des  saintes  femmes  fut  que  la  sépulture  de  leur  Maître 
avait  été  violée.  Cette  appréhension  ne  pouvait  que  s'affermir, 
quand,  étant  entrées  dans  le  monument,  elles  n'y  trouvèrent 
pas  le  corps  du  Seigneur  Jésus,  comme  le  rapporte  saint  Luc 
(ch.  XXIV,  V.  2,  3).  Évidemment,  jusqu'à  ce  moment,  elles 
n'ont  encore  vu  aucun  ange  au  tombeau.  Mais,  à  ce  moment 
précis  et  u  tandis  qu'elles  étaient  inquiètes  à  ce  sujet,  paru- 
rent près  d'elles  deux  hommes  aux  vêtements  éclatants  (S.  Luc, 
Ibid.,  V.  5).  Il  faut  remarquer  toutefois,  qu'à  ce  moment, 
Marie-Magdeleine  n'était  plus  là.  Plus  prompte  que  ses  com- 
pagnes et  plus  émue  que  les  autres  à  la  pensée  ^'une  profa- 
nation de  la  sépulture  du  divin  Ami,  elle  avait  couru  auprès 
de  Simon-Pierre  et  de  Jean,  pour  leur  annoncer  la  terrible 
nouvelle  (S.  Jean,  ch.  xx,  v.  2).  Ce  fut  en  l'absence  de  Mag- 
deleine,  que  les  autres  femmes,  restées  au  tombeau,  virent, 
à  l'intérieur  du   monument,  les  deux  anges  dont  parle  saint 


G3/j  SOMME    THÉOLOniQUE. 

Luc.  C'est  l'un  de  ces  deux  anges,  celui  qui  était  «  assis  à 
droite  »  (S.  Marc,  ch.  xvi,  v.  5),  qui  leur  adressa,  au  nom  de 
tous  les  deux,  les  paroles  rapportées  en  saint  Matthieu,  ch.  xxviii, 
V.  5-7,  et  en  saint  Marc,  ch.  xvi,  v.  6,  7,  et  en  saint  Luc, 
ch.  XXIV,  V.  5-7.  Quant  à  la  vision  des  deux  anges  dont  parle 
saint  Jean,  ch.  xx,  v.  ii-io,  elle  est  distincte  des  précédentes 
et  n'eut  lieu  que  pour  Marie-Magdeleine,  retournée  au  tombeau 
avec  Pierre  et  Jean,  après  le  départ  des  autres  femmes,  et  restée 
seule,  abîmée  dans  sa  douleur,  quand  les  deux  disciples, 
ayant  tout  inspecté  au  dedans  du  tombeau,  étaient  repartis, 
persuadés,  eux  aussi,  comme  le  disait  Magdeleine,  que  le  corps 
de  Jésus  avait  été  enlevé.  —  Ce  fut,  à  ce  moment,  et  après  sa 
réponse  aux  anges  du  tombeau  (S.  Jean,  v.  i3),  que  Magde- 
leine fut  gratifiée,  la  première  (S.  Marc,  ch.  xvi,  v.  9)  de  l'ap- 
parition de  Jésus,  qu'elle  ne  reconnut  pas  d'abord,  et  dont 
elle  ne  pouvait  se  détacher  ensuite  (S.  Jean,  ch.  xx,  v.  10-17). 
L'apparition  de  Jésus  aux  autres  femmes  n'eut  lieu  qu'ensuite, 
alors  que  sorties  du  jardin  et  se  rendant  à  la  ville  par  un  che- 
min où  elles  n'avaient  rencontré  ni  Magdeleine  ni  les  apôtres 
Pierre  et  Jean,  elles  allaient  s'acquitter  du  message  que  les 
anges  leur  avaient  donné  (S.  Matthieu,  ch.  xxviii,  v.  8-10). 
Les  choses  ainsi  entendues,  tout  s'harmonise  parfaitement 
dans  le  récit  des  Évangélistes.  Pour  plus  de  détails,  cf.  Jésus- 
Christ  dans  l'Évangile,  tom.  LI,  p.  3/j6-362, 

La  Résurrection  du  Christ  devait  être,  dans  l'ordre  du  salut 
des  hommes  parla  foi  au  mystère  de  l'Incarnation  rédemptive, 
le  fondement  de  tout.  C'est  par  elle  que  devait  être  rendue 
manifeste  à  tous  la  vérité  de  la  Personne  du  Rédempteur  en 
sa  double  nature  divine  et  humaine,  et  aussi  la  splendeur  de 
vie  nouvelle  qui  nous  était  promise  comme  fruit  de  sa  Rédemp- 
tion. Pour  cela,  il  fallait  évidemment  que  la  connaissance  de 
cette  Résurrection  avec  son  double  caractère  de  résurrection 
véritable  et  de  résurrection  glorieuse  put  arriver  d'une  ma- 
nière absolument  certaine  à  tous,  selon  l'économie  des  conseils 
de  Dieu  et  de  son  gouvernement.  Oi',  cette  économie  deman- 
dait que  la  Résurrection  ne  fût  pas  immédiatement  connue  de 


QUEST.    LV.    —   DE   LA    MANIFESTATION   DE    LA    RESURRECTION.        G35 

tous;  mais  qu'elle  fût  d'abord  manifestée  à  des  témoins  de 
choix,  lesquels  en  porteraient  la  nouvelle,  par  eux  ou  par  leurs 
successeurs,  à  tous  les  êtres  humains  jusqu'à  la  fin  des  temps. 
Encore  fallait-il  que  ces  témoins  choisis,  appartenant  au  monde 
humain  selon  le  cours  de  la  vie  présente,  fussent  instruits  de 
ce  grand  fait,  essentiellement  surnaturel  et  divin,  par  des  in- 
termédiaires appartenant  au  monde  des  esprits.  Du  reste,  et 
afin  que  leur  témoignage  eût  la  valeur  irrécusable  du  témoi- 
gnage appuyé  sur  le  contrôle  des  sens  de  la  vue,  de  l'ouïe,  du 
loucher  même,  dans  les  sujets  qui  le  rendraient,  le  Christ  res- 
suscité multiplia  les  preuves  avec  une  sorte  de  prodigalité  di- 
vine, ménageant  les  circonstances  d'une  façon  telle  que  les 
moins  disposés  à  se  rendre  et  à  accepter,  dans  sa  réalité  aveu- 
glante, un  fait  aussi  prodigieux,  comme  l'irréductible  Thomas 
Didyme,  seraient  forcés  de  tombera  genoux  et  de  s'écrier,  vain- 
cus par  l'évidence  :  Mon  Seigneur!  et  mon  Dieu! 

Après  avoir  étudié  la  Résurrection  du  Christ  en  elle-même, 
dans  sa  qualité  et  dans  sa  manifestation,  «  nous  devons  main- 
tenant l'étudier  dans  sa  causalité  ». 

C'est  l'objet  de  la  question  suivante. 


QLESTIOA    LYI 


DE  LA  CALSALtTE  DE  I.A  KÉSURRECTION   DU  CHRIST 


Cette  question  conipiend  deux  articles  : 

1"  Si  la  Résurrection  du  Christ  est  cause  de  notre  résurrection? 
3"  Si  elle  est  cause  de  notre  justification  ? 


Il  est  aisé  de  voir  que  ces  deux  articles  embrassent  tout,  dans 
l'ordre  de  nos  biens  surnaturels.  L'un,  en  effet,  regarde  la  con- 
sommation de  tous  nos  biens  par  la  résurrection  glorieuse; 
l'autre,  leur  commencement,  par  l'acquisition  de  la  grâce  qui 
nous  justifie.  —  Venons  tout  de  suite  à  l'article  premier. 


Article  Premier . 

Si  la  Résurrection  du  Christ  est  cause  de  la  résurrection 

des  corps? 

Quatre  objeclions  veulent  prouver  que  «  la  Résurrection  du 
Christ  n'est  point  cause  de  la  résurrection  des  corps  ».  —  La 
première  dit  que  »  si  l'on  pose  une  cause  suffisante  »  à  la  pro- 
duction d'un  effet,  «  il  est  nécessaire  que  l'effet  soit  posé.  Par 
conséquent,  si  la  Résurrection  tlu  Christ  est  la  cause  sutTisante 
de  la  résurrection  des  corps,  il  s'ensuit  qu'immédiatement, 
quand  le  Christ  ressuscita,  tous  les  morts  durent  ressusciter  »  ; 
ce  qui  ne  fut  pas.  d  Donc  la  Résurrection  du  Christ  n'est  point 
la  cause  de  la  résurrection  des  corps  ».  —  La  seconde  objection 
déclare  que  o  la  cause  de  la  résurrection  des  morts  est  la  jus- 
tice divine  ;  en  ce  sens  que  les  corps  doivent  ensemble  être 


QÙEST.    LVI.    —    CAUSALITÉ   DE   LA    UÉSURRECTION    DU    CHRIST.        687 

récompensés  ou  punis  avec  les  ùmes,  de  même  qu'ils  ont  com- 
muniqué avec  elles  dans  le  mérite  ou  le  péché,  ainsi  que  le  dit 
saint  Denys,  au  chapitre  dernier  de  la  Hiérarchie  Ecclésiastique 
(ch.  vu),  et  aussi  saint  Jean  Damascène,  au  livre  IV  {De  la  foi 
orthodoxe,  ch.  xxvii).  Or,  il  eût  été  nécessaire  que  la  justice  de 
Dieu  s'accomplisse,  même  si  le  Christ  n'était  pas  ressuscité. 
Donc,  même  si  le  Christ  n'était  pas  ressuscité,  les  morls  res- 
susciteraient. Ce  n'est  donc  pas  la  Résurrection  du  Christ,  qui 
est  la  cause  de  la  résurrection  des  morts  ».  —  La  troisième  ob- 
jection fait  observer  que  <(  si  la  Résurrection  du  Christ  était 
la  cause  de  la  résurrection  des  corps,  ou  elle  serait  la  cause 
exemplaire,  ou  la  cause  efficiente,  ou  la  cause  méritoire.  Elle 
n'est  point  la  cause  exemplaire.  Parce  que  c'est  Dieu  qui  opé- 
rera la  résurrection  des  corps;  selon  celte  parole  marquée  en 
saint  Jean,  ch.  v  (v.  21)  :  Le  Père  ressuscite  les  morts.  Et  Dieu 
n'a  pas  besoin  de  regarder,  quand  II  agit,  un  exemplaire  qui 
serait  hors  de  Lui.  Semblablemenl,  elle  n'est  point  la  cause 
efficiente.  La  cause  efficiente,  en  effet,  n'agit  que  par  contact, 
spirituel  ou  corporel.  Or,  il  est  manifeste  que  la  Résurrection 
du  Christ  n'agit  point  par  contact  corporel  sur  les  morls  qui 
ressusciteront,  à  cause  de  la  distance  du  temps  et  de  l'espace. 
Elle  n'agit  pas,  non  plus,  par  contact  spirituel,  lequel  se  fait 
par  la  foi  et  la  charité,  puisque  même  les  infidèles  et  les  pé- 
cheurs ressusciteront  aussi.  Enfin,  la  Résurrection  du  Christ 
n'est  point  la  cause  méritoire  de  la  résurrection  des  corps; 
parce  que  le  Christ,  quand  11  ressuscita,  n'était  déjà  plus  de 
cette  terre;  et,  par  suite,  Il  n'était  plus  dans  l'état  de  mériter. 
Il  suit  de  là  qu'en  aucune  manière  la  Résurrection  du  Christ 
ne  paraît  être  la  cause  de  notre  résurrection  ».  —  La  quatrième 
objection  part  de  ce  que  u  la  mort  étant  ta  privation  de  la  vie, 
il  semble  que  détruire  la  mort  n'est  rien  autre  que  ramener  la 
vie,  ce  qui  appartient  à  la  résurrection.  Or,  c'est  en  mourant 
que  le  Christ  a  déirait  notre  mort  (préface  du  temps  pascal). 
Donc  la  mort  du  Christ  est  la  cause  de  notre  résurrection;  et 
non  pas  sa  Résurrection  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  mot  de  «  la  glose  »,  qui,  «  sur 
cette  parole  de  la  première  É\)\lre  aux  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  12), 


638  SOMME    THEOLOGIQUE. 

si  l'on  prêche  du  Christ  qu'il  est  ressuscité  des  morts,  etc.,  dit  : 
Lui  qui  est  la  cause  efficiente  de  notre  résurrection  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  en  appelle  au  fameux 
principe,  emprunté  d'Aristole,  que  «  ce  qui  est  premier,  en  tout 
genre,  est  la  cause  de  ce  qui  vient  après,  comme  il  est  dit  au 
livre  II  des  Métaphysiques  (de  S.  Th.,  leç.  2;  la  formule  est 
d'Averroës,  commentant  le  texte  d'Aristole).  Or,  ce  qu'il  y  a  de 
premier,  dans  l'ordre  de  notre  résurrection,  c'est  la  Résurrec- 
tion du  Christ,  ainsi  qu'on  le  voit  par  ce  qui  a  été  dit  plus 
haut  (q.  53,  art.  3).  Il  s'ensuit  qu'il  faut  que  la  Résurrection 
du  Christ  soit  la  cause  de  notre  résurrection.  Et  c'est  ce  que 
l'Apôtre  dit,  dans  la  première  épître  aux  Corinthiens ,  ch.  xv 
(v.  20,  21)  :  Le  Christ  est  ressuscité  des  morts,  prémices  de  ceux 
qui  dorment;  car  c'est  par  un  homme  (Adam),  que  la  mort  existe, 
et  c'est  par  un  homme  (le  Christ),  qu'existe  la  résurrection  des 
morts.  —  Qu'il  en  soit  ainsi  »  poursuit  saint  Thomas,  «  c'est 
conforme  à  la  raison.  Car  le  principe  de  toute  vie  pour  l'homme 
est  le  Verbe  de  Dieu,  dont  il  est  dit,  dans  le  psaume  (xxxv, 
V.  10)  :  En  vous,  est  la  source  de  la  vie.  Et,  aussi  bien,  Lui- 
même  »,  le  Verbe  incarné,  «  dit,  en  saint  Jean,  ch.  v  (v.  21)  : 
Comme  le  Père  ressuscite  les  morts  et  les  vivifie,  de  même  le  Fils 
aussi  donne  la  vie  à  ceux  qu'il  veut.  D'autre  part,  l'ordre  natu- 
rel des  choses,  institué  par  Dieu,  a  ceci,  que  toute  cause  agit 
d'abord  en  ce  qui  est  le  plus  rapproché  d'elle,  et,  par  ce  pre- 
mier effet,  agit  ensuite  sur  ce  qui  est  plus  éloigné.  C'est  ainsi 
que  le  feu  »,  dont  le  lieu,  dans  la  physique  aristotélicienne, 
était  la  partie  supérieure  de  la  sphère  des  éléments,  ayant,  sous 
lui,  l'air,  puis  l'eau,  puis  la  terre,  «  chaulï'e  d'abord  l'air,  plus 
rapproché  de  lui,  par  lequel  il  chauff'e  ensuite  les  corps  plus 
distants;  et  Dieu  Lui-même  illumine  d'abord  les  substances  » 
des  purs  esprits  «  qui  sont  les  plus  rapprochées  de  Lui,  et,  par 
elles,  les  substances  »  spirituelles  «  plus  éloignées,  comme  le 
dit  saint  Denys,  au  chapitre  xni  de  la  Hiérarchie  Céleste.  Et 
voilà  pourquoi  le  Verbe  de  Dieu  a  d'abord  donné  la  vie  im- 
mortelle au  corps  qu'il  s'était  uni  »  personnellement  «  d'une 
union  naturelle,  et,  par  lui.  Il  opère  la  résurrection  en  tous  les 
autres  ». 


1 

QUEST.    LVr.    --    CAL'SALITÉ   DE    LA    IlÉSURRECTION    DU    CHRIST.        689 

Vad primam  fait  observer  que  «  comme  il  a  été  dit  (au  corps 
de  l'article),  la  Résurrection  du  Christ  est  la  cause  de  noire 
résurrection  par  la  vertu  du  Verbe  uni  »  au  corps  ressuscité. 
«  Or,  le  Verbe  agit  par  sa  volonté.  Il  suit  de  là  qu'il  n'est  point 
nécessaire  que  l'elVet  provienne  immédiatement,  mais  selon  la 
disposition  du  Verbe  de  Dieu,  selon  laquelle  il  faut  que  nous 
soyons  d'abord  conformes  au  Christ  souffrant  et  mourant, 
durant  celte  vie  passible  et  mortelle,  et  qu'ensuite  nous  par- 
venions à  participer  la  ressemblance  de  la  Résurrection  » ,  quand 
le  temps  de  l'épreuve  marqué  pour  tout  le  genre  humain  sera 
révolu. 

Vad  secundum  explique  que  «  la  justice  divine  est  la  cause 
première  de  notre  résurrection;  mais  la  Résurrection  du  Christ 
en  est  la  cause  seconde  et  quasi  instrumentale.  Or,  bien  que  la 
vertu  de  la  cause  principale  ne  soit  pas  déterminée  à  tel  ins- 
trument déterminé,  cependant  dès  là  qu'elle  agit  par  cet  ins- 
trument, cet  instrument  est  cause  de  l'effet.  Nous  dirons  donc 
que  lajustice  divine,  considérée  en  elle-même,  n'est  pas  obli- 
gée de  causer  notre  résurrection  par  la  Résurrection  du  Christ; 
et  Dieu  aurait  pu,  en  effet,  nous  délivrer  »  du  péché  et  de  la 
mort  «  d'une  autre  manière  que  par  la  Passion  et  la  mort  du 
Christ,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  (q.  46,  art.  2).  Mais,  dès 
là  cependant  que  Dieu  a  décrété  de  nous  délivrer  de  cette  façon, 
il  est  manifeste  que  la  Résurrection  du  Christ  est  cause  de  notre 
résurrection  ». 

Vad  terliam  déclare  que  «  la  Résurrection  du  Christ  n'est 
poifit  proprement  cause  méritoire  de  notre  résurrection;  mais 
elle  est  cause  efficiente  et  exemplaire.  Elle  est  cause  efficiente, 
pour  autant  que  l'humanité  du  Christ,  selon  laquelle  11  est 
ressuscité,  est,  d'une  certaine  manière,  l'instrument  de  la  divi- 
nité et  agit  dans  sa  vertu,  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (q.  i3, 
art.  2,  3;  q.  19,  art.  1;  q.  /13,  art.  2).  Et  c'est  pourquoi,  de 
même  que  les  autres  choses  que  le  Christ,  dans  son  humanité, 
à  faites  ou  souffeites,  en  vertu  de  sa  divinité,  nous  sont  salu- 
taires ,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  (q.  [\'6,  art.  6);  de  même 
aussi  la  Résurrection  du  Christ  est  cause  elliciente  de  notre 
résurrection  par  la  vertu  divine,  dont  c'est  le  propre  de  rend^^ 


(U|0  SOMME    THÉÔLOGIQUE. 

la  vie  aux  morts.  D'autre  part,  cette  vertu  »  divine  «  atteint, 
par  sa  présence,  tous  les  lieux  et  tous  les  temps.  Or,  ce  contact 
virtuel  suffit  pour  la  raison  d'un  tel  mode  de  cause  efficiente. 
Et  parce  que,  comme  il  a  été  dit  (ad  2'""),  la  cause  primordiale 
de  la  résurrection  humaine  est  la  justice  divine,  de  laquelle 
vient  au  Christ  qu7/  a  le  pouvoir  de  faire  le  jugement  en  tant 
qu'Ilest  le  Fils  de  Vhomme  (S.  Jean,  ch.  v,  v.  27),  la  vertu  effec- 
tive de  sa  Résurrection  s'étend,  non  pas  seulement  aux  bons, 
mais  aussi  aux  méchants,  qui  sont  soumis  à  son  jugement  ». 
On  aura  remarqué  le  point  de  doctrine  que  vient  de  nous  livrer 
ici  saint  Thomas  et  qui  jette  un  jour  si  précieux  sur  la  ques- 
tion de  la  causalité  instrumentale  de  l'humanité  du  Christ. 
Saint  Thomas  vient  de  nous  dire  expressément  que  cette  cau- 
salité instrumentale  garde  toute  sa  raison  et  s'exerce  excellem- 
ment, du  simple  fait  que  la  vertu  divine,  dont  l'humanité  du 
Christ  est  l'instrument  uni  à  elle  dans  la  même  Personne  du 
Verbe,  veut  bien,  en  effet,  se  servir  de  cette  humanité  pour  pro- 
duire ce  qu'il  lui  plaît  de  produire  où  que  ce  soit  et  quand  que 
ce  soit  ;  bien  que  l'humanité  du  Christ,  dans  la  réalité  de  sa 
présence  sensible,  ne  soit  qu'en  un  seul  lieu,  elle  peut  cepen- 
dant agir  partout,  en  raison  de  la  vertu  divine,  qui,  présente 
elle-même  partout,  soumet  toute  chose  à  l'action  de  l'humanité 
du  Christ,  dont  elle  se  sert  comme  d'un  instrument. 

Mais  nous  avons  dit  aussi  que  la  Résurrection  du  Christ  était 
la  cause  exemplaire  de  notre  résurrection.  Saint  Thomas  le 
prouve  comme  il  suit.  ((  De  même  que  la  Résurrection  du  corps 
du  Christ,  par  cela  que  ce  corps  est  uni  personnellement  au 
Verbe,  est  la  première  dans  le  temps,  de  même  aussi  elle  est  la 
première  en  dignité  et  en  perfection,  comme  le  dit  la  glose,  sur  la 
première  Epître  aux  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  20,  28).  Or,  tou- 
jours, ce  qui  est  le  plus  parfait  est  ce  qu'imitent  les  choses  qui 
sont  moins  parfaites,  à  leur  manière.  Et  voilà  pourquoi  la 
Résurrection  du  Christ  est  l'exemplaire  de  notre  résurrection. 
Mon  pas  que  ce  soit  nécessaire,  du  coté  de  Celui  qui  cause  la 
résurrection,  lequel  n'a  pas  besoin  d'exemplaire  »,  comme  le 
disait  l'objection;  a  mais  c'est  nécessaire  du  côté  de  ceux  qui 
doivent  ressusciter,   lesquels  doivent  être  conformes  à  cette 


QUEST.    LVI.    ^^   CAUSALITÉ   DE   LA    RESURRECTION    DU    CHRIST.        6^1 

Résurrection  »  première  et  plus  parfaite;  «  selon  cette  parole 
de  rÉpître  aux  PhUippiens,  ch.  m  (v.  21)  :  //  réformera  le  corps 
de  notre  fiumilUé  »  ou  de  notre  bassesse  «  configuré  au  corps  de 
sa  clarté  » . 

Saint  Thomas  ajoute,  en  finissant,  que  «si  la  vertu  efficiente 
de  la  Résurrection  du  Christ  s'étend  à  la  résurrection  tant  des 
bons  que  des  méchants  »,  ainsi  qu'il  a  été  dit,  «  toutefois,  sa 
raison  de  cause  exemplaire  s'étend,  proprement,  seulement  aux 
bons,  qui  ont  été  faits  conformes  à  la  filiation  du  Christ, 
comme  il  est  dit  aux  Romains,  ch.  viii  (v.  29)   ». 

V ad  quart um  répond  à  robjection,  en  s'appuyant  sur  la  dis- 
tinction de  la  double  causalité  dont  nous  venons  de  parler  dans 
Vad  lertium.  «  Selon  la  raison  de  cause  efficiente,  qui  dépend 
delà  vertu  divine,  c'est  d'une  façon  commune  que,  soit  la  mort 
du  Christ,  soit  aussi  sa  Résurrection,  l'une  et  l'autre  sont  cause 
et  de  la  destruction  de  la  mort  et  de  la  restauration  de  la  vie. 
Mais,  selon  la  raison  de  cause  exemplaire,  la  mort  du  Christ,  par 
laquelle  II  abandonna  la  vie  mortelle,  est  cause  de  la  destruc- 
tion de  notre  mort;  et  la  Résurrection,  par  laquelle  II  com- 
mença la  vie  immortelle,  est  cause  de  la  restauration  de  notre 
vie.  —  Pour  ce  qui  est  de  la  Passion,  elle  a  ceci,  en  plus, 
qu'elle  est  cause  méritoire,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  » 
(q.  48,  art.  i). 

Ces  admirables  distinctions  ne  laissent  plus  aucune  ombre  sur 
cette  question  si  délicate  de  la  causalité  de  la  Résurrection  du 
Christ,  soit  prise  en  elle-même,  soit  dans  sa  comparaison  avec 
la  causalité  de  la  mort  ou  de  la  Passion  du  Christ,  par  rapport 
à  notre  résurrection  future.  —  Mais  que  penser  de  la  Résur- 
rection du  Christ  et  de  sa  causalité  par  rapport  à  notre  justifi- 
cation. C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  considérer;  et  tel 
est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


XVÎ.  —  La  Rédemption.  4i 

I 


642  SOMME    THÉOLOGIQÙE. 


Article  II, 

Si  la  Résurrection  du  Christ  est  cause  de  la  résurrection 

des  âmes?  • 


On  voit,  par  les  termes  nouveaux  dont  se  sert  ici  saint  Tho- 
mas, au  début  de  ce  nouvel  article,  le  sens  précis  qu'il  donnait 
au  mot  Justification;  et,  pareillement,  le  rapport  qu'il  entendait 
établir,  entre  la  chose  signifiée  par  ce  mot,  et  la  Résurrection 
du  Christ.  Il  s'agit,  ici  encore,  de  véritable  résurrection  :  mais, 
non  pas  de  résurrection  corporelle,  comme  dans  l'article  pre- 
mier; il  s'agit  de  résurrection  spirituelle.  La  résurrection  spi- 
rituelle doit-elle  être  assignée  comme  l'effet  propre  de  la  Résur- 
rection corporelle  du  Christ,  au  même  titre  que  la  résurrection 
des  corps. 

Quatre  objections  veulent  prouver,  ici  encore,  que  «  la  Résur- 
rection du  Christ  n'est  point  la  cause  de  la  résurrection  des 
âmes  ».  —  La  première  cite  un  texte  de  «  saint  Augustin,  sur 
saint  Jean  (tr.  XXIII)  »,  oii  il  est  «  dit  que  les  corps  ressuscitent 
par  la  dispensalion  humaine;  mais  les  âmes  ressuscitent  par  la 
substance  de  Dieu.  Or,  la  Résurrection  du  Christ  napparlient 
pas  à  la  substance  de  Dieu,  mais  à  la  dispensation  humaine. 
Donc  la  Résurrection  du  Christ,  bien  qu'elle  soit  cause  de  la 
résurrection  des  corps,  ne  semble  pas  cependant  être  cause  de 
la  résurrection  des  âmes  »,  —  La  seconde  objection  dit  que  «  le 
corps  n'agit  point  sur  l'esprit.  Or,  la  Résurrection  du  Christ 
appartient  à  son  corps,  qui  tomba  par  la  mort  »  (la  résurrec- 
tion, en  effet,  ou  le  relèvement  se  dit  par  rapporta  la  chute  ou  au 
fait  d'être  tombé).  «  Donc  la  Résurrection  du  Christ  n'est  point 
la  cause  de  la  résurrection  des  âmes  ».  —  La  troisième  objec- 
tion déclare  qu'  «  en  raison  de  ce  que  la  Résurrection  du 
Christ  est  cause  de  la  résurrection  des  corps,  les  corps  de  tous 
les  hommes  ressusciteront;  selon  cette  parole  de  la  première 
Épître  aux  Corinthiens ,  ch.  xv  (v,  5i)  :  Tous,  nous  ressuscite- 
rons, à  la  vérité.  Or,  ce  ne  sont  point  les  âmes  de  tous,  qui  res- 


QUEST.    LVI.    —    CAUSALITÉ   DE   LA   RESURRECTION    DU   CHRIST,       643 

suscitent;  car  certains  iront  au  supplice  éternel,  comme  il  est 
dit  en  saint  Matthieu,  ch.  xxv  (v.  f\^).  Donc  la  Résurrection 
du  Christ  n'est  point  la  cause  de  la  résurrection  des  âmes  ». 
—  La  quatrième  objection  arguë  de  ce  que  «  la  résurrction  des 
âmes  se  fait  par  la  rémission  des  péchés.  Or,  ceci  a  été  fait  par 
la  Passion  du  Ghiist;  selon  cette  parole  de  V Apocalypse,  ch.  i. 
(V.  5)  :  fl  nous  a  lavés  de  nos  péchés  dans  son.  sang.  Donc  la 
Passion  du  Christ  est  cause  de  la  résurrection  des  âmes,  plus 
que  n'en  est  cause  la  Résurrection  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  ce  que  «  l'Apôtre  dit,  aux 
Romains,  ch.  iv  (v.  26)  :  Il  est  ressuscité  pour  notre  Justification  : 
laquelle  n'est  pas  autre  chose  que  la  résurrection  des  âmes.  Et, 
sur  ce  mot  du  psaume  (xxix,  v.  6)  :  Sur  le  soir,  il  y  aura  les 
pleurs,  la  glose  dit  que  la  Résurrection  du  Christ  est  cause  de 
notre  résurrection  :  et  de  lame,  présentement;  et  du  corps, 
dans  l'avenir  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  comme  il 
a  été  dit  (art.  précéd.,  «0?  .?"'"),  la  Résurrection  du  Christ  agit 
en  vertu  de  la  divinité  ;  laquelle  s'étend,  non  pas  seulement  à 
la  résurrection  des  corps,  mais  aussi  à  la  résurrection  des  âmes  : 
c'est  de  Dieu,  en  effet,  qu'il  vient  et  que  l'âme  vit  par  la  grâce 
et  que  le  corps  vit  par  l'âme.  Il  suit  de  là  que  la  Résurrection 
du  Christ  a,  par  mode  de  cause  instrumentale,  la  vertu  effec- 
tive, non  pas  seulement  eu  égard  à  la  résurrection  des  corps, 
mais  aussi  eu  égard  à  la  résurrection  des  âmes.  Pareillement 
aussi,  elle  a  la  raison  de  cause  exemplaire,  eu  égard  à  la  résur^ 
reclion  des  âmes.  C'est  qu'en  effet,  nous  devons  aussi  nous  con- 
former au  Christ  ressuscité,  en  raison  de  l'âme,  afin  que,  selon 
l'Apôtre  dans  son  épître  aux  Romains,  ch.  vi  (v.  /j),  de  même 
que  le  Christ  est  ressuscité  des  morts  par  la  gloire  du  Père,  de 
même,  nous  aussi,  nous  marchions  dans  la  nouveauté  de  vie  ;  et  de 
même  que  Lui,  nmintenant  ressuscité  des  morts,  ne  meurt  plus, 
pareillement,  nous  aussi,  nous  nous  estimions  morts  au  péché  (v,  8, 
9,  II),  afin  que,  de  nouveau,  nous  vivions  avec  Lui  », 

L'ad  primum  explique  le  mol  de  saint  Augustin,  que  citait 
l'objection.  «  Saint  Augustin  dit  que  la  résurrection  des  âmes 
se  fait  par  la  substance  de  Dieu,  quant  à  la  participation  :  en 


044  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

ce  sens  que  c'est  en  participant  la  bonté  de  Dieu  »  selon  qu'elle 
est  en  elle-même,  «  que  les  âmes  deviennent  justes  et  bonnes; 
non  en  participant  quelque  créature  que  ce  puisse  être.  Aussi' 
bien,  alors  qu'il  avait  dit  :  les  âmes  ressuscitent  par  la  substance 
de  Dieu,  il  ajoute  :  c'esl,  en  ejjet,  par  la  participation  de  Dieu, 
que  l'âme  est  faite  bienheureuse  ;  non  par  la  participation  de  l'âme 
sainte.  Nos  corps,  au  contraire,  sont  rendus  glorieux,  en  par- 
ticipant la  gloire  du  corps  du  Clirist  »,  Voilà  donc  tout  ce  qu'a 
voulu  dire  saint  Augustin  ;  mais  non  pas,  comme  le  concluait 
l'objection,  que  Dieu  seul  soit  la  cause  efficiente  de  la  résur- 
rection  des   âmes,  à  l'exclusion  du  corps  du  Clirist  ressuscité. 

Vad  secundum  fait  une  application  à  la  question  présente  de 
la  doctrine  de  la  causalité  instrumentale  de  l'humanité  du 
Christ  exposée  à  l'article  précédent.  «  L'efficace  de  la  Résur- 
rection du  Christ  parvient  jusqu'aux  âmes,  non  point  par  la 
vertii  propre  du  corps  du  Christ  ressuscité,  mais  par  la  vertu  de 
la  divinité  à  laquelle  il  est  uni  personnellement  ». 

L'ad  tertium  répond  que  «  la  résurrection  des  âmes  appartient 
au  mérite,  qui  est  l'effet  de  la  justification  »  :  l'âme  ressuscilée, 
et  par  là  même  justifiée,  est  constituée  dans  l'état  de  mérite. 
«  Au  contraire,  la  résurrection  des  corps  est  ordonnée  »,  non 
plus  au  mérite,  effet  de  la  justification,  mais  «  à  la  peine  ou  à 
la  récompense,  qui  sont  l'effet  du  juge.  Or,  il  n'appartient  pas 
au  Christ  de  justifier  tous  les  hommes;  mais  il  lui  appartient 
de  les  juger  tous.  Et  voilà  pourquoi  tous  ressuscitent  selon  le 
corps,  mais  non  pas  tous  selon  l'âme  ». 

