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COMMENTAIRE FRANÇAIS LITTÉRAL
SOMME THÉOLOGIQUE
SAINT THOMAS D'AQUIN
Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous pays.
<:opyii<jht Ijy Éuouahu Phivat. i(,a(i.
;^
R. P. Thomas PÈGUES, 0. P.
MAÎTRE EN THÉOLOGIE
MEMBRE DE |/a<;adÉM1E ROMAINE DE SAIN T-T H O M A S-D ' A Q U I N
PROFESSEUR DE SAINT THOMAS AU COLLÈGE ANGÉLIQUE (rOME)
OIMMENTAIKB FMNÇAIS LUTÉKAL
SOMME THÉOLOGIQUE
SAÏNT THOMAS D'AQUIN
XVI
W >navva/ /
I^^V REDEjVIPTION
(Saint Jean Daniascciie).
TOULOUSE
EDOUARD PRIVAT
LIBRAIRE-ÉDITEUR
l4, HUE DES ARTS, l^-
PARIS
PIERRE TÉQUI
LIBRAIRE-ÉDITEUR
v8§';^i<0e^bonapakti;, 8:,i.
r^
NIHIL OBSTAT :
Fr. Emmanuel LUSSIAA, O. P.,
Lecteur en théologie.
Fr. ETIENNE LAJELiNIE, O. P.,
Lecteur en théologie.
IMPRIMATUR :
Marseille, a septembre 1936.
Fr. HiLARioN TAPIE,
Prieur Provincial.
Toulouse, 7 septembre 1Q26^
J. DÉLIES, ' 1
Vie. gén. -,
AVANT-PROPOS
Sous ce titre. La Rédemption, notre nouveau volume du
Commentaire français littéral de la Somme théotogique com-
prend les questions qui vont de la question 97 à la
question 59, dans la Troisième Partie de la Somme. 11 fait
suite au volume du Rédempteur. Les deux forment un
tout, dans la Somme elle-même. Le premier traitait de
la Personne du Christ Rédempteur. Le second traite des
mystères de sa vie. de sa mort, de sa Résurrection, de
son Ascension, par lesquels 11 a accompli l'œuvre de
notre Rédemption. C'est dire l'intérêt exceptionnel qui
s'attache aux questions contenues dans ce volume.
Sa Sainteté le Pape Pie XI, k qui nous avions fait offrir
notre précédent volume du Rédempteur^ a daigné nous ma-
nifester sa haute bienveillance par la lettre suivante adres-
sée au T. R. P. Hugon, du Collège Angélique, à Rome.
SEGRETERIA DI STATO />«' VaUcann, le 30 juin 1926.
1)1 Sla Samita
Mon Tri.s Révérend Pi-;Rr.
Je suis heureux de vous dire la bienveillance avec laquelle le
Souverain Pontife a agréé l'envoi des deux volumes : i" \ ie de
saint Thomas d'Aquin par Guillaume de Tocco, et 2" Le Commen-
VIII AVANT-PUOPOS.
laire Jrnnçnis lilléral de la Somme théologique sur le Rédempteur.
traduits on langue française par le R. P. Pègues.
Sa Sainteté félicite le R. P. Pègues de celte nouvelle preuve de
vénération filiale, qui témoigne aussi de son activité pour faire
connaître toujours davantage la vie admirable et l'œuvre prodi-
gieuse de l'Ange do l'École, el c'est bien de cœur qu'avec Ses
rcmercîments le Saint Père lui envoie ainsi qu'à vous-même
comme gage de Sa bienveillance une spéciale Bénédiction
Apostolique.
Veuillez agréer, mon Très Révérend Père, l'assurance de mes
sentiments dévoués en Notre-Seigneur.
P.-C. Gasparri.
LA SOMME THEOLOGIQUE
TROISIÈME PARTIE
QUESTION XXVII
DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE
MÈRE DE DIEU
Dans le prologue qui ouvrait la Troisième Partie de la
Somme Théologiqae , saint Thomas nous avertissait qu'il y trai-
terait du Sauveur des hommes lui-même d'abord ; puis, des
sacrements institués par Lui à l'eflet de nous assurer le salut
ou les fruits de sa Rédemption ; et enfin, du terme de la vie
immortelle où II nous doit conduire un jour en nous ressusci-
tant. — Le premier de ces traités devait comprendre depuis la
question i jusqu'à la question 09 inclusivement. Il était sub-
divisé lui-même en deux parts : l'une, allant de la question i
à la question 26, traiterait du Sauveur Lui-même considéré
dans sa Personne; l'autre, des mystères accomplis en Lui, ou
de ce qu'il a fait et souffert pour assurer notre salut.
Cette seconde partie est celle que nous abordons maintenant.
Saint Thomas l'introduit en ces termes :
« Après ce qui a été dit précédemment, où nous avons traité
de l'union de Dieu et de l'homme » dans la Personne du Fils
de Dieu, « et des choses qui ont été la suite ou la conséquence
de cette union, il reste à considérer ce que le Fils de Dieu in-
carné a fait ou souffert dans la nature humaine qu'il s'était
unie.
XVI. — La Rédemplion. i
2 SOMME TIILOLOGIQUK.
(( Celte considération sera divisée en quatre parties. — Car,
d'abord, nous considérerons les choses qui ont trait à l'entrée
du Fils de Dieu dans le monde (q. 27-39). — Secondement,
les choses qui ont trait au progrès de sa vie dans le monde
(q. /io-45). — Troisièmement, sa sortie de ce monde (q. /|6-52).
— Quatrièmement, ce qui touche à son exaltation après cette
vie )) (q. 53-59). — Il serait difficile de trouver une division
des mystères accomplis dans la Personne du Verbe fait chair,
qui fût tout à la fois plus simple, plus complète et plus harmo-
nieusement distribuée.
« Touchant la première partie, quatre choses se présentent
à considérer : — premièrement, la conception 1 du Christ
(q. 27-34) ; — secondement, sa nativité (q, 35-36); — troisième-
ment, sa circoncision (q. 37); — quatrièmement, son baptême
(q. 38).
u Au sujet de la conception, il faut, d'abord, considérer
certaines choses à l'endroit de la Mère qui conçoit (q. 27-30) ;
— secondement, quant au mode de la conception (q. 3i-33);
— troisièmement, quant à la perfection de l'enfant conçu
(q. 34).
u Du côté de la Mère, quatre choses se présentent à considé-
rer : — d'abord, sa sanctification (q. 27); — secondement, sa
virginité (q. 28); — troisièmement, ses épousailles (q. 29); —
quatrièmement, son annonciation ou sa préparation à conce-
voir » (q. 3o). — Le groupe de ces quatre dernières questions
constitue le traité par excellence de ce qui pouvait concerner
en elle-même, eu égard à la conception du Fils de Dieu incarné.
Celle qui était destinée à être « la Mère qui conçoit ».
Venons tout de suite à la première question. Nous l'avons
déjà annoncée sous ce titre : De la sanctification de la bien-
heureuse Vierge Marie, mère de Dieu.
Celte quesliori comprend six articles :
I" Si la bienheureuse Vierge, inère de Dieu, a été sanclifiée avant
sa naissance dès le sein de sa mère?
a" Si elle a clé sanclifiée avant l'animation.^
'^° Si, par celle sorte de sanctification, a été tolalom(>nl enlevé pour
elle le foyer du péché P
Q. XXVir. — DE LA SANCTIFICATION Dli LA BIENHEUREUSE VIERGE. 3
4° Si, par celle soiie de sanctification, elle a eu qu'elle ne péche-
rait jamais?
5" Si, par cette sorte de sanctification, elle a obtenu la plénitude
des grâces ?
()" Si, d'avoir élé sanctifiée de la sorte a été chose qui lui con-
vienne en propre?
De ces six articles, les cinq premiers trailent de la sanctifi-
cation de Marie d'une façon absolue; le sixième traite de cette
sanctification par comparaison avec la sanctification qui a pu
être celle de quelques autres saints. — Pour la sanctification
de Marie considérée d'une façon absolue, saint Thomas exa-
mine : premièrement, le moment où elle a eu lieu (art. 1,2);
secondement, ses effets (art. 3-5). — Relativement au moment
de la sanctification de Marie, saint Thomas se pose deux ques-
tions : premièrement, si la bienheureuse Vierge Marie, mère
de Dieu, a été sanctifiée avant sa naissance (art. i); seconde-
ment, si elle a été sanctifiée avant l'animation (art. 2). — Nous
verrons, en lisant ces deux articles, la portée de la question
posée en ces termes et sous cette forme. Remarquons seulement,
tout de suite, que nous sommes ici, avec ces deux articles, au
point précis où, dans la Somme tliéologiqae, devrait se poser la
question de l'Immaculée-Gonception. Saint Thomas, nous le
dirons, ne l'a point posée dune façon expresse. Mais, sans la
poser expressément, ne l'a-t-il pas indirectement résolue; et en
quel sens l'a-t-il fait? C'est ce que nous nous appliquerons à
dégager de la lecture même de son texte.
Article Premier.
Si la bienheureuse Vierge a été sanctifiée avant sa naissance
dès le sein de sa mère ?
Quatre objections veulent prouver que « la bienheureuse
Vierge n'a pas été sanctifiée avant sa naissance dès le sein de sa
mère ». — La première apporte le texte de u l'Apôtre » où il
est « dit, dans la première épître aux Corinlhiens, ch. xv
4 SOMME théologiquf;.
(v. 40) ; Ce n'est point ce qui est spirituel, qui vient d'abord ; mais
ce qui est animal ; et, après, ce qui est spirituel. Or, par la grâce
sanctifiante, l'honinrie naît spirituellement comme enfant de
Dieu; selon cette parole de saint Jean, ch. i (v. i3) : Ils sont
nés de Dieu. D'autre part, la naissance du sein de la mère est
la naissance animale. Donc la bienheureuse Vierge n'a pas été
sanctifiée avant d'être née et hors du sein de sa mère ». — La
seconde objection en appelle à « saint Augustin », qui « dit,
dans sa lettre à Dardanus : La sanctification qui fait de nous le
temple de Dieu n appartient qu'aux régénérés » ou à ceux qui
sont nés de nouveau. « Mais nul ne peut renaître avant de
naître. Donc la bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée avant
d'être née et hors du sein de sa mère ». — La troisième objection
déclare que « quiconque est sanctifié par la grâce est purifié
du péché originel et actuel. Si donc la bienheureuse Vierge fut
sanctifiée avant sa naissance dès le sein de sa mère, il s'ensuit
qu'elle fut alors purifiée du péché originel. D'autre part, seul
le péché originel pouvait l'empêcher d'entrer dans le Royaume
céleste. Si donc elle était morte alors, il semble que la porte
du Royaume céleste eût été ouverte pour elle : ce qui pourtant
n'a pu être fait qu'après la Passion du Christ, selon cette parole
de l'Apôtre : I\ous avons confiance d'entrer dans le Saint des Saints
par la vertu de son sang, comme il est dit dans l'Epître aux
Hébreux, ch. x (v. 19). 11 semble donc que la bienheureuse
Vierge n'a pas été sanctifiée avant d'être née et hors du sein de
sa mère ». — La quatrième objection dit que « le péché ori-
ginel se contracte par l'origine, comme le péché actuel par
l'acte. Or, tant que quelqu'un est dans l'acte de pécher, il ne
peut pas être purifié du péché actuel. Donc, pareillement, la
bienheureuse Vierge, non plus, n'a pas pu être purifiée du pé-
ché originel tant qu'elle était encore dans l'acte même de l'ori-
gine, existant dans le sein de sa mère ».
L'argument sed conlra fait observer que « l'Eglise célèbre la
fêle de la Nativité de la bienheureuse Vierge. Or, dans l'Eglise,
il ne se célèbre point de fête si ce n'est pour quelque saint.
Donc la bienheureuse Vierge fut sainte dans sa naissance.
Donc elle a été sanctifiée dans le sein de sa mère ».
Q. VXVir. — DE L\ SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. O
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « tou-
chant la sanctification de la bienheureuse Vierge, savoir qu'elle
ait été sanctifiée dans le sein de sa mère, rien n'est marqué
dans les Écritures canoniques : lesquelles, du reste, ne font
même pas mention de sa naissance. Mais, de même que saint
Augustin, au sujet de l'Assomption de la même bienheu-
reuse Vierge (traité de l'Assomption de la Vierge Marie, parmi
les œuvres de saint Augustin), argumente raisonnablement
qu'elle a été prise et qu'elle est au ciel avec son corps, chose
que cependant l'Écriture ne nous livre pas; de même aussi
nous pouvons argumenter laisonnablement qu'elle a été sanc-
tifiée dans le sein de sa mère. Il est raisonnable, en effet, de
croire que Celle qui a engendré le Fils unique du Père, plein
de grâce et de vérité, a reçu de préférence à tous les autres de
plus grands privilèges de grâce; et, aussi bien, nous lisons en
saint Luc, ch. i (v. 28), que l'Ange lui dit : Salut, pleine de
grâce. Or, nous trouvons qu'à certains autres ce privilège a
été concédé, qu'ils fussent sanctifiés dans le sein de leur mère;
comme Jérémie, à qui il fut dit. Jéiémie, ch. i (v. 5) : Avant
que tu sortes du sein de ta mère, Je Vai sanctifié; et comme Jean-
Baptiste, dont il fut dit, en saint Luc, ch. i (v. i5) : u II sera
rempli de U Esprit-Saint encore dans le sein de sa mère. Donc il
est raisonnable de cioire que la bienheureuse Vierge aura été
sanctifiée avant sa naissance, dès le sein de sa mère ».
On aura remarqué tout ce qu'a de prudent, et, en même
temps, de fort et de concluant, cette argumentation de saint
Thomas. L'Écriture Sainte ne nous dit rien d'explicite sur le
point qui était en question. Mais elle nous dit explicitement
autre chose d'où nous pouvons légitimement conclure ou dé-
duire une réponse affirmative. Bien plus, des mêmes données de
l'Écriture Sainte nous pouvons légitimement déduire une nou-
velle conclusion, plus radicale encore, et qui sera l'affirmation
même du privilège de l'Immaculée-Conception. C'est qu'en
effet de la belle raison apportée ici par saint Thomas nous
pouvons légitimement conclure qu'il a dû y avoir, pour la
glorieuse Vierge Marie, quelque chose d'incomparablement
plus excellent que pour Jean-Baptiste et pour Jérémie, dans
6 SOMME THÉOLOGIQUE.
Tordre de leur sanctification ; et que si Dieu a purifié ou sanc-
tifié ces saints personnages dès le sein de leur mère, Il aura dû
accorder à la Mère de son Fils un privilège plus haut et plus
initial : celui de la sanctification dès le premier instant de son
être. Saint Thomas aurait pu, aurait dû, scmhle-t-il, dégager
ou tirer, de son argument si bien conduit, cette autre conclu-
sion. Un obstacle, que nous allons voir tout à l'heure, l'en a
empêché. Dieu voulait que des siècles s'écoulassent encore
avant que la pensée de l'Eglise prît entièrement conscience de
la vérité sur ce point : sa manifeslalion solennelle était réser-
vée, par la Providence, aux temps troublés que nous traver-
sons, afin qu'ils pussent y trouver un remède appi^oprié con-
tre les erreurs si pernicieuses du rationalisme et du natura-
lisme.
Uad priimiin est parfait et peut très bien, même encore, être
conservé. Saint Thomas répond que « même pour la bienheu-
reuse Vierge vint d'abord ce qui est animal et puis ce qui est
spirituel : car elle fut d'abord conçue selon la chair et puis
sanctifiée selon l'esprit ». — Nous remarquerons, à l'occasion
de cette réponse, que, pour saint Thomas, le mot « concep-
tion » s'applique plutôt à la formation du corps avant son
animation ; tandis qu'aujourd'hui, depuis la définition du
dogme, il s'entend aussi, très expressément, de l'animation
elle-même.
L'ad secandam distingue entre la loi commune et le privi-
lège. « Saint Augustin », dans le texte que citait l'objection,
« parle d'après la loi commune, selon laquelle nul n'est ré-
généré par les sacrements qu'il ne soit né au préalable. Mais
Dieu n'a pas lié sa puissance à cette loi des sacrements, de
telle sorte qu'il ne puisse, par un privilège spécial, conférer la
grâce à certains sujets avant qu'ils soient nés hors du sein de
leur mère ». — Cette réponse de saint Thomas vaut d'être sou-
lignée avec le plus grand soin. Car elle n'est point limitée,
dans la pensée du saint Docteur, au cas particulier de la Vierge
Marie ou des saints personnages de l'Ancien Testament qui ont
été mentionnés au corps de l'article. Même aujourd'hui, ou
dans le Testamepf Nouveau et sous la loi d'absolue rigueur
Q. XWII. DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. 7
qu'est le baptême, nous devons réserver les droits de la puis-
sance de Dieu, « qui n'est pas liée aux sacrements ». — Dans
son traité du baptême, au sujet de ceux qui doivent recevoir
ce sacrement, saint Thomas se demande si les enfants peuvent
être baptisés quand ils sont dans le sein de leur mère, q. 68,
art.. II. Et il apporte, dans le sens de l'afTirmative, celte pre-
mière objection : « Le don du Christ pour le salut est plus effi-
cace que le péché d'Adam pour la condamnation. Or, les en-
fants, dans le sein de leur mère, sont condamnés pour le péché
d'Adam. Donc, à plus forte raison, ils peuvent être sauvés par
le don du Christ que le baptême assure. Donc les enfants qui
se trouvent dans le sein de leur mère peuvent être baptisés ».
— Le saint Docteur répond : « Les enfants qui se trouvent
dans le sein de leur mère ne sont pas encore venus à la lumière
pour mener avec les autres hommes une vie » de société. « Ils
ne peuvent donc pas être soumis à l'action des hommes, de fa-
çon à recevoir par leur ministère les sacrements du salut. Ils
peuvent cependant être soumis à l'action de Dieu, devant qui
ils vivent, de façon à recevoir la sanctification par un certain
privilège de la grâce, comme on le voit pour ceux qui ont été
sanctifiés dans le sein de leur mère. » — La doctrine de cet ad
primum de la question 08, art. ii, dans le traité du baptême,
est eu parfaite harmonie avec celle du présent article que nous
commentons. Et elle ouvre sur les infinies miséricordes de
Dieu un horizon des plus précieux pour mitiger la trop juste
douleur de bien des parents chrétiens inconsolables d'avoir
perdu leurs enfants avant d'avoir pu leur assurer par le bap-
tême le bienfait de la régénération.
\Jad lerliuni formule une autre dislinction très importante.
Saint Thomas dislingue, dans le péché originel, la tache per-
sonnelle de la condamnation qui pèse sur toute la nature. La
tâche personnelle est constituée par la privation de la grâce
ou de la justice originelle. La condamnation qui pèse sur toute
la nature porte, en outre, sur les conditions de vie qui ne sont
plus pour nous ce qu'elles eussent été si notre premier père
n'avait point péché. Parmi ces conditions, il en est une qui
regarde précisément l'entrée immédiate dans le ciel. Le péché
8 SOMME THÉOLOGIQUE.
d'Adam avait fermé cette entrée pour tous ses enfants. Elle ne
pouvait être rouverte que par le Christ au jour de sa Passion.
Nous dirons donc que « la bienheureuse Vierge fut sanctifiée,
dans le sein de sa mère, du péché oîiginel, quant à la tache
personnelle, sans être cependant libérée de la condamnation
qui pèse sur toute la nature humaine, en telle sorte qu'elle
n'enirerait dans le Paradis que par l'immolation du Christ,
comme il est enseigné, du reste, au sujet des autres saints
Patriarches qui furent avant le Christ » : ceux-là aussi étaient
purifiés de la tache personnelle; et, cependant, ils attendaient,
aux limbes, que fût accompli le mystère de la Passion du
Christ, pour recevoir de Lui la lumière de gloire qui leur don-
nerait le bonheur du ciel.
L'ad quartiim précise le moment et le mode selon lesquels il
faut entendre que se contracte le péché originel. « Le péché
originel se tire de l'origine en tant que par elle est communi-
quée la nature humaine que regarde proprement le péché ori-
ginel » : il ne regarde ou n'atteint la personne qu'en raison de
la nature. « Or, cette transmission » ou communication de la
nature humaine au nouvel individu de cette nature « se fait
quand le fruit conçu est animé » d'une âme raisonnable. « Rien
n'empêchera donc qu'après cette animation la sanctification
s'opère » ; car le fait d'où résulte le péché originel est terminé.
« Dans la suite, en effet, l'enfant ne demeure pas dans le sein
de sa mère pour recevoir la nature humaine, mais en vue
d'une certaine perfection de la nature qu'il a déjà reçue ». —
Ainsi donc c'est instantanément que se contracte le péché ori-
ginel ou que s'accomplit le fait de sa contagion pour chaque
nouvel individu humain venu par voie d'origine naturelle
d'Adam pécheur. Et le moment ou l'instant de cetle contagion
est celui-là même oij l'âme raisonnable créée par Dieu en vue
de tel corps à animer se trouve, en effet, exister dans ce corps
où Dieu la crée. Le péché étant contracté à partir de cet instant
et l'étant instantanément, aussitôt après il est susceptible d'être
remis ou effacé, même quand l'enfant est encore dans le sein
de sa mère : car la durée du temps où il demeure ensuite dans
le sein de sa mère, après l'animation, ne fait plus rien à la con-
Q. XXVn. ^ DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. Q
tagion du péché originel, accomplie tout entière dans le mo-
ment précis où la nature humaine est communiquée à l'enfant
par l'union instantanée de son âme raisonnable au corps où
Dieu la crée.
Le soin avec lequel saint Thomas vient de préciser le moment
et le mode de la contagion du péché originel pour expliquer
comment la bienheureuse Vierge a pu être purifiée de ce pé-
ché avant sa naissance dès le sein de sa mère, nous laisse déjà
bien entendre que le saint Docteur n'a point envisagé la pos-
sibilité d'une exemption radicale et absolue. Il ne sera plus
possible d'en douter, après la lecture du second article. Dans
ce nouvel article, et toujours relativement au lemps ou au mo-
ment de la sanctification de Marie, saint Thomas se pose la
question de savoir si la bienheureuse Vierge a été sanctifiée
avant son animation. Le saint Docteur concluait, dans l'article
précédent, que nous n'avions pas à reporter la sanctification
de Marie au temps qui suivit sa naissance. Une raison théolo-
gique de la plus haute sagesse nous faisait un devoir d'admettre
que la bienheureuse Vierge avait été sanctifiée ou purifiée du
péché originel avant sa naissance dès le sein de sa mère. Il est
bien évident que cette conclusion laissait place à une conclu-
sion plus radicale : celle d'une sanctification portant sur l'instant
même où l'âme de la Très Sainte Vierge avait été créée par
Dieu et unie au corps qu'elle devait animer, constituant, par son
union à ce corps, la nature humaine individuelle propre à l'au-
guste Vierge. Nous avons vu que cet instant est celui-là même
où se contracte, pour les enfants venus d'Adam par la généra-
tion naturelle, le péché originel. La question était donc de sa-
voir si au moment même où, pour les autres enfants d'Adam,
se contracte le péché originel, la Très Sainte Vierge, par un
privilège spécial, n'aurait pas été préservée de la contagion de
ce péché et constituée sainte dès ce premier instant de son être.
C'eût été poser la question même de l'Im maculée-Conception,
au sens où elle devait être définie par l'Église. Cette question,
saint Thomas ne la pose pas. 11 pose une autre question allant
encore plus loin, et se demande si la bienheureuse Vierge a
lO SOMME THEOLOGIQUE.
été sanctifiée avant son animation. Ceci nous montre qu'il y
avait, de son temps, une pente à outrer l'enseignement catho-
lique sur ce point et à l'expliquei' d'une façon inacceptable.
Le saint Docteur réfutera excellemment cette manière outrée.
Mais, comme nous l'avons déjà insinué, il ne précisera pas.
Dieu le permettant ainsi pour des raisons plus hautes, la pure
vérité dont la manifestation solennelle et dernière dans l'Église
catholique ne devait avoir lieu que dans un avenir lointain.
Venons tout de suite au texte de ce second article.
Article II.
Si la bienheureuse Vierge a été sanctifiée avant l'animation ?
Quatre objections veulent prouver que n la bienheureuse
Vierge a été sanctifiée avant l'animation », — La première s'ap-
puie sur ce qu' « il a été dit (à l'article précédent) qu'une plus
grande grâce a été accordée à la Vierge, mère de Dieu, qu'à
aucun autre saint. Or, il semble qu'il a été accordé à quelques
saints d'avoir été sanctifiés avant l'animation. Il est dit, en
efîet, dans Jérémie, ch. i (v. 5) : Avanl que Je V eusse formé dans
le sein de ta mère, je Vai connu : et l'âme ne vient pas avant la
formation du corps. De même, aussi, parlant de Jean-Baptiste,
saint Ambroise dit, sur saint Luc (ch. i, v. i5), que l'esprit ou
le soujjle de la vie n'était pas encore en lui et déjà était en lui
l'E'iprit de la grâce. Donc, à plus forte laison, la bienheureuse
Vierge a pu être sanctifiée avant l'animation ». — La seconde
objection est ainsi conçue : « Selon que le dit saint Anselme,
au livre de la Conception virginale (ch. xviii), il convenait que
la Vierge brille d'une pureté telle quon iien piit concevoir une
plus grande an-dessous de Dieu; et c'est pourquoi il est dit, au
livre du ('antique des Cantiques, ch. iv (v. 7) : Vous êtes toute
belle, ma bien-aimée, et de tache il n'en est pas en vous. Or, la pu-
reté de la bienheureuse Vierge serait plus grande, si jamais
elle n'avait été souillée de la contagion du péché originel. Donc
Q. XXVII. DE L\ SA>CTlFICATION DE LA BIEMIEUlîEUSE VIEI\GE. I I
cela lui a été accordé, qu'avant que sa chair fût animée, elle a
été sanctifiée <•>. Nous voyons, parla teneur de cette objection,
qu'il y avait une manière de concevoir l'immunité du péché
originel, pour la Très Sainte Vierge, d'après laquelle, même sa
chair, antérieurement à son union avec l'âme, eût été soustraite
à tout influx delà souillure venue d'Adam. Et c'est ce qu'on en-
tendait, directement, alors, par la sainteté de la conception,
ou par la conception immaculée et sans tache. Il s'agissait
d'une exemption absolue qui aurait supprimé toute influence
du péché d'Adam sur l'acte conjugal des parents de la Très
Sainte Vierge à l'instant même où eut lieu ce qu'on appelle au-
jourd'hui la conception active. — La troisième objection arguë
dans le même sens. « Selon qu'il a été dit (art. précéd.), il ne
se célèbre point de fête », dans l'Eglise, « si ce n'est au sujet
de quelque saint. Or, certains célèbrent la fête de la Concep-
tion de la bienheureuse Vierge » ; et celte fête se célébrait au
jour de la conception active, ou neuf mois avant la fêle de la
Nativité de Marie. (( Donc il semble (|ue dans sa conception elle-
même elle a été sainte. Et, par suite, il semble qu'elle a été
sanctifiée avant l'animation ». — La quatrième objection, tou-
jours dans lé même sens et de la façon la plus radicale, cite le
mot de « l'Apôtre », où il est « dit, aux Romains, ch \i (v. 16) :
Si la racine est sainte, les rameaux le sont aussi. Or, la racine
des enfants, ce sont les parents. Donc la bienheureuse Vierge
a pu être sanctifiée même dans ses parents, avant son anima-
tion ».
L'argument sed contra en appelle à une interprétation allé-
gorique d'un point de l'ancienne Alliance qui semble devoir
s'appliquer à Marie. (( Les choses », en effet, « qui furent dans
l'Ancien Testament sont la figure du Nouveau ; selon celte pa-
role de la première Épître aux Corinthiens, ch. x (v. 11) : 7o(i-
tes choses leur arrivaient en figure. Or, par la sanctification du
tabernacle, dont il est dit, dans le psaume (xlv, v. 5) : Le
Très-Haut a sanctijié son tabernacle, il semble qu'a élé signifiée
la sanctification de la Mère de Dieu, qui est appelée le taber-
nacle de Dieu, selon cette parole du psaume (xviii, v. 6.) : lia
placé dans le soleil son tabernacle. D'autre part, il est dit du ta-
12 SOMME THEOLOGIQUE.
bcrnacle, dans V Exode, chapitre dernier (v. 3i, 82) : Après que
toutes choses eurent été achevées, la nuée couvrit le tabernacle du
Témoignage, et la gloire du Seigneur le remplit. Donc la bien-
heureuse Vierge, aussi, n"a été sanctifiée qu'après que tout ce
qui était d'elle se trouva achevé, c'est-à-dire et son âme et son
corps ». — Cet argument sed contra peut être gardé, pourvu
qu'on l'entende d'une priorité de nature, non d'une priorité de
temps. L'âme de la Très Sainte Vierge, en efTet, n'a pas pu être
sanctifiée avant d'être; et elle n'a pas été avant d'être unie au
corps, de telle sorte que la bienheureuse Vierge n'a pas été sancti-
fiée avant que ne fussent unies les deux parties qui devaient cons-
tituer sa nature et sa personne, et qui, par leur bnion même,
constituaient cette nature et cette personne ; mais il ne s'ensuit
pas qu'il ait dû y avoir un laps de temps quelconque, non pas
même une différence d'instant, entre le fait d'exister, pour les
parties qui constituaient la personne de Marie, et celui d'être
établies dans une pleine et parfaite sainteté.
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que u la sanctifi-
cation de la bienheureuse Vierge Marie ne peut pas s'entendre
avant son animation, pour une double raison. — D'abord,
parce que la sanctification dont nous parlons n'est pas autre
que la purification du péché originel : la sainteté, en effet, est
la parjaite pureté, comme le dit saint Denys, au chapitre xii
des Noms Divins. Or, la coulpe ou la faute ne peut être enlevée
et un sujet ne peut en être purifié que par la grâce, qui ne se
trouve que dans la seule créature raisonnable, il s'ensuit
qu'avant l'infusion de l'âme raisonnable, la bienheureuse
Vierge n'a pas été sanctifiée n. — Celte première raison de
saint Thomas est évidente; elle est indiscutable. Et aussi bien
les Souverains Pontifes n'ont cessé d'appuyer sur ce point,
quand il s'est agi de préciser la doctrine catholique sur le
dogme de la Conception de Marie. Dans la bulle IneJJabilis, oh
se trouve contenue la définition du dogme de l'Immaculée-Con-
ception, le pape Pie IX rappelle les paroles décrétoriales
d'Alexandre VII (1655-1G67), « qui expliquent la vraie pensée
de l'Eglise » ; et ces paroles justifient la fête de la Conception,
dont nous aurons à reparler au sujet de Vad tertium, en ce
Q. XXVII. DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUUEUSE VIERGE. l3
sens, que « l'âme de la bienheureuse Vierge Marie, au premier
instant de sa création et de son infusion dans le corps, a été,
par une grâce spéciale et un privilège spécial de Dieu, en con-
sidération des mérites de Jésus-Christ, son Fils, Rédempteur
du genre humain, préservée à l'abri de la tache du péché ori-
ginel )), — Donc la bienheureuse Vierge n'a pu être sanctifiée,
eu égard à l'exclusion du péché originel, avant l'infusion de
l'âme raisonnable; car, jusque-là, il n'existait pas, en ce qui
est de la glorieuse Vierge, de sujet capable de recevoir la grâce,
qui seule sanctifie. La conclusion ainsi formulée et la raison
qui la prouve sont tout ce qu'il y a de plus indiscutable et de
plus certain.
Mais saint Thomas ajoute une seconde raison, qu'il fait sui-
vre d'une nouvelle manière de formuler sa conclusion. —
Voici cette raison : u Comme la seule créature raisonnable est
susceptible de la coulpe » ou de la faute et du péché, « avant
l'infusion de l'âme raisonnable le fruit conçu n'est point sou-
mis à la coulpe » ou au péché. « Il suit de là que, en quelque
manière que la bienheureuse Vierge eût été sanctifiée avant
l'animation, elle n'eût jamais encouru la tache du péché ori-
ginel; et, par suite, elle n'aurait pas eu besoin de la rédemp-
tion et du salut qui est par le Christ, de qui il est dit, en
saint Matthieu, ch. x (v. 21) : C'est lui qui sauvera son peuple de
leurs péchés. Or, c'est là chose qui ne convient pas, que le
Christ ne soit pas le Sauveur de tous les hommes, comme il est
dit dans la première Épître « Timothée, ch. iv (v. 10). Donc il
demeure que la sanctification de la bienheureuse Vierge aura
été après son animation ».
Si le mot après qui se trouve dans cette seconde formule de
la conclusion, était simplement synonyme de non avant, au
sens oij nous l'avons expliqué à propos de l'argument sed con-
tra et de la première partie du corps de l'article, nous pourrions
le garder, même avec la définition venue depuis. Et c'est ainsi
qu'ont voulu l'entendre tous ceux qui se sont appliqués à main-
tenir dans le sens de la définition l'intelligence des formules
que le saint Docteur nous a laissées. Mais, vraiment, c'est faire
violence à la lettre et à la pensée du texte. La conclusion for-
SOMMIÎ rHKOl.OOlOL'IÎ.
mulée par sainl Thomas à la suite de la raison qui la motive
demande que le mot api-ès s'entende au sens d'une vraie posté-
riorité dans la durée. Saint Thomas entend conclure qu'il faut
que l'âme de la glorieuse Vierge ait existé unie au corps et for-
mant avec lui la personne de Marie, d'une existence préalable
au fait d'être sanctifiée par la grâce; pour ce motif quil faut
qu'elle ait existé sous le coup de la souillure ou de la tache du
péché originel : sans cela, en effet, à ses yeux, elle n'aurait pas
eu besoin d'être rachetée et sauvée; chose qui, pour lui, à très
bon droit d'ailleurs, était absolument inadmissible.
Que telle soit la pensée du saint Docteur, tout le montre
dans, son argumentation; et le texte correspondant du Com-
mentaire sur les Senlences le déclare de la façon la plus ex-
presse. — Voici ce texte, au livre III, dist. 3, q. i, art. i, q'" 2 :
« La sanctification de la bienheureuse Vierge n'a pas pu être
convenablement avant l'infusion de l'âme; parce qu'elle n'était
pas encore capable » ou susceptible « de la grâce », qui seule
sanctifie, au sens où nous parlons maintenant de sanctification.
Nous reconnaissons, dans cette formule de la conclusion et
dans cette raison, qui l'appuie, la première partie de l'article
de la Somme. Correspondant à la seconde, nous lisons : « Mais
elle n'a pas pu, non plus, être sanctifiée dans l'instant même
de l'infusion », c'est-à-dire au moment de l'animation, « de
telle sorte, ou en ce sens, que, par la grâce qui lui eût été in-
fusée à ce moment, elle aurait été conservée » ou gardée et
préservée « à l'effet de ne pas encourir la coulpe originelle ».
On le voit : c'est, en termes formels, l'hypothèse même qui
devait être plus tard le sens défini par l'Église. Et, là, dans
les Senlences, en cet article qui correspond à l'article de la
Somme que nous commentons, saint Thomas dit expressément
que, même en ce sens, on ne pouvait admettre la sanctifica-:
tien de Marie. La raison qu'il en donne est précisément la
même raison qu'il donne dans l'article de la Somme pour con^
dure qu'en effet ce n'est qu'après l'animation, que la glorieuse
Vierge a pu êlre sanclifiée. Si ce n'élail pas après, si c'était
même au moment de l'animation, en telle sorte que Marie,
existant dans son âme et dans son corps, n'eût jamais, non
Q. XXVII. DE LA SANCTIFICATION Dlî LA BIENHEUREUSE VIERGE. 10
pas même un instant, encouru la tache ou la coulpe originelle,
il s'ensuivrait qu'elle n'aurait pas eu besoin de rédemption. Et
c'est là chose inadmissible. « Car le Christ a ceci de tout à fait
propre, dans le genre humain, qu'il n'ait pas besoin de Ré-
demption, parce qu'il est notre tête ou notre chef; mais à tous
les autres il convient d'être rachetés par Lui. Or cela ne pour-
rait pas être, si une autre âme se trouvait qui n'aurait jamais
été infectée de la tache originelle. D'oij il suit que cela n'a été
accordé ni à la bienheureuse Vierge ni à aucun autre en dehors
du Christ )>.
Aucun doute ne saurait donc rester sur la pensée de saint
Thomas, en ce qui est du point qui nous occupe. Il a conclu
que la glorieuse Vierge n'avait pas été sanctifiée avant son
animation : non seulement en ce sens qu'elle ne l'avait pas
été avant que son âme raisonnable fût unie à son corps, ce
que l'Église elle-même a maintenu dans son explication du
dogme de l'Immaculée-Conceplion, et ce qui est d'ailleurs évi-
dent pour la raison théologique saine; mais encore en ce sens
qu'elle n'a pu l'être qu'après son animation, excluant de sa
pensée qu'elle ait pu l'être à l'instant de l'animation, par mode
de préservation : pour cette raison foncière, qu'il fallait qu'elle
eût été rachetée par le Christ, et qu'elle ne l'aurait pas été, si
elle n'avait, à un moment donné de son être, encouru la tache
du péché originel.
C'est ici, à ce point précis, qu'il nous semble que nous ne
saurions Irop admirer la conduite de la divine Providence. Il
eût suffi d'une simple distinction introduite dans l'argumen-
tation de saint Thomas, pour amener le saint Docteur à con-
clure dans le sens que l'Église devait définir plus tard. La ma-
jeure de son argument est, en effet, indiscutable, et l'Église,
dans la définition du dogme, a eu soin de la rappeler expres-
sément; c'est à savoir que tout être humain, à la seule excep-
tion du Christ, et, par conséquent, la glorieuse Vierge Marie
elle-même, est soumis à la nécessité de la rédemption. L'argu-
ment ajoutait : Or, quiconque est soumis à la nécessité de la
rédemption a encouru, ne serait-ce qu'un instant, la tache du
péché originel. Cette proposition n'est plus vraie dans un sens
l6 SOMME THÉOLOGIQUK.
absolu. Car, même sans encourir la tache du péché originel,
il se pourra qu'on tombe sous la nécessité de la rédemption :
tel, précisément, le cas de la bienheureuse Vierge, qui aurait
du contracter le péché originel, en laison de sa naissance, par
voie de génération naturelle, d'Adam pécheur, mais qui, par
une application plus parfaite des mérites de la rédemption, se
trouve avoir été préservée de toute souillure du péché.
Ainsi donc, mise en forme rigoureuse de syllogisme, l'argu-
mentation de saint Thomas était la suivante :
Quiconque a été racheté par le Christ a contracté le péché
originel.
Or, la bienheureuse Vierge a été rachetée par 1^ Christ.
Donc la bienheureuse Vierge a contracté le péché originel.
Dans cet argument, la majeure devait être distinguée comme
il suit : — Quiconque a été racheté par le Christ, d'une rédemp-
tion ciirative, a contracté le péché originel; c'est vrai; mais, si
quelqu'un se trouve avoir été racheté par le Christ d'une ré-
demption préventive, il ne sera point nécessaire que ce quel-
qu'un ait contracté, en fait, le péché originel : il aura suffi
qu'il eût dû le contracter. — La mineure devait se distinguer
dans le même sens : — Or, la bienheureuse Vierge a été ra-
chetée par le Christ : — d'une rédemption préventive; non
d'une rédemption curative. — Et, alors, dans la conclusion,
nous n'avions plus que la bienheureuse Vierge a contracté le
péché originel ; mais, simplement, qu'elle eût dû le contracter,
sans cette application plus parfaite et plus sublime des méri-
tes de la rédemption.
Et c'est exactement ce que l'Église a défini; selon que « la
bienheureuse Vierge Marie, dans le premier instant de sa con-
ception, a été, par une grâce et un privilège unique du Dieu
Tout-Puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ le Sauveur
du genre humain, préservée intacte de toute souillure de la
faute originelle », « et, par là-même, rachetée d'un mode de
rédemption plus sublime ».
On le voit : une simple distinction, qui, d'ailleurs, semblait
devoir se présenter d'elle-même à l'esprit, introduite dans l'ar-
gumentation de .saint Thomas, dont la raison foncière, portant
Q. XXVIf. — DE LA SANCTM-ICATION DE LA BIENHEUREUSP: VIERGE. I7
sur la nécessité pour tous d'être rachetés par le Christ, devait
être confirmée par la définition même du dogme de l'Immacu-
lée-Conception, aurait amené le saint Docteur a formuler ex-
pressément ce dogme tel que l'Église l'a défini. Gomment se
fait-il que cette distinction ne soit pas venue à l'esprit de saint
Thomas, et que, par suite, il ait, sur ce point, donné un en-
seignement qui devait retarder de plusieurs siècles la posses-
sion pleinement consciente de la vérité dans l'Église catholique?
C'est, croyons-nous, par un dessein spécial de la miséricorde
de Dieu, qui voulait réserver, comme remède souverain aux
erreurs et aux maux de nos jours, la définition solennelle du
dogme de l'Immaculée-Conception et les merveilles de Lour-
des, où la Vierge elle-même se manifesterait sous ce nom. Si,
en effet, saint Thomas avait expressément enseigné la vérité
sur ce point, tout fait supposer que le dogme eût été défini au
concile de Trente.
Les objections du présent article de la Somme voulaient
prouver, il nous en souvient, que la bienheureuse Vierge avait
été sanctifiée avant l'animation, proposition qui ne peut être
soutenue, ainsi que nous l'avous vu au corps de l'article. Il
s'agit maintenant de répondre aux objections.
Uad prlmum explique le texte emprunté au livre de Jérémic
où le Seigneur, parlant au prophète lui-même, dit qu'il /'«
connu avant de le former dans le sein de sa mère. « Le Seigneur
dit avoir connu Jérémie avant sa formation dans le sein de sa
mère, de la connaissance de la prédestination ; mais », dans
la suite du même texte, « Il dit l'avoir sanctifié avant qu'il
sortît du sein de sa mère, et non plus avant qu'il l'eût formé
dans le sein de sa mère. — Quant au texte de saint Ambroise',
I. Nous en étions là de noire commentaire, quand l'obéissance nous a
appelé de Rome à Saint-Maximin pour y venir prendre la direction des
études dans notre collège ou Sludiuin générale de la Province de Toulouse,
qu'il s'agissait de réorganiser. Nous permellra-l-on de faiie ici un rappro-
chement, si parva Ucel coinponere maynis. Cajétan, le grand commentateur
de la Somme théoloyique, arrive à l'article- ii de la question 7. dans celte
même Troisième Partie de la Somme que nous commentons, écrivait ces
lignes : « Pour ne pas manquer à la grâce divine, il est juste que nous
poursuivions l'ouvrage commencé; el plus la grâce de Dieu et de Notre
WI. — La Rédemption. 2
l8 SOMME ÏHKOLOGIQUF.
disant qu'en saint Jean-Baptiste n'était pas encore l'esprit de
la vie, alors qu'il avait déjà l'Esprit de la grâce, on ne doit
pas l'entendre selon que l'esprit de la vie désigne l'âme qui vi-
vifie, mais selon qu'on appelle esprit ou soutïle l'air extérieur
que Ton respire. — On peut dire aussi qu'il n'y avait pas encore
en lui l'esprit de la vie, c'est-à-dire l'âme, quant à ses opéra-
lions apparentes et complètes ».
Vad secandam, revenant sur la grande raison du corps de
l'article, déclare que «si jamais l'âme de la bienheureuse Vierge
n'avait été souillée par la contagion du péché originel, cela
dérogerait à la dignité du Christ selon laquelle 11 est le Sau-
veur universel de tous. Et c'est pourquoi, au-dessous du
Christ, qui n'a pas eu besoin d'être sauvé, comme étant le
Sauveur universel, la pureté de la bienheureuse Vierge a été
la plus grande. Le Christ, en effet, n'a, en aucune manière,
contracté le péché originel, mais il a été saint dans sa concep-
tion même, selon cette parole de saint Luc, ch. i (v. 35) : Le
fruit saint qui naîtra de vous sera appelé Fils de Dieu. Quant à
Très Saint-Père, le Souverain Pontife Léon X m'élevant à la dignité cardi-
nalice, a été abondante, plus je dois scruter et mettre en lumière les mys-
tères de Jésus-Christ et les sacrements de l'Église. Donc, en cette même
année, du salut l'année mille cinq cent dix-septième, et de mon âge l'année
neuvième au-dessus de la quarantième, poursuivant, au douzième jour de
mon cardinalat qui est en même temps le douzième jour du mois de juillet,
l'ouvrage commencé, nous venons au litre de cet article onze. » — Nous
aussi, voulant ne pas manquer à la grâce de Dieu, nous poursuivrons
l'ouvrage commencé. Et plus la grâce de Dieu me ramenant en France au-
près des reliques de la grande privilégiée de Jésus, dans ce couvent de
Saint-Maximin, vrai berceau de ma vie religieuse, où j'avais le bonheur, il
y a trente-trois ans, de faire ma première profession, a été abondante,
consacrée par la grande parole de notre Très Saint-Père le Pape Benoit XV,
me bénissant la veille de mon départ de Rome, avec ces mots de nos Saints
Livres : Vir ohediens loquetur victorias, plus je dois scruter et metti'e en
lumière les mystères de Jésus-Christ et les sacrements de l'Église. Donc en
cette même année, du salut l'année dix-neuf cent vingtième, de mon âge
l'année quatrième au-dessus de la cinquantième, poursuivant, au dou-
zième jour de mon obédience m'envoyant ici, qui est en même temps le
douzième jour du mois de novembre, l'ouvrage commencé, nous repre-
nons notre travail où nous l'avions laissé, la veille de cette obédience, à
Rome. — Que nos lecteurs, qui veulent bien s'intéresser à ce travail, con-
tinuent à nous aider de leurs prières, afin que soutenus par le secours de
Dieu, nous puissions le mener à bonne fin.
Q. XXVH. — DR LA SA^CTIFICATIO^' DE LA BIENHEUUEUSE VIERGE. IQ
la bienheureuse Vierge, elle a, il est vrai, contracté le péché
originel; mais elle en a été purifiée avant sa naissance du sein
nnaternel. Et c'est ce qui est signifié da'ns le livre de Job,
ch. ni (v. 9), oij il est dit de la nuit du péché originel : Quelle
alteiide la lumière (c'est-à-dire le Christ), el quelle ne la voie
pas (car rien de souillé n'esl entré en elle, comme il est dit, au
livre de la Sagesse, ch. vu, v. 25), ni non plus le lever de Cau-
rore qui paraît, savoir la bienheureuse Vierge, qui, à son le-
ver » ou à sa sortie du sein maternel, « a été pure du péché
originel ». — Rien n'est plus clair que cette réponse pour
nous marquer la pensée de saint Thomas. Il est d'avis qu'on ac-
corde à la Très Sainte Vierge tout ce qu'on pourra lui accorder,
en fait de pureté et de sainteté; mais en deçà du Christ. Or, il
considère, ce qui est vrai, comme absolument propre au
Christ, qu'il n'ait pas eu besoin de rédemption. Et il en conclut
que Lui seul a été exempt de toute souillure au moment
même de sa conception. Quant à la bienheureuse Vierge, parce
qu'elle a dû être sauvée et rachetée, elle a donc contracté la
souillure du péché originel, et, par suite, on ne peut pas dire
qu'elle ait été pure de ce péché au moment même de sa
conception ; mais elle en aura été purifiée avant sa sortie du
sein de sa mère. — Nous savons maintenant que le besoin de
rédemption pour la Vierge Marie n'implique pas qu'elle ait
contracté la souillure du péché originel; car il a suffi, pour
cela, qu'elle fût dans la nécessité de contracter ce péché, en
raison de sa venue d'Adam pécheur par voie de génération
naturelle : tandis que le Christ, précisément parce que sa
conception était due à l'action seule de l'Esprit-Saint, était
complètement en dehors de la loi entraînant la transmission
du péché originel. D'où il suit que la prééminence du Christ
et sa dignité de Rédempteur ou de Sauveur universel, étant le
seul qui n'ait pas besoin de rédemption, demeure entière-
ment sauvegardé, même en accordant à la Très Sainte Vierge
ce degré transcendant de pureté et de sainteté qui l'aura
soustraite à toute souillure du péché originel : il aura suffi
qu'elle eût dû contracter ce péché; il n'était pas nécessaire
qu'elle le contractât de fait, même un seul instant, pour en
20 SOMME TIIEOLOGIQLR.
être purifiée tout de suite après : jamais, non pas même un
seul instant, elle n'a connu celle souillure.
L'ad Icrlium répond à l'objection qui portait sur ce que
l'Église romaine s'abstenait de célébrer la fête de la Concep-
tion de la bienheureuse Vierge. « Sans doute, dit saint Tho-
mas, l'Église romaine s'abstient de célébrer la Conception de
la bienheureuse Vierge ; mais elle tolère cependant la coutume
de certaines églises qui célèbrent cette fête. Et, par suite, cette
célébration ne doit pas être totalement réprouvée. Toutefois,
il n'est pas donné à entendre, par cette fête de la Conception »
de Marie, « que la bienheureuse Vierge aura été sainte dans sa
conception », surtout dans sa première conceptioUi, ou concep-
tion active, d'oiî l'objection voulait conclure qu'elle aurait été
sanctifiée avant son animation. « Mais, parce que l'on ignore
en quel temps elle aura été sanctifiée, on célèbre la fête de sa
sanctification, plutôt que celle de sa conception, au jour de
sa conception ». — Cette réponse de saint Thomas demeure
vraie en partie. L'Église a expliqué, en effet, que la sainteté de
la conception ou l'Immaculée-Conception de Marie devait.s'en-
tendre en ce sens qu'au moment où son âme a été créée par
Dieu et unie au corps qu'elle devait animer, cette âme a été
revêtue de la grâce et tenue entièrement à l'abri de la souil-
lure du péché originel. Or, nous ignorons le moment où s'est
faite cette animation, qu'on appelle parfois du nom de concep-
tion passive. Et c'est pourquoi, voulant fêter l'absolue pureté
de Marie à ce moment, on l'a rapportée au jour même de la
conception active.
L'«d quarlum explique qu'd il est une double sanctification.
- L'une est celle de la nature » humaine » tout entière, se-
lon que toute la nature humaine est libérée de toute corrup-
tion de coulpe et de peine. Elle aura lieu au jour de la résur-
rection, — L'autre est la sanctification personnelle. Cette
sanctification ne passe pas à l'enfant qui vient par voie de gé-
nération charnelle; parce qu'elle ne regarde pas la chair,
mais l'esprit » : dans cette sanctification, en effet, la chair
n'est pas souslraile aux conséquences du pécbé du premier
homme; la sanclificalion ne porte que sur l'âme, qui se trouve
Q. XXVII. — DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. '2 1
rétablie dans l'état de grâce, où elle participe la rédemption
de Jésus-Christ, quant à ses premiers fruits essentiels, qui
sont de pouvoir, sur cette terre, imiter les vertus dont Jésus-
Christ nous a donné l'exemple, et, dans la mesure où l'on est
ainsi uni à Jésus-Christ, d'être admis à partager sa gloire,
tout de suite après la mort, sans que ni le foyer de la concu-
piscence soit totalement éteint dans cette vie, ni que l'âme
puisse communiquer, au corps dont elle demeure séparée après
la mort, le trop-plein de sa gloire dans le ciel. — (( Il suit de
là » que la sanclificalion personnelle des parents de la Très
Sainte Vierge Marie n'emportait point, par elle-même, comme
le voulait l'objection, que la Vierge Marie dut être exempte de
tout péché dans sa conception. Par conséquent, « bien que les
parents de la bienheureuse Vierge fussent purifiés du pé-
ché originel, toutefois la bienheureuse Vierge » aurait pu
contractei", comme nous, le péché oiiginel et aurait dû même
le contracter, (( ayant été conçue selon la concupiscence de la
chair et de l'union de l'homme et de la femme », si, par le
privilège unique de son Immaculée-Conception, elle n'avait
été prévenue de la grâce de la rédemption qui l'empêcha de
contracter, en fait, la souillure de ce péché. Saint Thomas dit,
même, toujours en raison de ce qu'il n'a considéré que la ré-
demption curative et que la pensée de la rédemption préven-
tive n'a point frappé son esprit, que u la bienheureuse Vierge
a contracté le péché originel » ; et il appuie la doctrine qu'il
vient d'exposer dans cet ad quarlum, doctrine qui, en effet, ne
saurait être mise en doute, quant à la nécessité, pour tous, de
contracter le péché originel — hors le cas unique du privilège
de l'Immaculée-Conceplion, — bien que les parents desquels
on naît aient été déjà personnellement sanctifiés, d'un texte
formel de « saint Augustin », qui « dit, au livre Des noces et
de la concupiscence (liv. I, cli. xii) : Tout ce qui naît de l'union
conjugale est une chair de péché » .
La raison théologique a pu hésiter et a longtemps hésité,
même dans la personne de ses représentants les plus autorisés,
tels que saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, le bienheu-
2 2 SOMME THEOLOGIQUE.
reux Albert-le-Grand, et, avant eux, saint Bernard, sur la dé-
termination du moment où la Très Sainte Vierge Marie avait
dû être sanctifiée. Pour ces admirables génies, qui étaient en
même temps de si grands saints, il fallait, par-dessus tout,
éviter l'écueil, où il semble bien que certains esprits allaient
se briser, de soustraire la bienheureuse Vierge Marie à la né-
cessité de l'universelle rédemption par le Christ son divin Fils.
Et dans le zèle qu'ils apportèrent à maintenir cette vérité
essentielle, ils ne crurent pas qu'il fût possible d'accorder à
Marie un privilège ou plutôt une prérogative qui paraissait ne
plus s'harmoniser avec la dignité du Christ, Rédempteur uni-
versel de tous ceux qui viennent, par voie de génération natu-
relle, d'Adam pécheur. C'est pour cela que tout en voulant
que la Très Sainte Vierge eût été sanctifiée avant sa naissance
et même le plutôt possible en remontant jusqu'au premier
moment de son être par l'union de son âme à son corps, ils
ne pouvaient admettre qu'elle eût été entièrement exempte de
la souillure originelle; mais qu'elle avait dn, au moins un ins-
tant, être sujette à cette souillure. La définition solennelle du
dogme de l'Immaculée-Conception a pour jamais fixé la pensée
catholique sur ce grand point de doctrine. Nous savons main-
tenant que la bienheureuse Vierge Marie n'a jamais connu,
non pas même un instant, la souillure du péché originel, son
âme ayant été revêtue de la grâce dès le premier instant de son
être et au moment même où sortie des mains de Dieu elle était
unie au corps qu'elle devait animei". Et, cependant, elle n'a
pas été soustraite à la rédemption du Christ, parce que, si elle
n'a pas connu la souillure du péché originel et si elle n'a point
contracté ce péché en fait, au point d'avoir besoin d'en être
purifiée, sa venue d'Adam pécheur par voie de génération
naturelle entraînait pour elle l'obligation d'être, comme nous
tous, sous le coup de cette souillure, et elle l'aurait contractée
comme nous, si, par un privilège unique, Dieu ne l'en avait
préservée en lui aj)pli(juant à l'avance les mérites de son divin
Fils. C'est là le vrai sens du -debUam peccati ou de la dette du*
péché, qu'il faut garder, même pour la Très Sainte Vierge
.Marie; bien que les théologiens semblent parfois n'être point
Q. XXVrr. — DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGp;. 23
pleinement d'accord sur sa nature. Ils se divisent, en effet, les
uns parlant d'un debitam proximum, quMls disent nécessaire ;
et les autres n'exigeant que ce qu'ils appellent du nom de debi-
tam remofum. Par debitam proximam, il faudrait entendre cette
nécessité qui ferait la Très Sainte Vierge, comme nous, fille d'un
Père pécheur. Adam eût été responsable pour elle comme pour
nous : elle eût été incluse comme nous dans l'arrêt condam-
nant toute la postérité d'Adam ; comme nous, elle aurait pé-
ché en Adam. Avec le debitam remotam, la Très Sainte Vierge
n'aurait pas péché en Adam : elle n'eût pas été incluse dans la
responsabilité universelle d'Adam et dans l'arrêt condamnant
toute sa postérité; mais, seulement, elle aurait dû l'être, et,
par privilège, en vue des mérites de .fésus-Ghrist, Dieu l'en
aurait exemptée. Ces explications reposent sur une manière
d'entendre la participation, pour chacun de nous, au péché
d'Adam, qui ne répond pas, nous l'avons établi longuement
plus haut (cf. i''-2''% q. 8i-83), à la vraie pensée de saint Tho-
mas. Pour saint Thomas, la participation au péché d'Adam
consiste en ceci que, par un mouvement de génération parti
de lui et arrivé jusqu'à nous, Adam nous communique une
nature coupablement dépouillée par lui de la justice origi-
nelle. La nature humaine a-t-elle été communiquée à la Très
Sainte Vierge de cette façon-là P Oui, sauf qu'en elle, par un
privilège unique et en raison des mérites de son divin Fils que
Dieu lui appliquait par avance, la nature humaine, qui devait,
comme pour chacun de nous, être dépouillée de la grâce
.sanctifiante, ne l'a pas été. Au moment précis où le corps de
la Très Sainte Vierge, suffîsamment formé par la vertu géné-
rative venue sans interruption d'Adam pécheur, exigea l'infu-
sion d'une âme raisonnable, qui, s'unissant à lui, allait cons-
tituer une nouvelle personnalité de la nature humaine, à ce
moment où la nature humaine de Marie allait ^e constituer
comme pour chacun de nous, en vertu du mouvement géné-
rateur venu d'Adam, et, par suite, aurait dû entraîner, comme
pour nous, la privation, dans l'âme de Marie, de la grâce sanc-
tifiante, privation qui constitue précisément le péché originel,
Dieu, par privilège et en considération des mérites de Jésus-
24 SOMME THEOLOGIQUE.
Christ, appliqués par mode de rédemption préventive, arrêta
l'effet désastreux de ce mouvement et ne permit point que la
nature humaine de Marie fût une nature de péché. L'âme rai-
sonnable qui vint informer ce corps et qui aurait du être pri-
vée de la grâce à cause de ce corps, arriva, au contraire, pleine
de grâce et chassa de ce corps, au moment même où il deve-
nait le corps de Marie, toute relation à l'infection du péché.
Telle est la stricte vérité Ihéologique sur le debiluni peccntl
de la Très Sainte Vierge Marie. Et l'on voit, dès lors, en quel
sens il peut être vrai de dire que la Très Sainte Vierge est fille
d'Adam pécheur et qu'elle ne l'est pas; qu'elle n'a pas péché
eu Adam et qu'elle a péché en lui; qu'elle a été incluse dans
l'universelle responsabilité d'Adam et qu'elle ne l'a pas été;
qu'elle a été soustraite ou non à l'arrêt qui condamnait toute
la postérité du premier homme : ces diverses expressions n'ont
de sens qu'entendues par rapport au mouvement générateur
venu d'Adam et qui portail, de soi, pour la Vierge Marie,
comme pour nous tous, une nature de péché en traînant la pri-
vation de la grâce, si Dieu, par un privilège unique et en vue
des mérites de Jésus-Christ appliqués par avance, n'avait or-
donné que celte nature, ainsi communiquée à Marie, bénéficie-
rait de la rédemption d'une manière plus sublime et serait,
dès le premier instant où elle se trouverait constituée, revêtue
de la grâce sanctifiante, en dehors, par conséquent, de toute
souillure du péché.
C'est donc dès le premier instant de son être, ou quand son
âme a été unie à son corps pour constituer sa personne, que
la Très Sainte Vierge Marie a été sanctifiée. — Il nous faut
maintenant étudier les effets de celle sanctification en Marie.
Et, d'abord, ces effets par rapport à l'exclusion du mal (art. 3,
V); secondement, par rapport à la collation du bien (art. 5).
— Pour ce qui est de l'exclusion du mal, il y a à considérer
le foyer du péché ; et puis, le péché lui-même; la Très Sainte
Vierge a-t-elle été préservée du foyer du péché (art. 3); a-t-elle
été prémunie contre tout péché à venir (art. /|). — L'étude du
premier point va faire l'objet de l'article qui suit.
Q. XXVII. — DIÎ LV SANCTIFICATION DE LA BIEMIKUUliUSi!: VIERGE. 20
Article III.
Si la bienheureuse Vierge a été purifiée du foyer de péché ?
Trois objections veulent prouver que « la bienheureuse
Vierge n'a pas été purifiée de l'infection du Jonies ou du foyer
de péché », que nous portons tous, en nous, du seul fait de
notre naissance d'Adam pécheur. — La première dit que
« comme le fo-nes ou le foyer de péché, qui consiste dans la
rébellion des puissances inférieures à l'endroit de la raison, est
la peine du péché originel, de même aussi sont la peine du
péché originel la mort et les autres pénalités corporelles. Or,
la bienheureuse Vierge a été soumise à ces pénalités. Donc le
fouies aussi, ou le foyer de péché n'a pas été totalement éloigné
d'elle ». — La seconde objection apporte le texte fameux de
l'Apôtre saint Paul, « dans la seconde épître aux Corinthiens,
ch. XII (v. 9) I) où « il est dit : La vertu trouve sa perjeclion
dans Cinfirniilé ; et il parle de l'inlirmité du foines » ou de la
rébellion des puissances inférieures, « selon laquelle il subis-
sait Caiguillon de la chair (v. 7). Or, rien de ce qui appartient
à la perfection de la vertu n'a dû être soustrait à la bienheu-
reuse Vierge » (on remarquera, au passage, ce beau principe
de Mariologie, en S. Thomas), u Donc \e Jbnies ou le foyer de
péché n'a pas dû être totalement enlevé à la bienheureuse
Vierge ». — La troisième objection en appelle à « saint Jean
Damascène », qui « dit (au livre III, ch. 11), que dans la bien-
heureuse Vierge survint CEspril-Saifd qui la- purifia, avant la
conception du Fils de Dieu. Or, ceci ne peut s'entendre que de
la purification du foines ou du foyer de péché ; car elle n'a
point commis de péché » actuel, « comme le dit saint Augus-
tin, au livre De la nature et de lu grâce (ch. xxxvi) », et elle
élait déjà purifiée du péché originel, depuis le premier instant
de son être. « Donc, par la sanctification » dont elle fat grati-
fiée « dès le sein de sa mère, elle ne fut point purifiée du /ornes
ou du foyer de péché ».
20 SOMME THÉOLOGIQUE.
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit au Cantique
des cantiques, ch. iv (v. 7) : Vous êtes toute belle, ma bien-
aimée, et il n'est pas de tache en vous. Or, \e fomes appartient
à la tache du péché, du moins pour la chair. Donc, dans la
bienheureuse Vierge, \e J ornes n'a pas été ». — Ceci doit s'en-
tendre, pour saint Thomas, après la sanctification. Et puisque,
nous le savons maintenant, la sanctification a eu lieu dès le
premier instant de l'être personnel de Marie, il s'ensuit que
jamais, en Marie, il n'y a eu le fomes.
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « sur le
point dont il s'agit, il y a diverses opinions. — Quelques-uns,
en effet, ont dit que dans la sanctification même de la bienheu-
reuse Vierge, dont elle fut sanctifiée dans le sein de sa mère »,
et que nous savons maintenant avoir été l'infusion de la grâce
sanctifiante à l'instant même où son âme était unie à son
corps pour constituer son être personnel, u le fomes ou le
foyer de péché lui fut totalement enlevé. — D'autres disent
que le fomes demeura, en tant qu'il fait difficulté pour le bien,
mais qu'il fut enlevé selon qu'il cause une pente au mal. —
D'autres disent que ]e Jomes fut enlevé selon qu'il se rattache
à la corruption de la personne, ou en tant qu'il porte au mal
et fait difriculté pour le bien; mais qu'il demeura cependant en
tant qu'il appartient à la corruption de la nature, ou qu'il est
la cause de la transmission du péché originel aux enfants. —
D'autres, enfin, disent que dans cette première sanctification
\e Jomes demeura selon son essence, mais qu'il fut lié; et que
dans la conception du Fils de Dieu » en Marie « il fut totale-
ment enlevé.
« Pour avoir l'intelligence de tout cela », ajoute saint Tho-
mas, « il faut considérer que le Jomes n'est pas autre chose
que la concupiscence désordonnée de l'appétit sensible; mais
habituelle : car la concupiscence actuelle est le mouvement
de péché » ou l'acte même peccamineux, à tout le moins
comme péché de la sensualité, ainsi que nous l'avons expli-
qué dans la Prima Secundae, q. 7^1, art. o. « D'autre part,
la concupiscence de la sensualité est dite désordonnée, en tant
qu'elle répugne à la raison, ce qui se fait en tant qu'elle in-
Q. XXVII. — DE LA SANCTIFICATION DR LA BIEKHEUUi: USE VIERGE. 27
cline au mal ou qu'elle cause difTiculté pour le bien. Il suit de
là qu'il appartient à la raison même Anfomes, qu'il incline au
mal ou fait difficulté dans le bien. Par où l'on voit qu'af-
firmer que le /ornes serait demeuré dans la bienheureuse Vierge
sans incliner au mal », au sens d'inclination habituelle, ainsi
qu'il a été dit, « c'est affirmer deux choses opposées. —
Pareillement, aussi, il semble qu'il y a opposition impliquée à
dire que \e Jomes serait demeuré en tant qu'il se rattache à la
corruption de la nature mais non en tant qu'il se rattache à la
corruption de la personne. Car, selon saint Âugusiin, au livre
Des noces et de la concupiscence (livre I, ch. xxiv), c'est la pas-
sion » (au sens spécial de ce mot dans les choses de la concu-
piscence, en latin libido, d'oîi le mot français libidineux) « qui
transmet le péché originel à l'enfant. Et la passion » (au sens
que nous venons de dire) a implique la concupiscence désor-
donnée 1) ou l'inclination de révolte dans l'appétit sensible
« qui n'est point totalement soumise à la raison. Si donc le
Jomes était totalement enlevé en tant qu'il appartient à la cor-
ruption de la personne, il ne pourrait pas demeurer en tant
qu'il appartient à la corruption de la nature.