L'ad  qaarlum  déclare  que  «  dans  la  justification  des  âmes, 
deux  choses  concourent;  savoir  :  la  rémission  de  la  faute  ;  et  la 
nouveauté  de  la  vie  par  la  grâce.  Si  donc  il  s'agit  de  la  causa- 
lité par  mode  de  cause  efficiente,  laquelle  est  due  à  la  vertu  di- 
vine, soit  la  Passion  du  Christ  soit  sa  Résurrection,  toutes  deux 
sont  causes  de  la  justification  quant  à  l'une  et  à  l'autre  des  deux 
choses  qu'elle  comprend.  Mais,  s'il  s'agit  de  la  causalité  par 
mode  de  cause  exemplaire,  proprement  la  Passion  du  Christ  et 
sa  mort  sont  cause  de  la  rémission  de  la  faute,  par  laquelle 
nous  mourons  au  péché;  tandis  que  la  Résurrection  est  cause 
de  la  nouveauté  de  la  vie,  qui  est  par  la  grâce  ou  la  justice.  Et 


QUEST.    LVr.    —   CAUSALITÉ   DE   LA    RESURRECTION    DU   CHRIST.       6^45 

c'est  pourquoi  l'Apôtre  dit,  aux  Romains,  ch.  iv  (v.  25),  que  le 
Christ  a  été  livré,  savoir  à  la  mort,  à  cause  de  nos  péchés,  pour 
les  enlever;  et  qu'/f  est  ressuscité  pour  notre  justification.  -  De 
plus,  la  Passion  du  Christ  est,  aussi,  cause  méritoire,  ainsi 
qu'il  a  été  dit  »  (art.  précéd.,  ad  /i""';  q.  48,  art.  i). 

Quand  un  être  humain,  au  cours  de  la  vie  présente,  perdu 
par  le  péché,  renaît  à  la  vie  de  l'àme  par  la  grâce  de  la  justifi- 
cation, cette  vie  nouvelle  doit  se  modeler,  dans  l'ordre  spirituel, 
sur  la  vie  nouvelle  du  Christ  ressuscité,  qui  est  revenu  à  la  vie 
pour  ne  plus  mourir.  Et,  à  ce  titre,  la  Résurrection  du  Christ 
est  la  cause  exemplaire  de  la  résurrection  des  âmes.  Elle  en  est 
aussi  la  cause  efficiente,  par  mode  de  cause  instrumentale, 
agissant  en  vertu  de  la  divinité  unie  à  l'humanité  du  Christ 
dans  la  même  Personne  du  Verbe  fait  chair.  C'est  donc  par 
l'humanité  du  Christ  ressuscité  que  s'accomplit  désormais  tout 
mystère  de  vie  surnaturelle  pour  nous  :  présentement,  dans 
l'ordre  de  la  vie  de  l'âme;  plus  tard,  au  jour  des  suprêmes 
rétributions,  dans  l'ordre  de  la  vie  du  corps,  qui  sera  immor- 
telle pour  tous,  mais  en  vue  de  la  gloire  au  ciel  pour  les  justes, 
tandis  que  pour  les  réprouvés,  celte  vie  immortelle  n'aboutira 
qu'à  l'horreur  d'une  éternité  de  supplices  dans  l'enfer. 

L'étude  des  mystères  ayant  trait  à  l'exaltation  du  Christ 
devait  comprendre  d'abord  ce  qui  regardait  sa  Résurrection. 
Nous  avons  vu  cette  Résurrection  en  elle-même,  dans  sa 
qualité,  dans  sa  manifestation,  dans  sa  causalité.  Le  Christ, 
après  sa  mort  ignominieuse  sur  la  croix  et  sa  sépulture,  ne 
pouvait  rester  ainsi  dans  l'ignominie  de  son  supplice.  Il  fal- 
lait qu'il  fut  glorifié  dans  la  mesure  même  où  11  s'était  hu- 
milié par  amour  pour  son  Père  et  pour  nous.  Sa  gloire  éclata 
au  troisième  joui-,  quand  II  sortit  vivant  du  tombeau  où  ses 
ennemis  l'avaient  scellé  dans  la  mort.  La  vie  nouvelle  qui  était 
désormais  la  sienne  ne  ressemblait  plus  à  celle  qu'il  avait 
menée  avant  sa  mort.  Sans  doute,  elle  était  une  vraie  vie  hu- 
maine, constituée  par  l'union  de  son  âme  à  son  corps  dont  elle 
était,  comme  auparavant  et  par  nature,  la  forme  substantielle. 


646  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Mais  la  gloire  dont  celte  âme  jouissait  depuis  le  premier  mo- 
ment de  la  conception  dans  le  sein  de  Marie,  et  qu'elle  avait 
retenue  en  sa  partie  supérieure,  sans  la  laisser  déborder  sur  le 
corps,  jusqu'à  l'accomplissement  du  mystère  de  notre  rédemp- 
tion, pouvait  désormais  se  répandre  en  toute  liberté  et  selon 
toute  sa  vertu  sur  le  corps  qui  lui  était  de  nouveau  uni  par  la 
toute-puissance  de  Dieu.  Les  quatre  qualités  des  corps  glorieux 
étaient  désormais  les  propriétés  inaliénables  du  corps  du  Christ 
ressuscité.  Impassible  et  immortel,  subtil,  agile,  lumineux,  il 
participait  en  quelque  sorte,  tout  en  restant  un  vrai  corps,  un 
vrai  corps  humain  et  le  même  corps  qu'il  était  auparavant,  à 
la  vie  des  esprits.  Cette  vie  nouvelle,  dont  la  certitude  devait 
être  le  fondement  indestructible  de  notre  foi,  fut  manifestée  à 
des  témoins  choisis  de  Dieu,  qui  devaient  en  porter  la  nouvelle 
à  tout  le  genre  humain.  Leur  témoignage  serait  irrécusable, 
parce  que  les  conditions  ou  les  circonstances  dans  lesquelles 
il  s'était  établi  ne  permettraient  jamais  de  le  révoquer  en  doute, 
La  gloire  du  Christ  le  demandait,  puisque  tous  les  êtres  hu- 
mains devaient  vivre  désormais  à  la  lumière  et  par  la  vertu 
vivifiante  de  sa  Résurrection.  Les  justes,  sur  cette  terre,  lui 
devraient  leur  justice  ou  la  vie  de  leur  âme;  et,  au  dernier  jour, 
tous  les  hommes  lui  devront  leur  retour  à  la  vie  définitive  qui 
sera  la  leur,  dans  leur  corps  réuni  à  leur  âme  pour  ne  plus  s'en 
séparer,  qu'il  s'agisse  d'une  vie  d'éternelle  gloire  ou  d'une  vie 
de  supplices  éternels. 

Mais  oii  et  comment  devrait  vivre  désormais  le  Christ  res- 
suscité? AUait-Il  rester  surla  terre,  parmi  nous;  ou  bien  prendre 
place  en  un  lieu  qui  ne  saurait  être  le  nôtre  tant  que  nous  vi- 
vons de  notre  vie  mortelle  ici-bas.  C'est  la  question  même  de 
son  Ascension;  et  c'est  elle  que  nous  devons  maintenant  abor- 
der. 


QUESTION   LVII 


DE  L'ASCENSION  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  six  articles  :  ,. 

i"  S'il  était  convenable  que  le  Christ  eût  son  Ascension!» 

-2"  Selon  quelle  nature  l'Ascension  lui  convient? 

3°  Si  son  Ascension  s'est  produite  par  sa  propre  vertu? 

4°  Si  dans  son  Ascension  11  est  monté  par-dessus  tous  les  cieux 

corporels? 
5"  Si  dans  son  Ascension  II  est  monté  par-dessus  toutes  les  créa- 
tures spirituelles? 
6°  De  l'effet  de  TÂscension. 


Article  Premier. 
S'il  était  convenable  que  le  Christ  eût  son  Ascension? 

Quatre  objections  veulent  prouver  qu'  «  il  n'était  pas  con- 
venable que  le  Christ  eût  son  Ascension  »,  mais  qu'il  devait 
rester  parmi  nous  sur  cette  terre.  —  La  première  arguë  de  ce 
que  «  dans  le  second  livre  Du  ciel  et  du  monde  (ch.  xii,  n.  /j  et 
suiv.;  de  S.  Th.,  leç.  i8),  Aristote  dit  que  les  choses  qui  sont 
dans  le  meilleur  état  possèdent  leur  bien  sans  mouvement.  Or,  le 
Christ  fut  dans  le  meilleur  état  qu'il  soit  possible  :  puisque, 
selon  la  nature  divine,  11  est  le  Souverain  Bien;  et,  selon  la 
nature  humaine,  Il  est  au  comble  de  la  gloire.  Donc  II  a  son 
bien  sans  mouvement.  Puis  donc  que  l'Ascension  est  un  cer- 
tain mouvement,  l'Ascension  ne  pouvait  lui  convenir  ».  —  La 
seconde  objection,  insistant  dans  le  même  sens,  dit  que  «  tout 
ce  qui  se  meut  se  meut  en  vue  de  quelque  chose  de  meilleur. 
Or,  il  n'était  point  meilleur,  pour  le  Christ,  d'être  au  ciel,  que 
d'être  sur  la  terre  :  par  cela,  en  effet,  qu'il  se  trouva  au  ciel,  Il 


648  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

n'acquit  rien,  ni  quant  à  l'âme,  ni  quant  au  corps.  Donc  il 
semble  que  le  Christ  ne  devait  pas  monter  au  ciel  ».  —  La  troi- 
sième objection  fait  observer  que  «  le  Christ  prit  la  nature 
humaine  pour  notre  salut.  Or,  il  eut  été  plus  salutaire  aux 
hommes,  que  le  Christ  demeurât  toujours  avec  nous  sur  la 
terre:  Il  dit  Lui-même,  en  effet,  à  ses  disciples,  en  saint  Luc, 
ch.  XVII  (v,  22)  :  Viendront  des  Jours  oà  vous  désirerez  voir  un 
des  jours  du  Fils  de  r homme;  et  vous  ne  le  verrez  pas.  Donc  il 
semble  qu'il  n'était  pas  convenable  que  le  Christ  montât  au 
ciel  »).  —  La  quatrième  objection  en  appelle  à  ce  que  «  saint  Gré- 
goire dit,  au  livre  XIV  des  Morales  (ch.  lvi,  ou  xxix,  ou  xxxi), 
que  le  corps  du  Christ,  après  la  Résurrection,  n'a  changé  en 
rien.  Or,  ce  n'est  pas  immédiatement  après  la  Résurrection, 
qu'il  est  monté  au  ciel;  puisqu'il  dit  Lui-même  après  la  Résur- 
rection, en  saint  Jean,  ch.  xx  (v.  17)  :  Je  ne  sais  pas  encore 
monté  vers  mon  Père.  Donc  il  semble  qu'il  n'a  pas  dû  monter, 
non  plus,  après  quarante  jours  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  que  «  le  Seigneur  dit,  en 
saint  Jean,  ch.  xx  (v.  17)  :  Je  monte  vers  mon  Père  et  votre 
Père  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  le  lieu  doit 
être  proportionné  à  l'être  qui  s'y  trouve.  Or,  le  Christ,  par  sa 
Résurrection,  commença  une  vie  immortelle  et  incorruptible. 
Le  lieu,  au  contraire,  dans  lequel  nous  habitons,  est  le  lieu  de 
la  génération  et  de  la  corruption  :  tandis  que  le  ciel  est  le  lieu 
qui  ne  connaît  point  la  corruption.  Il  s'ensuit  qu'il  ne  conve- 
nait pas  que  le  Christ,  après  sa  Résurrection,  demeurât  sur  la 
terre,  mais  il  convenait  qu'il  montât  au  ciel  ».  —  Sous  cette, 
forme  générale  et  absolue,  la  raison  donnée  par  saint  Thomas 
dans  ce  corps  d'article  garde  toute  sa  valeur.  Si  on  l'entendait 
au  sens  de  la  physique  aristotélicienne,  les  savants  d'aujourd'hui 
ne  l'admettraient  pas;  puisque,  pour  eux,  notre  terre  est  une 
planète  qui  ressemble  aux  autres  et  que  les  astres  sont  soumis 
à  des  mutations  semblables  à  celles  qui  ont  pu  se  produire  ou 
qui  se  produisent  sur  notre  terre.  Mais  ces  positions  des  savants 
modernes  laissent  intacte  la  question  de  la  possibilité  et  de  l'exis- 
tence, au-dessus  et  en  dehors  sx)it  de  notre  terre,  soit  des  corps 


QUESTION    LVJI.     ^-    DE    l'aSCENSION    DU    CHRIST.  6^9 

célestes  qui  seraient  plus  ou  moins  semblables  à  elle,  d'un  lieu 
corporel  qui  serait  dans  des  conditions  tout  aulros  et  qui  aurait 
précisément  pour  destination  de  servir  de  séjour  aux  esprits 
bienheureux  et  aux  êtres  humains  glorifiés  dans  leur  âme  d'abord 
et,  plus  tard,  aussi,  dans  leur  corps  ressuscité.  Non  seulement 
il  y  a  place,  même  aujourd'hui,  pour  la  question  ainsi  posée; 
mais  il  faut  dire  que  la  raison,  marquée  ici  par  saint  Thomas 
dans  le  corps  de  l'article,  nous  montre  que  la  question  doit 
être  résolue,  aujourd'hui  non  moins  qu'autiefois,  dans  le  sens 
de  l'affirmative  :  c'est-à-dire  qu'il  ne  se  peut  pas  que  Dieu  n'ait 
préparé  quelque  part,  dans  le  monde  corporel,  une  place,  un 
séjour,  qui  soit  en  parfaite  harmonie,  d'une  part  avec  les  subs- 
tances angéliques  qui  ont  dû  s'y  trouver  dès  le  premier  instant 
de  leur  création,  et,  d'autre  part,  avec  les  êtres  humains  pré- 
destinés à  y  être  admis  après  l'Ascension  du  Christ. 

L'ad  primuni  fait  observer  que  «  cet  Excellent  qui  se  trouve 
dans  le  meilleur  état  possible,  de  façon  à  posséder  son  bien 
sans  mouvement,  est  Dieu,  lequel  est  absolument  immuable, 
selon  cette  parole  que  nous  lisons  dans  Malachie,  ch.  m  (v.  6)  : 
Je  suis  le  Seigneur,  et  Je  ne  change  pas.  Mais  toute  créature,  quelle 
qu'elle  soit,  est  muable  d'une  certaine  manière,  comme  on  le 
voit  par  saint  Augustin,  au  livre  Vlll  du  Coinnienlaire  lifléral  de 
la  Genèse  (ch.  \iv)  »,  et  comme  il  a  été  démontré  dans  la  Pre- 
mière Paotie,  q.  9,  art.  2.  «  Puis  donc  que  la  nature  humaine 
prise  par  le  Fils  de  Dieu,  est  demeurée  quelque  chose  de  créé, 
comme  il  ressort  de  ce  qui  a  été  dit  plus  haut  (q.  2,  art.  7; 
q.  16,  art.  8,  10;  q.  20,  art.  1),  il  n'y  a  aucun  inconvénient  à 
ce  que  quelque  mouvement  lui  soit  attribué  »r 

L'ad  secundum  déclare  que  «  du  fait  que  le  Christ  est  monté 
au  ciel,  il  ne  lui  a  été  rien  ajouté  quant  aux  choses  qui  sont  de 
l'essence  de  la  gloire,  soit  au  jjointde  vue  du  corps,  soiLau  point 
de  vue  de  l'âme  ;  mais  cependant  quelque  chose  lui  a  été  ajouté, 
quant  à  la  convenance  du  lieu  :  ce  qui  appartient  »,  non  pas  à 
l'essence  de  la  gloire,  mais  «  au  mieux  »  accidentel  «  de  celte 
gloire.  Non  pas  que  son  corps  ait  acquis  quelque  chose  dans 
l'ordre  de  la  perfection  ou  de  la  conservation  en  étant  au  ciel, 
mais  seulement  en  raison  d'une  certaine  convenance.  Or,  ceci 


65o  SOMME    111ÉOLOGIQUE. 

appartenait  dune  certaine  manière  »,  accidentelle,  comme  nous 
l'avons  dit,  mais  nécessaire  cependant  pour  son  parfait  épa- 
nouissement, «  à  sa  gloire.  Et,  de  cette  convenance.  Il  eut  une 
certaine  joie  :  noti  pas  toutefois  qu'il  ait  commencé  alors  à  se 
réjouir  de  cela,  quand  II  monta  au  ciel,  mais  parce  qu'il  s'en 
réjouit  alors  d'une  manière  nouvelle,  c'est-à-dire  comme  d'une 
chose  désormais  réalisée.  Aussi  bien,  sur  cette  parole  du  psaume 
(xv,  v.  lo)  ;  Des  joies  sont  à  voire  droite  à  tout  Jamais,  la  glose 
dit  :  Le  plaisir  et  la  Joie  seront  pour  moi  quand  Je  serai  assis  à 
coté  de  vous,  loin  des  regards  humains  ».  —  On  aura  remarqué 
le  soin  minutieux  apporté  ici  par  saint  Thomas,  pour  préciser 
les  nuances  de  ce  que  pouvait  apporter  de  complément  de  gloire, 
au  Christ,  le  fait  de  son  Ascension,  sans  supposer  aucun  man- 
que ou  défaut  dans  la  Personne  du  Christ,  même  avant  qu'il 
eût  reçu  ce  complément  de  gloire. 

L'rtd  ^é-z'/mm  explique  délicieusement  que  c  si  la  présence  cor- 
porelle du  Christ  fut  soustraite  aux  fidèles  par  son  Ascension, 
toutefois,  la  présence  de  sa  divinité  leur  demeure  toujours, 
selon  que  Lui-même  dit  :  en  saint  Matthieu,  chapitre  dernier 
(V.  20)  :  Voici  que  Je  suis  avec  vous  tous  les  Jours,  Jusqu'à  la  con- 
sommation des  siècles.  Car  Celui  qui  monte  aux  deux  n'aban- 
donne pas  les  fds  d'adoption,  comme  le  dit  le  pape  saint  Léon 
{De  la  Résurrection,  serm.  Il,  ch.  m).  —  D'ailleurs,  l'Ascension 
elle-même,  qui  nous  a  ravi  la  présence  corporelle  cUi  Christ, 
nous  a  été  plus  utile  que  ne  l'eût  été  cette  présence  corporelle. 
D'abord,  pour  l'accroissement  de  la  foi,  qui  porte  sur  ce  qu'on 
ne  voit  pas.  Aussi  bien  le  Seigneur  Lui-même  dit,  en  saint  Jean, 
ch.  XVI  (v.  8),  qnc  l'Esprit-Saint,  (juand  II  viendra,  convaincra 
le  monde  au  sujet  de  la  Justice  ;  savoir  ;  de  ceux-là  qui  croiront, 
comme  le  dit  saint  yVuguslin,  sur  saint  Jean  (tr.  XCV,  n.  2,  3)  : 
la  comparaison  même  des  jidcles,  en  effet,  avec  les  infidèles,  est  la 
condamnation  de  ces  derniers.  C'est  pourquoi  le  Christ  ajoute  (au 
même  endroit,  v.  10)  :  Car  Je  vcds  au  Père,  et  désormais  vous 
ne  me  verrez  pas.  Et  saint  Augustin  reprend  :  Bienheureux,  en 
effet,  ceux  qui  ne  voient  pas  et  qui  croient.  Et  ce  sera  donc  là  notre 
Justice,  par  laquelle  le  monde  sera  condamné  :  de  ce  que  vous  avez 
cru  en  moi  sans  me  voir.  —  Secondement,  pour  le  relèvement 


QUEST10^    LVII.     DE    L  ASCENSION    DU    CHRIST.  00  1 

de  l'espérance.  Et  de  là  vient  que  Lui-même  dit,  en  saint  Jean, 
ch.  XIV  (y.  3)  :  Si  je  ni  en  vais  el  si  je  vous  prépare  la  place,  de 
nouveau  je  viendrai  et  je  vous  prendrai  avec  moi,  afin  que  vous 
soyez  là  où  je  suis  nioi-mênie.  Par  cela,  en  eflet,  que  le  (Christ 
plaça  dans  le  ciel  la  nature  humaine  qu'il  s'était  unie,  Il  nous 
a  donné  l'espoir  d'y  parvenir  nous-mêmes;  car,  où  le  corps  sera, 
là  les  aigles  se  rassembleront ,  comme  il  est  dit  en  saint  Matthieu, 
ch,  XXIV  (v.  28).  Aussi  bien  il  était  dit  dans  Michéc,  ch.  ii 
(V.  i3)  :  //  monte,  J'raycml  le  chemin  devant  eux.  —  Troisième- 
ment, afin  d'élever  le  mouvement  aflectif  de  la  charilé  vers  les 
choses  du  ciel.  Et  c'est  pourquoi  l'Apôtre  dit,  dans  son  épitre 
aux  Colossiens,  ch.  m  (v.  1,2),  Cherchez  les  choses  qui  sont  en  Haut, 
où  le  Christ  est  assis  à  la  droite  de  Dieu  ;  goûtez  les  choses  qui  sont 
en  Haut,  noncelles  qui  sont  sur  la  terre.  Comme  il  est  dit,  enellet, 
dans  saint  Matthieu,  ch.  vi  (v.  21)  :  Oh  est  voire  trésor,  là  aussi 
est  votre  cœur.  Et  parce  que  »,  poursuit  divinement  saint  Tho- 
mas, «  l'Esprit-Saint  est  l'Amour  qui  nous  emporte  aux  cho- 
ses du  ciel  —  quia  Spiritas  Scmctus  est  Amor  nos  in  cœlestia 
rapiens;  —  à  cause  de  cela,  le  Seigneur  dit  aux  disciples,  en 
saint  Jean,  ch.  xvi  (v.  7)  :  //  vous  est  bon  que  je  m'en  aille  :  si, 
en  effet,  je  ne  m'en  vais  pas,  le  Paraclet  ne  viendra  pas  vers  vous  ; 
si,  au  contraire,  je  nïen  vais,  je  l'enverrai  vers  vous.  Ce  que 
saint  Augustin,  sur  saint  Jean  (tr.  XCIV,  n.  /i,  5),  explique  en 
disant  :  Vous  ne  pouvez  pas  saisir  l'Esprit,  tant  que  vous  persistez 
à  connaître  le  Christ  selon  la  chair.  Mais  le  Christ  disparaissant 
corporellement,  non  seulement  l'Esprit-Saint,  mais  encore  et  le  Père 
et  le  Fils  leur  devinrent  présents  spirituellement  ». 

L'ad  quartum  dit  qu'  «  au  Christ  ressuscité  à  la  vie  immor- 
telle, aurait  convenu  »,  tout  de  suite,  «  comme  lieu  propor- 
tionné, le  ciel;  toutefois,  Il  retarda  son  Ascension,  afin  que  la 
vérité  de  la  Résurrection  fût  établie  par  les  preuves  qu'il  fal- 
lait. Et  voilà  pourquoi  il  est  dit,  dans  les  Actes,  ch.  i  (v.  3), 
qu'après  sa  Passion,  Il  se  montra  vivant  à  ses  disciples  en  de 
nombreux  arguments,  pendant  quarante  jours.  Et,  là-dessus,  une 
glose  dit  que  parce  qu'il  était  resté  mort  pendant  qucwante  heu- 
res, pendant  quarante  jours  II  conjirme  qu'il  est  vivant.  On  peut 
aussi,  par  ces  quarante  jours,  entendre  le  temps  de  la  vie  pré- 


602  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

senle  oh  Le  Christ  vil  dans  V Église,  selon  que  C homme  est  composé 
des  quatre  éléments  et  qu'il  est  instruit  contre  les  transgressions 
du  Décalogue  » . 

Le  Christ,  après  sa  Résurrection,  ne  pouvait  pas  demeurer 
sur  la  terre.  Celte  terre  est  le  lieu  des  mutations  perpétuelles, 
qui  vont  à  transformer  les  divers  êtres  qui  s'y  trouvent,  jus- 
qu'à leur  destruction  et  à  leur  mort.  Un  tel  séjour  ne  conve- 
nait plus  au  corps  du  Christ  ressuscité,  vivant  désormais,  et 
pour  toujours,  de  la  vie  de  la  gloire.  Il  fallait  qu'il  monte  au 
séjour  de  la  gloire,  c'est-à-dire  au  ciel,  dans  ce  lieu  fortuné, 
que  la  toute-puissance  divine  avait  préparé,  dès  la  constitution 
du  monde,  pour  être  le  séjour  définitif  de  tous  ceux,  anges  ou 
hommes,  qui  auraient  leur  nom  inscrit  dans  le  livre  de  vie.  — 
Mais,  comment  devons-nous  entendre  cette  Ascension  du  Christ: 
faut-il  la  limiter  à  la  seule  nature  humaine;  ou  bien  devons- 
nous  dire  que  même  selon  la  nature  divine  le  Christ  est  remonté 
au  ciel.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  examiner;  et  tel 
est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  II. 

Si  le  fait  de  monter  au  ciel  a  convenu  au  Christ  selon 
la  nature  divine? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  fait  de  monter  au 
ciel  a  convenu  au  Christ  selon  la  nature  divine  ».  —  La  pre- 
mière rappelle  qu'  a  il  est  dit,  dans  le  psaume  (xlvi,  v.  6)  : 
Dieu  monte  dans  la  Jubilation;  et,  dans  le  Deutéronome,  ch.  xxni 
(v.  26)  :  Celui  qui  monte  au  ciel  est  ton  secours.  Or,  cos  paroles 
sont  dites  de  Dieu,  même  avant  l'Incarnatioa  du  Christ.  Donc 
il  a  convenu  au  Christ  de  monter  au  ciel,  selon  qu'il  est  Dieu  ». 
—  La  seconde  objection  fait  observer  qu'  «  il  appartient  de 
monter  au  ciel  à  Celui-là  même  qui  en  est  descendu;  selon 
cette  parole,  marquée  en  saint  Jean,  ch.  ui  (v.  i3)  :  Personne 
ne  monte  au  ciel,  si  ce  nest  Celui  qui  en  est  descendu  ;  et,  dans 


QUESTION    LVII.     —    DE    l'aSCENSION    DU    CHRIST.  653 

l'Épître  aux  Éphésiens,  ch.  iv  (v.  lo)  :  Celai  qui  est  descendu, 
c'est  Celui-là  qui  monte.  Or,  le  Chrisl  est  descendu  du  ciel,  non  pas 
selon  qu'il  est  homme,  mais  selon  qu'il  est  Dieu  :  ce  n'était 
pas,  en  effet,  sa  nature  humaine,  qui  avait  été  auparavant  dans 
le  ciel,  mais  sa  nature  divine.  Donc  il  semble  que  le  Christ 
est  monté  au  ciel  selon  qu'il  est  Dieu  ».  —  La  troisième  objec- 
tion dit  que  «  le  Christ,  par  son  Ascension,  est  monté  à  son 
Père.  Or,  Il  n'est  point  parvenu  à  l'égalité  du  Père,  selon 
qu'il  est  homme  :  à  ce  titre,  en  effet.  Il  dit  :  Le  Père  est  plus 
grand  que  moi,  comme  on  le  voit  en  saint  Jean,  ch.  xiv 
(v.  28).  Donc  il  semble  que  le  Christ  est  monté,  selon  qu'il 
est  Dieu  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  ce  que  u  sur  cette  parole 
de  l'Épître  aux  Éphésiens  (v.  9),  qu'il  est  monte,  qu'est-ce  sinon 
qu'il  était  descendu,  la  glose  dit  :  //  est  établi  que  selon  la  nature 
humaine  le  Christ  descendit  et  monta  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  prévient  que  u  les 
mots  selon  ou  en  tant  que  peuvent  noter  deux  choses  »,  dans  la 
question  qui  nous  occupe;  «  savoir:  la  condition  de  Celui 
qui  monte  »  au  ciel;  «  et  la  cause  de  l'Ascension.  —  Si  ces 
naots  désignent  la  condition  de  Celui  qui  monte,  dans  ce  cas 
le  fait  de  monter  n'a  pu  convenir  au  Christ  selon  la  condition 
de  la  nature  divine  :  soit  parce  qu'il  n'est  rien  de  plus  haut  que 
la  divinité,  où  il  serait  possible  de  monter;  soit  parce  que 
l'Ascension  est  un  mouvement  local,  lequel  ne  convient  pas  à 
la  nature  divine,  qui  est  immuable  et  hors  de  toute  localisa- 
tion. Mais,  de  cette  manière,  l'Ascension  convient  au  Christ 
selon  la  nature  humaine,  qui  est  contenue  par  le  lieu  et  qui 
peut  être  soumise  au  mouvement.  Il  s'ensuit  qu'en  ce  sens 
nous  pourrons  dire  que  le  Christ  est  monté  au  ciel,  selon  qu'il 
est  homme,  non  selon  qu'il  est  Dieu.  —  Que  si  les  mots  en 
question  désignent  la  cause  de  l'Ascension,  comme  le  Christ  est 
monté  aux  cieux  par  la  vertu  de  la  divinité,  non  par  la  vertu  de 
la  nature  humaine,  il  faudra  dire  que  le  Christ  est  monté  au  ciel, 
non  selon  qu'il  est  honime,  mais  selon  qu'il  est  Dieu.  Aussi 
bien  saint  Augustin  dit  »  excellemment  «  dans  le  sermon  de 
l'Ascension  (serm.   CLXXVI)  :  C'est  parce  qu'il  avait  du  nôtre, 


654  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

que  le  Fils  de  Dieu  pendit  à  la  croix  ;  c'est  par  ce  qu'il  avait  du 
sien,  qu'il  monta  »  au  ciel. 

Vad  primum  donne  une  double  réponse  pour  expliquer  les 
textes  que  citait  l'objection.  La  première  consiste  à  dire  que 
«  ces  textes  ont  un  sens  prophétique  et  doivent  s'entendre  de 
Dieu  selon  qu'il  devait  s'incarner  un  jour.  On  peut  dire  aussi  », 
et  c'est  une  seconde  réponse,  «  que  si  le  fait  de  monter  ne 
convient  pas,  entendu  dans  son  sens  propre,  à  la  nature  divine; 
cependant,  à  le  prendre  dans  un  sens  métaphorique,  il  peut 
lui  convenir  :  pour  autant  que  Dieu  est  dit  monter  dans  le  cœur 
de  l'homme  (ps.  lxxxui,  v.  6),  quand  le  cœur  de  l'homme  se 
soumet  à  Dieu  et  s'humilie  devant  Lui  ». 

L'ad  secundum  répond  que  «  c'est  le  même  qui  est  i;nonté  et 
qui  est  descendu.  Saint  Augustin  dit,  en  effet,  au  livre  Du  Sym- 
bole :  Qui  est-ce  qui  est  descendu  ?  Le  Dieu-Homme.  Qui  est-ce 
qui  est  monté?  Le  même  Dieu-Homme.  C'est,  toutefois,  une  dou- 
ble descente  qui  est  attribuée  au  Christ.  —  L'une  est  celle  par 
laquelle  II  est  dit  êlre  descendu  du  ciel.  Cette  descente  est  attri- 
buée au  Dieu-Homme,  selon  qu'il  est  Dieu.  Car  cette  descente 
ne  doit  pas  s'entendre  selon  le  mouvement  local;  mais  selon 
V anéantissement,  par  lequel,  alors  qu'il  était  dans  la  nature  di- 
vine. Il  a  pris  la  nature  d'esclave  {aux  Phitippiens,  ch.  ii,  v.  6,  7). 
De  même,  en  effet,  qu'il  est  dit  anéanti,  non  qu'il  ait  perdu 
de  sa  plénitude,  mais  parce  qu'il  a  pris  notre  petitesse;  de 
même  11  est  dit  être  descendu  du  ciel,  non  point  parce  qu'il 
aurait  quitté  le  ciel,  mais  parce  qu'il  a  pris  la  nature  humaine 
dans  l'unité  de  sa  Personne.  —  L'autre  descente  est  celle  par 
laquelle  //  est  descendu  dans  les  parties  inférieures  de  la  terre, 
comme  il  est  dit,  aux  Éphésiens,  ch.  iv  (v.  9).  Cette  descente 
est  locale.  Et  voilà  pourquoi  elle  convient  au  Christ  selon  la 
condition  de  la  nature  liumaine  ». 

L'ad  tertium  déclare  que  «  le  Christ  fut  dit  monter  au  Père, 
pour  autant  qu'il  monta  s'asseoir  à  sa  droite.  Et  cela  con- 
vient au  Christ,  en  partie  selon  la  nature  divine,  et  en  partie 
selon  la  nature  humaine,  comme  il  sera  dit  plus  loin  (q.  lvih, 
art.  3). 