« Par conséquent, il demeure que nous disions : ou bien
que le /ornes aura été totalement enlevé pour la bienheureuse
Vierge par la première sanctification; ou bien qu'il aura été
lié. — L'on pourrait, en effet, entendre que le fonies fut tota-
lement enlevé, en ce sens qu'il aurait été accordé à la bien-
heureuse Vierge, en vertu de la surabondance de la grâce des-
cendue en elle, que la disposition des puissances de l'âme en
elle serait telle que les puissances inférieures ne se mouvraient
jamais sans le jugement de la raison : comme il a été dit
(q. i5, art. 2), que la chose fut dans le Christ, en qui il est
certain que le /ornes du péché n'a pas été; et comme la chose
fut en Adam, avant le péché, par la justice originelle : de telle
sorte que, sur ce point, la grâce de la sanctification dans la
bienheureuse Vierge eut la vertu de la justice originelle. Et
bien que cette affirmation semble appartenir à la dignité de la
Vierge Mère, toutefois elle déroge en quelque chose à la di-
gnité du Christ, sans la vertu de qui nul n'a pu être libéré de
20 SOMME THEOLOGIQUE.
la première condamnation. Et bien que, par la foi du Christ,
quelques-uns, avant l'Incarnation du Christ, aient été libérés,
selon l'esprit, de cette condamnation, cependant que quelqu'un
en ait été libéré selon la chair, il ne semble pas que cela ait
dû être fait si ce n'est après son Incarnation, dans laquelle dut
apparaître d'abord l'exemption de la condamnation. Et c'est
pourquoi, de même qu'avant l'immortalité de la chair du
Christ ressuscité nul n'a obtenu l'immortalité de la chair, de
même aussi il semble ne pas convenir de dire qu'avant la
chair du Christ dans laquelle il n'y eut aucun péché, la chair
delà Vierge, sa mère, ou de tout autre, ait été sans \c Jomes ,
qui est appelé la loi du péché ou des membres {aux Romains,
ch. VII, V. 23, 25).
« Par conséquent, il semble mieux de dire que par la sanc-
tification dans le sein de sa mère, ne fut pas enlevé à la Vierge
le /ornes selon son essence, mais qu'il demeura lié : non par
un acte de sa raison, comme il arrive dans les saints person-
nages, parce que la Vierge n'eut pas tout de suite l'usage du
libre arbitre, existant encore dans le sein de sa mère, ceci
étant le privilège spécial du Christ; mais par la grâce sura-
bondante qu'elle reçut dans sa sanctification, et aussi, d'une
manière plus parfaite, par la Providence divine empêchant
tout mouvement désordonné dans sa sensualité » ou dans la
partie affective sensible de sa nature. « Plus tard, dans la con-
ception même de la chair du Christ, dans laquelle d'abord dut
briller l'immunité ou l'exemption du péché, il est à croire
que de l'enfant rejaillit sur la mère la disparition totale du
Jomes. Et c'est ce qui est signifié dans Ézéchiel, ch. xliii (v. 2),
où il est dit : Voici; la gloire du Dieu d'Israël enlrail par la voie
orienlale, c'est-à-dire par la bienheureuse Vierge, et la terre,
c'csl-à dire sa chair, resplendissait de sa majesté, c'est-à-dire
du Christ ».
L'on aura remarqué avec quelle prudence et quelle réserve
parle saint Thomas dans ce magnifique corps d'article. Il vou-
drait accorder à Marie cette belle prérogative de f orne s totale-
ment enlevé dès le premier instant de sa sanctification, que
nous savons maintenant avoir été le premier instant de son
Q. XXVII. — DK LA SANCTIKICATJON DE LA ^IE^HEUH^:US^: VIERGE. '.>.{)
être; et il nous a expliqué de la façon la plus lumineuse con:i-
ment on pourrait entendre que celte prérogative aurait été, en
effet, accordée à Marie. Mais il se sent arrêté par la grande con-
sidération, que nous devons réserver pour la chair du Christ la
première manifestation de notre parfaite délivrance ou restau-
ration dans l'ordre de la moralité comme dans l'ordre de l'im-
mortalité. Celte raison est assurément très forte; et elle est de
nature à impressionner vivement. Admettrait-on d'ailleurs la
conclusion qu'elle entraîne, qu'on ne serait pas en opposition
directe avec le dogme de l'Immaculée-Conceplion. Ce dogme
porte directement sur la grâce sanctifiante et sur l'exclusion
de la tache du péché originel ; il ne porte pas directement sur
le Jomes. Et, de plus, au point de vue de l'effet ou du résultat,
lefomesWé ou \e f ornes totalement enlevé revient tout à fait
au même; car, dans un cas comme dans l'autre, se trouve ex-
clus tout mouvement désordonné. Cependant, du seul fait que
le foines dit essentiellement une inclination habituelle et radi-
cale, dans la partie sensible de notre être, en opposition avec
la raison ou la partie supérieure, tout répugne en nous, sur-
tout après la définition du beau privilège de Marie, à laisser ce
Jomes, même lié, en la Très Sainte Vierge. Dès l'instant qu'elle
n'a jamais eu le péché originel, qu'elle y a été soustraite par
privilège, ne faut-il pas que ce privilège s'étende jusqu'aux
conséquences du péché originel, surtout jusqu'à ces consé-
quences qui ne sont pas seulement une peine, comrrre la faim,
la soif, la mort, mais qui ont encore une certaine raison d'in-
fection morale. Assurément oui ; nous devons exclure de la
Très Sainte Vierge tout foyer de péché et l'exclure totalement,
dès le premier instant de son être; puisque aussi bien saint
Thomas nous a dit expressément que cette exclusion totale
pouvait être admise après la coHception du Christ en Marie.
Quant à l'objection tirée ^e la dignité de la chair du Christ,
en qui auiait dû briller d'abord ce fleuron retrouvé de la jus-
tice originelle, elle est forte, nous l'avons dit; mais elle n'est
pas absolue. Nous avons vu avec quelle extrême réserve saint
Thomas lui-même la présentait; il ne pouvait assez multiplier
les videtur : il semble. C'est qu'en effet la dignité du Christ peut
3o SOMME TIIÉOLOGIQUE.
aussi être invoquée sous un autre aspect, pour accorder à
Marie ce fleuron clans sa couronne. Puisque le Christ devait
naître d'elle, ne fallait-il pas qu'avant même la conception du
Christ, la chair de Marie fût toute pure? Au surplus, il y avait
si près de la chair de Marie à la chair du Christ, même dans
l'ordre du temps, qu'à vrai dire l'éclat de la chair de Marie
pouvait être pris pour l'éclat même de la chair du Christ :
c'était l'aurore du soleil qui allait être là.
Vad pr'unam fait observer que « la mort et les autres péna-
lités de même sorte n'inclinent point, de soi, au péché » : elles
n'impliquent pas une imperfection dans l'ordre moral, comme
\e Jomes ou le foyer de péché. « Et de là vient laussi que le
Christ, bien qu'il ait pris ces sortes de pénalités, n'a point pris
cependant \efomes. Nous dirons donc, pareillement, que, dans
la bienheureuse Vierge, afin d'être conforme au Fils qui lui
communiquait de sa plénitude de grâce, le fomes fut d'abord
lié et ensuite enlevé, mais qu'elle ne fut point libérée de la
mort et des autres pénalités de même nature ». — Il n'y a, en
effet, aucun inconvénient à affirmer que les pénalités du péché
originel furent en la Très Sainte Vierge, puisque le Christ Lui-
même a voulu les subir; mais, pour le fomes, qui implique-
rait une certaine imperfection d'ordre moral, déjà saint Tho-
mas voulait que dès la première sanctification de Marie il eût
été du moins lié, accordant, du reste, qu'il avait dû être enlevé
au moment de la conception du Christ. Nous avons dit que la
dignité de la Vierge, Mère de Dieu, et'son beau privilège de
l'Immaculée-Conception demandaient même que ce fomes ait
été enlevé totalement dès le premier instant de l'êlre de Marie.
Vad secimdum répond que « l'infirmité de la chair se rat-
tachant au Jomes se trouve bien être dans les saints person-
nages une occasion de la vertu parfaite; mais elle n'est point
une cause sans laquelle la perfection ne puisse pas être pos-
sédée. H suffît donc de mettre dans la bienheureuse Vierge la
vertu parfaite provenant de l'abondance de la grâce, sans qu'il
soit besoin de mettre en elle tout ce qui est une occasion de
vertu ».
Vad terlium déclare que <( l'Esprit-Saint produisit en la bien-
Q. XXVH. ^ DE LA SANCTIFIOATION DE LA BIENHEURELSE VIERGE. 3l
heureuse Vierge une double purification », au moment dont
parle saint Jean Damascène et qui fut celui de l'Annonciation
ou de l'Incarnation du Verbe, u L'utie fut comme une prépa-
ration à la conception du Christ. Elle ne consista point dans
une exclusion d'impureté de coulpe ou de fomes ; mais en ce
que l'Esprit-Saint rendit plus recueilli en Dieu et plus élevé
au-dessus de tout le multiple et le divers l'esprit de Marie. C'est
ainsi, du reste, que même les anges sont dits être purifiés, alors
qu'il n'y a en eux aucune impureté; comme le dit saint Denys
au chapitre vi de la Hiérarchie Ecclésiasliqae. L'autre purifica-
tion fut celle que l'Esprit-Saint accomplit en Marie par l'entre-
mise de la conceplion du Christ qui fut l'œuvre de l'Esprit-
Saint. Et c'est alors qu'on peut dire que l'Esprit-Saint purifia
totalement du yomes la Vierge Marie ». — Nous pouvons le
dire aussi du premier moment où l'Esprit-Saint combla l'âme
de Marie de la surabondance de grâces que nous expliquait
saint Thomas lui-même au corps de l'article.
Tout nous porte à affirmer qu'en vertu de son privilège de
rimmaculée-Conceplion, la Très Sainte Vierge a été, dès le
premier instant de son être, constituée, par la grâce, dans un
état, qui, au point de vue de l'harmonie morale, ne le cédait
en rien à l'état d'innocence ou de justice originelle. — Mais,
même dans lélat d'innocence, l'homme pouvait pécher, puis-
qu'il péclia en effet. Que penser, à ce sujet, de la Très Sainte
Vierge Marie. Devons-nous exclure d'elle absolument tout
péché et dire que la sanctification dont elle fut gratifiée dans
le sein de sa mère, ou, comme nous le savons maintenant, dès
le premier instant de son être, au moment même où son âme
fut unie à son corps, l'immunisa à tout jamais contre tout péché
actuel, soit mortel, soit véniel. C'est ce qu'il nous faut main-
tenant considérer ; et tel est l'objet de l'article qui suit.
32 SOMMIi: T H l'O LOGIQUE.
Article IV.
Si par la sanctification dans le sein de sa mère
la bienheureuse Vierge a été préservée de tout péché actuel?
Trois objections veulent prouver que « par la sanctification
dans le sein de sa mère la bienheureuse Vierge n'a pas été
préservée de tout péché actuel ». — La première arguë' de la
doctrine exposée dans l'arlicle précédent ou de la conclusion
que saint Thomas y établissait en partie. Il a été dit, rappelle
le saint Docteur, qu'après la première sanctification le Jomes
du péché demeura en Marie. Or, le mouvement du Jomes » ou
de la concupiscence, « même s'il prévient la raison, est un
péché véniel, quoique très léger, comme le dit saint Augus-
tin, au Uwedela Trinité ÇSldiHve des, Sentences , liv. II, dist. xxiv) ».
(Cf. ce que nous avons dit là-dessus, dans la /«-S"^, q. 7/i, art. 3 ;
exposé dont nous trouvons ici, dans le mot de saint Thomas
que nous venons de lire la confirmation expresse). « Donc, en la
bienheureuse Vierge Marie, a été quelque péché véniel ». — La
seconde objection cite un texte de « saint Augustin », qui,
« dans son livre Des questions du Nouveau et de l'Ancien Tes-
tament (q. Lxxiii ; parmi les œuvres de saint Augustin), sur ce
texte de saint Luc, ch, 11 (v, 35): Son glaive transpercera votre
âme, dit que la bienheureuse Vierge, au moment de la mort du
Seigneur, saisie de stupeur, douta. Or, le doute dans la foi est
un péché. Donc la bienheureuse Vierge n'a pas été préservée
exempte de tout péché ». — La troisième objection apporte
une série de textes pris dans saint Jean Chrvsostomc, qui,
entendus comme ils se présentent, seraient bien défavorables et
au sujet desquels saint Thomas aura un mot qu'on ne trouve
plus nulle part sous sa plume ou sur ses lèvres, quand il s'agit
d'un saint et d'un Père de l'Eglise. « Saint Jean Chrysostome,
sur saint Mathieu (hom. XLIV, ou XL\), exposant ce texte (du
chapitre xii, v. /j-) : Voici que votre mère et vos Jrères sont là
dehors qui vous demandent, dit : // est manijesle qu'ils Jaisaient
Q. XXVH. DE LA SANC M FICATIO.N DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. 33
cela uniquement par vaine gloire. Et sur ce mot que nous lisons
en saint Jean, ch. ii (v. 3) : Ils n'onl pas de vin », parole qui
fut dite par Marie, s'adressant à Jésus pour provoquer son pre-
mier miracle, « le même saint Jean Chrysoslome dit (hom. XXI,
ou XX) qu elle voulail se montrer agréable aux autres et se faire
vfiloir elle-même par son Fils, et peut-être quelle éprouva quelque
chose d'humain, comme les Jrères de Jésus quand ils lui disaient :
Manifeste-toi donc au monde. Et un peu après il ajoute : Cest
qu'elle n'avait pas encore de Lui l'opinion quil Jallait. Or, tout
cela est manifestement péché. Donc la bienheureuse Vierge ne
fut point préservée de tout péché ».
L'argument sed contra est un beau texte de « saint Augus-
tin », qui « dit, au livre De la nature et de la grâce (ch. xxxvi) :
Au -sujet de la Sainte Vierge Marie, pour l'honneur du Christ, Je
ne veux, en aucune manière, qu'il soit question d'elle, quand il
s'agit du péché. Par là, en effet, nous savons qu'il lui a été accordé
plus de grâce pour triompher entièrement du péché, qu'elle a mérité
de concevoir et d'enfanter Celui dont il est certain qu'il n'a eu aucun
péché ». Ce beau texte de saint Augustin, qui résume à lui
seul toute la pensée catholique, a été cité pour prouver l'Im-
maculée-Conception de Marie. Et, entendu dans un sens pur
et simple, il va, en effet, à exclure de la Très Sainte Vierge
tout péché sans exception ; par conséquent, même le péché
originel. Saint Thomas ne l'apporte ici que pour l'exclusion
de tout péché actuel, puisque, à ses yeux, la nécessité de la ré-
demption ne permettait pas d'exempter Marie du péché ori-
ginel. Nous savons maintenant, par la définition de l'Église,
que la nécessité de la rédemption n'entraîne pas celte consé-
quence. Et, par suite, nous avons la joie de pouvoir entendre,
dans son sens absolu, la raison d'exemption que nous marque
saint Augustin dans ce beau texte et que va reproduire saint
Thomas dans le magnifique corps d'article que nous allons
lire, dont on a pu dire qu'il est la démonstration même de la
nécessité du privilège de Marie.
Au début de ce corps d'article, saint Thomas formule un
principe qui domine toute l'économie de l'action providentielle,
soit dans l'ordre de la nature, soit dans l'ordre de la grâce, et
XVI. — La Rédemption. 3
3/| SOMME THÉOLOGIQUR.
qui lui permettra, en l'appliquant à Marie, de tirer la conclu-
sion qu'il se propose, avec une telle plénitude de lumière que
la conséquence de Flmmaculée-Conception s'y trouvera impli-
citement comprise. « Ceux-là, fait observer saint Thomas, que
Dieu choisit pour quelque chose, Il les prépare et les dispose
de telle manière qu'ils se trouvent aptes à ce pour quoi ils sont
choisis ; selon cette parole de la seconde Épître aux Corinthiens,
ch. m (v. 6) : // nous a faits les dignes ministres du Nouveau Tes-
tament. Or », poursuit le saint Docteur, en une parole que rien
ne saurait dépasser dans l'ordre des pures créatures, « la
bienheureuse Vierge a été choisie, d'un choix divin, pour être
Mère de Dieu. Par conséquent, on ne peut mettre en doute que
Dieu, par sa grâce, ne l'ait rendue apte à un tel rôle; selon
que l'ange s'en ouvrit à elle (S. Luc, ch, i, v. 3o et suiv.) :
Vous avez trouvé grâce auprès de Dieu : voici que vous concevrez,
etc. D'autre part, elle n'eût pas été mère de Dieu comme il le
fallait, si elle avait jamais péché : — soit parce que l'honneur
des parents rejaillit sur les enfants, selon cette parole des Pro-
verbes, ch. XVII (v. 6) : La gloire des enfants est dans leurs pa-
rents ; d'où il suit que, par opposition, l'ignominie de la mère
rejaillirait sur le Fils; — soit aussi parce qu'elle eut une affi-
nité singulière au Christ qui prit d'elle la chair; or, il est dit,
dans la seconde Épitre aux Corinthiens, ch. vi (v. i5) : Quel
rapport y a-t-il du Christ à BéliaU — soit enfin parce que le
Fils de Dieu, qui est la Sagesse de Dieu (première Épître aux
Corinthiens, ch. i, v. 2/i), habita en elle d'une manière toute
spéciale, non seulement dans son âme, mais encore dans son
sein; or, il est dit, au livre de la Sagesse, ch. 1 (v, 4) : La Sa-
gesse n'entrera pas dcms une âme ou se trouve le mal, ni elle n ha-
bitera dans un corps soumis au péché. — Il suit de là qu'il faut
avouer purement et simplement que la bienheureuse Vierge
n'a commis aucun péché, ni mortel, ni véniel ; de telle sorte
que s'est accompli ce qui est dit dans le Ccmtique des cantiques,
ch. IV (v. 7) : Vous êtes toutebelle, ma bien-aimée, et il n'est pas
de tache en vous ». — Comme nous l'avons déjà fait remarquer,
cette magnifique argumentation de saint Thomas ne va pas
seulement à exclure de Marie tout péché actuel, soit mortel,
Q. XXVtr. — DE LA SANCTIFICATION DR LA BIENIlRUnEUSE VIERGE. 35
soit véniel ; elle entraîne aussi nécessairement l'exclusion ab-
solue de toute souillure du péché originel : et saint Thomas
n'aurait pas hésité à tirer cette conséquence, si Dieu lui avait
montré, comme II l'a montré depuis à son Eglise, que la néces-
sité de la rédemption pour Marie pouvait être maintenue avec
cette exemption. — La conclusion du présent corps d'article,
précisément parce qu'elle avait été dégagée et affirmée par saint
Thomas avec une telle force et une telle netteté, fut insérée par
le concile de Trente dans le canon 23 de la session VP. On
peut supposer, à la manière dont le même concile réserve la
question de l'Immaculée-Gonceplion, quand il traite du péché
originel (session V% can. 5), que si le privilège de Marie avait
été mis en lumière par saint Thomas comme l'avait été la con-
clusion actuelle, le concile l'aurait également définie. Mais
Dieu en avait disposé autrement, pour que la définition de ce
dogme fût réservée, avec toutes les splendeurs de Lourdes, aux
besoins spirituels de nos jours.
Vacl priimiin répond dans le sens de la conclusion de l'arti-
cle précédent, où il a été dit que jusqu'à la conception du
Christ \e Jomes exista en Marie, mais lié. « Dans la bienheu-
reuse Vierge Marie, après sa sanctification dans le sein de sa
mère, le fomes demeura, mais il demeura lié : de telle sorte
qu'il ne s'échappât jamais en un mouvement désordonné pré-
venant la raison. Et bien qu'à cet effet agit la grâce de la sanctifi-
cation, toutefois elle n'y suffisait point par elle seule; sans quoi,
par la vertu de cette grâce, il eût été conféré à Marie qu'aucun
mouvement ne pût s'élever dans sa sensualité », ou dans sa
partie affective sensible, « avant l'intervention de la raison :
et ainsi elle n'aurait pas eu le fomes ; ce qui est contraire à la
doctrine précédemment formulée (art. précéd.). Nous dirons
donc que ce qui achevait de maintenir lié le fomes, c'était la
divine Providence ne permettant pas qu'aucun mouvement dé-
sordonné provienne de ce foyer ». — Toute difficulté disparaît,
si nous admettons, comme nous l'avons établi plus haut, que
le privilège de l'Immaculée-Conception entraîna, dès le pre-
mier instant de l'être de Marie, l'exclusion absolue du fomes.
Uad secundum fait observer que « cette parole du vieillard
36 SOMME THÉOLOGIQUK.
Siméon », d'où le texte attribué à saint Augustin lirait la no-
tion du doute, a été expliquée diversement. ^— » Origène
(hom. XVII, sur saint Lac) et d'autres Docteurs (comme Cyrille
d'Alexandrie, sur sain l Jean, liv. XII, sur le ch. xix, v, 25; et
saint Jean Damascène, livre IV, ch. xiv), l'entendent de la dou-
leur que la Très Sainte Vierge éprouva dans la Passion du
Christ )). Cette interprétation est la plus obvie et la plus natu-
relle. — « Saint Ambroise {sar saint Luc, liv. II), dit que le
glaive signifie la prudence de Marie, instruite du mystère de Dieu.
La parole de Dieu, en effet, est vivante et pénétrante, plus aiguë
qu'aucun glaive si aigu soit-il. — D'autres (comme le texte cité
dans l'objection) ont entendu, par ce glaive, le doute : que
cependant il ne faut pas entendre au sens de l'hésitation dans
la foi, mais au sens de l'étonnement ou de l'admiration. Saint
Basile dit, en effet, dans sa lettre à Optimus, que la bienheurewie
Vierge se tenant au pied de la Croix et considérant toutes choses,
après le témoignage de Gabriel, après lejait de VineJJable concep-
tion divine, après Vimmense éclat des miracles, hésitait dans son
esprit, voyant, d'une part, l'ignominie de la Croix, et, de l'au-
tre, les merveilles de son Fils ». Marie hésitait donc, non pas
sur l'objet de sa foi, mais sur la manière d'en accorder certains
contrastes.
Vad tertium déclare nettement que « dans ces paroles «,
que citait l'objection, « saint Jean Chrysostome a dépassé la
mesure : in illis verbis Chrysostomus excessil ». Par conséquent,
nous n'avons pas à nous y tenir. « Toutefois », reprend aus-
sitôt notre admirable saint Thomas, qui, même ici, semble
n'avoir dit le mot qu'il vient de dire, qu'à contre-cœur, tant il
est plein de respect pour les Pères et les saints Docteurs, « on
peut expliquer ces paroles, en leur donnant ce sens, que le Sei-
gneur réprima à l'occasion de Marie, non pas un mouvement
de vaine gloiie qui se serait élevé en elle, mais ce que les autres
auraient pu supposer qui se trouvât en elle »,
Après avoir considéré les effets de la première sanctification
de Marie en ce qui louche à l'exclusion du mal ; — et nous avons
^u que cette exclusion devait être entendue de la façon la plus
Q. XXVII. DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. 3"]
absolue, écartant jusqu'à l'ombre même d'un mal moral quel-
conque; — nous devons maintenant considérer les effets de
cette sanctification en ce qui concerne la collation du bien.
C'est l'objet de l'article suivant.
Article V. •
Si la bienheureuse Vierge, par la sanctification dans le sein
de sa mère, a obtenu la plénitude ou la perfection de la
grâce?
Trois objections veulent prouver que « la bienheureuse Vierge,
par la sanctification dans le sein de sa mère, n'a pas obtenu la
plénitude ou la perfection de la grâce ». — La première déclare
que « cela paraît être le privilège du Christ, selon cette parole
de saint. Jean, ch. i (v. i4) : Nous l'avons vu, comme le Fils uni-
que venu du Père, plein de grâce et de vérité. Or, les choses qui
sont le propre du Christ ne doivent pas être attribuées à quel-
que autre. Donc la bienheureuse Vierge n'a pas reçu la pléni-
tude de la grâce dans sa sanctification ». — La seconde objec-
tion dit que « pour ce qui est plein et parfait, il ne reste plus
rien à ajouter ; car/e parjait est ce à quoi rien ne manque, comme
il est marqué au livre lll des Physiques (ch. vi, n. 8 ; de saint
Th., leç. II). Or, la bienheureuse Vierge, dans la suite, reçut
une addition de grâce, quand elle conçut le Christ. Il lui fut dit,
en effet, comme on le voit en saint Luc, ch. i (v. 35) : L'Esprit-
Saint viendra en vous. Pareillement aussi, quand elle fut prise
au ciel dans la gloire. Donc il semble qu'elle n'eut pas, dans sa
première sanctification, la plénitude de toutes les grâces ». —
La troisième objection fait observer que « Dieu n'accomplit rien
d'inutile, comme il est dit au premier livre du Ciel et du Monde
(ch. IV, n. 8; de saint Th., leç. 8). Or, il est certaines grâces
que la bienheureuse Vierge aurait eues inutilement, n'en ayant
jamais pratiqué l'usage : nous ne lisons pas, en effet, qu'elle ait
jamais enseigné, ce qui est l'acte de la sagesse; ou qu'elle ait
fait des miracles, ce qui est l'acte de la grâce gratuitement don-
38 SOMME THÉOLOGIQUE.
née. Donc elle n'a pas eu la plénitude de toutes les grâces ».
L'argument sed conlra en appelle à ce que « l'Ange dit à la
bienheureuse Vierge : Salut, pleine de grâce (Saint Luc, ch. i,
V. 28). Et saint Jérôme expliquant ce mot, dans son sermon de
l'Assomption (ou plutôt dans la lettre à Paule et Eustochiani,
parmi les œuvres supposées), dit : Oui, vraiment , pleine de grâce :
car, aux autres, c'est d'une Jaçon partielle que la grâce est accor-
dée; mais, en Marie, la plénitude de la grâce s'est répandue d'un
seul coup tout entière ».
Au corps de l'article, saint Thomas évoque, ici encore, un
principe lumineux qui va lui permettre de conclure, en faveur
de Marie, à la plus entière et la plus parfaite plénitude de toutes
les grâces. Plus, nous dit-il, on approche du principe premier,
en chaque genre, plus on participe l'effet de ce principe; d'où
saint Denys, au chapitre vi de la Hiérarchie céleste, dit que les
anges, qui sont plus rapprochés de Dieu, » par leur nature,
« participent plus que les hommes aux bontés divines » dans
l'ordre naturel. « Or, le Christ est le principe de la grâce : selon
la divinité, comme auteur de cette grâce; et, selon l'humanité,
par mode d'instrument; ce qui a fait dire à saint Jean, ch. i
(v. 17) : La grâce et la vérité a été faite par Jésus-Christ' D'au-
tre part, la bienheureuse Vierge a été la plus rapprochée du
Christ selon son humanité, puisque c'est d'elle qu'il a pris la
nature humaine. Il s'ensuit qu'elle a dû, plus que tous les autres,
recevoir du Christ la plénitude de la grâce ».
L'ad primum nous montre les rappoits et les différences qu'il
y a entre la plénitude de la grâce que nous attribuons au Christ
et celle que nous attribuons à la Très Sainte Vierge. Pour les
bien entendre, il nous faut retenir le principe, que « Dieu
donne à chacun la grâce selon ce à quoi il est choisi. Et, parce
que le Christ, en tant qu'il est homme, a été prédestiné et
choisi à cette fin d'être le Fils de Dieu destiné à sanctifier les
autres (cf. ép. aux Romains, ch. i, v. 4), H a eu ceci de propre
d'avoir une telle plénitude de grâce qu'elle rejaillirait sur tous;
selon qu'il est dit en saint Jean, ch. i (v. 16) : De sa plénitude
nous avons tous reçu. Quant à la bienheureuse Vierge Marie, elle
a obtenu une si grande plénitude de grâce, à être la plus rap-
Q. XXVII. — DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUHEUSE VIERGE. Sq
prochée de l'auteur de la grâce : au point qu'elle recevra en
elle Celui qui est rempli de toute grâce, et qu'en l'enfantant elle
ferait en quelque manière dériver la grâce sur tous ». — On
aura remarqué la formule employée ici par saint Thomas. Il
n'en est pas qui mette en un jour plus précis et plus rigoureu-
sement théologique la grande vérité que Dieu a voulu que dans
l'ordre de la Rédemption toutes les grâces nous vinssent par
Marie : non pas qu'elle-même soit, à proprement parler, la
source de toutes les grâces; cette source n'est pas autre que le
Christ; mais parce que c'est elle qui a donné au monde celte
source, et que, par suite, c'est à elle ou à son action qu'est
subordonné, en quelque sorte, son écoulement universel.
Uad secandam explique comment la Très Sainte Vierge a pu
grandir et progresser dans la grâce, sans que cela ait nui à la
plénitude de la première grâce en elle. Saint Thomas établit
une comparaison avec les choses de la nature. « Dans les cho-
ses naturelles vient d'abord la perfection de la disposition : telle
la matière qui est disposée d'une manière parfaite à recevoir sa
forme. Puis, on a la perfection de la forme, qui l'emporte sur
la première : c'est ainsi que la chaleur qui provient de la forme
du feu est plus parfaite que la chaleur qui disposait à cette
forme. Enfin, il y a la perfection du terme : tel le feu, qui a de
la manière la plus parfaite toutes ses qualités, quand il se trouve
en son lieu », à raisonner dans le sentiment d'Aristote, qui
assignait un lieu spécial, dans la nature, à chacun des quatre
éléments. — ci Pareillement, aussi, pour la bienheureuse Vierge,
il y a eu une triple perfection de la grâce. La première, dispo-
sitive en quelque sorte, qui la rendait apte à être la mère du
Christ; et ce fut la perfection de la sanctification », que nous
savons maintenant avoir été sa conception immaculée. « La
seconde perfection de la grâce fut en la bienheureuse Vierge
par l'effet de la présence du Fils de Dieu incarné dans son sein.
La troisième est celle de la fin, qu'elle a dans la gloire. Or, que
la seconde perfection l'emporte sur la première, et la troisième
sur la seconde, on le voit, d'une première manière, par la libé-
ration ou la délivrance du mal : car, d'abord, dans sa sancti-
fication, elle fut libérée » ou préservée « de la faute originelle;
4o SOMME THÉOLOGIQGE.
ensuite, dans la conception du Fils de Dieu, elle fut totale-
ment purifiée du foines ou du foyer du péché » : nous avons
dit que cette purification avait dû se faire dès la première sanc-
tification ; mais nous pouvons garder ici, comme perfection
plus grande, une plus grande concentration de toutes les facul-
tés de Marie en Dieu, comme nous l'a expliqué saint Thomas
lui-même avec saint Jean Damascène; u enfin, dans sa glorifi-
cation, elle a été délivrée de toute misère », puisque nous la
croyons déjà au ciel en corps et en âme, pleinement glorifiée
dans tout son être, comme le Christ son divin Fils. « D'une
seconde manière, on le voit pour ce qui est de l'ordre au bien :
car, d'abord, dans sa sanctification, elle a reçu la grâce l'incli-
nant au bien ; ensuite, dans la conception du Fils de Dieu, a
été achevée ou consommée en elle la grâce qui la confirmait
dans le bien; el, enfin, dans sa glorification, a été consommée
la grâce qui la rendait parfaite dans la fruition de tout bien ».
— Quelle merveilleuse gradation ; et comme ce dernier mol en
montre excellemment le couronnement.
h'ad tertiuin déclare, en une formule magnifique, qu' (( il
n'y a pas à mettre en doute que la bienheureuse Vierge
n'ait reçu excellemment et le don de sagesse, et la grâce des
veitus » ou des miracles, u el aussi la grâce de la prophétie,
comme le Christ les a eus. Toutefois, elle n'a pas reçu d'avoir
tous les moyens » ou toute la mise en œuvre « de ces grâces
et des autres grâces semblables, « comme les a eus le Christ;
mais selon qu'il convenait à sa condition. — Elle eut, en effet,
l'usage du don de sagesse dans l'acte de contempler; selon
celte parole de saint Luc, ch. n (v. 19) ; Marie conservait loules
ces paroles, les médilanl dans son cœur; mais elle n'eut pas
l'usage du don de sagesse quant à l'acte d'enseigner, parce que
cela ne convenait pas à son sexe, selon cette parole de la pre-
mière Epitre à Timolhée, ch. 11 (v. 12) : Four ce qui est d'ensei-
gner, je ne le permets pas à la femme. — L'usage des miracles
ne lui convenait pas de son vivant; parce qu'en ce temps-là il
fallait, par les miracles, confirmer la doctrine du Christ; et
c'est pourquoi il ne convenait qu'au seul Christ de faire des
miracles, et à ses disciples, qui étaient les poiteurs de sa doc-
Q. XXVir. - DE LA SANCTFFlCATIOxN DE LA BIEMIEUIŒLSE VIERGE. /j I
Irine. Et à cause de cela aussi il est dit de Jean-Baptiste, en
saint Jean, cli. x (v. ^i), qu'il ne fît aucun miracle : afin que
l'attention de tous se portât sur le Christ ». Cette raison est du
plus haut intérêt. Elle nous explique fort hien pourquoi cer-
tains aspects du culte, même quand il s'agit de la Très Sainte
Vierge, ont pu n'apparaître ou ne se développer que plus lard,
dans la suite de la vie de l'Eglise. — Saint Thomas termine en
déclarant que « Marie eut l'usage de la prophétie, comme on
le voit dans le cantique qu'elle fit », au joui' de la Visitation,
quand elle répondit à la salutation de sa cousine sainte Elisa-
beth, par son divin « Magnificat anima mea Doniinani ».
Il eût été dilïicile de mettre en un plus beau jour la pléni-
tude de grâce qui a été conférée à Marie. Elle est si rapprochée
de celle du Christ que c'est à peine si elle s'en distingue : ou
plutôt elle s'en distingue comme il convenait que ce fût entre
la plénitude de Celui qui est la source de toutes les grâces et
la plénitude de Celle qui a mérité de porter en elle cette source
et de la donner au monde.
Saint Thomas, dans un dernier article, considère la sancti-
fication de Marie, qui était tout l'objet de la question présente,
en la comparant à la sanctification (|ui a pu être celle de quel-
ques autres saints. Il se demande si d'avoir été sanctifiée dans
le sein de sa mère, a été, après le Christ Lui-même, une chose
tout à fait propre à la Très Sainte Vierge, de telle sorte que
nul autre, en dehors d'elle, n'ait été gratifié d'une pareille fa-
veur. Voyons tout de suite quelle a été, sur ce dernier point,
la pensée de notre saint Docteur.
Article VI.
Si d'avoir été sanctifiée dans le sein de sa mère, après le Christ
a été chose propre à la bienheureuse Vierge ?
Trois objections veulent prouver que « d'avoir été sanctifiée
dans le sein de sa mère, après le Christ a été chose propre à la
^2 SOMME THÉOLOGIQUE.
bienheureuse Vierge ». — La première arguë de ce qu' « il a
été dit (art. k) que la raison pour laquelle la bienheureuse
Vierge a été sanctifiée dans le sein de sa mère était qu'il fallait
qu'elle fût rendue digne d'être la mère de Dieu. Or, ceci lui
est tout à fait propre. Donc elle seule a été sanclifiée dans le
sein de sa mère ». — La seconde objection, supposant bien
qu'il s'agif, dans la question posée ici, de Jérémie et de saint
Jean-Baptiste, fait observer que « d'autres semblent avoir été
plus rapprochés du Christ que ne l'ont été » ces deux saints
personnages, « Jérémie et Jean-Baptiste, dont on dit qu'ils ont
été sanctifiés dans le sein de leur mère. C'est ainsi que le Christ
est dit spécialement fils de David et d'Abraham, en raison de
la promesse qui leur avait été faite spécialement louchant le
Christ. Isaïe aussi a d'une manière très expresse prophétisé au
sujet du Christ. Pareillement, les Apôtres ont vécu avec le
Christ. Et, cependant, nul de ceux-là n'est dit avoir été sanctifié
dans le sein de sa mère. Donc pour Jérémie, non plus, et pour
Jean-Baptiste, il n'y a pas de raison qu'ils aient été sanctifiés
dans le sein de leur mère ». — La troisième objection cite un
texte 011 (( Job a dit, parlant de lui-même, ch. xxxi (v. i8) :
Depuis mon enjance, la miséricorde a grandi avec moi ; et elle est
sortie du sein de ma mère avec moi. Et, cependant, nous ne di-
sons point, pour cela, qu'il ait été sanctifié dans le sein de sa
mère. Donc, pareillement, nous ne sommes pas forcés de dire
que Jérémie et Jean-Baptiste ont été sanctifiés dans le sein de
leur mère ».
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, au sujet de Jé-
rémie, dans le livre qui porte son nom, ch. i (v. 5) : Avant que
tajusses sorti du sein de la mère, je t'ai sanctifié. Et, au sujet de
Jean-Baptiste, il est dit en saint Luc, ch. i (v, i5) : Il sera rem-
pli de l" Esprit-Saint , encore dans le sein de sa mère ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « saint
Augustin, dans l'Épître « Dardanus (ch. vu), semble parler,
comme d'une chose qui est pour lui dans le doute, de la sanc-
lilicalion de ces deux saints personnages dans le sein de leur
mère. Il se pourrait, en effet, que le tressaillement de Jean dans
le sein de sa mère, ainsi s'exprime saint Augustin, yà/ pour si-
Q. XXVII. — DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. 43
gnijier qu'une si grande chose, savoir qu'une femme était mère
de Dieu, serait connu des parents, non qu'elle le fût de l'enfant
lui-même. Et, aussi bien, il n'est pas dit, dans l'Évangile, que l'en-
fant crût dans le sein de sa mère, mais qu'il tressaillit : or, nous
voyons que le tressaillement n'est pas seulement le Jait des enfants,
mais qu'il l'est aussi des animaux. Toutefois, il y eut cela d'étrange,
ici, que le fait se produisit dans le sein de la mère. Et c'est pour-
quoi, comme il arrive pour les miracles, ce fut un effet divin pro-
duit dans l'enfant, non un effet divin provenant de r enfant. Quoi-
que, du reste, même si l'usage de la raison et de la volonté a été
avancé dans cet enfant, au point que même dans le sein de sa mère
il ait pu connaître, croire et consentir, choses qui ne sont possibles,
pour les autres enfants, qu'avec l'âge, cela aussi doit être rangé
parmi les miracles de la divine puissance. — Mais, reprend saint
Thomas, parce qu'il est dit expressément dans l'Évangile », au
sujet de .lean-Baptisle, « que l'enfant serait rempli de l'Esprit-
Saint, encore dans le sein de sa mère ; et qu'au sujet de Jérémie
il est dit expressément (dans son livre) : Avant que lu sortes du
sein maternel, je t'ai sanctifié, il semble que nous devons affir-
mer qu'ils ont été sanctifiés dans le sein de leur mère, bien
qu'ils n'aient pas eu, dans le sein de leur mère, l'usage du libre
arbitre, au sujet duquel saint Augustin pose la question ; pas
plus, du reste, que les enfants, qui sont sanctifiés par le bap-
tême n'ont tout de suite l'usage du libre arbitre ». Donc, nous
pouvons et devons, semble-l-il, affirmer que soit par .lérémie,
soit plus encore par Jean-Baptiste, la grâce sanctifiante due à
l'action directe de l'Esprit-Saint leur a été accordée encore dans
le sein de leur mère.
Mais si nous l'admettons pour eux, « il n'y a pas à croire
que d'autres aient été sanctifiés dans le sein de leur mère, sans
que l'Écriture en fasse mention. C'est qu'en clïèt, ces sortes de
privilèges de la grâce, qui sont conférés à quelques-uns en de-
hors de la loi commune, sont ordonnés à l'ulililé des autres,
selon cette parole de la première Épitre aux Corinthiens, ch. xii
(v. 7) : A chacun est donnée la manifestatian de l'Esprit pour l'uli-
lilé : laquelle serait nulle, au sujet de la sanctification de quel-
ques-uns dans le sein de leur mère, si la chose n'était pas con-
ai SOMMIÎ ÏHEOLOGIQUE.
nue de l'Eglise ». — Que si nous nous demandons pourquoi
ces deux saints personnages, Jérémie et Jean-Baptiste, ont été
gratifiés de ce privilège, et non pas les autres, « bien que nous
ne puissions pas assigner de raison des jugements de Dieu
pourquoi II accorde à un tel, et non à un autre, tel don de la
grâce, toutefois il semble avoir été convenable que ces deux
saints personnages fussent sanctifiés dans le sein de leur mère,
pour figurer par avance la sanctification qui devait se faire
par le Christ. Cette sanctification, en effet, devait se faire,
d'abord, par la Passion du Christ, selon celte parole de l'Épître
aux Hébreux, chapitre dernier (v. 12) : Jésus, pour sanclifier,
par son sang, son peuple, a souffert hors de la porte » de la ville.
« Et cette Passion a été annoncée d'avance, d'une manière très
ouverte, par les paroles et les mystères de Jérémie, et aussi
figurée d'une manière très expresse par ses souffrances. La
sanctification, œuvre du Christ, devait se faire ensuite par le
baptême; il est dit, dans la première Épître aux Corinthiens,
ch. VI (v. 6) : Vous avez été lavés {hapl'isés) ; vous avez été sanc-
tifiés. Or, à ce baptême, Jean prépara les hommes par son bap-
tême à lui ».
Vad prinuun répond que la bienheureuse Vieige, qui fut
choisie par Dieu pour être sa mère, a obtenu une plus grande
grâce de sanctification, que Jean-Baptiste et Jérémie, qui
avaient été choisis comme figures spéciales de la sanctification
du Christ. Et le signe en est qu'il fut accordé à la bienheureuse
Vierge de ne jamais pécher dans la suite, ni mortellement, ni
véniellement, tandis qu'à ces autres saints, sanctifiés dans le
sein de leur mère, l'on croit qu'il a été accordé de ne point
pécher mortellement, la grâce de Dieu les préservant », sans
qu'il soit nécessaire d'admettre qu'ils n'ont point péché véniel-
lement, et surtout qu'ils n'ont plus rien conservé du Jomes,
comme saint Thomas l'a admis pour la Très Sainte Vierge, à
partir de la conception du Fils de Dieu en elle. — Nous pou-
vons même, aujourd'hui, accuser davantage, et sans propor-
tion aucune, le privilège de Marie, puisque nous savons que
pour elle non seulement il y a eu la sanctification avant de
naître;, comme pour Jérémie et Jean-Baptiste, mais la sanctifica-
Q. XXVII. — DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEURKUSr; Vll'HGE. /|5
tion dès le premier instant de son être, de telle sorte qu'elle
n'a jamais élé sous l'empire du péché et du démon : privilège
unique, qu'aucun autre des enfants d'Adam n'a connu; et qui
a été accordé à la Très Sainte Vierge, précisément à cause de
sa dignité de créature unique choisie par Dieu pour être sa
mère.
L'ad secLindam dit que a d'autres saints ont pu être plus unis
au Christ par rapport à d'autres choses. Mais Jérémie et
Jean-Baptiste ont été le plus unis au Christ quant à la figure
expresse de sa sanctification, ainsi qu'il a été marqué » (au
corps de l'article).
L'ad terliam explique que « la miséricorde dont parle Job
ne signifie pas la vertu infuse », provenant de la grâce sancti-
fiante et dépendant de la charité, « mais une certaine inclina-
tion naturelle à l'acte de cette vertu »..
L'heureuse créature choisie de Dieu pour être la mère de
son Fils dans le mystère de son Incarnation devait bien,
comme nous tous, appartenir à la race d'Adam pécheur. Elle de-
vait même venir de notre commun père par la même voie de
génération naturelle qui est celle de nous tous. A ce titre, elle
aurait dû, comme nous, contracter la souillure originelle qui
nous vient de notre naissance. Mais, d'autre part, il ne se
pouvait pas que la mère du Fils de Dieu fût jamais, ne se-
rait-ce qu'un inslanl, souillée d'un péché quelconque. Dieu se
devait à Lui-même de se choisir une mère toute pure et d'ab-
solue sainteté. Pour cela. Il résolut, dans son infinie sagesse,
d'appliquer à Marie, par avance, les mérites de la Rédemption.
La rachetant d'une rédemption préventive, Il ne permit pas
que le péché arrive jusqu'à elle. Il la revêtit de grâce, d'ufte
grâce de rédemption qui prévenait le péché, dès le premier
instant de son être, au moment même où son âme raisonna-
ble s'unissait à son corps. Ce fut le privilège de l'Immaculée-
Conception. Ce privilège unique, en même temps qu'il excluait
de l'âme de Marie, même dans sa partie attective sensible, jus-
qu'à l'ombre du péché, rendant, pour elle, tout péché impos-
sible, lui conférait, dès ce premier instant, sous forme de don
/|G SOMMR TIIKOLOGIQUE.
habituel, la plénitude de toutes les grâces, au point que tou-
tes les grâces qui seraient dans l'âme du Christ comme dans
leur source, avaient déjà en Marie et devaient avoir de plus en
plus en elle jusqu'au jour de leur épanouissement parfait
dans la gloire du ciel, leur reflet le plus immédiat, le plus
intense, le plus radieux.
Après la question de sa sanctification ou de son Immaculée-
Conception, nous devons considérer, au sujet de la Mère du
Christ Rédempteur, sa virginité. C'est l'objet de la question
suivante.
(GESTION XXVIII
DE LV VIRGINITE DE L\ VIERE DE DIEU
Cette question comprend quatre articles :
i' Si la Mère de Dieu a été vierge dans la conception du Christ?
a° Si elle a été vierge dans l'enfantement?
3° Si elle a été vierge après l'enfantement?
4° Si elle avait fait le vœu de virginité?
De ces quatre articles, les trois premiers traitent de la virgi-
nité de Marie; le quatrième examine si ce fait a été consacré
par le vœu. — Au sujet du fait de la virginité de Marie, trois
aspects essentiels sont à considérer; car, pour être réel, dans le
sens absolu du mot, il faut qu'il ait été maintenu : et au mo-
ment de la conception du Christ; et au moment de sa nais-
sance; et toujours dans la suite. De là les trois points exami-
nés en chacun des trois premiers articles. Venons, tout de suite,
à l'article premier.
Article Premier.
Si la Mère de Dieu a été vierge en concevant le Christ?
Nous avons ici cinq objections. Elles veulent prouver que
« la Mère de Dieu n'a pas été vierge dans le fait de la concep-
tion du Christ ». — La première déclare qu' « aucun enfant
qui a un père et une mère n'est conçu d'une mère vierge. Or,
le Christ n'est pas seulement dit avoir une mère; il est dit
aussi avoir un père. Nous lisons, en effet, dans saint Luc,
ch. II (v. 33) : Son père et sa mère étaient dans Vétonnemenl et
V admiration au sujet des choses qui se disaient de Lui. Et, plus
48 SOM-MD TIIKOLOGIQUI5.
loin, dans le même saint Luc (v. /i8), il est dit : Voici que vo-
tre père et moi, pleins de douleur, nous vous cherchions. Donc le
Christ n'a pas été conçu d'une Mère vierge ». — La seconde
objection en appelle à ce que « dans saint Matthieu, ch. i
(v. I et suiv.), il est prouvé que le Christ était fils d'Abraham
et de David, par ce Fait que Joseph descendait de David. Or,
cette preuve paraît être nulle, si Joseph n'est pas le père du
Christ. Donc il semble que la Mère du Christ l'a conçu par l'ac-
tion de Joseph. Et, dès lors, il ne semble pas qu'elle ait été
vierge dans la conception ». — La troisième objection apporte
le texte de saint Paul, où « il est dit, dans l'épître aux Galates,
ch. IV (v. /i) : Dieu a envoyé son Fils engendré de la femme. Or,
selon le mode ordinaire de parler, on appelle femme, celle qui
a été unie à un homme par l'acte du mariage. Donc le Christ
n'a pas été conçu d'une Mère vierge ». — La quatrième objec-
tion dit que « pour les êtres de même espèce, il y a un même
mode de génération, attendu que la génération reçoit son es-
pèce de son terme, comme aussi tous les autres mouvements.
Or, le Christ a été de même espèce avec les autres hommes;
selon cette parole de l'Ëpître aux Philippiens, ch. ii (v. 7) : Fait
à la ressemblance des hommes, et trouvé extérieurement comme un
homme. Puis donc que les autres hommes sont engendrés de
l'union de l'homme et de la femme, il semble que le Christ
aussi a été engendré d'une semblable manière. Et, par suite, il
ne semble pas qu'il ait été conçu d'une Mère vierge ». — La
cinquième objection, d'ordre encore plus rationnel ou philo-
sophique, fait observer que (( toute forme naturelle a une ma^»
tière déterminée pour elle en dehors de laquelle elle ne peut
pas être. Or, la matière de la forme humaine paraît être l'élé-
ment générateur qui vient de l'homme et de la femme. Si donc
le corps du Christ n'a pas été conçu de cet élément, il semble
qu'il n'est pas un corps humain; ce qui ne saurait être. Donc
il semble qu'il n'a pas été conçu d'une Mère vierge ». — Nous
n'avons pas à insister pour souligner le caractère des objec-
tions que vient de se poser saint Thomas. Il serait impossible
d'en formuler de plus essentielles ni de plus radicales. Aucun
hérétique ou aucun incrédule n'en a donné de plus fortes.
\
()UI.Sr. WVIM. — Dl' l.\ MUGlMTl': \m LA MKllR DD DIEU. /iQ
L'argument sed contra se conleiilc d'apporter le fameux texte
d'Isaïe, où « il est dit, ch. vu (v. i^i) : ] oie i que la Vierge con-
cevra ». — L'application de ce texte d'Isaïe à la conception du
Christ ne saurait faire de doute pour le théologien. Saint Mat-
thieu, en effet, après avoir rapporté le songe de Joseph,
l'époux de Marie, et la parole de l'ange qui était venu dissiper
ses craintes, ajoute, ch. i (v. 2-2, 28) : 7o«/ ceci s'esl fait afin
fjuejùl accomplie la parole du Seigneur par le prophète quand il
dit : ]'oici que la Vierge aura dans son sein et enfantera un Jils, et
on appellera son nom Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous.
Au corps de l'article, saint Thomas déclare qu' « il faut pu-
rement et simplement confesser que la Mère du Christ a conçu
étant et demeurant vierge. Car le contraire appartient à l'héré-
sie des Ébionites et de Gorinthe, lesquels tenaient le Christ pour
un pur homme et le crurent né de l'un et l'autre sexe ». La même
erreur est celle des protestants rationalistes et de tous ceux qui
nient l'action ou l'intervention surnaturelle de Dieu dans l'his-
toire. Une fois rappelée et nettement alfirmée la vérité catholi-
que, consignée, du reste, expressément dans le symbole : de
Maria Virgine; saint Thomas nous apporte les raisons théolo-
giques destinées à montrer l'harmonie de ce mystère. — « Que
le Christ fût conçu d'une Vierge, c'était à propos, nous dit
saint Thomas, pour quatre raisons. — Premièrement, pour
conserver la dignité du Père qui l'envoyait. Dès là, en effet, que
le Christ était le vrai et naturel Fils de Dieu, il n'était pas à
propos qu'il eût un autre père que Dieu, afin que la dignité »
paternelle « de Dieu ne fût pas transférée à un autre. — Secon-
dement, cela convenait à la propiiété du Fils envoyé. Il est, en
effet, le Verbe de Dieu. Or, le Verbe » ou la parole intérieure
« est conçu sans aucune coiruption » ou altération « du cœur »
ou de l'esprit qui le conçoit : a bien plus la corruption du
cœur ne souffre pas la conception d'un verbe parfait ». Cela
veut dire, comme le noie très justement Cajétan, ici, que l'in-
telligence dont l'opération est défectueuse ne saurait exprimer
intérieurement une pensée exacte. « Puis donc que la chair a
été prise par le Verbe de Dieu à l'effet d élre la chair du Verbe
de Dieu, il était convenable qu'elle aussi fût conçue sans la cor-
XVI. — La Rédemption. !\
ÔO SOMME TIIEOLOGIQUE.
ruplion » ou l'altération de la virginité « de sa Mère. — Troi-
sièmement, cela convenait à la dignité de l'humanité du
Christ, dans laquelle le péché ne dut pas avoir de place, alors
que par elle était enlevé le péché du monde, selon cette parole
marquée en saint Jean, ch. i (v. 29) : Voici V Agneau de Dieu,
savoir Celui qui est innocent, lequel enlève le péché du monde.
Or, il ne se pouvait pas que dans une nature déjà corrompue
par l'acte conjugal, la chair naquît » ou fût conçue u sans l'in-
fection du péché originel. Et aussi hien saint Augustin dit, au
livre Des noces et de la concupiscence (livre I, ch. xii) : Seul
racle conjugal ne s'est point trouvé là, savoir dans le mariage
de Marie et de Joseph, parce que dans une chair de péché il ne
pouvait pas se faire sans aucune concupiscence de la chair, la-
quelle se produit en raison du péché, et sans laquelle voulut être
conçu Celai qui devait être sans péché ». On aura remarqué dans
la formule de cette troisième raison ce que vient de dire saint
Thomas, au sujet de l'impossibilité qu'il y a, après le péché,
qu'une conception humaine se produise selon les lois ordinai-
res de la conception, sans que la chair conçue soit infectée du
pécîié originel. Cette déclaration ne va pas contre le dogme de
riinmaculée-Gonception et explique bien plutôt la vraie na-
ture du privilège de Marie tel que l'a défini l'Église. Ce n'est
qu'au moment de l'animation que Marie a été constituée
exemple de toute souillure. Et cette exemption a constitué, à
ce moment, un privilège, précisément parce que la chair con-
çue par voie de génération naturelle portait avec elle l'obliga-
tion de recevoir une âme privée de la grâce sanctifiante, priva-
tion qui eût constitué, au sens formel, la souillure du péché
originel. Il est donc permis de dire qu'en raison de la concep-
tion naturelle, la chair qui devait être unie à l'âme de Marie et
faire partie de son être personnel, portait avec elle, avant d'être
a'insi unie à cette âme qui allait lui communiquer le trop-plein
de sa propre sanctification et avant de faire partie de l'être
personnel de Marie, l'infection du péché originel : c'est même,
à vrai dire, cette infection ainsi entendue, au sens matériel et
antérieurement à la conslitulion de l'être personnel de Marie
par son animation, qui était la raison même de la dette du
OUEST. XXVIII. DE L\ VIIIGIMTE DE LA MERE DE DIEU. 0 1
péché motivant la nécessité de la rédemption qui allait être
appliquée à Marie d'une manière préventive au moment de son
animation. — «. La quatrième raison », pour laquelle il fallait
que le Christ fût conçu d'une mère vierge, « se lire de la fin
de l'Incarnation du Christ, lequel a été fait pour que les hom-
mes pussent renaître en enfants de Dieu, non en vertu de la
chair, ou de ta volonté de V homme, mais de par Dieu (S. Jean,
ch. I, v. i3); c'est-à-dire par la vertu de Dieu, Aussi bien saint
Augustin dit, au livre De la sainte virginité (ch. vi) : // Jallait
que notre tête, par un miracle insigne, naisse, selon son corps,
d'une vierge, pour signifier que ses membres naîtraient, selon l'es-
prit, de l' Église vierge ».
Vad primum donne une double réponse. — La première con-
siste en ce que c comme le dit le vénérable Bède, sur saint
Luc, Joseph est appelé père du Sauveur, non qu'il ait été son vrai
père, au sens des Pholiniens, mais parce que dans le but de con-
server la réputation de Marie, il passait pour tel aux yeux des
hommes. Et aussi bien il est dit en saint Luc, ch. m (v. aS) :
qui était, penscdt-on, fds de Joseph ». — La seconde consiste en ce
que « comme le dit saint Augustin, au livre Du bien conjugal
(ou plutôt Da consentement des Évangiles, liv. I, ch. i), Joseph
est dit père du Christ de la même manière qu'on le tient pour
l'époux de Marie, uni à elle du lien conjugal, sans qu'il y eut ja-
mais eu entre eux de rapports conjugaux ; et cela veut dire qu'il
était plus intimement uni au Clirist que si le Christ avait été son
fds par adoption. Et, en ejjet, il n'y avait pas à s'abstenir d'appe-
ler Joseph son père, bien qu'il ne l'eut pas engendré par voie de
génération cliarnelle, alors qu'il aurait pu être le père de tout
autre qui, non engendré par son épouse, aurait été adopté par
lui ». — C'est un fait constant, que, parmi les hommes, tel su-
jet est appelé du nom de père à l'endroit de tel autre, même
s'il n'a pas été engendré par lui ou par sa femme, par cela seul
qu'il l'a adopté comme fils. A combien plus forte raison, saint
Joseph pouvait-il être appelé le père de l'Enfant qui était le
fruit miraculeux de sa sainte épouse.
L'ad secundum résout excellemment l'objection par la double
autorité de saint Jérôme et de saint Aug-ustin. — « Comme le
52 SOMME TIIÉOLOOIOL'E.
dit saint Jérôme, sur saint Mallldeii, bien que Joseph ne soif pas
le père du Sauveur Notre-Seigneur, tordre de la génération du
Sauveur est continué jusqu'à Josepli : premièrement, parce que ce
nest pas C usage des Écritures d'établir l'ordre des générations par
les femmes ; ensuite, parce que Josepli et Marie appartenaient à la
même tribu, et, à cause de cela, la loi l'obligeait à la prendre
comme épouse en raison de la parenté. — E\, comme le dit saint
Augustin, au livre Des noces et delà concupiscence {\\\ . I,cli. xi),
la série des générations dut être continuée jusqu'à Joseph, afin
que dans ce mariage il ne Jùt pas fait injure au sexe masculin,
comme le plus digne ; alors surtout que la vérité n'en souffrait pas,
puisque Marie et Joseph étaient tous deux de la race de David ».
— Par conséquent, donner les ancêtres de Joseph était donner
les ancêtres de Marie.
Vad tertium répond que « comme le dit la (ilose, au même
endroit, l'Apôtre a mis le mot femme pour désigner une personne
du sexe, selon l'usage de la langue hébraïque. L'usage de la lan-
gue hébraïque, en effet, est d'appeler femmes non les personnes
qui ont perdu leur virginité, mcds, en général, toute personne du
sexe »; comme nous le faisons aussi dans notre langue fran-
çaise.
L'ad quartum dit que « la raison de l'objection s'applique dans
les choses qui viennent à l'être par la voie de la nature, à
cause que la nature, de même qu'elle est déterminée à une
chose, est déterminée aussi à un mode de produire telle chose.
Mais la vertu surnaturelle divine, parce qu'elle s'étend à l'in-
fini, de même qu'elle n'est pas déterminée à un effet, de même
elle n'est pas déterminée à un mode de production de quelque
effet qu'il s'agisse. Et c'est pourquoi, de même que par la
vertu divine il put être fait que le premier homme fût formé
du limon de la terre », étant cependant de même espèce avec
nous, « pareillement aussi il a pu être fait par la vertu divine
que le corps du Christ fût formé d'une vierge sans aucune ac-
tion de l'homme », et néanmoins ce corps est de même espèce
que le nôtre.
L'ad quint uni fait observer que « d'après Arislote, au livre
De la génération des animaux (liv. 1, ch. n, ch. xx ; liv. II,
QUESÏ. XXVIII. — DE LA VlUGlMlÉ DE L\ MERE DE DIEU. 7)3
ch. IV ; liv. IV, ch. i), ce qui est du père n'a pas raison de ma-
tière dans la conception de l'animal, mais seulement de prin-
cipe actif; seule la mère fournit la matière dans la conception.
Il suit de là que si l'action de l'homme n'est pas intervenue
dans la conception du corps du Christ, rien cependant n'a
manqué du côté de la matière )>. — Cette réponse est excel-
lente; et l'on ne saurait trop, même aujourd'hui, appuyer
sur la doctrine physiologique ou biologique qui en est le fon-
dement. — (» Si toutefois, poursuit saint Thomas, ce qui est
du père était matière du fruit conçu parmi les animaux, il est
manifeste cependant que ce n'est pas une matière qui demeure
dans l'état où elle se trouve, mais qu'elle se transforme. Et
bien que la vertu naturelle ne puisse faire passer à une certaine
forme qu'une matière déterminée, loulefois, la vertu divine,
qui est infinie, peut faire passer n'importe quelle matière à
n'importe quelle forme. Aussi bien, de même qu'elle fit pas-
ser le limon de la teire au corps d'Adam, pareillement elle a
pu faire passer au corps du Christ lu matière fournie par la
mère, même si elle n'était pas la matière suffisante à la concep-
lion naturelle ». — Cette seconde réponse est bonne aussi et
peut parfaitement suffire pour ceux qui accepteraient la doc-
trine physiologique signalée à ce sujet et que l'objection faisait
sienne.
xNous devons dire, et c'est absolument de foi, que l'auguste
Mère du Sauveur a conçu son divin Fils en dehors des lois de
la nature, sans rien perdre de sa parfaite virginité. — Mais
pouvons-nous en dire autant dii fait de son enfantement. Pou-
vons-nous dire que Marie a enfanté son divin Fils sans cesser
d'être vierge. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer;
et tel est l'objet de l'article qui suit.
Ol\ SOMME ÏIIEOLOGIQUE.
Article II.
Si la Mère du Christ a été vierge dans renfautement?
Trois objections veulent prou ver, que la « Mère du Christ n'a
pas été vierge dans l'enfantement)). — La première est un texte
de « saint Ambroise », qui, « sur saint Luc (ch. ii, v. 28), s'ex-
prime ainsi : Celui qui sanctifie le sein (Vautrui pour la naissance
du prophète, est le même qui a ouvert le sein de sa Mère, pour naî-
tre de là immaculé. Or, l'ouvcLture du sein exclut la virginité.
Donc la Mère du Christ n'a'jias été vierge dans l'enfantement».
— La seconde objection déclare- qu' « il n'a dû rien se trouver
dans le mystère du Christ, qui put faire apparaître son corps
comme fantastique. Or, ceci semble appartenir non à un
vrai corps, mais à un corps fantastique, de pouvoir passer par
ce qui est fermé; car deux corps ne peuvent pas être ensem-
ble )) dans un même lieu. « Donc il n'a pas dû être, que le
corps du Christ sorte du sein fermé de sa Mère. Et, par suite,
il ne convenait pas que sa Mère fût vierge dans l'enfantement ».
— La troisième objection fait observer que « comme le dit
saint Grégoire, dans l'homélie des Octaves de Pâques (ou hom.
XXVI, sur rÉvangile), par cela que le Seigneur entra 011 étaient
ses disciples, après sa résurrection, les portes closes, // montra
que son corps était de même nature mais dans une autre gloire;
iVou il suit que passer par des choses fermées semble apparte-
nir à la gloire du corps » ressuscité. *< Or, le corps du Christ,
dans sa conception, ne fut pas glorieux, mais passible, portant
la similitude de la chair du péché, comme le dit l'Apôtre aux
Romains, ch. vni (v. 3). Donc il n'est point sorti du sein fermé
de sa Mère ».
L'argument sed contra rappelle qu' « il est dit dans un cer-
tain sermon du concile d'Éphèse », prononcé par Théodore
d'Ancyre, (( que si la nature ne connaît plus de vierge après Ven-
fanlemenl, la grâce nous montre une Mère qui enfante sans qu'il
QUEST. XXVIir. — DE LA VIRGINITÉ DE LA MÈRE DE DIEU. Ô5
soit porté atteinte à sa virginité. Donc la Mère du Christ a été
vierge même dans l'enfantement ».
Au corps de l'article, saint Thomas est on ne peut plus for-
mel au sujet du point qui nous occupe. « Il faut, déclare-t-il,
affirmer sans aucun doute que la Mère du Christ a été vierge
même dans l'enfantement ». Et il apporte, pour le prouver, le
texte d'Isaïe reproduit par saint Matthieu, que nous avons cité
à l'article précédent. Dans ce texte, en effet, d le prophète ne
dit pas seulement : Voici que la Vierge concevra; mais il ajoute:
et elle enfantera an Jils ». — Malgré ce texte, cependant, il n'y
pas eu unanimité parmi les premiers écrivains ecclésiastiques.
Terlullien, argumentant contre le gnoslique Apelles, qui niait
la maternité véritable de Marie, a été trop loin ; et, pour établir
la maternité, il a sacrifié la virginité au moment de l'enfante-
ment. Origcne aussi parle du « sein ouvert » de la Mère du
Sauveur. Avant les Pères du concile de Nicée, on ne trouverait
peut-être pas de texte formel en faveur du « sein fermé ». Ce
fut surtout au quatrième et au cinquième siècle, que les Pères
se prononcèrent nettement dans ce sens. Mais, dans les pre-
miers siècles, on trouve ce sens affirmé dans divers apocry-
phes. Les scolastiques du Moyen âge adoptèrent unanimement
l'affirmation relative à la virginité de Marie dans son enfante-
ment. Il n'y eut qu'un certain Ralramne de C^Iorbie, au neu-
vième siècle, qui voulut faire là-dessus quelques réserves;
mais sa doctrine ne trouva point d'écho (cf. Scheeben, Histoire
des dogmes, p. Siy). — Saint Thomas, qui n'admettait pas la
moindre hésitation sur ce point, à cause du texte d'Isaïe, ap-
porte de la vérité établie par ce texte, une triple raison théolo-
gique destinée à en montrer la convenance parfaite. — « C'était
là, dit, chose convenable pour trois raisons. — D'abord, parce
que cela convenait à la propriété de Celui qui naissait, qui est
le Verbe de Dieu. Or, le verbe non seulement est conçu dans le
cœur, sans aucune corruption, mais il procède aussi du cœur
sans corruption. Afin donc qu'il fût montré que ce corps était
celui Du Verbe dé Dieu, il fut convenable qu'il naquît du sein
intact de la Vierge. De là vient que nous lisons dans le sermon
du concile d'Éphèse (déjà cité) ; Celle qui enfante une chair
5C SOMME THÉOLOGIQUE.
piwe OU qui n'csl que chair, perd sa virginité. Mais parce que le
Verbe est né dans la chair. Dieu garde la virginité, montrant par
là que Lui-même est le Verbe. De même, en effet, que notre
verbe, quand il est enfanté, ne corrompt pas l'esprit; de même
Dieu le Verbe substantiel, choisissant de naître, ne porte au-
cune atteinte à la virginité. — La seconde raison porte sur
l'effet de l'Incarnation. Car le Fils de Dieu est venu à cette fin
de guérir notre corruption. Il ne convenait donc pas qu'en
naissant 11 corrompît la virginité de sa Mère. Aussi bien saint
Augustin dit, dans un certain sermon de la Nativité du Sei-
gneur (parmi les œuvres supposées) : // ne se pouvait pas que
fût violée Vinlégrité par son avènement, alors qud venait pour
rejaire ce qui était corrompu. — La troisième raison est qu'il
fallait qu'il en fût ainsi, afin qu'en naissant ne diminuât pas
l'honneur de sa Mère, Celui qui avait ordonné d'honorei- les
Parents ».