QUESTION    LVII.     —    DE    l'aSCENSION    DU    CHUIST.  655 

A  parler  de  la  verlu  ou  de  la  puissance  selon  laquelle  le 
Christ  est  monté  au  ciel,  le  jour  de  son  Ascension,  il  faut  dire 
que  le  Christ  est  monté  au  ciel  selon  sa  nature  divine.  Car 
c'est  par  la  vertu  de  la  nature  divine  existant  en  Lui  et  s'iden- 
tifiant  à  sa  Personne,  qu'il  est  monté  au  ciel.  Mais,  si  l'on 
veut  parler  de  ce  qui,  dans  le  Christ,  était  susceptible  de  quit- 
ter la  terre  et  de  s'en  aller  au  ciel,  il  n'y  a  plus  à  en  appeler 
à  la  nature  divine  :  c'est  la  nature  humaine,  seule,  au  sens 
propre  de  l'ascension  et  selon  qu'il  s'agit  d'un  déplacement 
local,  qui  est  ainsi  montée  au  ciel.  On  ne  parlera  d'ascension 
pour  la  nature  divine  ou  pour  le  Christ  en  tant  qu'il  est  Dieu, 
que  dans  un  sens  métaphorique  et  spirituel,  selon  que  par  la 
pratique  de  l'humilité  l'homme  fait  que  Dieu  grandit  dans  son 
cœur  alors  que  lui-même  s'abaisse  et  s'humilie.  —  jNous  avons 
parlé  de  vertu  divine  au  sujet  de  l'Ascension  du  Christ.  Nous 
devons  appuyer  là-dessus  et  préciser  le  sens  de  cette  formule. 
A  quelle  vertu,  proprement,  faut-il  attribuer  l'Ascension  du 
Christ  :  est-ce  à  la  vertu  divine  seule?  est-ce  à  la  vertu  de  l'hu- 
manité, aussi  :  peut-on  dire,  en  toute  vérité,  que  le  Christ  est 
monté  au  ciel  par  sa  propre  vertu;  et  quel  sera  bien,  ici,  le 
sens  de  cette  expression.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant 
considérer;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  111. 
Si  le  Christ  est  monté  au  ciel  par  sa  propre  vertu? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'est  pas 
monté  au  ciel  par  sa  propre  vertu  ».  —  La  première  arguë  de 
ce  qu'  «  il  est  dit,  au  chapitre  dernier  de  saint  Matthieu  (v.  19), 
que  le  Seigneur  Jésus,  après  qull  eut  [jarlé  à  ses  Uisciples,  fut 
pris  dans  le  ciel.  Et,  au  livre  des  Actes,  ch.  i  (v.  9),  il  est  dit  que 
ceux-là  le  voyant,  Il  fut  élevé,  et  une  nuée  le  déroba  à  leurs  yeux. 
Or,  ce  qui  est  pris  et  élevé  semble  être  mû  par  un  autre.  Donc 
ce  n'était  point  par  sa  vertu,  mais  par  une  vertu  étrangère,  que 
le  Christ  était  porté  vers  le  ciel  ».  —  La  seconde  objection  dit 


656  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

que  ((  le  corps  du  Christ  fut  terrestre,  comme  aussi  nos  corps. 
Et  il  est  coulre  la  nature  du  corps  terrestre  de  se  porter  en  haut. 
D'autre  pari,  il  n'est  aucun  mouvement  qui  soit  par  la  vertu 
propre  de  ce  qui  est  mû  contre  sa  nature.  Donc  le  Christ  ne 
monta  point  au  ciel  par  sa  propre  vertu  ».  —  La  troisième  ob- 
jection déclare  que  la  vertu  propre  du  Christ  est  la  vertu  divine. 
Or,  ce  mouvement  n  de  l'Ascension  «  ne  semble  pas  avoir  été 
par  la  vertu  divine.  La  vertu  divine,  en  effet,  étant  infinie,  ce 
mouvement  aurait  été  instantané;  et,  par  suite,  le  Christ  n'au- 
rait pas  pu  s'élever  à  la  vue  des  disciples,  comme  il  est  dit  au 
livre  des  Actes,  ch.  i.  Donc  il  semble  que  le  Christ  n'est  pas 
monté  au  ciel  par  sa  propre  vertu  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  dans  Isaïe, 
ch.  Lxni  (v.  i)  :  Celui-ci  est  beau  dans  son  vêtement,  marchant 
dans  la  multitude  de  sa  force.  Et  saint  Grégoire  dit,  dans  son 
homélie  de  l'Ascension  (hom.  XXIX  sur  l'Évangile)  :  Il  faut 
noter  qu'Élie  est  dit  être  monté  dans  un  char,  afin  de  montrer  ou- 
vertement qu'un  pur  homme  avcdt  besoin  d'un  secours  étranger. 
Notre  Rédempteur,  au  contraire,  n'est  point  marqué  avoir  été  sou- 
levé par  un  char  ou  même  par  des  anges  ;  car  Celui  qui  avait  fait 
toutes  choses  était  porté  par  sa  vertu  au-dessus  de  toutes  choses  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  dans  le 
Christ  il  est  une  double  nature,  la  nature  divine  et  la  nature 
humaine.  Il  s'ensuit  que  selon  l'une  et  l'autre  nature  peut  se 
prendre  la  vertu  propre  du  Christ.  Mais,  selon  la  nature  hu- 
maine, peut  être  prise  une  double  vertu  du  Christ.  L'une  est 
naturelle;  elle  procède  des  principes  de  la  nature.  II  est  mani- 
feste que  le  Christ  n'est  point  monté  au  ciel  par  cette  vertu. 
L'autre  vertu  dans  la  nature  humaine  »  du  Christ  «  est  la  vertu 
de  la  gloire.  Selon  celle-là,  le  Christ  est  monté  au  ciel.  Quel- 
ques-uns ont  voulu  assigner  la  raison  de  cette  vertu  »  de 
la  gloire  dans  le  corps  du  Christ  ressuscité,  «  en  la  tirant 
de  la  nature  delà  cinquième  essence  »,  en  plus  et  distinctement 
de  la  quadruple  essence  des  quatre  corps  simples  élémentaires, 
«  laquelle  cinquième  ou  quinte  essence  est  la  lumière,  comme 
ils  disent  :  pour  eux,  elle  entre  dans  la  composition  du  corps 
humain  »  glorifié  «  et,  par  elle,  les  éléments  contraires  s'har- 


QUESTION    LVII.    —    DE    l'aSCËNSION    DU    CHRIST.  667 

monisent  et  ne  fonl  qu'un.  En  telle  sorte  que  dans  l'état  de  la 
vie  présente  mortelle,  la  nature  des  »  quatre  u  éléments  domine 
dans  les  corps  humains;  et  voilà  pourquoi,  selon  la  nature  de 
l'élément  qui  prédomine  »  et  qui  est  la  terre,  «  le  corps  humain, 
par  sa  vertu  naturelle,  tend  en  bas.  Mais,  dans  l'état  de  la 
gloire,  prédomine  la  nature  »  du  corps  «  céleste;  et  selon  l'in- 
clination et  la  vertu  de  celte  nature,  le  corps  du  Christ  et  les 
corps  des  autres  saints  sont  portés  vers  le  ciel  ».  Saint  Thomas 
ajoute  que  «  de  cette  opinion,  il  à  été  question  dans  la  Première 
Partie  (q.  7G,  art  7);  et,  plus  loin,  il  en  sera  traité  plus  longue- 
ment, dans  le  traité  de  la  résurrection  commune  »  ou  générale. 
(Malheureusement,  saint  Thomas  n'a  pas  eu  le  temps  d'écrire 
ou  de  dicter  cette  partie  qu'il  nous  annonçait  ici  ;  on  y  a  sup- 
pléé par  les  questions  correspondantes  déjà  traitées  dans  le 
commentaire  sur  les  Sentences.  C(.  Sapplémenl,  q.  84,  art.  i).  — 
Le  saint  Docteur  poursuit  :  «  Celte  opinion  étant  laissée,  d'au- 
tres assignent  la  raison  de  la  vertu  dont  il  s'agit,  du  côté  de 
l'âme  glorifiée,  dont  le  rejaillissement  causera  la  gloire  du 
corps,  ainsi  que  saint  Augustin  le  dit  à  Dioscore  (ch.  m).  C'est 
qu'en  effet,  l'obéissance  du  corps  glorifié  à  l'endroit  de  l'àme 
bienheureuse  sera  si  grande  que,  au  témoignage  de  saint  Au- 
gustin, dans  le  livre  XXII  de  la  Cité  de  Dieu  (cliap.xxx)  :  oà  l'es^ 
prit  voudra,  là  se  portera  tout  de  suite  le  corps  ;  et  l'esprit  ne  vou- 
dra rien  qui  puisse  ne  pas  convenir  soit  à  l'esprit  soit  au  corps. 
D'autre  part,  il  convient  au  corps  glorieux  et  immortel  d'être 
au  ciel,  ainsi  qu'il  a  été  dit  (art.  1).  11  s'ensuit  que  par  la  vertu 
de  l'âme  qui  le  voulait  le  corps  du  Christ  monta  au  ciel.  Mais, 
de  même  que  le  corps  est  rendu  glorieux  par  la  participation 
de  l'âme  bienheureuse,  ainsi,  comme  le  dit  saint  Augustin,  sur 
saint  Jean  (tr.  XXIII,  n.  5),  rame  est  rendue  bienheureuse  par  la 
participation  de  Dieu.  Par  conséquent,  la  première  origine  de 
l'Ascension  dans  le  ciel  est  la  vertu  divine.  Et  nous  dirons 
donc  que  le  Christ  est  monté  au  ciel  par  sa  propre  vertu  :  d'abord , 
par  la  vertu  divine;  ensuite,  par  la  vertu  de  l'âme  glorifiée  mou- 
vant le  corps  à  son  gré  ». 

Vad  prinuun  fait  observer  que  «  comme  le  Christ  est  dit  être 
ressuscité  par  sa  propre  vertu,  et  cependant  II  a  été  ressuscité  » 
XVI.  —  La  Rédemption.  4» 


658  SOMME    THEOLOGtQUË. 

aussi  par  le  Père,  ((  attendu  que  la  vertu  est  la  même  pour  le 
Père  et  pour  le  Fils;  de  même,  également,  le  Christ  est  monté 
au  ciel  par  sa  propre  vertu,  et  cependant  II  a  été  élevé  et  pris 
par  le  Père  ». 

L'ad  secundain  répond  que  d  cette  raison  »,  donnée  par  l'ob- 
jection, ((  prouve  que  le  Christ  n'est  point  monté  au  ciel  par 
sa  propre  vertu,  selon  qu'il  s'agil  de  la  vertu  naturelle  à  la  na- 
ture humaine  »  qui  était  en  Lui.  «  Mais,  cependant,  Il  est 
monté  au  ciel  par  sa  propre  vertu,  qui  est  la  vertu  divine;  et 
par  sa  propre  vertu,  qui  est  celle  de  l'âme  béatifiée.  Et  bien 
que  le  fait  de  s'élever  en  haut  soit  contre  la  nature  du  corps 
humain  selon  l'état  présent  où  le  corps  n'est  pas  entièrement 
soumis  à  l'esprit,  ce  ne  sera  point  contre  nature  ni  chose  vio- 
lente pour  le  corps  glorieux,  dont  toute  la  nature  est  entière- 
ment soumise  à  l'esprit  ».  —  Celte  réponse  est  fondée  sur  la 
doctrine  du  corps  de  l'article  où  il  a  été  montré  que  ce  n'est 
point  du  côté  du  corps  en  lui-même,  mais  du  côté  de  l'âme  et 
selon  que  le  corps  est  soumis  à  l'âme,  dans  l'ordre  de  la  gloire, 
que  nous  devons  chercher  la  raison  de  la  propriété  que  sera 
pour  le  corps  glorieux  la  dot  de  l'agilité. 

Cad  terliam  dit  que  (i  si  la  vertu  divine  est  infinie,  en  effet, 
et  si  elle  opère  d'une  manière  infinie  en  ce  qui  est  du  sujet  qui 
agit,  cependant  l'effet  de  cette  vertu  est  reçu  dans  les  choses 
selon  leur  capacité  et  selon  que  Dieu  l'a  disposé.  Or,  le  corps 
n'est  point  capable  d'être  mû  instantanément,  dans  l'ordre  du 
mouvement  local,  parce  qu'il  faut  qu'il  se  mesure  à  l'espace 
dont  la  division  cause  la  division  du  temps,  comme  il  est  prouvé 
au  livre  VI  des  Physiques  »  (ch.  iv,  n.  6,  8;  de  S.  Th.,  leç.  6). 
On  remarquera,  en  passant,  cette  dépendance  absolue  du  temps 
à  l'endroit  de  l'étendue,  si  nettement  alfirmée  ici  par  saint 
Thomas,  après  Aristote,  et  que  tant  de  philosophes  modernes 
méconnaissent  si  imprudemment.  «  Et  voilà  pourquoi,  conclut 
saint  Thomas,  il  n'est  point  nécessaire  que  le  corps  mû  par 
Dieu  soit  mû  instantanément;  mais  il  est  mû  avec  la  rapidité 
qu'il  plait  à  Dieu  de  déterminer  ». 

Le  corps  du  Christ  ressuscité  ne  pouvait  pas  demeurer  sur 


QUESTION    LVII.     —    DE    l'aSCENSION    DU    CHRIST.  C)^g 

notre  terre.  Il  fallait  qu'il  montât  au  ciel.  C'est  même  en  rai- 
son de  son  corps  et  aussi  de  son  âme,  que  le  Christ  est  dit  être 
monté  au  ciel.  Ce  n'est  pas  en  raison  de  sa  divinité.  La  divi- 
nité ne  serait  en  cause  que  s'il  s'agissait  de  la  vertu  par  laquelle 
le  Christ  est  monté  au  ciel,  le  jour  de  son  Ascension.  Encore 
est-il  que  c'est  aussi  par  la  vertu  de  son  âme  glorifiée  et  par  la 
dot  de  l'agilité,  propre  aux  corps  glorieux,  que  le  Christ  s'est 
élevé  de  terre.  —  Mais  où  donc  est  monté  le  corps  du  Christ, 
au  jour  de  l'Ascension.  Nous  avons  dit  qu'il  était  monté  au 
ciel.  De  quel  ciel  s'agit- il?  Faudra-t-il  dire  que  le  Christ  est 
monlé  au-dessus  de  tous  les  cieux  ou  de  tous  les  espaces  cé- 
lestes. La  question  est  doublement  délicate  aujourd'hui,  en  rai- 
son de  la  conception  moderne  du  monde  corporel.  Voyons 
comment  saint  Thomas  la  résout,  en  se  plaçant  d'ailleurs  dans 
l'hypothèse  ou  dans  le  système  aristotélicien.  Il  va  nous  ré- 
pondre à  l'article  qui  suit. 


Article  IV. 
Si  le  Christ  est  monté  par-dessus  tous  les  cieux? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  ((  le  Christ  n'est  point 
monté  par-dessus  tous  les  cieux  ».  —  La  première  fait  observer 
qu'  «  il  est  dit  dans  le  psaume  (x,  v.  5)  :  Le  Seigneur  est  dans  son 
temple  ;  le  Seigneur ,  dont  le  trône  est  dans  le  ciel.  Or,  ce  qui  est  dans 
le  ciel  n'est  point  par-dessus  le  ciel.  Donc  le  Christ  n'est  point 
monté  par-dessus  tous  les  cieux  ».  —  La  seconde  objection  dit 
que  (i  deux  oorps  ne  peuvent  pas  être  dans  un  même  lieu.  Puis 
donc  qu'on  ne  peut  passer  d'un  extrême  à  l'autre  extrême 
qu'en  traversant  le  milieu,  il  semble  que  le  Christ  n'a  pas  pu 
monter  »,  en  s'élevant  de  terre,  «  par-dessus  tous  les  cieux, 
sans  que  le  ciel  ait  été  divisé;  ce  qui  est  impossible  »  :  dans 
la  conception  aristotélicienne  du  monde,  les  cieux  étaient  d'une 
nature  telle  que  s'il  était  possible,  pour  eux,  de  se  mouvoir 
d'un  mouvement  local  circulaire,  ils  n'étaient  accessibles  à 
aucune  mutation  impliquant  un  changement  quelconque  en 


66o  SOMME    THÉOLOGIQtJE. 

eux-mêmes,  et,  par  suite,  ils  ne  pouvaient  être  divisés  pour  li- 
vrer passage  à  quelque  autre  corps  que  ce  pût  être.  —  «  La  troi- 
sième objection  en  appelle  à  ce  que  «  dans  le  livre  des  Actes, 
cil.  I  (v.  9),  il  est  dit  quane  nuée  déroba  Jésus  aux  yeux  de  ses 
disciples.  Or,  les  nuées  ne  peuvent  point  s'élever  par-dessus  le 
ciel  »,  même  à  prendre  le  ciel  au  sens  de  notre  atmosphère  ter- 
restre. «  Donc  le  Christ  n'est  point  monté  par-dessus  tous  les 
cieuxD.  —  La  quatrième  objection  déclare  que  «  nous  croyons  », 
par  la  foi  surnaturelle,  «  que  le  Christ  doit  demeurer  éternel- 
lement dans  le  lieu  où  II  est  monté  »  le  jour  de  son  Ascension 
«  Or,  ce  qui  est  contre  nature  ne  peut  pas  durer  éternellement; 
parce  que  ce  qui  est  selon  la  nature  est  dans  la  plupart  des  cas 
et  le  plus  fréquemment.  Puis  donc  qu'il  est  contre  nature,  pour 
un  corps  terrestre,  d'être  par-dessus  le  ciel  »,  sa  nature  étant 
d'être  011  se  trouve  la  terre,  »  il  semble  que  le  corps  du  Christ 
n'est  point  monté  par-dessus  le  ciel  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  texte  formel  où  «  il  est  dit,  dans 
l'Épître  aux  Éphésiens,  ch.  iv  (v.  10)  :  //  est  monté  par-des- 
sus tous  les  deux,  afin  d'emplir  »  de  sa  présence  «  toutes  cho- 
ses ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  formule  ce  beau  prin- 
cipe de  hiérarchie  parmi  les  êtres  du  monde  corporel,  que 
«  tels  corps  sont  d'autant  plus  hauts  dans  l'ordre  corporel,  qui 
est  l'ordre  local,  qu'ils  participent  plus  parfaitement  la  bonté 
divine.  Aussi  bien  voyons-nous  que  les  corps  où  la  forme  do- 
mine sont  plus  élevés  naturellement,  comme  il  est  montré  par 
Aristote,  au  livre  II  du  Ciel  et  du  Monde  (ch.  v,  n.  3,  G;  de 
S.  Th.,  leç.  7,  8)  :  c'est,  en  ellet,  par  la  forme,  que  les  corps 
participent  l'être  divin,,  comme  on  le  voit  au  premier  livre 
des  Physiques  (ch.  iv,  n.  g;  ch.  xni,  n.  3;  de  S.  Th.,  leç.  6,  20). 
Or,  le  corps  »  glorifié  «  reçoit  une  plus  grande  participation 
de  la  bonté  divine  par  la  gloire,  que  n'importe  quel  corps  na- 
turel par  la  forme  de  sa  nature.  Et,  parmi  tous  les  autres 
corps  glorieux,  il  est  manifeste  que  le  corps  du  Christ  brille 
d'une  plus  grande  gloire.  Il  suit  de  là  qu'il  est  souverainement 
convenable  pour  lui  de  se  trouver  placé  par-dessus  tous  les 
autres  corps,  dans  les  hauteurs  :  unde  convenientissime  est  sibi 


QUESTION    LVII.    ^    DE    l'aSCENSION    DU    CHRIST.  66 1 

qaod  s'il  supra  oninia  corpora  consliluliim  in  alto.  Et  c'est  pour- 
quoi, sur  cette  parole  de  l'Épître  aux  Éphésiens,  ch.  iv  (v.  8)  ; 
Montant  dans  les  hauteurs,  la  glose  dit  :  et  par  le  lieu  et  par  la 
dignité  ». 

L'ad  primum  déclare  que  «  le  trône  de  Dieu  est  dit  être  dans 
le  ciel,  non  comme  en  ce  qui  le  contiendrait,  mais  plutôt 
comme  en  ce  qui  est  contenu  »  par  Lui.  «  Et,  par  suite,  il 
n'est  point  nécessaire  que  quelque  partie  du  ciel  soit  supé- 
rieure à  Lui;  mais  il  faut,  au  contraire,  que  Lui  soit  par-des- 
sus fous  les  deux,  comme,  du  reste,  il  est  dit  dans  le  psaume 
(viii,  V.  2)  :  Votre  magnificence,  6  Dieu,  se  trouve  élevée  par^ 
dessus  les  deux  ». 

Vad  secundum  accor.le  que  «  sans  doute,  il  est  de  la  nature 
du  corps,  qu'il  ne  puisse  pas  être  dans  un  même  lieu  avec 
un  autre  corps;  mais,  cependant,  Dieu  peut  faire  cela,  par  mi- 
racle, que  plusieurs  corps  soient  dans  un  même  lieu;  comme 
Il  fit  que  le  corps  du  Christ  sortît  du  sein  inviolé  de  la  bien- 
heureuse Vierge,  et  qu'il  entra,  les  portes  closes  »  dans  le  céna- 
cle où  étaient  les  Apôtres,  ((  selon  que  le  dit  saint  Grégoire 
(hom.  XXVI,  sur  l'Éuangile).  Il  peut  donc  convenir  au  corps 
du  Christ  d'être  avec  un  autre  corps,  dans  un  même  lieu,  non 
en  vertu  d'une  pro[)rieté  du  corps,  mais  par  la  vertu  divine 
qui  est  là  et  qui  le  fait  ».  —  Du  reste,  pour  ce  qui  est  du 
point  précis  de  l'objection  et  pour  autant  qu'elle  repose  sur  la 
conception  aristotélicienne  de  l'indivisibilité  ou  de  l'impéné- 
trabilité du  corps  céleste,  nous  n'avons  plus  aujourd'hui  à 
nous  en  préoccuper,  la  conception  moderne  étant  tout  au- 
tre, et  se  trouvant  elle-même  sujette  à  des  variations  qui 
laissent  le  champ  libre  à  des  hypothèses  nombreuses  et  di- 
verses. 

L'ad  terliuni  fait  observer  que  «  cette  nuée  »,  que  mention- 
nait l'objection,  «  ne  vint  pas  au  secours  du  Christ,  pour 
monter,  à  la  manière  d'un  véhicule;  mais  elle  apparut  comme 
signe  de  la  divinité,  selon  que  la  gloire  du  Dieu  d'Israël  ap- 
paraissait au-dessus  du  tabernacle,  dans  la  nuée  »  (cf.  Exode, 
ch.  XL,  V.  32;  Nombres,  ch.  ix,  v.  i5). 

L'ad  quartum  répond  que  «  le  corps  glorieux   n'a  point  des 


662  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

principes  de  sa  nature,  qu'il  puisse  être  dans  le  ciel  ou  par- 
dessus le  ciel;  mais  il  a  cela  de  l'âme  bienheureuse,  de  laquelle 
il  reçoit  la  gloire.  Et,  de  même  que  le  mouvement  du  corps 
glorieux  en  haut  n'est  pas  violent  (cf.  art.  précéd.,  ad  2""'),  de 
même,  non  plus,  son  repos  en  haut.  Et  c'est  pourquoi  rien 
n'empêche  que  ce  repos  ne  demeure  toujours  durant  l'élernité  >>. 

Nous  avons  donné  cet  article  h,  tel  qu'il  est  reproduit,  comme 
texte,  dans  l'édition  léonine.  Mais  une  variante  notable  se  ren- 
contre en  de  nombreuses  éditions  précédentes.  A  la  place  de  la 
deuxième  objection  et  de  la  solution  qui  lui  correspond,  un 
manuscrit  avait  une  autre  objection  et  une  autre  réponse.  Plu- 
sieurs manuscrits  ont  les  deux  objections  et  les  deux  répon- 
ses, plaçant,  avant  la  seconde  objection  et  sa  réponse  que  nous 
avons  gardée  dans  notre  texte,  l'objection  et  la  réponse  que 
l'édition  léonine  n'a  pas  cru  devoir  insérer  dans  le  texte,  mais 
qu'elle  a  ajoutée  en  note.  Nous  allons  donner  ici  cette  objec- 
tion et  sa  réponse.  Nous  l'empruntons  à  l'édition  de  Venise, 
1757,  qui  l'avait  insérée  dans  le  texte  de  l'article. 

L'objection  est  ainsi  formulée  :  «  Par-dessus  tous  les  cieux, 
il  n'est  aucun  lieu,  comme  il  est  prouve  au  livre  I  du  Ciel  et 
du  Monde.  Or,  tout  corps  doit  être  dans  un  lieu.  Donc  le 
corps  du  Christ  n'est  point  monté  par-dessus  tous  les  cieux  ». 

Voici  la  réponse  :  «  Le  lieu  a  raison  de  chose  qui  contient. 
Il  suit  de  là  que  le  premier  corps  qui  contient  a  raison  de  pre- 
mier lieu,  et  c'est  le  premier  ciel  »,  dans  l'hypothèse  des  ciels 
superposés  et  concentriques  tels  que  les  concevait  Aristote. 
((  Nous  dirons  donc  que  les  corps  ont  besoin  d'être  dans  un 
lieu,  par  soi,  dans  la  mesure  où  ils  ont  besoin  d'être  contenus 
par  le  corps  céleste  »,  ou  par  le  premier  ciel  contenant  tout  le 
monde  des  corps,  et  n'étant  lui-même  contenu  par  rien  de 
corporel  autre  que  lui-même.  «  Mais  pour  les  corps  glorieux, 
et  surtout  pour  le  corps  du  Christ,  il  n'est  pas  besoin  d'être 
ainsi  contenus;  car  ce  corps  ne  reçoit  rien  des  corps  célestes, 
mais  de  Dieu  par  l'intermédiaire  de  l'âme.  Il  s'ensuit  que  rien 
n'empêche  que  le  corps  du  Christ  soit  en  dehors  de  toute  la 
contenance  des  corps  célestes  et  qu'il  ne  soit  pas  en  un   lieu 


QUESTIOiN    LVII.     — '    DE    l'aSCENSION    DU    CHKISï.  663 

qui  le  contienne.  Toutefois,  il  ne  suit  pas  de  là  qu'en  dehors 
du  ciel  le  vide  existe  :  car  il  n'est  point  de  lieu,  là;  il  n'y  a  au- 
cune puissance  réceptive  d'un  corps  quelconque,  mais  la  puis- 
sance pour  le  Christ  de  parvenir  là.  Quant  à  ce  que  dit  Aris- 
tote,  dans  le  passage  que  citait  l'objection,  qu'en  dehors  du 
ciel  il  n'y  a  aucun  corps,  il  faut  l'entendre  des  corps  existant 
dans  les  seules  conditions  de  leur  nature,  comme  on  le  voit 
par  les  preuves  qu'il  apporte  ». 

Plusieurs  des  manuscrits  qui  donnent  cette  objection  et 
celte  réponse,  ajoutent,  en  note  que  «  cette  objection  et  sa  ré- 
ponse ont  été  elTacées  dans  l'original  et  remplacées  par  l'ob- 
jection seconde  et  sa  réponse  »,  (elles  que  nous  les  avons  don- 
nées dans  le  corps  de  l'article;  «  et  qu'elles  ne  sont  pas  du 
frère  Thomas  », 

De  fait,  nous  trouvons,  dans  le  Commentaire  sur  les  Sen- 
tences, liv.  III,  dist.  xxii,  q.  3,  art.  ni,  q'"  i,  une  objection,  la 
première,  ainsi  conçue  :  ((  Le  corps  du  Christ  doit  être  néces- 
sairement dans  un  lieu.  Oi',  en  dehors  de  tous  les  cieux,  il  n'est 
point  de  lieu,  d'après  Aristole,  au  livre  I  du  Ciel  et  du.  Monde. 
Donc  le  Christ  n'a  pas  pu  monter  par-dessus  tous  les  cieux  ». 
Il  est  facile  de  reconnaître,  dans  celte  objection,  celle-là  même 
qui  est  en  question,  au  sujet  de  l'article  de  la  Somme  qui  nous 
occupe.  —  Mais  voici  la  réponse,  qui  n'a  plus  rien  de  com- 
mun avec  celle  que  nous  lisions  tout  à  l'heure.  «  Le  Christ 
n'est  point  dit  être  monté  par-dessus  les  cieux,  comme  s'il 
était  en  dehors  du  ciel  empyrée;  mais  parce  qu'il  est  monté 
dans  la  partie  la  plus  haute  du  ciel  empyrée  ». 

Ainsi  donc,  dans  le  Commentaire  sur  les  Sentences,  saint 
Thomas  ne  s'arrête  pas  à  la  pensée  que  le  Christ,  monté  au 
ciel,  se  trouve  par-dessus  et  en  dehors,  comparativement  à 
runiversalilé  des  corps,  ainsi  que  l'admettait  la  réponse  de 
l'objection  insérée  dans  l'article  de  la  Somme.  Le  Christ  n'est 
dit  se  trouver  par-dessus  tous  les  cieux,  qu'eu  égard  aux  cieux 
superposés  depuis  le  ciel  de  la  lune  jusqu'au  ciel  empyrée,  en 
nous  plaçant  dans  la  conception  aristotélicienne  du  monde. 

Cette  réponse  des  Sentences  paraît  plus  en  harmonie  avec 
l'ensemble  des  données  de  la  foi,  d'après  lesquelles  il  semble 


664  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

bien  que  nous  devons  admettre  un  lieu  corporel,  préparé  par 
Dieu  dès  la  constitution  du  monde  et  qui  est  le  ciel  des 
bienheureux.  C'est  dans  ce  ciel,  que  le  Christ  aura  pénétré  au 
jour  de  son  Ascension  et  c'est  là  qu'il  régnera  toute  l'élcrnité 
au  milieu  de  l'assemblée  des  élus.  Cf.  Première  Partie,  q.  60, 
art.  3. 

Cependant,  Cajétan  a  lu  l'article  de  la  Somme  avec  l'objec- 
tion dont  il  s'agit  et  sa  réponse;  et  il  en  accepte  la  doctrine.  Il 
dit  même  qu'elle  est  exigée  par  la  raison  donnée  au  corps  de 
l'article.  Le  corps  du  Christ,  en  effet,  ne  serait  pas  au-dessus 
de  tous  les  corps,  s'il  occupait  une  place,  même  la  plus  haute, 
dans  une  sphère  qui  le  contiendrait.  —  Et,  comn^e  Durand  de 
Saint-Pourçain  objectait  qu'à  ce  compte,  le  corps  du  Christ  et 
ceux  des  bienheureux  n'étant  point  dans  un  milieu  corporel, 
ils  ne  pourraient  rien  voir,  Cajétan  répond  que  celte  objection 
est  vaine;  puisque,  même  si  on  les  suppose  dans  le  ciel  em- 
pyrée,  on  ne  saurait  expliquer  comment  ils  pourront  entendre, 
l'audition  se  faisant  par  l'entremise  de  l'air,  qui  ne  se  trou- 
vera pas  dans  un  tel  milieu.  Et  Cajétan  conclut  que  «  nous 
devons  laisser  ces  choses  surnaturelles  du  siècle  à  venir,  à  la 
science  du  siècle  à  venir  :  Miltamiis  hiec  snpernataralia  futuri 
ssRcali scientiae  Jatari sœciili  ».  Il  est  difficile,  en  effet,  d'avoir  une 
idée  bien  arrêtée  et  bien  précise  là-dessus.  S'il  était  vrai  que 
l'objection  et  la  solution  dont  nous  avons  parlé  eussent 
été  mises  par  saint  Thomas  et  (Qu'elles  eussent  ensuite  été  effa- 
cées de  son  manuscrit,  à  supposer  que  ce  fût  lui-même  qui  les 
aurait  effacées,  nous  aurions  là  une  preuve  manifeste  que 
saint  Thomas  aurait  lui-même  hésité  au  sujet  de  la  question 
dont  il  s'agit,  mettant,  d'abord,  ici,  une  solution  autre  que 
celle  des  Sentences,  et  puis,  la  supprimant  de  sa  main,  sans 
reproduire  la  première.  Dans  cette  hypothèse,  saint  Thomas 
aurait  donc  évité  de  se  prononcer,  ici,  sur  la  question  de 
savoir  si  le  Christ  était  monté  par-dessus  tous  les  corps  et  en 
dehors,  ou  s'il  se  serait  établi  dans  la  partie  la  plus  élevée  du 
ciel  empyrée,  qui  serait  le  ciel  de  la  gloire.  Toutefois,  nous 
l'avons  dit,  ce  dernier  sentiment  paraît  le  plus  en  harmonie 
avec  la  doctrine  générale  de  la  foi,  supposant  qu'il  existe  un 


QUESTION    LVII.    —    DE    l'aSCENSION    DU    CHRIST.  665 

lieu  corporel  véritable,  préparé  par  Dieu  pour  servir  de  séjour 
éternel  aux  anges  bienheureux  et  aux  êtres  humains  prédes- 
tinés. Et  la  raison  donnée  par  saint  Thomas  au  corps  de  l'ar- 
ticle, que  le  corps  du  Christ  doit  occuper  la  place  la  plus 
élevée  dans  le  monde  des  corps,  semble  suffisamment  sauve- 
gardée, si  l'on  admet  que  le  Christ  habite  et  occupe  la  place 
d'honneur  dans  ce  ciel  de  la  gloire  qu'est  le  ciel  empyréc  ou  le 
ciel  des  bienheureux. 

Voilà  donc  en  quel  sens  le  Christ  est  monté,  au  jour  de  son 
Ascension,  par-dessus  tous  les  cieux  ou  au  sommet  du  monde 
corporel.  —  Mais  devons-nous  dire  aussi  qu'il  est  monté  par- 
dessus toute  créature  spirituelle.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  main- 
tenant examiner;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  V. 

Si  le  corps  du  Christ  est  monté  par-dessus  toute  créature 

spirituelle? 