L'fld primuni fait observer, au sujet du texte cité dans l'ob-
jection, que « saint Ambroise dit cela en expliquant le texte que
l'Evangéliste a ci lé de la Loi, savoir que tout mâle qui ouvre le
sein sera appelé saint ou consacré au Seigneur. Et il dit cela,
comme le note ici le vénérable Bèdc, en parlant du mode ordi-
naire de la naissance ; non quon doive croire que le Seigneur ail
privé de sa virginité le séjour du sein sacré qu II avcdt sanctifié en
y venant. 11 suit de là que l'ouverture dont il est parlé ne signi-
fie pas que le sceau de la pudeur virginale ait été brisé, mais
seulement la sortie de l'Enfant du sein de la Mère ».
\jad secundum répond que u le Christ a voulu démontrer la
vérité de son corps de telle sorte que sa di\ inilé fût déclaiée en
même temps. l']t c'est pourquoi H a mêlé les merveilles aux
humiliations. Aussi bien, pour que son corps fût montré vrai.
Il naît d'une femme. Mais, pour (jue sa tlivinité fût montrée,
11 naît d'une vierge. C'est là, en eft'et, CenfaïUemcnt qui conve-
nait pour un Dieu, comme le dit saint Ambroise dans l'hymne
de la Nativité » (aux Vêpres). — On aura remarqué le beau mot
de cette réponse « Dieu a mêlé savamment les merveilles aux
humiliations », dans le mystère de sa venue au monde : per-
nùscuit mira luunilibas. C'est ce que les mystères joyeux du
0^
QUEST. XXVIII. — Dli LA VIKGIMTÉ DE I, A MKUE DE DIEU. Ô"]
Kosaiie nous mettent sans cesse devant les yeux, depuis celui
de l'Annonciation jusqu'à celui du Recouvrement.
Vad terliuin précise excellemment un" point de doctrine où
de très bons esprits avaient pu hésiter jusque-là. « Quelques-
uns disaient », en ell'et, et, parmi eux, le grand pape Inno-
cent 111, parlant comme docteur privé, dans son traité du
Sacrement de l'autel, Uv. IV, ch. xii, « que le Christ, dans sa
naissance, avait pris la dot de la subtilité », propre aux corps
glorieux, u quand il sortit du sein fermé de la Vierge; « comme
Il prit la dot de l'agilité, quand II marcha, les pieds secs, sur
les (lois de la mer (S. Matthieu, ch. xrv, v. 25). — Mais, reprend
saint Thomas, cela ne s'accorde pas avec ce qui a été déterminé
plus haut (q. i/i)- C'est qu'en elTet, ces sortes de dots du corps
glorieux proviennent en lui du rejaillissement de la gloire de
l'àme sur le corps, ainsi que nous le dirons, (juand il sera
tiaité des corps glorieux (cf. Supplément, q. 82 et suiv.). Or, il
a été dit plu? haut (q. i3. art. 3, ad 2'"" ; q. lO, art. 1, ad 5"'"),
que le Christ permettait à sa c/iair de faire et de pàtir ce qui lui
revient en propre; et il ne se produisait pas le rejaillissement
de la gloire de l'âme sur le coips. Nous dirons donc que tous
ces faits dont il est question ont été produits miraculeusement
par la vertu divine. Aussi bieji saint Augustin, sur saint Jean »
(tr., cxxi), a ces paroles : « A la masse du corps oà était la divi-
nité les portes closes ne Jlrent point obstacle. Celui-là, en ejjet,
peut entrer, sans tes ouvrir, qui, dans sa naissance, laissa inviolée
Il virginité de sa Mère. Et saint Dcnvs dit, dans une de ses épî-
tres (ép. IV, à Caïus), que le Christ accomplissait cui-dessus de
C homme ce qui est de l" homme : c'est ce que montre la Vierge qui
conçoit surnaturellement , et l'eau instable ipd porte le poids de
pieds terrestres ».
L'auguste Marie est demeurée vierge, non seulement au mo-
ment de la conception du Christ, mais encore au moment où
11 est né. Le symbole de la foi nous fait dire que Jésus-Christ,
le Fils de Dieu, est né de la \ icrgc Mcœie. Aucun doute n'est
donc possible sur ce point. — Il ne nous reste plus qu'à nous
demander si c'est à tout jamais et d'une façon absolue que
58 SOMME THÉOLCGIQUE.
Marie est demeurée vierge, après l'enfantement du Christ,
comme elle l'était demeurée dans cet enfantement et dans la
conception. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui
suit.
Article III.
Si la Mère du Christ demeura vierge après l'enfantement?
Six objections veulent prouver que « la Mère du Christ
n'est pas demeurée vierge après l'enfantement >}. — La pre-
mière arguë de ce qu' u il est dit en saint Matthieu, ch. i
(v. i8) : Avant que Joseph el Marie s unissent, elle fat trouvée
avoir dans son sein par l'action de l'Esprit-Saint. Or, l'Évangile
ne dirait pas cela, avant qu'ils s'unissent, s'il n'élait certain
qu'ils devaient s'unir, pas plus que personne ne dira de celui
qui ne doit pas dîner, avant qu'il dîne (cf. S. Jérôme, contre
Helvidius, n. 3). Donc il semble que la bienheureuse Vierge a
dû s'unir, à un moment donné, à Joseph par l'acte conjugal ;
et, dès lors, elle n'est pas demeurée vierge après l'enfante-
ment •). — La seconde objection appuie sur le même passage
de l'Evangile; car « il est ajouté, au même endroit (v. 20), et
ce sont les paroles de l'Ange s'adressant à Joseph : A'e crains
pas d'accepter Marie comme épouse. Or, les épousailles se con-
somment par l'acte conjugal. Donc il semble qu'à un moment
donné l'acte conjugal est intervenu entre Marie et Joseph. Et,
par suite, Marie n'est pas demeurée vierge après Lenfanle-
mcnt I). — La troisième objection poursuit, toujours au sujet
du même passage. « Il est dit, là même, un peu après
(v. 24, 25) : Kl Josep/i accepta son épouse. Et il ne la connais-
sait pas », dans l'ordre du mariage, <x jusqu'à ce qu'elle enfanta
son fds premier -né. Or, cet adverbe Jusqu'à ce que a coutume
de marquer le temps, qui, une fois accompli, voit se faire ce
(]iii ne se faisait pas jusqu'à ce moment-là. Quant au mot
connaître, dans ce texte », comme nous l'avons déjà noté, « il
se prend pour l'acte conjugal (cL S. Jérôme, endroit précité,
QUEST. XWIII. — DE LA VIRGINITE DE LA MERE DE DIEU. -XJ
11" 5) : c'est ainsi, du reste, que dans la Genèse, cli. iv
;v. i), il est dit qxïAdani connut sa femme. Donc il semble
qu'après l'enfantement » du Christ, « la bienheureuse Vierge
fui connue de Joseph; et que, par suite, elle n'est pas demeu-
rée vierge après cet enfantement ». — La quatrième objection
fait remarquer, toujours au sujet du même passage, qu' « on
ne peut appeler premier-né que celui qui a des frères venus
après lui; aussi bien est-il dit, aux Romains, ch. viii (v. 29) :
Ceux qu'il a connus d'avance et qu'il a prédestinés devoir être
conformes à l'image de son Fils, de telle sorte qu'il soit le pre-
mier-né d'un grand nombre de frères. Or, l'Évangélislc appelle
le Christ le premier-né de sa Mère (S. Matthieu, cli. i, v. 25;
S. Luc, ch. II, V. 7). Donc elle a eu d'autres fils après le Christ.
Et, par suite, il semble que la Mère du Christ n'est pas demeu-
rée vierge après l'enfanlemeni ». — La cinquième objection
en appelle à ce qu' « il est dit, en saint Jean, ch. 11 (v. 12) :
Après ces choses, Il descendit à Capharnaiim, Lui, savoir le
Christ, sa mère et ses frères. Or, sont appelés frères ceux qui
sont nés des mêmes parents. Donc il semble que la bien-
heureuse Vierge a eu d'autres enfants après le Christ ». — La
sixième objection apporte le passage où « il est dit ; en
saint Matthieu, ch. \xvii (v. 55, 5G) : Étaient là, savoir auprès
de la Croix du Christ, plusieurs femmes se tenant à l'écart,
lesquelles avaient suivi Jésus de la Galilée et s'étaient mises à
son service : parmi elles, était Marie-Magdeleine , et Marie, mère
de Jacques et de .Joseph, et la mère des Jils de Zébédée. Or, il
semble que cette Marie, qui est appelée, là, mère de Jacques et
de .Joseph, est aussi la Mère du Christ : il est dit, en effet,
dans saint Jean, ch. xxix (v. aS), que se tertait auprès de la
Croix de Jésus, Marie, sa Mère. Donc il semble que la Mère du
Christ n'est pas demeurée vierge apiès l'enfantement ».
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, dans Ézéchiel,
ch. xLiv (v. 9; cf. V. 3) : Cette porte sera fermée; et on ne l'ou-
vrira point; et l'homme n'entrera point par elle; parce que le
Seigneur, Dieu d'Israël, est passé par elle. Ce qu'explique saint
Augustin, dans un seimon (parmi les œuvres supposées), en
disant : Que signifie cette porte Jermée dans la maison du Sei-
Go SOMMFÎ TllÉOLOGIQUE.
(jiieiii', sinon (/ne Marie sera toujours inviolée? El que signifie,
que l'homme n'entrera point par elle, sinon que Joseph ne la con-
naîtra point? El que signifie, que le Seigneur seul entre et sort
par elle, sinon que l' Esprit-Saint Ca rendue féconde, et que le
Seigneur des anges est né d'elle? El que signifie, quelle sera fer-
mée à tout Jamais, sinon que Marie est vierge avant l'enfante-
ment, vierge dans Venjantement, vierge après l'enjanlement? ». —
Ce beau texte, quel qu'en soit l'auteur, méritait d'être cité ici,
à la suite du lexte d'Ézéchiel, qu'il commente si excellemment.
Au corps de l'article, saint Thomas déclare, ici encore, et
avec une énergie d'expression toule spéciale, qu" « en dehors
de tout doute il faut détester l'erreur d'Helvidiiis » contre le-
quel avait lulté saint Jérôme, « qui avait eu la présomption
de dire que la Mère du Christ avait été connue charnellement
par Joseph après son enfantement » divin u et qu'elle avait eu
d'autres enfants. — Cela, en effet, a comme premier tort de
déroger à la perfection du Christ; car, de même que selon la
nature divine, Il est le Fils unique du Père {S. Jean, ch. i, v. i4),
comme étant son Fils parfait de tout point » et épuisant en
quelque sorte, par son infinie perfection, la fécondité du Père,
« de même ainsi il convenait qu'il fût le Fils unique de sa
mère, comme étant son fruit souverainement parfait. — En
second lieu, cette erreur fait injure à l'I^sprit-Saint, dont le
sein virginal fut le temple dans lequel II forma la chair du
Christ; aussi bien ne convenait-il pas que ce temple fût violé
dans la suite par un commerce humain. — En troisième lieu,
cela déroge à la sainteté de la Mère de Dieu : laquelle paraî-
trait souverainement ingrate si elle ne se contentait pas d'un
tel Fils; et si d'elle-même elle avait consenti à perdre par un
commerce charnel la virginité qui avait été conservée en elle
miraculeusement. — En quatrième lieu, ce serait pour Joseph
lui-même une présomption souveraine, s'il avait eu l'audace
de souiller Celle qu'il avait connu, par la révélation de l'ange,
avoir conçu Dieu [)ar l'action de l'Espril-Saint. — Et c'est
pourquoi >/, conclut à nouveau saint Thomas, résumant la doc-
trine des trois premiers articles de la question présente, « il
faut affirmer purement et simplement que la Mère de Dieu, de
QUl'ST. XWIII. ^- DF lA VIKCIMTE DF lA MKIŒ DF. DIFU. Ul
même que vierge elle a conçu et que vierge elle a enfanté,
pareillement aussi vierge après son enfantement à tout jamais
elle estdemeurée ». — L'on ne peut scmpèclier d'éprouver un
sentiment de pieuse admiration à la vue de l'énergie avec la-
quelle saint Thomas, au cours des trois arlicles que nous
venons de lire, a revendiqué, dans son absolue intégrité, la vir-
ginité de Marie, et de la sainte indignation que son génie, tou-
jours si calme, a manifesté contre ceux qui avaient osé s'atta-
quer à la gloire de la Mère de Dieu. On y sent l'émotion d'un
fils vengeant l'honneui" de sa mère.
Vad prininni répond que « comme le dit saint Jérôme, au
livre contre Heividliis (n. ''i), il /nul entendre que cette préposi-
tion « avant », bien rjae souvent elle indique que telle chose doit
suivre, cependant quelquejois elle montre seulement ce qui d'abord
avait été un objet de pensée, sans qu'il soit nécessaire que ce qui
avait été pensé se fasse, quand dans la suite est intervenu quelque
chose qui a déterminé le contraire. Cest ainsi que si quelqu'un
dit : avant que je prisse mon repas dans le port. Je me suis em-
barqué; on n'entendra pas qu'après s'être embarqué il a pris son
repas dans le port, mais qu'il avait eu la pensée cle prendre son
repas dans le port. Et. pareillement, l'Évangile dit : Avant
qu'ils s'unissent, Mcwie Jut trouvée avoir dans son sein par l'ac-
tion de l'Es prit- Saint, non que dans la suite ils se soient unis ;
mais parce que, alors qu'ils paraissaient devoir s'unir, la con-
ception due à l'action de l'Esprit-Saint est intervenue qui a
fait que dans la suite ils ne se sont jamais unis »,
L'ad secundum fait observer que. comme ledit saint Augus-
tin, au livre Des noces et de la concupiscence (livre 1, ch. xi),
la Mère de Dieu est appelée épouse, en raison de la première Joi
Jurée des épousailles , bien qu'il n'y eût pas de rapports conjugaux
entre les deux époux et qu'il ne dût Jamais y en avoir. Selon qu'en
effet saint Ambroise le dit {sur saint Luc, chap. i, v. 27), ce
n'est point la perte de la virginité, mcds l'attestation du lien ma-
trimonial que marque la célébration de noces ». Et comme nous
aurons à le dire, bientôt, à la raison de mariage suffit la par-
faite et irrévocable tradition de part et d'aulrc, sans que l'ac-
tion charnelle soit nécessaire.
()2 SOMMK THKOLOGIQUE.
L'ad lertiani donne plusieurs explications du passage que ci-
tait l'objection. — « D'aucuns ont dit qu'il ne fallait pas en-
tendre ce texte de la connaissance charnelle, mais de la con-
naissance 1) au sens ordinaire de ce mot ou au sens « de la
pensée. Saint Jean Chrysostome dit, en effet {Ouvrage inachevé
sur saint Mallhieu, hom. I; parmi les Œuvres), que Joseph ne
connaissait point, avant quelle enjante, quelle était sa dignité, !nais
qu'il la connut après son enfantement . Par son Fils, en ejjet, elle
remportait en beauté et en dignité sur tout l'univers ; car Celui que
tout r univers ne peut enjermer, elle le reçut seule dans les étroites
limites de son sein virgincd ». Bien que celte explication ne soit
pas obvie et littérale, elle ne laisse pas que d'être fort juste et fort
belle. — « D'autres ont rapporté le texle en question à la con-
naissance de la vue. De même, en effet, que Moïse, parlant avec
Dieu, avait eu sa face couverte de gloire au point que les en-
fants d'Israël n'en pouvaient soutenir l'éclat (a' Épître aux Corin-
thienSy ch. m, v. 7), de môme Marie, couverte de la clarté de la
vertu du Très-Haut (S. Luc, ch. i, v. 35), ne pouvait être connue
de Joseph avant qu'elle enfante. Mais, après l'enfantement, elle
fut connue de Joseph, non par des rapports charnels, mais
par la communauté de vie. — Quant à saint Jérôme, il con-
cède {contre Helvidius, n. 5 et suiv.) que cela doit s'entendre de
la connaissance par l'acte de mariage. Mais il dit que Jusqu'à
ce que ou qu'on n'eût, peut s'entendre d'une double manière
dans les Écritures. Quelquefois, en effet, cette expression dési-
gne un temps déterminé; ainsi, dans ce passage ,de l'Épître
aux Gâtâtes : La loi J ut donnée en vue de la transgression, Jusqu'à
ce que vint le Germe de la promesse. D'autres fois, elle désigne un
temps indéfini ; ainsi, dans ce passage du psaume (cxxn, v. 2) :
Nos yeux vont au Seigneur, notre Dieu, Jusqu'à ce qu'il ait pitié
de nous ; ce qui ne veut pas dire qu'après qu'on aura obtenu sa
miséricorde, les yeux se détourneront de Dieu. Et, selon ce
mode de parler sont signifiées les choses dont on pourrcdl douter,
si elles n'étaient pas écrites ; quant aux autres choses, elles sont
laissées à notre intelligence. Et, dans ce sens, l'Évangéliste dit que
la Mère de Dieu ne Jut pas connue de son époux Jusqu'à l'enfcmte-
ment, afm que nous entendions quelle devait l'être bien moins en-
QUEST. XXVIII. — DE LA VIRGIMTÉ DE LA MERE DE DIEU. TlS
core après cel enjanlemenl ». — Celle explication^de sainl Jé-
rôme est parfaite : nul doute qu'elle ne traduise le texte de
rÉvangile dans son sens le plus litlcral et le plus vrai.
L'ad quarlum a une remarque très juste et qui résout pleine-
ment l'objection. C'est qu' « il est d'usage, dans les Saintes
Écritures, d'appeler premier-né, non pas seulement celui que
des frères suivent, mais aussi celui qui nait d'abord. Et, en
effet, si nélail le premier-né que celui que des Jrères suivent, n'au-
raient été dues les obligations relatives au premier-né, dans la loi,
qu'après que d'autres enjants seraient venus. Et cela est mani-
festement faux ; puisque, d'après la loi, c'est dans l'espace d'un
mois que les premiers-nés devaient être rachetés ».
L'ad qaintuni répond excellemment à l'objection tirée des
« frères » de Jésus dont il est parlé dans l'Evangile. « // en est,
comme le dit sainl Jérôme, sur saint Matthieu (ch. xn, v. lig, 5o),
qui supposent que Joseph aurait eu d'une autre femme ceux qui
sont appelés Jrères du Seigneur. Pour nous, nous entendons par
les Jrères du Seigneur, les cousins germains du Sauveur, fils de la
sœur utérine de Marie. Et, en elîet, c'est d'une quadrui)le manière
que dcms l'Écriture il est parlé des Jrères ; savoir : par la nature,
par la race, par la parenté, par l'ajfection. Il suit de là que ceux
qui sont appelés frères du Seigneur n'étaient point tels selon
la nature, comme étant nés de la même mère, mais selon la
parenté, comme ayant part au même sang. Quant à Joseph,
comme le dit saint Jérôme contre Helvidias (n, 19), nous devons
plutôt croire qu'il est demeuré vierge; car il n'est point marqué
qu'il ait eu une autre Jemme; et la Jornication ne saurait être le
Jait d'un homme saint ».
Vad sexlum nous avertit que les deux Marie dont parlait
l'objection ne doivent pas être confondues. « Cette Marie qui
est dite mère de Jacques et de Joseph jie doit pas être prise pour
la Mère du Seigneur, qui, dans l'Évangile, n'a pas coutume
d'être nommée si ce n'est avec la mention de sa dignité de
Mère de Jésus. Quant à cette autre Marie, il faut entendre que
c'est la femme d'Alphée, dont le fils est Jacques le mineur, qui
est appelé Jrère du Seigneur » (aux Galates, ch. i, v. jg). —
Cajétan fait remarquer, avec raison, que dans l'Évangile même
C)\ SOMMF. TlIKOLOGlnl r .
les deux Marie sont dislinguées l'une de l'aulre : Marie, Mère
de Jésus, est nfiarquée se tenir auprès de la Croix; tandis que
l'autre Marie avec les saintes femmes, se tenait au loin.
Marie est demeurée toujours vierge. Et c'est même sous le
beau titre de u Très Sainte Vierge » qu'elle est le plus commu-
nément désignée dans la langue chrétienne. — Un dernier
point nous reste à examiner au sujet de sa virginité. C'est celui
de savoir si la virginité de Marie était consacrée ])ar un vœu.
Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.
Ahticlf IV.
Si la Mère de Dieu avait voué la virginité ?
Trois objections veulent prouver que « la Mère de Dieu
n'avait pas voué la virginité ». — La première fait observer
qu' « il est dit, dans le Deuléronoine, ch. vu (v. i[\) : Il ny aura
point parmi loi de stérile ni pour l'un ni pour l'autre sexe. Or, la
stérilité suit la virginité. Donc la conservation de la virginité
était contre le précepte de l'ancienne loi. D'autre part, la loi
ancienne était encore en vigueur avant la naissance du Christ.
Donc la bienheureuse Vierge ne pouvait pas licitement vouer
la virginilé en ce temps-là ». — La seconde objection cite le
mot de « l'Apôtre », qui v dit, dans la première Épître aux
Corinthiens, ch. vu (v. aS) : Au sujet des vierqes,je n'ai point de
précepte du Seigneur ; mais Je donne le conseil. Or, la perfection
des conseils a dû être inaugurée par le Christ, qui est la fin de
la loi, comme le dit l'Apôtre, aux Romains, ch. x (v. 4)- Donc il
n'était pas convenable que la Vierge émît le vœu de virginité ».
— La troisième objection apporte « la glose de saint Jérôme »
(ou plutôt de sain! Augustin), qui ((dit, sur la première Épître
a Timolhée, ch. v (v. 12), que poa/' ceux (pu vouent la virginilé,
non seulement c'est chose condamnable de se marier, mais même
de vouloir se marier. D'autre part, la Mère du Christ n'a com-
oiis aucun péché condamnable, ainsi qu'il a été vu plus haut
QUEST. XXVIII. — DE L\ VIRGINITE DE LA MERE DE DIEU. 65
(q. 27, art, 4). Puis donc qu'elle a été mariée, comme il est dit
en saint Luc, ch. i (v. 27; cf. ch. 11, v. 5; S. Matthieu, ch. i,
V. 18), il semble qu'elle n'a pas émis le vœu de virginité ».
L'argument sed contra est le texte de « saint Augustin », qui
« dit, au livre De la sainte virginité (ch. iv) : A. l'ange de l'an-
nonciation Marie répondit : Comment cela se Jera-t-il, puisque
je ne connais point d'homme. Or, elle n'aurait pas dit cela si elle
n'avait auparavant voué de demeurer vierge à Dieu » . — L'argu-
ment est excellent; car, en effet, l'objection faite par Marie à
l'Ange n'a de sens et de portée que si elle a résolu de ne jamais
connaître d'homme.
Au corps de l'article, saint Thomas nous rappelle que « comme
il a été vu dans la Seconde Partie {2"'2''^, q. 88, art. 6), les
œuvres de la perfection sont plus louables si on les accomplit
avec la célébration du vœu. D'autre part, la virginité dut, sur-
tout dans la Mère de Dieu, briller de tout son éclat, comme il
ressort des raisons marquées plus haut (art. i, 2, 3). Et c'est
pourquoi il fut convenable que sa virginité fût par vœu con-
sacrée à Dieu. Toutefois, parce que, au temps de la loi, il fal-
lait que soit les femmes, soit les hommes, vaquent à l'œuvre de
la génération, le culte de Dieu se propageant par la génération
charnelle avant que le Christ naquit de ce peuple, la Mère de
Dieu n'est point crue, avant qu'elle fût fiancée à Joseph, avoir*
voué d'une façon absolue la virginité, bien qu'elle l'eût en dé-
sir, mais elle s'en remettait de cel-a au bon plaisir de Dieu. Ce
ne fut qu'après, lorsqu'elle eut pris un époux, selon que les
mœurs de ce temps l'exigeaient, que de concert avec lui elle
émit le vœu de virginité ». — On aura remarqué la belle doc-
trine de ce corps d'article. Elle est tout ce qu'il y a de plus
sage, de plus en harmonie avec la tradition et avec les docu-
ments scripturaires ; et elle met, dans le plus grand relief, le
côté exceptionnel du caractère moral de Joseph et de Marie
préludant, même sous l'ancienne loi, aux splendeurs de l'Évan-
gile.
Vad primuni répond dans le sens de la distinction formulée
au corps de l'article. « Parce qu'il semblait être défendu par la
loi de ne pas vaquer, à laisser des descendants sur la terre, à
XVI. — La Rédemption. 5
6fi SOMME THÉOLOGIQUR.
cause de cela la Mère de Dieu ne voua point d'une façon pure
et simple la virginité, mais sous condition, si cela plaisait à
Dieu. Après, quand elle connut que Dieu l'avait pour agréable,
elle voua la virginité d'une façon absolue, avant qu'elle reçût
l'annonciation de l'Ange ».
L'ad secandum dit que « comme la plénitude de la grâce, fnt
d'une manière parfaite dans le Christ, avec ceci pourtant qu'un
certain commencement de cette plénitude précéda déjà dans sa
Mère; pareillement aussi l'observance des conseils, qui se fait
par la grâce de Dieu, eut son commencement parfait dans le
Christ, mais elle fut commencée d'une certaine manière dans
la Vierge, sa Mère ».
L'ad tertium déclare que u cette parole », citée par l'objection,
« doit s'entendre de ceux qui vouent la chasteté d'une façon
absolue. Ce que la Mère de Dieu ne fit point avant d'être fian-
cée à Joseph. Mais, après ses épousailles, d'un commun accord,
ensemble avec son époux, elle émit le vœu de virginité ».
Nous venons de mentionner les épousailles de Marie et de
Joseph. Et nous avons vu leur importance même dans la ques-
tion de la virginité de Marie. Il nous faut maintenant les exa-
miner en elles-mêmes. C'est l'objet de la question suivante.
01 ESTION XXIX
DES EPOUSAILLES DE L.\ MERE DE DIEL
Celle qucslion comprend deux articles :
1° Si le Ghrisl devait naître d'une vierge épousée?
a" S'il y a eu un véritable mariage entre la Mère du Seigneur et
Joseph :'
De ces deux articles, le premier traite du pourquoi de
l'union qui a existé entre Marie et Joseph; le second examine
la nature de cette union. — D'abord, le pourquoi.
Article Premier.
Si le Christ devait naître d'une vierge épousée?
Quatre objections veulent prouver que « le Christ ne devait
pas naître d'une vierge épousée », mais plutôt d'une vierge ou
jeune fille libre, non engagée à un homme par un lien quel-
conque. — La première dit que « les épousailles sont ordon-
nées à l'union charnelle. Or, la Mère du Seigneur n'a jamais
voulu user de l'union charnelle avec un homme; car une telle
volonté dérogerait à la virginité de son âme. Donc elle n'a pas
dû être épousée »>. — La seconde objection déclare que « ce
fut un miracle que le Christ naquît d'une vierge; aussi bien
saint Augustin dit, dans sa lettre à Volusien (ch. ii) : La même
vertu de Dieu fît sortir les membres de l'enfant au travers des en-
trailles virginales inviolées de sa Mère, qui introduisit les mem-
bres du Jeune homme à travers les portes closes : si l'on veut une
raison de cela, ce ne sera plus une merveille; si l'on en cherche un
68 SOMME THIEOLOGIQUÉ.
exemple, ce ne sera plus une chose ijLnique. Or, les miracles, qui
se font pour confirmer la foi, doivent être manifestes. Puis
donc que par les épousailles, le miracle dont il s'agit se trou-
vait voilé, il semble qu'il n'était pas à propos que le Christ na-
quît d'une vierge épousée ». — La troisième objection fait re-
marquer que « saint Ignace, martyr, comme le dit saint Jé-
rôme, sur saint Matthieu, ch. i (v. i8), assigne cette cause des
épousailles de la Mère de Dieu, afin que l" enfantement du Christ
Jût caché au démon, alors qu'il ne pensait pas qu'il fût né d'une
vierge, mais d'une femme mariée. Cette cause semble être nulle.
Soit parce que le démon connaît par l'acuité de son intelligence
ce qui se passe dans le monde des corps. Soit parce que de
nombreux signes évidents firent que dans la suite les démons
connurent d'une certaine manière le Christ; aussi bien est-il
dit, en saint Marc, ch. i (v. 23, 2^), que l'homme, mû par
l'esprit immonde, s'écria : Qu'y a-t-il, entre nous et toi, Jésus
de Nazareth? Tu es venu nous perdre. Je sais que tu es le saint
de Dieu. Il ne semble donc pas à propos que la Mère de Dieu
ait été épousée ». — La quatrième objection fait observer que
« saint Jérôme assigne une autre raison (à l'endroit précité),
afm que la Mère de Dieu ne fût point lapidée par les Juijs comme
adultère. Or, cette raison semble aussi être nulle. Carsi la Vierge
n'avait pas été mariée, elle ne pouvait pas être condamnée
comme adultère. Et, par suite, il ne semble pas raisonnable
que le Christ naquît d'une vierge épousée »>.
L'argument 5ed co/i/ra oppose qu' « il est dit, en saint Mat-
thieu, ch. I (v. i8) : Alors que Marie , sa Mère , était fiancée à Jo-
seph. Et, en saint Luc, ch. i (v. 26, 27) : L'ange Gabriel fut
envoyé à Marie, la vierge, fiancée à un homme qui avait nom Jo-
seph ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il fut conve-
nable que le Christ naisse d'une vierge fiancée ou épousée :
soit à cause de Lui; soit à cause de sa Mère; soit aussi à cause
de nous.
« Ce fut convenable à cause de Lui, pour quatre raisons. —
D'abord, pour qu'il ne fût pas repoussé par les infidèles,
comme né d'une façon illégitime. Aussi bien saint Arabroise
I - _^
QUEST. XXIX. '^- DES ÉPOUSAILLES DE LA MERE DE DIEU. 69
dit, 5a/" saint Luc (ch. i, v. 26, 27) ; Que pourrait-on mettre au
compte des Juifs et au compte (VHérode, s'ils paraissaient pour-
suivre un fruit de Vadultère? — Secondement, pour que sa gé-
néalogie fût établie selon le mode ordinaire, du côté de
l'homme. Et c'est pourquoi saint Ambroise dit encore, sur
saint Luc (ch. 11, v. 33, 48) : Celui qui venait en ce monde devait
être inscrit à la manière du monde. Or, c'est la personne de
l'homme qui est recherchée, quand il s'agit de marquer la dignité
d'une famille au Sénat et dans les autres ministères des cités.
L'Écriture elle-même pratique cet usage, recherchant toujours
l'origine de l'homme. — Troisièmement, pour la préservation
de l'Enfant nouveau-né; afin que le démon ne suscitât point con-
tre Lui de trop violents assauts. Et c'est pourquoi, saint
Ignace martyr dit qu'il fallait que Marie fût fiancée ou épou-
sée, afm que l'enfantement du Fils de Dieu fût caché au démon.
— Quatrièmement, pour qu'il fût nourri par Joseph. Et, aussi
bien, Joseph est-il appelé son père, comme son nourricier,
« Ce fut aussi convenable du côté de la Vierge. — D'abord,
parce que de la sorte elle était soustraite à toute peine, ne ris-
quant pas d'être lapidée par les Juifs comme adultère, ainsi que
saint Jérôme s'exprime. — Secondement, pour être de la sorte
libérée de toute note d'infamie. Ce qui fait dire à saint Am-
broise, sur saint Luc (ch. i, v. 26, 27), qu elle fut fiancée ou
épousée pour qu'on ne lui jetât point la note infamante de la vir-
ginité violée, dont sa grossesse aurait pu paraître fournir le motif.
— Troisièmement, pour être assistée du ministère de Joseph,
comme le dit saint Jérôme (endroit précité).
u De notre côté aussi cela fut convenable. — D'abord, parce
que le témoignage de Joseph nous a fourni la preuve que le
Christ était n^ d'une vierge. Ce qui fait dire à saint Ambroise,
sur saint Luc (endroit précité) : Quel plus riche témoin de la pu-
deur de la Vierge, que le mari, qui pourrait et ressentir Cinjure et
venger l'opprobre, s'il ne reconnaissait le mystère. — En second
lieu, parce que les paroles mêmes de la Vierge sont rendues
plus croyables, quand elle affirme sa virginité. Aussi bien saint
Ambroise dit encore, sur saint Luc (endroit précité) : La foi
aux paroles de Marie est rendue i^us forte et toute cause de men-
70 SOMME THEOLOGIQUE.
songe est écartée. Une Jeune Jitle, en ejjet, non mariée, qui porte-
rait dans son sein, semblerait vouloir masquer sa faute », si
elle parlait d'une conception miraculeuse; u mais celle qui était
fiancée ou épousée n'avait aucune raison de mentir, puisque Ven-
fanlement pour la femme est la récompense du mariage et ta
gloire de ses noces. Ces deux premières raisons, remarque saint
Thomas, se rapportent à la fermeté de notre foi ». Elles vont,
en effet, comme il a été dit, à nous garantir l'absolue certitude
du fait historique qui porte toute notre foi au mystère de l'In-
carnalion dans le sein de Marie. — o Une troisième raison est
qu'il fallait enlever toute excuse aux vierges ou jeunes filles,
qui, par leur incurie, n'évitent point la note d'infamie. Et c'est
pourquoi toujours saint Ambroise dit, sur saint Luc (endroit
précité) : Il ne convenait pas de laisser une excuse aux vierges ou
jeunes fûtes qui vivent avec une mauvaise réputation, en permet-
tant que même la Mère du Seigneur fût notée d'infamie » , quel-
que fausse d'ailleurs qu'eût été une telle note. — « Une qua-
trième laison est que par là était signifiée l'Église universelle,
laquelle, bien qu'étant vierge a été fiancée ou donnée comme
épouse à un Époux, le C/irisl, comme le dit saint Augustin, au
livre De la sainte virginité (ch. xii). — On peut encore, ajoute
saint Thomas, donner une cinquième raison ; et c'est que dans
la personne de la Mère du Seigneur, ayant été épousée et
vierge, se trouvent honorés et la virginité et le mariage;
contre les hérétiques qui se sont attaqués à l'une ou à l'au-
tre » .
Vad primum dit qu' « il faut croire que la bienheureuse
Vierge, Mère de Dieu, sous la poussée intime de l'Esprit-Saint,
voulut être épousée, comptant sur le secouis divin qui ne
permettrait pas que jamais elle en vînt à l'union charnelle;
toutefois, elle s'en remettait au bon plaisir divin. D'où il suit
que sa virginité », même au plus intime de sa pensée ou de
son cœur, « n'en éprouva aucun dommage ».
L'a'/ secundum répond que « comme le dit saint Ambroise,
sur saint Luc (ch. i, v. 2C, 27), le Seigneur aima mieux qu'on
doute de sa naissance » virginale, « que de la pudeur de sa Mère.
Il savait, en efjet, combien tendre est la pudeur de la vierge et
QUEST. XXIX. — DES EPOUSAILLES DE LA MERE DE DIEU. 7I
déshonorante la suspicion qui l'atteint; et II ne voulut pas établit'
la Joi de sa naissance sur l'injure de sa Mère. — D'ailleurs »,
ajoute saint Tiioinas, pour répondre directement à l'objection,
« il faut savoir que parmi les miracles de Dieu, il en est qui
sont eux-mêmes objet de foi; comme le miracle de l'enfante-
ment virginal, celui de la résurrection du Seigneur, et aussi
celui du Sacrement de l'autel. Et c'esl pourquoi Dieu a voulu
que ces miracles fussent plus cachés, afin que la foi portant
sur eux fût plus méritoire. D'autres miracles, au contraire,
sont ordonnés à prouver la foi », étant le signe de Dieu, par
lequel nous savons que Dieu a, en eft'et, parlé et nous a révélé
telle vérité à croire. « Ces miracles-là », précisément parce qu'ils
ont la raison de signes ou de preuves, « doivent être mani-
festes », comme le voulait l'objection.
Vad tertium fait observer que « comme le dit saint Augus-
tin, au livre 111 de la Trinité (cli. ix), le démon peut, par la
vertu de sa nature, connaître beaucoup de choses, que cepen-
dant la vertu divine l'empêche de connaître. Et, de cette sorte,
on peut dire que par la vertu de sa nature le démon pouvait
connaître que la Mère de Dieu n'avait pas été déflorée, mais
qu'elle était vierge ; et toutefois Dieu l'empêchait de connaître
le mode de l'enfantement divin. — Et à cela ne s'oppose point
(jue, dans la suite, le démon ail pu connaître, d'une certaine
manière, que Jésus était le Fils de Dieu; parce que c'était déjà
le temps où le Christ devait montrer sa vertu contre le démon
et souffrir la persécution excitée par lui. Mais, dans l'enfance,
il fallait empêcher la malice du démon, afin qu'il ne persé-
cutât point le Christ trop durement, alors que le Christ n'avait
point disposé de souffrir encore » sa Passion, « ni de montrer
sa vertu, mais qu'il s'offrait en tout semblable aux autres en-
fants. C'est ce qui fait dire à saint Léon (1"), pape, dans un
sermon sur C Epiphanie (IV, ch. m), que les Mages trouvèrent
l" Enfant Jésus, petit de taille, ayant besoin du secours d' autrui,
impuissant à parler, et ne se distinguant en rien des conditions gé-
nérales de l'enfant parmi les hommes. — Toutefois, saint Am-
broise, sur saint Luc (endroit précité), semble rapporter plutôt
les paroles de l'objection aux membres du démon. Ayant, en
72 SOMME IHEOLOGIQUE,
efiFel. mentionné la raison en question, savoir que c'était pour
tromper le prince de ce monde, il ajoute : .4 vrai dire, ce fait
/rompait platêt les princes de la terre. Car la malice des démons
saisit facilement même ce qui est caché; mais ceux qui s'occupent
des vanités du siècle ne peuvent point savoir les choses divines »,
Vad qaartum déclare que « par le jugement des adultères
était lapidée, selon la loi, non pas seulement la femme qui
était déjà épousée ou mariée, mais aussi celle qui était gardée
dans la maison de son père comme jeune fille devant se ma-
rier un jour. Aussi bien est-il dit, dans le Deuiéronome, ch. xxii
(v. 20, 2i) : Si la jeune fdle nest point trouvée vierge, que les
hommes de celte cité la lapident et quelle meure; parce quelle a
commis une infamie en Israël, se livrant à la fornication dans la
maison de son père. — On peut dire aussi, avec d'autres (cf.
S. Augustin, au livre des 83 Questions, q. lxi) que la bienheu-
reuse Vierge était de la race ou de la parenté d'Aaron ; aussi
bien était-elle parente d'Elizabeth, comme il est marqué en
saint Luc, ch. i (v. 36). Or, la vierge ou jeune fille de race sa-
cerdotale était mise à mort si elle était en faute. jNous lisons,
en effet, dans le Lévitique, ch. xxi (v. 9) : Une fdle de prêtre, si
elle a été prise en délit et quelle ait violé le nom de son père sera
livrée aux flammes. — D'autres enfin rapportent la parole de
saint Jérôme à la lapidation de l'infamie », et, par suite, enten-
dent cette parole dans un sens spirituel ou métaphorique.
Pour des raisons de la plus haute sagesse et d'une infinie
miséricorde, il fallait que la Vierge, Mère du Sauveur, se trou-
vât unie, dans l'ordre du mariage, à un homme, qui avait
pour mission d'être regardé par tous, sur la terre, comme le
père du fruit béni des entrailles de son épouse, n'étant cepen-
dant que son père nourricier, d'être le protecteur et le gardien
de la Mère et du Fils, et de nous servir de suprême garant dans
la vérité historique du fait pour nous le plus important et le
plus délicat à établir, savoir la virginité de la Mère du Ré-
dempteur. — Ce lien ou cette union a existé entre Marie et
Joseph. — Reste à nous demander quelle fut, exactement, la
nature de ce lien ou de cette union : pouvons-nous, devons-
QUEST. XXIX. — DES ÉPOUSAILLES DE LA MÈUE DE DIEU. yS
nous parler d'union matrimoniale : entre Marie et Joseph a-l-
il existé le lien d'un véritable mariage, au sens le plus formel
Je ce mol. Saint Thomas va nous répondre dans l'article qui
suit.
Article II.
Si entre Marie et Joseph a existé un véritable mariage?
Trois objections veulent prouver qu' « entre Marie et Joseph
n'a pas existe un véritable mariage ». — La première arguë de
ce que « saint Jérôme dit, contre Helvidius (u. !i), que Joseph
fut le gardien de Marie plutôt que son mari. Or, s'il y avait eu
un vrai mariage, Joseph eut été vraiment le mari de la Vierge.
Donc il semble qu'il n'y a pas eu un véritable mariage entre
Marie et Joseph ». — La seconde objection fait observer que
« sur ce passage de saint Matthieu, ch. i (v. 16) : Jacob engen-
dra Joseph, l'époux de Marie, saint Jérôme dit : Quand tu en-
tends le mot, mari, qu'il ne te vienne pas la pensée des noces:
mais rappelle-toi la coutume des Écritures, où l'on appelle maris
les fiancés ou les époux; et Jemmes, les fiancées ou les épouses.
Or, le vrai mariage ne résulte pas des épousailles ou des fian -
cailles, mais de la célébration des noces. Donc il n'y eut pas
un vrai mariage entre la bienheureuse Vierge et Joseph ». —
La troisième objection cite le mot de saint Matthieu, ch. i
(v. ig), où « il est dit : Joseph, son mari, parce quil était Juste
et qu'il ne voulait point l'emmener, c'est-à-dire dans sa maison,
à l'effet de cohabiter assidûment arec elle, voulut lu renvoyer en
secret, c'est-à dire changer le temps des noces, comme l'explique
saint Remy (hom. IV). Donc il semble que les noces n'étant
pas encore célébrées il n'y avait pas encore de véritable ma-
riage ; alors surtout qu'après le mariage contracté, il n'est per-
mis à personne de renvoyer son épouse ».
L'argument sed contra en appelle à « saint Augustin », qui
dit, au liv. II Du consentement des Évangélistes (ch. i) : L'on ne
doit pas supposer que l'Évangéliste (quand il parle de Joseph
l'époux de Marie) entende séparer Joseph de l'union matrimoniale
74 SOMME THÉOLOGIQUE.
avec Marie, pour ce motif qu'elle a enjanlé le Christ, étant vierge,
et non en vertu de cette union. Car il est manifestement suggéré aux
mariés fidèles, par cet exemple, qu'eux aussi, même en gardant
d'un commun accord la continence et sans avoir de rapports char-
nels, peuvent demeurer dans un état qui est un vrai mariage et en
garde le nom » .
Au corps de l'article, saint Thomas formule cette règle ou
ce principe, qu' « un mariage est dit vrai du fait qu'il atteint
sa perfection. Or, il est une double perfection, pour chaque
chose : la première; et la seconde. La perfection première con-
siste dans la forme même de la chose d'où cette chose tire son
espèce » : c est une perfection d'ordre statique. « La perfection
seconde consiste dans l'opération de la chose, par laquelle une
chose atteint d'une certaine manière sa fin » : cette perfection
est d'ordre dynamique. « Quand il s'agit du mariage, sa forme
consiste en une certaine union indivisible des esprits ou des
cœurs, qui fait que l'un des époux est tenu de garder à l'autre
sa foi indivisiblement. La fin du mariage est l'enfant à procréer
et à élever : ce qu'on obtient par l'acte conjugal et par les
autres œuvres du mari et de la femme s'aidant l'un l'autre à
l'effet de nourrir l'enfant. — Nous dirons donc que pour ce qui
regarde la perfection première du mariage, le mariage de la
Vierge, Mère de Dieu, et de Joseph, fut entièrement véritable :
car l'un et l'autre consentit au lien conjugal, sans consentir
cependant d'une façon expresse à l'acte charnel, si ce n'est sous
la condition qu'ils s'en remettaient au bon plaisir de Dieu. Et
aussi bien l'ange appelle Marie l'épouse ou la femme de Joseph,
quand il dit à ce dernier, en saint Matthieu, ch. i (v. 20) : I\e
crains point d'accepter Marie, fa Jemme. Ce que saint Augustin
explique, au livre Des noces et de la concupiscence, en disant :
Elle est appelée sa Jemme, en raison de la Joi première des épou-
sailles, sans qu'il l'eût connue ou qu'il dût la connaître charnelle-
ment. Pour ce qui est de la perfection seconde qui se réalise
par l'acte du mariage, si cela se rapporte à l'union charnelle
de laquelle provient l'enfant, le mariage dont il s'agit ne
fut pas consommé. Et c'est pourquoi saint Ambroise dit, sur
saint Luc (ch. 1, v. 26, 27) : Ne te troubles pas de ce que l'Écri-
QUEST. XXIX. -^ DES EPOUSAILLES DE LA MÈKE DE DIEU. 7.')
Uire appelle Marie la femme de Joseph. La célébralion des noces, en
ejjfel, ne marque pas ici la perte de la virginité, mais témoigne seu-
lement de la vérité du mariage. Toutefois, ce mariage eut la per-
fection seconde quant à l'éducation de l'Enfant. Et c'est pour-
quoi saint Augustin dit, au livre Des noces et de la concupiscence
(liv I, ch. XI, xii) : Tout le bien des noces s'est trouvé rempli dans
ces parents du Christ : Venjant, la foi ou la jidélité, et le sacre-
ment. Nous connaissons l'EnJant : c'est le Seigneur Jésus-Christ
Lui-même. Il y eut la Joi ou la fidélité; car jamais ne s'y trouva
l'adultère. Et le sacrement : car il n'y eut pas de divorce. Il n'y
manqua que le seul acte conjugal d'ordre charnel » : et cela même
achève d'en marquer l'excellence, puisque tous les biens du
mariage y parurent, en ce qu'ils contiennent d'harmonie et de
dévouement, sans aucune ombre de convoitise ou de plaisir
égoïste et sensuel.
Vad prinium répond que « dans le texte cité par l'objection,
sainlJérôme prend le mot mari selon qu'il se rapporte à l'acte
du mariage consommé ».
L'ad secundum dit également que « dans cet autre texte, saint
.lérôme appelle noces les rapports nuptiaux » ayant trait à
l'acte conjugal.
L'ad tertium esl p\us délicat, comme interprétation du texte
évangélique. Il y est dit que « selon l'explication de saint .lean
Chrysostome, sur saint Matthieu (Anonyme, liom. l), la bien-
heureuse Vierge était de telle sorte fiancée à Joseph qu'elle était
déjà dans la maison de ce dernier. Car, de même que pour celle
qui conçoit dans la maison de son mari, la conception est regardée
comme matrimoniale, de même pour celle qui conroit hors de la
maison du mari, l'union est suspecte. Il suit de là qu'il n'eût pas
été suffisamment pourvu à la réputation de la bienheureuse
Vierge, par cela quelle aurait été fiancée, si elle n'avait été en
même temps déjà dans la maison de son époux. Lors donc qu'il
est dit qu'fV ne voulait pas l' emmener , il est mieux de l'entendre
en ce sens qu'iV ne voulait pas la diffamer en public, plutôt que
de l'entendre en ce sens qu'il ne voulait pas l'introduire ou l'em-
mener dans sa maison. Aussi bien l'Évangéliste lui-même ajoute
qu'tV voulait la renvoyer d'une manière secrète. Toutefois, bien
76 SOMME THÉOLOGIQUE.
qu'elle fût déjà dans la maison, en raison de la première foi
des épousailles, la célébration solennelle des noces n'était pas
encore intervenue ; et c'est aussi en raison de cela qu'ils n'avaient
pas eu encore de rapports conjugaux. Aussi bien, comme le note
saint Jean Chrysostome (hom. IV, sur saint Matthieu), l'Évan-
géliste ne dit pas : avant qu'elle fût introduite dans la maison
de l'époux ; elle y était, en effet, déjà. Car c'était souvent la
coutume, chez les anciens, d'avoir dans la maison les fiancées.
Et c'est pourquoi l'ange dit à Joseph (saint Matthieu, ch. i,
v. 20) : I\é crains pas de recevoir Marie, ton épouse, c'est-à-dire :
Ne crains pas de célébrer avec elle la solennité des nçces. — Cepen-
dant, d'autres disent que Marie n'était pas encore introduite
dans la maison de Joseph ; et qu'elle n'était que fiancée (cf. la
glose d'Origène sur ce passage de l'Évangile). Mais, ajoute saint
Thomas, la première explication s'harmonise mieux avec l'Évan-
gile ». — Il y aurait un troisième sentiment, qui est, aujour-
d'hui, celui de beaucoup de critiques, et qui, en effet, semble-
rait excellemment harmoniser toutes les expressions marquées
dans l'Évangile. Il consiste à appuyer sur la coutume ou l'usage
du temps des événements dont il s'agit, qui faisait que le
mariage comprenait deux cérémonies. L'une, appelée d'ail-
leurs du nom de fiançailles, était celle du contrat; elle liait
définitivement les contractants, au point qu'ils étaient tenus
pour adultères, s'ils manquaient à la foi jurée. L'autre était la
cérémonie des noces : c'était l'introduction solennelle de l'épouse
dans la maison de l'époux. C'est entre les deux cérémonies
qu'auraient eu lieu l'Annonciation et les faits mentionnés par
saint Mathieu. Cf. P. Didon : Jésus-Christ; appendice B.
Après avoir étudié ce qui avait trait au mariage de Marie avec
Joseph, nous devons maintenant considérer ce qui regarde
l'Annonciation de la Mère de Dieu. — C'est l'objet de la ques-
tion suivante.
QUESTION XXX
DE L'ANNONCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE
Cette question comprend quatre articles :
1° S'il était convenable que fût annoncé à Marie ce qui devait être
engendré en elle?
2° Par qui cela devait lui être annoncé ?
3" En quel mode cela devait-il lui être annoncé?
4° De l'ordre de l'annonciation.
Article Premier.
S'il était nécessaire que fût annoncé à la bienheureuse Vierge
ce qui devait se faire en elle?
Trois objections veulent prouver qu' « il n'était pas néces-
saire que fût annoncé à la bienheureuse Vierge ce qui devait
se faire en elle >k — La première dit que « l'Annonciation
semblait nécessaire uniquement pour avoir le consentement
de la Vierge. Or, son consentement ne paraît pas avoir été
nécessaire : la conception de la Vierge, en effet, avait été an-
noncée d'avance par la prophétie de prédestination, qui s'ac-
complit en dehors de notre libre arbitre, comme le note une
certaine glose sur saint Matthieu, ch. i (v. 22). Donc il n'était
pas nécessaire que cette Annonciation se fît ». — La seconde
objection fait observer que « la bienheureuse Vierge avait la foi
de l'Incarnation, sans laquelle nul ne peut être dans l'état du
salut, parce que, comme il est dit anx Romains, ch. m (v. 22) :
la justice de Dieu est par la foi de Jésus-Christ. Or, de ce que
quelqu'un croit avec certitude, il n'a pas besoin d'en être ins-
truit de par ailleurs. Donc il n'était pas nécessaire' que l'Incar-
78 SOMME THÉOLOGIQUK.
nation du Fils de Dieu fût annoncée à la bienheureuse Vierge».
— La troisiènie objection déclare que « comme la bienheu-
reuse Vierge a conçu corporellement le Christ, ainsi chaque
àme sainte le conçoit spirituellement ; ce qui fait dire à l'Apôtre,
dans son épître aux Galates, ch. iv (v. 19) : Mes petits enfants,
que j'enfante à nouveau, jusqu'à ce que te Christ soit formé en
vous. Or, pour ceux qui doivent concevoir le Christ spirituelle-
ment, cette conception ne leur est pas annoncée. Donc il ne
devait pas être annoncé, non plus, à la bienheureuse Vierge,
qu'elle allait concevoir dans son sein le Fils de Dieu ».
L'argument sed contra se réfère simplement à ce que u nous
lisons dans saint Luc, ch. i (v. 3i), que l'Ange dit à Marie :
Voici que vous concevrez dans votre sein et vous enfanterez un
Fils ».
Au corps de l'article, saint Thomas formule ainsi sa conclu-
sion : (I 11 était convenable et à propos, qu'il fût annoncé à la
bienheureuse Vierge qu'elle allait concevoir le Christ. — D'a-
bord, pour garder l'ordre voulu dans l'union du Fils de Dieu
à la Vierge : il fallait, en effet, que son esprit en fût instruit
avant que la conception s'en fit dans sa chair. Aussi bien
saint Augustin dit, au livre De la virginité (ch. m) : Marie est
plus lieurease en percevant ta foi du Christ qu'en concevant la chair
du Christ. Et, après, il ajoute : La proximité maternelle n'aurait
servi de rien à Marie, si elle n'avait avec plus de bonheur porté
le Christ dans son cœur plutôt que dans sa chair. — En second
lieu, pour qu'elle pût être un témoin plus certain de ce mys-
tère, en étant instruite elle-même divinement. — Troisième-
mentj afin qu'elle pût offrir à Dieu les dons volontaires de ses
services; à quoi elle se montra prompte, en disant : Voici la
servante du Seigneur (saint Luc, ch. i, v. 3i). — Quatrième-
ment, pour que fût montré qu'il y avait un certain mariage
spirituel entre le Fils de Dieu et la nature humaine. Et c'est
pourquoi par l'Annonciation était attendu le consentement de
la \ ierge en lieu et place de toute la nature humaine ». On
aura lemarqué ce qu'a de particulièrement transcendant cette
quatrième raison formulée ici par saint Thomas. Elle est d'or-
dre mystique, mais appuyée sur toute la grande doctrine pau-
Q. XXX. — DE l' ANNONCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. yi)
linienne de l'union du Fils de Dieu avec notre nature et avec
l'Église.
Vad primum répond que « la prophétie de prédestination
s'accomplit sans que notre libre arbitre la cause, mais non
sans que notre libre arbitre y consente )^.
Vad secundum accorde que y sans doute, la bienheureuse
Vierge avait la foi expresse ou explicite de l'Incarnation future ;
mais, parce qu'elle était humble, elle n'avait point de si hautes
pensées d'elle-même », qu'elle pût songer qu'elle-même serait
choisie comme instrument de ce mystère. « Et c'est pourquoi
elle devait en être instruite »
Vad tertiiim fait observer que « la conception spirituelle du
Christ, qui est par la foi, est précédée de l'annonciation qui se
fait par la prédication de la foi, selon que la foi vient de l'ouïe,
cbmme il est dit aux Honiains, ch. x |v. 17) ». — Et, cependant,
ajoute saint Thomas, il ne s'ensuit pas pour cela que quelqu'un
sache avec certitude qu'il a la grâce ; mais il sait que la foi
qu'il a reçue est vraie ». Sur cette distinction ou cette difl'é-
rence, cf. ce qui a été dit dans la Prima-Secundae, q. 112, art 5.
Parmi les raisons que nous a données saint Thomas pour
montrer qu'il était bon et souverainement convenable que le
mystère de l'Incarnation fût annoncé à Marie avant de s'ac-
complir en elle, la raison qui a trait à son consentement est
d'une importance exceptionnelle. Elle nous permet d'entrevoir
la dette de reconnaissance que toute créature, mais surtout la
créature humaine, a contractée envers Marie, puisque, en pro-
nonçant le sublime/ta^ que nous trouvons marqué dans l'évan-
gile de saint Luc, elle a été la cause volontaire immédiate
permettant à Dieu de réaliser, comme II l'avait ordonné dans
les conseils de sa prédestination, le chef-d'œuvre de son amour,
rincarnation de son Fils, principe et source de tous nos biens
dans l'ordre du salut. — Il était donc souverainement conve-
nable que Dieu fît annoncer à Marie le mystère qu'il avait
résolu d'accomplir en elle. Mais fallait-il que cette annonce fût
faite par un ange? Nous devons maintenant examiner ce nou-
veau point de doctrine. Et ce va être l'objet de l'article suivant.
80 SOMME THÉOLOGIQUK.
Article II.
Si à la bienheureuse Vierge l'Annonciation devait être faite
par un ange?
Quatre objections veulent prouver qu' « à la bienheureuse
Vierge l'Annonciation ne devait pas être faite par un ange ».
— La première rappelle qu' « aux anges supérieurs la révéla-
tion est faite immédiatement par Dieu, comme le dit saint
Denys, au chapitre vu de la Hiérarchie céleste. Or, la Mère de
Dieu a été élevée au-dessus de tous les anges. Donc il semble
qu'à elle c'est immédiatement par Dieu qu'aurait dû être an-
noncé le mystère de l'Incarnation, et non point par un ange »,
— La seconde objection dit que « s'il fallait, sur ce point,
garder l'ordre établi selon lequel les choses divines sont révé-
lées aux hommes par les anges, pareillement c'est par l'homme
que sont transmises à la femme les choses de Dieu ; aussi bien
l'Apôtre lui-même dit, dans la première épître aax Corinthiens,
ch. XIV (v. 34, 35) : Que les femmes, dans les églises, se taisent;
et si elles veulent apprendre quelque chose, qu'elles le demandent
aux hommes à la maison. Donc il semble qu'à la bienheureuse
Vierge devait être annoncé le mystère de l'Incarnation par
quelque homme; surtout parce que Joseph, son mari, avait
reçu, à ce sujet, les instructions d'un ange, comme on le voit
par saint Matthieu, ch. i (v. 20, 21) ». — La troisième objection
fait observer que « nul ne peut convenablement annoncer ce
qu'il ignore. Or, les anges supérieurs ne connurent point
pleinement le mystère de l'Incarnation ; aussi bien saint Denys
dit qu'il faut entendre comme faite par eux la question qui est
posée dans Isaïe, ch. lxiii (v. i) : Quel est celui qui vient d'Edom?
Donc il semble que l'Annonciation de l'Incarnation ne put
être faite convenablement par aucun ange ». — La quatrième
objection déclare que « les plus grandes choses doivent être
annoncées par les plus grands messagers. Or, le mystère de
l'Incarnation est ce qu'il y a de plus grand parmi toutes les
Q. XXX. — DB l'aNNONCIATION DE LA BIEMIRIJUEUSF VIERGE. 8r
antres choses qui ont été annoncées parles anges aux hommes.
Donc il semble que si ce mystère avait dû être annoncé par
un ange, il aurait dû l'être par un des anges de l'ordre suprême.
D'autre part, Gabriel », qui est marqué pour cette Annoncia-
tion, « n'appartient pas à l'ordre suprême, mais à celui des
archanges, qui est l'avanl-dernier; car l'Église chante (dans la
fête de la Purification, 9" répons des matines) : Nous savons
que l'archange Gabriel t'a parlé au nom de Dieu. Ce n'est donc
pas à propos, que celle Annonciation a été faite par l'archange
Gabriel ».
L'argument sed conlra cite simplement le mot de saint Luc,
où 'X il est dit, ch. i (v. 26) : L'ange Gabriel fui envoyé par
Dieu, etc. ».
Au corps de larticle, saint Thomas répond qu' « il fut conve-
nable qu'à la Mère de Dieu fût annoncé par un ange le mystère
de l'Incarnation, pour trois raisons. — D'abord, afin que, même
en cela, fût gardé l'ordre divin selon lequel par l'intermédiaire
des anges les choses divines parviennent aux hommes. Aussi
bien saint Denys dit, au chapitre iv de la Hiérarchie céleste, que
les anges ont été d'atmrd instruits du divin mystère de la bénignité
de Jésus ; ensuite, par eux la grâce de la connaissance arriva Jus-
qu'à nous. C'est ainsi donc que le très divin Gabriel apprenait à
Zacharie que le prophète devait naître de lui; et, à Marie, com-
ment en elle se produirait le mystère souverainement divin de la
formation inejjable de Dieu. — En second lieu, parce que cela
convenait à la restauration humaine, qui devait se faire par
le Christ. De là vienl que le vénérable Bède dit, dans l'homélie
(de l'Annonciation) : C'était le début qui convenait, pour la restau-
ration humaine, qu'un ange fût envoyé par Dieu à la Vierge que
devait consacrer l'enfantement divin ; parce que la première cause
de la perte des hommes fut quand le serpent Jut envoyé par le
démon à la femme qui devait tromper l'esprit d'orgueil. — Troi-
sièmemenl, parce que cela convenait à la virginité de la Mère
de Dieu. Aussi bien saint Jérôme dit, dans son sermon de l'As-
somption (ou plutôt dans l'épître à Paule et Eustochée, qui n'est
pas authentique) : C'est à propos qu'un ange est envoyé à la
Vierge ; parce que toujours il y a liarmonie entre la virginité et
XYI, — La Rédemption. 6
'*^2 SOMMB THÉOLOGIQUE.
les anges, car vivre dans la chair en dehors de la chair n'est pas
une vie terrestre mais céleste d.
Vad primuni accorde que « la Mère de Dieu élait supérieure
aux anges, quant à la dignité à laquelle elle élait élue. Mais,
quant à l'état de la vie présente, elle élait inférieure aux an-
ges; puisque, même le Christ, en laison de sa vie passible, a
été mis un peu au-dessous des (uiges, comme il est dit aux
Hébreux, ch. ii (v. 9). Toutefois, parce que le Christ était dans
la voie el au terme, Il n'avait pas besoin d'être instruit par
les anges, quant à la connaissance des choses divines. La Mère
de Dieu, au contraire, n'était pas encore dans l'état de ceux
qui sont au terme. Et c'est pourquoi elle devait être instruite
(le la conception divine par les anges ».
Vad secundum répond que « comme le dit saint Augustin,
au sermon de l Assomption, la bienheureuse Vierge Marie est
tenue à bon droit comme exceptée de certaines conditions
générales; car, ni elle na vu ses conceptions multipliées, ni elle
n\t été sous la jouissance » ou sous l'action de l'homme, c'est-
à-dire « du mari {Genèse, ch. m, v. 16), Celle qui a reçu le Cfirist
de l'Esprit-Saint dans ses entrailles très pures. Et c'est pourquoi
elle ne devait pas être instruite du mystère de l'Incarnation
par l'entremise de l'homme, mais par l'entremise d'un ange.
C'est à cause de cela aussi qu'elle-même en a été instruite
avant Joseph; car elle fut instruite du mystère avant la con-
ception, tandis que Joseph ne le fut qu'après la concep-
tion ».
Vad lerlium déclare que « comme il ressort du texte de saint
Denys. cité (au corps de l'article), les anges connurent le mys-
tère de rincarnation ; toutefois, ils interrogent, désireux de
connaître plus parfaitement du Christ, les raisons- de ce mys-
tère, qui sont incompréhensibles à toute intelligence créée.
Aussi bien Maxime (l'abbé Maxime, Questions, Interrogations et
Réponses, rép. à l'interrog. xlu) dit qu'i7 n'y a pas à mettre en
doute si les anges connurent rincarnation à venir. Mais l'inson-
dable conception du Seigneur leur demeurait cachée, et aussi le
mode selon lequel tout entier en son Père, Il demeurait encore
tout entier en tous et également dans le sein de la Vierge ».
Q. XXX. — DE L'A^NONCIATIO^" DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. 83
L'ad qaarlum en appelle à ce que « quelques-uns disent que
Gabriel fut de l'ordre le plus élevé ; en raison de cette parole
de saint Grégoire (liom. \XIV, sur l'Évangile, n. 8) : // élcdl
cnnvenablle que vtiil lange suprême pour parler le suprême mes-
sage. Mais, reprend saint Thomas, il ne suit pas de là qu'il fût
le plus élevé de tous les ordres ; c'était le plus élevé parmi les
anges : et, en efTet, il était de l'ordre des archaqges. Aussi bien
l'Église l'appelle archange; et saint Grégoire lui-même dit, dans
l'homélie (précitée) des Cent brebis, que ceux qui annoncent les
messages suprêmes sont appelés archanges. Il est donc assez à
croire qu'il est le plus élevé dans l'ordre des archanges. Et,
comme le dit saint Grégoire (au même endroit, n. 9), son nom
convient à son office : Gabriel, en effet, signifie, Force de Dieu.
Car il fcdlail que le Christ Jùt annoncé par la Force de Dieu, parce
que, Seigneur des vertus et puissant dans le combat. Il venait
triompher des puissances de l'air »,
Le mystère de l'Incarnation devait être annoncé à la bien-
heureuse Vierge; et il devait lui être annoncé par un ange,
par l'archange Gabriel. — Mais fallait-il que cet ange, cet ar-
change Gabriel, se présentât à elle sous une forme humaine?
Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.
Article III.
Si l'ange de l'Annonciation devait apparaître à la Vierge
en vision corporelle ?
Trois objections veulent prouver que « l'Ange de l'Annon-
ciation ne devait pas apparaître à la Vierge en vision corpo-
relle ». — La première fait observer que « la vision intellec-
tuelle est plus digne que la vision corporelle, comme le dit saint
Augustin, au livre XII du Commentaire littéral de la Genèse
(ch. xxiv) ; et surtout elle convient davantage à l'ange lui-
même ; car, par la vision intellectuelle, l'ange est vu dans sa
substance, tandis que par la vision corporelle il est vu dans
84 SOMME THÉOLOGIQLE.
une figure corporelle empruntée. Or, de même que pour an-
noncer la conception divine il convenait que vînt le messager
suprême, de même il semble aussi qu'il convenait que ce fût
le suprême genre de vision. Donc il semble que l'Ange de
l'Annonciation apparut à la Vierge dans une vision intellec-
tuelle ». — La seconde objection déclare que a la visioji par
l'imagination semble aussi être plus noble que la vision cor-
porelle ; comme l'imagination est une puissance plus baute
que le sens. Or, l'ange apparut à Joseph dans le sommeil, selon
la vision de l'imagination ; comme on le voit par saint Mat-
thieu, ch. I (V. 20) et ch. II (v. i3, 19). Donc il semble qu'il
aurait dû apparaître aussi à la bienheureuse Vierge, dans une
vision de l'imagination et non pas dans une vision corpo-
relle ». — La troisième objection dit que « la vision corporelle
d'une substance spirituelle cause de la stupeur en ceux qui la
voien.t; et aussi bien, de la Vierge elle-même on chante (dans
la fête de V Annonciation , 2" rép. des Matines) : La Vierge s'ej-
fraye de la lumière. Or, il eût été mieux que son esprit fût pré-
servé d'un tel trouble. Donc il n'était pas convenable que cette
sorte d'Annonciation se fît par une vision corporelle ».
L'argument sed contra cite « saint Augustin 0, qui, " dans
un sermon (sermon IIP de V Annonciation, parmi les Œuvres)
introduit la bienheureuse Vierge parlant ainsi : Vint à moi
r archange Gabriel, à la face rayonnante, au vêtement éclatant, à
la marche admirable. Or, ces choses n'appartiennent qu'à la vi-
sion corporelle. Donc c'est par une vision corporelle que l'ange
de l'Annonciation apparut à Marie ».
Au corps de l'article, saint Thomas affirme de la façon la
plus nette et sans hésitation aucune, que « l'Ange de l'Annon-
ciation apparut à Marie en vision corporelle. — Et ce fut, là,
chose convenable, poursuit le saint Docteur, d'abord quant à
ce qui était annoncé. L'ange, en effet, venait annoncer l'In-
carnation du Dieu invisible. Il convenait donc que pour décla-
rer ce mystère la créature invisible prît une forme en laquelle
elle apparaîtrait visiblement : alors d'ailleurs que toutes les
apparitions de l'Ancien Testament », lesquelles ordinairement
étaient sous forme de vision corporelle, « étaient ordonnées à
Q. XXX. DE l'aNNONCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. ^5
cette apparition par laquelle le Fils de Dieu apparut dans la
chair ». On remarquera, en passant, cette belle déclaration de
saint Thomas, au sujet des apparitions relatées dans l'Ancien
Testament. — « Secondement, cela convenait à la dignité de la
Mère de Dieu, laquelle non seulement dans son. esprit, mais
aussi dans son sein corporel devait recevoir le Fils de Dieu.
Et c'est pourquoi non seulement son esprit, mais encore ses
sens corporels devaient être réconfortés par la vision de l'ange.
— Troisièmement, cela convenait à la certitude de la chose
qui était annoncée. Les choses, en effet, qui tombent sous nos
yeux sont perçues par nous avec plus de certitude que celles
que nous avons dans l'imagination. Aussi bien saint Jean
Ghrysostome dit, sur saint Matthieu (hom. ÏV), que l'ange n'ap-
parut pas en songe à la Vierge, mais d'une manière visible.
Comme, en ejffet, elle recevait de l'ange un rapport souveraine-
ment grand; elle avait besoin, avant qu'un si grand événement se
produise, d'une vision solennelle ».
Vad primurn répond que « la vision intellectuelle est plus
digne que la vision imaginaire ou corporelle, si l'une ou l'au-
tre de ces dernières est seule. Mais, saint Augustin lui-même
dit (endroit cité dans l'objection, ch. rx), que cette prophétie
est plus excellente, qui a tout ensemble la vision intellec-
tuelle et imaginaire, comparée à celle qui a l'une d'elles seu-
lement. Or, la bienheureuse Vierge ne perçut pas seulement
la vision corporelle, mais encore l'illumination intellectuelle.
Aussi bien une telle apparition fut-elle plus noble. Toutefois,
elle eût été plus noble encore, si Marie avait vu l'ange, d'une
vision intellectuelle, dans sa substance même » de pur esprit,
( mais son état de personne humaine encore dans cette vie
d'exil ne souffrait pas que Marie vît l'ange par son essence ».
U ad seeundum accorde que « l'imagination est, en effet, une
puissance plus haute que le sens extérieur. Toutefois, parce
que le principe de la connaissance humaine est le sens, en lui
consiste la plus grande certitude; car il faut toujours que les
principes de la connaissance soient plus certains. Et c'est pour-
quoi Joseph, à qui l'ange apparut en songe, n'eut pas une
apparition aussi excellente que la bienheureuse Vierge ». —
S6 SOMMK THÉOLOGlQLi:.
Soulignons, une l'ois déplus, au passage, la magnifique doc-
trine critériologique de saint Thomas, formulée de nouveau
dans cet roi secandam. La philosophie moderne, depuis Des-
cartes, ejt au suprême degré dans Kant, s'est vouée au sepli-
cismc et au désespoir d'atteindre toute certitude, parce qu'elle
a méconnu ce point de doctrine si essentiel, que toutes nos
connaissances ont leur principe dans l'usage de nos sens; et
que, par conséquent, rien ne saurait être plus certain, pour
nous, que ce dont nos sens témoignent: bien plus, toute autre
connaissance, sans en excepter la connaissance intellectuelle
la plus haute, devra être passée au crible de ce témoignage,
sous peine de n'avoir pour nous qu'une valeur suspecte : en fait
d'être et de réalité, nous ne percevons, par mode de perception
directe et immédiate ou intuitive, que la réalité qui existe à
l'état concret, et celte réalité n'est perçue que par nos sens.
Quant à l'idée, objet de la perception intellectuelle, elle ne
porte directement que sur l'abstrait; et l'abstrait, comme tel,
n'existe point dans la réalité des choses. Il est vrai qu'en-
suite, en utilisant ces idées abstraites et en vo\ant leurs rap-
ports avec les êtres concrets d'où elles nous sont tenues, nous
pourrons, par voie de raisonnement, atteindre d'autres êtres
(jui existent réellement sans être objet de la connaissance sen-
sible. Mais, comme nous le disait ici saint Thomas à Yad pri-
mani, dans notre état actuel, nous ne percevons pas ces êtres
en eux-mêmes ou dans leur substance, et par mode de con-
naissance intuitive ou directe. Leur être réel n'est connu de
nous que par voie d'analogie et en nous appuyant sur l'être
réel perçu par nos sens, le seul qui soit à notre portée. De là
l'absolue prédominance de la connaissance sensible, chez nous,
quand il s'agit de certitude, comme nous l'a dit saint Thomas
dans cet ad secandam.
\.'ad levliam explique que « comme le dit saint Ambroise,
sur saint Lac (ch. i, v. ii), noas nous troublons et nous sortons
de notre état habituel, quand noas sommes saisis par la venue à
nous d'une puissance supérieure. Et cela se produit, non pas
seulement par la vision corporelle : mais encore par la vision
de l'imagination. Aussi bien, dans la Genèse, ch. xv (v. 12),
Q. \xx. — DE l'Annonciation dk la bienheureuse vierge. 87
il est dit que comme le soleil s'fHail couché, l'assoupissement sai-
sit Abraham et il fut envahi par une horreur immense et léné-
t)reuse. Toutefois, ce trouble ne nuit pas tellement à l'homme,
que l'apparition angélique doive pour cela ne pas se produire.
— D'abord, parce que du fait que l'homme est élevé au-dessus
de lui, ce qui est de sa dignité, sa partie inférieure est affaiblie
cl de là provient le trouble dont il s'agit; comme, du reste,
même dans l'ordre physique, si la chaleur naturelle est rame-
née à l'intérieur, les extrémités du corps se prennent à trem-
bler. — Secondement, parce que, comme Origène le dit, sur
saint Luc (hom. lY), Vange qui apparaît, sachant que c'est là une
condition de la nature humaine, commence par remédier à ce
trouble. Aussi bien soit à Zacharie, soit à Marie, après le trou-
ble, il dit : iVe craigne: pas. Et, à cause de cela, comme nous
le lisons dans la Vie de saint Antoine,, // n'est pas dijjicile de
discerner les bons esprits des mauvais. Si, en ejfet, après la crcunle
succède la Joie, sachons que le secours nous vient du Seigneur ;
car la sécurité de l'âme est l'indice de la présence de la Majesté.
Si, au contraire, la crainte ressentie persiste, c'est l'ennemi qui est
là. — Quant au trouble de la Vierge elle-même, il convenait à
la pudeur virginale. Car, comme le dit saint Ambroise, sur saint
Luc (ch. I, v. 28), trembler est le propre des vierges, et de s'ej-
Jrayer à toute approche dés hommes, de redouter toute parole des
hommes. — Toutefois, il en est qui disent que la bienheu-
reuse Vierge, habituée aux visions des anges, ne fut point trou-
blée par la vue de l'ange, mais dans l'admiration ou l'étonne-
ment au sujet des choses qui lui étaient dites par l'ange; parce
qu'elle n'avait point sur elle-même des pensées si magnifiques.
Aussi bien l'Évangélisle ne dit pas qu'elle fût troublée à la vue
de l'ange, mais à sa parole » (S. Luc, ch. i, v. 29).
Il nous reste un dernier point à examiner au sujet de l'An-
nonciation. C'est celui de l'ordre même dans lequel cette
Annonciation s'est déroulée. Saint Thomas se demande s'il a
bien été ce qu'il fallait. Il va nous répondre à l'article qui
suit.
88 SOMMIi THÉOLOGIQUi;.
Article IV.
Si l'Annonciation s'est déroulée dans l'ordre qu'il fallait ?
Trois objections veulent prouver que « rAiinonciation ne
s'est pas déroulée dans l'ordre qu'il fallait ». - La première
dit que « la dignité de la Mère de Dieu dépendait du fruit de la
conception. Or, la cause doit être manifestée avant l'effet. Donc
l'ange aurait dû annoncer la conception du Fils avant de mar-
([uer la dignité de la Mère en la saluant ». — La^ seconde ob-
jection déclare que « la preuve doit ou bien être omise dans
les choses qui ne sont pas douteuses, ou bien venir avant
dans les choses où il peut y avoir doute. Or, l'ange semble
avoir annoncé d'abord ce qui devait faire doute pour la Vierge
et amener sa question : Comment cela se Jera-t-U? Et ce n'est
qu'après qu'il a ajouté la preuve en apportant soit l'exemple
d'Élizabeth soit la toute-puissance de Dieu. Donc ce n'est point
dans l'ordre voulu que l'Annonciation a été faite par l'ange ».
— La troisième objection fait remarquer que « le plus ne peut
pas se prouver par le moins. Or, qu'une vierge enfante était
chose plus grande que le fait qu'une femme âgée enfante.
Donc la preuve de l'ange prouvant la conception de Ma'rie par
la conception d'une personne âgée n'était pas suffisante ).
L'argument sed contra apporte le mot de l'Épître aux Hu-
mains, ch. XIII (v. i), oij « il est dit : Les choses qui viennent
(le Dieu sont ordonnées. Or, l'ange était envoyé par Dieu, à l'effet
d'annoncer à la Vierge le mystère divin, comme il est dit en
saint Luc, ch. i (v. 26). Donc l'Annonciation a été accomplie
par l'ange de la façon la plus souverainement ordonnée ». —
Dès là que le messager céleste se présentant à Marie, venait
avec les instructions de Dieu, il n'est point possible que tout
n'ait été de la plus absolue perfection dans l'accomplissement
de son message.
An corps de l'article, saint Thomas déclare que « l'Annon-
ciation a été accomplie par l'ange dans l'ordre qui convenait.»
Q, XXX. — DE L'A^NO^CIATlO^ DE LA BIEiNHEUREUSK VIERGE. 8()
L'ange, en effet, se proposait trois choses au sujet de la Vierge.
— Premièrement, rendre son esprit attentif à la considération
d'un si grand message. Ce qu'il fait, en la saluant d'une salu-
tation nouvelle et inaccoutumée. Aussi bien Origène dit que
si la Vierge avait su qu'un semblable discours avait été tenu à
quelque autre — et elle l'aurait pu, ayant la science de la f.oi, ja-
mais une telle salutation ne l'aurait terrifiée comme extraordinaire.
Dans laquelle salutation, l'ange marqua d'abord l'aptitude de
la Vierge à la conception qu'il annonçait, quand il dit ; pleine
de grâce; il marqua ensuite la conception, quand il dit : le
Seigneur est avec vous : et enfin il annonça l'honneur qui s'en-
suivrait, quand il dit : Vous êtes bénie parmi les Jenimes ». On
aura remarqué ce délicieux commentaire de la salutation angé-
lique, si profond et si lumineux. — « En second lieu, l'ange
se proposait d'instruire Marie du mystère de l'Incarnation qui
devait s'accomplir en elle. Et c'est ce qu'il fait, en annonçant
d'abord la conception et l'enfantement : Voici que vous conce-
vrez dans votre sein et que vous enfanterez un Fils ; en montrant
ensuite la dignité de l'Enfant conçu, quand il dit : // sera
grand; et enfin en indiquant le mode de la conception, quand
il dit : L' Esprit-Saint viendra en vous, etc. — Troisièmement,
l'ange voulait amener l'esprit de Marie à donner son consen-
tement. C'est ce qu'il fait en apportant l'exemple d'Élizabeth,
et la raison tirée de la toute-puissance de Dieu », dernier mot
de tout dans ce profond mystère. Voilà, certes, un beau com-
mentaire de l'évangile de l'Annonciation!
L'ad primuni est délicieux. Il nous dit que « pour une âme
ou un cœur humble, rien n'est plus étonnant que d'entendre
parler de son excellence. D'autre part, l'étonnement excite au
plus haut point l'attention de l'esprit. Et c'est pourquoi l'ange
qui voulait rendre l'esprit de la Vierge attentif à l'annonce d'un
si grand mystère, commença par sa louange ».
L'ad secundum donne une première réponse, tirée de « saint
Ambroise », qui « dit expressément, sur saint Lac (ch. i, v. 34),
que la bienheureuse Vierge ne douta point des paroles de l'ange.
Il dit, en efî'et : La réponse de Marie est plus mesurée que les
paroles du prêtre Zqcharie. Car celle-là dit : Comment cela se
^O SOMME THEOLOGIQUE.
fera-t-il? Lui, au contraire : Ouest-ce (jui me fera savoir que
ce que vous me dites est vrai. Lui qui nie savoir ce qui lui est dit,
nie le croire. Marie, au contraire, ne doute pas que ce qui lui est
dit sejasse; elle s'enquiert seulement du comment ». — « Toute-
fois, ajoute saint Thomas, saint Augustin semble dire que Ma-
rie douta. Il dit, en etïet, au livre des Questions de l'Ancien et du
Nouveau Testament (q. ir, parmi les Œuvres) : A Marie qui
doute de la conception, lange affirme que c'est possible. Mais, ex-
plique saint Thomas, un tel doute marque plutôt l'admiration
ou rétonnement que l'incrédulité. Et c'est pourquoi l'ange ap-
porte la preuve, non pour enlever l'infidélité » ou l'incroyance,
« mais pour écarter l'admiration » ou l'étonnertient.
Uad tertium répond que « comme le dit saint Ambroise, dans
V Hexaméron (ou plutôt saint Ghrysostome, hom. XLIX, sur la
Genèse; cf. saint Ambroise, Hexaméron, liv. V, ch. xx), cesL
pour cela que de nombreuses femmes stériles précédèrent, afin que
l'enfantement de la Vierge fût cru » plus facilement. « Et c'est
pourquoi la conception d'Élizabeth stérile est citée, non comme
un argument suffisant, mais comme un certain exemple figu-
ratif. Et, aussi bien, pour confirmer cet exemple est ajouté
l'argument efficace tiré de la toute-puissance divine ».
Dans le prologue de la seconde partie du traité de ITncar-
nation, au début de la question 27, saint Thomas nous avait
annoncé que la première considération, relative aux mystères
du Christ, portant sur sa conception, comprendrait un premier
groupe de questions oh il s'agirait de la Mère en qui se ferait
cette conception. Ce groupe de questions devait étudier, suc-
cessivement : la sanctification; la virginité; le mariage ; l'an-
uonciation de la glorieuse Mère du Sauveur. Cette dernière
question était mentionnée encore sous ce litre : de la prépara-
tion do la Mère du Christ à la conception. iSous avons vu, en
effet, par toute la teneur de la question de l'Annonciation, que
saint Thomas la considérait comme la préparation inamédiate
de l'âme de Marie à l'accomplissement du grand mystère.
Maintenant, il s'agit d'étudier ce mystère en lui-même : « Nous
devons considérer maintenant ce qui a trait à la conception
Q. \XX. — DE l'aNNOJCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. 91
elle-même du Sauveur ». Là-dessus, saint Thomas nous an-
nonce trois questions, qui, en effet, étudieront le mystère sous
le triple aspect où il devait se poser devant notre esprit : —
« premièrement, quant à la matière dont le corps du Sauveur
a été conçu (q. 3i); — secondement, quant à l'Auteur de la
conception (q. 82); — troisièmement, quant au mode et à
l'ordre de la conception » (q. 33). — D'abord, la matière dont
le corps du Sauveur a été conçu.
C'est Tobjet delà question suivante.
QUESTION XXXI
DE LA MATIÈRE DONT LE CORPS DU SAUVEUR A ÉTÉ CONÇU
Cette question comprend huit articles :
\" Si la chair du Christ a été prise d'Adam ?
2° Si elle a été prise de David ?
'i" De la généalogie du Christ qui est donnée dans les Évangiles.
V S'il convenait que le Christ naisse d'une femme ?
5° Si son corps a été formé du très pur sang de la Vierge '}
6° Si la chair du Christ fut dans les anciens Pères selon quelque
chose de déterminé ?
7" Si la chair du Christ a été dans les anciens Pères atFectée du
péché ?
8" Si elle a été décimée dans son Père Abraham ':
De ces huit articles, les cinq premiers examinent la tige qui a
porté le corps du Christ; les Irois autres s'enquièrent de la ma-
nière selon laquelle le corps du Christ a précédé dans cette
lige. — Pour ce qui est de la lige, saint Thomas l'examine,
d'abord d'une façon éloignée (art. i-'6) ; puis, d'une façon pro-
chaine (art. 4-5). — D'une façon éloignée, en remontant jus-
qu'à Adam, qui est le point extrême (art. i); et en s'arrêtant
à David, le point définitivement fixé (art. 2); puis, en l'exa-
niiaanl dans toute sa suite (art. 3). — D'abord, en remontant
jusqu'au point le plus éloigné. C'est l'objet de l'article premier.
Article Premier.
Si la chair du Christ a été prise d'Adam?
Trois objections veulent prouver que « la chair du Christ n'a
pas été prise d'Adam ». — La première arguë de ce que « l'Apô-
tre dit, dans la première Épître aux Corinthiens, ch. xv (v. 47) :
QLEST. XXXI. — DE LA MATIEItE DU CORPS DU SAUVEUlt. 9.)
Le premier homme, tiré de la terre, est terrestre; le second, venu
du ciel, est céleste. Or, le premier homme est Adam; et le se-
cond est le Christ. Donc le Christ ne vient pas d'Adam ; mais
Il a une origine distincte de lui ;<, — La seconde objection dit
que « la conception du Christ a dû être la plus miraculeuse.
Or, c'est un plus grand miracle de former le corps de l'homme
du limon de la terre, que de le former de la matière humaine
qui vient d'Adam. Donc il semble qu'il ne convenait pas que
le Christ prît sa chair d'Adam. Et, par suite, il semble que le
corps du Christ n'a pas dû être formé de la masse du genre hu-
main dérivée d'Adam, mais de quelque autre matière ». — La
troisième objection rappelle que « le péché est entré en ce monde
par un seul homme, savoir Adam; parce que toutes les nations
ont péché originairement en lui, comme on le voit aux Ro-
mains, ch. V (v. 12). Or, si le corps du Christ avait été pris
d'Adam, Lui-même aussi eût été originairement en Adam,
quand il pécha. Donc II eût contracté le péché originel. Chose
qui ne convenait pas à la pureté du Christ. Donc le corps du
Christ n'a pas été formé d'une matière prise d'Adam ». La te-
neur de cette objection et la réponse qu'y fera saint Thomas
confirment excellemment toutes nos précédentes remarques
sur le péché originel et la vraie cause de sa transmission.
L'argument sed contra cite le mot de « l'Apôtre », qui « dit,
aux Hébreux, ch. ii (v. i6) : // n a Jamais pris les anges, savoir
le Fils de Dieu; mais // a pris la race d'Abraham. Or, la race
d'Abraham a été prise d'Adam. Donc le corps du Christ a été
formé d'une matière prise d'Adam ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « le Christ
a pris la nature humaine pour la purifier du péché. Or, la na-
ture humaine n'avait besoin d'être purifiée qu'en tant qu'elle
était infectée par l'origine viciée qui la faisait descendre d'Adam.
Il suit de là qu'il convenait que le Christ prît sa chair d'une
matière dérivée d'Adam, afin que la nature humaine fût gué-
rie par le fait de l'assomplion ». — C'est toujours, nous le
voyons, la raison de salut ou de guérison et de purification
pour la nature humaine gâtée par le péché d'origine, qui com-
mande tout dans l'Incarnation du Fils de Dieu.
() I SOMME TllIiOLOGIQUC.
Uad prinmin explique que « le second homme, savoir le
Christ, est dit être du ciel, non pas quant à la matière du corps ;
mais soit quant à la vertu qui a formé ce corps, soit aussi
quant à sa divinité elle-même. Quant à la matière, le corps du
Christ fut terrestre, comme le corps d'Adam ».
Vad secundiiin fait observer que o comme il a été dit plus
haut (q. 29, art. 1, ad 2""^), le mystère de l'Incarnation du Christ
est quelque chose de miraculeux, non comme ordonné à la
confirmation de la foi, mais comme article de la foi. Il suit de
là que dans le mystère de l'Incarnation, on ne recherche pas
ce qui est un plus grand miracle, comme dans les miracles qui
se font pour la confirmation de la foi, mais ce qui convient
davantage à la divine Sagesse et ce qui est le plus expédient au
salut de l'homme, ce que l'on requiert dans toutes les choses
qui appartiennent à la foi. — On peut dire aussi », et c'est
une seconde réponse, (( que dans le mystère de l'Incarnation,
le miracle ne se considère pas seulement en raison de la ma-
tière de la conception ; mais surtout en raison du mode de la
conception et de l'enfantement, pour autant qu'une vierge a
conçu et enfanté un Dieu », ce qui est bien, assurément, et
sans comparaison aucune, le plus grand de tous les miracles,
à l'exception du miracle de la transsubstantiation, qui, seul,
pourrait, d'une certaine manière, lui être comparé. — On aura
remarqué, dans la première réponse de cet ad secandam, ce que
saint Thomas nous a dit, à nouveau, de la double sorte de mi-
racles qui peuvent se rapporter aux choses de la foi : les uns
étant pluôt d'ordre apologétique, en vue de l'établissement ou
de la confirmation de la foi ; les autres, d'ordre plutôt théolo-
gique, faisant partie de la' foi elle-même, à titre de principes
ou d'articles.
Vad terlium se réfère à ce qu' « il a été dit plus haut (q. 1 5,
art. I, ad 2"""), que le corps du Christ a été en \dam selon la
substance corporelle, en ce sens que la matière corporelle du
corps du Christ est dérivée d'Adam ; mais elle n'a pas été en
Adam selon la raison séminale, parce qu'elle n'a pas été conçue
par l'action de l'hoiiiine. Il suit de là que le Christ n'a pas
contracté le péché originel comme les autres » êtres humaitis
QUEST. XXXI. — DE LA MATIERE DU COUPS DU SAUVEUR. <J0
v( qui dérivent d'Adam par voie de génération ordinaire >>. —
C'est donc toujours cette unique raison de la propagation de
la nature iiumaine, venue, par voie de génération ordinaire et
ininterrompue, d'Adam pécheur, transmettant celte nature
dépouillée coupablement par lui de la justice originelle, qui
fait que tout être humain venu ainsi d'Adam contracte ou de-
vrait contracter le péché originel ; et non pas le fait d'avoir été
en Adam comme en celui qui a péché a l'origine, ainsi que
.semblait l'entendre l'objection et qut)nt voulu l'entendre tant
d'auteurs ou de théologiens trop peu exacts et trop peu con-
formes à la pensée de saint Thomas sur cette question si essen-
tielle.
La chair du Christ a été prise d'Adam pécheur. 11 le fallait,
puisque le Christ venait pour libérer de son péché la nature
humaine ainsi gâtée et corrompue en Adam et par Adam. —
Mais devons-nous dire que c'est en passant par la lignée de Da-
vid que le Christ a pris ainsi sa chair d'Adam pécheur. C'est
ce qu'il nous taut maintenant considérer; et tel est l'objet de
l'article qui suit.
Article II.
Si le Christ a pris sa chair de la race de David?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point
pris sa chair de la race de David ». — La première arguë de
ce que u saint Matthieu, donnant la généalogie du Christ, la
conduit jusqu'à Joseph. Or, Joseph ne fut pas le père du Christ,
comme il a été montré plus haut (q. 28. art. i, ad /'""et ad
'3""*). Donc il ne semble pas que le Christ soit descendu de la
race de David ». — La seconde objection fait observer qu' « Aaron
était de la tribu de Lévi; comme on le voit par VExode (ch. vi)
(v. 16 et suiv.). Or, Marie, la Mère du Christ, est dite parente
d'Élizabeth, qui était y?//e d' Aaron, comme on le voit par saint
Luc, ch. I (v. 5, 36), Puis donc que David était de la tribu de
Juda, comme on le voit par saint Matthieu, ch. i (v, 3 et suiv.),
(><» SOMMli THEOLOGlQUi:.
il semble que le Christ n'est pas descendu de la race de David ».
— La troisième objection rappelle que « dans Jérémie, ch. xxii
(v. 3o), il est dit de Jéchonias : Inscris-le comme stérile : car
nul de ses descendants ne s'asseoira sur le trône de David. Or, il
est dit du Christ dans Isaïe, ch. ix (v. 7) : Il s'asseoira sur le
trône de David. Donc le Christ ne fut pas de la race de Jécho-
nias. Et, par conséquent, non plus de la race de David, puis-
que saint Matthieu fait passer la série des générations dé David
par Jéchonias ».
L'argument sed contra oppose simplement qu' « il est dit,
aux Romains, ch. i (v. 3) : Qui lui a été fait de la race de David
selon la chair » .
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « le Christ
est dit être spécialement le Fils de deux des anciens Pères;
savoir : Abraham et David; comme on le voit par saint Mat-
thieu, ch. I (v. 1). — De cela, on peut donner plusieurs rai-
sons. — La première est que à ces deux Pères avait été faite
spécialement la promesse au sujet du Christ. 11 fut dit, en
effet, à Abraham, Genèse, ch. xxn (v. 18) : Toutes les nations
de la terre seront bénies en la semence; ce que l'Apôtre explique
du Christ, quand il dit, aux Galates, ch. in (v. i6) : Les pro-
messes ont été faites à Abraham et à sa semence. Il n'est pas dit :
aux semences ; comme s'il y en avait plusieurs ; mais : à ta semence,
comme à un seul, qui est le Christ. A David, aussi, il fut dit
(ps. cxxxi, v. Il) : Du fruit de tes entrailles je placerai sur ton
trône. Et, aussi bien, les Juifs, quand ils reçurent le Christ en
triomphe, voulant l'honorer, disaient, saint Matthieu, ch. xxi
(v. 9) : Hosanna au fds de David. — Une seconde raison est
que le Christ devait être joi, prophète et prêtre. Or, Abraham
fut prêtre; comme on le voit par ce que le Seigneur lui dit,
Genèse, ch. xv (v. 9) : Prends avec toi une génisse de trois ans, etc.
Il fut aussi prophète, selon qu'il est dit, dans la Genèse, ch. xx
(v. 7) : // est prophète, et il priera pour loi. Quant à David, il
fui roi et prophète. — Une troisième raison est que en Abra-
ham commença d'abord la circoncision {Genèse, ch. xxvn,
v. 10 et suiv.); et en David se manifeste au plus haut point
l'élection de Dieu, selon qu'il est dit, au livre 1 des Rois,
QUÈSt. XXXI. — DE LA MATIERE DU CORPS DU SAUVEUR. t)^
ch. XIII (n . l'i) : Dieu s'est choisi un homme selon sou cœur. Et
c'est pourquoi le Christ est dit très spécialement fils de l'un
et de l'autre, afin de montrer qu'il est donné comme salut à la
Circoncision et à l'élection des Gentils ».
L'ad primuin fait observer que « l'objection était de Fauste,
le Manichéen , lequel voulait prouver que le Christ n'était
pas fils de David, parce qu'il n'avait pas été conçu de Joseph,
à qui s'arrête la série de la génération en saint Matthieu. A
cela, saint Augustin répond, au livre XXIII, contre Fauste
(ch. VIII, ix), que puisque le même Évangéliste dit que Joseph
était répoux de Marie, et que la Mère du Christ était vierge, et
que le Christ est de la race de David, que reste-t-il sinon de croire
que Marie n'était pas étrangère à la parenté de David ; et que ce
n'esti pas en vain qu'elle est appelée la femme de Joseph, en raison
de r union des cœurs, bien que les corps ne se soient jamais unis ;
et que c'est plutôt en raison de la dignité de f homme, que l'ordre
de la génération a été conduit jusqu'à Joseph. Ainsi donc nous
croyons que Marie aussi était dans la parenté de David ; parce que
nous croyons aux Écritures, qui disent l'une et l'autre chose : et
que le Christ vient de David selon la chair; et que Marie sa Mère,
n'a pas eu de rapports avec son époux, mais qu'elle est demeurée
Vierge. Comme, en effet, le dit saint Jérôme, sur saint Mat-
thieu (ch. i, v. i8), Marie et Joseph étaient de la même tribu; et,
à cause de cela, selon la loi, il était tenu de la prendre pour épouse,
à titre de proche parente. Aussi bien vont- ils ensemble à Bethléem
pour le recensement, comme issus d'une même souche ».
L'ad secundum donne une double réponse. — La première est
tirée de u saint Grégoire de Nazianze » (ou plutôt du vénérable
Bède; sur saint Luc; cf. S. Grég. de Naz., Poèmes Dogmatiques,
sect. I, ch. xviii), qui, « répondant à cette objection, dit que
ce fut par une volonté supérieure que la race royale se trouva
réunie à la race sacerdotale, afin que le Christ, qui est prêtre
et roi, naquît de l'un et de l'autre selon la chair. Aussi bien,
même Aaron, qui fut le premier prêtre selon la loi, prit une
femme de la tribu de Juda, Élizabeth, fille d'Aminadab {Exode,
ch. VI, V. 22 ; cf. Nombres, ch. i, v. 7). Ainsi donc il a pu se
faire que le père d'Élizabeth », la parente de Marie, « ait eu
X.VI. — La Rédemption. 7
(^B SOMME THEOLOGIQUÉ.
quelque lemme de la race de David, en raison de laquelle la
bienheureuse Vierge, qui était de la race de David, se trouva
être la parente d'Élizabeth ; ou plutôt, inversement, que le
père de la bienheureuse Vierge, qui était de la race de David,
eut une femme de la race d'Aaron. — Ou bien »>, et c'est une
seconde réponse, « nous pouvons dire avec saint Augustin,
au livre XXIIl Contre Faaste (ch. ix), que si Joachim, le père
de Marie, fut de la race d'Aaron, comme l'affirmait Fauste
l'hérétique, sur la foi de certains écrits apocryphes, il faut
croire que la mère de Joachim, ou aussi sa femme, était de la
race de David : de telle sorte qu'en quelque manière nous di-
sions que Marie était de la race de David » ; car suivant la belle
remarque de saint Augustin, dans la réponse précédente, nous,
nous croyons aux Écritures; et les Écritures nous affirmant
que le Christ est de la race de David et que sa Mère est vierge,
il faut de toute nécessité que Marie soit de la race de David.
L'ad tertiam déclare que « par ce texte du prophète Jérémie,
comme le dit saint Ambroise, sur saint Luc (ch. in, v. 25 et
suiv.), il n'est pas nié que Jéchonias ail eu des descendants. El
aussi bien le Christ est de sa race. Que cependant, le Christ ait
régné, ce n'est pas contraire à la prophétie; car II n'a pas régné
d'an règne terrestre : Lui-même, en effet, a dit : Mon Royaume
n'est pas de ce monde )>.
Étant donné que ces deux points demeurent bien établis;
savoir : que le Christ appartient vraiment, par son corps, à la
grande famille humaine; et qu'il est fils de David; — il reste
à nous demander si la généalogie du Christ telle que nous la
trouvons dans l'Évangile, en saint Matthieu, ch. i, v. i-iG, et
en saint Luc, ch. m, v. 2/i-38, a été convenablement établie.
Ce va être l'objet de l'article suivant.
QUEST. XXXI. — DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. ()()
Article 111.
Si la généalogie du Christ est convenablement établie
par les Évangélistes?
Nous avons ici cinq objections. Elles veulent prouver que
« la généalogie du Christ a été mal établie par les Evangélis-
tes ». — La première en appelle à ce qu' « il est dit, dans
Isaïe, au sujet du Christ, ch. lui (v. 8) : Qui donc racontera
sa génération? Donc la génération du Christ ne doit pas être
racontée » ou établie. — La seconde objection déclare qu' « il
est impossible qu'un même homme ait deux pères. Or, saint
Matthieu dit que Jacob engendra Joseph, l'époux de Marie; saint
Luc, au contraire, dit que Joseph était fils d'Héli. Donc les
Évangélistes écrivent des choses contraires ». — La troisième
objection, très précieuse, et qui nous vaudra une réponse du
plus haut intérêt, dit que « les deux Évangélistes semblent, en
plusieurs points, ne pas être d'accord entre eux. C'est ainsi que
saint Matthieu, au début de son livre, commençant à Abraham
et descendant jusqu'à Joseph, énumère quarante-deux généra-
tions. Saint Luc, au contraire, place la génération du Christ
après le baptême du Christ, et commençant à partir du Christ,
il conduit le nombre des générations jusqu'à Dieu, mettant
soixante-dix générations, en comptant l'un et l'autre extrême.
Il semble donc que les deux Évangélistes décrivent mal la gé-
nération du Christ ». — La quatrième objection fait observer
qu' « au livre IV des Rois, ch. viii, on lit que Joram engendra
Ochozias, auquel succéda Joas, son fils ; à celui-ci, succéda
son fils Amazias; après lui, régna son fils Azarias, qui est
appelé Ozias : auquel succéda Joatham, son fils. Or, saint Mat-
thieu dit que Joram engendra Ozias. Il semble donc qu'il éta-
blit mal la génération du Christ, omettant au milieu trois
rois ». — La cinquième objection souligne que « tous ceux
qui sont marqués dans la génération du Christ ont eu un père
et une mère, et plusieurs d'entre eux ont eu aussi des frères.
lOO t^OMME THEOLOGIQtJE.
Or, saint Matthieu, dans lu génération du Christ, nomme seu-
Jemenl trois mères, savoir Thamar. Kuth, et la femme d'Urie.
Il signale aussi les frères de Juda et de .léclionias; et, égale-
ment, Phares ctZaram. De tous ceux-là, saint Luc ne dit rien.
Donc il semble que les Évangélistes ont mal décrit la généalo-
gie du Christ ».
Vargyimenl sed conira oppose k l'autorité de l'Ecriture ».
Au corps de l'article, saint Thomas ne lait qu'expliquer, en
y appuyant, cet argument sed contra, qui, en eftet, tranche
tout, dans l'ordre des choses révélées. « Comme il est dit,
dans la seconde Épître à Timothée, ch. iir (v. iC), toute Écri-
ture sacrée est inspirée par Dieu. Or, ce que Dieu fait est fait
dans un ordre souverain, selon cette parole de l'Épîlre aux
Romains, ch. xiii (v. i) : Ce fjui est de Dieu est ordonné. Donc
la généalogie du Christ a été décrite par les Évangélistes dans
l'ordre qui convenait ». — Nul doute, à ce sujet, quant à l'af-
firmation de la vérité. Mais le présent article a été posé surtout
en raison des difficultés, d'ailleurs fort délicates, que nous
avons vu formuler dans les objections. Et, aussi bien, est-ce à
résoudre ces difficultés que saint Thomas va s'appliquer avec
un soin tout spécial.
Uad priinuNi répond que « comme le dit saint Jérôme, sur
saint Matthieu (ch. i, v. i), Isaïe parle de la génération de la
divinité du Christ; tandis que saint Matthieu raconte la géné-
ration du Christ selon l'humanité : non qu'il explique le mode
de l'Incarnation, car cela aussi est ineffable; mais il énumère
les pères dont le Christ est venu selon la chair ».
L'ad secunduiii fait observer qu' « à cette objection soulevée
par Julien l'Apostat (cf. S. Jérôme, sur le verset i6), il a été fait
diverses réponses. — Quelques-uns, en efl'et, comme saint Gré-
goire de Nazianze le rapporte, disent que ce sont les mêmes
personnages dont parlent les Évangélistes, mais sous des noms
différents, comme s'appelant, chacun, de deux noms. Mais, dit
saint Thomas, cela ne peut pas tenir; car saint Matthieu donne
un fils de David, Salomon, el saint Luc en donne un autre,
Nathan, qui tous deux sont marqués comme frères dans l'his-
toire du livre des /Vof. s (liv. Il, ch. v, v. i4; ef. Paraiipornènes,
QUEST. XXXr. — DE LA MATIEKF DU CORPS DU SAUVEUU. lOr
ch. III, V. 5). — Aussi bien, d'autres ont dit que saint Matthieu
a donné la vraie généalogie du Christ ; tandis que saint Luc
aurait donné cette généalogie d'après ce que d'aucuns croyaient ;
et de là vient qu'il la commence par ces mots : f/ai éloit, pen-
sait-on, fils de Joseph. Il \ en avait, en ertet, quelques-uns,
parmi les Juifs, qui, en raison des péctiés des rois de Juda,
croyaient que le Christ devait naître de David, non par la
lignée des rois, mais par une autre lignée de particuliers. —
D'autres ont dit que saint Matthieu a donné les pères charnels;
et saint Luc, les pères spirituels, c'est-ù-dirc les hommes jus-
tes, qui s<mt appelés pères en raison d'une similitude ou res-
semblance d'honnêteté. — Dans le livre des Questions de l'An-
cien et du Nouveau Testament (q. lvi ; parmi les Œuvres de
saint Augustin), on répond qu'il ne faut pas entendre que Jo-
seph soit dit, par saint Luc, être fils d'Héli. mais que Joseph
et Héli descendaient, tous deux, quoique diversement, de Da-
vid, au temps du Christ, Aussi bien est-il dit du Christ qu'//
(Hait, pensait-on, fds de Joseph," ei qu'// était Lui-même fds d'Héli,
comme pour dire que le Christ, par celle raison qui le faisait
dire fils de Joseph, pouvait être dit fils d'Héli et de tous ceux qui
descendent de la race de David; comme l'Apotre dit, aux Ro-
mains (ch. IX, v. 5) : Desquels, savoir des Juifs, le Christ vient
selon la chair. — Quant à saint Augustin, dans son livre des
Questions sur CÉvangile (liv. 11, q. 5), il donne une triple solu-
tion, en ces termes : l'rois causes se présentent dont l'Évangé-
liste a pu suivre telle ou telle : Ou bien l'un des Évangélistes a
nommé père de Joseph celui qui a engendré ce dernier : et l'autre
aura assigné soit le grand-père maternel, soit l'an quelconque
des grands- parents. Ou bien, l'un des personnages assignés était
le père de Joseph: et l'autre l'avait adopté. Ou bien, selon la cou-
tume des Juifs, l'un des anciens étant mort sans enfant, sa femme
fut prise par un proche parent qui attribua au parent mort le fils
engendré par lui, ce qui est encore un certain genre d'adop-
tion, comme le dit saint Augustin lui-même, au livre 11 Du
consentement des Évangiles (ou plutôt Rétractations, liv. H,
ch. vu). — Et cette dernière cause o ou raison, conclut saint
Thomas, « est la plus vraie. C'est aussi celle que donne saint
I02 SOMME THEOLOGIQUE.
Jérôme, sur saint Matthieu, ch. i (v. i6). Et Eusèbe de Césarée,
dans son Histoire ecclésiastique (liv. I, ch. vn), la donne comme
rapportée par l'Africain Historiographe. On dit, en eiîet, que
Mathan et Melchi eurent, en divers temps, de la même femme,
Estha, chacun, des enfants. C'est qu'en effet, Mathan, qui des-
cendait de David par Salomon, l'eut d'abord pour femme, et,
ayant laissé un fils, du nom de Jacob, il mourut. Après sa
mort, comme la loi ne défendait pas à la veuve d'épouser un
autre homme, Melchi, descendant de David par Nathan, prit
comme femme celle qu'avait laissée Mathan, et il en eut un fils
du nom d'Héli ; ce qui fait que .Jacob et Héli, fï;ères utérins,
venaient de deux pères différents. L'un de ces deux frères, sa-
voir Jacob, ayant pris, selon le précepte de la loi, la femme de
son frère, mort sans enfants, engendra d'elle Joseph, son fils
par nature, mais fils d'Héli selon le précepte de la loi. Et c'est
pourquoi saint Matthieu dit que Jacob engendra Joseph ; tandis
que saint Luc, parce qu'il décrit la génération légale, ne dit,
d'aucun de ceux qu'il nomme, qu'il ait engendré l'autre. — Et »,
ajoute saint Thomas, « bien que saint Jean Damascène dise
(liv. IV, ch. xiv) que la bienheureuse Vierge Marie se rattachait
à Joseph selon cette origine qui ferait que Héli est son père,
parce qu'il dit qu'elle descendait de Melchi, cependant il faut
croire qu'elle tirait aussi son origine de Salomon, selon quelque
manière, par ces pères qu'énu mère saint Matthieu, lequel est dit
raconter la génération charnelle du Christ : alors surtout que
saint Ambroise {sur saint Luc, ch. m, v. 28 et suiv.) affirme que
le Christ est descendu de la race de Jéchonias ». — Ainsi donc,
saint Jean Damascène semble plutôt chercher la parenté, entre
Marie et Joseph, du côté d'Héli, qui, d'après lui, serait le père
de Marie. Saint Thomas n'y contredit pas, pourvu qu'on sauve
que par la même lignée que donne saint Matthieu, la sainte
Vierge se rattache à David. Et c'est, en effet, ce dernier senti-
ment qui prévaut aujourdhui. Le P. Didon l'a mis en parfaite
lumière. D'après ce système. Héli ne serait autre qu'Héliakim
ou Joachim, père de la Très Sainte Vierge et beau-père de Jo-
seph ; et la Sainte Vierge se rattacherait à la lignée de Mathan
par sa mère, Anne, tante ou sœur de Joseph,
QUEST. X\XI. — DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. 1 OO
Vad tertiam, nous l'avons déjà fait pressentir, est délicieux,
et harmonise excellemment les deux généalogies d'aspect si
différent, que nous donnent saint Matthieu et saint Luc. —
« Gomme le dit saint Augustin, au livre du Consentement des
Évangélistes (liv. II, ch. iv), saint Matthieu se proposait de mar-
quer dans le Christ la personne » ou la dignité « royale; saint
Luc, la dignité sacerdotale. Aussi bien, dans les générations de
saint Matthieu est signifiée l'acceptation de nos péchés par le Sei-
gneur Jésus-Christ », qui s'en est chargé à notre place : « en
tant que par l'origine de sa chair, Il a pris la similitude de notre
chair de péché (aux Romains, ch. vin, v. 3). Dans les généra-
tions de saint Luc, au contraire, est signifiée l'ablation de nos pé-
chés, laquelle se fait par le sacrifice du Christ. Et c'est pour-
quoi saint Matthieu énumère les générations en descendant:
saint Luc, au contraire, en remontant. De là vient aussi que
saint Matthieu descend de David par Salonion, dont la mère avait
été pour David une occasion de péché; saint Luc, au contraire,
remonte à David par \athan, dont le nom rappelle le prophète
par lequel Dieu amena l'expiation du péché de David. De là vient
aussi que saint Matthieu, parce qu'il voulait marquer que le
Christ est descendu Jusqu'à notre mortalité, rappelle, dès le début
de son Évangile, en descendant, les générations depuis Abraham
jusqu'à Joseph et Jusqu'à la nativité du Christ Lui-même ;
saint Luc, au contraire, ne donne pas la génération du Christ au
commencement, mais après le baptême, non pas en descendant,
mais en remontant, comme pour marquer, de préjérence, le prêtre
qui expie les péchés, au moment ou Jean lui rend témoignage en
disant : Voici l'agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde : et,
en remontant, il dépasse Abraham et arrive à Dieu, à qui, par
l'expiation et la purification, nous sommes réconciliés. C'est aussi
à bon droit qu'il a pris l'origHhe d'adoption », non de nature,
comme saint Matthieu, « parce que c'est par l'adoption que nous
sommes Jaits enfants de Dieu ; tandis que par la génération char-
nelle le Fils de Dieu a été fait fils de l'homme. Et il marquait as-
sez clairement qu'il avait dit Joseph fds d'Héli, non qu'il fût
né de lui, mais qu'il avait été adopté par lui, par cela même
qu'il disait Adam fils de Dieu, ayant été fait par Dieu ».
I04 SOMME THÉOLOGIQUE.
Quant au nombre des générations, s'il s'agit de celui que
donne saint Maltliieu, il se trouve diversement interprété, les
uns voulant le porter à /li ; les autres, voulant qu'il s'arrête
à 4o. Mais on le peut justifier, au point de vue mystique, dans
un cas comme dans l'autre. — c Le nombre /jo, en effet, se
rapporte au temps de la vie présente : en raison des quatre
parties du monde où nous menons notre vie mortelle sous le
règne du Christ ». On remarquera, au passage, cette belle l'or-
mule donnée ici par saint Thomas : morlalem vitam diicunus in
hoc nuindo sub Chrislo régnante. « Le nombre quarante, en ef-
fet, comprend quatre fois dix; et le nombre dix lui-même se
forme d'un à quatre par l'addition du nombre, car un et deux
font tro'is\ trois et trois (ont six: ei quatre font dix. « On pour-
rait aussi rapporter le nombre dix au Décalogue ; et le nom-
bre quatre, à la vie présente, ou encore aux quatre Évangiles,
selon que le Christ règne en nous. Et c'est pourquoi saint Mat-
thieu, appuyant sur la personne » ou la dignité « royale du
Christ, donne quarante personnes, sans compter le Christ Lui-
même (S. Augustin, endroit précité). Mais ceci n'est vrai que
si le Jéchonias qui se trouve placé », par saint Matthieu, « à
la fin de la seconde série de quatorze, est le même que celui
qui se trouve au début de la tioisième série; comme le veut
saint Augustin (endroit précité) : ce qu'il dit avoir été fait
pour signifier qu'en Jéchonias s'est produit un certain passage
aux nations étrangères, lors de la transmigration à Babylone; et
ceci était la figure du Christ allant des Circoncis aux Incirconcis.
— Saint Jérôme, lui, dit qu'il y a eu deux Joachim, ou deux
Jéchonias, savoir le père et le fils, dont l'un et l'autre est pris
dans la génération du Christ, pour qu'apparaisse la distinction
des générations que l'Évangéliste distingue en trois séries de
quatorze : ce qui fait monter le*nombrc à quarante-deux per-
sonnes. Et ce nombre aussi convioni à la sainte Eglise. Ce
nombre, en effet, résulte du nombre six, qui signifie le travail
de la vie présente », symbolisé par les six jours de travail qui
composent la semaine, « et du nombre sept, qui signifie le re-
pos de la vie future », symbolisé par le septième jour de la
semaine, qui est le jour du repos. « Six fois sept, en effet,
QUEST. XXXI. DE LA MATIERE DU CORPS DU SAUVEUR. lOO
donnent quarante-deux. D'ailleurs, le nombre ((ualor/e lui-
même, qui est constitué des nombre dix et quatre additionnés,
peut se rapporter à la même signification qui a été attribuée
au nombre quarante, résultant des mêmes nombres multi-
pliés ) : de même, en elïet, que dix et quatre font quatorze,
dix multiplié par quatre fait quarante. — Voilà pour le nom-
bre des générations, tel qu'on peut le trouver en saint Mat-
thieu. — « Quant au nombre marqué par saint Luc dans les
générations du Christ, il signifie l'universalité des péchés. Le
nombre dix, en effet, comme étant le nombre de la Justice, se re-
trouve dans les dix préceptes du Décalogue. Et le péché est la
transgression de la loi; comme la transgression du nombre dix
est le nombre onze {S. Augustin, endroit précité). D'autre part,
le nombre sept signifie l'universalité; cwrVuniverscdité du temps
se trouve comprise dans le roulement du nombre des sept jours.
El, précisément, onze fois sept donnent soixante-dix-sept. Ce
qui arrive à signifier l'universalité des péchés qui sont enle-
vés par le Christ ». Ceci fait allusion au passage de l'Evangile,
où le Christ, interrogé par Simon Pierre pour savoir s'il fallait
remettre les péchés jusqu'à sept fois, répondit : non pas jus-
qu'à sept Jois, mais jusqu'à soixante-dix-sept fois sept Jois,
c'est-à-dire toujours (S. Matthieu, ch. xvni, v. 21, ■22).
Vad quartam explique la suppression des trois rois dont par-
lait l'objection. « Comme le dit saint Jérôme, sur saint Mat-
thieu (ch. I, V. S, 1 1), parce que le roi Joram s'était uni à la race
de i impie Jézabel, à cause de cela jusqu'à la troisième génération
sa mémoire est ejfacée pour quelle ne Jigurâl pas dans l'ordre
sacré de la \fUivité « du Sauveur. « Et ainsi, comme le dit
saint Jean Chrysostome (ou plutôt l'Anonyme de V(Euvre ina-
chevée sur saint Matthieu, boni. I), dans la même mesure où la
bénédiction tomba sur JéJui, qui avait tiré vengeance de la. maison
d'Achab et de Jézabel, dans cette même mesure la nudédictioa
tomba sur la maison de Joram, à cause de la fille impie d'Achab
et de Jézabel », qu'il avait épousée, « en telle sorte que jusqu'à
ta quatrième génération ses enfants soient retranchés du nombre
des rois; selon quil est écrit dcms l'Exode, ch. xx (v. 5) : Je
rendrai le péché des parents sur les enfants jusqu'à la troi-
Io6 SOMME THÉOLOGIQUE.
sième et à la quatrième génération. — Il est bien vrai qu'il
y a eu d'autres rois qui furent pécheurs et qui se trouvent
placés dans la généalogie du Christ; mais leur impiété
n'avait pas été continue », comme celle de Joram et de ses
fils. « Car, ainsi qu'il est dit, au livre des Questions du Noti-
veau et de l'Ancien Testament (q. lxxxv, parmi les Œuvres de
saint Augustin), Salomon fut maintenu roi, par le mérite de son
père » David, « et Roboam, par le mérite d'Asa fils d'Abias,
son fils. Pour les trois dont il s'agit, au contraire, l'impiété fut
continue ».
Vad quintam répond à l'objection tirée des anomalies appa-
rentes dans la mention de certains personnages et non de cer-
tains autres dans la généalogie du Christ telle que la donne
saint Matthieu. « Comme le dit saint Jérôme, sur saint Mat-
thieu (ch. I, V. 3), dans la généalogie du Sauveur ne se trouve mar-
quée aucune des saintes femmes, mais celles que l'Écriture blâme,
afin que Celui qui venait pour les pécheurs, par sa naissance de
femmes pécheresses, détruisît les péchés de tous. C'est pour cela
qu'on \ voit ïhamar, qui est blâmée pour son union avec son
beau-père; et Rahab, qui fut prostituée; et Ruth, qui fui
étrangère; et Bethsabée, la femme d'Urie, qui fut adultère;
celle-ci, toutefois, n'est pas désignée par son nom, mais par
le nom de son mari : soit à cause de son péché, car elle fui
complice de l'adultère et de l'homicide » commis par David ;
<( soit, aussi, parce que le nom du mari rappelait tout de suite
à la mémoire le péché de David. — Et, parce que saint Luc
entend désigner le Christ comme venant expier les péchés, il
ne lait mention d'aucune de ces femmes. — Pour ce qui est
des frères de.luda, saint Matthieu les rappelle pour marquer
qu'ils appartenaient au peuple de Dieu; alors qu'Ismaël, frère
d'isaac, et Esaii frère de Jacob avaient été séparés ou exclus
du peuple de Dieu : et c'est pourquoi ils ne sont pas rappelés
dans la génération du Christ. C'était aussi pour écarter tout
orgueil de race; car plusieurs des frères de Juda étaient nés de
servantes; mais tous ensemble étaient patriarches et i)ères des
douze tribus. — Quant à Phares et à Zaram, ils sont nommés
ensemble, comme le dit saint Ambroise sur saint Luc (ch. m,
QUEST. XXXI. — DE LA MATIERE DU COHPS DU SAUVEUR. IO7
V. 2 3 et suiv.); parce qu'en eux est marquée la double vie des
peuples : l'une, selon la loi, et elle est signifiée par Zaram; l\iu-
Ire, selon la foi, et elle est marquée par Phares. — Pour ce qui
est des frères de Jéchonias, saint Matthieu les signale, parce
que tous régnèrent en des temps différents; ce qui n'avait pas
eu lieu pour d'autres rois. Ou encore parce qu'ils avaient
communiqué dans la même iniquité et dans la même mi-
sère ».
Après avoir examiné la tige d'où est sorti le Christ, d'une
façon éloignée, nous la devons maintenant considérer du côté
où elle se rattache immédiatement au Christ, c'est-à-dire en la
Très Sainte Vierge Marie, sa Mère. Et, là-dessus, nous avons deux
points à étudier : piemièrement, s'il convenait que le Christ
naquît d'une femme; secondement, si son corps a été formé
du plus pur sang de la Très Sainte Vierge Marie. Ce va être l'objet
des deux articles qui suivent. — Venons tout de suite au pre-
mier.
Article IV.
Si la matière du corps du Christ devait être prise
d'une femme?
Trois objections veulent prouver que « la matière du corps
du Christ ne devait pas être prise d'une femme ». — La pre-
mière arguë de ce que « le sexe masculin est plus noble que le
sexe féminin. Or, il convenait souverainement que le Christ
prît ce qui est parfait dans la nature humaine. Donc il ne
semble pas qu'il dut prendre sa chair d'une femme, mais
plutôt d'un homme, comme c'est de la côte de l'homme que
la femme fut formée » {Genèse, ch. n, v. 21, 22). — La se-
conde objection fait observer que « quiconque est conçu de la
femme est inclus dans le sein de la femme. Or, il ne convient
pas que Dieu, qui remplit le ciel et la terre, comme il est dil
dans Jérémie, ch. xxiii (v. 2/j), soit inclus ou renfermé dans
le sein si petit d'une femme. Donc il semble qu'il n'a pas dû
Io8 SOMME THÉOLOGIQUK.
être conçu d'une femme ». — lia troisième objection déclare
que (I ceux qui sont conçus de la femme subissent une cer-
taine impureté; comme il est dit, au livre de Job, ch. \xv
(v. 4) : Est-ce (jiie l'homme peut être Justifié, si on le compare à
Dieu? on apparaître pur, alors qu'il est ne de la femme? Or,
dans le Christ ne dut être aucune impureté. Car Lui-même est
d'il \a Sagesse de Dieu (}'" Épiire aux Corinthiens, ch. x, v. ■j.li),
dont nous lisons, au livre de la Sagesse, ch. vn (v. :>5), que
rien de souillé n'entre en elle. Donc il ne semble pas <ju'll ait
dû prendre sa chair d'une femme ».
L'argument sed contra cite le texte formel de l'Apôtre saint
Paul, où « il est dit, aux Galates, ch. iv (v. /|) : Dieu a envoyé
son Fils fait de la femme »> .
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « si le Fils
de Dieu pouvait prendre sa chair de n'importe quelle matière
qu'il eût voulu, toutefois il était souverainement convenable
qu'il la prît d'une femme. — D'abord, parce que par là toute
la nature humaine se trouve ennoblie. Aussi bien saint Augus-
tin dit, au livre des Quatre-vingt-trois Questions (q. xi) : La libé-
rtdion de l'homme devait apparaître en l'un et l'autre sexe. Donc,
parce r/u' il fallait prendre l'homme, son sexe étant le plus tionora-
ble, il était convenable que la libération du sexe féminin apparût
en cela que cet homme naîtrait d'une fenune ». De la sorte, en
eflet, la nature humaine toute entière participait à la splendeur
du mystère divin : le sexe masculin, en étant uni à Dieu h\-
postatiquement ; le sexe féminin, en étant le temple où s'opé-
jail l'union hxpostatique. — « IJnc; seconde raison se trouve en
ce que par là est établie la vérité de l'Incarnation. Aussi bien
saint Ambroise dit, au \i\ve de l'IncarncUion (ch. vi) : Vous trou-
vère: beaucoup de choses selon la nature ; et beaucoup de cfioses
au delà de la nature. C'est selon la condition de la nature, que le
Christ J ut dans le sein d'une femme; mais c'est au-dessus de la
condition de la nature, qu'une vierge conçut et qu'une vierge en-
gendra : afin que vous croyie: qu'il était Dieu, puisqu'il renouve-
lait la nature: et (/u'il était homme, puisqu'il naissait de l'homme
selon la nature. Et saint Augustin dit, dans l'épître à Volusien
(ch. m) ; Site Dieu tout-puissant avait formé t'fiomme de partout
QUÉST. XXXI. — DE LA MATIKKE DU CORPS DU SAUVIiUR. lOl)
ailleurs, non du sein maternel, el qall l'eût présenté soudain à
nos regards, n aurait-Il pas confirmé le sentiment de l'erreur et
aurait-on cru qu II avait pris un homme véritable? Alors qu II au-
rait Jait toutes choses par miracle, Il aurait enlevé ce quilajail
par miséricorde . Maintenant, au contrcdre, le Médiateur est ainsi
apparu entre Dieu et fhomme, qu unissant dans C unité de la Per-
sonne Tune et l'autre nature, Il a surélevé les choses ordinaires par
les choses exlraordincdres et tempéré les choses extraordinaires
parles choses ordinaires ». Suivant le beau mot de saint Tho-
mas à Vadsecundum de l'article 2, question 28, « Il a mêlé aux
choses humbles les choses admirables : pernùscuil mira humili-
bus )). — Le saint Docteur nous donne « une troisième rai-
son », pour montrer que le Christ devait prendre d'une femme
la matière de son corps. Cette raison « consiste en ce que par
ce mode de production s'achevait toute la diversité de la géné-
ration humaine. Le premier homme, en effet, fut produit du
limon de la terre {Genèse, ch. 11, v. 7), sans le concours ni de
l'homme ni de la femme; Eve fut produite de l'homme, sans
le concours de la femme, les autres hommes sont produits de
l'homme et de la femme. D'où il suit qu'il restait ce quatrième
mode, comme propre au Christ, qu'il fût produit de la femme
sans l'homme ».
L'ttd primum accorde que « le sexe masculin est plus noble
que le sexe féminin. Et c'est pour cela », comme nous l'avons
dit, « que le Christ prit la nature humaine dans le sexe mas-
culin. Mais toutefois pour que le sexe féminin ne fut pas mé-
prisé, il convenait que le Christ prit sa chair d'une femme.
Aussi bien, saint Augustin dit, au livre Du combat chrétien
(ch. xi) : Hommes, gardez-vous de vous mépriser : le Fils de
Dieu a pris un homme. Et vous, femmes, ne vous méprisez pas,
non plus : Le Fils de Dieu est né d'une Jemme ». — Comment ne
pas admirer ici le soin qu'ont apporté ces grands saints et
ces merveilleux génies à souligner, dans le mystère de l'In-
carnation, tout ce qui était à même de rehausser à nos propres
yeux ce que la Providence nous a faits et les uns et les autres
dans la diversité de notre nature humaine.
Uad secundum déciave que « comme le dit saint Augustin, au
IIO SOMME THEOLOGIQUE.
livre XXIII Contre i^att5/e(ch.x), répondant à la même objection:
La foi catholique t qui lient que le Christ, ^ils de Dieu, est né de
la Vierge, selon la chair, n'entend aucunement enjermer de telle
sorte le Fils de Dieu dans le sein d'une femme, qu'il ne serait
plus en dehors de ce sein, comme s II avait abandonné le sein du
Père et le gouvernement du ciel et de la terre. Mais vous. Mani-
chéens, avec ce cœur qui ne vous permet pas de rien concevoir en
dehors des images corporelles, vous ne saisisse: rien de nos mys-
tères. Comme, en effet, s'exprime le même saint Augustin,
dans son épître à Volusien (ch. ii) : Cest là le sentiment des hom-
mes qui ne peuvent rien concevoir en dehors des corps, dont au-
cun, en effet, ne peut être tout entier en tous lieux et qui doivent
occuper les divers lieux par d'innombrables parties. Mais il y a
loin de la nature de l'âme à celle du corps. Combien plus, s'il s'agit
de Dieu, qui a créé le corps et l'âme. Lui sait être partout tout en-
tier sans être contenu nulle part. Il sait venir, sans partir d'où II
était. Il sait s'en aller, sans quitter le lieu ou II était venu ».
L'ad tertium répond que « dans la conception de l'homme
formé de la femme, il n'y a rien d'impur, en tant que c'est
l'œuvre de Dieu ; aussi bien est-il dit, dans le livre des Actes,
ch. X (v. i5) : Ce que Dieu a créé, garde-toi de le dire profane,
c'est-à-dire impur. Toutefois, il y a là une certaine impureté,
provenant du péché, pour autant que l'homme est conçu de
l'union de l'homme et de la femme sous le coup de la passion.
Mais ceci n'a pas eu lieu dans le Christ, ainsi qu'il a été mon-
tré plus haut » (q. 28, art. i); tandis que cela avait eu lieu,
même pour la conception active de la bienheureuse Vierge
Marie : auquel sens beaucoup d'anciens Docteurs affirmaient
que la conception de Marie n'avait pas été sans péché; et, en
ce sens, on pourrait l'affirmer encore, puisque, nous l'avons
vu plus haut, la conception de Marie a été définie immaculée
uniquement au sens de la conception passive ou de l'anima-
tion. Ce sera toujours en cela que consistera la grande diffé-
rence entre la conception de Marie et la conception du Christ :
celle-ci n'impliquant aucun rapport avec le péché inhérent à
la conception ordinaire parmi les hommes; celle-là consis-
tant dans une préservation miraculeuse, au moment de la con-
QUEST. XXXI. — DE LA MATIERE DU CORPS DU SAUVEUH. r I l
ception passive, empêchent que l'àme de Marie ne lût souillée
du péché d'origine qu'entraînait avec elle la conception active.
— Ainsi donc, dans la conception du Christ, il n'y a absolu-
ment pas à parler d'impureté. « Et même », ajoute saint Tho-
mas, « s'il > avait là quelque impureté, le Verbe de Dieu n'en
aurait pas été souillé. Lui qui ne saurait être en rien muable.
Aussi bien saint Augustin dit, au livre Contre les cinq hérésies
(ch. V ; parmi les Œuvres) : Dieu dit, le créateur de r homme :
Qu est-ce qui t'émeut dans ma naissance? Je n'ai pas été conçu
par le désir de la passion. Moi, j'ai fait la Mère, de qui Je devais
naître. Si le rayon du soleil peut sécher les immondices des cloa-
ques, il ne peut en être souillé. A plus forte raison, la Splendeur
de la lumière éternelle, partout ow vont .ses rayons, peut purifier,
mais elle-même ne saurait être souillée » .
Des raisons de la plus haute harmonie dictaient au Fils de
Dieu, voulant se revêtir de notre nature humaine, qu'il prenne
d'une femme la portion de rriatière qui devait être sa chair ou
son corps. — Mais qu'est-ce donc que le Fils de Dieu aura
pris ainsi dans le sein de sa Mère pour se former un corps
semblable au nôtre. Saint Thomas va nous répondre à l'article
qui suit.
Article N.
Si la chair du Christ a été conçue du très pur sang
de la Vierge?
Trois objections veulent prouver que « la chair du Christ
n'a pas été conçue du très pur sang de la Vierge ». — La pre-
mière arguë de ce qu' « il est dit, dans la collecte » ou lorai-
son (de la fête de l'Annonciation), « que Dieu a voulu que son
Verbe prit la chair de la Vierge. Or, la chair diffère du sang.
Donc le corps du Christ n'a pas été pris du sang de la Vierge ».
— La seconde objection dit que a comme la femme fut for-
mée miraculeusement cle l'homme; ainsi le corps du Christ a
été formé miraculeusement de la Vierge. Or, la femme n'est
I 1 :^ SOMME THEOLOGIQUt.
point dite avoir été formée du sang de l'homme, mais plutôt
de sa chair et de ses os ; "selon ce qui est marqué dans la Genèse,
eh. II (v. 23) : Ceci est Cos de mes os, la chair de ma chair. Donc
il semble que le corps du Christ, non plus, n'aurait pas dû
être formé du sang de la Vierge, mais plutôt de sa chair et de
ses os ». — La troisième objection déclare que « le corps du
Christ fut de même espèce avec les corps des autres hommes.
Or, les corps des autres hommes ne sont point formés du sang
très pur, mais de la semence et du sang des règles. Donc il
semble que le corps du Christ, non plus, n'a pas été conçu du
très pur sang de la Vierge ».
L'argument sed contra en appelle à « saint Jean Damascèno)
qui « dit, au livre LII (ch. ii), que le Fils de Dieu s'est édifié
pour Lui, du sang très chaste et très pur de la Vierge, une chair
animée d'une âme raisonnable ».
Au corps de l'article, saint Thomas commence par rappeler
que « comme il a été dit plus haut (art. précéd.), dans la con-
ception du Christ, il fut selon la condition de la nature qu'il
est né d'une femme; mais au-dessus de la condition de la nature,
qu'il est né d'une vierge. Or, la condition naturelle a ceci, que,
dans la génération du vivant, la femme fournit la matière, tan-
dis que du côté du mâh se trouve le principe actif de la géné-
ration ; comme le prouve Aristote, au livre De la génération des
animaux {U\. I, ch. x.\ ; liv. II, ch. iv). D'autre part, la femme
qui conçoit par l'action de l'homme n'est point vierge. Il suit
de là qu'il appartient au mode surnaturel de la génération du
Christ, que le principe actif dans cette génération aura été la
vertu surnaturelle divine; mais au mode naturel de sa géné-
ration il appartient que la matière dont le corps du Christ a
été conçu soit conforme à la matière que les autres femmes
fournissent dans la génération de l'enfant. Cette matière, selon
Aristote, au livre Delà génération des animaux (liv. I, ch. xix),
est le sang delafemine, non pris d'une façon quelconque, mais
amené à une certaine perfection plus achevée par la vertu gé-
nérativc de la mère, de façon à être la matière apte pour le fruit
à concevoir. Par conséquent c'est d'une telle matière que le
corps du Christ a été conçu ».
OÙËSt. XXXr. — DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. ilS
Uad prinmm répond que « la bienheureuse Vierge a élé de
même nature avec les autres femmes; et, par conséquent; elle
a eu une chair et des os de même nature. Or, les chairs et les
os, dans les autres femmes, sont des parties actuelles du corps,
desquelles l'intégrité du corps est constituée. 11 s'ensuit qu'on
ne peut pas les enlever sans la corruption ou la diminution
du corps. D'autre part, le Christ, qui venait réparer ce qui
avait été corrompu, ne devait causer aucune corruption, ou
aticune diminution à l'intégrité de sa Mère. Par conséquent, le
corps du Christ ne dut pas être formé de la chair ou des os de
la Vierge, mais du sang, qui n'est pas encore partie actuelle »
du tout, « mais seulement en puissance, comme il est dit au
livre De la génération des animaux (liv. I, ch. xix ; cf. Des par-
ties des animaux, liv. Il, ch. x; liv. llï, ch. v). Et c'est pour-
quoi il est dit que le Verbe a pris la chair de la Vierge, non
que la matière du corps du Christ fût la chair en acte, mais
parce que ce fut le sang, qui est la chair en puissence ».