Trois  objections  veulent  prouver  (juc  «  le  corps  du  Cliiist 
n'est  point  monté  par-dessus  toute  créature  spirituelle  ».  — 
La  première  dit  que  «  pour  les  choses  qui  ne  sont  pas  de 
même  nature,  on  ne  peut  pas  établir  de  comparaison.  Or,  le 
lieu  ne  se  dit  pas  au  même  titre  des  corps  et  des  créatures 
spirituelles;  comme  on  le  voit  par  ce  qui  a  été  dit  dans  la 
Première  Partie  (q.  8,  art.  2,  ad  /'"",  ad  '2'"";  q.  52,  art.  i). 
Donc  il  semble  qu'on  ne  peut  pas  dire  que  le  corps  du  Christ 
est  monté  par-dessus  toute  créature  spirituelle  ».  —  La  Seconde 
objection  apporte  un  mot  de  «  saint  Augustin,  dans  le  livre 
De  la  vraie  religion  (ch.  lv)  n,  où  il  est  «  dit  que  l'esprit 
est  préféré  à  tout  corps.  D'autre  part,  à  l'être  plus  noble 
est  dû  le  plus  noble  lieu.  Donc  il  semble  que  le  Christ  n'est 
point  monté  par-dessus  toute  créature  spirituelle  ».  —  La 
troisième  objection  déclare  qu'  «  en  tout  lieu  se  trouve  quelque 
corps,  le  vide  n'étant   point  dans   la   nature.    Si   donc  aucun 


666  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

corps  n'oblient  un  lieu  plus  élevé  que  l'esprit  dans  l'ordre  des 
corps  naturels,  il  n'y  aura  aucun  lieu  par-dessus  toute  la  créa- 
ture spirituelle.  Et,  par  suite,  le  corps  du  Christ  »,  qui  doit 
être  et  qui  est  dans  un  lieu,  «  n'a  pu  monter  par-dessus  toute 
créature  spirituelle  ». 

L'argument  sed  contra  en  appelle,  ici  encore,  au  texte  for- 
mel de  l'apôtre  saint  Paul.  o.  Il  est  dit,  aux  Éphésiens,  ch.  i 
(v.  20,  21)  :  Dlea  Ca  placé  au-dessus  de  toute  principauté  et  de 
toute  puissance,  et  au-dessus  de  tout  nom  qui  est  prononcé  dans 
ce  siècle  ou  dans  le  siècle  à  venir  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  qu'  «  un 
être  a  droit  à  un  lieu  d'autant  plus  élevé,  qu'il  est  lui- 
même  plus  noble  »  et  plus  parfait  :  «  soit  qu'il  ait  droit  à 
un  lieu  par  mode  de  contact  corporel,  comme  les  corps; 
soit  qu'il  ail  droit  à  un  lieu  par  mode  de  contact  spirituel, 
comme  les  substances  spirituelles.  Aux  créatures  spirituelles, 
en  effet,  est  du,  en  raison  d'une  certaine  convenance,  le  lieu 
du  ciel,  qui  est  le  lieu  suprême,  parce  que  ces  substances  sont 
les  plus  élevées  dans  Tordre  des  substances.  D'autre  part,  le 
corps  du  Christ,  bien  qu'à  considérer  la  condition  de  la  nature 
corporelle  il  soit  au-dessous  des  substances  spirituelles,  cepen- 
dant, à  considérer  la  dignité  de  l'union  qui  l'unit  personnelle- 
ment à  Dieu,  excède  la  dignité  de  toutes  les  créatures  spiri- 
tuelles. Et  c'est  pourquoi,  selon  la  raison  de  la  convenance 
qui  vient  d'être  signalée,  il  lui  est  dû  le  lieu  le  plus  élevé, 
au-dessus  et  au  delà  de  toute  créature  même  spirituelle.  Aussi 
bien  saint  Grégoire  dit,  dans  l'homélie  de  l'Ascension 
(hom.  XXIX,  sur  l'Évangile),  que  délai  qui  avait  fait  toutes  cho- 
ses était  porté,  par  sa  vertu,  au-dessus  de  toutes  choses  ».  —  Ce 
dernier  mot  de  saint  Thomas  et  de  saint  Grégoire  semblerait 
exiger  que  le  Christ  soit  monté  et  demeure  au-dessus  et  en 
dehors  de  toute  créature  corporelle  ou  spirituelle.  Cependant, 
la  raison  même  donnée  au  corps  de  l'article  suppose  que  le 
Christ  est  dans  un  lieu  corporel,  le  plus  élevé,  sans  doute, 
même  par  rapport  aux  substances  spirituelles,  (jui,  elles  aussi, 
sont  dans  un  lieu,  —  dans  ce  que  saint  Thomas  a  appelé,  ici 
même,  le  lieu  céleste,  —  mais  enfin  dans  un  lieu,  et,  précisé- 


QUESTION    LVII.     —    DE    LASCENSION    DU    CHRIST.  667 

ment,  dans  ce  même  lieu  céleste,  qui  est  le  lieu  suprême, 
comme  nous  l'a  dit  encore  saint  Thomas.  Et  tout  cela  con- 
firme la  solution  que  nous  avons  reproduite  du  Commentaire 
sur  les  Sentences,  que  «  leChiist  n'est  point  dit  ètie monté  par- 
dessus les  cieux,  comme  s'il  était  en  dehors  du  ciel  empyrée; 
mais  parce  qu'il  est  monté  dans  la  partie  la  plus  haute  du  ciel 
empyrée  »,  qui  est  lui-même  le  séjour  des  esprits  bienheureux. 
Dans  ce  ciel  empyrée,  qui  est  vraiment,  dans  l'ordre  corporel 
harmonisé  avec  l'ordre  spirituel  de  la  vision  béatilique,  u  la 
maison  du  Père  »,  se  trouvent,  comme  le  Christ  disait  à  ses 
Apôtres,  des  places  ou  «  des  demeures  nombreuses  ».  C'est  là 
qu'il  s'est  rendu  Lui-même,  au  jour  de  son  Ascension,  pour 
y  occuper  la  place  que  son  Père  lui  avait  préparée  de  toute 
éternité,  et  pour  nous  préparer  à  nous  les  places  qu'il  nous 
destine. 

L'ad  prlniani  fait  observer  que  «  si  le  lieu  est  attribué  à  la 
créature  corporelle  et  à  la  créature  spirituelle  pour  une  toute 
autre  raison,  l'une  et  l'autre  rai;>on  a  ceci  de  commun,  que 
le  lieu  supérieur  est  attribué  à  l'être  le  plus  digne  ». 

L'«(/  secimdum  répond  que  m  cette  raison  »  donnée  par  l'ob- 
jection, «  vaut  pour  le  corps  du  Christ  selon  la  condition  de 
la  nature  corporelle,    mais  non  sulon  la  raison  de  l'union  ». 

Uad  lerllani  dit  que  «  celte  comparaison  »  faite  par  l'objec- 
tion, «  peut  se  prendre  ou  selon  la  raison  des  lieux;  et,  en  ce 
sens,  il  n'est  aucun  lieu  si  élevé  qu'il  dépasse  la  dignité  de  la 
substance  spirituelle  :  auquel  sens  procède  l'objection.  Ou, 
selon  la  dignité  des  êtres  auxquels  le  lieu  est  attribué.  Et,  en 
ce  sens,  il  est  dû  au  corps  du  Christ  d'être  au-dessus  des  créa- 
tures spirituelles  ».  —  r^ous  voyons  donc,  expressément,  par 
cette  réponse,  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  dire  que  le  Chiist 
est  en  dehors  de  tout  lieu  corporel.  Nullement.  Il  sullit  de  dire 
que  parmi  tous  les  lieux  corporels,  assignés  à  n'importe  quels 
êtres,  sans  en  excepter  les  esprits  les  plus  sublimes,  le  lieu  le 
plus  élevé  doit  être  réservé  au  corps  du  Christ. 

Cette  admirable  Ascension  du  Christ,  qui  l'a  porté  au  plus 
haut  sommet  du  monde  de  la  création,  dans  ce  ciel  de  la  gloire 


668  SOMME    TIIÉOLOOIQIJE, 

OÙ  les  anges  et  les  bienheureux  jouissent  de  sa  présence  éter- 
nellement, est-elle  de  quelque  influence  à  l'endroit  de  notre 
salut.  Pouvons-nous  dire  qu'elle  en  soit  la  cause  ?  C'est  ce  qu'il 
nous  faut  maintenant  examiner  ;  et  tel  est  l'objet  de  l'article 
qui  suit. 

Article    VI. 
Si  l'Ascension  du  Christ  est  cause  de  notre  salut  ? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  l'Ascension  du  Christ 
n'est  point  cause  de  notre  salut  ».  —  La  première  déclare  que 
«  le  Christ  fut  cause  de  notre  salut,  en  tant  qu'il  mérita  notre 
salut.  Or,  par  l'Ascension,  Il  n'a  rien  mérité  pour  nous;  parce 
que  l'Ascension  appartient  à  la  récompense  de  son  exaltation: 
et  le  mérite  n'est  pas  une  même  chose  avec  la  récompense, 
ni,  non  plus,  le  chemin  avec  le  terme  auquel  il  aboutit.  Donc 
il  setnble  que  l'.Ascension  du  Christ  n'a  pas  été  la  cause  de  notre 
salut  ».  —  La  seconde  objection  dit  que  «  si  l'Ascension  du 
Christ  est  cause  de  notre  salut,  il  semble  que  ce  sera  surtout 
en  ce  que  cette  Ascension  sera  cause  de  la  nôtre.  Or,  ceci  nous 
a  été  conféré  par  sa  Passion  ;  parce  que,  conjme  il  est  dit,  nax 
Hébreux,  ch.  x  (v.  ]  g),  nous  avons  confiance  (Centrer  dans  te  Saint 
des  Saints  par  son  sanrj.  Donc  il  semble  que  l'Ascension  du 
Christ  n'a  pas  été  cause  de  notre  salut  ».  —  La  troisième  ob- 
jection fait  observer  que  o  le  salut  qui  nous  est  conféré  par  le 
Christ  est  éternel;  selon  celte  parole  d'Isaïe,  ch.  li  (v.  6),  Mon 
salai  durera  toujours  Or,  le  Christ  n'est  point  monté  au  ciel 
pour  y  être  à  tout  jamais.  Il  est  dit,  en  effet,  dans  le  livre  des 
Actes,  ch.  I  (v.  1 1)  :  Comme  vous  l'avez  va  monter  dcms  le  ciel, 
ainsi  II  reviendra.  Nous  lisons  aussi  qu'il  s'est  montré,  sur  la 
terre,  à  de  nombreux  saints;  comme  on  le  lit  de  saint  Paul, 
dans  les  Actes,  ch.  ix.  Donc  il  semble  que  son  Ascension  n'est 
point  cause  de  notre  salut  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  texte  où  «  Lui-même  dit.  en 
saint  Jean,  cb.  xvi  (v.  7)  :  //  vous  est  bon  (jue  Je  m'en  aille  ;  c'est- 
à-dire  que  je  m'éloigne  de  vous  par  l'Ascension. 


QUESTION    LVir.    —    DE    l'aSCENSIOn    DU    CHRIST.  669 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  l'Ascension 
du  Christ  est  cause  de  notre  salut,  d'une  double  manière  :  de 
notre  côté  ;  et  du  sien.  —  De  notre  côté,  selon  que  par  l'Ascen- 
sion du  Christ,  notre  cœur  est  mû  vers  Lui,  C'est  qu'en  effet, 
par  son  Ascension,  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (art.  i,  ad  5"""), 
d'abord  est  donné  lieu  à  la  foi  ;  puis,  à  l'espérance  ;  puis  à  la 
charité.  11  y  a,  aussi,  que  par  là  est  augmentée  notre  révérence 
à  son  endroit,  alors  que  nous  ne  le  considérons  plus  comme  un 
homme  de  la  terre,  mais  comme  le  Dieu  qui  règne  au  ciel; 
selon  que  le  dit  l'Apôtre,  dans  la  seconde  épître  aux  Corinthiens, 
ch.  V  (v.  i6)  :  Sans  doute,  nous  avons  connu  le  Christ  selon  la 
chair,  c'est-à-dire  mortel  et  par  là  nous  le  tenions  seulement 
pour  un  homme,  comme  l'explique  la  glose;  mais  maintenant 
nous  ne  le  connaissons  plus  »,  de  cette  manière.  —  «  Du  côté  du 
Christ  »,  son  Ascension  est  cause  de  notre  salut,  «  quant  à  ce 
que  Lui-même  montant  au  ciel  a  fait  pour  notre  salut.  Et, 
d'abord.  Il  nous  a  préparé  la  voie  qui  nous  permettra  à  nous 
de  monter  au  ciel;  selon  ce  qu'il  dit  Lui-même,  en  saint  Jean, 
ch.  XIV  (v.  2)  :  Je  vois  vous  préparer  la  place;  et,  dans  Michée, 
il  est  dit,  ch.  11  (v.  i3)  :  //  est  monté,  ouvrant  le  chemin  devant 
nous.  Dès  là,  en  effet,  que  Lui-même  est  notre  tête,  il  faut  que 
les  membres  suivent  là  où  la  tête  a  pénétré;  aussi  bien,  il  est 
dit,  en  saint  Jean,  ch.  xiv(v.  3)  :  Afm  que  où  moi  je  suis,  vous 
aussi  vous  soye:.  Et,  en  signe  de  cela,  Il  transporta  au  ciel  les 
âmes  saintes  qu'il  avait  emmenées  avec  Lui  des  enfers;  selon 
cette  parole  du  psaume  (lxvii,  v.  19  ;  cf.  aux  Éphésiens,  ch.  iv, 
v.  8)  :  Montant  au  ciel,  Il  a  emmené  captive  la  captivité  :  en  ce 
sens  que  ceux  qui  avaient  été  faits  captifs  par  le  démon.  Il  les 
emmena  avec  Lui  au  ciel,  comme  en  un  lieu  étranger  à  la  na- 
ture humaine,  captifs  d'une  bonne  capture,  les  ayant  acquis 
par  la  victoire.  En  second  lieu,  parce  que,  comme  le  Pontife, 
dans  l'Ancien  Testament,  entrait  dans  le  sanctuaire  afin  de  s'y 
tenir  devant  Dieu  pour  le  peuple;  de  même  aussi  le  Christ  est 
entré  au  ciel,  afin  d'intercéder  pour  nous,  comme  il  est  dit  dans 
l'Épître  rtMj;  Hébreux,  ch.  vu  (v.  25;  ch,  ix,  v.  7,  a^).  Et,  en 
effet,  sa  seule  présence  dans  la  nature  humaine  qu'il  a  intro- 
duite au  ciel  est  une  certaine  intercession  pour  nous  :  car,  dès 


OyO  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

là  que  Dieu  a  ainsi  exalté  la  nature  humaine  dans  le  Christ,  Il 
doit  aussi  avoir  pitié  de  ceux  pour  qui  le  Fils  de  Dieu  a  pris  la 
nature  humaine.  En  troisième  lieu,  afin  que,  ayant  pris  place 
sur  le  trône  des  cieux  comme  Dieu  et  Seigneur,  Il  envoyât  de 
là  aux  hommes  ses  dons  divins;  selon  cette  parole  de  l'Epître 
aux  Éphéslens,  ch.  iv  (v.  lo)  :  Il  est  monté  par-dessus  tous  les 
cieux,  afin  de  remplir  toutes  choses,  de  les  emplir  de  ses  dons, 
explique  la  glose  ». 

Vad  primum  fait  observer  que  «  l'Ascension  du  Christ  est 
cause  de  notre  salut,  non  par  mode  de  mérite,  mais  par  mode 
de  cause  efficiente;  comme  il  a  été  dit,  plus  haut,  de  la  Résur- 
rection »  (q.  56,  art.  i,  ad  5""',  ad  4""»).  ^ 

L'arf  secundum  répond  que  «  la  Passion  du  Christ  est  cause 
de  notre  ascension  au  ciel,  à  proprement  parler,  par  l'éloigne- 
ment  du  péché  qui  était  un  obstacle,  et  par  mode  de  mérite. 
L'Ascension  du  Christ,  au  contraire,  est  cause  de  notre  ascen- 
sion directement,  la  commençant  en  Celui  qui  est  notre  tête,  à 
qui  les  membres  doivent  être  joints  »  un  jour. 

Vad  terliam  déclare  que  <(  le  Christ,  une  fois  monté  au  ciel, 
a  acquis,  pour  Lui  et  pour  nous,  à  tout  jamais,  le  droit  et  la 
dignité  de  demeurer  dans  le  ciel.  Or,  à  cette  dignité  n'est  point 
faite  de  dérogation,  si,  pour  quelque  motif,  le  Christ  descend 
quelquefois,  corporellement,  sur  la  terre  :  soit  pour  se  montrer 
à  tous,  comme  II  le  fera  au  jour  du  jugement;  soit  pour  se 
montrera  quelqu'un  spécialement,  comme  II  le  fit  pour  saint 
Paul,  ainsi  qu'on  le  voit  au  livre  des  Actes,  ch.  ix.  Et  pour  que 
l'on  ne  croie  pas  que  cette  manifestation  a  eu  lieu,  sans  que  le 
Christ  se  trouvât  là  corporellement,  mais  par  mode  d'une  cer- 
taine apparition,  le  contraire  se  voit  par  ce  que  l'Apôtre  lui- 
même  dit,  dans  la  première  épîtreaM.x  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  8), 
à  l'effet  de  confirmer  la  foi  de  la  Résurrection  »,  du  Christ  : 
«  En  dernier  lieu.  Il  a  été  vu  de  moi,  pauvre  avorton  :  celte  vision, 
en  eff'et,  ne  prouverait  pas  la  vérité  de  la  Résurrection  »  du 
Christ,  «  si  l'Apôtre  n'avait  point  vu  le  vrai  corps  du  Christ  » 
ressuscité.  —  La  raison  que  vient  de  nous  donner  ici  saint  Tho- 
mas ne  prouve  que  pour  la  manifestation  du  Christ  à  saint 
PauL  —  Quant  aux  multiples  apparitions  dont  il  est  parlé  dans 


QUESTION    LVII.     —    DE    l'aSCENSFON    DU    CHRIST.  67 1 

certaines  vies  de  saints,  et  même  l'apparition  dont  fut  gratifiée 
sainte  Marguerite-Marie,  au  sujet  du  Sacré-Cœur,  il  n'y  a  au- 
cune nécessité  à  admettre  qu'il  se  soit  agi,  dans  ces  divers  cas, 
d'un  déplacement  effectif  du  corps  du  Christ  monté  au  ciel  et 
assis  à  la  droite  du  Père.  La  fin  poursuivie  en  ces  sortes  de 
manifestations  pouvait  être  atteinte  par  le  simple  mode  u  d'une 
certaine  apparition  —  aliqualiter  apparente  »,  comme  disait  ici 
saint  Thomas,  dans  la  réponse  que  nous  venons  de  lire. 

L'exaltation  ou  la  glorification  du  Christ  ne  demandait  pas 
seulement  qu'il  réapparût  vivant  et  désormais  immortel,  au 
lendemain  de  sa  mort  ignominieuse.  Celte  vie  nouvelle,  qui  était 
maintenant  la  sienne,  exigeait  qu'après  un  certain  temps  passé 
encore  sur  notre  terre,  à  l'efTet  de  confirmer  les  disciples  dans 
la  foi  de  sa  Résurrection,  Il  s'éloignât  de  nous,  et  se  rendît,  par 
la  puissance  de  sa  propre  vertu,  en  un  séjour  digne  de  Lui.  Il 
le  fit  au  jour  de  son  Ascension,  quand,  sous  les  yeux  même  de 
ses  disciples.  Il  s'éleva  d'auprès  d'eux  et  monta  au  ciel.  Le  ciel 
où  II  monta  n'est  pas  autre  que  le  lieu,  préparé  dès  la  consti- 
tution du  monde,  pour  servir  d'éternel  séjour  aux  anges  restés 
fidèles  et  aux  élus  du  monde  humain  qui  recevront  dans  son 
couronnement  le  fruit  de  la  Rédemption.  Encore  est-il  que  le 
Christ,  montant  ainsi  dans  ce  séjour  de  la  gloire,  y  devait  occu- 
per une  place  et  y  exercer  un  rôle  en  harmonie  avec  la  di- 
gnité de  sa  Personne  et  avec  les  droits  acquis  par  les  mys- 
tères de  sa  vie  et  de  sa  mort.  La  place  occupée  par  le  Christ 
nous  est  apparue  déjà  comme  la  plus  haute  dans  l'ordre  de 
tout  le  monde  créé.  Mais  il  est  un  aspect  sous  lequel  nous  ne 
l'avons  pas  encore  considérée,  et  qui  cependant  lui  donne,  par 
excellence,  le  caractère  de  gloire  qui  devait  lui  convenir  par 
rapport  au  Christ.  C'est  que  le  Christ  monté  au  ciel  nous  y  est 
présenté  comme  assis  à  la  droite  du  Père.  Que  signifie  bien 
celte  formule  mystérieuse  imposée  à  notre  foi.  Nous  devons 
maintenant  la  considérer;  et  tel  est  l'objet  de  la  question  sui- 
vante. 


QUESTION   LVIII 


DU  CHRIST  ASSIS  A  L.\  DROITE  DU  PERE 


Cette  question  comprend  quatre  articles  : 

1°  Si  le  Christ  est  assis  à  la  droite  du  Père? 

2"  Si  cela  lui  convient  selon  la  nature  divine? 

3»  Si  cela  lui  convient  selon  la  nature  humaine? 

4"  Si  cela  est  propre  au  Christ? 


Article  Premier. 
S'il  convient  au  Christ  d'être  à  la  droite  du  Père. 

Trois  objections  veulent  prouver  qu'  a  il  ne  convient  pas  au 
Christ  d'être  assis  à  la  droile  du  Père  ».  —  La  première  dit 
que  «  la  droite  et  la  gauche  sont  des  différences  de  positions 
corporelles.  Or,  rien  de  corporel  ne  convient  à  Dieu;  car  Dieu 
est  esprit,  comme  il  est  marqué  en  saint  Jean,  ch.  iv  (v.  2/1). 
Donc  il  semble  que  le  Christ  n'est  pas  assis  à  la  droite  du 
Père  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  que  «  si  quel- 
qu'un est  assis  à  la  droite  d'un  autre,  celui-ci  est  assis  à  la  gau- 
che du  premier.  Si  donc  le  Fils  est  assis  à  la  droite  du  Père,  il 
s'ensuit  que  le  Père  est  assis  à  la  gauche  du  Fils;  ce  qui  ne  con- 
vient pas  »,  la  gauche  étant  une  place  moins  honorable  que  la 
droite.  —  La  troisième  objection  arguë  de  ce  que  «  s'asseoir  et  se 
tenir  paraissent  choses  opposées.  Or,  saint  Etienne  dit,  dans  le 
livre  des  Actes,  ch.  vu  (v.  55)  :  Voici  que  je  vois  les  deux  ouverts, 
et  le  Fils  de  l'homme  se  tenant  à  la  droite  de  la  vertu  de  Dieu. 
Donc  il  semble  que  le  Christ  n'est  pas  assis  à  la  droile  du 
Père  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  va  donner  un  mo- 


QUESTION    LVIII.    —   DU   CHRIST   ASSIS   A    LA   DROITE   DU   PERE.       678 

dèle  achevé  d'interprétation  scripturaire  à  la  lumière  de  l'Écri- 
ture, de  la  raison  théologique  et  de  la  tradition  patristique. 
«  Dans  le  mot  s'asseoir^  déclare  le  saint  Docteur,  nous  pou- 
vons entendre  deux  choses;  savoir  ;  le  repos,  selon  cette  parole 
marquée  en  saint  Luc,  chapitre  dernier  (v.  49)  :  Asseyez-vous  », 
c'est-à-dire  demeurez  en  repos  «  ici  dans  la  cité;  et  aussi  la 
puissance  royale  ou  judiciaire,  selon  celte  parole,  des  Proverbes, 
ch,  XX  (v.  8)  :  Le  roi,  qui  est  assis  sur  le  trône  de  sa  justice,  dis- 
sipe tout  mal  d'un  seul  de  ses  regards.  C'est  de  l'une  et  de 
l'autre  manière,  qu'il  convient  au  Christ  d'être  assis  à  la  droite 
du  Père.  —  D'abord,  en  tant  qu'il  demeure  éternellement  in- 
corruptible dans  la  béatitude  du  Père,  qui  est  appelée  sa  droite; 
selon  celte  parole  du  psaume  (xv,  v.  ii)  :  Les  joies  sont  dans 
voire  droite  Jusqu'à  la  fin.  Et  de  là  vient  que  saint  Augustin,  dans 
son  livre  Du  Symbole  (ch.  iv),  dit  :  //  est  assis  à  la  droite  du  Père. 
Il  est  assis  ;  entendez  II  habite  ;  comme  nous  disons  de  n'importe 
quel  homme  :  Il  siégea  (il  demeura)  dans  ce  pays  durant  trois 
ans  ».  Le  mot  latin  sedit,  sedere,  correspond  à  notre  mot  fran- 
çais :  séjourner;  il  séjourna.  «  Ainsi  donc  »,  reprend  saint  Au- 
gustin, par  cet  article  du  Symbole,  //  est  assis  à  la  droite  du 
Père,  ((  entendez  que  le  Christ  habite  à  la  droite  de  Dieu  le  Père  : 
Il  est  bienheureux,  en  ejjtet,  et  le  nom  dé  sa  béatitude  est  appelé  la 
droite  du  Père .  —  De  l'autre  manière,  le  Christ  est  dit  siéger 
à  la  droite  du  Père,  en  tant  qu'il  règne  avec  le  Père  et  qu'il 
tient  de  Lui  la  puissance  judiciaire  :  comme  celui  qui  est  assis 
avec  le  roi,  à  sa  droite,  est  dit  siéger  avec  lui  dans  l'acte  de  ré- 
gner et  de  juger.  Aussi  bien  saint  Augustin  dit,  dans  le  second 
livre  Du  Symbole  (ch.  vu;  parmi  les  œuvres  douteuses  de  saint 
Augustin)  :  Entendez,  par  la  droite  elle-même,  la  puissance  qua 
reçue  cet  homme,  pris  par  Dieu,  de  venir  pour  juger,  lui  qui  était 
venu  d'abord  pour  être  jugé  » . 

L'ad  primum  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Jean  Damas- 
cène,  au  livre  IV  (ch.  ii),  ce  n'est  point  dans  un  sens  local  que 
nous  parlons  de  la  droite  du  Père.  Comment,  en  effet,  Celui  qui 
n'a  point  de  limite  pourrait-il  avoir  une  droite,  au  sens  local  de  ce 
mot?  La  droite,  en  effet,  et  la  gauche  se  disent,  au  sens  loccd, 
des  êtres  qui  sont  circonscrits.  Mais  nous  appelons  la  droite 
XVI .  —  La  Rédemption.  43 


67/1  SOMME    THÉOLOGIQUË. 

du  Père  la  gloire  et  l'honneur  de  la  divinilé  »).  C'est  une  ex- 
pression métaphorique  empruntée  aux  choses  de  la  terre,  où 
le  fait  de  s'asseoir  sur  un  même  trône  à  la  droite  du  roi  est  le 
signe  de  la  participation  à  sa  puissance  et  à  sa  royauté. 

Uad  seciinduni  insiste  dans  le  même  sens,  u  Ce  que  l'objec- 
tion disait  s'entend  de  l'expression  dont  il  s'agit  prise  dans  un 
sens  corporel.  Aussi  bien  saint  Augustin  dit,  dans  le  livre  Du 
Symbole  (cii.  iv)  :  Si  nous  entendons  d'une  façon  cliarnelle,  cjue  le 
Christ  est  assis  à  la  droite  du  Père,  le  Père  sera  a  sa  gauche.  Or, 
là,  savoir  dans  la  béatitude  éternelle,  tout  est  la  droite,  parce 
qu  il  n'est,  là,  aucune  misère  ». 

Vad  terlium  fait  observer  que  «  comme  le  dit  s^aint  Grégoire, 
dans  l'homélie  de  l'Ascension  (hom.  XXIX  sur  l'Évangile),  être 
assis  convient  au  juge;  se  tenir  debout,  au  contraire,  est  le  propre 
de  celui  qui  combat  ou  qui  pot  te  secours.  Par  cela  donc  qu'Etienne 
était  encore  dans  le  combat,  il  vit  debout  Celui  qui  lui  portait  se- 
cours. Mais  Celui-là  même,  après  son  Ascension,  est  décrit 
par  saint  Marc  comme  étant  assis,  paire  que,  après  la  gloire 
de  son  Ascension,  à  la  fui  II  apparaîtra  comme  juge  ».  — 
L'explication,  assurément,  est  excellente,  et  suffit  pour 
faire  taire  l'objection.  —  On  pourrait  dire  aussi  que  l'op- 
position signalée  dans  les  deux  textes,  celui  de  saint  Marc, 
consacré  dans  le  Symbole,  et  celui  des  Actes,  n'est  qu'appa- 
rente, nullement  réelle,  même  dans  la  littéralilé  du  texte.  Le 
mot  stantem,  en  effet  (en  grec  écTfo-a),  ne  signifie  pas  nécessaire- 
ment 5e  tenir  debout,  mais  se  tenir.  Or,  on  peut  se  tenir  assis, 
non  moins  que  se  tenir  debout.  Il  n'y  a  donc  aucune  opposi- 
tion entre  le  moi  stantem  des  Actes  et  le  mot  sedentem  de  saint 
Marc  et  du  Symbole. 

Quand  il  s'agit  de  Dieu,  considéré  dans  l'acte  de  sa  souve- 
raine béatitude  et  de  sa  royauté  suprême  à  l'endroit  de  tout  le 
monde  créé,  dire  de  quelqu'un  qu'il  est  assis  à  sa  droite  n'est 
pas  autre  chose  qu'alfirmer  que  ce  quelqu'un  est  admis  à  par- 
tager sa  souveraine  béatitude  et  sa  royauté  suprême.  La  foi 
nous  le  fait  dire  du  Christ.  —  Mais  à  quel  titre  nous  le  fait- 
elle  dire  ainsi  du  Christ.  Est-ce  en  raison  de  sa  divinilé?  Est- 


QUESTION    LVIII.    —   DU   CHKIST   ASSIS   A   LA   DROITE   DU   PERE.       676 

ce  en  raison  de  son  humanité?  Est-ce  à  un  litre  exceptionnel 
et  qui  ne  convient  qu'à  Lui?  Il  nous  reste  à  examiner  succès* 
sivemenl  ces  divers  points.  D'abord,  le  premier.  C'est  l'objet 
de  l'article  qui  suit. 

Article  II. 

Si  le  fait  d'être  assis  â  la  droite  de  Dieu  le  Père 
convient  au  Christ  selon  qu'il  est  Dieu? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  fait  d'être  assis  à 
la  droite  de  Dieu  le  Père  ne  convient  pas  au  Christ  selon  qu'il 
est  Dieu  ».  —  La  première  objection  dit  que  «  le  Christ,  selon 
qu'il  est  Dieu,  est  la  droite  du  Père  (Cf.  S.  Augustin,  ps.  lxxxi, 
v.  12).  Or,  il  ne  semble  pas  que  ce  soit  une  même  chose  d'être 
la  droite  de  quelqu'un  et  d'être  celui  qui  est  assisà  la  droite  de 
ce  quelqu'un.  Donc  le  Christ,  selon  qu'il  est  Dieu,  n'est  point 
assis  à  la  droite  du  Père  ».  —  La  seconde  objection  en  appelle 
à  ce  que  «  dans  saint  Marc,  chapitre  dernier  (v.  19),  il  est  dit 
que  le  Seigneur  Jésus  Jul  pris  dans  le  ciel  et  qu'il  est  assis  à  la 
droite  de  Dieu.  Or,  le  Christ  n'a  pas  été  pris  au  ciel  selon  qu'il 
est  Dieu.  Donc,  pareillement,  ce  n'est  point  en  tant  qu'il  est 
Dieu,  qu'il  est  assis  à  la  droite  du  Père  ».  —  La  troisième  ob- 
jection fait  observer  que  v  le  Christ,  selon  qu'il  est  Dieu, 
est  égal  au  Père  et  à  l'Esprit-Saint.  Si  donc  le  Christ,  selon 
qu'il  est  Dieu,  est  assis  à  la  droite  du  Père,  par  la  même 
raison  l'Esprit-Saint  aussi  sera  assis  à  la  droite  du  Père  et  du 
Fils,  et  le  Père  Lui-même  sera  assis  à  la  droite  du  Fils  et  de 
l'Esprit-Saint.  Chose  qu'on  ne  trouve  exprimée  nulle  part  ». 

L'argument 5edcon//'a  apporte  le  texte  de  «  saint  Jean  Damas- 
cène  »,  où  il  est  «  dit  (au  livre  IV,  ch.  11),  que  nous  appelons 
la  droite  du  Père  la  gloire  et  l'honneur  de  la  divinité,  dans  laquelle 
le  Fils  existe  avant  tous  les  siècles  comme  Dieu  et  consuhstantiel  au 
Père  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  comme 
on  peut  le  voir  par  ce  qui  a  été  dit  (à  l'article  précédent;  et 
ici  même  dans  l'argument  sed  contra),  dans  le  nom  de  droite  », 


C)']6  SOMME    THÉOLOGIQUÈ. 

appliqué  à  Dieu,  «  nous  pouvons  entendre  trois  choses  :  d'abord, 
selon  saint  Jean  Damascène,  la  gloire  de  la  divinité;  ensuite, 
selon  saint  Augustin,  la  béatitude  du  Père  :  troisièmement,  selon  le 
même  saint  Augustin,  la  puissance  Judiciaire.  Quant  au  fait 
d'être  assis,  il  désigne,  comme  il  a  été  dit  (art.  précéd.),  ou 
l'habitation,  ou  la  dignité,  soit  royale  soit  judiciaire.  Il  suit  de 
là  qu  être  assis  à  la  droite  du  Père  n'est  rien  autre  que,  simulta- 
nément avec  le  Père,  avoir  la  gloire  de  la  divinité,  et  la  béati- 
tude et  la  puissance  judiciaire,  et  cela  immuablement  et  roya- 
lement —  sedere  ad  dexteram  Patris  nihil  aliud  est  qaam  siniul 
cum  Pâtre  habere  gloriam  divinitalis ,  et  beatitudinem,  et  judiciariam 
poteslatem,  et  hoc  inimutabiliter ,  et  regaliter.  Ov  »,  poursuit  saint 
Thomas,  après  celte  admirable  précision  de  doctrine,  «  cela 
convient  au  Fils  selon  qu'il  est  Dieu.  Donc  il  est  manifeste  que 
le  Christ,  selon  qu'il  est  Dieu,  est  assis  à  la  droite  du  Père  : 
avec  ceci,  toutefois,  que  cette  préposition  à,  qui  est  transitive  (en 
latin,  ad),  implique  la  seule  distinction  personnelle  et  l'ordre 
d'origine,  non  le  degré  de  nature  ou  de  dignité  qui  n'existe 
point  parmi  les  Personnes  divines,  comme  il  a  été  vu  dans  la 
Première  Partie  (q.  Ii2,  art.  3,  4)  »• 

Vad  primuni  répond  que  «  le  Fils  est  dit  la  droite  du  Père, 
par  appropriation,  à  la  manière  dont  II  est  dit  aussi  la  verlu 
du  Père  (r*  Épîlre  aux  Corinthiens,  ch.  i,  v.  2!^).  Mais  la  droite 
du  Père,  selon  les  trois  acceptions  qui  ont  été  marquées  (au 
corps  de  l'article),  est  quelque  chose  de  commun  aux  trois  Per- 
sonnes ». 

Vad  secundum  accorde  que  u  le  Christ,  selon  qu'il  est  homme, 
a  été  pris  et  élevé  à  l'honneur  divin,  qui  est  désigné  par  le  fait 
d'être  assis,  dans  l'expression  dont  il  s'agit.  Mais,  cependant, 
le  même  honneur  divin  convient  au  Christ,  en  tant  qu'il  est 
Dieu,  non  en  raison  d'une  assomplion,  mais  par  voie  d'éter- 
nelle origine  ». 

Vad  lertium  déclare  qu'  u  en  aucune  manière  il  ne  peut  être 
dit  que  le  Père  est  assis  à  la  droite  du  Fils  ou  de  l'Esprit-Saint; 
parce  que  le  Fils  et  l'Espril-Saint  ont  leur  origine  du  Père,  et 
non  inversement.  Mais  l'Esprit-Saint  peut  être  dit,  au  sens 
propre,  être  assis  à  la  droite  du  Père  ou  du  Fils  selon  le  sens 


QUESTION    LVIII.    —    DU   CHRIST   ASSIS   A    LA   DROITE   DU    PERE.       G77 

qui  a  été  précisé;  bien  que,  selon  une  certaine  appropriation, 
on  attribue  cela  au  Fils,  auquel  est  appropriée  l'égalité.  Saint 
Augustin  dit,  en  effet  (au  livre  Ide  laDocIrine  chrétienne,  eh.  v), 
que  dans  le  Père  est  r unité;  dans  le  Fils,  l'égalité  ;  dans  l'Esprit- 
Saint,  la  connexion  de  f unité  et  de  l'égalité  ». 

L'expression  scripluraire  et  canonique  qui  applique  au  Christ 
le  fait  d'être  assis  à  la  droite  du  Père  doit  s'entendre,  au  sens  le 
plus  exact  et  le  plus  rigoureux,  de  la  divinité  que  le  Fils  reçoit 
du  Père,  mais  qui  lui  est  commune  avec  le  Père,  et  dans  laquelle 
Il  jouit  d'une  même  gloire,  d'une  même  béatitude,  d'une  même 
puissance  déjuger,  en  souverain  Roi,  pour  toute  l'éternité.  — 
Mais  que  penser  de  cette  même  expression  ou  de  celte  même 
formule,  entendue  dans  la  rigueur  de  son  acception  dogmati- 
que, s'il  s'agit  du  Christ  en  lant  qu'homme.  Peut-on  également 
la  lui  appliquer  en  toute  vérité.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  exami- 
ner maintenant;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  III. 

Si  d'être  assis  à  la  droite  du  Père  convient  au  Christ 
selon  qu'il  est  homme? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  d'être  assis  à  la  droite 
du  Père  ne  convient  pas  au  Christ  selon  qu'il  est  homme  ».  — - 
La  première  rappelle  que  «  comme  le  dit  saint  Jean  Damas- 
cène  (liv.  IV,  ch  II),  nous  appelons  la  droite  du  Père  la  gloire  et 
l'honneur  de  la  divinité.  Or,  la  gloire  et  l'honneur  de  la  divinité 
ne  convient  pas  au  Christ  selon  qu'il  est  homme.  Donc  il  semble 
que  le  Christ,  selon  qu'il  est  homme,  n'est  point  assis  à  la  droite 
du  Père  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  qu'  «  être  assis 
à  la  droite  de  celui  qui  règne  semble  exclure  la  sujétion  ;  car 
celui  qui  est  assis  à  la  drpite  de  celui  qui  règne  lui  est  associé 
en  quelque  sorte  dans  l'acte  même  de  régner.  Or,  le  Christ, 
selon  qu'il  est  homme,  est  soumis  au  Père,  comme  il  est  dit 
dans  la  première  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  xv  (v.  28).  Donc 


678  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

il  semble  que  le  Christ,  selon  qu'il  est  homme,  n'est pointassis 
à  la  droite  du  Père  ».  —  La  troisième  objection  en  appelle  à 
ce  que  ((  sur  ce  mol  de  l'Épître  aux  Romains,  ch.  vni  (v.  3l^)  : 
Celai  qui  est  à  la  droite  de  Dieu,  la  glose  dit  :  c'est-à-dire,  égal  au 
Père  dans  l'honneur  par  lequel  le  Père  est  Dieu;  ou,  à  la  droite  du 
Père,  c  est-à-dire  dans  les  meilleurs  biens  de  Dieu.  Et,  sur  cette 
parole  de  l'Épitre  aux  Hébreux,  ch.  i  (v.  3)  :  Il  est  assis  à  la  droite 

■  de  Dieu,  dans  les  hauteurs,  la  glose  explique  :  c'est-à-dire  à  l'éga- 
lité du  Père,  au-dessus  de  toutes  choses  par  le  lieu  et  la  dignité. 
Or,  être  égal  à  Dieu  ne  convient  pas  au  Christ  selon  qu'il  est 
homme;  car,  Il  dit  Lui-même  en  saint  Jean,  ch.  xiv  (v.  28)  : 
Le  Père  est  plus  grand  que  moi.  Donc  il  semble  qu'être  assis  à  la 
droite  du  Père  ne  convient  pas  au  Christ  selon  qu'il  est  homme  ». 
L'argument  sed  contra  reproduit  le  texte  emprunté  au  livre  II 
Du  Symbole,  ch.  vu,  qui  se  trouve  parmi  les  œuvres  de  saint 
Augustin  et  ori  «  il  est  dit  :  Entendez  par  la  droite  elle-même,  la 
puissance  conjérée  à  cet  homme  pris  par  Dieu,  de  telle  sorte  qu'il 
viendra  pour  juger.  Lui  qui  était  venu  pour  être  jugé  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  rappelle  que  «  comme  il 
a  été  dit  (art.  précéd.),  dans  le  nom  de  la  droite  du  Père  on 
entend  ou  la  gloire  même  de  la  divinité  elle-même,  ou  sa  béati- 

"  tude  éternelle,  ou  la  puissance  judiciaire  et  royale.  Quant  à  la 
préposition  à  (en  latin  ad),  elle  désigne  un  certain  accès  à  la 
droite,  où  se  trouve  marquée  la  convenance,  avec  une  certaine 
distinction,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  (art.  précéd.).  Et  ceci 
peut  s'entendre  d'une  triple  manière.  —  D'abord,  de  la  conve- 
nance dans  IsTnature  et  de  la  distinction  personnelle.  De  ce  chef, 
le  Christ,  selon  qu'il  est  le  Fils  de  Dieu,  est  assis  à  la  droite 
du  Père,  parce  qu'il  a  la  même  nature  avec  le  Père.  Aussi  bien, 
les  choses  dont  il  s'agit  »  et  que  signifie  ce  mot  la  droite  du 
Père,  c'est-à-dire  la  gloire  de  la  divinité,  la  béatitude  éternelle, 
la  puissance  judiciaire  et  royale,  u  conviennent  essentiellement 
au  Fils  comme  aussi  au  Père.  Et  c'est  là  ce  qui  est  se  trouver 
dans  l'égalité  du  Père.  —  D'une  autre  manière  »,  la  convenance 
et  la  distinction  marquées  par  la  préposition  à  (ad)  u  se  pren- 
nent selon  la  grâce  de  l'union  »  hypostatique  :  «  laquelle  impli- 
que, en  sens  inverse   »   du  premier   mode  mentionné  tout  à 


QUESTION    LVIII.    —    DU    CHRIST   ASSIS   A    LA   DROITE    DU    PÈRE.        G79 

l'heure,  <i  la  distinction  de  nature  et  l'unité  de  Personne.  Et, 
de  ce  chef,  le  Christ,  selon  qu'il  est  homme,  est  le  Fils  de  Dieu, 
et,  par  conséquent,  Il  est  assis  à  la  droite  du  Père,  avec  ceci 
cependant  que  l'expression  selon  que  ne  désigne  pas  la  condi- 
tion de  la  nature  »  humaine,  dans  le  Christ,  «  mais  l'unité  du 
suppôt,  ainsi  qu'il  a  été  exposé  plus  haut  (q.  i6,  art.  lo,  1 1).  — 
D'une  troisième  manière,  l'accès  dont  il  s'agit  peut  s'entendre 
selon  la  grâce  habituelle,  laquelle  se  trouve  d'une  façon  plus 
abondante  dans  le  Christ,  l'emportant  sur  toutes  les  autres 
créatures,  au  point  que  la  nature  humaine  elle-même,  dans  le 
Christ,  a  plus  de  béatitude  que  toutes  les  autres  créatures  et 
possède  au-dessus  de  toutes  les  autres  créatures  la  puissance 
royale  et  judiciaire.  —  Ainsi  donc  »,  conclut  saint  Thomas, 
«  si,  par  l'expression  selon  que,  on  désigne  la  condition  de  la 
nature  »,  dans  le  Christ,  «  le  Christ,  selon  qu'il  est  Dieu  », 
c'est-à-dire  selon  qu'il  a,  ensemble  avec  le  Père,  la  nature  divine, 
«  est  assis  à  ladroUe  du  Père,  c'est-à-dire  dans l" égalité  du  Père  », 
ayant,  avec  Lui,  une  même  gloire,  une  même  béatitude,  une 
même  puissance  judiciaire  et  royale.  t(  Selon  qu'il  est  homme», 
c'est-à-dire  selon  qu'il  a  notre  nature  humaine  et  dans  cette 
nature  humaine,  «  le  Christ  est  assis  à  la  droite  du  Père,  c'est- 
à-dire,  dans  les  biens  du  Père  par-dessus  toutes  les  autres  créatures, 
c'est-à-dire  dans  une  plus  grande  béatitude  et  possédant  la  puis- 
sance Judiciaire.  Que  si  l'expression  selon  que  désigne  l'unité 
du  suppôt  »  et  de  la  Personne,  «  en  ce  sens  encore,  selon  qu'il 
est  homme,  H  est  assis  à  la  droite  du  Père  selon  l'égalité 
de  l'honneur,  en  ce  sens  que  nous  rendons  le  même  hon- 
neur qu'au  Père,  au  Fils  de  Dieu  Lui-même  revêtu  de  la 
nature  humaine  qu'il  a  prise  »  et  qu'il  s'est  unie  hyposlatique- 
ment,  «  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut  »  (q.  26,  art.  i).  —  On 
peut  entrevoir,  à  lu  lumière  de  ce  magnifique  article,  la  gran- 
deur, l'excellence,  la  splendeur,  la  majesté  du  Christ,  Dieu  et 
homme,  établi  au  ciel,  depuis  son  Ascension,  sur  son  trône 
de  gloire. 

L'ad  prinuun  accorde  que  «  l'humanité  du  Christ,  selon  la 
condition  de  sa  nature  »,  ou  sous  sa  raison  de  nature  humaine, 
«  n'a  point  la  gloire  ou  l'honneur  de  la  divinité  ;  que  cepen- 


68o  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

danl  elle  a  en  raison  de  la  Personne  »  divine  «  à  laquelle  elle 
est  unie  d  hypostaliquement.  «  Aussi  bien  saint  Jean  Damas- 
cène  ajoute,  au  même  endroit  :  Dans  laquelle  gloire  de  la  divi- 
nité, le  Fils  de  Dieu,  existanl  avant  tous  les  siècles  convne  Dieu  el 
consubstantiel  au  Père,  se  trouve  assis,  ayant  »,  maintenant, 
«  associée  à  sa  gloire,  sa  chair.  C'est,  en  effet,  une  seule  et  même 
Personne  qui  est  adorée,  d'une  seule  et  même  adoration,  avec  sa 
chcdr,  par  toute  créature  ». —  On  remarquera  l'admirable  préci- 
sion de  formule  dans  ce  beau  texte  de  saint  Jean  Damascène, 
que  l'objection  n'avait  cité  qu'en  partie. 

V ad  sec andum  répond  que  «  le  Christ,  selon  qu'il  est  homme, 
est  soumis  au  Père,  pour  autant  que  l'expression  selon  que  dé- 
signe la  condition  de  la  nature  »  humaine,  sous  sa  laison  pro- 
pre et  distinctement.  «  Et,  de  ce  chef,  il  ne  convient  pas  au 
Christ  d'être  assis  à  la  droite  du  Père,  selon  la  raison  d'égalité, 
en  tant  qu'il  est  homme.  Toutefois,  même  ainsi,  il  lui  con- 
vient d^être  assis  à  la  droite  du  Père,  selon  que  par  là  on  dé- 
signe l'excellence  de  la  béatitude  et  la  puissance  judiciaire  sur 
toute  créature  » . 

Vad  tertium  précise,  à  nouveau,  que  «  se  trouver  dans  Téga- 
lité  du  Père  ne  convient  pas  à  la  nature  humaine  elle-même 
du  Christ,  mais  seulement  à  la  Personne  qui  l'a  prise  »  et  se 
l'est  unie  hypostatiquement.  «  Mais  se  trouver  dans  les  meil- 
leurs biens  de  Dieu,  selon  qu'on  désigne  par  là  l'excès  »  ou 
l'excellence  «  à  l'endroit  de  toutes  les  autres  créatures,  est  chose 
qui  convient  aussi  à  la  nature  humaine  elle-même,  prise  »  par 
le  Verbe  de  Dieu  et  unie  hypostatiquement  à  la  Personne  di- 
vine. 

Même  en  tant  qu'il  est  homme,  le  Christ  est  dit  être  assis  à 
la  droite  du  Père  en  un  sens  exceptionnellement  transcendant  : 
au  sens  le  plus  absolu,  s'il  s'agit  de  la  Personne  même  du  Verbe 
ou  du  Fils  de  Dieu,  qui  subsiste  seule  dans  la  nature  humaine 
du  Christ,  comme  dans  la  nature  divine;  et,  aussi,  en  un 
sens  de  perfection  ou  de  plénitude  incomparable,  même  à  con- 
sidérer, dans  le  Christ,  la  nature  humaine  que  le  Fils  de  Dieu 
s'est  unie  hypostatiquement,  sous  sa  raison  de  nature  humaine. 


QUESTION   LVIII.    —    DU   CHRIST   ASSIS    A    LA    DROITE    DL    PERE.       (i8l 

OU  selon  qu'elle  est  admise  à  participer  en  elle  et  sous  sa  rai- 
son propre  les  biens  qui  sont  le  propre  de  l'auguste  Trinité. 
. —  Nous  venons  de  parler  de  perfection  exceptionnelle  et  trans- 
cendante pour  le  Christ,  même  à  le  considérer  dans  sa  nature 
humaine,  comprise  dans  le  sens  formel  de  l'expression  scrip- 
luraire  et  canonique  imposée  à  notre  foi,  quand  cette  foi  nous 
fait  dire  que  le  Christ  est  assis  à  la  droite  de  Dieu  le  Père. 
Faut-il  entendre  ces  mois  dans  un  sens  exclusif?  En  d'autres 
termes,  la  gloire  du  Christ  qui  lui  est  attribuée,  même  comme 
homme,  quand  nous  le  disons  assis  à  la  droite  du  Père,  lui 
apparlient-elle  absolument  en  propre,  de  telle  sorte  qu'aucune 
autre  créature  ne  la  partage  avec  Lui?  C'est  ce  que  nous  de- 
vons maintenant  examiner;  et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui 
suit. 

Article  IV. 
Si  d'être  assis  à  la  droite  du  Père  est  le  propre  du  Christ? 

Quatre  objections  veulent  prouver  que  «  d'être  assis  à  la 
droite  du  Père  n'est  point  le  propre  du  Christ  ».  —  La  première 
en  appelle  à  ce  que  «  l'Apôtre  dit,  aux  Éphésiens,  ch.  ii  (v.  6), 
que  Dieu  nous  a  ressuscites  el  nous  a  Jait  asseoir  dans  les  deux, 
dans  le  Christ  Jésus.  Or,  le  fait  de  ressusciter  n'est  point  le  pro- 
pre du  Christ.  Donc,  pour  la  même  raison,  non  plus,  le  fait 
d'être  assis  à  la  droite  de  Dieu  dans  les  hauteurs  »  {aux  Hébreux, 
ch.  I,  V.  3).  —  La  seconde  objection  rappelle  que  u  comme  le 
dit  saint  Augustin,  dans  le  livre  du  Symbole  (ch.  iv),  que  le 
Christ  soit  assis  à  la  droite  du  Père,  c'est,  pour  Lui,  habiter  dans 
sa  béatitude.  Or,  ceci  convient  à  beaucoup  d'autres.  Donc  il 
semble  que  d'être  assis  à  la  droite  du  Père  n'est  point  le  pro- 
pre du  Christ  ».  —  La  troisième  objection  fait  observer  que 
«  le  Christ  Lui-même  dit,  dans  ['Apocalypse,  ch.  m  (v.  21)  : 
Celui  qui  vaincra.  Je  lui  donnerai  de  s'asseoir  avec  moi  sur  mon 
trône  ;  comme  moi  aussi,  J'ai  vaincu  et  Je  suis  assis  avec  mon 
Père  sur  son  trône.  Or,  c'est  par  là  que  le  Chiist  est  assis  à  la 
droite  du  Père,  qu'il  est  assis  sur  son  trône.  Donc  les  autres 


()8-2  SOMME    ÏHÉOLOGIQUE. 

aussi,  qui  sont  vainqueurs,  sont  assis  à  la  droite  du  Père  ».  — 
La  quatrième  objection  arguë  de  ce  que  «  le  Seigneur,  en  saint 
Matthieu,  cli.  xx  (v.  28),  dit  :  Être  assis  à  la  droite  ou  à  la  gau- 
che, il  ne  m'appartient  pas  de  vous  le  donner,  mais  ce  sera  pour 
ceux  à  qui  cela  a  été  préparé  par  mon  Père.  Or,  ceci  serait  dit 
en  vain,  si  ce  n'était  point  préparé  pour  quelques-uns.  Donc 
être  assis  à  la  droite  ne  convient  pas  au  seul  Christ  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  qu'  «  il  est  dit,  aux  Hébreux, 
ch.  1  (v.  i3)  :  .4  qui,  jamais,  a-t-il  dit  parmi  les  anges  :  Asseyez- 
vous  à  ma  droite;  c'est-à-dire,  en  ce  que  f ai  de  meilleur;  ou  : 
pour  être  égal  à  moi  selon  la  divinité?  Comme  pour  signifier  : 
A  aucun.  Or,  les  anges  sont  supérieurs  aux  autres  créatures. 
Donc  bien  moins  encore  il  convient  à  quelque  autre  qu'au 
Christ  d'être  assis  à  la  droite  du  Père  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  comme  il 
a  été  dit  (art.  précéd.),  le  Christ  est  dit  être  assis  à  la  droite  du 
Père,  en  fant  que  selon  la  nature  divine  11  est  dans  l'égalité 
du  Père  et  que  selon  la  nature  humaine  11  possède  excellem- 
ment les  biens  divins  par-dessus  toutes  les  autres  créatures.  Or, 
l'une  et  l'autre  de  ces  deux  choses  convient  au  Christ  seul. 
Donc  il  ne  convient  à  aucun  autre,  ni  ange,  ni  homme,  d'être 
assis  à  la  droite  du  Père,  si  ce  n'est  au  Christ  seul  ».  —  Rien 
de  plus  clair  et  de  plus  péremptoire  que  cette  réponse,  en  har- 
monie si  parfaite  d'ailhurs  avec  le  texte  de  saint  Paul  cité  dans 
l'argument  sed  contra.  Mais  comment  expliquer,  dès  lors,  les 
autres  textes  cités  par  les  objections  et  qui  semblent  conclure, 
d'une  manière  si  formelle,  dans  un  sens  opposé.  Saint  Pho- 
mas  va  résoudre  la  difficulté  en  répondant  aux  objections. 

Vad  primum  dit  que  «  le  Christ  étant  notre  tête,  ce  qui  est 
conféré  au  Chiist,  est  aussi  conféré  à  nous  dans  sa  Personne. 
Et  voilà  pounjuoi,  parce  que  Lui  est  déjà  ressuscité,  l'Apôtre 
dit  que  Dieu  nous  a  en  quelque  sorte  ressuscites  avec  Lui,  alors 
que  cependant  nous  ne  sommes  pas  encore  ressuscites  en 
nous-mêmes,  mais  devons  seulement  r(  ssusciter  un  jour,  selon 
cette  parole  de  l'Épîlre  aux  Romcdns,  ch.  vni  (v.  11)  :  Celui  (jui 
a  suscité  des  morts  Jésus-Christ,  vivifiera  aussi  nos  corps  mortels. 
Et,  selon  le  même  mode  de  parler,  l'Apôtre  ajoute  qu7/  nous 


QUESTION   LVIII.    —    DU   CHRIST   ASSIS   A   LA   DROITE   DU   PÈRE.       683 

a  fait  asseoir  avec  Lai  dans  les  deux,  pour  autant  que  Celui  qui 
est  notre  tête,  le  Christ,  y  est  assis  ». 

L'ad  secundam  souligne  une  nuance  dans  le  texte  dont  il 
s'agit  qui  va  permettre  de  préciser  la  vraie  doctrine  en  ce 
point  si  délicat.  «  Parce  que  la  droite  est  la  béatitude  divine, 
être  assis  à  la  droite  ne  signifie  pas  simplement  être  dans  la 
béatitude,  mais  avoir  la  béatitude  avec  une  certaine  puissance 
dominatrice  et  comme  chose  propre  et  naturelle.  Ce  qui  con- 
vient au  Christ  seul,  et  à  aucune  autre  créature.  —  On  peut 
dire  cependant  que  chaque  saint  qui  est  dans  la  béatitude,  est 
placé  à  la  droite  de  Dieu ,  ad  dexteram  Del  constitutus 
(cf.  deuxième  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  iv,  v.  i4;  Épître  aux 
Éphésiens,  ch.  i,  v.  20;  Epître  de  S.  Jude,  v.  4)-  Et  de  là  vient 
qu'il  est  dit  aussi  en  saint  Matthieu,  ch.  xxv  (v.  33),  qu7/ 
placera  les  brebis  à  sa  droite  » . 

L'ad  terlium  déclare  que  u  par  le  trône  »  ou  le  siège  ((  est  si- 
gnifiée la  puissance  judiciaire  que  le  Chiist  a  du  Père.  Et,  de 
ce  chef,  Il  est  dit  siéger  sur  le  trône  du  Père.  Quant  aux  auties 
saints,  ils  l'auront  du  Christ.  Et  c'est  pourquoi  ils  sont  dits 
siéger  sur  le  trône  du  Christ;  selon  cette  parole  marquée  en 
saint  Mallhieu,  ch.  xix  (v.  28)  :  \'ous  siégerez,  vous  aussi,  sur 
douze  trônes,  jugeant  les  douze  tribus  d' Israël  ». 

Uad  quartum  apporte  un  texte  de  u  saint  Jean  Chrysos- 
tome  »,  où  il  est  «  dit,  sur  saint  Matthieu  (hom.  LXV)  :  Cette 
place,  savoir  d'être  assis  à  la  droite,  est  inaccessible  à  tous,  non 
pas  seulement  parmi  les  hommes,  mais  aussi  parmi  les  anges. 
Scdnt  Paul,  en  ejjet,  Vassigne  comme  prérogative  du  Fils  unique, 
quand  il  dit  :  A  qui,  parmi  les  anges,  a-l-ll  dit  Jamais  :  Asseyez- 
vous  à  ma  droite?  Le  Seigneur  répondit  donc  aux  enfants  de 
Zébédée,  non  pas  comme  si  quelques-uns  devaient  s'asseoir  à  cette 
place,  mais  pour  condescendre  à  la  supplupie  de  ceux  qui  l'inter- 
rogeaient :  Ils  ne  demandaient,  en  effet,  que  cela,  d'être  auprès 
de  Lui  de  préférence  aux  autres.  —  On  peut  dire  cependant  », 
ajoute  saint  Thomas,  «  que  les  fils  de  Zébédée  demandaient 
d'avoir,  de  préférence  aux  autres,  l'excellence  dans  la  partici- 
pation à  sa  puissance  judiciaire.  Et,  par  suite,  ils  ne  deman- 
daient pas  d'être   assis   à   la   droite  ou  à   la  gauche  du  Père, 


r)84  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

mais  à  la  droite  ou  à  la  gauche  du  Chrisl  »,  comme  le  dit,  en 
etl'et,  expressément  le  texte  de  l'Évangile. 

Le  Christ,  monté  au  ciel,  a  pris  place  pour  jamais  au-des- 
sus de  toute  créature.  Le  Père  l'a  fait  asseoir  à  sa  droite;  c'est- 
à-dire  qu'il  a  fait  éclater  aux  yeux  de  tous  ceux  qui  peuvent 
le  voir,  à  découvert  dans  le  ciel,  ou  par  la  foi  sur  la  terre,  que 
le  Christ,  Dieu  et  homme  tout  ensemble,  possède,  avec  Lui, 
la  même  divinité,  la  même  béatitude,  la  même  royauté  souve- 
raine, ayant  droit  aux  mêmes  honneurs,  à  la  même  adoration. 
11  a  comblé  de  ses  dons  l'humanité  du  Christ,  comme  n'en 
recevra  jamais  aucune  créature;  et,  même  comme  homme,  Il 
l'a  constitué  roi  souverain  et  juge  suprême  de  tout  ce  qui  est 
dans  le  monde  créé.  —  Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  considé- 
rer en  lui-même  ce  pouvoir  suprême  de  juger  que  Dieu  a  con- 
féré au  Christ,  même  en  tant  qu'homme.  Ce  va  être  l'objet  de 
la  question  suivante,  la  dernière  ayant  trait  directement  au 
Christ  dans  sa  propre  Personne. 


QUESTION  LIX 


DE  LA  PLISSVNCE  JUDICIAIRE  DU  CHRIST 


Cette  question  comprend  six  articles  : 

1°  Si  la  puissance  judiciaire  doit  être  attribuée  au  Christ? 

2°  Si  elle  lui  convient  selon  qu'il  est  homme? 

3°  S'il  l'a  obtenue  par  voie  de  mérite? 

4°  Si  sa  puissance  judiciaire  est  universelle  par  rapport  à  tous  les 

hommes? 
5°  Si,  en  plus  du  jugement  qu'il  fait  dans  le  temps  présent.  Il  doit 

être  attendu  pour  un  jugement  futur? 
6°  Si  sa  puissance  judiciaire  s'étend  aussi  aux  anges? 


u  Pour  ce  qui  est  de  l'exécution  du  jugement  final,  il  en  sera 
traité  plus  convenablement  quand  nous  considérerons  ce  qui  a 
trait  à  la  fin  du  monde.  (Le  S.  Docteur  n'a  pas  eu  le  temps 
de  traiter  cette  partie  qu'il  nous  annonçait  ici;  on  y  a  suppléé 
par  le  texte  correspondant  du  Commentaire  sur  les  Sentences, 
cf.  Supplément,,  q.  88  et  suiv.).  Maintenant,  il  suffit  de  toucher 
cela  seul  qui  regarde  la  dignité  du  Christ  ». 

Nous  voyons,  par  cette  note  de  saint  Thomas,  le  rapport 
étroit  qui  unit  les  questions  relatives  au  Christ  dans  sa  Per- 
sonne, surtout  cette  dernière  question  que  nous  abordons, 
avec  les  questions  qui  doivent  consommer  toute  notre  étude 
de  la  Doctrine  sacrée,  savoir  les  questions  relatives  à  la  res- 
tauration finale,  lors  de  la  résurrection  et  du  jugement  der- 
nier. Et  la  même  note  nous  fait  pressentir  aussi  l'harmonie  de 
la  suite  de  notre  étude,  quand  nous  considérerons  l'œuvre  du 
Christ  dans  le  monde,  depuis  le  jour  de  son  Ascension  et  de 
sa  glorification  à  la  droite  du  Père,  jusqu'à  son  retour  à  la  fin 
des  temps,  œuvre  de  sanctification  par  les  sacrements  du  sa- 
lut qu'administrera  son   Église,  organe   de  l'Esprit-Saint  en- 


686  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

voyé  par  le  Christ  sur  la  terre,  comme  II  lavait  promis  à  ses 
disciples.  —  Mais  n'anticipons  pas;  et  restons,  pour  le  mo- 
ment, dans  l'étude  de  la  question  présente.  L'ordre  des  arti- 
cles qui  la  composent  éclate  de  lui-même.  Venons  donc  tout 
de  suite  à  l'article  premier. 


Article  Premier. 

Si  la  puissance  judiciaire  doit  être  spécialement  attribuée 

au  Christ? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  puissance  judi- 
ciaire ne  doit  pas  être  spécialement  attribuée  au  Christ  ».  — 
La  première  fait  observer  que  «  le  jugement  des  sujets  doit 
appartenir  au  maître  et  seigneur;  et,  aussi  bien,  il  est  dit,  aax 
Romains,  ch.  xiv  (v.  4)  :  Toi,  qui  es-la  poar  Juger  le  servileur 
d'aalrai?  Or,  être  le  Seigneur  des  créatures  est  commun  à 
toute  la  Trinité.  Donc  ce  n'est  point  spécialement  au  Clirist 
que  doit  être  attribuée  la  puissance  judiciaire  ».  —  La  se- 
conde objection  en  appelle  à  ce  qu'  «  il  est  dit,  dans  le  liv^re 
de  Daniel,  ch.  vu  (v.  9)  :  V Ancien  des  Jours  s'assil;  et  puis,  il 
est  ajouté  (v.  10)  :  Le  Jugement  s'élablil  et  les  livres  furent  ou- 
verts. Or,  l'Ancien  des  jours  désigne  le  Père;  parce  que, 
comme  ledit  saint  Hilaire  {de  la  Trinité,  liv.  Il,  n.  i),  dans  le 
Père  est  Céternilé.  Donc  la  puissance  judiciaire  doit  être  attri- 
buée au  Père  plutôt  qu'au  Christ  )>.  —  La  troisième  objection 
déclare  que  «  juger  semble  appartenir  à  celui-là  même  à  qui 
il  appartient  de  convaincre.  Or,  convaincre  appartient  à  l'Es- 
prit-Saint.  Le  Seigneur  dit,  en  eflet,  en  saint  Jean,  ch.  xvi 
(v.  8)  :  Quand  II  sera  venu,  Lai,  savoir  l'Esprit-Saint,  //  con- 
vaincra le  monde  au  sujet  du  péché,  de  la  Justice  et  du  Juge- 
ment. Donc  la  puissance  judiciaire  doit  être  attribuée  à  l'Es- 
prit-Saint plutôt  qu'au  Christ  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  texte  formel  où  «  il  est  dit, 
dans  les  Actes,  ch.  x  (v.  [^-i)  :  Cest  Lui  qui  a  été  constitué 
par  Dieu,  Juge  des  vivants  et  des  morts  ». 