Uad secundum n'accepte pas la parité avec Adam, que pro-
posait l'objection. C'est qu'en effet, « selon qu'il a été dit, dans
la Première Partie (q. 92, art. 3, ad 2"'"), Adam, parce qu'il avait
été institué comme un certain principe de la nature humaine,
avait dans son corps un quelque chose de chair et d'os qui
n'appartenait pas à son intégrité personnelle, mais qui était en
lui seulement en tant qu'il était le priricipe de la nature hu-
maine. D'une telle matière fut formée la femme, sans détri-
ment pour l'homme. Mais il n'y eut rien de tel dans le corps
de la Vierge, d'où le corps du Christ pût être formé sans la
corruption du corps de la Mère ».
Vad tertium dit que o la semence de lu femme n'est pas apte
à la génération, mais est un quelque chose d'imparfait dans
le genre de la semence, qui n'a pas pu être amené à son
complément parfait, en raison de l'imperfection de la vertu »
généralive « de la femme. Il suit de là qu'une telle semence
n'est pas une matière qui soit requise nécessairement pour la
conception du fruit ; comme le dit Aristote, au livre De la géné-
ration des animaux (liv. I, ch. xix et suiv.). Et, à cause de cela,
dans la conception du Christ, elle ne se trouva point; alors
XVI. — La Rédemption. 8
1 I k SOMME THÉOLOGIQUÈ.
surtout que tout en étant chose imparfaite dans le genre se-
mence, toutefois elle entraîne, en se résolvant, une certaine
concupiscence, comme aussi la semence de l'homme : et, dans
cette conception virginale, la concupiscence ne put avoir au-
cune place. De là vient que saint Jean Damascène (liv. III
ch. Il) dit que le corps du Christ n'a pas été conçu par mode
de semence. — Pour ce qui est du sang des règles que les fem-
mes rejettent tous les mois, il a une certaine impureté natu-
relle de corruption ; comme, du reste, toutes les autres super-
fluités dont la nature n'a pas besoin et qu'elle chasse. Ce sang
des règles qui a ainsi une certaine corruption au point que la
nature le répudie n'est point la matière dont est formé le fruit
conçu; mais il est un certain rejet de ce sang très pur qui est
préparé par une certaine digestion » plus parfaite, « en vue du
fruit de la conception, comme étant plus pur et plus parfait
que l'autre sang. Toutefois, ce sang entraîne une certaine im-
pureté de la passion, dans la conception des autres hommes :
en tant que c'est par l'union de l'homme et de la femme que
ce sang est amené au lieu qui convient pour la génération. Mais
ceci n'a pas eu lieu dans la conception du Christ; parce que
ce fut par l'opération du Saint-Esprit que ce sang fut réuni et
formé en corps de l'Enfant dans le sein de la Vierge. Et c'est
pour cela qu'il est dit », comme nous l'avons vu à l'argument
sed contra, « que le corps du Christ a été Jormé du sang très
chaste et très pur de la Vierge » sa Mère. — Ce sang très pur
dont nous a parlé ici saint Thomas semble assez se confondre
avec ce qu'on appelle aujourd'hui les ovules et qui constituent,
en effet, la matière propre ordonnée immédiatement à la
conception.
Après avoir examiné la race d'où est venue, pour le Christ,
la matière de son corps, il nous faut maintenant étudier les
conditions selon lesquelles le corps du Christ y a préexisté. —
Et, d'abord, s'il y a préexisté d'une façon déterminée et pré-
cise ou par mode plutôt potentiel ; secondement, si, selon le
mode où il y a préexisté, il y a été exempt de l'infection du pé-
ché ; troisièmement, si le Christ a payé la dîme en la personne
QÙEST. XXXI. — DE LA MATIERE DU CORPS DU SAUVEUR. IlÔ
d'Abraham, son ancêtre. — Le premier point va faire l'objet
de l'article qui suit.
Article VI.
Si le corps du Christ a été selon quelque chose de déterminé
en Adam et dans les autres Pères ?
Trois objections veulent prouver que « le corps du Christ a
été selon quelque chose de déterminé en Adam et dans les au-
tres Pères ». — La première est le mot de « saint Augustin »,
qui « dit, au livre X du Commentaire littéral de la Genèse
(ch. xx), que la chair du Christ a été en Adam et Abraham selon
la substance corporelle. Or, la substance corporelle est quelque
chose de déterminé. Donc la chair du Christ a été en Adam,
Abraham et les autres Pères, selon quelque chose de déter-
miné ». — La seconde objection en appelle à ce qu' « il est dit,
dans rÉpître aax Romains, ch. i (v. 3), que le Christ a été Jait »
ou formé « de la semence de David, selon la chair. Or, la semence
de David était quelque chose de déterminé en lui. Donc le
Christ a été en David selon quelque chose de déterminé ; et,
pareillement, pour la même raison, dans les autres Pères ».
— La troisième objection fait observer que « le Christ a une
affinité au genre humain en tant qu'il a pris sa chair du genre
humain. Or, si cette chair n'a pas été selon quelque chose de
déterminé en Adam, le Christ ne semble avoir aucune affinité
au genre humain dérivé d'Adam, mais plutôt aux autres cho-
ses d'oii la matière de sa chair a été prise. Il semble donc que
la chair du Christ a été en Adam et dans les autres Pères selon
quelque chose de déterminé ».
L'argument 5ed contra s'appuie sur ce que « saint Augustin
dit, au livre X du Commentaire littéral de la Genèse (ch. xix, xx) :
En quelque manière que le Christ ait été en Adam et Abraham,
les autres hommes y ont été aussi; mais non inversement. Or,
les autres hommes n'ont pas été en Adam et Abraham selon
une certaine matière déterminée, mais uniquement selon l'ori-
gine » ou en raison de la vertu générative qui les a amenés à
IIO SOMME THEOLOGIQUÉ.
l'existence, « ainsi qu'il a été vu dans la Première Partie
(q. 119, art. 1; art •>.. ad ^/'""). Donc le Christ, non plus,
n'a pas été en Adam et Abraham selon (juelque chose de dé-
terminé; ni, non ])lus, pour la même raison, dans les autres
Pères ». ^
Au corps de l'article, saint Thomas, se référant à la doctrine
de l'article précédent, rappelle que « comme il a été dit, la ma-
tière du corps du Christ n'a pas été la chair et l'os de la bien-
heureuse Vierge » sa Mère, « ni quelque autre chose qui fit
partie intégrante » de son corps ou de son être personnel,
u mais le sang, qui est chair en puissance Or, tout ce qui fut
reçu de ses parents en la bienheureuse Vierge fit actuellement
partie de son corps » : et, en effet, le fruit de l'action généra-
tive des parents de la bienheureuse Vierge ne fut pas autre que
son corps et ses diverses parties intégiantes. c H suit de laque
ce qui fut, en la bienheureuse Vierge, reçu de ses parents, ne
lut point la matière du corps du Christ. Et, par conséquent,
il faut dire que le corps du Christ ne fut pas en Adam et dans
les autres Pères selon quelque chose de déterminé, en ce sens
qu'une partie quelconque du corps d'Adam ou du corps de
quelque autre pût être désignée déterminément de manière à
pouvoir dire que de celle matière serait formé le corps du Christ;
mais il fut là selon l'origine » ou par voie de principe qui de-
vait amener la matière d'oii il serait tiré, « comme, du reste,
poui- la chair des autres hommes. C'est, en effet, par l'entre-
mise du corps de sa Mère, que le corps du Christ a jappoit à
Adam et aux autres Pères. Il s'ensuit que le corps du Christ
n'a pas été dans les Pères d'une autre manière que n'y a été le
corps de sa Mère, lequel n'y a pas été selon une matière dé-
terminée ; pas plus que les corps des autres hommes, ainsi
qu'il a été dit dans la Première Partie » (endroit précité). —
On le voit : il s'agissait, dans le présent article, de maintenir,
pour la venue du corps du Christ en tant que ce corps se rat-
tache aux anciens Pères, les lois ordinaires de la génération du
corps humain, sans recourir aux rêveries ou à l'imagination
de certains esprits qui voulaient que le corps du Christ eut été
formé d'une portion de matière venue, identique et sans trans-
QUEST. XXXI. — DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. II"
l'ormalion, depuis Adam jusqu'au Christ; ainsi que le note ici
Cajétan.
L'ad primum explique que « lorsqu'il est dit que le corps du
Christ a été en Adam selon la substance corporelle, on ne doit
pas l'entendre en ce sens que le corps du Christ aurait été en
Adam une certaine substance corporelle, mais en ce sens que
la substance du corps du Christ, c'est-à-dire la matière qu'il a
prise de la Vierge, fût en Adam comme dans le principe actif,
non comme dans le principe matériel : et cela veut dire que
par la verlu générative d'Adam et des autres descendants
d'Adam jusqu'à la bienheureuse Vierge, il a été fait que cette
matière se trouverait ainsi préparée pour la conception du corps
du Christ ». C'est exactement l'explication que nous avions
dégagée de la lettre môme du corps de l'article. Saint Thomas
ajoute que « toutefois, cette matière n'a pas été formée en corps
du Christ par la vertu de la semence dérivée d'Adam. Et c'est
pour cela que le Christ est dit avoir été en Adam selon la subs-
tance corporelle et non selon la raison séminale », comme il
arrive poui' tous les autres descendants d'Adam, \ compris la
bienheureuse Vierge elle-même.
L'ad secundum souligne expressément la remarque que nous
venons de formuler. « Bien que le corps du Chrisl n'ait pas
été en Adam et dans les autres Pères selon la raison séminale,
toutefois le corps de la bienheureuse Vierge, qui a été conçu
de la semence virile, a été en Adam et dans les autres Pères
selon la raison séminale. Et, à cause de cela, par l'intermédiaire
de la bienheureuse Vierge, le Christ est dit être selon la chair
de la semence de David par mode d'oiigine » : 11 est tils et de
la semence de David, parce qu'il est fils de la bienheureuse
Vierge, qui, elle, est fille et de la semence de David.
Vad lertiani applique cette même doctrine à la difficulté que
soulevait la troisième objection, u Le Christ », en effet, « a
affinité au genre humain selon la similitude de l'espèce », en ce
sens qu'il est d'une même espèce humaine avec nous tous. « Or,
la similitude de l'espèce se considère, non pas selon la matière
éloignée, mais selon la matière prochaine et selon le principe
actif, qui engendre un semblable à soi. Il suit de là que l'affi-
ÎIO SOMME THéOLOGIQUE.
nité du Christ au genre humain est suffisamment sauvegardée,
par cela que le corps du Christ a été formé du sang de la Vierge,
dérivé, selon l'origine, d'Adam et des autres Pères. Et il n'im-
porte pas à cette affinité, de quelque matière que ce sang ait pu
être pris, pas plus que cela n'importe dans la génération des
autres hommes, ainsi qu'il a été dit dans la Première Partie ».
(q. 119, art. 2, ad S""').
Le second point à examiner, relativement au mode dont le
corps du Christ a préexisté dans les anciens Pères, était de savoir
si la chair du Christ aura été infectée en eux de la contagion
du péché. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.
Article VII.
Si la chair du Christ, dans les anciens Pères,
aura été infectée du péché?
Trois objections veulent prouver que u la chair du Christ,
dans les anciens Pères, n'aura pas été infectée du péché ». — La
première arguë de ce qu' « il est dit, au livre de la Sagesse,
ch.vii (v. 26), que dans la divine Sagesse U n entre rien de souillé .
Or, le Christ est la Sagesse de Dieu, comme il est dit dans la
première Épître aux Corinthiens, ch. i (v. 2[i). Donc la chair du
Christ n'a jamais été souillée du péché », non pas même selon
qu'elle a été dans les anciens Pères. — La seconde objection
cite le mot de « saint Jean Damascène », qui, « au livre III
(ch. n, xi), dit que le Christ a pris les prémices de notre nature.
Or, dans le premier état, la chair humaine n'était pas infectée
du péché. Donc la chair du Christ ne fut pas infectée, ni en
Adam, ni dans les autres Pères ». — La troisième objection est
un texte de « saint Augustin », qui, d au livre X du Commentaire
lilléralde la Genèse (ch. xx), dit que la nature humaine a toujours
eu, avec ta blessure, le remède à cette blessure. Or, ce qui est
infecté ne peut pas être le remède à la blessure, mais plutôt
cela a besoin de remède. Donc il y a toujours eu, dans la nature
QUEST. XXXf. — DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. Ilf)
humaine, quelque chose qui n'était pas infecté : et c'est de cela
qu'ensuite le corps du Christ a été formé >». — Ces objections
nous montrent le point précis de la question, et aussi l'intérêt
tout spécial qui s'y trouve attaché.
L'argument sed contra s'appuie sur la doctrine des précédents
articles, savoir que « le corps du Christ ne se réfère à Adam et
aux autres Pères que par l'entremise du corps de la bienheu-
reuse Vierge de laquelle le Christ a pris sa chair. Or, le corps
de la bienheureuse Vierge a été tout entier conçu dans le péché
originel, comme il a été dit plus haut » (q. i/j, art. 3, ad /""*),
formule, nous l'avons déjà fait remarquer, qui ne contredit
point la définition de l'Immaculée-Conception de Marie, celle-ci
portant expressément sur l'animation ou la conception passive,
non sur la formation du corps ou la conception active; « et d,
poursuit l'argument, « selon qu'il a été dans les Pères, il a été
affecté du péché. Donc la chair du Christ, selon qu'elle a été
dans les Pères, a été affectée du péché ».
Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « quand
nous disons que le Christ ou sa chair a été en Adam et dans
les autres Pères, nous le comparons. Lui, ou sa chair, à Adam
et aux autres Pères. Or, il est manifeste que, autre fut la condi-
tion des Pères, et autre celle du Christ; car les Pères furent
soumis au péché; et le Christ est entièrement à l'abri du péché.
C'est donc d'une double manière qu'il arrive qu'on se trompe
dans cette comparaison. D'abord, en attribuant au Christ ou à
sa chair la condition qui fut celle des Pères; comme si l'on dit
que le Christ a péché en Adam, parce qu'il a été en lui d'une
certaine manière. Cela est faux; parce que le Christ n'a pas été
en Adam en telle manière que le péché d'Adam lui appartînt :
parce qu'il ne dérive point d'Adam selon la loi de la concu-
piscence, ou selon la raison séminale, ainsi qu'il a été dit ».
Une lois de plus et avec une attention nouvelle remarquons la
doctrine de saint Thomas au sujet du péché originel. Ce qui
fait que le péché d'Adam nous est communiqué ou qu'il nous
touche et devient nôtre, c'est parce que le mode de notre nais-
sance nous le transmet : c'est parce que nous venons d'Adam
selon la raison séminale, ou selon le mode naturel de la gêné-
120 SOMME THEOLOGIQUE.
ration humaine ; nullement parce que nous aurions été en Adam
de n'importe quelle manière, à plus forte raison pour ce seul
motif que par une clause divine son péché devait nous être
imputé. Il suit de là que ceux-là seuls ont rapport au péché
d'Adam, qui viennent de lui par cette voie; mais que tous ceux
qui viennent de lui par cette voie ont rapport à son péché et le
contractent par le fait même, à moins d'une piéservation tout à
fait gratuite, comme nous savons que c'a été le privilège uni-
que de la bienheureuse Vierge. — a D'une autre manière, il
arrive d'errer, si l'on attribue à ce qui fut actuellement dans
les anciens Pères la condition du Christ ou de sa chair; comme
si, du fait que la chair du Christ, selon qu'elle a été dans le
Christ, n'a pas été aiïectée du péché, de même ou dit qu'aussi
en Adam et dans les autres Pères a été une certaine partie de
leur corps qui n'a pas été affectée du péché et que c'est d'elle que
dans la suite le corps du Christ aurait été formé; ainsi que
quelques-uns l'ont aflirmé (cf. Hugues de ►Saint-Victor, des
Sacrements, liv. II, part, i, ch. v). Mais cela ne peut pas être.
D'abord, parce que la chair du Christ ne fui pas selon quelque
chose de déterminé en Adam et dans les autres Pères, qui pût
être distingué du reste de leur chair comme le pur de l'impur,
ainsi qu'il a été déjà dit plus haut (art. précéd.). Ensuite, parce
que, la chair humaine étant infectée du péché en raison de ce
qu'elle est conçue par la concupiscence » ou par l'acte conju-
gal qu'accompagne toujours la passion depuis la perte de l'état
d'innocence, « de même que toute la chair d'un homme est
conçue par la concupiscence », sans qu'aucune de ses parties
en soit exemple, « de même aussi elle est toute entière infectée
du péché ». Ici encore, nous ne saurions trop remarquer tou-
tes ces expressions de saint Thomas, qui jettent une si vive
clarté sur la (juestion du péché originel et sur le vrai sens de
telles ou telles formules appliquées à la bienheureuse Vierge
par saint Thomas lui-même et par les anciens docteurs, formu-
les qui peuvent être gardées même avec la définition du dogme
de rimmaculée-Conceplion, bien (ju'on ne doive plus s'en ser-
vir dans le langage ordinaire par crainte de l'équivoque. Saint
Thomas conclut : « Ainsi donc il faut dire que toute la chair des
QUEST. XXXI. — DE LA MATIERE DU COHPS DU SAUVEUR. 12 1
anciens Pères a été affectée du péché, el qu'il n\ a pas eu en
eux quelque chose qui aurait été conservé à l'abri du péclié, d'où
le corps du Christ aurait été formé dans la suite ».
L'ad primiim déclare que « le Christ n'a point pris la chair du
genre humain soumise au péché, mais purifiée de toute infec-
tion du péché. Et, par suite, dans la Sagesse de Dieu rien de
souillé n'est entré ». — Nous avons vu qu'en raison de sa con-
ception miraculeuse, le corps du Christ, en tant que corps du
Christ, bien qu'il ait été pris d'une matière qui venait d'Adam
par voie de génération ordinaire, et qui, à ce titre, avait été
en rapport avec le péché du premier père, au point qu'elle
aurait même communiqué à l'âme de la Mère du Christ la souil-
lure du péché d'origine, sans le privilège de l'Immaculée-Con-
ception, — toutefois n'a eu lui-même aucun rapport avec le
péché d'Adam, en ce qui est d'avoir pu être affecté ou souillé
par lui. El, par conséquent, la pureté du Christ, Sagesse de
Dieu, n'est ici aucunement en cause.
Vad seeunduni explique le mot de saint. lean Damascène que
citait l'objection. « Le Christ est dit avoir pris les prémices de
notre nature, quant à la ressemblance de la condition, en ce
sens qu'il a pris une chair non infectée du péché, comme avait
été la chair de l'homme avant le péché. Mais cela ne doit
pas s'entendre selon la continuation de la pureté , ou en
ce sens que cette chair de riiomme autrefois pur se serait
conservée exempte de péché jusqu'à la formation du corps
du Christ »,
L'ad tertiuni répond que « dans la nature humaine, avant le
Christ, était la blessure, c'est-à-dire, l'infection du péché origi-
nel, d'une façon actuelle. Quant au remède de la blessure, il
n'était point là en acte, mais uniquement selon la vertu de
l'origine, en tant que de ces Pères devait être propagée la
chair du Christ », qui serait, en effet, le remède à la blessure
du péché.
ÎSous n'avons plus qu'à examiner le dernier point, relative-
ment au mode dont le corps du Christ a préexisté dans les an-
ciens Pères, et c'est de savoir si le Christ a payé la dîme dans
122 SOMME THEO LOGIQUE.
la personne d'Abraham, son père. Saint Thomas va nous ré-
pondre à l'article qui suit.
Article VIII.
Si le Christ a payé la dîme en la personne d'Abraham ?
L'article est posé en raison d'un texte de saint Paul, que
nous allons trouver dans les objections et qui pouvait, en
efl'et, prêter à l'équivoque. — Quatre objections veulent prou-
ver que « le Christ a payé la dîme en la personne d'Abraham ».
— La première est précisément le texte de « l'Apôtre », qui,
(• dans l'épître aux Hébreux, ch. vu (v. 6 et suiv.), dit que Lévi,
descendant d'Abraham, a été décimé », c'est-à-dire a payé la
dîqne, « en Abraham, parce que celui-ci payant la dîme à Mel-
chisédech, Lévi était encore en lui. Or, pareillement, le Christ
était aussi en Abraham, quand celui-ci donna la dîme. Donc
le Christ, Lui aussi, a payé la dîme en Abraham ». — La se-
conde objection dit que « le Christ est de la semence d'Abra-
ham, selon la chair qu'il a reçue de sa Mère, Or, la Mère du
Christ a payé la dîme en Abraham. Donc, pour la même rai-
son, le Christ l'a payée aussi ». — La troisième objection dé-
clare que « cela était décimé » ou payait la dîme « en Abraham,
qui avait besoin de guérison, comme le dit saint Augustin, au
livre X du Commentaire littéral de la Genèse (ch. xx). Or, avait
besoin de guérison toute chair alï'ectée du péché. Puis donc
que la chair du Christ était affectée du péché, comme il a été
dit (art. précéd.), il semble que la chair du Christ a été déci-
mée en Abraham ». — La quatrième objection, prévenant une
réponse, fait observer que « cela ne semble pas en quelque
chose déroger à la dignité du Christ. Rien n'empêche, en
effet, que le père du pontife donne la dîme à un prêtre, et que
son fils pontife soit plus grand que le simple prêtre. Quand
bien même donc le Christ soit dit avoir payé la dîme, alors
qu'Abraham donnait la dîme à Melchisédech, cela n'exclut pas
que le Christ ne soit plus grand que Melchisédech ».
QUEST. XXXI. — DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. 123
L'argument sed contra se retranche derrière l'autorité de
•( saint Augustin », qui, « au livre X de son Commentaire litté-
ral de la Genèse (endroit précité), dit que le Christ na point, là,
payé la dime, savoir en Abraham ; parce que sa chair n'a point
tiré de là l'ardeur de la blessure, mais la matière du médicament ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « selon l'in-
tention de l'Apôtre » dans le texte que citait la première objec-
tion, « il faut dire que le Christ n'a pas été soumis à la dîme
dans la personne d'Abraham. L'Apôtre, en effet, prouve que le
sacerdoce qui est selon l'ordre de Melchisédech est plus grand
que le sacerdoce iévilique, par cela qu'Abraham a donné la
dîme à Melchisédech, alors que Lévi, auquel appartint le sa-
cerdoce légal, était contenu en lui. Or, si le Christ aussi avait
donnç la dîme, en Abraham, à Melchisédech, son sacerdoce ne
serait point selon l'ordre de ce dernier, mais inférieur à lui.
Donc il faut dire que le Christ n'a pas été atteint par la dîme
en Abraham, comme le fut Lévi. — C'est qu'en effet », pour-
suit saint Thomas, nous donnant la raison profonde de l'en-
seignement de l'Apôtre et expliquant en même temps le vrai
sens théologique du paiement de la dîme, « celui qui donne »
les dîmes ou « les dixièmes (en latin décimas), retient neuf pour
soi et donne le dixième à un autre, dixième qui est le signe de
la perfection, en tant que c'est en quelque sorte le terme de
tous les nombres, lesquels vont jusqu'à dix » et puis recom-
mencent. « De là vient que celui qui donne les dixièmes » ou
les dîmes, a proleste qu'il est lui-même imparfait et attribue
la perfection à un autre. Or, l'imperfection du genre humain
tient au péché ; et il a besoin de la perfection de celui qui gué-
rit le péché. D'autre part, guérir le péché n'appartient qu'au
seul Jésus-Christ; c'est Lui, en effet, qui est l'Agneau qui en-
lève le péché du monde, comme il est dit en saint Jean, ch. i
(v. 29). Et Melchisédech était sa figure, comme le prouve
l'Apôtre, aux Hébreux, ch. vu. Par cela donc qu'Abraham
donna les dîmes à Melchisédech, il avouait en figure que lui-
même, comme ayant été conçu dans le péché, et tous ceux
qui descendraient de lui en tel mode qu'ils contracteraient» ou
qu'ils devraient contracter <i le péché originel » (toujours la
12^ 80MME THÉOLOGIQUE.
même doctrine admirable de la Iransmission du péché du pre-
mier père par voie d'origine) « auraient besoin de la guérison »
ou de la rédemption préventive « qui est par le Christ. Or,
Isaac et Jacob et Lévi et tous les autres», sans en excepter la
bienheureuse Vierge Marie, « furent de telle sorte en Abraham
qu'ils dériveraient de lui, non pas seulement en raison de la
substance corporelle, mais aussi selon la raison séminale » ou
par voie de génération ordinaire, par laquelle se contracte le
péché originel n ou du moins se contracte l'obligation de le
contracter. « 11 s'ensuit que tous ont payé la dîme eu Abraham,
c'est-à-dire qu'ils ont été compris dans l'acte figuratif qui mon-
trait ou qui affirmait qu'ils avaient besoin de îa guérison » ou
de la rédemption « qui est par le Christ. Seul, le Christ a été
en Abraham de telle sorte qu'il dériverait de lui non selon la
raison séminale, mais selon la substance corporelle. Et c'est
po]Lirquoi 11 fut en Abraham, non pas comme ayant besoin de
guérison, mais plutôt comme remède de la blessure (cf. art. pré-
céd., arg. 3^). Aussi bien II n'a point payé la dîme en la per-
sonne d'Abraham ».
« Et, par là », dit saint Thotnas, « la première objection se
trouve résolue ». — Comment ne pas traduire ici notre admi-
ration devant cette incomparable page de théologie. A l'occa-
sion d'un texte de saint Paul très mystérieux et d'apparence
assez étrange, saint Thomas nous a donné comme un abrégé
de toute l'économie de la rédemption, en même temps qu'il a
précisé à nouveau la doctrine si importante et trop imparfaite-
ment comprise pai' un si grand nombre, du péché originel et
de sa transmission.
L'ad secundum dit que « parce que la bienheureuse \ iergo
fut conçue dans le péché originel, elle fut en Abraham comme
ayant besoin de guérison. Et, par suite, elle fut là décimée »
ou payant la dîme, « comme descendant de là selon la raison
séminale. Mais, pour le corps du Christ, il n'en est pas ainsi,
comme il a étç dit » (au corps de l'article). — Après toutes les
explications déjà données, il est aisé de mettre au point la por-
tée des formules que nous trouvons dans cet ad secundum.
L'expression, marquée au début, que « la bienheureuse Vierge
QUESt. \XXI. — DE L\ MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. l'J.b
fut conçue dans le péché originel » irait directement contre le
dogme défini au sujet de l'Imniaculée-Conception, si on l'en-
tendait de la conception passive ou de l'animation : nous avons
vu, plus haut, ce qu'il fallait penser à ce sujet, de l'enseigne-
ment de saint Thomas. Mais, si on entendait l'expression au
sens de la conception active, et comme simple équivalent de ce
que saint Thomas ajoute tout de suite après, quand il dit que
la bienheureuse Vierge « descendait d'Abraham selon la raison
séminale » ou par voie de génération ordinaire, ce qui cons-
titue précisément la raison même de la transmission du péché
originel, la formule serait tout à fait vraie : car c'est cela même
qui fondait, pour la bienheureuse Vierge, la raison de néces-
sité d'avoir une âme privée de la grâce sanctifiante et par là
même souillée du péché originel : chose qui nécessitait pour
elle, non moins que pour nous, la rédemption, avec cette dif-
férence que la rédemption serait, pour elle, appliquée par mode
de remède préventif ou préservatif, tandis que, pour nous, elle
est appliquée par mode de remède curatif, comme disait ici
saint Thomas indistinctement cnratione indigens.
h'ad tertium explique, à nouveau, que « la chair du Christ
est dite avoir été dans les anciens Pères aflfectée du péché, selon
la qualité qu'elle eut dans les parents, qui furent soumis à la
dîme : mais non selon la qualité qu'elle a en tant qu'elle se
trouve actuellement dans le Christ, qui n'a pas été soumis à la
dîme ».
Vad quœium répond que « le sacerdoce lévitique dérivait
selon l'origine de la chair )> ; c'est-à-dire qu'il était attaclié à la
famille elle-même et se transmettait de père en fils par voie
d'origine. « De là vient qu'il ne fut pas moindre en Abraham
qu'en Lévi. Et, [)ar suite, le fait qu'Abraham donna les dîmes
à Melchisédech comme à quelqu'un qui était plus grand, mon-
tre que le sacerdoce de Melchisédech, en tant qu'il gère la
figure du Christ, est plus grand que le sacerdoce lévitique. Le
sacerdoce du Christ, au contraire, ne suit pas l'origine char-
nelle; mais la grâce spirituelle » : il ne se transmet point par
voie de génération et de père en fils, mais par voie d'élection
et de consécration gratuite, selon la disposition des chefs spi-
126 SOMME THÉOLOGIQUE.
rituels tenant la place du Christ dans l'Église. « Il suit de là
qu'il peut être qu'un père ait donné les dîmes à un prêtre,
comme un inférieur à un supérieur, et que, cependant, son
fils, s'il est pontife, soit plus grand que ce prêtre, non point à
cause de son origine charnelle », ou parce qu'il est le fils de
ce père, « mais à cause de la grâce spirituelle » de la consécra-
tion M qu'il tient du Christ ». — On voit la portée de celte ré-
ponse. La parité que semblait faire l'objection entre le sacer-
doce lévitique et le sacerdoce chrétien n'existe pas. Il est vrai
qu'il peut arriver que, dans le sacerdoce chrétien, le père d'un
évêque ait à payer, comme inférieur, la dime à un simple prê-
tre, sans que cela entraîne pour son fils évêque la conséquence
qu'il sera lui-même, comme évêque, inférieur à ce prêtre. Et
cela, parce que la qualité de pontife, dans ce fils, n'a rien à
voir avec sa qualité de fils de tel père; ce n'est pas, en eflel,
comme fils de tel père qu'il est évêque, mais comme choisi par
le Christ. Il n'en était pas de même pour Lévi à l'endroit
d'Abraham. Son sacerdoce n'était pas indépendant de sa qua-
lité de fils d'Abraham. El c'est à ce titre qu'il fut soumis à la
dîme dans la personne du Patriarche, participant, du même
coup, à sa raison d'inférieur ou de moins parfçiit par rapport
au sacerdoce de Melcliisédech à qui Abraham payait la dîme
comme à son supérieur. Si donc le Christ avait également payé
la dîme en la personne d'Abraham, il s'ensuivrait nécessaire-
ment que son sacerdoce serait inférieur comme celui de Lévi;
car cela prouverait que. Lui aussi, aurait eu besoin de guérison
ou de rédemption : chose qui répugne absolument, puisqu'il
venait, au contraire, pour guérir et racheter tous ceux qui
étaient dans ce besoin.
La matière du corps que le Christ devait prendre n'était
pas étrangère à la masse d'où se constitue le genre humain.
Elle se rattache même, très directement, et sans solution de
continuité, à la première origine de cette masse ; car elle vient,
par voie de génération ordinaire, d'Adam pécheur : sa prépa-
ration immédiate est due à l'action naturelle du principe de
la génération dans l'heureuse créature choisie de Dieu pour
QÙEST. XXXI. — DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. 137
être sa Mère, laquelle est fille d'Adam au même titre que tous
les autres humains. Il suit de là que cette matière humaine
d'où le Christ prendra son corps aura été en Adam et dans
les anciens patriarches, non pas comme un quelque chose de
déterminé et de fixe ou d'immuable qui se serait transmis tel
quel de génération en génération, mais comme dans les prin-
cipes de sa génération ou de sa formation. Et, du même coup,
elle aura été en eux avec la qualité qui lui convenait en eux,
c'est-à-dire la qualité de chair pécheresse. Mais ce n'est pas à
ce titre ou avec cette qualité qu'elle se trouvera dans le Christ.
La raison de cette diflerence consiste précisément en ceci, que
pour tous les autres la transmission s'est faite par la vertu gé-
nérative du père, laquelle seule transmet le péché du premier
père ; tandis que, pour le Christ, s'il est vrai que ce qui devra
être son corps est pris du corps de sa Mère venu ainsi d'Adam
pécheur par voie de génération ordinaire, cela ne deviendra
point son corps à Lui par ce même mode de génération, mais
par un mode de génération absolument autre, où la vertu gé-
nérative d'un père humain n'aura aucune part. — C'est « de
ce principe actif », absolument autre « dans la conception du
Christ », que « nous devons nous occuper maintenant ». Il va
faire l'objet de la question suivante.
OUESTION XXXII
DU PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST
Cette question comprend quatre articles :
i" Si l'Esprit-Sainl a été le principe actif dans la conception du
Christ?
•2" S'il peut être dit que le Christ a été conçu de l'Esprit-Saint P
3° S'il peut être dit que l'Esprit-Saint est le père du Christ selon
la chair ?
4" Si la bienheureuse Vierge a eu quelque part active dans la con-
ception du Christ? %
De ces quatre articles, les trois premiers considèrent la rai-
son du principe actif dans l'Esprit-Saint; le quatrième l'exa-
mine en Marie. — Au sujet de l'Esprit-Saint, l'ordre des trois
articles qui s'y réfèrent apparaît de lui-même, ^ous pouvons
donc tout de suite venir à l'article premier.
Article Premier.
Si d'être le principe efficient de la conception du Christ
doit être attribué à l'Esprit-Saint?
Trois objections veulent prouver que « d'être le principe
efficient de la conception du Christ ne doit pas être attribué
à l'Esprit-Saint ». — La première arguë de ce que, « comme
le dit saint Augustin, au livre 1 de la Trinilé (ch. iv, v), les œu-
vres (le la Trinité sont indivises, comme indivise est son essence.
Or, la réalisation de la conception du Christ est une œuvre
divine. Donc il semble qu'elle ne doit pas être attribiiee à l'Es-
prit-Saint plutôt qu'au Père ou au Fils ». — La seconde objec-
tion cite le mot de « l'Apôtre », qui, « dans son épître aux Gala-
Q. XXXil. — DU PRINCIPE ACtiF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. liÇ)
tes, ch. IV (v. 4), dit : Lorsque est venue la plénitude du temps,
Dieu a envoyé son Fils fait de la femme; ce que saint Augustin
explique, au livre IV de /a Trinité {ch. xix), en disant : C'est par
là même quil a été envoyé, quil a été fait de la femme. Or, la mis-
sion du Fils est attribuée surtout au Père, comme il a été vu dans
la Première Partie (q. 43, art. 8). Donc la conception aussi,
selon laquelle II a été fait de la femme, doit surtout être attri-
buée au Père ». — La troisième objection en appelle au livre
des Proverbes, où il est dit, ch. ix (v. i) : La Sagesse s'est cons-
truit une maison. Or, la Sagesse de Dieu est le Christ Lui-même;
selon cette parole de la première Épître aux Corinthiens , ch. i
(v. 24) : Le Christ, la Vertu de Dieu et la Sagesse de Dieu. D'au-
tre part, la maison de cette » divine « Sagesse est le corps du
Christ, qui est dit aussi son temple, selon cette parole de saint
Jean, ch. II (v. 21) : Il disait cela du temple de son corps. Donc
il semble que la réalisation de la conception du corps du Christ
doit être attribuée surtout au Fils. Ce n'est donc pas à l'Esprit-
Saint ».
L'argument sed contra rappelle qu' « il est dit en saint Luc,
ch. I (v. 35) : L'Es prit- Saint descendra sur vous, etc. »
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « la concep-
tion du corps du Christ a été l'œuvre de la Trinité tout en-
tière ; mais cependant elle est attribuée spécialement à l'Esprit-
Saint pour une triple raison. — D'abord, parce que cela convient
à la cause de l'Incarnation qui se considère du côté de Dieu.
L'Esprit-Saint, en effet, est l'Amour du Père et du Fils, comme
il a été vu dans la Première Partie (q. 07, art. i). Or, c'est du
plus grand amour de Dieu qu'il est provenu que le Fils de Dieu
prît à Lui la chair dans le sein virginal ; d'où nous lisons en saint
Jean, ch. m (v. 16) : Dieu a aimé le monde à ce point qu'il a donné
son Fils unique. — Secondement, cela convient à la cause de
l'Incarnation, du côté de la nature prise. Par là, en effet, il est
donné à entendre que la nature humaine a été prise par le Fils
de Dieu dans l'unité de Personne, non en raison de certains
mérites, mais par pure grâce ; car la grâce est attribuée à l'Es-
prit-Saint, selon cette parole de la première Épître aux Corin-
thiens, ch. XII (v. Il) : Il y a diversité de grâces, mais l'Esprit est
X.VI. — La Rédemption. 9
I 3o SOMME THÉOLOGIQUE.
le même. Aussi bien saint Augustin dit, dans VEnchiridion
(ch. XL) : Ce mode dont le Christ est né de l'Esprit-Saint nous sug-
gère la grâce de Dieu, par laquelle l'homme » (ou la nature hu-
maine prise par le Verbe de Dieu), « sans qu'aucun mérite eût
précédé, du premier instant de sa nature où il commença d'être,
a été joint au Verbe de Dieu dans une si grande unité de Personne
qu'il serait Lui-même identiquement le Fils de Dieu. — Troisiè-
mement, cela convient au terme de l'Incarnation. L'Incarna-
tion, en effet, s'est terminée à cela que cet homme qui était
conçu fût saint et Fils de Dieu. Or, l'une et l'autre de ces deux
choses sont attribuées à l'Esprit-Saint. C'est par Lui, en effet,
que les hommes sont faits enfants de Dieu ; selon cette parole
de l'Épître aux Galates, ch. iv (v. G) : Parce que vous êtes fils
de Dieu, Dieu a mis l'Esprit de son Fils dans nos cœurs, qui crie :
Abba, Père. Lui-même est aussi l'Esprit de sanctification, comme
il est dit aux Romains, ch. i (v. 4). De même donc que les
autres, par l'Esprit-Saint, sont sanctifiés spirituellement pour
qu'ils soient les fils de Dieu adoptifs ; de même, le Christ, par
l'Esprit-Saint, a été conçu dans la sainteté pour qu'il fût le Fils
de Dieu par nature. Aussi bien, dans l'Épître aux Romains, ch. i
(endroit précité), selon une glose, ce qui est dit d'abord, Celui
qui a été prédestiné Fils de Dieu en vertu, est manifesté par ce
qui est ajouté immédiatement après, selon l'Esprit de sancti-
Jication, c'est-à-dire par cela qu'il a été conçu de l'Esprit-Saint.
Et l'Ange lui-même, au jour de l'Annonciation, de ce qu'il
avait déjà dit : L'Esprit-Saint descendra en vous, conclut : à
cause de cela, le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils
de Dieu » .
Vad primum accorde que c l'œuvre de la conception » du
corps du Christ « est commune à la Trinité tout entière; cepen-
dant, selon un certain mode, on l'attribue à chacune des Per-
sonnes en particulier. Au Père, en effet, est attribuée l'autorité
par rapport à la Personne du Fils qui s'unit la chair par cette
conception ; au Fils est attribuée l'assomption de la chair; et à
l'Esprit-Saint, la formation du corps qui est pris par le Fils.
C'est qu'en effet, l'Esprit-Saint est l'Esprit du Fils; selon cette
parole de l'Épître aux Galates, ch. iv (v. 6) : Dieu a envoyé l'Es-
Q. XXXII. -^bu PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. l3l
prit de son Fils. Or, de même que la vertu de l'âme qui est
dans la semence, par l'esprit » (au sens où Bossuet parle des
esprits vitaux) « qui est renfermé dans cette semence, forme le
corps dans la génération des autres hommes ; de même, la
Vertu de Dieu, qui est le Fils de Dieu, selon cette parole de la
première Épître aux Corinthiens , ch. i (v. 24), le Christ, la Vertu
de Dieu, par l'Esprit-Saint a formé le corps que le Fils de Dieu
s'est uni. Et c'est ce que montrent les paroles mêmes de
l'ange, quand il dit : L'Esprit-Saint viendra sur vous, comme
pour préparer et former la matière du corps du Christ, et la
Vertu du Très-Haut, c'est-à-dire, le Christ, vous couvrira de son
ombre, c'est-à-dire que la lumière incorruptible de la divinité
prendra en vous le corps de l'humanité, et, en ejjet, C ombre est
Jormée du corps et de la lumière, comme le dit saint Grégoire,
au livre XVIII de ses Morales (ch. xx, ou xii). Quant au Très-
Haut, dans ce texte, il le faut entendre du Père, dont le Fils
est la Vertu ». — On aura remarqué, dans cet ad primum, la
belle interprétation de la parole de l'Ange au jour de l'Annon-
ciation.
Uad secundum explique que « la mission se rapporte à la
Personne qui prend à elle » la chair ou la nature humaine,
« laquelle Personne est envoyée par le Père ; mais la concep-
tion se rapporte au corps qui est pris, lequel est formé par
l'opération de l'Esprit-Saint. Et c'est pourquoi, bien que la
mission et la conception soient au fond la même chose, parce
que cependant elles diffèrent d'aspect ou de notion, la mis-
sion est attribuée au Père; la réalisation de la conception, à
l'Esprit-Saint; et, au Fils, l'assomption de la chair ». — On
voit, par celte réponse, quelle attention il faut apporter dans
l'emploi des divers termes quand il s'agit d'attribuer certaines
choses spéciales à telle ou telle des diverses Personnes.
L'ad tertium déclare que « comme le dit saint Augustin, au
livre des Questions de l Ancien et du Nouveau Testament (q. lu ;
parmi les Œuvres), celle question peut s'entendre d'une double
manière. D'abord, la maison du Christ est CÉglise, qu'il s'est cons-
truite par son sang. Ensuite, son corps aussi peut être dit sa mai-
son; comme il est dit son temple. Et tout en étant le fait » ou
i3a ;;omMe theologiqUë.
l'œuvre « de CEspril-Subil, il Cesl aussi du Fils de Dieu, en mi-
son de l'unité de nature et de rmlonté ».
Nous pouvons donc, el à très bon droit, attribuer, d'une fa-
çon toute spéciale, à l'Esprit-Saint, la conception du corps du
(^brist, el dire que cette conception est son œuvre, que c'est
Lui qui en est l'auteur. — Mais s'ensnil-il de là que nous puis-
sions dire que le Christ a été conçu de l'Esprit-Saint. C'est ce
qu'il nous faut maintenant considérer ; et tel est l'objet de l'ar-
ticle qui suit.
Article II.
Si le Christ doit être dit conçu du Saint-Esprit?
Trois objections veulent prouver que « le Christ ne doit pas
être dit conçu du Saint-Espril ». — La preniière est que « sur
cette parole de l'Épître aux Romains, ch. xi (v. 36), De Lui, et
par Lui, el en Lui sont toutes choses, la glose de saint Augustin
dit : Il faut prendre garde qu'il n'est pas dit de Ipso, mais ex Ipso
(il est diiricile de rendre en français la nuance marquée en latin
par ces deux prépositions de el ex, les deux se traduisant par
la préposition de, laquelle traduit tout ensemble le sens qu'une
chose vient d'une autre et qu'elle est tirée d'elle). Et, en ejjet, de
Lui {ex Ipso) sont le ciel et la terre », en ce sens qu'ils viennent
de Lui, (' parce qu'il les ajaits; mais ils ne sont pas de Lui {de
Ipso) », c'est-à-dire qu'ils ne sont pas tirés de Lui, « parce
qu'ils ne sont pas de sa substance. Or, l'Esprit-Saint » n'a pas
formé le corps du Christ de sa subslance. Donc le Christ ne
doit pas être dit conçu de l'Esprit-Saint « (en lalin de Spirilu
Sancto). — La seconde objection dit que « le principe actif
d'oii un être vivant est conçu, a raison de semence dans la
génération. Or. l'Esprit-Saint n'a pas eu raison de semence
dans la conception du Christ. Saint Jérôme dit, en eflet, dans
VExposition de la foi catholique (parmi les Œuvres de saint Jé-
rôme) : Nous ne disons pas, comme d'aucuns l'ont pensé d'une
façon très scélérate, que l'Esprit-Saint ail tenu lieu de semence;
Q. XXXII. — ^ DU PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. 1 33
mais que par la vertu et la puissance du Créateur a été fait ou
formé le corps du Christ. Donc on ne doit pas dire que le Christ
ait été conçu de TEsprit-Saint ». — La troisième objection dé-
clare que « rien de ce qui est un n'est formé » de plusieurs ou
« de deux, à moins qu'ils ne soient en quelque manière mé-
langés. Or, le corps du Christ a été formé de la Vierge Marie.
Si donc le Christ est dit conçu de l'Esprit-Saint, il semble qu'il
se sera fait un certain mélange de l'Esprit-Saint et de la matière
fournie par la Vierge; ce qui est manifestement faux. Donc le
Christ ne doit pas être dit conçu de l'Esprit-Saint ».
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, en saint Mat-
thieu, ch. I (v. i8) : Avant qu'ils s'unissent, elle fut trouvée avoir,
dans son sein, de l" Esprit-Saint ». — Et l'Église dit tous les
jours, dans son Symbole : « Qui a été conçu du Saint-Esprit :
Qui conceptus est de Spiritu Sancto ». L'usage de la formule
n'est donc pas douteux. Il ne reste que d'en montrer la légiti-
mité. C'est ce que va faire saint Thomas au corps de l'article.
Au corps de l'article, en effet, le saint Docteur nous avertit
que « la conception n'est pas attribuée au seul corps du Christ,
mais aussi au Christ Lui-même en raison du corps. D'autre
part, dans l'Esprit-Saint se considère un double lapport eu
égard au Christ. Car, au Fils de Dieu Lui-même, qui est dit
conçu, l'Esprit-Saint a le rapport de consubstantialilé ; tandis
qti'Ii a, au corps du Christ, le rapport de cause elïicieiite. Et,
précisément, cette préposition de désigne l'un et l'autre rap-
port; comme quand nous disons que tel homme est de son
père. 11 suit de là que nous pouvons dire, à propos, que le
Christ a été conçu de l'Esprit-Saint, en telle sorte que l'efficace
du Saint-Esprit se rapporte au corps pris par le Christ ; et la
consubstantialité à la Personne » du Christ u qui a pris ce
corps ».
L'ad primurn explique la difficulté de l'objection en appuyant
sur cette distinction qui vient d'être marquée au corps de l'ar-
ticle. La préposition de, au sens latin du de par opposition à
C.T, ne peut s'appliquer qu'en raison de la consubstantialité entre
le Fils et l'Esprit-Saint, laquelle consubstantialité, nous l'avons
dit, n'existe, dans le cas de la conception dont il s'agit, qu'en
l3/4 SOMME THÉOLOGIQUE.
raison de la Personne du Fils qui a pris le corps. Au con-
traire, « s'il s'agit du corps du Christ, parce qu'il n'est pas
consubstantiel à l'Esprit-Saint, il ne peut pas être dit conçu de
l'Esprit-Saint » au sens de la préposition latine de, « mais du
Saint-Esprit », au sens de la préposition latine ex, qui marque
le rapport de cause elTiciente, non celui de consubstantialité
comme le précédent. « C'est ce que dit saint Ambroise, au livre
de CEspril-Sainl (liv. II, ch. v) : Ce qid est d'un autre est de sa
substance ou de sa puissance : de sa substance, comme le Fils qui
est du Père; de sa puissance, comme de Dieu sont toutes choses,
et c'est aussi en cette manière que la Vierge Marie eut, dans son
sein, de l'Esprit-Saint »,
Vad secundum dit que « sur ce point, il semble y avoir quel-
que diversité entre saint Jérôme et certains autres Docteurs
qui affirment que l'Esprit-Saint, dans la conception du Christ,
a tenu lieu de semence. Saint Jean Chrysostome, en efîet (ou
plutôt l'Anonyme) dit sur saint Matthieu (ouvrage inachevé,
hom. I) : Le Fils unique de Dieu devant venir dans le sein de la
Vierge a été précédé de l Esprit-Saint, afin que C Es prit- Saint le
précédant, le Christ naisse en sanctification, selon le corps, la divi-
nité pénétrant comme semence. Et saint Jean Damascène dit, au
livre III (ch. n) : La Sagesse de Dieu et sa Vertu couvrit Marie
de son ombre, comme une divine semence. — Mais, ajoute saint
Thomas, on résout cela facilement. Car, selon que dans la se-
mence on considère la vertu active, saint Jean Chrysostome et
saint Jean Daniascème comparent à la semence l'Esprit-Saint
ou même le Fils qui est la Vertu du Très-Haut (cf. art. précéd.,
ad /"'"). Selon que, au contraire, dans la semence on entend
la substance corporelle qui se transforme dans la conception,
saint Jérôme nie que l'Esprit-Saint ait tenu lieu de semence ».
Il n'y a donc pas de contradiction entre les saints Docteurs;
et nous voyons, sans peine, que la pensée de chacun reste
vraie.
Vad tertium répond que a comme le dit saint Augustin,
dans VEnchiridion (ch. xl), ce n'est point de la même manière
que le Christ est dit conçu ou né de l'Esprit-Saint et de la
Vierge Marie. Car de la Vierge Marie, c'est au sens matériel;
Q. XXXII. — DU PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. I 35
et de l'Esprit-Saint, au sens de cause efficiente. Il n'y a donc
pas eu là de mélange » comme le voulait à tort l'objection.
Le point que nous venons d'élucider n'était qu'un corollaire
de l'article premier. Il en est de même pour l'autre point qu'il
nous reste à examiner, et qui est de savoir si l'Esprit-Saint
peut ou doit être dit père du Christ selon la chair. Il va faire
l'objet de l'article suivant.
Article III.
Si l'Esprit-Saint doit être dit père du Christ
selon l'humanité?
Trois objections veulent prouver que « l'Espril-Sainl doit
être dit père du Christ selon l'humanité ». — La première ar-
guë de ce que « selon Aristote, au livre de La Génération des
animaux (liv, 1, ch. xx, xxi; liv. II, ch. iv), le père apporte le
principe actif dans la génération, et la mère fournit la matière.
Or, la bienheureuse Vierge est dite mère du Christ en raison
de la matière qu'elle a fourni dans sa conception. Donc il sem-
ble que l'Esprit-Saint aussi peut être dit son père, pour celte
raison qu'il a été le principe actif dans la conception du Christ » .
— La seconde objection fait observer que « comme les esprits
des autres saints sont formés par l'Esprit-Saint; de même,
aussi, c'est par l'Esprit-Saint qu'a été formé le corps du Christ.
Or, les autres saints, en raison de cette formation, sont dits
les fils de la Trinité, et, par conséquent, de l'Esprit-Saint. Il
semble donc que le Christ doit être dit le fils de l'Esprit-Saint
en tant que son corps a été formé par Lui ». — La troisième
objection déclare que c Dieu est dit notre Père, pour ce motif
qu'il nous a faits, selon cette parole du Deutéronome, ch. xxxii
(v. 6) : N' est-Il pas. Lui, ton père, qui t'a possédé, et qui Va fait,
et qui Va créé? Or, l'Esprit-Saint a fait le corps du Christ,
ainsi qu'il a été dit (art. i, 2). Donc l'Esprit-Saint doit être dit
père du Christ selon le corps qui a été formé par Lui » .
l36 SOMME THÉOLOGIQUE.
L'argument sed contra est le texte formel de « saint Augus-
tin », qui « dit, dans VEnchiridion (oh. xl) : Le Christ est né
de r Esprit-Saint, non comme fils ; et II est né de la Vierge Marie,
comme fils ».
Au corps de l'article, saint Thomas explique que « les noms
de paternité, de maternité et àe fUiation se disent en conséquence
de la génération, non pas d'une génération quelconque, mais de
la génération des vivants, et surtout des animaux. Nous ne disons
pas, en effet, que le feu » produit ou « engendré (au sens où
l'on prend ce mot dans la philosophie aristotélicienne), soit le
fils du feu qui l'engendre (au même sens que tout à l'heure) »
ou qui le produit, « si ce n'est peut-être par métaphore » et à
la manière des poètes ; « mais nous le disons seulement parmi
les animaux » ou les êtres doués de vie sensitive, « dont la gé-
nération )) ou le mode de production « est chose plus parfaite.
Toutefois, ce n'est pas tout ce qui est engendré » ou produit,
même « parmi les animaux, qui prend le nom de filiation;
mais seulement ce qui est engendré dans la ressemblance du
sujet qui engendre. Aussi bien, comme le note saint Augustin
{Enchiridion, ch. xxxix), nous ne disons pas que le cheveu qui
naît de l'homme soit le fils de l'homme ; ni, non plus, que
l'homme qui naît soit le fils de la semence : parce que ni le
cheveu n'a la ressemblance de l'homme, ni l'homme qui naît
n'a la ressemblance de la semence, mais de l'homme qui engen-
dre. Et si la ressemblance est parfaite, la filiation aussi sera
parfaite, soit parmi les hommes, soit en Dieu. Si, au contraire,
la ressemblance est imparfaite, la filiation sera également im-
parfaite. C'est ainsi que dans l'homme se trouve une certaine
ressemblance imparfaite de Dieu, et en tant qu'il est créé à
l'image de Dieu, et en tant qu'il est selon la ressemblance de
la grâce. Et c'est pourquoi de Tune et de l'autre manière
l'homme peut être dit enfant de Dieu : et parce qu'il est créé à
son image; et parce qu'il lui est rendu semblable par la grâce.
— D'autre part, il faut considérer que ce qui est dit d'un sujet
selon la raison parfaite ne doit pas être dit de lui selon une
raison imparfaite. C'est ainsi que Socrate élant dit homme
naturellement selon la raison propre de l'homme » ou parc^
Q. XXXII. — DU PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. iSy
qu'il porte en lui la nature humaine, « ne sera jamais dit
homme selon celte signification qui fait qu'on dit homme le
portrait d'un homme quelconque, quand bien même peut-être
Socrate ressemble en effet à un autre homme » et soit en quelque
sorte son portrait. « Or, le Christ est Fils de Dieu, selon la rai-
son parfaite de filiation. Il s'ensuit que même en étant, selon
la nature humaine, créé et justifié. Il ne doit cependant pas être
dit fils de Dieu, ni en raison de la création, ni en raison de la
justification, mais seulement en raison de la génération éter-
nelle, selon laquelle II est le Fils du Père seul. Par conséquent,
le Christ ne doit, en aucune manière, être dit fils de l'Esprit-
Saint, ni de la Trinité », quand bien même l'Esprit-Sainl ou la
Trinité tout entière soient le principe actif de sa nature hu-
maine ou de la grâce qui affecte celte nature. — Cet article
est magnifique. Et quel beau modèle d'argumentation précise,
serrée, éblouissante de lumière.
Vad primam répond que ^ le Christ a été conçu de la Vierge
Marie, qui a fourni la matière de son corps, dans la ressem-
blance de l'espèce d ou de la nature humaine. « Et c'est pour
cela qu'il est dit son fils. Le Christ, au contraire, en tant
qu'homme, s'il est conçu de l'Esprit-Saint comme du prin-
cipe actif, n'est cependant pas conçu selon la similitude de l'es-
pèce » ou de la nature, « comme l'homme naît de son père. Et
c'est pourquoi II n'est point dit fils de l'Esprit-Saint ».
L'ad secnndam précise que « les hommes qui sont formés
spirituellement par l'Esprit-Saint ne peuvent pas être dits fils
de Dieu selon la raison parfaite de filiation. Et c'est pourquoi
ils sont dits fils de Dieu selon la filiation imparfaite, laquelle
est selon la similitude de la grâce, (jni a pour cause toute la
Trinité. Mais, pour le Christ, la raison est tout autre, ainsi qu'il
a été dit » (au corps de l'article).
f( Et, ajoute saint Thomas, il faut en dire autant de la troi-
sième objection '), portant sur la paternité qui se dit de Dieu à
l'endroit des créatures en raison de la création.
La doctrine exposée par saint Thomas dans l'article que nous
venons de lire, avait été formulée, sous le pape Adeodat (ou
l38 SOMME THÉOLOGIQUE.
Dieudonné), 672-676, dans le symbole de la foi du onzième con-
cile de Tolède (675). Il y est dit expressément que « l'Esprit-
Saint ne doit pas être cru Père du Fils pour ce motif que Marie
a conçu par l'action du même Esprit-Saint; afin que nous ne
paraissions pas affirmer deux Pères pour le Fils : chose qu'on
ne peut absolument pas dire ». — Après avoir examiné la
raison de principe actif dans la conception du Christ, eu
égard à l'Esprit-Saint, nous devons maintenant la considérer
eu égard à la Vierge Marie. Et c'est nous demander si Marie a
eu quelque part active dans la conception du Christ. Saint Tho-
mas va nous répondre à l'article qui suit.
Article IV.
Si la bienheureuse Vierge a fait quelque chose par mode
de principe actif dans la conception du corps du Christ?
Trois objections veulent prouver que u la bienheureuse
Vierge a fait quelque chose par mode de principe actit dans la
conception du corps du Christ». — La première apporte le texte
de « saint Jean Damascène », qui « dit, au livre III (ch. n),
que l Esprit-Saint survint en la Vierge, la purifiant et lui conjérant
la vertu de recevoir le Verbe de Dieu et en même temps celle de l'en-
gendrer. Or, elle avait la vertu passive d'engendrer, du fait
même de sa nature, comme toutes les autres femmes. Donc
l'Esprit-Saint lui a donné la vertu active d'engendrer. Et, par
suite, elle a fait quelque chose par mode de principe actif dans
la conception du Christ ». — La seconde objection dit que
« toutes les vertus » ou puissances « de l'âme végétative sont
des vertus actives; comme le note » Averroès « le Commenta-
teur » d'Aristote u sur le livre II de CAme (comm. xxxiii). Or
la puissance générative, soit dans l'homme, soit dans la femme,
appartient à l'âme végétative. Donc, soit dans l'homme, soit
dans la femme, elle fait quelque chose par mode de principe ac-
tif, par rapport à la conception de l'enfant». — La troisième ob-
jection rappelle que « la femme, dans la conception de l'enfant,
Q. XXXII. —DU PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. iSj)
donne la matière de laquelle le corps de l'enfant est formé
naturellement. Or, la nature est un principe intrinsèque de
mouvement (cf. Aristole, livr. II des Physiques, ch. i, n. 2; de
S. Th., leç. i). Donc il semble que dans la matière même
que la bienheureuse Vierge a fourni pour la conception du
Christ, il y a eu un certain principe actif ».
L'argument sed contra oppose que « le principe actif dans la
génération est appelé la raison séminale. Or, comme ledit saint
Augustin, au livre X du Commentaire littéral de la Genèse (ch. xx),
le corps du Christ dans la seule matière corporelle, par la raison
divine de la conception et de la formation , a été pris de la Vierge ;
non selon une raison séminale humaine quelconque. Donc la bien-
heureuse Vierge n'a rien fait, par mode de principe actif, dans
la cpnception du Christ ».
Au corps de l'article, saint Thomas, faisant allusion à des
docteurs de son temps, nous avertit que « quelques-uns (cf.
Alexandre de Halès, Somme théologique, partie m, q. viii,
memb, i, q. incid. 3; saint Bonaventure, Sentences, livr. 111,
dist. IV, art. 3, q. i) disent que la bienheureuse Vierge a fait
quelque chose, par mode de principe actif, dans la conception
du Christ, et de vertu naturelle et de vertu surnaturelle. — De
vertu naturelle; parce que, d'après eux, en toute matière natu-
relle » ou physique « se trouve quelque principe actif; sans
quoi ils pensent qu'il n'y aurait point de transmutation natu-
relle. — Mais en cela ils se trompent. Car la transmutation est
dite naturelle en raison du principe intrinsèque non seulement
actif mais aussi passif. Aristote, en effet, dit expressément, au
livre Vlll des Physiques (ch. iv, n. 0; de S. Th., leç. 8), que
dans les corps lourds et légers se trouve un principe passif de
mouvement naturel, et non un principe actif. D'ailleurs, il n'est
point possible que la matière agisse en vue de sa formation ;
car elle n'est point en acte. Il n'est point possible, non plus,
qu'un être se meuve soi-même, à moins qu'il ne soit divisé en
deux parties, dont l'une meut et l'autre est mue ; chose qui n'ar-
rive que dans les seuls êtres animés, comme il est prouvé au
livre VIII des Physiques » (ch. iv, n. 3, à; de S. Th., leç. 7).
— On remarquera, au passage, ces importantes précisions de
l4o v^ SOMME THÉOLOGIQUE.
doctrine en ce qui touche à la science de la nature : il serait
facile de montrer leurs points de contact avec les théories les
plus modernes et comment elles s'harmonisent merveilleuse-
ment avec les observations ou expériences scientifiques les plus
récentes. — Voilà donc comment les auteurs dont parle saint
Thomas expliquaient que la bienheureuse Vierge avait eu sa
part active, dans la conception du Christ, même de vertu natu-
relle. Elle l'aurait eu aussi « de vertu surnaturelle; parce que,
disent-ils, la mère », dans la génération du vivant, a ne four-
nit pas seulement la matière, qui est le sang des règles, mais
aussi la semence, qui, mêlée à la semence de l'homme, a une
vertu active dans la génération. Et parce que dans la bienheu-
reuse Vierge ne se trouve aucune action résolutive de la semence,
en raison de son absolue et parfaite virginité, ils disent que l'Es-
prit-Saint lui donna surnaturellement la vertu active, dans la
conception du Christ, qu'ont les autres mères par l'action réso-
lutive de la semence. — Mais cela, non plus, ne peut pas tenir » ,
déclare saint Thomas; « parce que chaque chose étant pour son
opération, comme il est dit au Vivre ]l du Ciel et du Monde (ch, in,
n. I ; de S. Th., leç. l\), la nature ne distinguerait pas, dans
la génération, le sexe masculin et le sexe féminin, si l'opération
de l'homme n'était pas distincte de celle de la femme. Et parce
que, dans la génération, est distincte l'opération de l'agent et
celle du patient, il s'ensuit que toute la vertu active est du côté
de l'homme et ce qu'il y a de passif du coté de la femme. De là
vient que dans les plantes, où l'une et l'autre vertu se trouve
mêlée, il n'y a pas la distinction de mâle et de femelle. — Par
cela donc que la bienheureuse Vierge n'a pas reçu d'être le
Père du Christ, mais sa Mère, il s'ensuit qu'elle n'a point reçu
de puissance active dans la conception du Christ : soit que cette
puissance active eût fait quelque chose, d'où il suivrait que la
Vierge eût été Père du Christ ; soit qu'elle n'eût pas eu d'action,
comme; quelques-uns le disent, d'où il suivrait que cette puis-
sance lui eût été accordée en vain. Et donc il faut dire que dans
la conception elle-même du Christ la bienheureuse Vierge n'a
rien fait par mode de |)rincipc actif, mais qu'elle a seulement
fourni la matière », comme il arrive, du reste, pour toutes les
Q. XXXII. — tiV PRINCIPE ACtiF DANS LA CONCKi*TION DU CHRIST. I^i
autres mères, dans la génération naturelle. « Toutefois elle a
fait quelque chose, par mode de principe actif », dans Tordre
de la vertu générative, « avant la conception, selon qu'elle a
préparé la matière afin qu'elle fût apte à l'acte de la conception ».
L\id primiun explique la parole de saint Jean Damascène,
citée dans l'objection, en disant que « cette conception » du
Christ K a eu trois privilèges; savoir : qu'elle fut sans le péché
originel ; qu'elle ne fut point » la conception u d'un pur
homme, mais de » Quelqu'un qui est « Dieu et homme; pa-
reillement, qu'elle fut la conception » qui laissa à la Mère qui
concevait son caractère « d'une Mère Vierge. Et ces trois cho-
ses lui vinrent de l'Esprit-Saint. De là vient que saint Jean Da-
mascène dit, pour le premier de ces privilèges, que l'Esprit-
Saint survint en Marie, la purifiant, c'est-à-dire la préservant afin
qu'elle ne conçut point avec le péché originel ; pour le second
privilège, qu'// lai accorda la vertu de recevoir le Verbe de Dieu,
c'est-à-dire de concevoir le Verbe ; pour le troisième, et aussi la
vertu de l" engendrer, c'est-à-dire de pouvoir, tout en demeurant
vierge, engendrer, non par mode de principe actif, mais par
mode de principe passif, comme les autres mères reçoivent ce
pouvoir de la semence de l'homme ».
h'ad secundum, d'une précision doctrinale du plus haut in-
térêt dans l'ordre même des sciences naturelles, répond que
« la puissance générative de la femme est imparfaite comparée
à la puissance générative de l'homme. Et c'est pourquoi, de
même que dans les arts celui qui est inférieur dispose la ma-
tière », par son action, « tandis ([ue celui qui est supérieur in-
troduit la forme, ainsi qu'il est dit au livre 11 des Physiques
(ch. II, n. lo; de S. Th., leç. 4); pareillement aussi la vertu
générative de la femme prépare la matière, et la vertu généra-
tive de l'homme Jorine » ou injornie, lui donnant sa forme, « la
matière préparée ». — On voit, par là, comment le principe gé-
nérateur, dans la femme, est vraiment une vertu active appar-
tenant à l'âme végétative, sans qu'il y ait à le confondre avec
le principe de la génération qui a raison du principe actif pur
et simple et qui est le propre de l'homme, chez qui la vertu
générative ne va pas à préparer la matière, mais à fournir le
1^2 SOMME THEOLOGIQUÈ.
principe actif qui donnera sa forme à la matière suffisamment
préparée.
Vad tertium précise qu' « à l'etlet d'avoir une transmutation
naturelle il n'est point requis que dans la matière soit un prin-
cipe actif, mais seulement un principe passif, comme il a été
dit » (au corps de l'article).
Il était une troisième étude que nous nous étions proposée
touchant la conception du Christ en elle-même. C'était celle du
mode ou de l'ordre selon lequel cette, conception a eu lieu.
Il nous faut l'aborder maintenant; et ce va être l'objet de la
question suivante.
Ql ESTIO^ XXXIII
DU MODE ET DE L'ORDRE DE LA CONCEPTION DU CHRIST
Celte queslioii comprend quatre articles :
I" Si le corps du Christ, dans le premier instant de la conception,
a été formé :'
■1" Si dans le premier instant de la conception il a été animé ?