QUESTION    LIX.    —    DE    LA   PUISSANCE   JUDICIAIUE   DU    CHUISÏ.        687 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  «  pour  faire 
le  jugement,  trois  choses  sont  requises.  Premièrement,  la  puis- 
sance de  contraindre  les  sujets;  et  de  là  vient  qu'il  est  dit,  dans 
Y  Ecclésiastique,  ch.  vu  (v.  6)  :  ISe  cherche  point  à  être  fuit  Juge, 
à  moins  que  tu  n'aies  le  pouvoir  et  la  force  de  briser  les  injustices. 
Secondement,  est  requis  le  zèle  de  la  droiture,  c'est-à-dire  que 
celui  qui  doit  juger  ne  profère  point  le  jugement  par  haine  ou 
jalousie,  mais  par  l'amour  de  la  justice;  selon  cette  parole  du 
livre  des  Proverbes,  ch.  m  (v.  12)  :  Celui  que  le  Seigneur  aime, 
Il  le  corrige;  et  II  se  complaît  en  lui  comme  en  un  fils.  Troisième- 
ment, est  requise  la  sagesse,  selon  laquelle  est  formé  le  juge- 
ment; aussi  bien  il  est  dit,  dans  V Ecclésiastique,  ch.  x  (v,  i)  : 
Le  juge  sage  jugera  le  peuple.  Les  deux  premières  conditions 
sont  prérequises  ou  exigées  antérieurement  au  jugement;  mais, 
proprement,  la  troisième  est  selon  laquelle  se  prend  la  forme 
du  jugement;  parce  que  la  raison  du  jugement  est  la  loi  de  la 
sagesse  ou  de  la  vérité,  selon  laquelle  on  juge.  Et  parce  que  le 
Fils  est  la  Sagesse  engendrée  (S.  Augustin  :  de  la  Trinité, 
livre  VII,  ch.  11),  et  la  Vérité  qui  procède  du  Père  et  qui  le 
représente  d'une  manière  parfaite,  à  cause  de  cela,  proprement, 
la  puissance  judiciaire  est  attribuée  au  Fils  de  Dieu.  Aussi  bien 
saint  Augustin  dit,  au  livre  de  la  Vraie  Religion  (ch.  xxxi)  : 
C'est  là  cette  incommutable  Vérité,  qui  est  appelée  justement  la  loi 
de  tous  les  arts  et  l'art  de  l'Ouvrier  tout-puissant.  De  même  que 
nous,  et  toutes  les  âmes  raisonnables ,  nous  jugeons  avec  droiture, 
selon  la  vérité,  de  toutes  les  choses  inférieures,  ainsi  celte  Vérité 
elle-même,  seule,  juge  de  nous,  quand  nous  lui  sommes  unis.  Mais, 
d'elle,  personne  ne  juge,  pas  même  le  Père,  car  elle  n'est  pas 
moins  que  Lui.  Il  suit  de  là  que  tout  ce  que  le  Père  juge.  Il  le  juge 
pcw  elle.  Et  ensuite,  il  conclut  :  Le  Père  donc  ne  juge  personne  ; 
mais  II  a  donné  tout  jugement  au  Fils  » . 

L'ad  primum  répond  que  <■.  la  raison  donnée  par  l'objection 
prouve  que  la  puissance  judiciaire  est  commune  à  toute  la  Tri- 
nité; ce  qui  est  vrai  aussi.  Mais,  cependant,  par  une  certaine 
appropriation,  la  puissance  judiciaire  est  attribuée  au  Fils, 
ainsi  qu'il  a  été  dit  »  (au  corps  de  l'article). 

L'ad  secundum  fait  observer  que  «  comme  le  dit  saint  Augus- 


G88  SOMME  théologique. 

tin,  au  livre  VI  de  la  Trinité  (cli.  x),  l'éternité  est  attribuée  au 
Père  par  considération  pour  la  raison  de  Principe  »,  qui  appar- 
tient spécialement  au  Père;  «  et  cette  raison  est  impliquée  aussi 
dans  la  raison  d'éternité.  Là  même,  aussi,  saint  Augustin  dit 
que  le  Fils  est  l'a//  du  Père.  Ainsi  donc  l'autorité  de  juger  est 
attribuée  au  Père,  en  tant  qu'il  est  Principe  du  Fils;  mais  la 
raison  elle-même  de  jugement  est  attribuée  au  Fils,  qui  est 
l'Art  et  la  Sagesse  du  Père;  de  telle  sorte  que  comme  le  Père  a 
fait  toutes  choses  par  son  Fils  en  tant  qu'il  est  son  art,  de  même 
aussi  II  juge  toutes  choses  par  son  Fils  en  tant  qu'il  est  sa 
Sagesse  et  sa  Vérité.  Et  cela  est  signifié  dans  le  livre  de  Daniel  », 
que  citait  l'objection,  «  où  il  est  dit  d'abord  que  V  Ancien  des  jours 
s'assied;  et  puis  il  est  ajouté  (v.  i3,  i[\)  que  le  Fils  de  V homme 
parvint  jusqu'à  l'Ancien  des  jours  et  II  lui  donna  la  puissance,  et 
Vhonnenr,  et  la  royauté  ;  par  où  il  est  donnée  entendre  que  l'auto- 
rité de  juger  est  chez  le  Père,  de  qui  le  Fils  reçoit  la  puissance 
de  juger  ». 

h'ad  terlium  explique  le  texte  de  saint  Jean  que  citait  l'ob- 
jection, en  disant  que  «  comme  le  note  saint  Augustin,  sur  scdnt 
Jean  {[r.  XC\ ,  n.  i),  le  Christ  dit  que  l'Esprit-Saint  coAiyamcra 
le  monde  au  sujet  du  péché,  comme  s'il  disait  :  Lui  répandra  dans 
vos  cœurs  la  charité.  De  la  sorte,  en  ejjet,  ayant  chassé  la  crainte, 
vous  aurez  la  liberté  de  convaincre.  Ainsi  donc  le  jugement  est 
attribué  à  l'Esprit-Saint,  non  quant  à  la  raison  du  jugement, 
mais  quant  à  la  disposition  affective  relativement  au  jugement, 
que  les  hommes  possèdent  ». 

C'est  à  un  litre  lout  spécial  et  par  mode  d'appropriation,  en 
raison  des  rapports  harmonieux  du  jugement,  œuvre  de  vérité 
et  de  sagesse,  et  du  Fils,  la  Sagesse  et  la  Vérité  du  Père,  que  le 
jugement  est  attribué  au  Fils  parmi  les  trois  Personnes  de  l'au- 
guste Trinité.  Et  parce  que  le  Fils  n'est  pas  autre  que  le  Christ, 
c'est  donc  au  Christ  qu'est  attribuée  tout  spécialement  la  puis- 
sance déjuger  quant  à  son  exercice  dans  l'acte  même  du  juge- 
ment. —  Mais  est-ce  au  ChristcommeDieu,  ou  au  Christ  comme 
homme,  qu'est  attribuée  cette  puissance  judiciaire?  Le  rôle  de 
juge  appartient-il  au  Christ  en  tant  qu'il  est  homme?  C'est  ce 


QUEStlON  LIX.    —   DE  LA  PUISSANCE  JUbiCIAIRE  DU   CHftIST.        C89 

qu'il  nous  faut  maintenant  considérer;  et  tel  est  l'objet  de  l'ar- 
ticle qui  suit. 

Article  11. 

Si  la  puissance  judiciaire  convient  au  Christ 
selon  qu'il  est  homme? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  puissance  judi- 
ciaire ne  convient  pas  au  Glirist  selon  qu'il  est  boinnie  »,  — 
La  première  se  réfère  à  ce  texte  de  «  saint  Augustin  »,  que  nous 
connaissons  déjà  et  oui  il  est  «  dit,  au  livre  de  la  Vraie  Religion 
(ch.  xxxi),  que  le  jugement  est  attribué  au  Fils  en  tant  qu'il 
est  la  loi  même  de  la  première  Vérité.  Or,  ceci  appartient  au 
Christ  selon  qu'il  est  Dieu.  Donc  la  puissancejudiciaire  ne  con- 
vient pas  au  Christ  selon  qu'il  est  homme,  mais  selon  qu'il  est 
Dieu  ».  —  La  seconde  objection  déclare  qu'  «  il  appartient  à  la 
puissance  judiciaire  de  récompenser  ceux  qui  agissent  bien, 
comme  aussi  de  punir  les  méchants.  Or,  la  récompense  des 
bonnes  œuvres  est  la  béatitude  éternelle,  qui  n'est  donnée 
que  par  Dieu.  Saint  Augustin  dit,  en  effet,  sur  saint  Jean 
(tr.  XXIII,  n.  5),  que  c'est  par  la  participation  de  Dieu  que 
Came  est  faite  bienheureuse,  non  par  la  participation  de  Câtne 
sainte.  Donc  il  semble  que  la  puissance  judiciaire  ne  con- 
vient pas  au  Christ  selon  qu'il  est  homme,  mais  selon  qu'il  est 
Dieu  ».  —  La  troisième  objection  fait  observer  qu'  «  il  appar- 
tient à  la  puissance  judiciaire  du  Christ  de  juger  les  secrets  des 
cœurs;  selon  cette  parole  de  la  première  Épîtreaux  Corinthiens, 
ch.  IV  (v.  5)  :  Ne  jugez  point  avant  le  temps,  jusqu'à  ce  que  vienne 
le  Seigneur,  qui  illuminera  ce  qui  est  caché  dans  les  ténèbres  et  qui 
manijestera  les  conseils  des  cœurs.  Or,  ceci  appartient  à  la  seule 
vertu  divine;  selon  celte  parole  marquée  en  Jérémie,  ch.  xvii, 
(v.  g.  lo)  :  Le  cœur  de  l'homme  est  dépravé  et  insondable  :  qui  le  con- 
naîtra ?  Moi,  le  Seigneur,  qui  scrute  les  cœurs  et  sonde  les  reins,  qui 
donne  à  chacun  selon  sa  voie.  Donc  la  puissance  judiciaire  con- 
vient au  Christ  selon  qu'il  est  Dieu,  et  non  pas  selon  qu'il  est 
homme  ». 

XVI.  —  La  Rédemption.  4i 


690  SOMME    THÉOLOGIQUÉ. 

L'argument  sed  contra  en  appelle  à  ce  qu'  «  il  est  dit,  en  saint 
Jean,  ch.  v  (v.  27)  :  Illui  a  donné  le  pouvoir  défaire  le  Jugement, 
parce  qu'il  est  Fils  de  V  homme  » . 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  nous  avertit  que  «  saint 
Jean  Ghrysostome,  sur  saint  Jean  (hom.   XXXIX),  semble  pen- 
ser que  la  puissance  judiciaire  ne  convient  pas  au  Christ  selon 
qu'il  est  homme,  mais  uniquement  selon   qu'il  est  Dieu.   Et 
aussi  bien  il  explique  ainsi  le  texte  de  saint  Jean  cité  »  dans 
l'argument  sed  contra  :  «   Il  lui  a  donné  la  puissance  de  faire  le 
jugement,  parce  qu'il  est  Fils  de  lliomme;  cela  ne  doit  point  vous 
étonner.  Ce  n'est  pas,  en  effet,  parce  qu'il  est  homme,  qu'il  a  reçu 
le  jugement;  s'il  est  juge,  c'est  parce  qu'il  est  le  Fils  du  DieuineJ- 
fable.  Et  parce  que  les  choses  qui  étaient  dites  étaient  plus  grcmdes 
que  ce  qui  est  de  l'homme;  à  cause  de  cela,  écartant  cette  opinion. 
Il  leur  dit  :  Ne  vous  étonnez  point ,  parce  qu' Il  est  Fils  de  l' homme  ; 
car  II  est  aussi  le  Fils  de  Dieu.  Ce  qu'il  prouve  par  l'effet  de  la 
Résurrection;  aussi  bien  11  ajoute  :  El  l'heure  vient  oà  tous  ceux 
qui  sont  dans  les  tombeaux  entendront  la  voix  du  Fils  de  Dieu.  — 
Toutefois,  répond  saint  Thomas,  il  faut  savoir  que  si  l'auto- 
rité première  de  juger  demeure  en  Dieu,  aux  hommes  cepen- 
dant est  confiée  par  Dieu  la  puissance  judiciaire  par  rapport 
à  ceux  qui  sont  soumis  à  leur  juridiction.  De  là  vient  qu'il  est 
dit,  dans  le  Deutéronome,  ch.  i  (v.  16)  :  Jugez  ce  qui  est  juste  ] 
et,  après,  il  est  ajouté  :  pcwce  que  c'est  le  jugement  de  Dieu.  Or, 
il  a  été  dit  plus  haut  (q.  8,  art.  i,  4;  q.  20,  art.  i,  ad  S'"")  que 
le  Christ,  même  dans  sa  nature  humaine,  est  la  tête  ou  le  chef 
de   toute  l'Eglise,   et  que  Dieu  a  placé  toutes  choses  sous  ses 
pieds  (ps.  VIII,  v.  8;  épître  aux  Hébreux,  ch.  11,  v.  8).  Il  suit  de 
là  qu'il  lui  appartient  aussi,  même  selon  la  nature  humaine, 
d'avoir  la  puissance  judiciaire.  A  cause  de  cela,  il  semble  que 
l'autorité  »  ou  le  texte  «  de  l'Évangile,  dont  il  s'agit  »  (cité 
dans  l'argument  sed  contra  et  que  saint  Jean  Chrysostome  ex- 
pliquait comme  nous  venons  de  voir)  «  doit  s'entendre  ainsi  : 
//  lui  a  donné  la  puissance  de  faire  le  jugement,  parce  qu'il  est  Fils 
de  l'homme,  non  en  raison   de  la  condition   de  la  nature  hu- 
maine, car  il  s'ensuivrait  que  tous  les  hommes  auraient  cette 
même  puissance,  comme  l'objecte  saint  Jean  Chrysostome,  à 


QtEStlON  LIX.    ^^   DE  LA  PUISSANCE   JUDICIAIRE   DU  CHRIST.        G9I 

l'endroit  précité;  mais  cela  appartient  à  la  grâce  capitale,  que 
le  Christ  a  reçue  dans  la  nature  humaine.  —  Et  la  puissance 
judiciaire  convient  au  Christ,  de  cette  sorte,  selon  la  nature 
humaine,  pour  trois  raisons.  —  Premièrement,  en  raison  de  sa 
convenance  et  de  son  affinité  par  rapport  aux  hommes.  De 
même,  en  effet,  que  Dieu  accomplit  ses  œuvres  par  les  causes 
intermédiaires,  comme  étant  plus  rapprochées  des  effets  à  pro- 
duire ;  ainsi,  Il  juge  par  l'homme  Christ  les  hommes,  afin  que 
le  jugement  soit  plus  suave  pour  eux.  Aussi  hien  l'Apôlre  dit, 
aux  Hébreux,  ch.  iv  (v.  i5,  iG)  :  IVous  n'avons  pas  un  Pontife 
qui  ne  puisse  point  compatir  à  nos  infirmités,  tenté  comme  nous  en 
toutes  choses,  sauf  le  péché.  Allons  donc  avec  confiance  au  Irdne 
de  sa  grâce.  —  Secondernent,  parce  que  dans  le  jugement  der- 
nier, comme  le  dit  saint  Augustin,  sur  saint  Jean  (tr.  XIX, 
n.  i5),  aura  lieu  la  résurrection  des  corps  morts,  que  Dieu  res- 
suscite par  le  Fils  de  l'Homme,  comme,  par  le  même  Christ,  Il 
ressuscite  les  âmes;  en  tant  qu'il  est  Fils  de  Dieu.  —  Troisiè- 
mement, parce  que,  au  témoignage  du  même  saint  Augustin, 
dans  le  livre  des  Paroles  du  Seigneur  (ch.  vu),  il  était  juste  que 
ceux  qui  doivent  être  jugés  voient  le  Juge.  Or,  doivent  être  jugés 
et  les  bons  et  les  méchants.  Il  demeurait  donc  que  dans  le  ju- 
gement, la  forme  de  l'esclave  »  qu'il  a  prise  dans  son  Incar- 
nation rédemptrice,  «  fût  montrée  aux  bons  et  aux  méchants, 
<(  et  que  la  forme  de  Dieu  fût  réservée  aux  seuls  bons  ». 

Vad primum  a,  pour  expliquer  la  difficulté  tirée  du  texte  de 
saint  Augustin,  un  mot  que  nous  n'avions  encore  nulle  part 
rencontré  dans  l'œuvre  de  saint  Thomas.  Il  n'en  est  peut-être 
pas  de  plus  beau  dans  la  langue  humaine,  ayant  trait  aux 
choses  de  la  justice  parmi  les  hommes.  «  Nous  disons,  explique 
saint  Thomas,  que  le  jugement  appartient  à  la  vérité,  comme 
à  la  règle  du  jugement;  mais  il  appartient  à  l'homme  qui  est 
imbu  de  la  vérité,  selon  qu'il  est  en  quelque  sorte  une  même 
chose  avec  la  vérité,  comme  étant  une  certaine  loi  et  une  cer- 
taine justice  vivante  :  judicium  pertinet  ad  veritatemsicut  ad  regu- 
lam  judicii  ;  sed  ad  hominam  qui  est  veritate  imbutus  pertinet  secun- 
dum  quod  est  unum  quodammodo  cum  ipsa  veritate,  quasi  quœdam  lex 
et  quœdam  justitia  animata  ».  Ainsi  donc  tout  homme  revêtu  de 


692  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

l'autorité  parmi  les  hommes,  s'il  est  ce  qu'il  doit  être  quand  il 
agit  dans  l'ordre  ou  dans  la  sphère  de  son  autorité,  est  comme 
l'incarnation  de  la  vérité  et  de  la  justice  :  le  jugement  ou  l'acte 
d'autorité  lui  appartient  selon  qu'il  est  imbu  de  la  vérité  —  ve- 
r'itale  imbulus  ;  et  le  mot  s'applique  au  domaine  de  l'enseigne- 
ment comme  au  domaine  du  gouvernement  et  de  l'adminis- 
tration et  de  la  justice  :  nul  ne  peut  agir  avec  quelque  droit 
parmi  les  hommes,  que  s'il  est  imbu  de  la  vérité  et  dans  la 
mesure  même  011  il  en  est  imbu.  Quelle  parole!  Et  quelles  con- 
séquences n'aurait-elle  pas,  à  l'effet  de  tout  pacifier  et  de  tout 
harmoniser  dans  le  monde  humain,  si  toutes  choses  y  étaient 
ordonnées  à  sa  lumière.  Saint  Thomas,  après  avoir  projeté  une 
telle  clarté  sur  le  texte  de  saint  Augustin  cité  dans  l'objection, 
en  appelle  à  ((  saint  Augustin  »  lui-même, qui  «introduit,  dans 
ce  même  passage,  ce  qui  est  dit  dans  la  première  Epître  aux 
Corinthiens,  ch.  11  (v.  i5),  que  l'homme  spirituel  juge  toutes  cho- 
ses.Or  »,  poursuit  saint  Thomas,  toujours  dans  la  magnifique 
langue  de  cet  adprimum,  «  l'âme  du  Christ  a  été,  plus  que  toutes 
les  autres  créatures,  unie  à  la  vérité  et  remplie  de  la  vérité:  se- 
lon cette  parole  du  prologue  de  saint  Jean,  ch.  i  (v.  i^)  :  ISous 
l'avons  vu  plein  de  grâce  et  de  vérité.  Il  s'ensuit  qu'à  ce  litre, 
c'est  à  l'âme  du  Christ  qu'il  appartient  le  plus  de  juger  toutes 
choses  ». 

Vad  secundum  accorde  qu'  «  il  appartient  à  Dieu  seul  de  ren- 
dre les  âmes  bienheureuses  par  la  participation  de  Lui-même, 
Mais  conduire  les  âmes  à  la  béatitude  en  tant  qu'il  est  la  tête 
et  l'auteur  de  leur  salut,  appartient  au  Christ;  selon  cette  pa- 
role de  l'Épître  aux  Hébreux,  ch.  11  (v.  10)  :  //  convenait  que 
Celui  qui  avait  amené  de  nombreux  fds  à  la  gloire  élevât,  par  la 
Passion,  au  plus  haut  degré  de  perfection  l'Auteur  de  leur  salut  ». 

Vad  tertiuni  dit  que  «  connaître  les  secrets  des  cœurs  et  les 
juger  par  soi  appartient  à  Dieu  seul;  mais  en  raison  du  rejail- 
lissement de  la  divinité  sur  l'âme  du  Christ,  il  lui  convient 
aussi  de  connaître  et  de  jyger  les  secrets  des  cœurs,  comme  il 
a  été  dit  plus  haut  (q.  10,  art.  2),  quand  il  s'agissait  de  la  science 
du  Christ.  Et  c'est  pourquoi  il  est  ûil,  aux  Romains ,  ch.  11  {\ .  iG)  :  « 
Au  jour  où  Dieu  Jugera  les  secrets  des  hommes  par  Jésus-Christ  ». 


QUESTION    LIX.    —   DE   LA   PUISSANCE   JUDICIAIRE   DU    CHRIST.        698 

C'est  bien  véritablement  au  Christ  en  tant  qu'homme  que 
convient  la  puissance  judiciaire.  Si  la  première  source  de  cette 
puissance  est  en  Dieu;  pour  des  raisons  d'une  exquise  suavité 
et  d'une  harmonie  parfaite,  depuis  la  glorification  du  Christ, 
c'est  par  Lui  comme  homme  que  Dieu  exerce  désormais  sa 
puissance  déjuger.  —  Mais  à  quel  titre  le  Christ  exerce-t-Il  ce 
pouvoir?  est-ce  par  mode  de  droit  connaturel,  en  raison  de  sa 
dignité  de  Fils  unique  de  Dieu;  ou,  est-ce  aussi  parce  que  ce 
pouvoir  lui  serait  dû  en  raison  de  ses  mérites.  Saint  Thomas  va 
nous  répondre  à  l'article  qui  suit. 


Article  III. 

Si  le  Christ  a  reçu  la  puissance  judiciaire 
en  raison  de  ses  mérites? 


Trois  objections  veulent  prouver  que  «  le  Christ  n'a  point 
reçu  la  puissance  judiciaire  en  raison  de  ses  mérites  ».  —  La 
première  dit  que  «  la  puissance  judiciaire  est  une  suite  de  la 
dignité  royale;  selon  cette  parole  du  livre  des  Proverbes,  ch.  xx 
(v.  8)  :  Le  roi,  assis  sur  son  trône  de  Juge,  dissipe  tout  mal  par 
son  seul  regard.  Or,  le  Christ  a  obtenu  la  dignité  royale,  en  de- 
hors de  tout  mérite  :  elle  lui  convient,  en  effet,  par  cela  seul 
qu'il  est  le  Fils  unique  de  Dieu  ;  car  il  est  dit,  en  saint  Luc,  ch.  i 
(v.  32)  :  Le  Seigneur  Dieu  lai  donnera  le  trône  de  David,  son  père, 
et  II  régnera  dans  la  maison  de  Jacob,  à  tout  jamais.  Donc  le 
Christ  n'a  pas  obtenu  la  puissance  judiciaire  en  raison  de  ses 
mérites  ».  —  La  seconde  objection  fait  observer  que  «  comme 
il  a  été  dit  (art.  précéd.),  la  puissance  judiciaire  convient  au 
Christ  en  tant  qu'il  est  notre  tête.  Or,  la  grâce  capitale  ne  con- 
vient pas  au  Christ  en  raison  de  ses  mérites;  mais  elle  suit 
l'union  personnelle  de  la  nature  divine  et  de  la  nature  humaine, 
selon  cette  parole  (S.  Jean,  ch.  i,  v.  i/j,  i6)  :  Nous  avons  vu  sa 
gloire,  comme  celle  du  Fils  unique  venu  du  Père,  plein  de  grâce  et 
de  vérité;  et  de  sa  plénitude  nous  avons  tous  reçu;  ce  qui  appar- 
tient à  la  raison  de  tête  »  ou  de  chef.  «  Donc  il  semble  que  le 


694  SOMME   THÉOLOGIQUE. 

Christ  n'a  pas  eu  la  puissance  judiciaire  en  raison  de  ses  mé- 
rites ».  —  La  troisième  objection  en  appelle  au  texte  de  «  l'Apô- 
tre »,  où  il  est  «  dit,  dans  la  première  épître  aax  Corinthiens, 
ch.  II  (v.  i5)  :  L'homme  spirituel  Juge  toutes  choses.  Or,  l'homme 
est  fait  spirituel  par  la  grâce  :  laquelle  n'est  point  due  aux  mé- 
rites, sans  quoi  elle  ne  serait  déjà  plus  la  grâce,  comme  il  est  dit 
aux  Romains,  ch.  xi  (v.  6).  Donc  il  semble  que  la  puissance 
judiciaire  ne  convient  pas  au  Christ  ni  aux  autres,  en  raison 
des  mérites,  mais  seulement  par  grâce  ». 

L'argument  sed  contra  apporte  le  texte  où  «  il  est  dit,  dans  le 
livre  de  Job,  ch.  xxxvi  (v.  17)  :  Ta  cause  a  été  jugée  comme 
celle  d'un  impie  :  tu  recevras  le  Jugement  de  toute  cause.  Et  saint 
Augustin  dit,  au  livre  des  Paroles  du  Seigneur  (ch.  vu)  :  Il  sié- 
gera comme  juge,  Celui  qui  a  comparu  devant  un  Juge  :  Il  con- 
damnera les  vrais  coupables,  Celui  gui  a  été  faussement  déclaré 
coupable  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  J'homas  formule  un  principe, 
qui  va  permettre  de  résoudre  en  pleine  lumière  la  question 
proposée.  «  Rien  n'empêche,  dit-il,  qu'une  seule  et  même 
chose  soit  due  à  quelqu'un  en  raison  de  causes  diverses.  C'est 
ainsi  que  la  gloire  du  corps  ressuscité  fut  due  au  Christ  non 
pas  seulement  eu  égard  à  la  divinité  et  à  cause  de  la  gloire 
de  l'âme,  mais  aussi  par  le  mérite  de  r humiliation  de  la  Passion 
(S.  Augustin,  sur  S.  Jean,  Ir.  CIY).  Et,  pareillement,  il 
faut  dire  que  la  puissance  judiciaire  convient  à  l'homme 
Christ  et  en  raison  de  la  Personne  divine  et  en  raison  de  la 
dignité  de  chef  ou  de  tête  »  du  genre  humain  restauré  «  et  en 
raison  de  la  plénitude  de  la  grâce  habituelle;  et  toutefois 
aussi  II  l'a  obtenue  par  voie  de  mérite;  ce  qui  veut  dire  que 
selon  la  justice  de  Dieu,  Celui-là  devait  être  juge,  qui  avait 
combattu  et  vaincu  pour  la  justice  de  Dieu  et  avait  été  jugé 
injustement.  Aussi  bien  II  dit  Lui-même,  dans  l'Apocalypse, 
ch.  m  (v.  21)  :  J'ai  vaincu;  et  Je  suis  assis  sur  le  trône  de  mon 
Père.  Or,  dans  le  mot  trône,  on  entend  la  puissance  judi- 
ciaire; selon  cette  parole  du  psaume  (ix,  v.  5)  :  Il  est  assis  sur 
le  trône,  et  II  rend  la  Justice  ». 

Vad  primum  répond  que  «  la  raison  donnée  par  l'objection 


QUESTION    LIX.    —    DE   LA   PUISSANCE   JUDICIAIRE    DU    CHRIST.        696 

porte  sur  la  puissance  judiciaire  selon  qu'elle  est  due  au  Christ 
en  vertu  de  l'union  elle-même  au  Verbe  de  Dieu  ». 

Vad  secundum  fait  observer  que  «  l'objection  procède  du 
côté  de  la  grâce  capitale  »,  dont  nous  avons  dit  qu'elle  est 
aussi  une  des  raisons  de  la  puissance  judiciaire  dans  le 
Christ. 

Vad  tertlam  accorde  «  l'objection  »  pour  aulant  qu'elle 
«  procède  du  côté  de  la  grâce  habituelle  qui  perfectionne 
l'âme  du  Christ.  —  Mais  »,  ajoute  saint  Thomas,  reprodui- 
sant l'observation  même  présentée  au  corps  de  l'article, 
«  pîirce  que  de  ces  divers  modes  »  ou  en  raison  de  ces  diver- 
ses causes  et  à  ces  divers  titres  «  la  puissance  judiciaire  est  due 
au  Christ,  cela  n'exclut  pas  qu'elle  lui  soit  due  en  raison  du 
mérite  »  et  à  titre  de  juste  rétribution. 

Parmi  les  divers  titres  qui  motivent  et  justifient  l'attribution 
faite  au  Christ,  assis  à  la  droite  du  Père,  de  la  puissance  de 
juger,  il  faut  comprendre  très  spécialement  le  titre  de  la  juste 
rétribution  en  raison  des  actes  méritoires  accomplis  par  Lui  à 
la  gloire  de  son  Père,  alors  qu'au  cours  de  sa  Passion  II  avait 
accepté  d'être  vilipendé  Lui-môme  pour  venger  l'honneur  de 
Dieu  et  de  passer  pour  coupable,  malgré  son  innocence,  en 
présence  de  juges  criminels.  —  Cette  puissance  judiciaire  qui 
convient  au  Christ,  même  et  très  spécialement  selon  qu'il  est 
homme,  à  titre  de  juste  récompense  pour  le  mérite  des  humi- 
liations de  sa  Passion,  à  qui  ou  à  quoi  s'étend-elle?  S'étend- 
elle  aux  hommes;  et  aussi  aux  anges  (art.  6).  Pour  les  hom- 
mes, s'étend-elle  à  tout,  dans  l'oidre  des  choses  humaines;  et 
comment  s'exerce-t-elle  à  leur  sujet?  doit-elle  se  limiter  au  ju- 
gement de  la  vie  présente;  ou  bien,  après  cette  vie,  y  aura-t-il 
un  autre  jugement,  un  jugement  général  qui  portera  à  nou- 
veau sur  toutes  choses.  Tels  sont  les  divers  points  qu'il  nous 
faut  maintenant  examiner,  et  qui,  nous  pouvons  le  pressentir, 
vont  être  du  plus  haut  intérêt.  —  D'abord,  le  premier  point  : 
si  la  puissance  judiciaire  du  Christ  s'étend  à  tout  dans  l'ordre 
des  choses  humaines.  C'est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


696  SOMME    THÉOLOGIQUE. 


Article  IV. 

Si  au  Christ  appartient  la  puissance  judiciaire  à  l'endroit 
de  toutes  les  choses  humaines? 


Tiois  objections  veulent  prouver  qu'  «  au  Christ  n'appar- 
tient pas  la  puissance  judiciaire  à  l'endroit  de  toutes  les  cho- 
ses humaines  0.  —  La  première  arguë  de  ce  que  «  nous  lisons, 
en  saint  Luc,  ch.  xn  (v.  i3,  l^),  qu'un  homme,  dans  la  foule, 
ayant  demandé  »,  s'adressant  à  Jésus  :  «  Diles  à  mon  frère  de 
partager  avec  moi  l'héritage,  Jésus  répondit  :  Homme,  qui  m'a 
constitué  juge  ou  distributeur  parmi  vous?  Donc  11  n'a  pas  reçu 
le  jugement  sur  toutes  les  choses  humaines  ».  —  La  seconde 
objection  en  appelle  à  ce  que  «  nul  n'a  le  jugement  si  ce  n'est 
sur  les  choses  qui  lui  sont  soumises.  Or,  nous  ne  voyons  pas  en- 
core que  toutes  choses  soient  soumises  au  Christ,  comme  il  est 
dit,  aux  Hébreux,  ch.  11  (v.  S).  Donc  il  semble  que  le  Christ 
n'a  point  le  jugement  sur  toutes  les  choses  humaines  ».  —  La 
troisième  objection  apporte  un  texte  de  «  saint  Augustin,  dans 
le  livre  XX  de  la  Cité  de  Dieu  (ch.  11)  »,  oiî  il  est  «  dit  qu'il 
appartient  au  jugement  divin  que  parfois  les  bons  sont  affligés 
dans  ce  monde  et  que  parfois  ils  prospèrent;  cl  pareillement 
aussi  les  méchants.  Or,  il  en  fut  ainsi  même  avant  l'Incarna- 
tion du  Christ.  Donc  il  n'est  pas  vrai  que  tous  les  jugements 
de  Dieu  à  l'endroit  des  choses  humaines  appartiennent  à  la 
puissance  judiciaire  du  Christ  ». 