3" Si dans le premier instant de la conception il a été pris par le
Verbe l*
4" Si cette conception a été naturelle ou miraculeuse ?
De ces quatre articles, les trois premiers examinent la con-
ception du Christ dans le détail; le quatrième en étudie le ca-
ractère distinctif. — Dans le détail, sont examinées : la forma-
tion, l'animation et l'assomption du corps du Christ dans le
sein de Marie, par l'action de TEsprit-Saint s'exerçant sur la
matière que fournissait la Vierge en vue de cette conception.
— D'abord, la formation. C'est l'objet de l'article premier.
Article Premier.
Si le corps du Christ a été formé dans le premier instant
de la conception ?
Quatre objections veulent prouver que « le corps du Christ
n'a pas été formé » en corps déjà parfait « dans le premier ins-
tant de la conception ». — La première arguë de ce qu' « il
est dit, en saint Jean, ch. ii (v. 20) : On a mis quarante et six
ans pour édifier ce temple; ce que saint Augustin explique au
livre IV de la Trinité (ch. v), en disant : Ce nombre convient ma-
nijestemenl à la perfection » ou au temps qu'a demandé l'achè-
vement « du corps du Seigneur. Et au livre des Quatre-vingt-
l44 SOMME THÉOLOGlQtJE.
trois Questions (q. lvi), il dit : Ce n'est pas sans raison qu'est dit
avoir été édifié en quarante-six ans le temple, qui figurait le corps
du Seigneur, en telle sorte que le nombre des années marqué pour
l'édification du temple corresponde au nombre de jours requis pour
la perfection du corps du Seigneur. Donc au premier instant de
la conception le corps du Christ ne fut point parfaitement
formé )). — La seconde objection déclare que << pour la forma-
tion du corps du Christ élait requis le mouvement local ame-
nant le très pur sang du corps de la Vierge au lieu qui conve-
nait à la génération. Or, aucun corps ne peut être mû d'un
mouvement local instantanément; pour cette raison que le
temps du mouvement se divise selon la division du mobile,
comme il est prouvé au livre VI des Physiques (ch. iv, n. 6 et
suiv. ; de S. Th., leç. 6). Donc le corps du Christ ne fut pas
formé instantanément ». — La troisième objection rappelle
que «' le corps du Christ a été formé du très pur sang de la
Vierge, comme il a été vu plus haut (q. xxxi, art. 5). Or,
cette matière ne put pas être, dans le même instant, sang et
chair; car, de la sorte, la matière eût été simultanément sous
deux formes », chose qui est impossible. « Donc aulre fut l'ins-
tant qui fut le dernier où le sang fut là, et autre l'instant qui
fut le premier où la chair fut formée. D'autre part, toujours
entre deux instants le temps se trouve au milieu. Donc le corps
du Christ ne fui point formé instanlanément ; mais il fallut un
certain temps ». — La quatrième objection dit que « comme la
puissance de croître requiert un temps déterminé dans son
acte; de même aussi la vertu générativc; car l'une et l'autre
est une puissance naturelle appartenant à l'àme végétative. Or,
le corps du Christ s'accrut en un certain temps déterminé,
comme les corps des autres hommes. Il est dit, en effet, dans
saint Luc, ch. n (v. ôa), qu'il progressait en âge et en sagesse.
Donc il semble que, pour la même raison, la formation de son
corps, qui appartient à la puissance gétiérative, n'a pas eu lieu
en un instant, mais dans le temps déterminé qui est celui de
la formation des autres hommes ».
L'argument sed contra cite le texte de a saint Grégoire », qui
« dit, au livre XVIIl de ses Morales (ch. lu, ou xxvii, ou xxxvi) :
Q. XXXIH. — DU MODE DK LA CONCEPTION DU CHRIST. l YO
4 l'anfionciation de l'Ange et à lu venue de t' Esprit-Saint, aussitôt
le Verbe a été dans le sein de Marie, aussitôt dans le sein de Marie
le Verbe Jait chair ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « dans la
conception du Christ, trois choses sont à considérer : premiè-
rement, le mouvement local du sang- au lieu de la génération ;
secondement, la formation du corps à l'aide de cette malière;
troisièmement, la croissance qui devait l'amener aux propor-
tions voulues pour un homme parlait. C'est dans la seconde de
ces trois choses que consiste la raison de la conception ; car la
première est le préambule de la conception ; et la troisième en
est la suite. — La première de ces trois choses ne put pas
être en un instant; ce serait, en effet, contre la raison même
de mouvement local d'un coips quelconque dont les parties
pénètrent successivement dans un lieu donné. — Pareillement,
aussi, la troisième demande d'être successive. Soit parce que
la croissance n'est pas sans mouvement local. Soit aussi parce
qu'elle procède de la vertu de l'âme qui agit dans le corps déjà
formé et qui n'agit, en eifet, que dans le temps. — Mais la
formation elle-même du corps, dans laquelle consiste princi-
palement la conception, fut faite en un instant » dans la con-
ception du Christ. Et cela, « pour une double raison. — Pre-
mièrement, en raison de la vertu infinie du principe actif ou
de l'Espril-Saint par qui le corps du Christ a été formé, ainsi
qu'il a été dit plus haut (q. 82, art. 1). Un principe d'action,
en effet, peut d'autant plus vite disposer la matière qu'il est
d'une vertu plus grande. Et, par conséquent, un agent de
vertu infinie peut en un instant disposer la malière à la forme
voulue. — Secondement, en iaison de la Personne du Fils
dont c'était le corps qui était formé. Il ne convenait pas, en
effet, qu'il prît un corps humain si ce n'est formé. Or, si,
avant la formation achevée, avait précédé un certain temps
pour la conception, la conception tout entière ne pourrait pas
être attribuée au Fils de Dieu, laquelle ne lui est attribuée
qu'en raison de l'assomption du corps. Il suit de là que dans
le premier instant où la matière rassemblée parvint au lieu de
la génération, le corps du Christ (ut pleinement formé et pris
X.VI. — La Rédemption. 10
f^a SOMME THÉOLOGIQUE.
par le Verbe. Et c'est ainsi que le Fils de Dieu peut être dit
conçu; ce qui ne pourrait pas être dit autrement ». Par où l'on
voit que la question actuelle relève de la foi, intéressant direc-
tenrient larticle du symbole oij nous disons : « Je crois en
Jésus-Christ le Fils unique de Dieu le Père tout-puissant, qui
a été conçu du Saint-Esprit ».
Vad primum dit que « le mot de saint Augustin, dans les
deux textes que citait l'objection, ne se rapporte pas à la seule
formation du corps du Christ, mais à la formation ensemble
avec la croissance voulue jusqu'au temps de l'enfantement.
Aussi bien selon la raison du nombre indiqué est dit s'être
achevé le temps des neuf mois où le corps du Christ fut dans
le sein de la Vierge ».
L'ad secLindum accorde l'objection, mais fait remarquer que
« ce mouvement local n'est pas compris dans la conception
elle-même; il en a été le préambule ».
L'ad terlium déclare qu' « il n'y a pas à assigner un dernier
instant où cette matière ait été sang, mais il y a à assigner un
dernier temps, qui s'est relié, sans aucun intermédiaire, au
premier instant où la chair du Christ se trouva formée. Et cet
instant fut le terme du temps du mouvement local de la ma-
tière au lieu de la génération ».
Vad qaarliim n'accepte pas la parité entre la conception et
la croissance. C'est qu'en effet, « l'augmentation » ou la crois-
sance (( se fait par la puissance de croissance qui est en celui
qui croît; tandis que la formation se fait par la puissance gé-
nérative, non de celui qui est engendré, mais du père qui
l'engendre en vertu de la semence dans laquelle agit la vertu
formative qui dérive de l'âme du père Or, le corps du Christ
ne fut point formé par une semence d'homme, ainsi qu'il a
été dit plus haut (q. 3r, art. 5, ad 5"'"), mais par l'opération
de l'Esprit-Saint. Il suit de là que cette formation a dû être
telle selon qu'il convenait à l'Esprit-Saint. La croissance du
corps du Christ, au contraire, s'est faite selon la puissance de
croissance qui était dans l'âme du Christ, laquelle étant spécifi-
quement conforme à notre âme, le corps du Chri^t a dû croî-
tre de la même manière que croissent les autres corps des
Q. XXXIII. — DU MODE DE LA CONCEPTION DU CHRIST. l^T
hommes, afin que par là fût montrée la vérité de la nature hu-
maine ») dans le Christ.
La formation du corps du Christ, ou sa constitution en
corps humain véritahie et complet s'est faite en un instant.
Pouvons-nous en dire autant de son animation, de telle sorte
qu'au même instant oii il a été formé il a été aussi animé de
son âme raisonnable. C'est ce qu'il nous faut maintenant con-
sidérer : et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article II.
Si le corps du Christ a été animé dans le premier instant
de sa conception?
Trois objections veulent prouver que (( le corps du Christ
n'a pas été animé dans le premier instant de sa conception ».
— La première est un texte de « saint Léon, pape, dans sa let-
tre à Julien » (ch. m), oii il est « dit : La chair du Christ n était
pas d'une autre nature que la nôtre ; et l'âme ne lui a pas été in-
sufflée par un autre principe qaaux autres hommes. Or, pour
les autres hommes, l'âme n'est pas donnée au premier instant
de leur conception. Donc elle n'a pas dû l'être, non plus,
pour le corps du Christ ». — La seconde objection dit que
« l'âme, comme toute autre forme naturelle, requiert une cer-
taine quantité déterminée dans sa matière. Or, dans le premier
instant de sa conception, le corps du Christ n'eut pas une si
grande quantité que l'ont les corps des autres hommes quand
ils sont animés; sans quoi, s'il avait crû ensuite sans inter-
ruption, ou bien il serait né plus tôt, ou bien il aurait été, à
sa naissance, plus grand que les autres enfants. La première
de ces deux hypothèses est contre saint Augustin au livre I\
de la Trinité (ch. v), où il prouve que le corps du Christ est
resté l'espace de neuf mois dans le sein de la Vierge. Et la se-
conde est contre saint Léon, pape, qui, dans un sermon sur
l'Epiphanie (ch. m), dit : Ils trouvèrent l'Enfant Jésus ne dijfé-
ï48 SOMME THÉOLOGIQUE.
rant en rien de la généralité de l" enfance parmi les hommes.
Donc le corps du Christ ne fui pas animé dans le premier ins-
tant de sa conception ». — La troisième objection déclare que
« partout où se trouve un avant et un après, il faut que se
trouvent plusieurs instants. Or, d'après Arislote, au livre De
la génération des animaux (11 v. Il, ch. in), dans la génération
de l'homme est requis un avant et un après; l'homme, en
effet, est, d'abord. Vivant; puis, animal; puis, homme. Donc
l'animation du Christ n'a pas pu être dans le premier instant
de la conception ».
L'argument sed contra est un texte formel de « saint Jean
Damascène », qui « dit, au livre III (ch. ii) : Ce fut simultané-
ment la chair ; simultanément, la chair du Verbe de Dieu; simul-
tanément, la chair animée de l'âme raisonnable et intellectuelle ».
Au corps de l'article, saint Thomas, reprenant la considéra-
tion si grave qui terminait l'article précédent et dont nous
disions qu'elle intéresse directement la foi dans un des arti-
cles du symbole, déclare précisément que « pour que la con-
ception soit attribuée au Fils de Dieu Lui-même, comme nous
le confessons dans le Symbole, quand nous disons : Qui a été
conçu de l'Es prit-Saint; il est nécessaire de dire que le corps
lui-même, alors que se faisait la conception, était pris par le
Verbe de Dieu. D'autre part, il a été montré plus haut (q. 6,
art. 1,2), que le Verbe de Dieu a pris le corps par l'entremise
de l'âme; et l'âme par l'entremise de l'esprit, c'est-à-diie de
l'intelligence. Il fallut donc que dans le premier instant de
la conception le corps du Christ fût animé de l'âme rai-
sonnable ». La conclusion est inéluctable pour la saine
théologie; et, par suite, nous sommes ici en présence
d'une conclusion de foi aux yeux du théologien qui voit la
conséquence. Cf. I p., q. 82, art. 4-
Vad primum répond que « le principe de l'infusion de
l'âme peut se considérer d'une double manière. D'abord, se-
lon la disposition du corps. De ce chef, l'âme n'a pas été
donnée au corps du Christ par un autre principe que
pour les corps des autres hommes. De même, en effet, que,
tout de suite, dès qu'est formé le corps des autres hommes,
t
Q. XXXIII. — DU MODE DE LA CONCEPTION DU CHRIST. l llC)
l'âme leur est donnée; de même en fut-il aussi pour le Christ.
D'une autre manière, on peut considérer le principe dont il
s'agit, uniquement selon le temps. Et, de ce chef, parce que
le corps du Christ fut formé d'une manière parfaite avant que
ne soit celui des autres hommes, il fut aussi animé avant ».
Vad secundnm accorde que « l'âme requiert une quantité
voulue dans la matière à laquelle elle est unie; mais celte
quantité a une certaine latitude : car elle est sauvegardée dans
une quantité plus grande et une quantité plus petite » : il ne
s'agit pas ici d'une limilalion consistant en quelque chose d'in-
divisible. « D'autre part, la quantité du corps qu'il a lorsque
l'âme lui est unie d'abord, est proportionnée à la quantité par-
faite à laquelle il doit arriver par la croissance; en telle sorte
que les corps des hommes plus grands sont plus plus grands
dans la première animation. Or, le Christ, dans son âge par-
fait, eut une grandeur convenable et sans excès* : à laquelle
était proportionnée la quantité qu'eut son corps dans le temps
où les corps des autres hommes sont animés; et, toutefois, il
l'eut plus petite au commencement de sa conception. Mais,
cependant, celte petite quantité n'était point si petite, qu'en
elle ne pût être conservée la raison d'un corps animé, puis-
que les corps de certains hommes sont animés en cette petite
quantité ».
Uad terlium répond que « dans la génération des autres
hommes a lieu ce que dit Aristote, parce que c'est d'une ma-
nière successive que le corps est formé et disposé en vue de
l'âme; et c'est pourquoi, d'abord, comme imparfaitement dis-
posé, il reçoit une âme imparfaite » ou l'âme à son premier
degré ({ui est celui de la vie végétative ; et, après, à son second
degré, qui est celui de l'âme sensilive; «et, ensuite, quand il
est parfaitement disposé, il reçoit une âme parfaite » ou l'âme
raisonnable. « Mais le corps du Christ, en raison de la vertu
infinie du principeactif », qui était l'Esprit-Saint, « s'est trouvé
parfaitement disposé en un instant. Et c'est pourquoi, tout de
I. Les proportions relevées sur l'image du Saint Suaire de Turin don-
nent aux environs d'un mètre 77. pour la hauteur du corps du Christ.
lOO SOMME THEOLOGIQUE.
suite, dans le premier instant, il a reçu la forme parfaite, c'est-
à-dire rame raisonnable >>.
Le corps du Christ a été conçu en un instant ; il a été, au
même instant, animé de l'âme intellectuelle ou raisonnable.
— A-t-il été, au même instant, pris par le Verbe et uni à Lui
hyposlaliquement? C'est ce qu'il nous faut maintenant consi-
dérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article III.
Si la chair du Christ a été conçue d'abord, et ensuite prise ?
Trois objections veulent prouver que « la chair du Christ a
été conçue d'abord, et ensuite prise ». — La première arguë
comme il suit : « Ce qui n'est pas ne saurait être pris. Or, la
chair du Christ commença d'être par la conception. Donc il
semble qu'elle aura été prise par le Verbe de Dieu après avoir
été conçue ». — La seconde objection rappelle que « la chair
du Christ fut prise par le Verbe de Dieu par l'entremise de
l'âme raisonnable. Or, c'est au terme de la conception qu'elle
a reçu l'âme raisonnable. Donc c'est au terme de la concep-
tion qu'elle a été prise. Mais au terme de la conception elle est
déjà dite conçue. Donc elle a été conçue d'abord, et prise en-
suite '). — La troisième objection dit qu" « en tout être engen-
dré, ce qui est imparfait précède dans le temps ce qui est par-
fait; comme on le voit par Aristote, au livre IX des Métaphy-
siques (de S. Thomas, leç. 7; Did., liv. VIll, ch. vni, n. 3).
Or, le corps du Christ est un quelque chose d'engendré. Donc
à la perfection dernière qui consiste dans l'union au Verbe de
Dieu il n'est i)oint parvenu tout de suite dans le premier ins-
tant de la conception, mais la chair fut d'abord conçue, et en-
suite prise ».
L'argument sed contra est un texte très formel et très expres-
sif de « saint Augustin 0 ou plutôt saint Fulgence, qui « dit,
dans le [i\re De la foi, à Pierre (ch. xviii) : Tiens fermement et
Q. XXXIII. — DU MODE DE LA CO^CEPTION DU CHHIST. l5l
ne doute en aucune manière que la chair du Christ n'a pas été con-
çue dans le sein de la Vierge avant d'être prise par le Verbe » .
Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « comme
il a été dit plus haut (q. i6, art. 6, 7), nous disons propre-
ment que Dieu s'est Jait homme ; tandis que nous ne disons pas,
au sens propre, que l'homme a été fait Dieu; et cela, parce que
Dieu a pris et s'est uni ce qui est de l'homme; mais ce qui est
de l'homme n'a point préexisté, comme subsistant par soi, avant
d'être pris par le Verbe. Or, si la chair du Christ avait été con-
çue avant d'être prise par le Verbe, elle aurait eu, à un moment,
une hypostase » propre « en dehors de l'hypostase du Verbe.
Ge qui est contre la raison de l'Incarnation, selon laquelle
nous tenons que le Verbe de Dieu s'est uni à la nature humaine
et à toutes ses parties dans l'unité de l'hypostase; et il ne con-
venait pas d'ailleurs que le Verbe de Dieu, par l'acte qui lui
faisait prendre notre nature, détruisît l'hypostase préexistante
de la nature humaine ou de quelqu'une de ses parties. D'où il
suit que c'est contre la foi de dire que la chair du Christ a été
conçue d'abord, et prise ensuite par le Verbe de Dieu ». — Ici
encore, nous avons un nouvel exemple d'une conclusion inté-
ressant la foi au plus haut point et qui est montrée telle par la
raison théologique.
L'ad primum déclare que « si la chair du Christ n'avait pas
été formée ou conçue en un instant, mais selon une durée de
temps et par mode successif, il faudrait choisir l'un des deux
membres du dilemme : ou que ce qui était pris n'était pas en-
core la chair; ou que la conception de la chair aurait été avant
son assomption. Mais parce que nous tenons que la conception
a été parfaite en un instant, il s'ensuit que dans cette chair le
lait de la conception et le fait d'être conçue furent simultanés.
El ainsi, comme le dit saint Augustin (ou plutôt S. Fulgence),
dans le livre De la Joi, à Pierre {endroit précité), nous disons
que le Verbe de Dieu, par l'acceptation de sa chair, a été conçu,
et que la chair elle-même a été conçue par l'Incarnation du
Verbe ».
« Et, par là, ajoute saint Thomas, ta seconde objection se
trouve résolue. Car, tout ensemble, tandis que cette chair est
l5a SOMME THÉOLOGIQUi:.
dans l'acte de la conception, elle est dans le fait d'être déjà
conçue et d'être animée ».
Vnd (erliani répond que « dans le mystère de l'Incarnation, ne
se considère point une ascension, comme d'un quelque chose
de préexistant qui s'avancerait jusqu'à la dignité de l'union »
hypostatique, <( ainsi que l'affirme l'hérétique Photin. Mais
plutôt se considère, là, une descente, selon que le Verbe de
Dieu, parfait, prit à Lui l'imperfection de la nature humaine,
conformément à cette parole marquée en saint Jean, ch. vi
(v. 38, 5i) : Je suis descendu du ciel ». — On aura remarqué
l'admirable précision de doctrine formulée en cet ad lertiuni
et la belle explication qu'il nous donne de la grande parole dite
par le Christ en saint Jean, parole que l'Église a insérée dans
le symbole qui se chante à la messe.
Un dernier point à étudier, au sujet du mode ou de l'ordre
de la conception du Christ, est celui de savoir si cette concep-
tion doit être dite naturelle ou miraculeuse. — iNous allons
l'examiner dans l'article qui suit.
Akticle IV.
Si la conception du Christ fut naturelle?
Trois objections veulent prouver que « la conception du
Christ a été naturelle ». — La première fait observer que « se-
lon la conception de la chair, le Christ est dit Fils de l'homme.
Or, Il est vraiment, et au sens naturel, Fils de l'homme ;
comme 11 est vraiment, et au sens naturel. Fils de Dieu. Donc
sa conception a été naturelle ». — La seconde objection dit
qu' (I aucune créature ne produit une opération miraculeuse »,
comme opération (jui lui soit propre; car le miracle est exclu-
sivement l'opération propre de Dieu. « Or, la conception du
Christ est attribuée à la bienheureuse Vierge, qui est une pure
créature. Nous disons, en elîet, que la Vierge a conçu le Christ.
Donc il semble (jue cette conception n'est pas miraculeuse,
Q. XXXIII. — DV MODE DE LA CONCEPTION DU CHRIST. 10,^
mais naturelle ». — La troisième objection déclare que (( pour
qu'une transmutation soit naturelle, il suffît que le principe
passif soit naturel; comme il a été vu plus haut (q. 32, art. 4).
Or, le principe passif, du côté de la Mère, dans la conception
du Christ, fut naturel, comme il ressort de ce quia été dit
(Ibid.). Donc la conception du Christ a été naturelle ».
L'argument sed contra est un mot formel de <( saint Denys »,
qui « dit, dans sa lettre à Caius, le moine : Le Christ opère d'une
manière au-dessus de l'homme ce qui est de lliomme, et c'est ce
que montre la Vierge concevant surnaturellement ».
Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « comme
le dit saint Ambroise, au livre de i Incarnation (ch. vi), on
trouve, dans ce mystère, beaucoup de choses qui sont selon la na-
ture, et beaucoup de choses qui sont au-dessus de la nature. Si, en
effet, nous considérons ce qui est du côté de la matière de la
conception, que la mère fournil, tout est naturel. Mais si nous
considérons ce qui est du côté de la vertu active, tout est mira-
culeux. Et, parce que toute chose se juge en raison de sa forme
plutôt qu'en raison de sa matière; et, pareillemeiil, en raison
de l'agent plutôt qu'en raison du patient; de là vient que la
conception du Christ doit être dite purement et simplement
miraculeuse; et naturelle, seulement à un certain litre ou à un
certain égard ».
Vad primum répond que « le Christ est dit Fils de l'homme,
au sens naturel, en tant qu'il a une vraie nature humaine, par
laquelle il est le Fils de l'homme; bien qu'il l'ait d'une façon
miraculeuse. Et c'est ainsi que l'aveugle ayant miraculeuse-
ment recouvré la vue voit d'une façon naturelle par la puis-
sance visive qu'il a reçue miraculeusement ».
Uad secundum précise à nouveau que « la conception est
attribuée à la bienheureuse Vierge, non comme au principe
actif, mais parce qu'elle a fourni la matière de cette concep-
tion et que la conception s'est faite dans son sein ». [S. Tho-
mas a ici une bien belle expression : il dit que la conception
a été « célébrée - celebrata » dans le sein de Marie].
L'ad tertium dit que « le principe passif naturel suffit pour
que la transmutation soit naturelle, quand il est mù d'une fa-
lô/i SOMME THKOLOGIQUE.
çon naturelle et accoutumée par le principe actif qui lui cor-
respond en propre. Mais, ici, la chose n'a point lieu. Et c'est
pourquoi la conception dont il s'agit ne peut pas être dite na-
turelle purement et simplement ».
Nous avons examiné déjà, au sujet de la conception du Christ,
son principe matériel, son principe actif et l'union des deux.
Il ne nous reste plus qu'à étudier le fruit de cette union d'or-
dre si transcendant et si divin. C'est la question de « la per-
fection de l'Enfant conçu ». Elle va faire l'objet de la question
suivante.
QUESTION XXXIV
DE LA PERFECTION DE L'ENFANT CONÇU
Celte question comprend quatre articles :
1" Si, dans le premier instant de la conception, le Christ a été
sanctifié par la grâce ?
a" Si, dans le même instant 11 a eu l'usage du libre arbitre!'
3° Si, dans le même instant, Il a pu mériter?
'(' Si, dans le même instant, 11 a été pleinement dans le terme de
la vision béatifîque ?
De ces quatre articles, les trois premiers considèrent la per-
fection du Christ au point de vue de la grâce ; le quatrième, au
point de vue de la gloire ; — quand II fut conçu. — Au point
de vue de la grâce : d'abord, quant à l'être; puis, quant à
Tagir, — La première question est celle de la grâce sanctifiante.
Elle va faire l'objet de l'article premier.
Article Premier.
Si le Christ a été sanctifié dans le premier instant
de sa conception?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a pas été
sanctifié dans le premier instant de sa conception ». — La pre-
mière arguë de ce qu' « il est dit, dans la première Epître aux
Corinthiens, ch. xv (v. liQ) : Ce nest pas ce qui est spirituel, qui
vient d'abord; mais ce qui est animal. Ce qui est spirituel vient
ensuite. Or, la sanctification de la grâce appartient à la spiri-
tualité. Ce n'est donc pas tout de suite, au commencement de
sa conception, que le Christ a reçu la grâce de la sanctifica-
tion; mais après un certain laps de temps ». — La seconde ob-
100 SOMME THi:OLOOIQtJE.
jeclion dit que « la sanclificalion semble partir du péché; selon
cette parole de la premièieÉpîtrer/aa; Corinthiens, ch. vi (v. ii) :
Et vous avez été cela autrefois, cesi-dire pécheurs; mais vous
avez été lavés; mais vous avez été sanctifiés. Or, dans le Christ,
n'a jamais été le péché. Donc il ne lui convient pas d'avoir
été sanctifié par la grâce ». — La troisième objection déclare
que « comme par le Verbe de Dieu toutes choses ont été faites
(S. Jean, ch. i, v. 3) ; de même par le Verbe incarné sont sanc-
tifiés tous les hommes qui sont sanctifiés; aux Hébreux, ch. ii
(v. Il) : Celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés, tous vien-
nent d'un seul. Or, le Verbe de Dieu, par qui toutes choses ont
été Jaites, n'a pas été fait, comme le dit saint Augustin, au
livre 1 de la Trinité (ch, vi; liv. IV, ch. i). Donc le Christ, par
qui tous sont sanctifiés, n'a pas été sanctifié ».
L'argument sed contra apporte un double texte de l'Écriture.
« H est dit en saint Luc, ch. i (v. 35) : Le fruit saint qui naîtra
de vous sera appelé Fils de Dieu; et, en saint Jean, ch. x (v, 36) :
Celui que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il
a été dit plus haut (q. 7, art. 9, 10, 11), l'abondance de la
grâce qui sanctifie l'âme du Christ dérive de l'union même du
Verbe; selon cette parole de saint Jean. ch. i (v. \[i) : Nous
avons vu sa gloire comme celle du Fils unique venant du Père,
plein de grâce et de vérité. D'autre part, il a été montré plus
haut (q. 33, art. 2, 3), que dans le premier instant de la con-
ception le corps du Christ fut animé et pris par le Verbe de
Dieu. Il s'ensuit donc que dans le premier instant de la con-
ception le Christ eut la plénitude de la grâce sanctifiant son
âme et son corps ». — La conclusion s'impose inéluctable. Elle
n'est que la conséquence des deux points de doctrine mis en
lumière plus haut, comme vient de le montrer excellemment
saint Thomas.
Vad primum dit que « cet ordre que montre l'Apôtre dans
le texte cité par l'objection s'applique à ceux qui parviennent
à l'état spirituel en progressant » et par voie d'ascension.
« Mais, dans le mystère de l'Incarnation, se considère la des-
cente de la divine plénitude à la nature humaine plutôt que le
QUEST. XXXIV. — DE LV PERFECTfON DE L ENFANT CONÇU. 1^7
progrès » ou l'avancement et l'ascension « de la nature hu-
maine comme d'un quelque chose de préexistant » et qui serait
monté « vers Dieu », comme nous l'avions déjà noté à Vad 5"""
de l'article 3 de la question précédente. « Et c'est pourquoi
dans l'homme qu'est le Christ, dès le principe la spiritualité a
été parfaite )>.
Uad secandam explique qu' « être sanctifié pour un être
donné, c'est être fait saint. Or, une chose est faite, non point
seulement de ce qui lui est contraire ; mais aussi du terme op-
posé par voie de négation ou de privation : c'est ainsi que le
blanc est fait du noir, et aussi du non blanc. Pour nous, de
pécheurs nous sommes faits saints ; et, de la sorte, notre sanc-
tification part du péché » qu'elle présuppose et qu'elle chasse.
« Mais le Christ, en tant qu'homme, a été fait saint, parce qu'il
n'a pas toujours eu cette grâce de sainteté »; et, en effet, Il ne
l'avait pas, comme homme, avant qu'il fût homme par son
Incarnation ; « et cependant, Il n'a pas été fait saint, de pé-
cheur » qu'il eût été ; « parce qu'il n'a jamais eu le péché : Il
a été fait saint, de non saint >^ qu'il n'était pas, « en tant
qu'homme » ; car, en effet, comme homme, avant qu'il fût
homme. Il n'était pas saint : « non dans un sens privatif,
comme s'il avait été homme, un temps donné, sans être saint;
mais dans un sens négatif, ou en ce sens que lorsqu'il n'était
pas homme », avant son Incarnation, « H n'avait pas la sain-
teté humaine », qui suppose la grâce en une nature humaine
déterminée. <■ Et, par conséquent, c'est tout ensemble qu'il a
été fait homme et qu'il a été fait saint » ou sanctifié. « Aussi
bien l'Ange dit » à Marie, le jour de l'Annonciation, « en saint
Luc, ch. I (v. 35) : Le fruit saint qui naîtra de vous. Ce que
saint Grégoire explique en disant, au livre XVIII de ses Mora-
les (ch. LU, ou xxvH, ou xxxv) : A la différence de notre sain-
teté, il est marqué de Jésus quil doit naître saint. Nous, en effet,
si nous sommes faits saints, toutefois nous ne naissons pas saints,
parce que nous sommes tenus par la condition d'une nature cor-
rompue. Lui seul est né vraiment saint, qui n'a pas été conçu par
l'acte de l'union charnelle ». Et, en ce sens, la Vierge Marie elle-
même ne peut pas être dite née sainte; car sa conception active
ir»8 SOMME THÉOLOOIQUE.
a été comme la conception de nous tous : le privilège de son
Immaculée-Conception, en effet, ne porte, nous l'avons vu,
que sur la conception passive, ou sur l'animation.
Vad tertiuni fait observer que (( ce n'est point de la même
manière que le Père réalise la création des choses par le Fils ;
et la Trinité, la sanctification des hommes par l'homme »
qu'est Ijc « Christ. C'est qu'en effet, le Verbe de Dieu est d'une
même vertu et d'une même opération avec Dieu le Père; d'où
il suit que le Père n'agit point par le Fils comme par un ins-
trument qui meut étant mû. L'humanité du Christ, au con-
traire, est comme l'instrument de la divinité, ainsi qu'il a été
dit plus haut (q. 2, art. 6, arg. /i ; q. 7, art. i> ad 3"'"; q. 8,
art. 1, ad i""*; q. 18, art. i, ad 2""»). Et voilà pourquoi l'huma-
nité du Christ sanctifie mais est aussi sanctifiée ».
Le Christ a été sanctifié dès le premier instant de son être. Il
a eu, dès ce premier instant, dans sa nature humaine, toute la
plénitude de grâce que nous avons admirée en Lui, quand nous
étudiions les privilèges de la nature humaine dans la Personne
du Yeibequi se l'est unie hypostatiquement. — Mais pouvons-
nous et devons-nous dire que dès ce premier instant, le Christ
a eu aussi l'agir moral qui correspond à celte plénitude de
grâce : — A-t-Il, dès ce premier instant, joui de l'usage du
libre arbitre ? — A-l-Il pu, dès ce premier instant, mériter d'un
mérite parfait? C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer.
Le premier point va faire l'objet de l'article qui suit.
Article II.
Si le Christ, en tant qu'homme, a eu l'usage du libre arbitre
dans le premier instant de sa conception ?
Trois objections veulent prouver que « le Christ, en tant
qu'homme, n'a pas eu l'usage du libre arbitre dans le premier
instant de sa conception ». — La première dit que « l'être
d'une chose vient avant son agir ou son opérer. Or, l'usage du
QUEST. XXXrV. — DE LA PERFECTION DE 1,'eNFANT CONÇU. l^(}
libre arbitre est une certaine opération. Puis donc que l'âme
du Christ a commencé d'être dans le premier instant de sa
conception, ainsi qu'on le voit par ce qui a été dit précédem-
ment (q. 33, art, 2), il semble être impossible que dans le pre-
mier instant de la conception elle ait eu l'usage du libre arbi-
tre ». — La seconde objection déclare que « l'usage du libre
arbitre est l'élection » ou le choix. « Or, l'élection présuppose
la délibération du conseil. Aristote dit, en efl'et, au livre III de
VÉthiqae (ch. 11, n. i6, 17; de S. Th., leç. 6), que l'élection
esl/e désir de ce qui a été déterminé par un conseil préalable . Donc
il semble impossible que dans le premier instant de sa concep-
tion le Christ ait eu l'usage du libre arbitre ». — La troisième
objection rappelle que « le libre arbitre est la faculté de la vo-
lonté et de la raison, comme il a été vu dans la Première Partie
(q. 83, art. 2, arg. 2); et, de la sorte, l'usage du libre arbitre
est un acte de la volonté et de la raison ou de l'intelligence.
Or, l'acte de l'intelligence présuppose Pacte du sens, qui n'a
pas pu être sans la disposition convenable des organes, laquelle
ne semble pas avoir existé dans le premier instant de la con-
ception du Christ. Donc il semble que le Christ n'a pas pu
avoir l'usage du libre arbitre dans le premier instant de sa
conception ».
L'argument ^ed contra apporte un texte de « saint Augustin,
au livre de la Trinité » (ou plutôt S. Grégoire, Registre, liv.Xl,
ép. Lxvii, ou Lxi), où il est « dit : Dès que le Verbe vint dans le
sein » de la Vierge, « conservant la vérité de sa nature propre. Il
fut fait chair et homme parfait. Or, l'homme parfait a l'usage du
libre arbitre. Donc le Christ eut, dans le premier instant de la
conception, l'usage du libre arbitre ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « comme il
a été dit plus haut (art. i), à la nature humaine que prit le
Christ convient la perfection, qu'il n'a pas atteinte progressi-
vement mais qu'il a eue tout de suite dès le commencement.
Or, la perfection dernière ne consiste pas dans la puissance ou
dans Phabitus, mais dans l'opération ; et de là vient qu'au
livre llde l'Ame (ch. i, n. 5 ; de S. Th., leç. i), il est dit que l'opé-
ration est Vacte second. Il suit de là que nous devons dire que
f6o SOMME THKOLOGIQUE.
le Christ, Jans le premier instant de sa conception, a eu celle
opération de l'àme qui peut être instantanément. Et, précisé-
ment, telle est l'opération de la volonté et de l'intelligence,
dans laquelle consiste l'usage du libre arbitre. C'est, en efï'et.
subitement et en un instant que s'achève l'opération de l'intel-
ligence et de la volonté, beaucoup plus que la vision corporelle ;
par cette raison que l'acte d'entendre, de vouloir, de sentir,
n'est pas un mouvement qui soit l'acle d'un sujet imparfait, qui
se parfait successivement, mais Cacte d'un sujet déjà parfait,
comme il est dit au livre III de l'Ame (ch. vn, n. i ; de S. Th.,
leç. 12). Et donc il faut dire que le Christ, dans le premier
instant de sa conception, a eu l'usage du libre arbitre ».
Uad prinium répond que « l'être précède l'agir dans l'ordre
de la nature, non dans l'ordre du temps, car le sujet qui agit,
dès qu'il a l'être parfait, commence d'agir, à moins qu'il n'en
soit empêché par quelque chose. C'est ainsi que le feu, dès
qu'il est produit, commence de chauffer et d'éclairer. Seule-
ment, l'acte de chauffer ne se termine pas en un instant, il
demande la succession du temps ; l'acte d'éclairer, au contraire,
s'achève en un instant », du moins à l'entendre dans le sens
de la physique aristotélicienne. Mais, quoi qu'il en soit de cet
exemple d'ordre sensible d l'usage du libre arbitre est une opé-
ration de cette nature », qui s'achève en un instant, « ainsi
qu'il a été dit » (au corps de l'article).
h' ad secundum fait observer qu' u ensemble avec le terme du
conseil ou de la délibération, peut être l'élection. Or, ceux qui
ont besoin de la délibération du conseil, au terme même du
conseil, tout de suite ont la certitude de ce qu'il faut choisir;
et c'est pourquoi ils choisirent tout de suite. Par où l'on voit
que la délibération du conseil n'est requise au préalable, pour
l'élection, qu'en raison de la recherche ou de l'enquête au sujet
de ce qui est incertain. Mais le Christ, dans le premier instant
de sa conception, de même qu'il eut la plénitude de la grâce
qui justifie, eut pareillement la plénitude de la vérité connue;
selon cette parole (S. Jean, ch. i, v. i/j) : plein de grâce et de
vérité. Et, par suite, comme ayant la certitude de toutes choses,
Il put aussitôt choisir ».
QUEST. XXXIV. — DR LA PERFECTION DE I.'eNFANT CONÇU. l6l
Vad terliiim dit que « rintelligence du Christ, selon la science
infuse, pouvait entendre même sans se tourner du côté des
images » venues des sens, « ainsi qu'il a été vu plus haut
(q. II, art. 2). Par conséquent, il pouvait y avoir en Lui Topé-
ralion de la volonté et de l'intelligence dans l'opération du
sens. Toutefois, il put y avoir, en Lui, même l'opération du
sens, dans le premier instant de sa conception ; surtout quant
au sens du toucher; car l'enfant conçu a l'usage de ce sens,
dans le sein de sa mère, même avant qu'il ait obtenu l'àme rai-
sonnable, comme il est dit au livre De la génération des ani-
maux (liv. Il, ch. m). Par conséquent, comme le Christ, dans
le premier instant de sa conception, a eu l'âme raisonnable,
son corps étant déjà formé et organisé, Il a pu avoir, bien plus
encore, dans le même instant, l'opération du sens du tou-
cher ».
Le Christ, revêtu de grâce dès le premier instant de son être,
a eu, dès ce premier instant, l'usage parfait du libre arbitre.
— A-t-il pu mériter, dès ce premier instant? — C'est ce qu'il
nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article
qui suit.
Article III.
Si le Christ, dans le premier instant de sa conception,
a pu mériter?
Trois objections veulent prouver que » le Christ, dans le
premier instant de sa conception, n'a pas pu mériter ». — La
première fait observer que « le libre arbitre, comme il a rap-
port au mérite, a aussi rapport au démérite. Or, le démon, dans
le premier instant de sa création, n'a point pu pécher, ainsi
qu'il a été vu dans la Première Partie (q. 63, art. 5). Donc,
l'âme du Christ, non plus, au premier instant de sa création,
qui fut le premier instant de la conception du Christ, n'a pas
pu mériter ». — La seconde objection dit que ^< ce que l'homme
a au premier instant de sa conception, semble lui être natu-
XVI. — La Rédemption. 1 1
l62 SOMME THÉOLOGIQUE.
rel ; parce que c'est à quoi se termine sa génération naturelle.
Or, par les choses naturelles nous ne méritons pas; comme on
le voit par ce qui a été dit dans la Seconde Partie (/"-S"*, q. 109,
art. 5; q. ii4. art. 2). Donc il semble que l'usage du libre ar-
bitre que le Christ eut, en tant qu'homme, dans lé premier
instant de sa conception, ne fut pas méritoire ». — La troi-
sième objection déclare que « ce qui a été une fois mérité par
quelqu'un est en quelque sorte déjà fait sien; et, par suite, il
ne semble pas que de nouveau il puisse le mériter : car nul
ne mérite ce qui est à lui, Si donc le Christ, dans le premier
instant de sa conception, a mérité, il semble que, dans la suite,
Il n'aura plus rien mérité. Ce qui est manifestement faux.
Donc le Christ, au premier instant de sa conception, n'a pas
mérité ».
L'argument sèd contra en appelle à un mot de « saint Augus-
tin » (ou plulôt Paterius) qui « dit, sur VExode (ch. xl) : Le
Christ n'eut absolument rien, en ce gui est du mérite de fâme, en
quoi II ait pu progresser. Or, il aurait pu progresser dans le
mérite, si dans le premier instant de sa conception II n'avait
pas mérité. Donc, dans le premier instant de sa conception, le
Christ a mérité ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « comme il
a été dit plus haut (art. i), le Christ, dans le premier instant
de sa conception, a été sanctifié par la giâce. Or, il est une dou-
ble sanctification : l'une est celle des adultes, qui sont sancti-
fiés par leur acte propre », en ce sens que l'acle de leur libre
arbitre intervient dans lour justification ; « l'autre est celle des
enfants, qui ne sont pas sanctifiés selon leur acte propre de foi,
mais selon la foi des parents ou de l'Église. La première de ces
deux sanctifications est plus parfaite que la seconde; comme
l'acte est plus parfait que l'habitus; et ce gui est par soi, plus
parfait que ce gui est par un autre (Arislote, Physiques, liv. VIII,
ch, V, n. 7 ; de S. Th., leç. 9). Puis donc que la sanctification
du Christ a été la plus parfaite, car II a été sanctifié de telle
sorte qu'il fût la sanctification des autres, il s'ensuit qu'il aura
été sanctifié selon le mouvement propre de son libie arbitre
vers Dieu. Et, parce que ce mouvement du libre arbitre est
QUEST. XXXfV. — DE LA PERFECTION DE l'eNFANT CONÇU. l63
méritoire, il s'ensuit que dans le premier instant de sa concep-
tion le Christ a mérité ».
lucid primam déclare que « le libre arbitre ne se rapporte pas
de la même manière au bien et au mal : car il se rapporte au
bien par soi et naturellement; tandis qu'il se rapporte au mal
par mode de défaut » ou de manque « et en dehors de la na-
ture » ou contre la nature. « Or, comme le dit Aristote, au
livre II du Ciel et du Monde (ch. m, n. i ; de S. Th., leç. 4 ;
cf. S. Jean Damascène, de la Foi orthodoxe, liv. II, ch. iv), ce
qui est en dehors de la nature est postérieur à ce qui est selon la
nature ; car ce qui est en dehors de la nature est comme un retran-
chement de ce qui est selon la nature. Il suit de là que le libre
arbitre de la créature, dans le premier instant de sa création,
peut se mouvoir au bien en méritant, mais non au mal en pé-
chant; si toutefois la nature est intègre » ; car s'il s'agit de la
nature déchue, son premier acte peut être un acte de péché.
Vad secundum accorde que « ce que l'homme a au commen-
de sa création selon le cours ordinaire de la nature, lui est
naturel ; mais rien cependant n'empêche qu'une créature, au
commencement de sa création, ne reçoive de Dieu quelque
bienfait de la grâce. Et c'est de cette manière que l'âme du
Christ, au commencement de sa création, a eu la grâce par
laquelle elle pouvait mériter. Et, pour cette raison, celte grâce,
selon une certaine similitude, est dite avoir été naturelle à cet
homme » que fut le Christ; « comme on le voit par saint
Augustin, dans VEnchiridion » (ch. xl).
Vad tertium dit que « rien n'empêche qu'une même chose
appartienne à quelqu'un à plusieurs titres. Et, pour autant, le
Christ put mériter encore, dans la suite, par ses actes et ses
soulïrances, la gloire de l'immortalité, qu'il mérita déjà au
premier instant de sa conception ; non pas afin qu'elle lui fût
due davantage, mais pour qu'elle lui fût due à plusieurs titres )>.
Au sujet du mot que nous a dit saint Thomas à la fin du
corps de l'article, que « le Christ a été sanctifié selon le mouve-
ment propre du libre arbitre se portant veis Dieu ; mouvement
du libre arbitre qui a été méritoire », on s'est demandé com-
ï64 SOMME THÉOLOGIQUE.
ment ce premier mouvement avait pu être méritoire, puisqu'il
a porté sur Dieu vu par le Christ face à face, comme il sera
dit à l'article suivant, et que l'acte qui porte sur Dieu vu face
à face n'est pas un acte libre ni méritoire, mais nécessaire. Cer-
tains auteurs ont répondu que l'acte de l'âme du Christ se por-
tant sur Dieu avait pu être libre et méritoire, du côté où il était
dirigé par la science infuse, non du côlé où il était nécessité
par la vision face à face. D'autres disent que cet acte a été libre
et méritoire, non pas en tant qu'il portait sur Dieu, car de ce
chef il était nécessaire; mais quant à ses manifestations dans
le temps : en ce sens que, par amour pour Dieu, le Christ a
accepté librement le plan et l'œuvre de la Rédemption, chose
qui, évidemment, n'était pas, de soi, de nature à nécessiter la
volonlé du Christ, puisqu'elle impliquait certaines raisons de
mal, dans l'ordre physique ou de la souffrance, qui eussent
plutôt provoqué la répugnance et le rejet. Cette seconde expli-
cation est en parfaite harmonie avec ce que nous avons dit plus
haut de la liberté du Christ (q. 19, art. 3). — Un dernier point
nous reste à coasidérer, au sujet de la perfection de l'Enfant
conçu. Il a trait à la parfaite vision de la gloire qui est le pro-
pre des bienheureux. Nous Talions étudier à l'article qui suit.
Article IV.
Si le Christ eut la parfaite vision des bienheureux
dans le premier instant de sa conception?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'eut point
la parfaite vision des bienheureux dans le premier instant de
sa conception ». — La première dit que « le mérite précède la
récompense; comme aussi la faute précède la peine. Or, le Christ,
dans le premier instant de sa conception, a mérité, comme il a
été dit (art. précéd.). Puis donc que l'état de vision des bienheu-
reux est ce qu'il y a de principal dans la récompense » promise
au mérite, k il semble que le Christ, dans le premier instant
de sa conception, n'a pas eu la vision des bienheureux ». — La
QUEST. XXXIV. DE LA PERFECTION DE LENFANT COiNÇU. l65
seconde objection en appelle à ce que « le Seigneur dit, en
saint Luc, chapitre dernier (v, 26) : Il fallut que le Christ soujjre
ces choses et qa II entre ainsi dans sa gloire. Or, la gloire appar-
tient à l'état des bienheureux. Donc le Christ n'a pas été dans
l'étal de la vision des bienheureux dans le premier instant de sa
conception, alors qu'il n'avait encore supporté aucune souf-
france ». — La troisième objection déclare que « ce qui ne
convient ni à l'homme ni à l'ange semble être le propre de Dieu ;
et, par suile, ne convient pas au Christ en tant qu'homme. Or,
avoir été toujours bienheureux ne convient ni à l'homme ni à
l'ange : si, en effet, ils eussent été constilués bienheureux » dans
le premier instant de leur être, « ils n'auraient jamais péché
dans la suite » : car il est impossible que celui qui voit Dieu
peu à peu se détourne de Lui et commette le péché. « Donc le
Christ, en tant qu'homme, n'a pas été bienheureux dans le pre-
mier instant de sa conception ».
L'argument sed contra apporte le texte du psaume (lxiv, v. 5),
011 « il est dit : Bienheureux celui que vous avez choisi et que vous
avez pris : ce qui, selon la glose, se rapporte à la nature humaine
du Christ, qui a élé prise par le Verbe de Dieu dans l'unilé de
sa Personne. Or, dans le premier instant de la conception,
la nature humaine fut prise par le Verbe de Dieu. Donc, dans
le premier instan t de sa conception, le Christ, en tant qu'homme,
a été bienheureux ou au terme de la vision intuitive •>>.
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que u comme on
le voit par ce qui a été dit (art. précéd.), il ne convenait pas
que le Christ, dans sa conception, reçût la grâce seulement
habituelle sans ses actes. Et II a reçu la grâce non mesurée ou
limitée, comme il a été vu plus haut (q. 7, art. 1 1 ; S. Jean,
ch. III, V. 34). D'autre part, la grâce de ceux qui sont dans la
voie de la vie présente, parce qu'elle est en deçà ou en défaut
par rapport à la grâce des bienheureux qui sont au terme, a une
mesure ou un d 'gré moindre que celle des bienheureux. Il est
donc manifeste que le Christ, dans le premier inslant de sa
conception, a reçu non pas seulement une grâce comme celle
que les bienheureux ont dans le ciel, mais encore plus grande
que celle de tous les bienheureux » anges ou hommes réunis.
l66 SOMME THÉOLOGIQUE.
« Et parce que cette grâce n'a pus été sans son acte » qui est
celui du terme ou de la vision, « il s'ensuit que le Christ a été
dans lacté du terme, voyant Dieu par son essence plus claire-
ment que les autres chrétiens ».
Vad priniuni répond que (( comme il a été dit plus haut (q. 19,
art. o), le Christ n 'a pas mérité la gloire de l'âme, selon laquelle
Il est dit s'être trouvé au terme, mais la gloire du corps, à
laquelle 11 est parvenu par sa Passion ».
« Et, par là, se trouve résolue la seconde objection ».
Vad lerliam dit que « le Christ, par cela qu'il fut Dieu et
homme, a eu, même dans son humanité, quelque chose en plus
des autres créatures », soit anges, soit hommes ; « savoir, que
tout de suite, dès le commencement, Il serait bienheureux ».
Ainsi donc, la souveraine dignité de la nature humaine dans
laPersonnedu VerbedemandaitqueleChrist, en tantqu'homme,
dès le premier instant de son êlre et au moment même de sa
conception dans le sein de Marie, quand l'humble Vierge pro-
nonça son sublime /ta/, eût toutes les perfections dans l'ordre
de la science infuse et divine et dans l'ordre de la grâce et de la
gloire du côté de l'âme : de telle sorte que dès ce premier instant,
l'Enfant, dans le sein de sa Mère, « voyait Dieu par son essence,
plus clairement que toutes les autres créatures », comme s'ex-
primait saint Thomas à la fin du corps de l'article. C'est là une
conclusion éblouissante de clarté à la lumière de la grande rai-
son théologique. Et quelle splendeur ne projetteA-elle pas sur
l'ineffable merveille que fut dès ce premier instant le fruit
béni du sein de la Très Sainte Vierge, sur le chef-d'œuvre d'in-
Jinie perfection produit par Dieu en un instant, à la parole de
Marie : fiât mihi secundum verbam tuum : qull me soit fait selon
votre parole!
Dans le prologue de la question 27, quand saint Thomas nous
annonçait la division de notre élude sur les mystères du Verbe
incarné, il nous disait qu'au sujet de l'entrée du Christ en ce
monde, il traiterait, en premier lieu, de la conception du Christ,
et puis, de sa nativité. Les questions relatives à la conception
QUEST. \XX1V. — DE L\ PERFECTION DE l'eNFANT CONÇU. 167
ont été vues. « Par conséquent, nous devons, après la concep-
tion du Christ, traiter de sa nativité. Et, d'abord, quant à la
nativité elle-même; ensuite, quanta la manifestation du nou-
veau-né ». — L'élude de la nativité elle-même va faire l'objet de
la question suivante.
QUESTION XXXV
DE LA NATIVITE DU CHRIST
Cette question comprend huit articles :
1° Si la nativité appartient à la nature ou à la Personne?
3" Si au Christ doit être attribuée une autre nativité, on dehors
de la naissance éternelle?
3° Si, selon la nativité temporelle, ia bienheureuse Vierge est sa
Mère?
4° Si elle doit être dite Mère de Dieu?
5° Si le Christ selon deux filiations est Fils de Dieu le Père et de
la Vierge sa Mère?
6° Du mode de la nativité?
7° Du lieu.
8° Du temps de la nativité.
De ces huit articles, les cinq premiers traitent de la nativité
du Christ en elle-même et dans ses relations essentielles avec
le dogme de l'Incarnation. Les trois autres articles en étu-
dient les conditions accidentelles. — Au point de vue essen-
tiel, il faut examiner à quoi se rapporte la nativité dans le
Christ; et s'il y en a plusieurs (art. 2); puis, les conséquences
pour la Mère (art. 3, 4), et les conséquences pour le Fils
(arL 5). — Le premier point va faire l'objet de l'article pre-
mier.
Article Premier.
Si la nativité convient à la nature plutôt qu'à la Personne?
Trois objections veulent prouver que « la nativité convient
plutôt à la nature qu'à la Personne ». — La première en ap-
pelle à « saint Augustin ). (ou plutôt saint Fulgence), qui
it dit, dans le livre de la foi, à Pierre (ch. 11) : La nature divine
QUESTION XXXV. — DE LA NATIVITE DU CHKIST. 169
et éternelle ne pourrait pas être conçue et naître de la nature hu-
maine sinon selon la vérité de la nature humaine. Ainsi donc il
convient à la nature divine d'être conçue et de naître en rai-
son de la nature humaine. Par conséquent, cela conviendra
bien plus encore à la nature humaine ». — La seconde objec-
tion rappelle que « d'après Arislote, au livre V des Métaphysi-
ques (deS.Th.,leç. 5; Did., liv.IV, ch.iv, n. i),le nom de nature ^
est pris du fait de naître. Or, les dénominations se font selon
la convenance de la similitude. Donc il semble que la nati-
vité ou la naissance appartient à la nature plus qu'à la Per-
sonne ». — La troisième objection dit que « cela, propre-
ment, naît, qui commence d'être par la nativité. Or, par
la nativité du Christ n'a pas commencé d'être la Personne
du Christ, mais sa nature humaine. Donc il semble que la
nativité appartient proprement à la nature, non à la Per-
sonne ». .
L'argument sed contra est le mot formel de « saint Jean
Damascène », qui « dit, au livre III (ch. vu) :■ La nativité ap-
partient à fhyposlase, non à la nature ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « la
nativité » ou la naissance « peut être attribuée à une chose
d'une double manière : ou comme au sujet; ou comme au
terme. Comme au sujet, elle est attribuée à cela même qui
naît. Or, cela est, proprement, l'hypostase, non la nature. La
naissance, en effet, étant une certaine génération » ou produc-
tion ; M de même qu'une chose est engendrée » ou produite
« pour qu'elle soit; de même, elle naît pour être. Or, le fait
d'être appartient proprement à la chose qui subsiste; car la^
forme qui ne subsiste pas est dite être seulement parce que
par elle quelque chose est. D'autre part, la personne, ou l'hy-
postase, est signifiée par mode de chose qui subsiste; la na-
ture, au contraire, est signifiée par mode de foi me en laquelle
une chose subsiste. Il suit de là que la nativité, comme sujet
qui proprement vient à naître, est attribuée à la personne ou
à l'hypostase, non à la nature. Mais, comme au terme, la na-
tivité est attribuée à la nature. C'est qu'en eifet, le terme de
la génération et de toute nativité » ou naissance « est la forme »
lyO SOMME THEOLOGIQUF.
que le sujet acquiert par celte naissance ou cette génération.
« D'autre part, la forme est signifiée par mode de nature. Et
aussi bien la nativité est dite la voie à la nalure, comme Àris-
tote le montre au livre II des Physiques (ch. i, n. i4; de
S. Th., loç. II) : l'intention de la nature, en efî'et, se termine
à la forme ou à la nalure de l'espèce » : quand un être, dans
le processus de son évolution ou de sa génération, est arrivé
à posséder la forme ou la nature de son espèce, ou plutôt de
l'espèce du principe actif naturel ou proportionné qui l'engen-
dre, le mouvement de la génération s'arrête, comme arrivé à
son terme. On noiera, au passage, cette doctrine, pour voir,
une fois de plus, que la doctrine moderne de l'évolution est
contraire aux principes les plus essentiels de la philosophie
naturelle : jamais un produit ne dépassera en perfection la
vertu active des principes qui le produisent.
Vad primum dit que « parfois, en raison de l'identité qui
existe en Dieu enlre l'hypostase et la nalure, la nature se
prend pour rhy|)Ostase ou la Personne. Et c'est ainsi que
saint Augustin (ou saint Fulgence) dit que la nature divine a
été conçue et qu'elle est née : en ce sens que la Personne du
Fils a été conçue et est née selon la nature humaine ». — Tou-
tefois, ce sont là des manières de s'exprimer qu'il ne faudrait
pas étendre.
Uad secandam déclare qu' « aucun mouvement ou aucune
mutation ne lire son nom du sujet qui est mû; mais du terme
du mouvement, qui lui donne son espèce. Et, à cause de cela,
la nativité se dénomme non pas de la Personne qui naît, mais
de la nature à laquelle la nativité se termine ».
L'ad terliuni fait observer que « la nature, à proprement par-
ler, ne commence pas d'être; niais plutôt la personne com-
mence d'être en une certaine nature; parce que, comme il a
été dit (au corps de l'article), la nature est signifiée comme
ce par quoi une chose est, tandis que la personne est signifiée
comme le sujet qui a l'être subsistant ». Et donc, dans le
Christ, ce n'est pas la nature humaine qui commence d'être;
mais c'est la Personne du Verbe ou du Fils de Dieu qui com-
mence d'être, non pas purement et simplement, puisqu'Elle
QUESTION XXXV. — DE LA iNATIVîTK DU (JHHIST. I/I
est (le loule élernilé, mais dans la nature hurraine, par la ré-
ception de laquelle le Fils de Dieu devient homme.
C'est donc tout ensemble et à la nature et à la personne
qu'on attribue la nativité ou le fait de la naissance; mais à la
personne, comme à ce qui en est le sujet; et à la nature
comme à ce qui en est le terme. — Pouvons-nous, quand il
s'agit du Christ, lui attribuer une naissance temporelle. C'est
ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de
l'article qui suit.
Article 11.
Si au Christ doit être attribuée une nativité temporelle?
Quatre objections veulent prouver qu" « au Christ ne doit
pas être attribuée une nativité temporelle ). — La première
cite une définition de,la naissance qui se trouve dans un livre
intitulé De Can'iLé de la Trinilé (ch. xii), parmi les œuvres de
saint Augustin. « Naître est comme un certain mouvement d'une
chose qui n'existe pas avant de naître et qui par le bienjail de la
naissance reçoit d'être. Or, le Christ fut de toute éternité. Donc
Il n'a pas pu naître dans le temps ». — La seconde objection
déclare que « ce qui est parfait en soi n'a pas besoin de naître.
Or, la Personne du Fils de Dieu fut parfaite de toute éternité.
Donc elle n'a pas eu besoin d'une naissance temporelle. Et, par
suite, il semble qu'Elle n'est point née temporellement ». —
La troisième objection fait observer que < la nativité convient
proprement à la Personne. Or, dans le Christ, il n'est qu'une
Personne. Donc, dans le Christ, il n'est qu'une nativité » ou
naissance, savoir la naissance éternelle. — La quatrième objec-
tion dit que « ce qui naît de deux naissances naît deux fois.
Or, celte proposition paraît être fausse : Le Christ est né deuj-
fois. C'est qu'en effet, sa nativité par laquelle II est né du Père
ne souffre pas d'interruption, étant éternelle. Et toutefois, il
faudrait qu'il y eût interruption pour garder cet adverbe : deux
fois : car celui-là est dit courir deux fois, qui court et s'inter-
172 SOMME 1 HEOLOGIQUË.
rompt dans sa course. Donc il semble que dans le Christ il
ne faut point mettre une double nativité ».
L'argument sed contra est un texte de « saint Jean Damas-
cène », qui « dit, au livre lll (cli. vu) : Nous confessons deux
nativités » ou naissances « du Christ : l'une, qui est du Père,
éternelle; et une autre qui a eu lieu dans les derniers temps, pour
nous ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que n comme
il a été dit (art. précéd.), la nature se compare à la nativité
comme le terme au mouvement ou à la mutation. Or, le mou-
vement se diversifie selon la diversité des termes; comme on
le voit par Aristote au livre V des Physiques {ch. v, n. 3 et
suiv. ; de S. Th., leç. 8). D'autre part, dans le Christ se trouve
une double nature, dont 11 a reçu l'une, de toute élernité, du
Père, et dont II a reçu l'autre, dans le temps, de sa Mère. Il est
donc nécessaire d'attribuer au Christ deux nativités » ou nais-
sances : (( l'une, dont 11 est né, dans l'éternité, du Père; l'au-
tre, dont II est né, dans le temps, de sa Mère ».
Vad primum fait observer que « cette objection fut celle d'un
certain Félicien, hérétique; et saint Augustin, dans son livre
contre Félicien (ou plutôt dans le livre que citait l'objection), la
résout ainsi : Imaginons, dit-il, comme plusieurs le veulent, qu'il
y ait, dans le monde, une âme générale qui vioifie, en telle manière,
par un mouvement inejjahle, toutes les semences, qu'elle n'est pas
concrélée avec ce qui est engendré, mais qu'elle-même donne la vie
à ce qui s'engendre. Celte âme générale, quand elle sera parvenue
dans le sein où elle doit former à ses fms la matière passible, fait
être une avec elle la personne de cette chose qui n'a pas cepen-
dant la même substance, et il se fait, par Came qui agit et la
matière qui reçoit l'action, de deux substances un seul homme. Et,
de la sorte, nous disons que l'âme naît du sein : non pas, toute-
Jois, qu'avant de naître, en ce qui la concerne, elle ne fût pas du
tout » : elle était, mais sans qu'elle forme un homme par son
union à la matière. « De même donc, et d'une manière bien au-
trement sublime, le Fils de Dieu est né en tant qu'homme, du fait
qu'avec le corps est né aussi l'esprit : non que chacun d'eux soit
une substance ; mais parce que de l'un et de l'autre se fait une
QUESTION XXXV. -^ DE LA NATIVITE DU CHRIST. 178
Personne. El loaléfois, nous ne disons pas qaà cause de cela le
Fils de Dieu ait commencé d'être ; de peur que quelqu'un ne croie
que la divinité est temporelle. Mais nous ne reconnaissons pas non
plus la chair du Fils de Dieu de toute éternité, afin que nous ne
pensions pas que le Fils de Dieu n'a point pris la vérité du corps
humain, mais une certaine image de ce corps ». Le Christ a élé
de toute éternité; mais II n'a pas été homme de toute éternité.
Et bien qu'il fût, comme Dieu, de toute éternité, Il a pu, dans
le temps, par le bénéfice de sa naissance comme homme, ac-
quérir, en effet, d'être homme, alors qu'auparavant II ne
l'était pas.
L'ad secundum dit que « celte raison » donnée par la seconde
objection, « fut celle de Nestorius; et saint Cyrille, dans l'une
de ses épîtres, la résout en disant (cf. Actes du concile d'Éphèse,
S. Paul, i" part. , ch, viii) : Nous ne disons pas que le Fils de Dieu
ait eu besoin nécessairement, en raison de Lui, d'une seconde nais-
sance, après celle qu'il tient du Père : c'est, en effet, chose folle et
d'un ignorant de dire que Celui qui existe avant tous les siècles et est
contemporain du Père ait' besoin de commencement pour être une
seconde Jois. Toutefois, parce que, pour nous et pour notre salut,
en s' unissant selon la subsistence ce qui est humain. Il a procédé
de lajemme, à cause de cela II est dit être né selon la chair ».
L'ad tertiuni rappelle que « la nativité » ou la naissance « est
de la personne comme du sujet, et de la nature comme du
terme. Or, il est possible qu'un même sujet ait en lui plusieurs
transmutations, qui devront nécessairement varier selon les
termes. Et toutefois, nous ne disons pas cela, comme si la
naissance éternelle était une transmutation ou un mouvement;
mais parce qu'elle est signifiée par mode de transmutation et
de mouvement ».
L'ad quartum déclare que « le Christ peut être dit né deux
fois, en raison des deux nativités. De même, en effet, qu'on
dit, de celui qui court en deux temps différents, qu'il court
deux fois; pareillement. Il peut être dit né deux fois, Celui qui
naît une fois dans l'éternité et une fois dans le temps; parce
que l'éternité et le temps diffèrent beaucoup plus que ne diffè-
rent deux temps, alors que cependant l'un et l'autre désignent
»7'i SOMMK TiiÉoi.O(;iQi'i:.
une mesure de durée ». Il n'y a donc pas à supposer d'inter-
ruption dans la naissance éternelle. Il suffît qu'à celte nais-
sance éternelle, se soit ajoutée la naissance temporelle.
11 y a eu deux nativités pour le Christ : l'une, éternelle,
dans le sein du Père; l'autre, dans le temps et du sein de Ma-
rie. — Nous devons maintenant examiner les conséquences de
cette double nativité pour le Christ : d'abord, au point de vue
de la maternité de Marie; ensuite, au point de vue de la filia-
tion du Christ. La question de la maternité de Marie, eu égard
au Christ, se présente à nous sous un double aspect : pouvons-
nous dire de Marie qu'elle est Mère du Christ; pouvons-nous
dire qu'elle est Mère de Dieu. — Le premier aspect de la ques-
tion va faire faire l'objet de l'article suivant.
Article III.
Si, selon la nativité temporelle du Christ,
la bienheureuse Vierge peut être dite sa Mère ?
Trois objections veulent prouver que <( selon la nativité tem-
porelle du Christ, la bienheureuse Vierge ne peut pas être dite
sa Mère. » — La pretnière rappelle que, (( comme il a été dit plus
haut (q. 32, art. à), la bienheureuse Vierge Marie n'a rien fait
par mode de principe actif dans la génération du Christ, mais
a seulement fourni la matière. Ov, cela ne semble pas suffîre à
la raison de mère; sans quoi le bois serait dit la mère du lit
ou de l'escabeau » qui en sont foimés. « Donc il semble que
la bienheureuse Vierge ne peut pas être dite Mère du Chiist ».
— La seconde objection fait observer que « le Christ est né
miraculeusement de la bienheuieuse Vierge. Or, la génération
miraculeuse ne suffît pas à la raison de maternité ou de filia-
tion : nous ne disons pas, en effet, qu'Eve ait été fille d'Adam.
Donc il semble que le Christ, non plus, ne doit pas être dit fils
de la bienheureuse Vierge ». — La troisième objection déclare
qu' « à la raison de mère semble appartenir le fait que la se-
OlJESTION XXXV. — DK LA NATIVITÉ DU CHRIST. lyÔ
mence se résout. Or, comme le dit saint Jean Damascène, au
livre III (ch. ii), le corps d(i Christ n'a pas été formé par voie
de semence, mais par faction de l'Esprit-Saint. Donc il semble
que la bienheureuse Vierge ne doit pas être dite Mère du
Christ ».
L'argument sed contra est le mot de l'Evangile, où « il est
dit, en saint Matthieu, ch. i (v. i8) : La génération du Christ
fat ainsi. Alors que la Mère de ./es us, Marie, était fiancée à Jo-
seph, etc. ». Voici donc l'Évangile qui appelle expressément
Marie, du nom de Mère de Jésus.
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « la bien-
heureuse Vierge Marie est vraiment et au sens naturel Mère du
Christ : beata Virgo Maria est ver a et naturalis mater Christi.
C'est qu'en effet, comme il a été dit plus haut (q. 5, art. 2 ;
q. 3i, art. 5), le corps du Christ n'a pas été apporté du ciel,
ainsi que Valentin l'hérétique l'affirmait; mais il a été pris de
la Vierge, Mère, et formé de son sang le plus pur. Or, cela
seul est requis à la raison de mère, comme on le voit par ce
qui a été dit plus haut (q. 01, art. 5; Si, art. 4). D'où il suit
que la bienheureuse Vierge est vraiment la Mère du Christ ».
L'ad primum fait observer que « comme il a été dit plus haut
(q. 32, art. 3), la paternité et la maternité et la filiation ne se
trouvent point en toute génération » ou production, « mais
dans la seule généiation des vivants. Et voilà pourquoi, si
certains êtres inanimés sont faits de quelque matière, il ne
s'ensuit pas pour cela parmi eux la relation de maternité et de
filiation, mais celte relation n'exi4e que dans la génération
des vivants, laquelle s'appelle proprement nativité » ou nais-
sance.
L'«d secundum répond que « comme le dit saint Jean Da-
mascène, au livre 111 (ch. vu), la nativité temporelle qui a fait
que le Christ est né pour notre salut, est, d'une certaine ma-
nière, conjorme à la nôtre, parce qu'il est né homme, de lajemme,
et selon te temps voulu de la conception ; et aussi au-dessus de la
nôtre, parce quil n'est point né de la semence, mais de l'Esprit-
Saint et delà Sainte Vierge, au-dessus de la loi de la conception.
Ainsi donc, du côté de la Mère, celte nativité a été naturelle,
ijC) SOMMR THÉOLOGIQUK.
mais (la côté de lopéralion de l'Espril-Saint, elle a été miracu-
leuse. D'où il suit que la bienheureuse Vierge est vraiment, et
au sens naturel, Mère du Christ ».
L'ad terliam rappelle que « comme il a été dit plus haut
(q. 3i, art. 5, ad .?""' ; q. Sa, art. 4), il n'appartient pas à la né-
cessité de la conception, que la semence de la femme se résolve.
Et, par suite, le fait que la semence se résolve n'est pas requis
nécessairement pour la mère ».
C'est donc au sens le plus vrai, le plus naturel et le plus
formel, que la bienheureuse Vierge Marie doit être dite Mère de
Dieu. C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner ; et tel est
l'objet de l'article qui suit.
Article IV.
Si la bienheureuse Vierge doit être dite Mère de Dieu ?
Troisobjections veulent prouver que « la bienheureuse Vierge
ne doit pas être dite Mère de Dieu ». — La première, d'appa-
rence très redoutable, déclare qu' « il ne faut dire, au sujet
des mystères divins, que ce qui en est dit dans l'Écriture Sainte.
Or, jamais, dans l'Écriture Sainte, nous ne lisons que la bien-
heureuse Vierge soit dite Mère de Dieu ou qu'elle ait engendré
Dieu : mais qu'elle est Mère du Christ ou Mère de f Enfant, comme
on le voit en saint Matthieu, ch. i (v. i8 ; ch. ii, v. 1 1 , i3, 20,
21). Donc il ne faut point dire que la bienheureuse Vierge
soit Mère de Dieu ». — La seconde objection fait observer que
« le Christ est dit Dieu selon la nature divine. Or, la nature
divine n'a pas eu son commencement d'être de la Vierge. Donc
la bienheureuse Vierge ne doit pas être dite Mère de Dieu ».
— La troisième objection arguë de ce que « ce nom Dieu est
dit communément du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Si donc
la bienheureuse Vierge est Mère de Dieu, il semble s'ensuivre
que la bienheureuse Vierge est Mère du Père, du Fils et de l'Es-
QUESTION XXXV. — DE LA NATIVITE DU CHRIST. I77
prit-Saint; ce qui ne peut être admis. Donc la bienheureuse
Vierge ne doit pas être dite Mère de Dieu ».
L'arg-ument sed contra oppose que « dans les chapitres » ou
anathèmes, « de saint Cyrille, approuvés au concile d'Ephèse,
on lit : Si quelqu'un ne conjesse pas que l' Emmanuel est Dieu
selon ta vérité ; et, à cause de cela, la Vierge sainte. Mère de Dieu;
car elle a engendré selon la chair la chair faite le Verbe qui est de
Dieu ; qu 'il soit anathème » .
Au corps de l'article, saint Thomas part de ce principe, que
« comme il a été dit plus haut (q. i6, art. i), tout nom qui
signifie au concret une nature donnée, peut être mis pour
toute hypostase de cette nature. Comme, d'autre part, l'union
de rincarnalion a été faite dans l'hypostase, ainsi qu'il a été
dit plus haut (q. 2, art, 3), il est manifeste que ce nom Dieu
peut être mis pour l'hypostase qui a la nature humaine et la
nature divine. Par conséquent, tout ce qui convient à la na-
ture divine et à la nature humaine peut être attribué à cette
personne : soit selon que pour elle est mis le nom qui signifie
la nature divine; soif selon que pour elle est mis le nom qui
signifie la nature humaine. Or, être conçue et naître est attri-
bué à l'hypostase selon cette nature dans laquelle elle est con-
çue et elle naît. Puis donc que dès le commencement de la
conception, la nature humaine a été prise par la Personne di-
vine, comme il a été dit précédemment (q. 3o, art. 3), il s'ensuit
qu'il peut être dit vraiment que Dieu a été conçu et est né de
la Vierge. Et, précisément, c'est par là qu'une femme est dite
mère de quelqu'un, qu'elle l'a conçu et engendré. C'est donc
une conséquence, que la bienheuieuse Vierge soit dite vrai-
ment Mère de Dieu ». — Saint Thomas ajoute, en finissant,
que « c'est seulement alors qu'on pourrait nier que la bienheu-
reuse Vierge soit Mère de Dieu, si ou bien l'humanité avait été
d'abord soumise à la conception et à la nativité, avant que cet
homme fût le Fils de Dieu, comme Pholin le disait; ou si
l'humanité n'eût pas été prise en l'unité de la Personne ou de
l'hypostase du Verbe de Dieu, comme le dit Nestorius. Mais
l'une et l'autre de ces deux choses sont erronées. Donc c'est hé-
rétique de nier que la bienheureuse Vierge soit Mère de Dieu ».
XVI. — La Rédemption. la
178 ' SOMME THÉOLOGIQUE.
— L'on sait que ce fut par la négalion de ce glorieux litre de
Marie, audacieusement prêchée par JNestoriuset ses sectateurs à
Gonstantinople, que fut découverte l'hérésie nestorienne. Et
l'on sait aussi l'accueil enthousiaste que fît le peuple chrétien
d'Éphèse à la décision du concile tenu dans cette ville quand
Nestorius y fut condamné et que fut proclamée solennellement
la vérilé du dogme catholique revendiquant pour Marie le glo-
rieux titre de Mère de Dieu.
L'ad prinuim répond que « cette objection fut celle de Nesto-
rius (cf. Actes du concile d'Éphèse, 1 p., ch. xi, ép. de Nesto-
rius à saint Cyrille). Mais on la résout par cela que s'il ne se
trouve pas expressément dit dans la Sainte Ecrituk-e que la bien-
heureuse Vierge soit Mère de Dieu, on y trouve cependant,
d'une manière expresse, que Jésus-Christ est vrai Dieu, comme
on le voit dans la première épîtrede saint Jean, chapitre der-
nier (v. 20), et que la bienheureuse Vierge est Mère de Jésus-
Christ, comme on le voit par saint Matthieu, ch. i (v. 18).
D'oLi il suit nécessairement, des paroles même de l'Ecriture,
que la bienheureuse Vierge est Mère de Dieu. Il est dit aussi,
aux Romains, ch. ix (v, 5), que des Juijs vient, selon la chair, le
Christ, qui est au-dessus de toutes choses, Dieu, béni dans tous les
siècles. Or, Il ne vient des Juifs, que par l'intermédiaire de la
bienheureuse Vierge. Donc Celui qui est, au-dessus de toutes
choses. Dieu, béni dans tous les siècles, est véritablement né de
la bienheureuse Vierge comme de sa Mère ».
Vad secundum dit encore que « cette objection fut celle de
Neslorius. Mais, saint Cyrille, dans son épître contre Nesto-
rius, les résout en disant (cf. Actes du concile d'Éphèse, i p.,
ch. Il, n. 12) : De même que l'âme de l'homme naît avec son pro'
pre corps et ne fait qu'un avec lui ; et si quelqu'un voulait dire que
la mère est mère de la chair, mais non de l'âme, celui-là parlerait
assez inutilement ; nous percevons quelque chose d'analogue dans
la génération du Christ. Le Verbe de Dieu est né, en ejfet, de la
substance du Père ; mais parce qu'il a pris la chair, il est néces-
saire de confesser que selon la chair II est né de lajemme. Il faut
donc dire que la bienheureuse Vierge est dite Mère de Dieu,
non parce qu'elle serait Mère de la divinité ; mais parce que de
QUESTION XXXV. — DE LA NATIVITE DU CHRIST. I79
la Personne qui a la divinité et l'iiumanité, elle est la Mère
selon l'humanité ». Rien de plus précis qu'une telle formule;
et elle coupe court à tous les subterfuges oii à toutes les argu-
ties de l'hérésie.
Vad terlium fait observer que « ce nom Dieu, bien qu'il soit
commun aux trois Personnes, cependant quelquefois est mis
pour la seule Personne du Père, et quelquefois pour la seule Per-
sonne du Fils ou du Saint-Esprit, comme il a été vu plus haut
(q. 16, art. i ; i p., q. Sg, art. 4). Et, ainsi, quand nous disons :
la bienheureuse Vierge est Mère de Dieu ; ce nom Dieu est mis
pour la seule Personne du Fils de Dieu incarnée ».
La conclusion de cet article ne saurait être mise en doute
par aucun catholique. Elle ne le pouvait pas : en soi ou en
vérité, comme saint Tliomas nous l'a démontré, du seul fait
des données de la foi telles que nous les trouvons dans l'Écri-
ture. Mais de plus, l'Église, au concile d'Éphèse, s'est pronon-
cée de la façon la plus absolue, au nom de son autorité infail-
lible dans la garde et l'interprélation des documents de la foi,
contre l'impiété audacieuse de Nestorius. El, si l'on peut ainsi
dire, il est doublement de foi, depuis lors, que Marie est vrai-
ment Mère de Dieu. Nous avons vu, à l'argument sed contra,
reproduit par saint Thomas, le premier des anathèmes de saint
Cyrille contre Nestorius, inséré dans les Actes du concile
d'Éphèse. C'est là que se tiouve, dans le texte grec, le mot
0£OTÔxou, que la population chrétienne d'Éphèse devait accla-
mer avec tant d'enthousiasme, au sortir des délibérations du
concile. — Mais, si le Christ a Marie pour Mère, Il a aussi
Dieu pour Père; et il ne s'agit évidemment pas, ici, d'une ma-
ternité et d'une paternité qui se correspondent : l'une est dans le
temps; et l'autre est dans l'éternité. Queva-t-il falloir conclure
de là ? Devrons-nous dire qu'il y a deux filiations dans le Christ,
l'une par rapport à son Père, l'autre par rapport à sa Mère;
ou bien faul-il tenir qu'il n'y en a qu'une. Question fort déli-
cate et d'une solution qui ne réclamera rien moins que le gé-
nie de saint Thomas pour être mise en pleine lumière. Le saint
Docteur va nous répondre à l'article qui suit.
l8o SOMME THéOLOGIQUE.
Article V.
Si, dans le Christ, se trouvent deux filiations ?
Trois objections veulent prouver que « dans le Christ se
trouvent deux filiations ». — La première dit que la « nativité »
ou la naissance « est cause de la filiation. Or, dans le Christ,
se trouvent deux » naissances ou deux « nalivilés. Donc, aussi,
dans le Christ, se trouvent deux filiations ». — La seconde
objection déclare que a la filiation qui fait que quelqu'un est
dit fils de quelque autre comme de son père ou de sa mère, dé-
pend en quelque manière de ce quelque autre; car l'être de la
relation consiste dans une certaine manière d'être eu égard à au-
trui {Catégories, ch. v, n. 1,2); d'où il suit que si on enlève l'un
des deux extrêmes, l'autre est enlevé aussi {Ibid., n. 16). Or, la
filiation éternelle qui fait que le Christ est le Fils de Dieu le
Père, ne dépend pas de la Mère ; car rien d'éternel ne dépend
de ce qui est temporel. Donc le Christ n'est point fils de sa
Mère par sa filiation éternelle. Ou bien donc il n'est, en aucune
manière, son fils; ce qui va contre ce qui a été dit précédem-
ment (art. 3, 4) ; ou il faut qu'il soit son fils par quelque autre
filiation temporelle. Et, par suite, dans le Christ, se trouvent
deux filiations ». Nous verrons dans le corps de l'article, la
raison théologique qui résoudra cette objection très délicate.
— La troisième objection fait observer que « l'un des termes
de la relation se met dans la définition de l'autre {Catégories,
liv. V, n. 2^ et suiv.) ; par oij l'on voit que l'un des termes de
la relation se spécifie par l'autre. Or, une seule et même chose
ne peut pas être en diverses espèces. Par conséquent, il païaît
impot^sible qu'une seule et même relation se termine à deux
extrêmes entièrement divers. D'autre part, le Christ est dit Fils
du Père éternel et d'une Mère temporelle, qui sont des termes
entièrement divers. Donc il semble que ce n'est point par la
même relation, que le Christ peut être dit Fils de son Père et
de sa Mère. Il y a donc, dans le Christ, deux filiations ». Ici
QUESTION XXXV. — DE LA NATIVITÉ DU CHRIST. l8l
encore, avec cette objecfion, nous touchons au plus vif de ce
qu'il y a de délicat dans la question actuelle.
L'argument sed contra fait observer, en sens inverse, que
ft comme le dit saint Jean Damascène, au livre 111 (ch. xiii, xiv),
les choses qui ont trait à la nature se multiplient dans le Christ ;
mais non les choses qui ont trait à la Personne. Or, la filiation,
au plus haut point, a trait à la Personne » dans le Christ : « elle
est, en effet, une propriété personnelle, comme on le voit par
ce qui a été dit dans la Première partie (q. 32, art. 3; q. [\o,
art. 2). Donc, dans le Christ », la filiation ne se multiplie pas,
mais « il n'y a », au sens le plus absolu, « qu'une seule filia-
tion ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit qu' « au su-
jet de la question actuelle, il y a diverses opinions. — Quel-
ques-uns, en effet, prenant garde à la cause de la filiation,
qui est la nativité, mettent dans le Christ deux filiations,
comme ils mettent en Lui deux naissances. — D'autres, au
contraire, prenant garde au sujet de la filiation, qui est la per-
sonne ou l'hypostase, mettent dans le Christ une seule filia-
tion, comme ils mettent en Lui une seule hypostase ou Per-
sonne. C'est qu'en effet », poursuit le saint Docteur, voulant
expliquer la raison de l'une et l'autre opinion, « l'unité de
la relation, ou sa pluralité, ne se considère pas selon les ter-
mes » de la relation, « mais selon la cause ou le sujet. Si, en
effet, on la considérait selon les termes, il faudrait que chaque
homme eût en lui deux filiations : l'une, par laquelle il se ré-
férerait à son père; l'autre, par laquelle il se référerait à sa
mère. Mais si l'on y prend soigneusement garde, on voit que
c'est par la même relation qu'il se réfère au père et à la mère,
en raison de l'unité de la cause. C'est, en effet, par la même
naissance que l'homme naît du père et de la mère : d'oiî il
suit qu'il se réfère à l'un et à l'autre par la même relation. La
raison est la même pour le maître qui enseigne de nombreux
disciples par le même enseignement; et pour le supérieur qui
gouverne divers sujets par le même pouvoir. Que si l'on a di-
verses causes qui diffèrent spécifiquement, il semble, par voie
de conséquence, que les relations sont aussi spécifiquement
102 SOMME THEO LOGIQUE.
dififérentes. D'où il suit que rien n'empêche que plusieurs re-
lations de cette nature n'appartiennent au même sujet. C'est
ainsi que si quelqu'un est maître de quelques-uns en gram-
maire et d'autres en logique, la raison de magistère dans l'un
et l'autre cas ne sera pas la même. Et c'est pourquoi un seul et
même homme peut être maître de divers hommes ou des mê-
mes selon des enseignements divers. Mais il arrive parfois
qu'un sujet a rapport à plusieurs selon des causes diverses, qui
cependant sont de même espèce : tel celui qui est père de di-
vers enfants selon divers actes de génération » : les actes sont
n^iultiples et divers; mais ils sont tous de même espèce. « D'où
il suit que la paternité ne peut pas différer spécifiquement, les
actes de ces diverses générations étant de même espèce. Et parce
que plusieurs formes de même espèce ne peuvent pas être en-
semble en un même sujet, il n'est pas possible qu'il y ait plu-
sieurs paternités en celui qui est père de plusieurs enfants par
la génération naturelle. Il en serait autrement, s'il était père de
l'un par la génération naturelle et de l'autre par l'adoption » :
dans ce cas, en effet, il y aurait deux paternités dans le même
sujet. (( Or, il est manifeste que ce n'est point par une seule et
même nativité, que le Christ est né du Père dans l'éternité et
de la Mère dans le temps. Ni la nativité n'est de même espèce.
Il s'ensuit que, de ce chef, il faudrait dire qu'il y a dans le
Christ diverses filiations, l'une temporelle et l'autre éternelle.
Mais parce que le sujet de la filiation n'est point la nature ou
une partie de la nature; mais seulement la personne ou l'hy-
postase, et que dans le Christ il n'est point d'hypostase ou de
Personne que la Personne ou l'hypostase éternelle, il ne peut
y avoir dans le Christ aucune filiation si ce n'est celle qui est
dans l'hypostase éternelle. D'autre part, toute relation qui se
dit de Dion dans le temps ne met pas en Dieu Lui-même éter-
nel quelque chose selon la réalité » ; car Dieu ne peut rien ac-
quérir dans le temps; « mais uniquement selon la raison,
comme il a été vu dans la Première Partie (q. i3, art. 7). Il suit
de là que la filiation par laquelle le Christ se réfère à sa Mère
ne peut pas être une relation réelle, mais seulement selon la
raison. Et l'on voit donc que, sous un certain rapport, l'une
QUESTION XXXV. — DE LA NATIVITÉ DU CHRIST. F 83
OU l'autre des deux opinions précitées dit vrai. Car, si nous
prenons garde aux raisons parfaites de filiation, il faut dire
qu'il y a deux filiations selon la dualité des naissances. Mais si
nous prenons garde au sujet de la filiation, qui ne peut être
que le suppôt éternel, il ne peut y avoir réellement, dans le
Christ, que la filiation éternelle. Toutefois, Il est dit fils, rela-
tivement à f-a Mère, par la relation qui est conçue par l'esprit
comme correspondant », bien que dans l'ordre seulement de la
raison, « à la relation de la maternité » réelle en la Mère « par
rapport au Christ. C'est ainsi que Dieu est dit Seigneur » en
toute vérité, « par la relation » de raison « qui est conçue par
l'esprit comme correspondant à la relation réelle qui fait que
la créature est soumise à Dieu. Et bien que la relation de do-
maine ne soit pas réelle en Dieu, cependant II est réellement
Seigneur et Maître en raison de la réelle sujétion de la créature
par rapport à Lui. Pareillement, le Christ est dit réellement
fils de la Vierge sa Mère en raison de la relation réelle delà ma-
ternité par rapport au Christ ». — Nous avons donc, ici, un
nouvel exemple de la portée de cette grande doctrine de la re-
lation réelle dans la créature, qui est purement de raison en
Dieu, laquelle doctrine se retrouve au fond de tous les mystères
essentiels de notre foi, tels que la création, l'Incarnation, et,
nous le verrons plus tard, aussi l'Eucharistie.
Uad prlrnum accorde que « la nativité » ou la naissance
« temporelle causerait dans le Christ une filiation temporelle
réelle, s'il y avait là un sujet capable de celte filiation. Chose
qui ne peut pas être; car le suppôt éternel ne peut pas rece-
voir en Lui une relation temporelle, ainsi qu'il a été dit (au
corps de l'article). Ni on ne peut dire, non plus, qu'il puisse
recevoir la filiation temporelle, en raison de la nature humaine,
comme il reçoit, en raison de cette nature, la nativité tempo-
relle; parce qu'il faudrait que la nature humaine fût, d'une
certaine manière, sujet de la filiation, comme elle est, d'une
certaine manière, sujet de la nativité ou de la naissance : et
c'est ainsi que lorsqu'on dit de l'Éthiopien qu'il est blanc en
raison de ses dents, il faut que les dents de l'Éthiopien soient
le sujet de la blancheur. Or, la nature humaine ne peut être en
l84 SOiMME ÏHÉOLOGIQUÉ.
aucune manière le sujet de la filiation ; parce que cette filia-
tion regarde directement la personne >>.
Uad secundum dit que « la filiation éternelle ne dépend point
de la Mère temporelle. Mais à cette filiation éternelle est conçu
par l'intelligence comme correspondant un cerlain aspect (en
latin respectas) dépendant de la Mère » en qui il se trouve
réellement ou par mode de relation réelle, « selon lequel le
Christ est dit fils de » Celle qui est réellement « sa Mère ».
Uad terlium répond que d l'un et lêlre se suivent et sont in-
séparables, comme il est dit au livre IV des Métaphysiques (de
S. Th., leç. 2 ; Did., liv. III, ch. ii, n. 5). Et c'est pourquoi, de
même qu'il arrive que dans l'un des extrêmes la lelation est
un cerlain être, tandis que dans l'autre elle n'est qu'un agent
de la raison, comme Aristote le dit de la chose qui peut être
sue et de la science, liv. V des Métaphysiques (de S. Th., leç. 17 ;
Did., liv. IV, ch. xv, n. 8), pareillement aussi il arrive que du
côté de l'un des extrêmes la relation est une et que du côté de
l'autre extrême les relations sont multiples. C'est ainsi que,
parmi les hommes, du côté des parents se trouve une double
relation, l'une de paternité, l'autre de maternité, qui sont dif-
férentes d'espèce, pour ce motif que c'est par une autre raison
que le père et la mère sont principe de la génération, car si
plusieurs étaient par une même raison principe d'une même
action, comme (juand plusieurs ensemble tirent un navire, en
tous il n'y aurait qu'une seule et même relation ; tandis que du
côté de l'enfant il n'y a qu'une seule filiation selon la réalité,
mais double selon la raison en tant qu'elle correspond à l'une
et l'autre relation des parents, selon deux aspects de l'intelli-
gence. Et, ainsi, également, d'une certaine manière, dans le
Christ ne se trouve qu'une seule filiation réelle qui regarde le
Père éternel ; et là, cependant, se trouve un autre aspect tem-
porel, qui regarde la Mère temporelle ».
La filiation est une relation. Dans toute relation, il y a trois
choses : les extrêmes, le sujet, le fondement ou la cause. C'est
le fondement ou la cause, quand il s'y trouve une distinction
spécifique, qui entraîne la multiplicité de la relation. Dans le
QUESTION XXXV. — DE LA NATIVITE DU CHRIST. l85
Christ, nous avons, pour sa filiation, deux fondements ou deux
causes qui diffèrent spécifiquement. Il semblerait donc qu'il
devrait y avoir, en Lui, deux filiations réelles, distinctes. Et il
en serait ainsi, en effet, si le sujet de la filiation, dans le Christ,
qui ne peut être que la Personne ou l'hyposlase éternelle du Fils
de Dieu ne s'opposait à toute nouveauté de relation réelle dans
le temps. Nous devons dire, par conséquent, qu'il n'y a, dans
le Christ, qu'une seule filiation, à titre de relation réelle, qui
est la filiation éternelle. Quant à sa filiation dans le temps,
laquelle se dit de Lui très réellement et très véritablement, en
raison de la relation très réelle de la maternité correspondante
qui est en sa Mère, elle ne constitue, en Lui, qu'une relation de
raison. Et cela veut dire qu'il n'y a pas deux Fils dans le Christ,
l'un, Fils de Marie, et l'autre, Fils de Dieu ; il n'y en a qu'un,
qui est le Fils éternel de Dieu, mais ce Fils éternel de Dieu est
dit très véritablement Fils de Marie dans le temps, à cause que
dans le temps Marie est devenue sa Mère, d'oii il suit que Lui
est devenu son Fils, bien qu'aucune réalité nouvelle, dans l'or-
dre strict de filialion ou à prendre la filiation en elle-même et
en tant qu'elle affecte son sujet, non dans la cause d'où elle
résulte, ne se soit ajoutée en Lui à cette unique réalité person-
nelle qui le constitue Fils éternel de Dieu. — Nous avons vu les
questions essentielles qui regardent la Nativité du Christ. 11 ne
nous reste plus qu'à considérer les questions accidentelles. Elles
sont au nombre de trois : premièrement, le mode; seconde-
ment, le lieu ; troisièmement, le temps de la nativité du Christ.
— La première va faire l'objet de l'article qui suit.
Article YL
Si le Christ est né sans douleur de la part de sa Mère?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'est point
né sans douleur de la part de sa Mère ». — La première dit
que« comme la mort des hommes est une suite du péché des
premiers parents, selon cette parole de la Genèse, ch. ii (v. 17) :
l86 SOMME THliOLOGIQGE.
Da Jour oà vous mangerez de ce Jruit, vous mourrez de mort ;
pareillement aussi la douleur de l'enfantement, selon cette
autre parole de la Genèse, ch. m (v. i8) : Dans la douleur lu
enjanteras des fils. Or, le Christ a voulu subir la mort. Donc il
semble que, pour la même raison, son enfantement a dû être
avec douleur ». — La seconde objection déclare que « la fin est
proportionnée au principe. Or, la fin de la vie du Christ fut
avec douleur; selon cette parole d'Isaïe, ch. lui (v. 4) : Vraiment
Il a porté nos douleurs. Donc il semble que pareillement dans
sa nativité il y aura eu la douleur de l'enfantement ». — La
troisième objection en appelle à ce que« dans le \\\vq de la Nais-
sance du Sauveur (ou Protévangile de Jacques, ch. xix, xx), il est
raconté qu'à la naissance du Christ les sages-femmes accouru-
rent ; lesquelles semblent nécessaires auprès de la mère qui
enfante, à cause de la douleur. Donc il semble que la bienheu-
reuse Vierge a enfanté avec doulear ».
L'argument sed contra cite le mot de « saint Augustin », qui,
« dans le sermon de la Nativité, s'adressant à la Vierge Mère :
Ni, dans la conception, dit-il, vous n'avez été trouvée sans pudeur,
ni, dans Cenjanlement, vous avez été trouvée' avec douleur ».
Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « la
douleur de celle qui enfante est causée par l'ouverture des pas-
sages par lesquels l'enfant sort. Mais il a été dit plus haut (q. 28,
art. 2, ad arg.), que le Christ est sorti du sein fermé de sa Mère;
d'où il suit qu'il n'y a eu, là, aucune ouverture des passages. Et,
à cause de cela, dans cet enfantement, ne s'est trouvée aucune
douleur, comme il n'y a eu, non plus, aucune corruption ; mais
il s'y trouva la joie par excellence, de ce qu'un « homme-Dieu
était né dans le monde (cf. S. Jean, ch. xvi, v. 21), selon cette
parole d'Isaïe », ch. xxxv (v. 1,2) appliquée avec tant de bon-
heur à l'enfantement de la Vierge: « En germant, elle germera
comme le lys, et elle exultera pleine de joie et de louange ».
Uad primum répond que a la douleur de l'enfantement est
une suite, pour la femme, de son union charnelle avec l'homme.
Aussi bien, dans la Genèse, ch. ni (v. iG), après qu'il avait été
dit : Tu enfanteras dans la douleur, il était ajouté : Tu seras sous
la puissance de l'homme. Or, comme le dit saint Augustin,
QUESTION XXXV. — DE LA NATIVITE DU CHRIST. IO7
dans le sermon de l Assomption de la bienheureuse Vierge, la
Vierge Mère de Dieu est exemplée de celte sentence ; car, ayant
reçu le Christ sans aucune approche du péché et sans le détriment
d'aucun mélange d'élément viril, elle a engendré sans douleur, et
sans violation de son intégrité, elle est demeurée dans sa parjaite
pureté virginale. Que si le Christ a pris la mort, c'est spontané-
ment, de sa propre volonté, afin de satisfaire pour nous, non
comme tombant sous la nécessité de la sentence ; car Lui n'était
point débiteur de la mort » : Il n'était aucunement tenu par la
sentence qui nous atteint nous uniquement en raison du péché.
Uad secunduni dit que « comme le Christ en mourant a détruit
notre mort (cf. préface de la messe du temps pascal; et II ép.
à Timothée, ch. i, v. lo) ; de même, par sa douleur. Il nous a
délivrés des douleurs » pour le jour oiî nous recevrons le plein
effet de son action rédemptrice; « et voilà pourquoi II a voulu
mourir avec douleur. Mais la douleur de la Mère dans son enfan-
tement n'eût pas regardé le Christ qui venait satisfaire pour
nos péchés. Il n'y avait donc aucune nécessité que sa Mère l'en-
fante avec douleur ».
L'ad terfium oppose qu' a en saint Luc, ch. ii (v. 7), il est
dit que la bienheureuse Vierge elle-même enveloppa de langes
l'Enfant qu'elle avait enfanté et le posa dans la crèche. Par où la
narration de ce livre, qui est apocryphe, est montrée fausse.
Aussi bien saint Jérôme dit Contre Helvidius (n. 8) : // n'y eut
là aucune sage-femme, il n'intervint là aucun empressement de
Jemmes d'aucune sorte. Marie Jut la Mère et fut la sage-Jemme.
C'est elle, dit l'Évangile, qui enveloppa CEnJant de langes et le cou-
cha dans la crèche. Ce texte convainc les extravagances des apo-
cryphes ».
Le Christ est né sans causer aucune douleur à sa Mère; et
cela convenait à la pureté, à la virginité de cet enfantement.
— Mais pourquoi le Christ est-Il né à Bethléem : élait-il à pro-
pos qu'il naisse dans ce modeste bourg. C'est ce qu'il nous faut
maintenant considérer ; et tel est l'objet de l'article qui suit :
l8îi SOMME THÉOLOGIQUE.
Article Vil.
Si le Christ devait naître à Bethléem?
Trc^is objections veulent prouver que le « Christ ne devait pas
naître à Bethléem ». — La première arguë de ce qu' « il est dit,
dans Isaïe, eh, ii (v. 3) : De Slon sortira la loi; el la parole de
Dieu, de Jérusalem. Or, le Christ est vraiment le Verbe, la Parole
de Dieu. Donc c'est de Jérusalem qu'il devait sortir et se montrer
au monde ». — La seconde objection en appelle à ce qu' « il
est dit, en saint Mathieu, ch. ii (v. 28), qu'il était écrit du
Christ qu'on l'appellerait I\'azaréen; ce qui est tiré du passage
d'isaïe, où il est dit, ch. xi (v, 1) : Unejleur montera de sa tige :
Nazareth, en effet, veut dire Jleur. Or, c'est surtout du lieu de
sa nativité » ou de sa naissance, « qu'un sujet lire son nom.
Il semble donc que le Christ devait naître à Nazareth, où, du
reste, Il avait été conçu et où II devait être nourri ». — La troi-
sième objection fait observer que « le Seigneur est né, dans ce
but, et venu au monde, pour annoncer la foi de la Vérité;
selon cette parole » dite par Lui à Pilale, comme nous le voyons
« en saint Jean, ch. xvni (v. 37) : Cest pour cela que Je suis né,
et i)0ur cela que Je suis venu dans le monde, afm que Je rende témoi-
gnage à la Vérité, Or, ceci eût pu être fait plus facilement s'il
lût né dans la ville de Rome, qui, alors, commandait à tout
l'univers; aussi bien, saint Paul, écrivant aux Romains, leur
dit (ch. I, V, 8) : Votre Joi est annoncée à tout l'univers. Donc il
semble qu'il n'aurait pas dû naître à Bethléem », petit village
ignoré et perdu dans cette province éloignée qu'était la Pales-
tine.
L'argument sed contra apporte le texte du prophète Michée.
où « il est dit, ch. v (v. 2) : Et toi, Bethléem, petite ville de Jada ;
c'est de toi que sortira Celui qui régnera en Israël ». — Ce texte
de Michée était tellement clair et fixé par la tradition de l'an-
cien [)euple, qu'au jour où les Mages d'Orient se présentèrent
devant Hérode pour savoir où était le nouveau-né roi d'israëj,
QUESTION XXXV. — DE LA NATIVITE DU CHRIST. 189
Hérode ayant convoqué les Anciens d'Israël et leur ayant posé
la question de savoir où naîtrait le Messie, il lui fut répondu
sans hésitation aucune et tout d'une voix : « A Bethléem de
Juda ; car il est ainsi écrit par le prophète : El loi, Belhléem,
terre de Juda, ta n'es nullement la plus pelile parmi les capitales
de Juda : car de toi sortira le Chef qui conduira mon peuple Israël » .
Nous avons là un exemple frappant de la clarté des prophéties
messianiques, quelque mêlées d'ailleurs qu'elles puissent être
à un contexte qui leur paraît si souvent étranger. L'Esprit de
Dieu qui avait dicté ces prophéties veillait à ce que leur sens
essentiel demeurât toujours apparent pour l'instruction du peu-
ple élu.
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « le Christ
voulut naîlre à Belhléem pour une douhle raison. — D'abord,
parce qu II a été J ait de la race de David selon la chair, comme
il est dit aux Romains, ch. i (v. 3) ; c'était aussi à David qu'avait
été faite, d'une manière spéciale, la promesse au sujet du
Christ, selon cette parole du second livre des Rois, ch. xxiii
(v. i) : L'homme à qui a été révélé ce qui regarde le Christ du
Dieu de Jacob a dit, etc. Et voilà pourquoi le Christ a voulu
naître à Belhléem, où était né David, afin que par le lieu même
de la nativité fût montrée accomplie la promesse qui lui avait
été faite. Et c'est ce que désigne l'Évangélisle » saint Luc,
« quand il dit (ch. ii, v. 4) », en signalant la venue de Joseph
avec Marie à Bethléem, au moment de la naissance du Christ,
« parce quil était de la maison et de la Jamille de David. — Secon-
dement, parce que, comme le dit saint Grégoire, dans une ho-
mélie (Hom. YIII sur l'Évangile) : Bethléem signifie la maison du
Pain. Or, le Christ est Celui qui a dit : Je suis le pain vivant, qui
suis descendu du ciel ». — La première de ces deux raisons est
historique ; la seconde est mystique. Toutes les deux sont très
fondées et très belles.
Vad primum répond que « comme David naquit à Bethléem,
de même aussi il choisit Jérusalem pour établir en elle le siège
de sa royauté et y édifier le temple de Dieu, de telle sorte que
Jérusalem fût tout ensemble la cité royale et sacerdotale. Or,
le sacerdoce du Christ et sa royauté ont été surtout consommés
190 SOMME THKOLOGIQUE.
dans sa Passion. Et voilà pourquoi, c'est à propos qu'il a choisi
Betiiléem pour sa naissance, et Jérusalem pour sa Passion. —
Par là aussi », ajoute saint Thomas, « le Christ confondit la
vaine gloire des hommes, qui se glorifient de ce qu'ils tirent
leur origine de cités plus nobles, dans lesquelles aussi ils veu-
lent être particulièrement honorés. Le Clirist, au contraire,
voulut naître dans une cité sans gloire et soulTrir l'opprobre
dans la cité plus noble ».
h'ad secundam accepte l'interprétation du mot Nazareth, qui,
en effet, signifie lleur. Mais « le Christ voulut être une fleur
selon la vie vertueuse, non selon l'origine de la chair » ou la
gloire mondaine. « Et c'est pourquoi II voulut être élevé et
nourri dans la ville de Nazareth. Mais II voulut naître à Beth-
léem comme un étranger; parce que, comme le dit saint Gré-
goire (endroit précité), par nuimanilé qu'il avait prise, ^11 nais-
sait comme chez autrui : non quant à la puissance ; mais quant à
la nature. Et, comme le dit aussi le vénérable Bède {sur S. Luc,
ch. II, V. 7), pai' cela quil manque de place dans une hôtellerie. Il ,
nous prépare des demeures nombreuses dans la maison de son
Père ».
Uad tertium déclare que « comme il est dit dans un sermon
du concile d'Ephèse (sermon de Théodoret d'Ancyre; Actes du
Concile, 111' p., ch. ix), si le Christ eût choisi la grande cité de
Rome, on eût cru que la transformation de l'univers était due à la
puissance de ses citoyens. S'il eût été fils de l'empereur, c'est à la
puissance » humaine « qu'on eût assigné le succès. Mais pour que
la Divinité parût avoir transformé le monde, Il choisit une Mère
toute pauvre ; et une patrie plus pauvre encore. — Toutefois, Dieu
choisit ce qui est Jaible pour confondre ce qui est fort ; comme il
est dit dans la première Épître aux Corinthiens, ch. i (v. 27).
Et voilà pourquoi, afin de montrer davantage sa puissance,
c'est dans la ville même de Bome, qui était la tête de l'univers,
qu'il plaça la lête de son Église, en signe de parfaite victoire,
afin que de là la foi dérivât au monde entier; selon celte pa-
role d'isaïe, ch. xxvi (v. 5, 6) : // humiliera la cité superbe, et
elle sera foulée par le pied du Pauvre, c'est-à-dire du Christ, par
les pas de ceux qui n'ont rien, c'est-à-dire des Apôtres Pierre et
QUESTION XXXV. — DE LA NATIVITÉ DU CHttlST. igi
Paul ». — On aura remarqué, dans cette belle réponse, la
grande raison lliéologique assignée par saint Thomas pour jus-
tifier le choix de Rome, capitale de l'empire romain, comme
siège du chef de l'Église catholique : et nous voyons aussi, par
là, qu'aux yeux de saint Thomas, le choix de Rome, comme
siège du Vicaire de Jésus-Christ sur la teire, est un choix ex-
pressément divin. C'est le Christ Lui-même qui a voulu que la
capitale de l'empire romain fut aussi le premier siège de son
Église : ut siiam potestalem magis oslenderel, in ipsa Ronia, qua
caput Orbis erat, staluit capul Eccleslae suae, in signum perfeclae
victoriae, at exinde fîdes derivaretur ad universum inundum. Il est
vrai que depuis la chute de l'empire romain, le côté matériel
ou politique de cette raison ne vaut plus; mais son côté for-
mel, si l'on peut ainsi dire, subsiste et subsistera toujours : car
on peut avoir pour certain qu'il n'y aura jamais, dans l'histoire,
une autre ville qui tienne, dans l'univers, comme emprise ter-
restre, la place que tint autrefois la ville de Rome, et qui reste
son éternelle gloire. Aussi bien est-elle appelée encore univer-
sellement, et nulle autre ville au monde ne partage avec elle
ce litre : la Ville éternelle.
Après la question du lieu, nous devons examiner, au sujet
de la naissance du Christ, la question du temps. Était-il à pro-
pos que le Christ naquît au moment où II est né. — Saint
Thomas va nous répondre à l'article qui suit.
Article VIII.
Si le Christ est né au temps qui convenait ?
Trois objections veulent prouver que d le Christ n'est pas né
au temps qui convenait ». — La première dit que « le Christ
venait à cette fin, pour rendre aux siens la liberté. Or, il est né
au temps de la servitude, au moment oiî tout l'univers était
dénombré par ordre d'Auguste, comme devenu tributaire, ainsi
qu'on le voit par saint Luc, ch. ii (v. i et suiv.). Donc il sem-
ÎÇ)'J>. SOMME THEOLOGIQUR.
J3le que le Christ n'est pas né au temps qu'il aurait fallu ». —
La seconde objection déclare que >< les promesses au sujet du
Christ qui devait naître n'avaient pas été faites aux Gentils,
mais aux Juifs, selon cette parole de l'Epître aux Romains,
ch, IX (v. 4) : C'est à eux qaonl été. Jattes les promesses. Or, le
Christ est né au temps où un roi étranger dominait sur la Ju-
dée ; ainsi qu'on le voit par saint Matthieu, ch. ii (v. i) : Comme
Jésus était né aux jours du roi Hérode. Donc il semble qu'il n'est
pas né au temps qu'il fallait ». — La troisième objection fait
observer que « la présence du Christ dans le monde est com-
parée au jour, à cause que Lui-même est la lumière du monde
(S. Jean, ch. viii, v. 12; ch. ix, v. 5); et aussi bien II dit Lui-
même, en saint Jean, ch. ix (v. 4) : Il faut que je Jasse les œu-
vres de Celui qui m'a envoyé, tant que dure le jour. Or, en été,
les jours sont plus longs qu'en hiver. Puis donc qu'il est né au
plus profond de l'hiver, le 26 décembre, il semble qu'il n'est
point né au temps qui convenait ».
L'argument sed contra cite simplement le mot de l'Epître ««a;
Galates, ch. iv (v. li) : Quand Jut venue la plénitude du temps,
Dieu envoya son Fils, fait de la femme, J(dt sous la loi ».
Au corps de l'article, saint Thomas, s'élevant, d'un simple
regard, au point de vue transcendant qui domine du plus haut
la question posée, nous avertit qu' « il y a cette diflerence, en-
tre le Christ et les autres hommes, que les autres hommes
naissent soumis à la nécessité du temps » dont ils dépendent
et qui ne saurait dépendre d'eux ; « tandis que le Christ, comme
Seigneur et Ordonnateur de tous les temps, s'est choisi le temps
où II naîtrait, comme aussi la Mère et le lieu. El, parce que
les choses qui viennent de Dieu sont ordonnées {aux Romains,
ch. XIII, V. 9), il s'ensuit que le Christ est né au moment sou-
verainement convenable ». La raison est sans réplique : et
nous permet de rechercher, avec la certitude la plus absolue
qu'elles existent, les convenances que le Christ lui-même a du
si admirablement déterminer. Les réponses aux objections vont
nous en faire entrevoir quelques-unes.
Vad primum accorde que « le Christ venait nous ramener à
l'état de liberté », mais en nous faisant sortir « de l'étal de ser-
QUESTION XXXV. — DE LA NATIVITE DU CHRIST. IqS
vitude. Et voilà pourquoi, de même qu'il prit notre mortalité
pour nous ramener à la vie, de même, ainsi que le dit le véné-
rable Bède (sur S. Luc, ch. ii, v. /j, 5), // a daigné s'incarner à
ce moment du temps, oh, à peine né, Il serait inscrit dans la re-
cension de César, et, pour nous libérer, Lui-même se soumettrait à
la servitude. D'ailleurs, à ce temps où tout l'univers vivait sous
un seul Prince, la paix régna au plus haut point dans le monde.
Et c'est pourquoi, il convenait qu'en ce temps-là naquît le
Christ, qui est notre paix, Jaisant que les deux soient un, comme
il est dit dans l'Épître aux Éphésiens, ch. ii (v. i4). Aussi bien
saint Jérôme dit, sur Isaïe (ch. ii, v. 4) : Déroulons à nouveau
les histoires anciennes ; et nous trouverons que jusqu'à la vingt-
huitième année de César Auguste, dans tout l'univers étcdt la dis-
corde; mais à la naissance du Seigneur, toutes les guerres cessè-
rent, selon cette parole d'Isaïe, ch. ii (v. /|) : Aucune nation ne
lèvera son glaive contre une autre nation. — Il convenait, aussi,
qu'au temps oii un seul Prince régnait sur le monde naquît le
Christ, qui venait rassembler les siens en un tout, ajin qu'il n'y
eût plus qu'un seul troupeau et un seul Pasteur, comme il est dit
en saint Jean, ch. x (v. iG) ».
L'ad secundum déclare que « le Christ a voulu naître au
temps oij régnait en Judée un roi étranger, afin que fût accom-
plie la prophétie de Jacob, qui disait dans la Genèse, chapitre
dernier (v. lo) : Le sceptre ne sera pas enlevé de Juda, ni le chej,
de sa race, jusqu'à ce que vienne Celui qui doit être envoyé. Et cela,
parce que, comme le dit saint Jean Ghrysostome sur saint Mat-
thieu (l'anonyme de l'Œuvre inachevée), tant que la nation juive
restait sous des rois juijs, quoique pécheurs, des prophètes lai
étaient envoyés pour la guérir. Mais maintenant, cUors que la loi
de Dieu est soas le pouvoir d'un roi inique » et étranger, « le
Christ naît ; parce qu'il Jallait, à un mal désespéré un médecin
souverainement entendu ». — Sur la raison donnée par saint
Thomas dans cet ad secundum, raison qui touche à l'un des
points essentiels de l'économie de la révélation messianique,
nous ne saurions trop recommander, dans la deuxième partie
du Discours sur l'Histoire universelle, de Bossuet, les chapitres
qui s'y rapportent, notamment le chapitre xxiii.
XVI. — La Rédemption. i3
igh SOMME THIÉOLOGIQÙE.
Vad tertiam répond que « comme il est dit, au livre des
Questions du Nouveau el de l Ancien Testament (q. lui ; parmi
les Œuvres de saint Augustin), c'est alors que le Christ a voulu
naître, quand la lumière du jour commence à grandir, afin de
montrer que Lui-même venait pour faire croître les hommes
dans la lumière divine, selon cette parole de saint Luc, ch. i
(v. 79) : // doit illuminer ceux qui étaient assis dans les ténèbres
et dcms les ombres delà mort. — Pareillement, aussi, Il choisit
l'âpreté de l'hiver, pour naître, afin de commencer dès lors à
souffrir pour nous l'afiliction de la chair 0.
Après avoir considéré la nativité du Christ en elle-même,
nous devons maintenant l'étudier dans sa manifestation. —
C'est l'objet de la question suivante.
QUESTION XXXVI
DE LA. MANIFESTATION DU CHRIST NE
Celte question comprend huit articles :
1° Si la nativité du Christ aurait dû être manifeste pour tous?
2° Si elle devait être manifestée à quelques-uns?
'i" A. qui elle devait être manifestée?
4° Si le Christ devait se manifester Lui-même ou être manifesté
par d'autres ?
5° Par quels autres devait-Il être manifesté?
6° De l'ordre des manifestations.
7° De l'étoile par laquelle fut manifestée la nativité du Christ.
8° De la vénération des Mages, qui, par l'étoile, connurent la
nativité du Christ.
Les six premiers de ces huit articles traitent de la manifes-
tation du Christ d'une façon générale; les deux autres traitent
de cette manifestation spéciale qui eut lieu pour les Mages. —
D'une façon générale, saint Thomas examine à qui (i-3), par
qui (4, 5) et dans quel ordre (art. 6), le Christ devait être ma-
nifesté dans sa naissance. D'abord, à qui : était-ce à tous?
était-ce à quelques-uns? auxquels? — La première question
va faire l'objet de l'article premier.
Ahticle Premier.
Si la nativité du Christ devait être inanifeste pour tous?
Trois objections veulent prouver que « la nativité » ou la
naissance « du Christ devait être manifeste pour tous ». — La
première est que « l'accomplissement doit répondre à la pro-
messe. Or, de la promesse de l'avènement du Christ, il est dit
dans le psaume (xlix, v. 3) : Dieu viendra d'une façon manifeste.
IQÛ SOMME THÉOLOGIQUE.
Et II est venu par la nativité de la chair. Donc il semble que sa
nativité a dû être manifeste pour tout le monde ». — La seconde
objection arguë de ce qu' « il est dit, dans la première Épître à
Tlmothée, ch. i (v. i5) : Le Christ est venu en ce monde pour sau-
ver les pécheurs. Or, ceci ne se fait que si la grâce du Christ
leur est manifestée ; selon cette parole de la seconde Épître à
Tite (v. Il, 12) : La grâce de notre Sauveur Dieu est apparue à
tous les hommes, nous apprenant à rejeter l' impiété et les désirs
du siècle pour vivre dans la sobriété, la piété et la justice dans le
siècle présent. Donc il semble que la nativité du Christ a dû
être manifeste pour tous ». — La troisième objection déclare
que « Dieu est par-dessus tout prompt à faire miséricorde;
selon cette parole du psaume (cxliv, v. 9) : Ses miséricordes
éclatent au-dessus de toutes ses œuvres. Or, dans le second avè-
nement, par lequel II jugera les justices (ps. lxxiv, v. 3), Il
viendra manifeste pour tous ; selon celte parole marquée en
saint Matthieu, ch. xxiv (v. 27) : Comme la foudre part de l'orient
et brille jusqu'à loccident, ainsi sera l'avènement du Fils de
Vhomme. Donc, à plus forte raison, le premier avènement,
alors qu'il est né dans le monde selon la chair, a dû être ma-
nifeste pour tous ».
L'argument sed contra cite deux textes où « il est dit, dans
Isaïe, ch. xlv (v. i5) : Vous êtes un Dieu caché. Saint d'Israël,
Sauveur; et, dans Isaïe, ch. lui (v. 3) : Sa face est comme ca-
chée et méprisée ».
Au corps de l'articte, saint Thomas répond que « la nati-
vité » ou la naissance du Christ ne devait pas être communé-
ment manifeste pour tous. — Premièrement, parce que cela
eût empêché la rédemption des hommes, qui s'est faite par la
croix du Christ; car, selon qu'il est dit dans la première Épître
aux Corinthiens, ch. 11 (v. 8), s'ils l'eussent connu, jamais ils
n'auraient crucijié le Seigneur de la gloire. — Secondement,
parce que cela eût diminué le mérite de la foi, par laquelle le
Christ venait justifier les hommes, selon cette parole de l'Épî-
tre aux Romains, ch. m (v. 22) : La justice de Dieu par la foi
de Jésus-Christ. Si, en effet, par des signes manifestes, à la
naissance du Christ, sa nativité eût apparu à tous, déjà la rai-
QUEST. XXXVI. — DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. I97
son de foi » en cette nativité « eût été enlevée; car la foi est la
conviction de ce qui n'est pas apparent, comme il est dit aux
Hébreux, ch. xi (v. i). — Troisièmement, parce que cela eût
mis en doute la vérité de l'humanité du Christ. Aussi bien,
saint Augustin dit, dans son épître à Volasien (ch. m) : SU
n'y avait eu aucun passage de l'enfance à la Jeunesse, pour le
Christ ; s'il n'avait pris aucune nourriture, aucun sommeil, n'au-
rait-ce pas été une confirmation de l'erreur » qui nie la vérité
de son humanité, « et n'aurait-on pas cru qu'il n'avait en rien
pris une véritable nature humaine? Alors qu'il aurait fait toutes
choses par mode de miracle, aurcdt disparu ce qu'il a fait par
mode de miséricorde » .
L'ad primum déclare que « ce texte », cité par l'objection,
« s'entend du second avènement du Christ pour le jugement;
ainsi que la glose l'explique au même endroit ».
h'ad secundum fait observer que « tous les hommes devaient
être instruits de la grâce du Dieu Sauveur pour leur salut, non
pas au commencement ou au moment de sa nativité, mais dans
la suite et quand le temps aurait marché, après que le salut
eut été opéré au milieu de la terre », par la Passion du Christ
(ps. Lxxiii, V. 12). (( Et voilà pourquoi, après sa Passion et sa
résurrection. Il dit à ses disciples, en saint Matthieu, chapitre
dernier (v. ig) : Allez, enseignez toutes les nations ».
h'ad tertium dit que (( pour le jugement, il est requis que
l'autorité du juge soit connue; et, à cause de cela, il faut que
l'avènement du Christ pour le jugement soit manifeste » et
vu de tous. « Mais le premier avènement fut pour le salut de
tous, lequel est par la foi, qui porte sur ce qu'on ne voit pas.
Et voilà pourquoi le premier avènement du Christ devait être
caché ».
La nativité ou la naissance du Christ devait être cachée. Mais,
alors, faudra-t-il en conclure qu'elle ne devait être manifestée
à personne? C'est la question qui se pose immédiatement; et
nous devons nous appliquer à la résoudre. Saint Thomas va
le faire à l'article qui suit.
198 SOMME THÉOLOGIQUE.
Article II.
Si la nativité du Christ devait être manifestée à quelqu'un?
Trois objections veulent prouver que « la nativité » ou la
naissance « du Christ n'aurait dû être manifestée à personne ».
— La première est précisément la raison donnée à l'article
précédent pour montrer que cette nativité devait être cachée ;
car cette raison est la même pour tous. « Il a été dit, en effet,
qu'il était convenable, pour le salut des hommes, que le pre-
mier avènement du Christ fût caché. Or, le Christ venait pour
sauver tous les hommes ; selon cette parole de la première
Epître à Timothée, ch. iv (v. 10) : Lai qui est le Sauveur de tous
les hommes, spécialement des fidèles. Donc la nativité du Christ
ne devait être manifestée à personne ». — La seconde objection
fait observer que « la future nativité du Christ avait été mani-
festée à la bienheureuse Vierge et à saint Joseph, avant que le
Christ naisse. Donc il n'était pas nécessaire qu'elle fût mani-
festée à d'autres, après que le Christ fût né ». — La troisième
objection déclare qu' « aucun être sage ne manifeste ce d'où naît
le trouble et le dommage des autres. Or, de la manifestation
de la naissance du Christ s'ensuivit le trouble. Il est dit,
en .effet, en saint Matthieu, ch. 11 (v. 3), que le roi Hérode, ap-
prenant la naissance du Christ, fut troublé, et toute la ville de
Jérusalem avec lui. Et cela tourna au dommage des autres ; car,
à cette occasion, Hérode fit tuer les enjants à Bethléem et dans
ses environs, depuis l'âge de deux ans et au-dessous {Ibid., v. 16).
Donc il semble qu'il n'était pas à propos que la nativité du
Christ fût manifestée à quelques-uns ».
L'argument sed contra dit que « la nativité du Christ n'eût
été utile à personne, si elle avait été cachée à tous. Or, il fal-
lait que la nativité du Christ fût utile; sans quoi, c'est en vain
qu'il serait né. Donc il semble qu'il fallait que la nativité du
Christ fût manifestée à quelques-uns ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous rappelle, d'un mot,
QUEST. XXXVI. — DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. IQQ
toute l'économie de la révélation surnaturelle. « Comme le dit
l'Apôtre » saint Paul, u dans son épître aux Romains, ch. xiii
(v. i), les choses qui viennent de Dieu sont ordonnées. D'autre
part, il appartient à l'ordre de la Sagesse divine, que les dons
de Dieu et les secrets de sa sagesse ne parviennent pas égale-
ment à tous, mais qu'ils parviennent immédiatement à quel-
ques-uns, et que par ceux-ci ils dérivent aux autres. Aussi bien
est-il dit, même pour le mystère de la résurrection » du Christ,
(' que Dieu rendit manifeste le Christ ressuscité, non pas à tout
le peuple, mais aux témoins préordonnés par Lui {Actes, ch. x,
V. 4o, 4i)- Il fallait donc que pour sa nativité cela fût observé
aussi, que le Christ ne fût point manifesté à tous, mais à quel-
ques-uns, par lesquels la connaissance de sa nativité pourrait
parvenir aux autres ».
Vad prinium déclare que (< comme il eût été préjudiciable au
salut des hommes », pour la raison indiquée dans l'objec-
tion, (( que la nativité de Dieu fût connue de tous » immédia-
tement, « de même aussi, pareillement, si elle n'eût été con-
nue de personne. Dans l'un et l'autre cas, en effet, la foi est
enlevée : et par cela qu'une chose est totalement manifeste »,
car, alors, elle n'a plus à être crue; « et par cela qu'elle n'est
connue de personne dont on puisse entendre le témoignage :
car la foi est par l'ouïe, comme il est dit aux Romains, ch. x
(v. 17) )).
L'ad secandum dit que u Marie et Joseph devaient être ins-
truits de la nativité » ou de la naissance « du Christ ayant
qu'il naisse; parce qu'il leur appartenait d'avoir le respect
qu'il fallait pour l'Enfant conçu dans le sein et de l'assister à
sa naissance. Mais leur témoignage, parce qu'il intéressait leur
famille, eût été tenu pour suspect en ce qui était de la magni-
ficence » ou de la grandeur u du Christ. Et voilà pourquoi il
fallut qu'il fût manifesté à d'autres étrangers, dont le témoi-
gnage ne pourrait pas être suspect ».
L'ad tertiuni répond que « le trouble même qui fut une suite
de la manifestation de la nativité du Christ convenait à celte
nativité. — D'abord, parce que de la sorte était manifestée la
dignité céleste du Christ. Aussi bien saint Grégoire dit, dans
200 SOMME THEOLOGIQUE.
l'homélie (hom. X, sur l" Évangile) : à la naissance du Roi du
ciel, le roi de la terre est troublé : c'est qu'en effet, la grandeur
terrestre est confondue quand on découvre la grandeur céleste. —
Secondement, parce que de la sorte était figuré le pouvoir
judiciaire du Christ. Et c'est pourquoi saint Augustin dit,
dans un sermon de l'Epiphanie (Serm. CC, ch. i) : Que sera
le tribunal du Juge, alors que la crèche de l'Enfant terrorise les
rois orgueilleux? — Troisièmement, parce que de la sorte était
figurée la destruction du règne du démon. Car, selon que le
dit saint Léon, pape, dans le sermon de l'Epiphanie (ou plu-
tôt l'Anonyme de l'Œuvre inachevée sur S. Matth., hom. II;
parmi les Œuvres de S. Jean Chrysostome), Herode est moins
troublé en lui-même que le démon dans Hérode. Hérode, en effet,
soupçonnait l'homme; mais le démon soupçonnait le Dieu. Et soit
l'un soit l'autre craignait un successeur de sa royauté : le démon,
céleste ; Hérode, terrestre : toutefois, en vain : parce que le
Christ ne venait pas chercher un royaume terrestre; comme
le dit saint Léon, pape, s'adressant à Hérode (Serm. IV de l'Epi-
phanie, ch. n) : Le Christ ne prend pas ton empire; et le Maître
du monde ne se contente pas des petitesses du sceptre de ta puis-
sance. — Que si les Juifs sont troublés, eux qui devraient
cependant plutôt se réjouir, ou bien c'est parce que, comme
le dit saint Jean Chrysostome (Anonyme précité), de l'avène-
ment du Juste les impies ne pouvaient se réjouir, ou bien parce
qu'ils voulaient témoigner leur faveur à Hérode, qu'ils crai-
gnaient : le peuple, en effet, favorise plus que de Juste ceux
dont il subit la cruauté (glose, sur S. Matthieu, ch. n, v. 3). —
Pour ce qui est des enfants tués par Hérode, cela ne tourna
point à leur dommage, mais à leur avantage. Saint Augustin dit,
en effet, dans un sermon de l'Epiphanie (Serm. CCCLXXXIII,
ch. ni) : Gardons-nous de croire que le Christ, venant pour déli-
vrer les hommes, n'ait rien Jait pour la récompense de ceux qui
furent tués à cause de Lui, alors que, pendu au bois » de la
Croix, (( // pria pour ceux qui le mettaient à mort ».
La naissance du Christ, qui ne devait pas être manifeste
pour tous immédiatement, devait cependant être manifestée
QUEST. XXXVI. — DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 201
ouvertement à quelques-uns. Mais, à qui? Ceux auxquels sa
nativité fut manifestée étaient-ils bien choisis? — C'est ce
qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'ar-
ticle qui suit.
Article III.
Si furent convenablement choisis ceux à qui la nativité
du Christ a été manifestée?
Cinq objections veulent prouver que « ne furent point con-
venablement choisis ceux à qui la naissance du Christ fut
manifestée », et que l'Evangile nous fait connaître, savoir : les
bergers; les Mages; Siméon et Anne. — La première arguë de
ce que « le Seigneur, en saint Matthieu, ch. x (v. 5), donna
cet ordre aux disciples : N'allez poinl parmi les nations, en ce
sens qu'il devait être manifesté aux Juifs avant d'être mani-
festé aux Gentils. Donc il semble que bien moins encore la na-
tivité du Christ dut être révélée dès le commencement aux
Gentils qui vinrent de VOrient, comme on le voit par saint
Matthieu, ch. ii (v. i) ». — La seconde objection dit que « la
manifestation de la vérité divine doit être faite surtout aux
amis de Dieu; selon cette parole du livre de Job, ch. xxxvii
(dans la Vulgate, xxxvi, verset dernier) : // la fait connaître à
son ami. Or, les Mages paraissent êtVe les ennemis de Dieu. 11
est dit, en effet, dans le Lcvitique, ch. xix (v. 3i) : IWille: point
vers les Mages; et ne consulte: point les devins. Donc la nativité
du Christ n'aurait pas dû être manifestée aux Mages ». — La
troisième objection fait observer que u le Christ était venu
pour délivrer le monde entier de la puissance du démon; et
c'est pourquoi il est dit dans Malachie, ch. i (v. ii) : Du lever
du soleil à son coucher, mon nom est grand parmi les nations.
Ce n'est donc pas seulement à ceux qui étaient en Orient qu'il
devait être manifesté, mais aussi à quelques-uns pris de par-
tout dans l'univers ». — La quatrième objection rappelle que
« tous les sacrements de l'ancienne loi étaient la figure du
Christ. Or, les sacrements de la loi ancienne étaient dispensés
202 SOMME THEOLOGIQUE.
par le ministère des prêtres de la loi. Donc il semble que la
nativité du Christ aurait dû être manifestée aux prêtres dans
le temple plutôt qu'aux bergers dans les champs ». — La cin-
quième objection en appelle à ce que « le Christ est né d'une
Mère vierge, et II était », à sa naissance, a un tout petit en-
fant. Donc il eût été plus convenable, semble-t-il, qu'il fût
manifesté à la jeunesse et à des vierges plutôt qu'à des vieil-
lards et des femmes mariées ou veuves, comme Siméon et
Anne ».
L'argument sed contra cite le mot du Christ « en saint Jean »,
où « il est dit, ch. xiii (v. 18) .Je sais ceux que j'ai choisis.
Or, ce qui se fait selon la Sagesse de Dieu est cbnvenablement
fait. Donc furent convenablement choisis ceux à qui a été ma-
nifestée la naissance du Christ ».
Au corps de l'article, saint Thomas formule ce beau prin-
cipe, qui régit tout dans l'ordre de la Rédemption ; c'est que
« le salut, qui devait se faire par le Christ, regardait tous les
hommes dans leur diversité; car, comme il est dit aux Colos-
siens, ch. ni (v. 11; Galales, ch. ni, v. 28), dans le Christ, il
n'est plus ni homme ni femme, ni Gentil ni Juif, ni esclave ni libre,
et ainsi des autres. Et, afin que cette loi fût préfigurée dans la
nativité même du Christ, le Christ nouveau-né est manifesté
à toutes les conditions qui se trouvent parmi les hommes. Car,
selon que le dit saint Augustin, dans le sermon de l'Epipha-
nie (Sermon CCII, ch. 1), les bergers étaient Israélites; les Ma-
ges, Gentils. Ceux-là étaient près; ceux-ci venaient de loin. Les
uns et les autres se rencontrèrent comme à la pierre angulaire.
Il y eut encore entre eux une autre diversité : c'est que les
Mages furent sages et puissants; les bergers, simples et du
bas peuple. Le Christ a été manifesté aussi aux justes, Siméon
et Anne; et aux pécheurs, les Mages; de même, aux hommes,
et aux femmes, dans la personne de sainte Anne. Afin que fût
montré, par là, qu'aucune des conditions parmi les hommes
n'était exclue du salut du Christ ».
Vad primum répond que « cette première manifestation de
la naissance du Christ fut un certain prélude de la pleine
manifestation future. Et, de même que dans la seconde mani-
QUEST. XXXVI. — DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 203
festation, la grâce du Christ a été annoncée d'abord par le
Christ et ses Apôtres aux Juifs, et ensuite aux Gentils; pareil-
lement, vers le Christ arrivèrent d'abord les bergers, qui
étaient les prémices des Juifs, comme étant tout près; et puis,
vinrent les Mages, de loin, qui furent les prémices des Gentils,
comme le dit saint Augustin » (endroit précité).
L'ad secandam fait une double réponse. — La première en
appelle à « saint Augustin » qui « dit, dans le sermon de
l'Epiphanie (sermon CC, ch. m) : Comme le manque de ctdtare
l'emporte dans la rasticité des bergers ; de même, V impiété l'em-
porte dans les sacrilèges des Mages. Toutefois, celai qui était la
pierre angulaire s'attribue et les uns et les autres ; car II venait
choisir ce qui est inculte pour confondre les sages, et non les jus-
tes, mais les pécheurs : afm qu'aucune grandeur ne s'enor-
gueillisse et qu'aucune Jaiblesse ne désespère n. Cette réponse
vaut pour ceux qui tiendraient que les Mages étaient des sor-
tes de sorciers, comme le voulait l'objection. — « Mais il en
est » — et ceci est une seconde réponse, non moins plausi-
ble, « qui disent que ces Mages n'étaient point des hommes se
livrant aux maléfices, mais de savants astronomes, qui chez
les Perses ou les Chaldéens sont appelés du nom de Mages ».
L'ad tertium dit que « comme l'expliqne saint Jean Chrysos-
tome (ou plutôt l'Anonyme, hom. II), les Mages vinrent de
l'Orient, parce que d'où naît le Jour, de là devait procéder le com-
mencement de la foi : la foi est, en effet, la lumière des unies. —
Ou encore, parce que tous ceux qui viennent d'i Christ, viennent
de Lui et par Lui (Rémi d'Auxerre, hom. VIII) ; aussi bien est-il
dit, dans Zacharie, ch. vi (v. 12) : Voici l'homme : Orient est
son nom. — Toutefois, à la lettre, ils sont dits être venus de
l'Orient, ou bien parce qu'ils vinrent de l'extrémité de l'Orient,
d'après quelques-uns, ou bien parce qu'ils vinrent de certaines
parties voisines de la Judée du côté de l'Orient » : le premier
de ces deux sentiments semblerait plus en harmonie avec le
texte de l'Evangile, surtout si on admettait qu'ils avaient mis
près de deux ans pour se rendre auprès de l'Enfant-Dieu. —
Saint Thomas ajoute que si l'Évangile ne parle expressément
que de ces Mages venus d'Orient, « il est croyable cependant
20/^ SOMME THÉOLOGIQUE.
que même dans les autres parties du monde apparurent certains
signes de la naissance du Christ. C'est ainsi qu'à Rome coula
de l'huile (cf. Eusèbe, Chroniques, liv. II, Olymp. clxxxv); et,
en Espagne, apparurent trois soleils qui peu à peu se fondi-
rent en un seul. » {Ibid., Olymp. clxxxiv).