L'argument  sed  contra  oppose  simplement  qu'  «  il  est  dit, 
en  saint  Jean,  ch.  v  (v.  22)  :  Le  Père  a  donné  tout  Jugement  au 
Fils  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  déclare  que  ((  si  nous 
parlons  du  Christ  selon  la  nature  divine,  il  est  manifeste  que 
tout  jugement  du  Père  appartient  au  Fils  :  de  même,  en  efl'et, 
que  le  Père  fait  toutes  choses  par  son  Verbe,  de  même  aussi 
Il  juge  toutes  choses  par  son  Verbe.  Mais  si  nous  parlons  du 
Christ  selon  la  nature  humaine,  même  alors  il  est  manifeste 


QUESTION    LIX.    —   DE   LA   PUISSANCE  JUDICIAIRE   DU   CHRIST.        697 

que  toutes  les  choses  humaines  sont  soumises  à  son  jugement. 
La  chose  est  manifeste,  d'abord,  si  nous  considérons  le  rap- 
port de  l'âme  du  Christ  au  Verbe  de  Dieu.  Si,  en  effet,  Chomme 
spirituel  juge  toutes  choses,  comme  il  est  dit  dans  la  première 
Épïire  aux  Corinthiens,  ch.  ii  (v.  i5),  pour  autant  que  son  es- 
prit adhère  au  Verbe  de  Dieu,  combien  plus  l'àme  du  Christ, 
qui  est  pleine  de  la  vérité  du  Verbe  de  Dieu,  aura  le  juge- 
ment sur  toutes  choses.  Secondement,  la  même  chose  apparaît 
en  raison  du  méiile  de  sa  mort.  Car,  ainsi  qu'il  est  dit,  aux 
Romains,  ch.  xiv  (v.  9),  c'est  pour  cela  que  le  Christ  est  mort  et 
ressuscité,  pour  dominer  les  vivants  et  les  morts.  Et,  à  cause  de 
cela,  il  a  le  jugement  sur  tous.  Aussi  bien  l'Apôtre  ajoute,  au 
même  endroit  (v.  10),  que  tous  nous  comparaîtrons  devant  le 
tribunal  du  Christ.  Et,  dans  le  livre  de  Daniel,  ch.  vu  (v.  i^), 
il  est  dit  que  Dieu  lui  a  donné  la  puissance  et  l'honneur  et  la 
royauté,  et  tous  les  peuples,  toutes  les  tribus,  toutes  les  langues  le 
serviront.  Troisièmement,  la  même  chose  apparaît  si  l'on  com- 
pare les  choses  humaines  à  la  fin  du  salut  de  l'homme.  A  ce- 
lui, en  effet,  à  qui  l'on  commet  le  principal,  on  commet  aussi 
l'accessoire.  Or,  toutes  les  choses  humaines  sont  ordonnées  à 
la  fin  de  la  béatitude,  qui  est  le  salut  éternel,  à  laquelle  les 
hommes  sont  admis  ou  dont  ils  sont  repoussés  par  le  juge- 
ment du  Christ,  comme  on  le  voit  en  saint  Matthieu,  ch.  xxv 
(v.  3i  et  suiv.).  Par  conséquent,  il  est  bien  manifeste  que  tou- 
tes les  choses  humaines  appartiennent  à  la  puissance  judi- 
ciaire du  Christ  ».  —  On  aura  remarqué  la  formule  de  saint 
Thomas  dans  celte  troisième  raison,  que  toutes  les  choses  hu- 
maines sont  ordonnées  à  la  fin  de  la  béatitude.  Nous  ne  saurions 
trop  la  souligner  au  passage.  Qu'il  s'agisse  de  l'individu  hu- 
main, qu'il  s'agisse  de  la  famille,  de  la  cité,  des  nations  et  de 
tout  le  roulement  des  choses  humaines  depuis  l'origine  jus- 
qu'à la  fin  des  temps,  tout  y  est  commandé  par  cette  fin  de  la 
béatitude  que  les  uns  —  les  prédestinés  —  doivent  posséder 
éternellement,  et  que  la  vie  présente  a  pour  objet  de  leur  faire 
conquérir;  tandis  que  les  autres  —  les  non  prédestinés  —  la 
perdront  par  leur  faute.  Et  c'est  le  Christ  qui  prononcera  la 
sentence  d'admission  pour  les  uns,   de  rejet  pour  les  autres, 


698  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

Gomme  il  importe  de  se  mettre  bien  avec  Lui  et  de  gagner  sa 
faveur,  sur  cette  terre,  disposant  à  cet  effet  tout  et  tout  dans 
l'ordonnance  de  notre  vie  présente! 

Vad  primum  formule  une  explication  lumineuse  au  sujet  de 
la  difTiculté  si  délicate  que  présentait  la  première  objection.  Il 
rappelle  que  «  comme  il  a  été  dit  plus  haut  (art.  préc,  arg.  i), 
la  puissance  judiciaire  suit  la  dignité  royale.  Or,  le  Christ, 
bien  qu'il  fût  constitué  roi  par  Dieu,  ne  voulut  pourtant  pas, 
vivant  sur  la  terre,  administrer  dans  le  temps  le  royaume  » 
ou  exercer  la  royauté  «  terrestre;  et  aussi  bien  11  dit  Lui-même, 
en  saint  Jean,  ch.  xviii  (v.  36)  :  Mon  royaume  n'est  pas  de  ce 
monde.  Pareillement  aussi.  Il  ne  voulut  pas  exercer  la  puis- 
sance judiciaire  sur  les  choses  temporelles,  alors  qu'il  était 
venu  transférer  les  hommes  aux  choses  divines;  comme  le  dit 
saint  Ambroise,  au  même  endroit  (ou  plutôt  sur  saint  Luc, 
liv.  VII)  :  C'est  à  bon  droit  quil  décline  les  choses  de  la  terre,  Lui 
qui  était  descendu  pour  les  choses  divines.  Il  ne  daigne  pas  être  le 
Juge  des  litiges  et  l'arbitre  des  fortunes,  ayant  le  jugement  des 
morts  et  étant  l'arbitre  des  mérites  n.  —  Nous  voyons,  par  cette  ré- 
ponse, que  le  Christ  aurait  eu,  s'il  l'avait  voulu,  le  droit  le  plus 
absolu  de  tout  régir  et  de  tout  juger  sur  la  terre,  même  avant 
d'être  glorifié.  Mais  l'économie  de  son  œuvre  demandait  qu'il 
ne  s'occupât  point  du  gouvernement  effectif  des  choses  de  ce 
monde. 

L'ad  secunduni  confirme  cette  doctrine.  «  Au  Christ  sont 
soumises  toutes  choses,  quanta  la  puissance  qu'il  a  reçue  du 
Père  sur  toutes  choses;  selon  celte  parole  marquée  en  saint 
Matthieu,  chapitre  dernier  (v.  18)  :  Toute  puissance  m'a  été 
donnée  au  ciel  et  sur  la  terre.  Cependant  toutes  choses  ne  lui 
sont  pas  encore  soumises,  quanta  l'exécution  de  sa  puissance. 
Ceci  aura  lieu  plus  tard,  dans  le  siècle  à  venir,  quand  il  aura 
accompli  sa  volonté  sur  tous,  sauvant  les  uns  et  punissant  les 
autres  ». 

L'ad  tertium  repond  qu'  «  avant  l'Incarnation,  ces  sortes  de 
jugements  étaient  exercés  par  le  Christ  en  tant  qu'il  est  le  Verbe 
de  Dieu;  et  de  cette  puissance  a  été  rendue  participante  par 
l'Incarnation  l'âme  qui  lui  est  unie  personnellement.  » 


QUESTION    LIX.    —   DE    LA   PUISSANCE  JUDICIAIRE   DU   CHRIST.        699 

Il  n'est  absolument  rien  ayant  trait  à  l'ordre  des  choses  hu- 
maines qui  ne  soit  soumis  à  la  puissance  judiciaire  du  Christ, 
puissance  qu'il  exerce  depuis  toujours  en  tant  qu'il  est  le 
Verbe  de  Dieu  existant  dans  sa  nature  divine  et  qu'il  exerce, 
même  comme  homme,  depuis  son  Incarnation,  bien  que 
l'exercice  de  cette  puissance  ne  doive  se  faire,  dans  sa  dernière 
perfection  et  plénitude,  qu'à  partir  du  jugement  final  qui  clora 
pour  toujours,  soit  en  bien,  soit  en  mal,  les  destinées  du  genre 
humain.  —  Nous  venons  de  parler  du  jugement  final  qui  doit 
clore  les  destinées  du  genre  humain  et  où  se  manifestera  dans 
son  absolue  plénitude  et  perfection  la  puissance  judiciaiie  du 
Christ.  Mais  comment  faut-il  entendre  ce  jugement  final  et  cet 
exercice  dernier  de  la  puissance  judiciaire  du  Christ  1*  Sera-ce 
un  nouveau  jugement  distinct  de  tous  les  jugements  particu- 
liers qui  servent  à  clore,  eux  aussi,  les  destinées  de  chaque  in- 
dividu humain;  ou  bien  n'est-ce  que  l'accomplissement  de  ces 
divers  jugements  s'achevant  avec  le  cours  même  de  l'histoire 
des  hommes.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  considérer; 
et  tel  est  l'objet  de  l'article  qui  suit. 


Article  V. 

Si  après  le  jugement  qui  se  fait  dans  le  temps  présent, 
il  reste  encore  un  autre  jugement  général? 


Trois  objections  veulent  prouver  qu'  «  apiès  le  jugement  qui 
se  fait  dans  le  temps  présent  il  ne  reste  pas  un  autre  jugement 
général  ».  —  La  première  dit  qu'  «  après  la  dernière  rétribu- 
tion des  récompenses  et  des  peines,  c'est  en  vain  qu'on  insti- 
tuerait un  jugement.  Or,  dans  ce  temps  présent  se  fait  la  rétri- 
bution des  récompenses  et  des  peines.  Le  Seigneur  dit,  en  effet, 
au  larron,  sur  la  Croix,  en  saint  Luc,  ch.  xxiii  (v.  43)  :  Aujour- 
d'hui, tu  seras  avec  moidans  le  Paradis.  Et,  en  saint  Luc,  ch.  xvi 
(v.  22),  il  est  dit  que  le  riche  mourut  et  Jut  enseveli  dans  l'enfer. 
Donc  c'est  en  vain  qu'on  attend  le  jugement  final  ».  —  La  se- 
conde objection  apporte  un  texte  du  livre  de  Nahum  oij  «   se- 


700  SOMME    THEOLOGIQUE. 

Ion  une  autre  version  »  que  celle  de  la  Vulgate  (savoir  celle  des 
Septante),  «  il  est  dit,  ch.  i  (v,  9)  :  Dieu  ne  juge  pas  deux  Jois 
une  même  chose.  Or,  dans  ce  temps  présent,  le  jugement  de 
Dieu  s'exerce  et  quant  aux  choses  temporelles  et  quant  aux 
choses  spirituelles.  Donc  il  semble  qu'il  n'y  a  pas  à  attendre 
un  autre  jugement  final  », —  La  troisième  objection  fait  obser- 
ver que  «  la  récompense  et  la  peine  répondent  au  mérite  et  au 
démérite.  Or,  le  mérite  et  le  démérite  n'appartiennent  pas  au 
corps  si  ce  n'est  en  tant  qu'il  est  l'instrument  de  l'âme.  Donc  ni  la 
récompense  ni  la  peine  ne  sont  dues  au  corps  si  ce  n'est  par 
l'âme.  Et,  par  suite,  il  n'est  pas  requis  un  autre  jugement  à  la 
fin,  pour  que  l'homme  soit  récompensé  ou  puni  dans  le  corps, 
en  dehors  de  ce  par  quoi  les  âmes  sont  maintenant  punies  ou 
récompensées  ». 

L'argument  sed  contra  cite  le  texte  où  «  il  est  dit,  en  saint 
Jean,ch.  xii  (v,  liS)  :  La  parole  que  Je  vous  ai  dite,  c'est  elle  qui 
vous  Jugera  au  dernier  Jour.  Il  y  aura  donc  un  jugement,  au 
dernier  jour,  en  plus  du  jugement  qui  se  fait   maintenant  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  énonce,  comme  principe, 
que  ((  le  jugement  d'une  chose  muable  ne  peut  être  donné 
parfaitement  avant  la  consommation  »  ou  l'achèvement  «  de 
cette  chose.  C'est  ainsi  que  le  jugement  d'une  action,  disant 
quelle  elle  est,  ne  peut  être  donné  parfaitement  avant  qu'elle  soit 
consommée  »  ou  achevée  «  et  en  soi  et  dans  ses  effets;  car 
beaucoup  d'actions  paraissent  utiles,  qui  par  leurs  effets  sont 
démontrées  nuisibles.  Et,  semblablement,  au  sujet  d'un  homme 
il  ne  peut  être  donné  de  jugement  parfait  tant  que  sa  vie  n'est 
point  terminée;  car  il  peut, de  multiple  manière, être  changé  du 
bien  au  mal  ou  inversement,  et  du  bien  au  mieux  ou  du  mal  au 
pire.  Aussi  bien  l'Apôtre  dit,  aux  Hébreux,  ch.  ix  (27),  que, 
pour  les  hommes,  il  a  été  statué  qu'ils  mourraient  une  fois,  et, 
après  cela,  le  Jugement.  —  Toutefois,  il  faut  savoir  que,  si  par 
la  mort  la  vie  temporelle  de  l'homme  est  terminée,  elle  demeure 
cependant  d'une  certaine  manière  dépendante  des  choses  à  ve- 
nir. —  D'abord,  selon  que  l'homme  vit  encore  dans  la  mé- 
moire des  hommes,  où,  parfois,  contrairement  à  la  vérité,  il 
conserve  une  renomniée  soit  bonne  soit  mauvaise.  —  D'une 


QUESTION    LIX.    —    DE   LA   PUISSANCE   JUDICIAIRE   DU   CHRIST.         7OI 

autre  manière,  dans  ses  enfants,  qui  sont  quelque  chose  du 
père;  selon  cette  parole  de  l'Ecclésiastique,  ch.  xxx  (v.  4)  :  Son 
père  est  mort,  et  c'est  comme  s'il  n'était  point  mort  :  il  laisse,  en 
ejjet,  son  semblable  après  soi;  bien  que  cependant  beaucoup 
d'hommes  bons  aient  de  mauvais  fils,  et  inversement.  —  Troi- 
sièmement, quanta  l'effet  des  œuvres  accomplies  par  les  hom- 
mes. C'est  ainsi  que  de  la  déception  d'Arius  et  des  autres 
séducteurs  pullule  l'infidélité  jusqu'à  la  fin  du  monde;  et 
jusqu'alors  aussi  progresse  la  foi  due  à  la  prédication  des  Apô- 
tres. —  Quatrièmement,  quant  au  corps  :  lequel,  parfois,  est 
enseveli  avec  honneur,  parfois  aussi  abandonné  sans  sépulture, 
et,  enfin,  réduit  en  cendre,  il  disparaît  totalement.  —  Cinquiè- 
mement, quant  aux  choses  dans  lesquelles  l'homme  avait  placé 
son  affection,  comme  sont  toutes  les  choses  temporelles,  dont 
les  unes  passent  vite,  tandis  que  les  autres  durent  plus  long- 
temps. —  Or,  toutes  ces  choses  sont  soumises  à  l'appréciation 
du  jugement  divin.  Il  suit  de  là  que  sur  toutes  ces  choses  le 
jugement  parfait  et  manifeste  ne  peut  pas  être  donné  tant  que 
le  cours  de  ce  temps  dure.  Et  voilà  pourquoi  il  faut  qu'il  y  ait 
un  jugement  final  au  dernier  jour,  dans  lequel,  d'une  manière 
parfaite,  ce  qui  appartient  à  un  homme  quelconque  comment 
que  ce  soit,  sera  définitivement  jugé  et  manifesté  ». 

L'homme,  élant  ce  qu'il  est,  un  composé  de  corps  et  d'âme, 
qui  n'est  point  isolé  dans  le  monde,  mais  qui  fait  partie  soit 
du  monde  matériel  dans  lequel  plonge  sa  vie  présente,  soit  du 
monde  humain  où  son  action  peut  avoir  des  répercussions 
multiples  et  diverses,  ne  peut  être  jugé  définitivement,  d'une 
façon  absolue,  au  seul  terme  de  sa  vie  présente.  Le  jugement 
parfait,  définitif,  rendant  raison  de  tout  et  pour  tous  dans  l'ordre 
des  responsabilités  morales,  soit  en  bien,  soit  en  mal,  ne  pourra 
être  porté  qu'au  terme  de  l'histoire  humaine.  Saint  Thomas 
vient  de  nous  démontrer  cette  vérité  dans  une  page  qui  est  bien 
l'une  des  plus  grandioses  de  sa  Somme  théologique.  Elle  est  aussi 
l'une  des  plus  poignantes;  car  il  est  permis  d'entrevoir,  à  sa 
lumière,  l'effroyable  responsabilité  encourue,  dans  le  mal,  par 
ces  hommes  néfastes  qui  auront  joué,  sur  celte  terre,  au  cours 
de  leur  vie,  un  rôle  prépondérant,  de  façon  à  entraîner,  pour 


702  SOMME    THÉOLOGIQUE, 

des  siècles,  loin  du  vrai  ou  loin  du  bien,  des  familles,  des  ci- 
tés, des  nations  entières.  Par  contre,  est-il  rien  de  plus  conso- 
lant que  la  pensée  du  bien  fait  parmi  les  hommes,  et  cela  jus- 
qu'à la  fin  des  temps,  par  ces  natures  privilégiées,  instruments 
dociles  entre  les  mains  de  Dieu,  qui  concourent,  sous  son  ac- 
tion, à  répandre  autour  d'eux  la  vérité  et  la  vertu.  Quelle  mois- 
son de  gloire,  pour  eux,  au  jour  du  jugement  dernier  ! 

Vad  prinmni  nous  rappelle  que  «  ce  fut  l'opinion  de  quel- 
ques-uns, que  les  âmes  des  saints  ne  sont  point  récompensées 
dans  le  ciel,  ni  celles  des  damnés  punies  dans  l'enfer,  jusqu'au 
jour  du  jugement  ».  Cette  opinion  que  saint  Thomas  signalait 
comme  ayant  existé  déjà,  devait  être  reprise  par  le  pape 
Jean  XXII,  celui-là  même  qui  a  canonisé  le  saint  Docteur.  Mais 
ce  n'était  point  comme  pape,  c'était  comme  docteur  privé  que 
Jean  XXII  semblait  faire  sienne  celte  opinion.  Toutefois,  et  en 
raison  même  de  cela,  son  successeur  le  pape  Benoît  XII  jugea 
bon  de  fixer  la  doctrine  catholique  sur  ce  point  si  important; 
et,  dans  sa  Constitution  Benedlclus  Deus,  du  29  janvier  i336,  il 
définit  cela  même  que  va  nous  enseigner  ici  saint  Thomas.  Le 
saint  Docteur,  en  effet,  après  avoir  signalé  l'opinion. précitée, 
ajoutait  :  «  La  fausseté  de  cette  opinion  apparaît  par  ce  que 
l'Apôtre  dit  dans  la  seconde  épître  aux  Corinthiens ,  ch.  v  (v.  5 
et  suiv  )  :  Dans  cette  assurance,  nous  aimons  mieux  déloger  de  ce 
corps  et  habiter  auprès  du  Seigneur,  ce  qui  est  déjà  ne  point 
marcher  par  la  foi,  mais  par  la  vue,  comme  il  ressort  du  con- 
texte. Or,  cela  même  est  voir  Dieu  par  son  essence,  en  quoi 
consiste  la  vie  éternelle,  ainsi  qu'on  le  voit  par  ce  qui  est  dit 
en  saint  Jean,  ch.  xvii  (v.  3).  D'oii  il  suit  manifestement  que 
les  âmes  »  justes  «  séparées  du  corps  sont  dans  la  vie  éternelle. 
Et  c'est  pourquoi  il  faut  dire  »,  répondant  à  l'objection,  «  qu'a- 
près la  mort,  pour  ce  qui  est  de  l'âme,  l'homme  est  placé  dans 
une  certaine  immutabilité  d'état.  Par  conséquent,  pour  ce  qui 
est  de  la  récompense  de  l'âme,  le  jugement  n'a  pas  à  être  dif- 
féré ultéiieurement.  Mais,  parce  qu'il  y  a  certaines  autres  cho- 
ses se  rapportant  à  l'homme,  qui  se  déroulent  dans  le  cours  du 
temps  »,  ainsi  qu'il  a  été  montré  au  corps  de  l'article,  «  les- 
quelles choses  relèvent  du  jugement  divin,  il  faut  que  toutes 


QUESTION   LIX.    —   DE   LA   PUISSANCE  JUDICIAIRE  DU   CHRIST.        708 

ces  choses  soient,  de  nouveau,  à  la  fin  des  temps  appelées  en 
jugement.  Bien  qu'en  effet,  selon  ces  choses-là  l'homme  ne  mé- 
rite pas  ni  ne  démérite,  cependant  elles  appartiennent  à  une 
certaine  récompense  ou  à  une  certaine  peine  par  rapport  à  lui. 
Et,  à  cause  de  cela,  il  faut  que  toutes  ces  choses  soient  soumises 
à  l'estimation  dans  un  jugement  dernier  ». 

Vad  secLindam  déclare  que  «  Dieu  ne  jugera  pas  deux  fois 
la  même  chose,  c'est-à-dire  sous  le  même  rapport;  mais,  à  des 
titres  divers  il  n'y  a  pas  d'inconvénient  à  ce  que  Dieu  juge 
deux  fois  ». 

Vad  tertiuni  accorde  que  «  la  récompense  ou  la  peine  du 
corps  dépend  de  la  récompense  ou  de  la  peine  de  l'âme.  Tou- 
tefois, parce  que  l'âme  n'est  pas  muable,  si  ce  n'est  accidentel- 
lement ou  par  occasion  et  en  raison  du  corps,  lorsqu'elle  est 
séparée  du  corps  elle  a  tout  de  suite  un  état  immuable  et  re- 
çoit son  jugement.  Le  corps,  au  contraire,  demeure  soumis  au 
changement  ou  à  la  mutabilité  jusqu'à  la  fin  des  temps.  Et 
c'est  pourquoi  il  faut  qu'il  reçoive  alors,  à  la  fin,  sa  récom- 
pense ou  sa  peine,  dans  un  jugement  dernier  ». 

La  puissance  judiciaire  du  Christ  s'étend  à  toutes  les  choses 
humaines.  Et  cela  même  demande  qu'outre  les  divers  jugements 
particuliers,  exercés  dès  maintenant,  notamment  au  terme  de 
la  vie  présente  pour  chaque  individu,  soit  tenu  en  réserve,  pour 
l'universalité  du  genre  humain,  un  jugement  dernier  qui  sera 
rendu  par  le  Christ  à  la  fin  des  générations.  C'est  alors,  et  alors 
seulement,  que  pourra  être  dit,  sur  toutes  choses,  le  dernier 
mot  de  la  justice.  —  Dans  cet  acte  final,  ou  aussi  au  cours  des 
manifestations  de  son  pouvoir  judiciaire  dans  la  suite  de  l'his- 
toire, devons-nous  entendre  que  les  anges  relèvent  de  la  puis- 
sance judiciaire  du  Christ;  ou  faut-il  limiter  l'action  de  cette 
puissance  au  seul  monde  humain?  C'est  le  dernier  point  qu'il 
nous  reste  à  examiner.  Il  va  faire  l'objet  de  l'article  qui  suit  : 


7o4  SOMME    THÉÔLÔGIQUÈ. 

Article  VI. 
Si  la  puissance  judiciaire  du  Christ  s'étend  aux  anges? 

Trois  objections  veulent  prouver  que  «  la  puissance  judi- 
ciaire du  Christ  ne  s'étend  pas  aux  anges  ».  —  La  première 
fait  observer  que  «  les  anges,  tant  bons  que  mauvais,  ont  été 
jugés  dès  le  commencement  du  monde,  alors  que  quelques-uns 
tombant  par  le  péché,  les  autres  furent  confirmés  dans  la  béa- 
titude. Or,  ceux  qui  ont  été  jugés  n'ont  pas  besoin  d'être  jugés 
de  nouveau.  Donc  la  puissance  judiciaire  du  Christ  ne  s'étend 
pas  aux  anges  ».  —  La  seconde  objection  dit  qu'  «  il  n'appar- 
tient pas  au  même  de  juger  et  d'être  jugé.  Or,  les  anges  vien- 
dront avec  le  Christ  pour  juger;  selon  cette  parole  marquée  en 
saint  Matthieu,  ch.  xxv  (v.  3i)  :  Quand  viendra  le  Fils  de  V homme 
dans  sa  majesté,  et  tous  ses  anges  avec  Lui.  Donc  il  semble  que 
les  anges  ne  doivent  pas  être  jugés  par  le  Christ  ».  —  La  troi- 
sième objection  déclare  que  «  les  anges  sont  supérieurs  aux 
autres  créatures.  Si  donc  le  Christ  est  juge  non  seulement  des 
hommes,  mais  aussi  des  anges,  par  la  même  raison  11  sera  juge 
de  toutes  les  créatures.  Chose  qui  paraît  fausse  ;  car  c'est  là  le 
propre  de  la  Providence  divine;  et  de  là  vient  qu'il  est  dit, 
dans  le  livre  de  Job,  ch.  xxxiv  (v.  i3)  :  Quel  autre  a-t-Il  établi 
sur  la  terre?  Ou  qui  a-t- Il  placé  sur  le  globe  qu'il  a  formé?  Donc 
le  Christ    n'est  point  juge  des  a'nges  ». 

L'argument  sed  co/i/ra  apporte  le  mot  de  «  l'Apôtre  »,  où  il 
est  «  dit,  dans  la  première  épîlre  aux  Corinthiens,  ch.  vi  (v.  3)  : 
Ne  save:-vous  pas  que  nous  Jugerons  les  anges?  Or,  les  saints 
ne  jugeront  que  par  l'autorité  du  Christ.  Donc,  à  plus  forte 
raison,  le  Christ  a  puissance  judiciaire  sur  les  anges  ». 

Au  corps  de  l'article,  saint  Thomas  répond  que  «  les  anges 
sont  soumis  à  la  puissance  judiciaire  du  Chrisl,  non  pas  seu- 
lement quant  à  la  nature  divine,  selon  qu'il  est  le  Verbe  de 
Dieu,  mais  aussi  en  raison  de  la  nature  humaine.  —  On  le  voit 
à  un  triple  chef  de  preuves.  —  D'abord,  par  la  proximité  de  la 


QUESTION    LIX.    DE   L\  PUISSANCE   JUDICIAIRE   DU    CHRIST.         7OO 

nature  prise  à  l'endroit  de  Dieu;  car,  ainsi  qu'il  est  dit,  aux  Hé- 
breux, ch.  II  (v.  16),  ce  ne  sont  point  les  anges  qu'il  a  pris  ja- 
mais; c'est  la  postérité  d' Abraham.  Et  c'est  pourquoi  l'âme  du 
Christ  est  plus  remplie  de  la  vérité  du  Verbe  qu'aucun  des  an- 
ges ne  l'est.  Aussi  bien  a-t-elle  d'illuminer  les  anges,  comme  le 
dit  saint  Denys,  au  chapitre  vu  de  la  Hiérarchie  céleste.  Et  de 
là  vient  qu'elle  a  de  les  juger.  —  Secondement,  parce  que,  en 
raison  de  l'humiliation  de  la  Passion,  la  nature  humaine,  dans 
le  Christ,  a  mérité  d'être  exaltée  par-dessus  les  anges  :  de  telle 
sorte  que,  comme  il  est  dit  dans  l'Epître  aux  Philippiens,  ch.  ii 
(v.  10),  «a  nom  de  Jésus  tout  genou  fléchisse  au  ciel,  sur  la  terre, 
et  dans  les  enfers.  Et  voilà  pourquoi  le  Christ  a  la  puissance 
judiciaire  même  sur  les  anges  bons  et  mauvais.  En  signe  de 
quoi  il  est  dit,  dans  l'Apocalypse,  ch.  vu  (v.  ii),  que  tous  les 
anges  se  tenaient  autour  de  son  trdne.  —  Troisièmement,  en  rai- 
son de  ce  que  les  anges  font  pour  ou  contre  les  hommes,  dont 
le  Christ  est,  à  titre  spécial,  la  tête  ou  le  chef.  Aussi  bien  il 
est  dit,  dans  l'Épître  aux  Hébreux,  ch.  i  (v.  i4)  :  Tous  sont  des 
esprits  de  service,  envoyés  en  ministère  pour  ceux  qui  reçoivent 
l'héritage  du  salut  ».  Ainsi  donc,  pour  les  raisons  qui  viennent 
d'être  données,  tous  les  anges  soit  bons  soit  mauvais  sont  sou- 
mis au  pouvoir  judiciaire  du  Christ.  —  «  Or,  poursuit,  saint 
Thomas,  ils  sont  soumis  au  jugement  du  Christ,  d'abord  quant 
à  la  dispensation  des  choses  qui  sont  faites  par  eux  :  laquelle 
dispensation  se  fait  »  sans  doute,  et  comme  première  cause, 
par  Dieu  ou  par  la  Providence  divine,  mais  u  aussi  par  l'homme 
Christ,  que  les  anges  servaient,  comme  il  est  dit  en  saint  Mat- 
thieu, ch.  IV  (v.  Il),  et  à  qui  les  démons  demandaient  qu'il 
les  envoyât  dans  les  porcs,  ainsi  qu'il  est  dit  en  saint  Matthieu, 
ch.  VIII  (v.  3().  —  En  second  lieu,  quant  aux  autres  récom- 
penses accidentelles  »,  en  dehors  de  la  récompense  essentielle 
qu'est  la  vision  de  Dieu,  «  pour  les  bons  anges  :  lesquelles  ré- 
compenses sont  constituées  par  la  joie  qu'ils  ont  du  salut  des 
hommes;  selon  celte  parole  marquée  en  saint  Luc,  ch.  xv 
(v.  lo)  :  Il  y  a  de  la  joie  pour  les  anges  de  Dieu  au  sujet  d'un  seul 
pécheur  qui  fait  pénitence.  Et,  aussi,  quant  aux  peines  acciden- 
telles des  démons  dont  ils  sont  tourmentés  soit  ici  soit  dans  l'en- 
XVI.  — La  Rédemption.  45 


706  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

fer.  Et  ceci  encore  relève  du  Christ  en  tant  qu'homme.  Aussi 
bien  en  saint  Marc  il  est  dit,  ch.  i  (v.  2-^),  que  le  démon  clama  : 
Quy  a-l-il  enire  nous  el  loi,  Jésus  de  Nazareth  ?  Tu  es  venu  nous 
perdre!  —  ïroisicmement  »,  les  anges  soit  bons  soit  mauvais 
sont  soumis  aussi  au  jugement  du  Christ,  «  quant  à  la  récom- 
pense essentielle  des  bons  anges,  qui  est  la  béatitude  éternelle, 
et  quant  à  la  peine  essentielle  des  mauvais  anges,  qui  est  la 
damnation  éternelle.  Mais  ceci  a  été  fait  par  le  Christ  en  tant 
qu'il  est  le  Verbe  de  Dieu,  au  commencement  du  monde  », 
quand  se  produisit,  immédiatement  après  leur  création,  la  sé- 
paration des  anges  bons  et  des  anges  mauvais,  les  uns  étant 
demeurés  fidèles  et  les  autres  s'élant  révoltés  contÉ^e  Dieu. 

V  ad  primai  n  résout,  par  cette  dernière  remarque  du  corps  de 
l'article,  la  difficulté  que  faisait  la  première  objection,  u  Cette 
difficulté  procède  du  jugement  quant  à  la  récompense  essen- 
tielle et  à  la  peine  principale  ».  Et  nous  accordons  qu'en  effet, 
de  ce  chef  ou  à  ce  titre,  la  puissance  judiciaire  du  Christ  en  tant 
qu'homme  ne  s'étend  pas  aux  anges.  —  On  remarquera  la  por- 
tée de  ce  point  de  doctrine,  en  ce  qui  touche  au  motif  de  l'In- 
carnation. Si,  comme  le  veut  l'école  scotiste,  l'Incarnation  avait 
été  résolue  par  Dieu,  même  en  dehors  de  la  considération  du 
péché  des  hommes  à  réparer,  il  eût  fallu,  semble-t-il,  que  même 
les  anges  attendissent  la  glorification  du  Christ  avant  de  rece- 
voir la  leur.  Nous  savons,  par  la  foi,  qu'il  n'en  a  pas  été  ainsi. 
Donc  c'est  bien  premièrement  en  raison  de  l'homme  et  de 
l'homme  pécheur  à  racheter,  que  le  Verbe  de  Dieu  s'est  revêtu 
de  notre  chair  et  s'est  fait  homme. 

Vad  secundam  répond  que  «  comme  le  dit  saint  Augustin, 
au  livre  de  la  Vraie  Religion  (ch.  x\xi),  bien  que  l'être  spirituel 
Juge  toutes  choses,  cependant  il  est  jugé  lui-même  par  la  Vé- 
rité. Et  c'est  pourquoi,  bien  que  les  anges,  par  cela  qu'ils  sont 
spirituels,  jugent,  ils  sont  jugés  cependant  par  le  Christ  en 
tant  qu'il  est  la  Vérité  ».  Ils  sont  jugés  par  Lui,  même  quant 
à  leur  récompense  essentielle  ou  à  leur  châtiment  principal, 
selon  qu'il  est,  comme  Dieu,  la  Vérité  subsistante;  et  ils  sont 
jugés  par  Lui,  quant  aux  récompenses  ou  aux  châtiments  d'or- 
dre accidentel,  dans  le  sens  qui  a  été  dit  au  corps  de  l'article, 


QUESTION   Lrx.    -^   DE   LA   PUISSANCE   JUDICIAIRE   DU   CHRIST.       707 

même  par  le  Christ  en  tant  qu'homme,  selon  que  l'âme  du 
Christ  «  est  remplie  de  la  Vérité  plus  qu'aucun  d'eux  —  inagis 
repleta  verilate  Verbi  Del  quani  aliqais  angelorum  »,  pour  gar- 
der l'admirable  formule  de  saint  Thomas  au  corps  de  l'article. 
Vad  tertium  dit  que  «  le  Christ  a  le  jugement  non  seulement 
sur  les  anges,  mais  aussi  sur  l'administration  de  toute  créa- 
ture. Si,  en  effet,  comme  le  dit  saint  Augustin,  au  livre  lll  de 
la  Triniié  (ch.  iv),  les  choses  inférieures  sont  régies  selon  un 
certain  ordre  par  Dieu  au  moyen  des  êtres  supérieurs,  il  faut 
dire  que  toutes  choses  sont  régies  par  1  ame  du  Christ  qui  est 
au-dessus  de  toute  créature  —  oporfet  dicere  quod  oninia  regantur 
per  animam  Chrlsti  quœ  est  super  omnem  creafaram.  Aussi  bien 
l'Apôtre  dit,  aux  Hébreux,  ch.  ii  (v,  5)  :  Ce  n'est  pas,  en  ejjet, 
aux  anges  que  Dieu  soumit  lejutur  globe  terrestre,  lequel,  au  con- 
traire, comme  l'explique  la  glose,  a  été  soumis  à  Celui  dont  nous 
parlons,  savoir  le  Christ.  —  Il  ne  suit  d'ailleurs  point,  de  là  », 
comme  le  voulait  l'objection,  «  qu'un  autre  que  Dieu  soit 
préposé  au  gouvernement  du  monde.  Car  c'est  une  seule  et 
même  Personne  qui  est  le  Dieu  et  l'homme  Seigneur  Jésus- 
Christ,  dont  ce  que  nous  avons  dit  jusqu'ici,  touchant  le  mys- 
tère de  son  Incarnation,  doit  suffire  pour  le  moment  ». 

Ces  derniers  mots  de  saint  Thomas  constituent  le  sceau  mis 
par  le  saint  Docteur  lui-même  à  son  traité  de  l'Incarnation. 
Nous  nous  reprocherions  d'y  rien  ajouter.  Ceux  qui  nous  au- 
ront suivi  pas  à  pas  dans  la  lecture  que  nous  venons  d'en  faire, 
auront  pu  apprécier  à  chaque  instant  la  richesse  scriptuiaire, 
patristique,  philosophique,  des  éléments  qui  la  composent.  Ils 
en  auront  goûté  aussi  la  beauté,  l'harmonie,  et  l'exquise  suavité 
en  même  temps  que  la  majesté  toute  divine.  11  ne  pouvait 
mieux  se  clore  que  sur  cette  question  de  la  puissance  judiciaire 
du  Christ,  nous  montrant  le  Dieu-Homme,  Celui  qui  constitue 
une  seule  et  même  Personne  qui  est  le  Seigneur  Jésus-Christ, 
ayant  tout  à  ses  pieds,  et  gouvernant  désormais  toutes  choses, 
au  ciel,  sur  la  terre  et  dans  les  enfers,  non  seulement  comme 
Dieu  et  par  la  vertu  de  sa  nature  infinie,  mais  aussi  comme 
Homme,  par  cette  Humanité  sainte  qu'il  a   daigné  s'unir  hy- 


7o8  SOMME    THÉOLOGIQUE. 

postatiquement  :  dans  laquelle  il  a  été  conçu,  par  l'action  de 
l'Esprit-Saint,  du  très  pur  sang  de  la  glorieuse  Vierge  Marie,  sa 
Mère;  Il  est  né,  conservant  intacte  la  Virginité  de  sa  Mère;  Il  a 
vécu  de  notre  vie  pendant  trente-trois  ans  sur  notre  terre,  don- 
nant aux  hommes  l'exemple  de  toutes  les  vertus,  semant  à  pleines 
mains  les  bienfaits  de  sa  grâce  et  révélant  aux  âmes  de  bonne 
volonté,  par  la  prédication  de  son  Évangile,  le  mystère  du 
Royaume  des  cieux  ;  Il  a  subi,  par  amour  pour  nous  et  pour 
nous  racheter,  les  ignominies  de  sa  Passion,  la  mort  sur  la 
Croix,  la  sépulture;  Il  est  ressuscité,  le  troisième  jour;  quarante 
jours  après,  Il  est  monté  au  Ciel,  oii  11  est  assis  à  la  droite  de 
son  Père,  jusqu'au  jour  où  II  reviendra,  sur  les  nuées  du  ciel, 
entouré  de  ses  anges,  pour  juger  les  vivants  et  les  morts. 

En  attendant  ce  retour  du  Christ  souverain  Juge,  et  prépa- 
rant une  part,  la  part  principale  de  ce  qui  sera  la  matière 
même  du  grand  jugement,  se  déroule  le  cours  des  générations 
humaines,  mettant  à  profit,  ou,  au  contraire,  rendant  inutile 
le  fruit  de  la  Rédemption  désormais  accomplie.  Cette  mise  à 
profit  du  fruit  de  la  Rédemption  du  Christ  est  avant  tout  et  par- 
dessus tout  l'œuvre  de  l'Esprit-Saint,  envoyé  par  le  Christ  Lui- 
même,  au  jour  de  la  Pentecôte,  dix  jours  après  son  Ascension 
glorieuse,  comme  II  l'avait  promis  à  ses  disciples.  Depuis  ce 
jour,  et  par  l'action  de  l'Esprit-Saint  ainsi  envoyé,  la  face  du 
monde  a  été  changée.  L'ancienne  idolâtrie  qui  régnait  partout, 
même  dans  les  nations  les  plus  polies  et  les  plus  civilisées,  à  la 
seule  exception  du  petit  peuple  juif,  a  fait  place  au  culte  du 
vrai  Dieu.  Une  société,  celle-là  même  dont  le  Christ  avait  jeté 
les  fondements  et  dressé  le  cadre  essentiel  tandis  qu'il  vivait 
sur  la  terre,  s'est  répandue  dans  tout  l'univers.  A  sa  tête,  on 
voit  toujours  le  successeur  de  l'Apôtie  Simon-Pierre  qui  en 
avait  été  constitué  le  chef  par  le  Christ  Lui-même,  Sous  sa 
dépendance  et  en  communion  avec  lui,  les  évêques,  succes- 
seurs des  autres  Apùtres,  partagent  la  sollicitude  du  Pasteur 
suprême  et  se  divisent,  en  portions  distinctes,  pour  les  gou- 
verner spirituellement,  toutes  les  nations.  Aucune  autre  société 
n'existe  comparable  à  celle-là.  Elle  est  unique,  manifestée  par 


QUESTION   LIX.    —    DE   LA   PUISSANCE   JUDICIAIRE   DU   CHIUST.        709 

sa  seule  existence,  sans  possibilité  aucune  de  confusion.  Seule, 
elle  a  un  chef,  dont  le  gouvernement  ou  le  pouvoir,  purement 
spirituel,  s'étend  à  tout  l'univers.  Seule,  elle  revendique  le 
droit  d'enseigner  toutes  les  nations,  leur  annonçant  toutes  les 
choses  que  le  Christ  lui  a  confiées,  en  vue  de  leur  salut  éter- 
nel, et  elle  les  baptise,  avec  autorité,  au  nom  du  Père  et  du  Fils 
et  du  Sainl-Ksprit,  selon  l'ordre  formel  qu'elle  en  a  reçu  du 
Christ,  la  veille  même  de  son  Ascension.  Tous  ceux  qui  croi- 
ront, acceptant  son  enseignement,  et  qui  auront  été  baptisés, 
seront  sauvés.  Tous  ceux  qui  ne  croiront  pas  seront  condam- 
nes. La  sentence  a  été  portée  par  le  Christ  Lui-même,  au  mo- 
ment où  II  investissait  de  ses  pleins  pouvoirs  le  corps  des  pas- 
teurs de  son  Église  groupés  autour  de  Lui  dans  la  personne  de 
ses  Apôtres,  sur  la  montagne  de  la  Galilée,  et  où  II  promulguait, 
pour  tous,  la  loi  d'accepter  leur  enseignement  et  de  se  soumet- 
tre à  leur  ministère  (cf.  S.  Vlatthieu,  ch.  xxviii,  v.  16-20; 
S.  Marc,  ch.  xvi,  v.   i5-i8). 


\\y  1)1  TOMt;  \vi 


TABLE  DES   MATIERES 


l'aies. 
AVANT-PHOPOS VU 

QUESTIO  \\\  II.  —   \)K   la   SANCTtFlCATION    HE  I.A  BIENHEUHEUSIC  \  I  KUr.K  M  AHIE 

Mèhe  de  Diel  . 

(Six  articles.) 

I"  Si  la  bienheureuse  \  ierge  a  été  sanctifiée  avant  sa  naissance  dès  le  ^ 

sein  de  sa  mère? .H 

a"  Si  la  bienheureuse  \  ierge  a  été  sanctifiée  avant  l'animafiju;* lo 

3"  Si  la  bienheureuse  \  ierge  a  été  purifiée  du  foyer  de  péché? a5 

4"  Si  par  la  sanctification  dans  le  sein  de  sa  mère  la  bienheureuse 

Vierge  a  élé  préservée  de  tout  péché  actuel .3 ^2 

b"  Si  la  bienheureuse  Merge,  par  la  sanctification  dans  le  sein  de  sa 

mère,  a  obtenu  la  plénitude  ou  la  perfection  de  la  grâce.* 37 

6°  Si  d'avoir  été  sanctifiée  dans  le  sein  de  sa  mère,  après  le  Christ  a 

été  chose  propre  à  la  bicnhcureure  Vierge? !n 

QUESTION  WVIII.  —  De  la  virgl-stpé  de  la  Mère  de  Dieu. 

(Ouairc  arliciesl 

i"  Si  la  Mère  de  Dieu  a  été  vierge  en  concevant  le  (^lirist  ? '17 

•2"  Si  la  Mère  du  Christ  a  été  vierge  dans  l'enfantement? .Vj 

3"  Si  la  Mère  du  Christ  demeura  vierge  après  l'enfantement? ô8 

'1"  Si  la  Mère  de  Dieu  avait  voué  la  virginité? 6/| 

QUESTION  \\l\.  —  Des  épousailles  de  la  Mèue  de  Diel. 

(Deux  arlitles.) 

1"  Si  le  (Christ  devait  naître  d'une. vierge  épousée? 117 

2"  Si  entre  Marie  et  Joseph  a  existé  un  véritable  mariage? 73 

QUESTION  \\\.  —  De  l'Annonciatio.n  de  la  bie.nheuhelse  \ii;uc;e. 

lOuatre  articles.  ) 

1"  S'il  était  nécessalreque  fùl  annoncée  la  bienheureuse  N  ierge  ce  qui 

devait  se  faire  en  elle? 77 

■2^'  Si  à  la  bienheureuse  \  ierge  l'Annonciation  devait  èlrc  faite  par  un 

ange  ? 80 


712  TABLE    DBS    MATIERES. 

3"  Si  l'ange  de  l'Annonciation  devait  apparaître  à  la  Vierge  en  vision 

corporelle  ? 83 

4°  Si  l'Annonciation  s'est  déroulée  dans  l'ordre  qu'il  fallait? 88 

(^)UESÏION    \\\r.    —    Ulî    LA    MATIÈRE   UO.NT   LE   CORPS   DU    SaUVEUH 
A   ÉTÉ   CONÇU. 
(Huit  articles.) 

r  Si  la  chair  du  Christ  a  été  prise  d'.\.dam? 93 

3"  Si  le  (Jhrist  a  pris  sa  chair  de  la  race  de  David  ? (j5 

3"  Si    la  généalogie   du    Christ  est   convenablement   établie  par  les 

Évangélistes.^ ((() 

l\"  Si  la  matière  du  corps  du  Christ  devait  être  prise  d'une  femme:'..  107 

5°  Si  la  chair  du  Christ  a  été  conçue  du  très  pur  sang  de  laVierge.^. .  m 
0'  Si  le  corps  du  Christ  a  été  selon  quelque  chose  de  déterminé  en 

Adam  et  dans  les  autres  Pères? 1 15 

7"  Si  la  chair  du  Christ,  dans  les  anciens  Pères,  aura  été  infectée  du 

péché? j  18 

8"  Si  le  Christ  a  payé  la  dime  en  la  personne  d'Abraham? 132 

QUESTION  XXXII.  —  Du  principe  actif  uans  la  conckpiion  uu  Christ. 

(Quatre  aiticles^ 

1"  Si  d'être  le  principe  ellîcient  de  la  conception  du  (Christ  doit  èlrc 

attribué  à  l'Esprit-Saint  ? 1  a8 

2°  Si  le  Christ  doit  êtVe  dit  conçu  du  Saint-Esprit? '. iSa 

3°  Si  l'Esprit-Saint  doit  être  dit  père  du  Christ  selon  l'humanité?  .  .  .  i35 
4°  Si  la  bienheureuse  Vierge  a  fait  quelque  chose  par  mode  de  prin- 
cipe actif  dans  la  conception  du  corps  du  Christ? i38 

QUESTION  XXXIII.  —  Du  mode  ut  de  lohdre  ui;  la  conception  di    Christ. 

(Quatre  articleîs.) 

1°  Si  le  C(jrps  du  Christ  a  été  formé  dans  le  premier  instant  de  la 

conception  ? 1 43 

a"  Si  le  corps  du  Christ  a  été  animé  dans  le  premier  instant  de  sa 

conception? 1^7 

3"  Si  la  chair  du  Christ  a  été  conçue  d'abord,  et  ensuite  prise?. i5o 

4°  Si  la  conception  du  Christ  fut  naturelle? i5a 

QUESTION  WXIV.  —  De  la  perfection  de  l'enfant  conçu. 

(Quatre  articles.) 

i"  Si  le  Christ  a  été  sanctifié  dans  le  premier  instant  de  sa  conception?     i55 

•2"  Si  le  Christ,  en  tant  qu'homme,  a  eu  l'usage  du  libre  arbitre  dans 

le  premier  instant  de  sa  conception? i58 

3"  Si  le  Christ,  dans  le  premier  instant  de  sa  conception,  a  pu  méri- 
ter?       i<ii 

4"  Si  le  Christ  cul  la  parfaite  vision  des  bienheureux  dans  le  premier 

instant  de  sa  conception  ? 164 


TABLE    DES    MATIERES.  7IO 

QUESTION  \X\\  .  —  De  la  ^ArlVlrÉ  du  Chklsi. 

(Huit  arlicles.) 

1°  Si  la  nativité  convient  à  la  nature  plutôt  qu'à  la  l*eisonnc:' it)8 

3°  Si  au  Christ  doit  être  attribuée  une  nativité  teinporelle? 171 

3"  Si,  selon  la  nativité  temporelle  du  (Christ,  la  bienheureuse  Vierge 

peut  être  dite  sa  Mère? i~'i 

4°  Si  la  bienheureuse  Vierge  doit  être  dite  Mère  de  Dieu? i-(i 

5"  Si.  dans  le  Christ,  se  trouvent  deux  filiations? 180 

6"  Si  le  Christ  est  né  sans  douleur  de  la  part  de  sa  Mère? i8ô 

7°  Si  le  Christ  devait  naître  à  Bethléem  ? 188 

8"  Si  le  Christ  est  né  au  temps  qui  convenait? 191 

QUESTION  XWVI.  —  De  la  MAMKKsrxnoN  dl  (Jiiiusr  né. 

(Huit  articles.) 

1"  Si  la  nativité  du  Christ  devait  être  manifeste  pour  tous? 190 

a"  Si  la  nativité  du  Christ  devait  être  manifeste  à  quelqu'un? i()8 

3°  Si  furent  convenablement  choisis  ceux  à  qui  la  nativité  du  Christ 

a  été  manifestée? mm 

4°  Si  le  Christ  devait  par  Lui-même  manifester  sa  nativité? io'i 

h"  Si  la  nativité  du  Christ  devait  être  manifestée  par  des  anges  et  une 

étoile  ? !jo7 

t)"  Si  c'est  dans  l'ordic  voulu  que  la  nativité  du  Christ  a  été  mani- 
festée ? jii 

7"  Si  rétoile  qui  apparut  aux  Mages  était  l'une  des  étoiles  du  ciel?  .  .  •n- 

8"  Si  les  Mages  vinrent  à  propos  adorer  et  vénérer  le  (Christ  ? :juo 

QUESTION  \\\\  II.  —  De  la  circoiscision  et  des  authes  preschiptions 

LÉGALES  OBSEHVÉES  A  l'eNDROIT  DL  GhUIST  ENFANT. 

(Quatre  arlicles.  ) 

1°  Si  le  Chris!  devait  être  circoncis  ? sai 

3"  Si  ce  fut  comme  il  fallait  que  le  nom  fut  imposé  au  Christ? 237 

3°  Si  c'est  à  propos  que  le  Christ  fut  ofTert  dans  le  Temple? :j3o 

4"  S'il  était  à  propos  que  la  Mère  du  Christ  vietme  au  Temple  pour 

être  purifiée  ? 33.j 

QUESTION  XWVIII.  —  Du  baptême  de  Jean. 

(Six  articles  ) 

I"  S'il  était  à  propos  que  .lean  baptisât? 337 

3"  Si  le  baptême  de  Jean  fut  de  Dieu? a^o 

3°  Si  dans  le  baptême  de  Jean  la  grâce  était  donnée? a/js 

4°  Si,  du  baptême  de  Jean,  seul,  le  Christ  aurait  dû  être  baptisé?  .  .  .  ^45 
5"  Si  le  baptême  de  Jean  aurait  dû  cesser  après  que  le  (Christ  eut  été 

baptisé? 247 

fi"  Si  ceux  qui  avaient  été  baptisés  du  baptême  de  Jean  durent  être 

baptisés  du  baptême  du  Christ  ?....' 349 


7l/i  TABLE    DKS    MATIÈRES. 


QUESTION   \\\l\.  —  Du  baptèmk  ueçu  i'ak  le  Christ. 

(Huit  articles.) 

I"  S'il  était  convenable  que  le  Christ  fût  baptisé? 354 

a"  S'il  convenait  que  le  Christ  fût  baptisé  du  baptême  de  Jean?.  .    . .  256 

3"  Si  le  Christ  fut  baptisé  au  temps  qu'il  fallait? aSg 

4"  Si  le  Christ  devait  être  baptisé  dans  le  Jourdain? 262 

5"  Si  pour  le  Christ  une  fois  baptisé  les  cicux  devaient  s'ouvrir? 264 

6°  Si  c'est  à  propos  qu'il  est  dit  que  l'Esprit-Saint  descendit,  sur  le 

Christ  baptisé,  sous  la  forme  d'une  colombe? 268 

7"  Si  cette  colombe  dans  laquelle  l'Esprit-Saint  apparut  était  un  véri- 
table animal? 278 

8°  Si  ce  fut  à  propos  que  le  Christ  étant  baptisé  la   voix  du  Père  fut 

entendue  rendant  témoignage  au  Mis? 275 

\ 
QUESTION  XL.  —  Dv  moue  de  vie  du  Christ. 

(Quatre  articles.) 

1"  Si  le  Christ  devait  converser  parmi  les  hommes  ou  mener  une  vie 

solitaire  ? 279 

2"  S'il  convenait  que  le  Christ  mène  une  vie  austère  en  ce  monde?.  .  382 

3"  Si  le  Christ,  dans  ce  monde,  devait  mener  une;  vie  pauvre? 386 

4°  Si  le  Christ  a  vécu  selon  la  loi  ? 290 

nUESTlOiN  XLl.  —  De  l\  tentation  du  Christ. 

(Quatre  articles  ) 

I"  S'il  convenait  au  Christ  d'être  tenté? 294 

2°  Si  le  Christ  devait  être  tenté  dans  le  désert? 297 

3"  Si  la  tentation  du  Christ  devait  être  après  le  jeûne? 3oo 

4"  Si  le  mode  et  l'ordre  de  la  tentation  ont  été  ce  qu'ils  devaient  cire?  3o3 

QUESTION  XLII.  —  De  la  docthine  du  Chuist. 
(Quatre  articles.) 

1"  Si  le  Christ  devait  prêcher  non  seulement  aux  Juifs  mais  aussi 

aux  Gentils? 309 

2°  Si  le  Christ  devait  prêcher  aux  Juifs  sans  les  heurter? 3i4 

.3"  Si  le  Christ  a  dû  donner  tout  son  enseignement  en  public? 317 

4°  Si  le  Christ  devait  donner  son  enseignement  par  écrit? 32 1 

QUESTION  \MII.  —  Des  miracles  accomi>lis  par  le  Christ,  en  général. 

(Quatre  articles.) 

1"  Si  le  (Jhrist  a  dû  faire  dos  miracles  ? 3<8 

2°  Si  le  Christ  faisait  les  miracles  par  la  vertu  divine  ? 332 

3"  Si  le  Christ  a  commencé  de  faire  des  miracles  aux  noces  de  Cana 

en  changeant  l'eau  en  vin  ? 335 


TABLE    DES    MATIERES. 


710 


4"  Si  les  miracles  faits  par  le  Christ  furent  sufTisants  pour  montrer 

sa  divinité  ? 887 


QUESTION  XLI\  .  —  De  chaque  espèce  des  miracles  uu  Chhist. 
(Quatre  articles. ) 

1"  Si  les  miracles  que  le  Christ  a  faits  sur  les  substances  spirituelles 

ont  été  à  propos  ? 3^8 

2°  Si  c'est  à  propos  que  furent  faits  par  le  Christ  ses  miracles  sur  les 

corps  célestes  ? ! 354 

3"  Si  le  Christ  a  opéré,  à  l'endroit  des  hommes,  les  miracles  qu'il 

fallait? 362 

li"  Si  les  miracles  faits  par  le  Christ  sur  les  créatures  irraisonnables 

furent  à  propos  ? 871 


QUESTION  XLV.  —  De  i,a  Tkansfigl ration  du  Christ. 

(Quatre  articles.) 

i"  S'il  fut  convenable  que  le  Christ  se  transfigurât? 875 

3"  Si  cette  darté  fut  la  clarté  glorieuse  ? 880 

8°  Si  les  témoins  produits  pour  la  Transfiguration  ont  été  ceux  qu'il 

fallait  ? 381 

4"  S'il  était  à  propos  que  fût  ajouté  le  témoignage  de  la  voix  du  Père 

disant  :  Celui-ci  est  mon  Fils,  le  bien-dimé? 388 


QUESTION^XLM.  —  De  i.a  I>assion  ellk-mème. 

(  Douze  articles,  i 

1"  S'il  était  nécessaire  que  le  Christ  subît  sa  Passion  |)our  la  libéra- 
tion du  genre  humain  ? 898 

2"  S'il  était  quelque  autre  mode  possible  de  libération  de  la  nature 

humaine  en  dehors  de  la  Passion  du  Christ? 897 

3°  Si  quelque  autre  mode  de  libération  de  l'homme  eût  été  plus 

convenable  que  celui  de  la  libération  par  la  Passion  du  Christ?  4<jo 

4"  Si  le  Christ  devait  subir  sa  Passion  sur  la  Croix  ? V)4 

5°  Si  le  Christ  a  subi  toutes  les  souffrances  ? ^09 

6°  Si  la  douleur  de  la  Passion  du  Christ  a  été  plus  grande  que  toutes 

les  autres  douleurs? .  lia 

7"  Si  le  Christ  a  souffert  selon  toute  son  âme  ?. 419 

8°  Si,  à  l'article  de  celte  Passion,  l'âme  du  Christ  jouissait  toute  de 

la  fruition  bienheureuse  ? 428 

9"  Si  le  Christ  a  souffert  sa  Passion  au  temps  qu'il  fallait  ? 4:^5 

10°  Si  le  Christ  a  souffert  sa  Passion  dans  le  lieu  qu'il  fallail  ? 43 1 

11°  S'il  convenait  que  le  Christ  fût  crucifié  avec  des  larrons? 485 

12°  Si  la  Passion  du  Christ  doit  être  attribuée  à  sa  divinité? 438 


716  TABLI':     DliS    MMIKKKS. 

QUKSTION    \LN  II.     -    Ui:  la  (alsi:  em-icik.\ti;    de  l\  Passion   du  (Ihkist. 

(Six  articles. ) 

1"  Si  le  Christ  a  élé  lue  par  quelque  autre  ou  par  Lui-mètne !* 44' 

!"  Si  le  Christ  est  mort  par  obéissance;' .'i44 

3"  Si  Dieu  le  Père  a  livré  le  Christ  à  la  Passion  !' 'l'i;» 

/i"  S'il  convenait  que  le  Christ  subit  la  Passion  par  l'entiemise  des 

Gentils  ;> !ibi 

5°  Si  les  persécuteurs  fin  Christ  le  connurent:* 455 

6°  Si  le  péché  de  ceux  qui  ont  crucifié  te  Christ  a  été  le  plus  grave:'.  46 1 


QUESTION   \LVill.  —  Du  .mode  dont  i.\  Passion  dl  Chkist 

A    HHODUIT   SON   EFFET. 

(Six  articles.) 

i"  Si  la  Passion  du  Christ  a  causé  notre  salut  par  mode  de  mérite^'..  4^5 

2"  Si  la  Passion  du  Christ  a  causé  notre  salul  par  mode  de  satisfaction  i'  4<i8 

3°  Si  la  Passion  du  Christ  a  eu  son  cfTet  par  mode  de  sacrifice? 471 

4"  Si  la  Passion  du  Christ  a  opéré  notre  salut  par  mode  de  rédemption  i'  47» 

5"  Si  d'être  Rédempteur  est  le  propre  du  Christ:' 479 

6"  Si  la  Passion  û\i  Christ  a  opéré  notre  salut  par  mode  de  cause 

efficiente  :' 482 


QUESTION   \LI\.  —  Des  effets  de  la  F^assion  du  Christ. 

(Six  articles.) 

I"  Si  par  la  Passion  du  (Christ  nous  avons  été  délivrés  du  péché.^.  .  .  .  'i85 
2 '  Si  par  la  Passion  du  (Ihrisl  nous  avons  été  délivrés  de  la  puissance 

du  démon  i' 490 

3"  Si  par  la  Passion  du  (Christ  les  hommes  ont  été  délivrés  de  la  peine 

du  péché  ? 491 

4"  Si  par  la  Passion  du  Christ  nous  avons  été  réconciliés  avec  Dieu?.  497 

5"  Si  le  Christ,  par  sa  Passion,  nous  a  ouvert  la  porte  du  ciel:' 5oi 

fi"  Si  le  Christ,  par  sa  Passion,  a  mérité  d'être  exalté? 5o5 

QUESTION  L.  —  De  la  .moht  du  (Ihhjst. 

(Six  articles  ) 

1"  S'il  était  convenable  que  le  Christ  mourût  ? 609 

2"  Si,  dans  la  mort  du  Christ,  la  divinité  a  été  sépart'c  de  la  chair?.  ôi3 

3"  Si.  dans  la   inort  fin   Christ,  il  y  a   eu  séparation  de  la  divinité 

d'avec  l'âme? 5i<i 

4"  Si  le  Christ,  durant  les  trois  jours  de  sa  mort,  a  été  homme?  ....  5i9 

5"  Si  le  corps  du  Christ  vivant  et  mort  fut  le  même  numériquement?  524 

6"  Si  la  mort  du  Christ  a  été  de  quelque  efficacité  pour  notre  salut. .  SaS 


TABLE    DES    MATIERES.  7  I  •y 

QUESTION  Ll.  —  De  i,a  sÉPUtTOKE  du  Chiust. 

(Quatre  articles.) 

I"  S'il  convonail  que  lo  Christ  fût  enseveli:' 58i 

2°  Si  le  Clirisf  fut  enseveli  de  la  manière  qui  convenait!' 533 

3"  Si  le  corps  du  Christ,  dans  le  sépulcre,  fut  incinéré? 538 

'4"  Si  le  corps  du  Christ   fut  dans   le  sépulcre  seulement  un  jour  et 

deux  nuits? 541 

QUESTION   LIi.  —  Oe  la  desceme  du  Chkist  aux  enfeks. 

(Huit  articles.) 

I  '  S'il  était  à  propos  que  le  Christ  descende  aux  enfers  ? 545 

2"  Si  le  Christ  est  descendu  aussi  à  l'enfer  des  damnés!' 5^8 

3°  Si  le  Christ  fut  tout  entier  dans  l'enfer? 553 

4°  Si  le  Christ  a  fait  quelque  arrêt  aux  enfers? 556 

5°  Si  le  Christ,  descendant  aux  enfers,  en  a  libéré  les  saints  Patriarches?  558 

b"  Si  le  Christ  a  délivré  quelques  damnés  de  l'enfer? 56a 

7"  Si  les  enfants  qui  étaient  morts  avec  le  péché  oiiginei  furent  déli- 
vrés par  la  descente  du  Christ  aux  enfers? r)65 

8°  Si  le  Christ,  par  sa  descente  aux  enfers,  délivra  les  âmes  du  pur- 
gatoire?    568 


QUESTION  LUI.  —  De  la  RÉsuRRECTlO^  nu  Chiust. 

(Quatre  articles.  1 

1°  S'il  était  nécessaire  que  le  Christ  ressuscitât?. r>73 

2"  S'il  convenait  que  le  Christ  ressuscitât  au  troisième  jour?. 577 

3"  Si  le  Christ  est  ressuscité  en  premier? 58 1 

4°  Si  le  Christ  a  été  la  cause  de  sa  Résurrection  ?. 585 

QUESTION  IJ\  .  —  De  la  qualité  nu  Christ  ressuscité. 
(Quatre  articles.) 

r  Si  le  Christ,  après  la  Résurrection,  eut  un  véritable  corps? 58ç) 

2"  Si  le  corps  du  Christ  est  ressuscité  dans  son  intégrité? 093 

3'  Si  le  corps  du  Christ  ressuscita  glorieux? 597 

'4°  Si   le  corps  du   (Jhrisl  devait  ressusciter  avec  les  cicatrices  de  la 

Passion  ? 60 1 

QUESTION  LV.  —  De  la  manifestation  de  la  Résurrection. 

(Six  artiites  ) 

r  Si  la  Résurrection  du  Christ  devait  être  manifestée  à  tous? (io5 

■y  S'il  convenait  que  les  disciples  vissent  le  Christ  ressusciter? 609 

3"  Si  le  Christ,  après  la   Résurrection,  devait  continuellement  vivre 

avec  ses  disciples? O12 

V  Si  le  Christ  devait  apparaître  aux  disciples  sous  une  forme  étran- 
gère ? 617 


-JlS  TABLE    DRS    MATIÈRES. 

5"  Si  le  Christ  devait  faire  éclater  la  vérité  de  sa  Résuwection  par  des 

arguments  ? 620 

G"  Si  les  arguments  cjue  le  Christ  présenta  manifestèrent  sullisam- 

luenl  la  vérité  de  sa  Uésurreclion;' 625 


QUESTION  LVI.  —  De  la  causalité  ue  la  Réscrrection  du  Christ. 

(Deux  articles.) 

i"  Si  la  Résurrection  du  Christ  est  cause  delà  résurrection  des  corps?     636 
2"  Si  la  Résurrection  du  Clirist  est  cause  de  la  résurrection  des  âmes?     642 

QUESTION  \M\.  —  De  l'A^scension  du  Christ. 

(Six  articles  ) 

I"  S'il  était  convenable  que  le  Christ  eût  son  Ascension!',  .y. 6/17 

2"  Si  le  fait  de  monter  au  ciel  a  convenu  au  Christ  selon  la  nature 

divine  ? 052 

3°  Si  le  Christ  est  monté  au  ciel  par  sa  propre  vertu  ? G55 

4"  Si  le  Christ  est  monté  par-dessus  tous  les  cieux? ôSg 

5°  Si  le  corps  du  Christ  est  monté  par-dessus  toute  créature  spirituelle  ?  665 

6°  Si  l'Ascension  du  Christ  est  cause  de  notre  salut? 668 

QUESTION  LVIII.  —  Du  Christ  assis  a  la  droite  du  Père. 

(Quatre  articles.) 

1°  S'il  convient  au  Christ  d'être  à  la  droite  du  Père? 672 

2  "  Si  le  fait  d'être  assis  à  la  droite  de  Dieu  le  Père  convient  au  Christ 

selon  qu'il  est  Dieu  ? 675 

3°  Si  d'être  assis  à  la  droite  du  Père  convient  au  Christ  selon  qu'il  est 

homme? 677 

4"  Si  d'être  assis  à  la  droite  du  Père  est  le  propre  du  Christ? 681 

QUESTION  El\.  —  De  la  puissance  jidicimre  du  Christ. 

(Six  articles.) 

I"  Si  la  puissance  Judiciaire  doit  être  spécialement  attribuée  au  Christ?  086 

2"  Si  la  puissance  judiciaire  convient  au  Christ  selon  qu'il  est  homme?  689 

3"  Si  le  Christ  a  reçu  la  puissance  judiciaire  en  raison  de  ses  mérites?  (k)3 
4°  Si  an  Christ  appartient  la  puissance  judiciaire  à  l'endroit  de  toutes 

les  choses  humaines? 6()0 

5"  Si  après  le  jugement  qui  se  fait  dans  le  temps  présent,  il  reste  en- 
core un  autre  jugement  général  ? 699 

6"  Si  la  puissance  judiciaire  du  Christ  s'étend  aux  anges? 704 


Totri.ousE,  —  linpr.  et  Kibr,  T.uotîahij  Phivat.  —  73.'i3 


^  1 


T^r^r 


vV 


/ 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  due 


!^ 


Cï 


H 


r   w' 


^ 


iiiiiii 


a39003     0  1]2i469i48b 


PE6UES1  THOI'tflS» 

COnmENTfilRE  FRBNCBIS  L 


U  D'  /  OF  OTTAWA 


COLL  ROW  MODULE  SHELF   BOX   POS    C 

333    06       05        07      06    03    7