Vadqaartum déclare que « comme le dit saint Jean Ghrysos-
tome (ou plutôt Théophylacte, sur saint Luc, ch. n, v. 8),
l'ange manifestant la nativité du Christ n'alla pas à Jérusalem
et ne requit point les Scribes et les Pharisiens, parce qu'ils
étaient corrompus et dévorés plus que les autres par l'envie.
Mais les bergers étaient sincères, gardant l'ancienne manière
de vivre des Patriarches et de Moïse. — Par ces bergers
aussi étaient signifiés les Docteurs de l'Église, auxquels sont
révélés les mystères du Christ qui étaient cachés pour les
Juifs t).
Uad quintum en appelle à « saint Ambroise », qui « dit {sur
Luc, ch. Il, V. 25), que la génération » ou la naissance a du
Seigneur ne devait pas seulement avoir le témoignage des bergers »
et des jeunes gens comme le voulait l'objection, « mais encore
celui des vieillards et des justes ; d'autant plus que leur témoi-
gnage, en raison de leur justice » ou de leur sainteté u avait
plus de force pour amener à y croire ».
Mous savons maintenant, d'une façon générale, à qui le
Christ nouveau-né devait être manifesté. Il nous reste à exa-
miner par qui devait se faire cette manifestation. Convenait-il
que ce fût par le Christ lui-même; devait-Il, pour cela, user
des messagers dont II a usé. — Le premier aspect de la ques-
tion va faire l'objet de l'article qui suit.
Article IV.
Si le Christ devait par Lui-même manifester sa nativité?
Trois objections veulent prouver que « le Christ devait par
Lui-même manifester sa nativité » ou sa naissance. — La pre-
QUEST. XXXVI. — DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 2o5
mière dit que « la cause qui est par soi Cemporle toujours sur
celle qui est par autre chose, comme il est marqué au livre YIII
des Physiques (ch. v, n. 7; de S. Th., leç. 9). Or, le Christ a
manifesté sa nativité par d'autres; savoir : aux bergers, par
les anges; et, aux Mages, par l'étoile. Donc, à plus forte rai-
son, a-t-Il dû la manifester par Lui-même ». — La seconde
objection apporte le texte de V Ecclésiastique, ch. xx (v. 82;
ch, xLi, v. 17), où « il est dit : La sagesse qui est cachée et le
trésor qu'on ne voit pas, quelle utilité en l'une et en l'autre? Or,
le Christ, dès le premier moment de sa conception, a eu plei-
nement le trésor de la sagesse et de la science. Si donc 11
n'avait manifesté par des œuvres et des paroles cette plénitude
qu'il avait, c'est en vain qu'il aurait reçu la sagesse et la grâce.
Chose qui est inadmissible ; car Dieu et la nature ne font rien
en vain, comme il est dit au livre I du Ciel et du monde (ch. iv,
n. 8; de S. Th., leç. 8) ». — La troisième objection en ap-
pelle à ce que « dans le livre de l'Enfance du Sauveur, on lit
que le Christ, dans son Enfance, a fait beaucoup de miracles.
Et, par suite, il semble qu'il a, par Lui-même, manifesté sa
nativité ».
L'argument sed contra s'autorise de « saint Léon, pape »,
qui, dans un sermon de l'Epiphanie, ch. m, a dit que les
Mages trouvèrent l'Enfant Jésus ne différant en rien de la géné-
ralité de l'enfance parmi les hommes. Or, les autres enfants ne
se manifestent point eux-mêmes. Donc, il ne convenait pas,
non plus, que le Christ, par Lui-même, manifeste sa nati-
vité ».
Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que u la
nativité du Christ était ordonnée au salut des hommes ; et ce
salut est par la foi. D'autre part, la foi salutaire confesse la di-
vinité et l'humanité du Christ. Il fallait donc que l'humanité
du Christ fût manifestée de telle sorte que la démonstration de
sa divinité » ne nuise pas ou « ne préjudicie en rien à la foi
de son humanité. Et c'est ce qui fut fait, alors que le Christ
présenta en Lui-même la similitude de l'infirmité humaine; et
cependant, par les créatures de Dieu, Il montra en Lui la
vertu delà divinité. C'est pour cela qu'il ne manifesta point
2o6 SOMME THÉOLOGIQUÉ.
par Lui-même sa nativité, mais par certaines autres créatures »
dont nous allons parler à l'article suivant.
Vad primum répond que n dans la voie de la génération et
du mouvement il faut parvenir au parfait par l'imparfait. Et
c'est pourquoi le Christ a été manifesté d'abord par d'autres
créatures; et ensuite II se manifesta par Lui-même d'une ma-
nifestation parfaite ».
L'ad secandiim déclare que « si la sagesse cachée est inutile,
cependant il n'appartient pas au sage de se manifester lui-
même en n'importe quel temps, mais en temps opportun. Il
est dit, en effet, dans Y Ecclésiastique , ch. xx (v. 6) : Tel se tait,
qui n'a pas le sens de la parole; et tel autre se tait, sachant le
temps qui est le temps qui convient. Ainsi donc la Sagesse don-
née au Christ ne fut pas inutile ; parce qu'elle s'est manifestée
elle-même au temps voulu. Et cela même, qu'elle était cachée
tout le temps qu'il fallait, est un signe de sagesse ».
h'ad tertium dit que « ce livre de rEnJance du Sauveur est
apocryphe. Et saint Jean Chrysostome, sur saint Jean (hom . XXI) ,
affirme que le Christ ne fit point de miracle avant qu'il change
l'eau en vin » aux noces de Cana; ^ selon cette parole de saint
Jean, ch. n (v. ji) : Ce Jut là le premier des miracles que fit
Jésus. — Si, en effet, le Christ avait Jait des miracles dès sa pre-
mière enjance, les Israélites n'auraient eu besoin de personne
d'autre qui le manijeste ; alors que cependant saint Jean-Baptiste
dit, en saint Jean, ch. i (v. 3i) : Pour qu'il fut manifesté à
Israël, c'est pour cela que je suis venu baptisant dans l'eau. Or,
c'est à propos qu'il ne commença point de faire des miracles
dans sa première enfance. On eût cru, en effet, que l'Incarnation
était une imagination ; et, avant le moment voulu, on l'aurait
livré à la croix, sous la morsure de l'envie », comme en témoi-
gne la conduite d'Hérode à l'égard des saints Innocents.
La nativité du Christ devait être manifestée, non par le
Christ Lui-même, mais par des créatures qu'il se choisirait à
cette fin. Ces créatures, nous le savons, furent les anges et
une étoile. Était-il convenable qu'il en fût ainsi. — Saint
Thomas va nous répondre à l'article suivant.
QtJÈST. XXXVl. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 20'J
Article V.
Si la nativité du Christ devait être manifestée par des anges
et une étoile?
Nous avons ici quatre objections, dont les deux premières
veulent prouver que « la nativité du Christ ne devait pas être
manifestée par des anges », et les deux autres, qu'elle u ne de-
vait pas être manifestée aux Mages par une étoile ». — La pre-
mière fait observer que « les anges sont des substances spiri-
tuelles ; selon cette parole du psaume (cm, v. li ; aux Hébreux,
ch. I, V. 7) : Il fait ses anges des esprits. Or, la nativité du Christ
était selon la chair, non selon sa substance spirituelle. Donc
elle n'aurait pas dû être manifestée par des anges ». — La se-
conde objection dit qu' « il y a une plus grande affinité des jus-
tes aux anges qu'à n'importe quels autres ; selon cette parole
du psaume (xxxiii, v. 8) : Vange du Seigneur enverra autour de
ceux qui le craignent, et il les délivrera. Or, aux justes, c'est-à-
dire à Siméon et Anne, la nativité du Christ n'a pas été mani-
festée par des anges. Donc elle n'aurait pas dû, non plus, être
manifestée aux bergers par des anges ». — La troisième ob-
jection, qui est l'une des deux voulant prouver que « pareille-
ment, il semble qu'aux Mages, non plus, la nativité du Christ
n'aurait pas dû être manifestée par une étoile », déclare que
« cela semble être une occasion d'erreur pour ceux qui estiment
que les astres ont un domaine sur la naissance des hommes »,
ce qui est l'erreur des astrologues. « Or, les occasions de pécher
doivent être enlevées d'auprès des hommes. Donc il n'était pas
convenable que par une étoile la nativité du Christ fût mani-
festée ». — La quatrième objection en appelle à ce qu' u il faut
que le signe soit certain pour que par lui une chose soit ma-
nifestée. Or, il ne semble pas que l'étoile fût un signe certain
de la nativité du Christ. Donc c'est mal à propos que la nati-
vité du Christ fut manifestée par une étoile ».
L'argument 5edco/i</'a cite un texte du Deutéronome, où « il est
2o8 SOMME THÉOLOGIQUE.
dit, ch. XXXII (v. !i) : Les œuvres de Dieu sont parfaites. Or, une
telle manifestation fut une œuvre divine. Donc c'est par des
signes convenables qu'elle a été faite ».
Au corps de l'article, saint Thomas formule ce principe ou
celte règle vraiment d'or, que « comme la manifestation syllo-
gistique se fait par les choses qui sont plus connues de celui
à qui l'on doit manifester quelque chose; pareillement, la
manifestation qui se fait par des signes doit se faire par les
choses qui sont familières à ceux à qui se fait la manifesta-
tion ». Nous avons dans cette règle ou ce principe la clef de
toutes les manifestations divines dans l'Ancien et le Nouveau
Testament. « Or, poursuit saint Thomas, il est manifeste que
pour les hommes justes, c'est chose familière et accoutumée
d'être instruits par le mouvement instinctif intérieur de l'Es-
prit-Saint sans la démonstration de signes sensibles, c'est-à-
dire par l'esprit de prophétie ». Retenons, au passage, cette
déclaration magnifique de saint Thomas, qui ouvre de si beaux
horizons sur la vie mystique des âmes saintes. « Les autres,
au contraire, adonnés aux choses corporelles, sont amenés par
les choses sensibles aux choses intelligibles. Toutefois, les Juifs
étaient accoutumés à recevoir des réponses divines par les an-
ges, par lesquels aussi ils avaient reçu la loi, selon cette parole
du livre des Actes, ch. vu (v. 53) : Vous avez reçu la loi par la
disposition des anges. Quant aux Gentils, surtout les savants et
les astronomes, ils étaient accoutumés à regarder le cours des
étoiles. Et c'est pourquoi, aux justes, c'est-à-dire à Siméon et
Anne, la nativité du Christ fut manifestée par le mouvement
instinctif intérieur de l'Esprit-Saint; selon cette parole de saint
Luc, ch. II (v. 26; cf. 36 et suiv.) : // avait eu cette réponse de
r Esprit-Saint, qu'il ne verrait point la mort, avant qu'il n'eût vu
d'abord le Christ du Seigneur. Au contraire, aux bergers et aux
Mages, comme adonnés aux choses corporelles, la nativité du
Christ fut manifestée par des apparitions visibles. Et parce que
cette nativité n'était pas purement terrestre, mais, d'une cer-
taine manière, céleste; à cause de cela, c'est par des signes
célestes, que la nativité du Christ est révélée aux uns et aux
aux autres. Comme, en effet, le dit saint Augustin, dans un
QtlEST. XXXVI. — DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 20g
sermon de l'Epiphanie (sermon CGIV) les deux sont habités par
les anges et ornés par les astres ; aussi bien par les uns et les autres
les cieux racontent la gloire de Dieu ». On aura remarqué ce beau
texte de saint Augustin. — « D'autre part, c'est raisonnable-
ment qu'aux bergers, comme étant des Juifs, auxquels avaient
été faites fréquemment des apparitions d'anges, la nativité du
Christ a été révélée par des anges; et qu'aux Mages, habitués à
considérer les corps célestes, elle a été manifestée par le signe
d'une étoile, parce que, comme le dit saint Jean Ghrysostome
(hom. VI sur saint Matthieu), Dieu voulut les appeler par des
choses accoutumées, condescendant à eux. — Il y a aussi une autre
raison. C'est que, comme le dit saint Grégoire (hom.'X sur
V Évangile), aux Juifs, comme usant de la raison, un vivant rai-
sonnable, c'est-à-dire un ange, devait prêcher. Les Gentils, au con-
traire, qui ne savaient point user de la raison pour connaître Dieu,
sont conduits, non par la voix, mais par des signes. El, de même
que le Seigneur, parlant déjà, Jut annoncé aux Gentils par des pré-
dicateurs qui parlaient, de même le Seigneur qui ne parlait pas
encore, fat prêché par des éléments sans parole. — Il est encore
une autre raison. C'est que, comme le dit saint Augustin (ou
plutôt saint Léon, pape), dans un sermon de l'Epiphanie (ser-
mon XXXIII), à Abraham avait été promise une succession innom-
brable qui devait être engendrée non par la semence de la chair,
mais par la fécondité de la foi. Et aussi bien elle était comparée à
la multitude des étoiles, ajin qu'il espérât une descendance céleste.
Et voilà pourquoi les Gentils, désignés par les étoiles, sont excités
par l'apparition d'un nouvel astre, afin qu'ils parviennent au
Christ, par lequel ils deviennent race d'Abraham » . — Ces textes
des Pères sont vraiment très beaux.
L'ad primam dit que « cela a besoin d'être manifesté, qui, de
soi, est caché ; non ce qui est, de soi, manifeste. Or, la chair
de Celui qui naissait était manifeste; mais la divinité était
cachée. Et voilà pourquoi c'est à propos que cette nativité a
été manifestée par les anges, qui sont les ministres de Dieu.
Aussi bien c'est au milieu de la clarté que l'ange apparut,
pour montrer que Celui qui naissait était la splendeur de la
gloire du Père » {aux Hébreux, ch. i, v. 3).
XVI. — La Rédemption. , i4
yiO SOMME THEOLOGIQUE.
Uad secLindum déclare que les « justes n'avaient pas besoin
d'une apparition visible d'anges; mais à eux suffisait le mou-
vement intérieur de l'Esprit-Saint, en raison de leur perfec-
tion ».
Vad tei'liam répond que « l'étoile qui manifesta la nativité
du Cbrist enleva toute occasion d'erreur. Comme, en effet, le
dit saint Augustin, contre Faiisle (liv. Il, ch. v), aucun » astro-
nome ou « astrologue, jamais, ne fixa le destin des hommes qui
naissaient, le rattachant aux étoiles, de telle sorte qu'il ajfirmât
que quelqu'une des étoiles, à la naissance d'un homme, eût laissé
l'ordre de son cours et se fût dirigée vers le noux^eau-né, comme
il arriva pour l'étoile qui annonça la nativité du Christ. Et
donc, par là, n'est point confirmée l'erreur de ceux qui esti-
ment que le sort des hommes qui naissent est attaché à l'ordre des
astres, mais qui ne croient pas que l'ordre des astres puisse être
changé à la nativité de l'homme. — Pareillement, comme le dit
saint Jean Chrysostome (hom. VI, sur S. Matthieu), le rôle de
l'astronomie » ou de l'astrologie « n'est pas de savoir par les
étoiles ceux qui naissent, mais de prédire l'avenir en partant de
l'heure de là naissance. Or, les Mages ne connurent point le temps
de la nativité pour partir de là et connaître l'avenir d'après le mou-
vement des étoiles ; mais plutôt inversement » .
Vad quartum signale que « comme le rapporte saint Jean
Chrysostome (l'Anonyme, hom. II), en certains écrits apocry-
phes on lit qu'une certaine nation dans l'extrême orient, près
de l'Océan, avait une certaine écriture » ou un certain écrit,
« portant le nom de Seth, au sujet de cette étoile et des présents
à offrir. Et cette nation observait avec soin l'apparition de cette
étoile , ayant placé douze explorateurs , qui , à des époques
déterminées, gravissaient la montagne » afin de mieux voir.
« Or, sur cette montagne, ils virent l'étoile qui avait en elle
comme la forme d'un petit enfant et au-dessus d'elle une simi-
litude de croix ». Le récit de cet apocryphe ne manque pas
d'une certaine saveur, pour montrer comment on s'industriait,
dans certains milieux, à l'effet d'expliquer le mystère de l'étoile.
— « Ou bien », poursuit saint Thomas, « il faut dire que,
comme il est marqué dans le livre des Questions du Nouveau
QUESt. XXXVI. DE LA MANIFESTATION t)U CHRIST NE. 21 t
et de l" Ancien Teslament (q. lxiii, parmi les Œuvres de saint
Augustin), ces Mages suivaient la tradition de Balaani qui avait
dit : Une étoile sortira de Jacob {Nombres, ch. xxiv, v. 17). Et,
aussi bien, voyant une étoile en dehors du cours ordinaire du
monde, ils comprirent que c'était celle que Balaam avait prédit
devoir être le Jutur indice du roi des Juijs. — Ou bien, comme
le note saint Augustin, dans un sermon de l'Epiphanie (ser-
mon CCCLXXIV), il faut dire que les Mages apprirent des anges,
par l'avertissement d'une certaine révélation, que l'étoile signifiait
que le Christ était né. Et il semble probable que ce fut par des
bons anges, alors qu'ils cherchaient déjà leur salut dans le Christ
qu'ils venaient adorer. — Ou bien, comme le dit saint Léon,
pape, dans un sermon de l'Epiphanie (sermon XXXIV, ch. m),
outre cette image extérieure qui Jrappait le regard corporel, un
rayon plus éclatant de la vérité instruisit leurs cœurs de ce qui
touchent à l'illumination de la foi ». — La diversité même de
ces explications nous montre qu'il est difficile de rien préciser
à ce sujet ; mais une chose est certaine : c'est que les Mages
comprirent le sens de l'apparition de l'étoile et se rendirent à
son appel. Du reste, nous allons revenir, dans les deux der-
niers articles de la question présente, sur ce point si intéres-
sant de l'étoile des Mages et de leur adoration auprès du
Christ.
Mais auparavant nous devons jeter un coup d'œil d'ensem-
ble sur les manifestations dont il vient d'être parlé, et nous
demander si l'ordre dans lequel ces manifestations se sont
produites était bien l'ordre qui convenait. C'est l'objet de l'ar-
ticle qui suit.
Article VI.
Si c'est dans l'ordre voulu que la nativité du Christ
a été manifestée?
Trois objections veulent prouver que « ce n'est pas dans
l'ordre voulu que la nativité du Christ a été manifestée ». —
2 12 SOMME THEOLOGIQUE.
La première dit que « la nativité du Clirist aurait dû être ma-
nifestée d'abord à ceux qui étaient le plus près du Christ et
qui désiraient le plus sa venue; selon cette parole du livre de
la Sagesse, ch, vi (v. i4) : Elle devance ceux qui la désirent, afin
de se montrer à eux la première. Or, les justes étaient tout à fait
près du Christ par la foi et ils désiraient le plus son avènement;
aussi bien est-il dit de Siméon, en saint Luc, ch. n (v. ^5),
que c'était an homme juste et craignant Dieu, qui attendait la
rédemption d'Israël. Donc la nativité du Christ aurait dû être
manifestée à Siméon avant d'être manifestée aux bergers et
aux Mages ». — La seconde objection déclare que « les Mages
furent /e.s prémices des Gentils qui devaient croire au Christ. Or,
c'est d'abord la plénitude des nations qui vient à la foi ; et, après,
tout Israël sera sauvé, comme il est dit aux Romains , ch. xi (v. 26,
2G). Donc la nativité du Christ devait être manifestée aux
Mages avant d'être manifestée aux bergers ». — La troisième
objection, d'un haut intérêt exégétique et historique, fait ob-
server qu' (( il est dit, en saint Matthieu, ch. n (v. 16) quHé-
rode mit à mort tous les enfants qui étaient à Bethléem et dans
tous ses environs, depuis deux ans et au-dessous, selon le temps
dont il s'était enquis auprès des Mages. Et par là il semble que
les Mages parvinrent au Christ dans la deuxième année après
sa nativité. Or, c'est mal à propos que la nativité du Christ
ait été manifestée aux Gentils après un aussi long temps ».
L'argument sed contra cite le mot du livre de Daniel, où « il
est dit, ch. 11 (v. 21) : Cest Lui qui change les temps et les âges.
Et, par suite, il semble que le temps de la manifestation de la
nativité du Christ s'est déroulé comme il fallait ».
Au corps de l'article, saint Thomas constate et rappelle que
Cl la nativité du Christ a été manifestée d'abord aux bergers,
le jour même de'cette nativité, Comme il est dit, en effet, dans
saint Luc, ch. 11 (v. 8, i5, 16), des bergers se trouvaient dans la
même région gardant et passant les veilles de la nuit auprès de
leur troupeau. Et, dès que les anges Jurent partis d'auprès d'eux
dans le ciel, ils se disaient les ans aux autres ; passons Jusqu'à
Bethléem. Et ils vinrent en hâte. — En second lieu, les Mages
parvinrent au Christ, le treizième jour après sa nativité, au-
QUEST. XXWr. — DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. Jl3
quel on célèbre la fêle de l'Epiphanie. Si, en effet, ils étaient
venus, l'année d'après, ou au bout de deux ans. ils n'auraient
pas trouvé l'Enfant à Bethléem ; puisqu'il est écrit, en saint
Luc, ch. II (v. 39), qn après quils eurent accompli toutes choses
selon la loLdu Seigneur, offrant l'Enfant Jésus dans le Temple »,
Marie et Joseph « revinrent en Galilée, dans leur cité, c'est-à-dire
à Nazareth ». Nous verrons, tout à l'heure, ce qu'il faut penser
de l'indication fournie ici par saint Luc. Remarquons seule-
ment que c'est sur elle que se fonde saint Thomas pour hâter
l'arrivée des Mages. Si une autre interprétation est possible, la
conclusion ne s'imposera pas. — « En troisième lieu, la nati-
vité fut manifestée aux justes dans le Temple, le quarantième
jour après la nativité, comme on le trouve en saint Luc, ch. 11
(v. 22; cf. Lévitique, ch. xii, v. 2 et suiv.) ». — Après avoir
marqué cet ordre des manifestations selon qu'il a cru pouvoir
le dégager du récit de saint Luc, saint Thomas apporte une
raison de convenance, qu'il explique comme il suit : « La rai-
son de cet ordre est que par les bergers sont signifiés les Apô-
tres et les autres qui crurent parmi les Juifs, auquels d'abord
fut manifestée la foi du Christ ; et parmi eux, en effet, il n'y
eut pas beaucoup de puissants et beaucoup de nobles, comme il
est dit dans la première Épitre aux Corinthiens, ch. i (v. 26) »,
mais plutôt de petites gens et des hommes du peuple ressem-
blant aux bergers. « Ensuite, la foi du Christ parvint à la plé-
nitude des nations ; qui est figurée par les Mages. Et, troisiè-
mement, elle parviendra à la plénitude des Juifs; qui est figu-
rée par les justes ; d'où il vient aussi que le Christ leur fut
manifesté dans le Temple des Juifs ». — 11 va bien sans dire
que ce n'est qu'une raison de convenance et que l'ordre mar-
qué en second lieu, qui est, en effet, l'ordre réel, n'est pas
nécessairement lié comme correspondant à l'ordre qui aura pu
être celui des manifestations marquées dans l'Evangile.
L'ad primum explique fort bien pourquoi la manifestation
faite à Siméon n'a pas été la première et donne une raison qui
s'harmoniserait en effet très bien avec l'ordre des manifesta-
tions, à supposer que celle qui regarde les Mages eût été aussi
antérieure à celle qui regarde Siméon. « Gomme le dit l'Apô-
2l4 SOMME THÉOLOGIQUE.
tre, aux Romains, ch. ix (v. 3o, 3i), Israël, en suivant la loi de
la Justice n'est point parvenu à la loi de la Justice ; tandis que les
Gentils, qui ne cherchaient pas la Justice, ont, d'une façon com-
mune, prévenu les Juifs dans la justice de la foi. Et, en figure
de cela, Siméon, qui attendait la consolation d'Israël, a connu
en dernier lieu le Christ nouveau-né; et il a été précédé dans
cette connaissance par les bergers et les Mages, qui n'avaient
point la même sollicitude ». Ici encore, ce n'est qu'une raison
de convenance, laquelle n'a son application que si on suppose
la réalité de l'ordre dont il s'agit.
L'arf sectmdam fait observer que « si la plénitude des nations
est venue à la foi avant la plénitude des Juifs, cependant les
prémices des Juifs ont précédé les prémices des nations. Et
voilà pourquoi la nativité du Christ a été manifestée aux ber-
gers avant d'être manifestée aux Mages ».
Vad lertium dit qu' « au sujet de l'apparition de l'étoile qui
apparut aux Mages, il y a une double opinion. — Saint Jean
Chrysostome, en effet, sur saint Matthieu (ch. ii, v. i), et saint
Augustin, dans un sermon de l'Epiphanie (sermon CXXXI,
parmi les (Euvres), disent que l'étoile apparut aux Mages deux
ans avant la nativité da Christ; c'est alors que les Mages réso-
lurent de venir vers le Christ; et s'étant mis en route des extré-
mités de l'Orient, ils arrivèrent le troisième jour après la nais-
sance du Christ. Aussi bien Hérode, aussitôt après leur départ,
se voyant joué par eux, envoya l'ordre de tuer les enfants de
deux ans et au-dessous, se demandant si le Christ n'était pas
né quand l'étoile apparut aux Mages, selon le temps dont il
s'était enquis auprès d'eux. — D'autres disent (cf. saint Rémi,
hom. VII) que l'étoile apparut aussitôt après la nativité du
Christ, et que tout de suite les Mages, ayant vu l'étoile, se mi-
rent en route et firent leur chemin très long en l'espace de
treize jours, soit par une assistance divine, soit à cause de la
rapidité des dromadaires qui les portaient; tout cela, d'ailleurs,
à supposer qu'ils vinrent de l'Extrême-Orient. Car il en est qui
disent qu'ils vinrent d'une région rapprochée, là où était Ba-
laam, dont ils avaient connu la doctrine; et s'ils sont dits être
venus de l'Orient, c'est parce que cette terre était à l'orient de
QUEST XXXVI. — DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 2l5
la Judée. Et, dans cette hypothèse, ce ne fut pas tout de suite
qu'Hérode mita mort les enfants; mais seulement après deux
ans : soit parce que, dit-on, il aurait dû, dans l'intervalle, se ren-
dre à Rome, où il avait été accusé ; ou parce que, agité d'autres
craintes, il avait dû se désister de la poursuite des enfants; ou
bien parce qu'il put croire que les Mag-es, trompés par une
Jausse vision de l'étoile, n ayant pas trouvé lEnJant qu'ils cher-
chaient, n'avaient pas osé revenir vers lui, comme le dit saint
Augustin, au livre du Consentement des Évangélistes (liv. Il,
oh. xi). Et c'est pour cela qu'il fît tuer, non seulement les en-
fants de deux ans, mais au-dessous, parce que, comme le dit
saint Augustin dans un sermon sur les saints Innocents, il crai-
gnait que l'Enfant, qui avait les astres à son service, n'eût changé
son aspect un peu au-dessus ou au-dessous de son âge » .
Nous voyons, par toutes ces explications, combien a créé de
difficultés aux Pères et aux Docteurs l'indication des deux ans
marquée en saint Matthieu au sujet de l'apparition de l'étoile.
Ces difficultés venaient surtout de l'hypothèse où l'on se plaçait
touchant la date de l'adoration des Mages. On acceptait, en
effet, que cette adoration avait eu lieu treize jours après la nais-
sance du Christ. Dès lors, l'indication des deux ans pour l'appa-
rition de l'étoile ne pouvait plus s'expliquer que très difficile-
ment. La difficulté se résout d'elle-même si, au lieu de placer
l'adoration des Mages au treizième jour après la naissance du
Christ, on la reporte à la deuxième année qui suivit cette nais-
sance. Nous avons entendu saint Thomas lui-même faire allu-
sion à cette hypothèse, au corps de l'article. Il est vrai qu'il ne
s'y est pas arrêté. Mais pour une raison qui n'est pas contrai-
gnante. Il disait, en ell'et, qu'à ce compte les Mages n'auraient
pas trouvé l'Enfant à Bethléem, puisque après la purification,
qui eutlieuau quarantième jour, Joseph et Marie étaient retour-
nés à Nazareth. Une explication intermédiaire peut être donnée;
et elle semble tout à fait plausible. Elle consiste à dire qu'en
effet, après la purification, la sainte Famille retourna à Naza-
reth ; mais non pas pour y rester. Saint Joseph, après la nais-
sance du Christ, se considérait comme tenu de revenir à
Bethléem, qu'il savait, par les prophéties, devoir être la patrie
2l6 SOMME THÉOLOGIQUE,
du Messie, Si donc après la purification il était retourné à
Nazareth, c'est parce qu'il en était parti précipitamment. Mais
après avoir mis ordre à ses affaires, ce qui ne dut lui demander
que peu de temps, il était revenu à Bethléem, avec l'intention
de s'y fixer. Et c'est là que les Mages retrouvèrent la sainte
Famille au début de la deuxième année après la naissance du
Christ. Avec cette explication, les faits de l'Évangile s'harmo-
nisent très bien. Sans cela, au contraire, il devient à peu près
impossible de les expliquer. Car, où placer la fuite en Egypte,
si l'adoration des Mages a eu lieu treize jours après la naissance
du Christ. Aussi bien l'interprétation qui nous semble la plus
littérale est celle qui range ainsi les événements : d'abord, la
naissance du Christ; puis, au quarantième jour, la purifica-
tion; après la purification, le retour à Nazareth, mais pour très
peu de temps : la sainte Famille vient s'établir à Bethléem.
C'est là que les Mages viennent adorer l'Enfant, au début de la
deuxième année. Hérode, déjoué par eux, médite de faire périr
l'Enfant, que saint Joseph, averti par l'ange, emmène précipi-
tamment en Egypte. Après la mort d'Hérode, survenue l'année
suivante, saint Joseph, de nouveau averti par l'ange, songe à
retourner, non à Nazareth, mais à Bethléem, preuve manifeste
qu'il s'y était établi avant la fuite en Egypte; et ce n'est que
sur un nouvel avis de l'ange, qu'il se rend à Nazareth, où l'En-
fant devait demeurer caché jusqu'aux jours de la vie publique.
Nous avons expliqué ce sentiment avec les laisons qui le moti-
vent, au tome premier de Jésus-Chrisl dans l'Évangile.
Après avoir examiné ce qui a trait à la manifestation du Christ
en général, il nous faut étudier en particulier l'une de ces mani-
festations comme offrant une importance toute spéciale. Il s'agit
de l'adoration des Mages. Et, à ce sujet, sai nt Thomas se demande
deux choses : premièrement, ce qu'était l'étoile qui les condui-
sit; deuxièmement, comment ils se comportèrent auprès de
l'Enfant-Dieu. — Le premier point va faire l'objet de l'arti-
cle qui suit.
QUEST. XXXVI. — DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NÉ. 217
Article VII.
Si l'étoile qui apparut aux Mages était l'une des étoiles
du ciel?
Trois objections veulent prouver que « l'étoile qui apparut
aux Mages était l'une des étoiles du ciel ». — La première cite
le mot de « saint Augustin » (ou plutôt Maxime de Turin,
hom. XII sur la Nativité; parmi les Œuvres), qui, « dans un
sermon de l'Epiphanie, dit : Tandis que Dieu est suspendu au
sein » de sa Mère « et quii est revêtu de misérables langes, sou-
dain un nouvel astre brille au ciel. Ce fut donc une étoile du
ciel qui apparut aux Mages ». — La seconde objection est un
autre mot de « saint Augustin », qui, « dans un sermon de
l'Epiphanie (sermon CCI), dit : Aux bergers, ce sont des anges ;
et aux Mages, c'est une étoile, qui montrent le Christ. Aux uns et
aux autres, c'est la tangue des deux qui se fait entendre, parce
que la langue des prophètes ne s entendait plus. Or, les anges qui
apparurent aux bergers furent vraiment des anges venus du
ciel. Donc létoile, aussi, qui apparut aux Mages fut vraiment
une des étoiles du ciel ». — La troisième objection arguë au
sens de la science des anciens. Elle dit que « les étoiles qui ne
sont pas au ciel, mais dans l'air, sont appelées comètes; lesquel-
les n'apparaissent point à la naissance des rois, mais plutôt
sont des indices de leur mort. Puis donc que l'étoile dont il
s'agit désignait la naissance du Roi » des rois, « et aussi bien
les Mages disent, en saint Matthieu, ch. ii (v. 2) : Où est le
nouveau-né Roi des Juifs? Car nous avons vu son étoile en
Orient, il semble que cette étoile fut du nombre des étoiles du
ciel ».
L'argument sed contra cite un texte de « saint Augustin, au
livre Contre Fauste » (liv, II, ch. v), où il est « dit : Ce n'était
point l'une des étoiles qui depuis le commencement de la création gar-
dent V ordre de leur course sous la loi du Créateur ; mais pour la nou-
veauté de Venjantement de la Vierge, un nouvel astre apparut ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « comme le
2l8 SOMME THÉOLOGIQUE.
dit saint Jean Ghrysostome, sur saint Matthieu (hom. VI), que
cette étoile qui apparat aux Mages n'ait pas été l'une des étoi-
les du ciel, la chose est manifeste de multiple manière. — Pre-
mièrement, parce qu'il n'est aucune des étoiles qui marche dans
cette direction. Celle-ci, en effet, se portait du nord au midi :
car telle est la direction de la Judée, par rapport à la Perse, d'où
les Mages venaient. — Secondement, la chose apparaît aussi
par le temps » où l'étoile était vue. « Et, en effet, ce n'était pas
seulement la nuit, mais aussi au milieu du jour qu'elle parais-
sait : chose qui ne convient à aucune étoile; non pas même à
la lune. — Troisièmement, parce que tantôt elle apparaissait,
et tantôt elle se cachait. Lorsque, en effet, les Mages entrèrent
à Jérusalem, l'étoile se cacha ; et, ensuite, dès qu'ils eurent laissé
Hérode, elle se montra de nouveau. — Quatrièmement, parce
qu'elle n'avait pas un mouvement continu; mais, quand les
Mages devaient aller, elle allait; quand ils devaient s'arrêter,
elle s'arrêtait ; comme il en était pour la colonne de nuée dans
le désert {Exode, ch. xl, v. 34, 35 ; Deutéronome, ch. i, v. 33).
— Cinquièmement, parce que ce ne fut pas en restant en haut,
qu'elle montra le lieu où était la Vierge qui avait enfanté, mais
elle le fit en descendant sur la maison. Il est dit, en effet, dans
saint Matthieu, ch. ii (v. g), que l'étoile quils avaient vu en
Orient, les précédait jusqu à ce qu étant venue elle s'arrêta sur l'en-
droit où était l'EnJant. Par où l'on voit que le mot des Mages
disant : Nous avons vu son étoile en Orient, ne doit pas s'enten-
dre comme si, eux-mêmes se trouvant en Orient, l'étoile leur fût
apparue existant elle-même dans la terre de Juda; mais en ce
sens qu'ils la virent alors qu'elle-même était en Orient etqu'elle
les précéda jusque dans la Judée; bien que ceci soit laissé dans
le doute par quelques-uns (cf. Saint Rémi, hom. VII). Or,
l'étoile n'aurait pas pu montrer distinctement la maison, si
elle n'avait été proche de terre. Et, comme lui-même, saint
Jean Chrysostome, le dit, ceci ne semble pas convenir à une
étoile, mais être le propre d'une vertu qui a la raison. D'où il
semble que cette étoile était une vertu invisible transjormée en une
telle apparence. — Aussi bien quelques-uns àn^ni {des Merveilles
de la Sainte Écriture, livre III, ch. iv ; parmi les CËuvres de
QUEST. XXXVr. — DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 219
saint Augustin) que comme i'Esprit-Saint descendit sur le Sei-
gneur après son baptême, sous la forme d'une colombe, de
même II apparut aux Mages sous la forme d'une étoile. — D'au-
tres disent que l'ange qui apparut aux bergers sous la forme
humaine, apparut aux Mages sous la forme d'une étoile. — Tou-
tefois, il semble plus probable que ce fut une étoile formée
alors à cette fin, non pas dans le ciel, mais dans l'air voisin de
la lerre ; laquelle se mouvait au gré de la volonté de Dieu » :
nous dirions un météore miraculeusement formé par Dieu pour
conduire les Mages. « Ce qui fait dire à saint Léon, pape, dans
un sermon de l'Epiphanie (sermon XXXI, ch. i) ; Aux trois
Mages, dans la région de l'Orient, apparaît une étoile nouvelle par sa
clarté, qui remportant en éclat et en beauté sur tous les autres
astres attirât sur elle leurs regards et leurs esprits, afin que tout de
suite iljùt remarqué qu'un phénomène aussi insolite ne devait pas
être chose vaine « .
Vad primum répond que « parfois, dans la Sainte Écriture,
l'air est appelé ciel; selon cette parole (ps. viii, v. 9) : Les oiseaux
du ciel et les poissons de la mer » .
Uad secundum dit que « les anges du ciel, en vertu de leur
office, ont de descendre vers nous, étant envoyés comme ministres
{aux Hébreux, ch. i, v. i4). Mais les étoiles du ciel ne quittent
point leur place. Et, par la suite, la raison n'est pas la même ».
Vad tertium fait observer que « comme l'étoile » des Mages
« ne suivait pas le mouvement des étoiles du ciel, elle ne suivait
pas, non plus, celui des comètes, qu'on ne voit pas durant le
jour, et qui ne changent pas leur course ordinaire. Et toute-
fois », à supposer, comme le voulait l'objection, que l'appari-
tion des comètes se produise en rapport avec la chute des rois,
« cette signification des comètes n'était pas ici totalement
absente. C'est qu'en effet le royaume céleste du Christ brisa et
détruisit tous les royaumes de la terre : et lui-même demeurera
éternellement, comme il est dit au livre de Daniel, ch. 11 (v. 4"^) »•
Il ne nous reste plus qu'un dernier point à examiner. Et
c'est de savoir si l'adoration des Mages fut bien ce qu'il fallait.
Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.
2 20 SOMME THEOLOGIQUE.
Article VIII.
Si les Mages vinrent à propos adorer et vénérer le Christ?
Quatre objections veulent prouver que « les Mages ne vin-
rent pas à propos adorer et vénérer le Christ ». — La première
dit qu' « à chaque roi les hommages sont dus par ses sujets.
Or, les Mages ne faisaient point partie du royaume des Juifs.
Donc, puisque la vue de l'étoile leur fit connaître que c'était
le roi des Juifs qui venait de naître, il semble que c'est mal à
propos qu'ils vinrent l'adorer ». — La seconde objection dé-
clare que « c'est une folie de venir annoncer un roi étranger
à un roi qui règne encore. Or, dans le royaume des Juifs, Hé-
rode régnait toujours. Donc les Mages agirent en insensés quand
ils annoncèrent la naissance d'un nouveau roi ». — La troi-
sième objection fait observer que « le signe céleste est plus cer-
tain que le signe humain. Or, les Mages étaient venus en
Judée conduits par un signe céleste. Donc ils en agirent sot-
tement de requérir, en dehors de la conduite de l'étoile, un
signe humain, quand ils dirent : Oh est le noaveaa-né roi des
Juifs? » — La quatrième objection arguë de ce que « l'obla-
tion de présents et l'hommage de l'adoration ne sont dus
qu'aux rois qui régnent déjà. Or, les Mages ne trouvèrent point
le Christ dans l'éclat de la dignité royale. Donc c'est mal à pro-
pos qu'ils lui offrirent des présents et des hommages royaux ».
L'argument sed contra cite le mot d'Isaïe, où « il est dit
ch. Lx (v. 3) : Les nations marchçronl à ta lumière, et les rois à la
splendeur de ton lever. Or, ceux qui sont conduits par la lumière
divine, n'errent point. Donc les Mages, sans erreur, rendirent
au Christ leurs hommages ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que <( comme il
a été dit (art. 3, ad i"""), les Mages sont les princes des nations
croyant au Christ, dans lesquels apparut, comme dans un pré-
sage, la foi et la dévotion des nations venant au Christ des
pays lointains. Et c'est pourquoi, de même que la dévotion et
QUEST. XXXVI. — DE LA MANIFESTATION £)U CHRIST NE. 22 t
la foi des nations est sans erreur par l'inspiration de l'Esprit-
Saint, de même aussi il faut croire que les Mages, inspirés par
l'Esprit-Saint, rendirent sagement leurs hommages au Christ ».
— On peut même ajouter que cette conduite des Mages est un
des plus beaux actes de foi qui aient été jamais accomplis. Il
fallait, en effet, que leur esprit fût mag^nifiquement éclairé par
la lumière d'en-Haut, pour qu'ils n'aient pas hésité à recon-
naître, dans le tout petit Enfant porté sur les bras de sa Mère
pauvre et ignorée de tous, le Roi-Messie qu'ils étaient venus
chercher de si loin. C'est, du reste, ce que vont souligner excel-
lemment les réponses aux objections.
Vad primam déclare que « comme le dit saint Augustin,
dans un sermon de l'Epiphanie (sermon CC, cli. i), alors que
de nombreux rois des Juifs étaient nés et étaient morts, tes Mages
ne vinrent adorer aucun d'eux. Ce n'est donc pas à un roi des
Juijs comme il avait accoutumé d'y en avoir, que ces étrangers,
venus de loin et n'ayant rien de commun avec ce royaume, doivent
Jtre supposés avoir voulu rendre un si grand honneur. Mais ils
avaient appris qu'il venait de naître un roi dans l'adoration duquel
ils ne doutaient pas qu'ils ne trouvassent le salut qui est selon
Dieu )).
L'ad secundum dit que « par cette annonce des Mages », faite
avec tant d'audace et de courage, « était préfigurée la cons-
tance des nations qui confesseraient le Christ jusqu'à la mort »,
à rencontre de tous les tyrans et de tous les persécuteurs.
« Aussi bien, saint Jean Ghrysostome (ou plutôt l'Anonyme)
dit, sur saint Matthieu (Ouvrage inachevé), que considérant le Roi
à venir, ils ne craignaient pas le roi présent. Ils n'avaient pas en-
core vu te Christ; et déjà ils étaient prêts à mourir pour Lui ».
L'ad tertium répond que « comme le dit saint Augustin, dans
son sermon sur l'Epiphanie (sermon CC, ch. ii), l'étoile qui con-
duisit les Mages jusqu'au lieu où était avec sa Mère vierge le Dieu-
enfant pouvait les conduire jusqu'à la cité de Bethléem où le Christ
était né. Mais elle se déroba jusqu'à ce que les Juifs eux-mêmes
eussent aussi rendu témoignage au sujet de la cité oà le Christ devait
naître; afin que, de la sorte, confirmés par un double témoignage,
comme le dit saint Léon, pape (sermon \XX1V, ch. ii), ils
222 SOMME THEOLOGIQUE.
apportassent plus d'ardeur à chercher Celui que manifestait et la
clarté de l'étoile et l'autorité de la prophétie. Et, ainsi, eux-mêmes
annoncent la nativité du Clirist et demandent le lieu, croient et
cherchent, comme pour signifier ceux qui marchent par la foi et
désirent la claire vue, selon que s'exprime saint Augustin, dans
un sermon de l'Epiphanie (sermon CXGIX, ch. i). Quant aux
Juifs qui indiquent aux Mages le lieu de la nativité du Christ,
ils ont été semblables aux ouvriers qui construisirent l'arche
de yoé, lesquels fournirent aux autres le moyen de se sauver et
eux-mêmes périrent dans le déluge : ils parlèrent et demeurèrent
après avoir parlé, semblables aux bornes du chemin qui montrent
la voie, mais ne marchent pas (S. Augustin, sermon CCGLXXIII,
V. iv), — Ce fut aussi par un dessein de Dieu que la vue de
l'étoile leur étant enlevée, les Mages conduits par le sens hu-
main iraient à Jérusalem, cherchant dans la cité royale le Roi
nouveau-né, afin que dans Jérusalem fût d'abord annoncée pu-
bliquement la nativité du Christ, selon cette parole d'Isaïe, ch. ii
(v. 3) : De Sion sortira la loi; et la Parole du Seigneur, de Jérug
salem; et aussi, afin que le zèle des Mages venant de loin condam-
nât la paresse des Juifs qui étaient tout près » et qui n'allaient
point vers le Christ (cf. S. Rémi, hom. VII).
Vad quartum fait observer que « comme le dit saint Jean
Chrysostome (l'Anonyme), sur saint Matthieu (Ouvrage ina-
chevé), si les Mages étaient venus cherchant un roi de la terre, ils
auraient été confondus ; car ils eussent entrepris sans raison la
fatigue d'un si long voyage. Et, par suite, ils n'auraient ni adoré,
ni offert des présents. Mais, parce qu'ils cherchaient le Roi du
ciel, bien qu'ils ne vissent en Lui rien de l'excellence royale, cepen-
dant contents du seul témoignage de l'étoile, ils adorèrent. C'est
qu'en effet, ils voient un homme et ils reconnaissent Dieu. Et
ils offrent des présents en harmonie avec la dignité du Christ :
de l'or, comme au grand Roi; l'encens, qui sert dans les sacrifices
divins, ils l'offrent comme à celui qui est Dieu; et la myrrhe, qu'on
répand sur les corps des morts, est offerte comme à Celui qui
doit mourir pour le salut de tous (S. Grégoire, hom. X, sur r Évan-
gile). Et, comme le dit saint Grégoire (au même endroit),
nous apprenons de là à offrir au Roi nouveau-né l'or qui signifie
QÙEST. XXXVI. — DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 223
la sagesse, resplendissant en sa présence de la lumière de la sa-
gesse; l'encens, qui exprime la dévotion de la prière, nous l'ojjrons
à Dieu si nous répandons devant Lui la bonne odeur de nos prières
assidues; quant à la myrrhe, qui signifie la mortification de la
chair, nous UoJJrons, si par l'abstinence nous mortifions les vices de
la chair ».
Après la question de la nativité du Christ, et toujours rela-
tivement à son entrée dans le monde; nous devons examiner
ce qui a trait aux prescriptions légales observées à son endroit.
C'est l'objet de la question suivante.
QUESTION XXXVII
DE LA CIRCONCISION ET DES AUTRES PRESCRIPTIONS LEGALES
OBSERVÉES A L'ENDROIT DU CHRIST ENFANT
Celte question est introduite ainsi par saint Thomas. « Nous
devons maintenant traiter de la circoncision du Christ. Et,
parce que la circoncision est une certaine profession de la loi
à observer, selon cette parole de l'Épître aax Gâtâtes, ch. v
(v. 3) : Je témoigne pour tout homme qui se circoncit, qu'il est
débiteur à l'endroit de toute la loi à observer ; ensemble avec la
circoncision, nous traiterons des autres prescriptions légales
observées à l'endroit du Christ Enfant ».
La question comprend quatre articles :
1° De la circoncision du Christ.
2° De l'imposition du nom.
3° De sa présentation.
4° De la purification de sa Mère.
Article Premier.
Si le Christ devait être circoncis?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'aurait
pas dû être circoncis ». — La première est que « la figure
cesse, quand la vérité vient. Or, la circoncision fut prescrite
à Abraham en signe du pacte ou de l'alliance qui portait sur
le descendant qui devait naître de lui, comme on le voit par
la GenP.se, chapitre xvii. Or, cette alliance ou ce pacte eut son
accomplissement dans la nativité du Christ. Donc la circonci-
sion dut cesser aussitôt ». — La seconde objection déclare que
Q. XXXVII. — DE LA CIRCONCISION ET t)E LA PRESENTATION. 220
« toute action du Christ nous sert d'instruction (cf. Instruction
sacerdotale, ch. vi, parmi les Œuvres de saint Bernard); et
aussi bien il est dit en saint Jean, ch. xiii (v. i5) : Je vous ai
donné l'exemple, afin que comme J'ai Jait moi-même , vous aussi
pareillement vous fassiez. Or, nous, nous ne devons pas être cir-
concis; selon cette parole de l'Épître aux Galates, ch, v (v. 2) :
Si vous pratiquez la circoncision, le Christ ne vous sert plus de
rien. Donc il semble que le Christ, non plus, ne devait pas
être circoncis ». — La troisième objection dit que « la circon-
cision est ordonnée comme remède contre le péché originel.
Or, le Christ n'a pas contracté le péché originel, comme on le
voit par ce qui a été dit plus haut (q. 4, art. 6, ad 2"'";
q. i4, art. 3; q. i5, art. i). Donc le Christ ne devait pas être
circoncis ».
L'argument sed contra apporte simplement le texte de saint
Luc, où « il est dit, ch. 11 (v. 21) : Après que furent passés les
huit jours, alors que l'Enfant devait être circoncis ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « pour plu-
sieurs causes, le Christ devait être circoncis ». Et le saint Doc-
teur en énumère sept. — « Premièrement, pour montrer la
vérité de la chair humaine », qu'il avait prise dans son Incar-
nation : « contre le Manichéen, qui dit qu'il eut un corps
fantastique ; et contre Apollinaire, qui dit que le corps du Christ
était consubstantiel à la divinité; et contre Valentin, qui dit
que le Christ avait apporté son corps du ciel. — Secondement,
pour approuver la circoncision, que Dieu avait autrefois ins-
tituée. — Troisièmement, pour prouver qu'il était de la race
d'Abraham, qui avait reçu le mandat de la circoncision, en si-
gne de la foi qu'il avait eue au sujet du Christ. — Quatrième-
ment, pour enlever aux Juifs l'excuse de ne pas le recevoir,
s'il eût été incirconcis. — Cinquièmement, pour recommander
par son exemple la vertu de l'obéissance (cf. vénérable Bède,
hom. X, pour la fête de la Circoncision). Et aussi bien, c'est le
huitième jour qu'il fut circoncis, comme il était prescrit dans
la loi. — Sixièmement, afm que Celui qui était venu dans la si-
militude de la chair de péché ne rejetât point le remède dont la
chair de péché avait coutume d'être purifiée (vénérable Bède,
XVI. — La Rédemption. i5
2 26 SOMME THÉOLOGIQUÉ.
Fbid). — Septièmement, afin que prenant sur Lui le fardeau de
la loi, Il en libérât les autres; selon cette parole de rÉpîlre
aux Galettes, ch. iv (v. /i, 5) : Dieu a envoyé son Fils, formé sous
la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la loi ». — On aura
remarqué la partie scripturaire et théologique de ces raisons
condenséees ici par saint Thomas avec tant de précision et de
justesse.
Vad primum répond que « la circoncision, en enlevant une
certaine pellicule du membre de la génération, signifiait la spo-
liation de la vieille génération » ou de la génération du vieil
homme (cf. S. Athanase, du sabbat et de la circoncision); « de
laquelle vétusté nous sommes libérés parla Passion du Christ.
Et c'est pourquoi la vérité de celte figure ne fut point pleine-
ment accomplie » ou réalisée « dans la nativité du Christ )>,
comme le supposait l'objection, « mais dans la Passion du
Christ, avant laquelle la circoncision avait sa vertu et son état.
C'est à cause de cela, qu'il convint que le Christ, avant sa
Passion, fût circoncis, comme fils d'Abraham ».
L'ad secundum dit que « le Christ a reçu la circoncision
dans le temps où elle était marquée par le précepte. Et c'est
pourquoi son action est pour nous à imiter, en cela que nous
devons observer ce qui, de nos jours, est de précepte. Car
rt chaque chose convient son temps et son opportunité, comme il
est dit dans V Ecclésiastique , ch. vni (v. G). De plus, comme
Origène le dit (hom. XIV, sur saint Luc), de même que nous
sommes morts avec le Christ mourant, et que nous sommes ressus-
cites avec Lui dans sa résurrection ; de même, nous avons été
circoncis d'une circoncision spirituelle par le Christ. Et c'est
pourquoi nous n'avons pas besoin de la circoncision charnelle.
Et c'est ce que l'Apôtre dit, aux Colossiens, ch. ii (v. ii) : En
qui, c'est-à-dire, dans le Christ, vous avez été circoncis, non
d'une circoncision faite de main d'homme, dans la spoliation du
corps de chair, mais dans la circoncision de Notre-Seigneur
Jésus-Christ ».
L'ad tertium déclare que « comme le Christ, par sa propre
volonté, a pris notre mort, qui est l'eflet du péché, n'ayant
Lui-même aucun péché, afin de nous délivrer de la mort et de
Q. XXXVII. — DE LA CIRCONCISION ET DÉ LA PRESENTATION. 227
nous faire mourir spirituellement au péché ; pareillement, aussi,
la circoncision, qui est le remède du péché originel, Il l'a prise,
sans qu'il eût le péché originel, pour nous délivrer du joug
de la loi, et afin d'opérer en nous la circoncision spirituelle;
c'est-à dire, afin que prenant la figure, Il accomplît la vérité »,
qui consistait, en effet, à être dépouillés de la vétusté du péché,
comme il a été expliqué à Vad prinmm. — On aura remarqué
la précision des formules de cet ad tertium, d'oij se projette
une clarté si vive sur tant de passages des épîtres de saint Paul.
Des raisons de la plus haute sagesse voulaient que le Christ
fût circoncis comme nous savons, par l'Évangil^, qu'il l'a été,
en effet. Le même récit évangélique nous parle, en cette même
occasion, du nom qui fut donné au Christ. Pouvons-nous, ici
encore, justifier, du point de vue de la raison théologique,
l'imposition du nom dont il s'agit. Saint Thomas va nous
répondre à l'article suivant.
Article II.
Si ce fut comme il fallait que le nom fut imposé au Christ?
Trois objections veulent prouver que « ce ne fut pas comme
il fallait que le nom fut imposé au Christ », le jour de la circon-
cision. — La première dit que « la vérité de l'Évangile doit
répondre à l'annonce de la prophétie. Or, les prophètes avaient
annoncé un autre nom au sujet du Christ. Il est dit, en effet,
dans Isaïe, ch. vu (v. i4) : Voici que la Vierge concevra et enfan-
tera an Fils et on appellera son nom Emmanuel; et, au chapi-
tre viii (v. 3) : Appelle son nom : Hâte-toi d'enlever les dépouilles,
hâte-toi d'enlever la proie; et, au chapitre ix (v. 6) : On appellera
son nom : Admirable, Conseiller, Dieu, Fort, Père du siècle à venir,
Prince de la paix; et, dans Zacharie, il est dit, ch. vi (v. 12) :
Voici l'homme, l'Orient est son nom. Donc c'est mal à propos
qu'il a été appelé Jésus ». — La seconde objection en appelle
encore à Isaïe, où « il est dit, ch. lxii (v. 2) : // te sera donné
un nom nouveau, que la bouche da Seigneur projérera. Or, ce nom
228 SOMME THÉOLOGIQUE.
de Jésus n'est pas un nom nouveau ; il a été donné à plusieurs
dans l'Ancien Testament; comme on le voit même dans la
généalogie du Christ, en saint Luc, ch. ni (v. 29). Donc il
semble que c'est mal à propos qu'on lui a donné pour nom
Jésus ». — La troisième objection fait observer que « ce nom
Jésus signifie salut; comme on le voit par ce qui est dit en
saint Matthieu, ch. i (v. 21) : Elle enfantera un Fils, et tu appel-
leras son nom, Jésus : c'est Lui, en effet, qui sauvera son peuple
de leurs péchés. Or, le salut par le Christ n'a pas été seulement
dans la circoncision » ou pour ceux qui étaient circoncis, « mais
encore dans le prépuce », c'est-à-dire pour ceux qui n'étaient pas
circoncis; « comme on le voit par l'Apôtre, aux Bomains, ch. iv
(v. Il, 12). Donc c'est mal à propos que ce nom a été donné au
Christ dans sa circoncision ».
L'argument «ed contra oppose « l'aulorité de l'Ecriture, dans
laquelle il est dit, en saint Luc, ch. 11 (v. 21), qu'après que
furent achevés les huit Jours, ou II devait être circoncis, Il fut
appelé du nom de Jésus » .
Au corps de l'article, saint Thomas formule cette règle,
empruntée à la raison la plus inaliénable, que « les noms
doivent répondre aux propriétés des choses. Et c'est ce qu'on
voit dans les noms des genres et des espèces; selon qu'il est dit,
au livre IV des Métaphysiques (de S. Th., leç. 16; Did., liv. III,
ch. VII, leç. 9) : la raison que le nom signifie est la déjinition,
laquelle désigne la nature propre de la chose. D'autre part, les
noms des hommes particuliers sont toujours donnés en raison
de quelque propriété de celui à qui on les donne. Ou en raison
du temps : c'est ainsi qu'on donne le nom de certains saints à
ceux qui naissent le jour de leur fêle. Ou en raison de la parenté :
comme lorsqu'on donne au fils le nom du père ou de quelqu'un
de la famille; c'est ainsi que les proches de Jean-Baptiste vou-
laient l'appeler da nom de son père Zacharie, et non pas Jean,
parce qu'il n'était personne dans sa parenté qui s'appelât de ce nom,
ainsi qu'il est dit en saint Luc, ch. i (v. 69 etsuiv.). Ou, encore,
en raison d'un événement; comme Joseph appela son premier-
né, Manassès, en disant : Le Seigneur m'a Jail oublier mes Jatigues,
Genèse, ch. xli (v. 5i). Ou, encore, en raison d'une qualité de
Q. XXXVII. — DE LA CIRCONCISION ET DE LA PRÉSENTATION. 229
celui à qui on l'impose; comme, dans la Genèse, ch. xxv
(v. 25), il est dit que, parce que le premier qui sortit du sein de
la mère était roux tout entier comme un manteau de poils, son
nom fut appelé Esaii, qui signifie rouge. Quant aux noms qui
sont donnés par Dieu, ils signifient toujours quelque don gra-
tuit accordé à ceux qui les portent; comme, dans la Genèse,
ch. XVII (v. 5), il est dit à Abraham : Tu t'appelleras Abraham;
parce que je t'ai constitué le père d'une multitude de nations; et,
en saint Matthieu, ch. xvi (v. i8), il est dit à Pierre : Tu es
Pierre ; et sur cette pierre, Je bâtirai mon Église. Par cela donc
qu'au Christ en tant qu'homme a été conféré ce don de la grâce,
que par Lui tous seraient sauvés, à cause de cela c'est à propos
que son nom a été appelé Jésus, c'est à dire $aaveur, l'ange
dictant ce nom, non pas seulement à sa Mère, mais aussi à
Joseph, parce qu'il devait être son père nourricier ».
Vadprimuni est fort intéressant. Il montre que «dans tous ces
noms » que citait l'objection, «se trouvcen quelque sorte signi-
fié le nom de Jésus, qui porte l'idée de salut. — Lorsqu'on effet,
il est parlé d'Emmanuel, qui se traduit Dieu avec nous (S. Matthieu ,
ch. I, V. 23), se trouve désignée la cause du salut, qui est l'union
de la nature divine et de la nature humaine dans la Personne
du Fils de Dieu, par laquelle il a été fait que Dieu fût avec nous.
— Par ce qu'il est dit : Appelle son nom : Hâte-toi d'enlever les
dépouilles, etc., se trouve désigné celui de qui nous sommes
sauvés ; car c'est du démon, dont le Christ a enlevé les dépouil-
les, selon cette parole de l'Épître aux Colossiens, ch. ii (v. i5) :
Dépouillant les principautés, les puissances , Il s'est avancé avec
confiance. — En ce qu'il est dit : On appellera son nom : Admi-
rable, etc., se trouve désigné le chemin elle terme de notre salut,
en ce sens que par l'admirable conseil et l'admirable vertu de force
de la divinité, nous soinmes conduits à l'hérilage du siècle futur,
dans lequel sera la paix parfaite des enfants de Dieu sous Dieu
Lui-même notre Prince. — Quanta ce qui est dit : Voici l'homme,
l'Orient est son nom, cela revient à ce qui a été dit d'abord,
savoir au mystère de l'Incarnation, selon lequel dans les ténè-
bres la lumière s'est levée pour ceux qui ont le cœur droit. »
(pS. CXI, V. 4).
23o SOMME THÉOLOGIQUE.
L'«d secundiim explique qu' « à ceux qui furent avant le
Christ, ce nom de Jésus put convenir selon quelque autre rai-
son particulière : si, par exemple, ils apportèrent quelque salut
particulier et temporel. Mais, selon la raison du salut spirituel
et universel, ce nom est propre au Christ. Et c'est en ce sens
qu'il est dit nouveau ». — L'explication ne pouvait être ni plus
littérale ni plus adéquate : elle est vraiment parfaite.
Vad terlluni répond que « comme nous le lisons dans la
Genèse, chapitre xvii, c'est tout ensemble qu'Abraham reçut
l'imposition du nom par Dieu et le mandat de la circoncision.
Et voilà pourquoi il était d'usage, chez les Juifs, qu'au jour
même de la circoncision le nom fût donné aux eilfants, comme
si avant la circoncision les enfants n'avaient pas un être par-
fait; et c'estainsi, du reste, que même maintenant on donne les
noms aux enfants dans le baptême. Aussi bien, sur cette parole
des Proverbes, ch. iv (v, 3) : fai été unfdspour mon père, unjils ten-
dre et unique auprès de ma mère, la glose dit : Pourquoi Salomon
s' appelle-t-'d fds unique devant sa mère, alors que l'Écriture témoigne
quil a eu un père utérin, sinon parce que ce dernier,- mort tout de
suite, sans avoir reçu de nom, sortit de la vie comme s'il n'avait
Jamais été! (liv. II des Rois, ch. xii, v. 18). Et c'est pour cela
que le Christ, en même temps qu'il fut circoncis, reçut l'impo-
sition du nom ».
Après la circoncision, se trouve mentionné, dans l'Évangile,
au sujet du Christ nouveau-né, le fait de sa présentation au
Temple et de son oblation à Dieu. Il y est question aussi de la
purification de sa Mère. Nous devons maintenant nous enqué-
rir de la raison de ce double fait. Et, d'abord, la question de la
présentation ou de l'oblation de Jésus au Temple. Ce va être
l'objet de l'article qui suit.
Article III.
Si c'est à propos que le Christ fut offert dans le Temple?
Quatre objections veulent prouver que « c'est mal à propos
que le Christ fut offert dans le Temple ». — La première en
Q. XXXVII. — DE LA CIRCONCISION ET DE LA PRESENTATION. 23 1
appelle à ce qu'« il est dit, dans VExode, ch. xiii (v. 2) : Sanc-
tifiez-moi tout premier-né qui ouvre le sein parmi les enfants d'Is-
raël. Or, le Christ est sorti du sein fermé de la Vierge; et, par
suite, Il ne l'a pas ouvert. Donc II ne devait pas, en vertu de
cette loi, être offert dans le Temple ». — La seconde objection
dit que « ce qui est toujours présent à quelqu'un n'a pas à lui
être présenté. Or, l'humanité du Christ fut toujours au plus
haut point présente à Dieu, lui étant toujours jointe dans
l'unité de la Personne. Donc il n'y avait pas pour le Christ à
être porté devant le Seigneur ». — La troisième objection déclare
que « le Christ est la victime principale, à laquelle toutes les
victimes de l'ancienne loi se rapportaient comme les figures à
la vérité. Or, la victime ne demande pas une autre victime.
Donc il ne fut pas à propos que pour le Christ une autre vic-
time ou hostie iùt offerte ». — La quatrième objection fait ob-
server que « parmi les victimes légales, il y eut surtout l'agneau,
qui était le sacrifice perpétuel, comme on le voit dans les Nom-
bres, ch. xxviii(v. 3, 6). Et, aussi bien, le Christ est dit l'Agneau,
en saint Jean, ch. i (v. 29) : Voici l'Agneau de Dieu. Il aurait
donc été plus à propos que fût offert, pour le Christ, un agneau,
plutôt qu une paire de tourterelles ou deux petits de colombes ».
L'argument sed contra se retranche derrière « l'autorité de
l'Écriture, qui témoigne que les choses se sont passées ainsi,
en saint Luc, ch. 11 (v. 22 et suiv.) ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il
a été dit (art. i), le Christ a voulu paraître sous la loi afin que
ceux qui étaient sous la loi Jussent rachetés par Lui {aux Galates,
ch. IV, V. 4, 5), et afin que la justification de la loijùl accomplie
spirituellement dans ses membres {aux Romuins, ch. viii, v. [\).
Or, au sujet de l'enfant nouveau-né, deux préceptes sont livrés
dans la loi. — L'un est général, pour tous ; et c'est qu'au terme
des jours de la purification de la mère, serait offert un sacri-
fice pour le fils ou pour la fille, comme on le voit au Lévili-
que, ch. xii (v. 6 et suiv.). Ce sacrifice était pour expier le
péché dans lequel l'entant avait été conçu et était né; et aussi
pour une certaine consécration de l'enfant, qui était alors pour
la première fois présenté au Temple. Et c'est pour cela que
232 SOMME THÉOLOGIQUE.
quelque chose était offert en holocauste et quelque chose pour
le péché. — L'autre précepte était spécial, dans la loi, au su-
jet des premiers-nés, soil parmi les hommes, soLl parmi les ani-
maux. Le Seigneur, en eff'et, s'était réservé tout premier-né en
Israël, parce que, à la délivrance du peuple d'Israël, // avait
frappé tous les premiers-nés de r Egypte, depuis les hommes jus-
qu'aux bêtes, à l'exception des premiers-nés des enfants d'Israël
{Exode, ch. xii, v. 12, i3, 29). Ce précepte se trouve marqué
dans Y Exode, chapitre xiii (v. 2, 12 et suiv.). En quoi, du
reste, était préfiguré le Christ, qui est le Premier-né parmi beau-
coup de frères, comme il est dit aux Romains, ch. viii (v. 29).
— Par cela donc que le Christ, né de la femme, était premier-
né; et qu'il" voulut paraître sous la loi; l'Évangéliste saint
Luc nous montre que ces deux choses ont été observées à son
sujet. Premièrement, ce qui a trait aux premiers-nés, quand il
dit (ch. II, V. 22, 28) : Ils le portaient à Jérusalem pour le pré-
senter devant le Seigneur, selon qu'il est écrit dans la loi du Sei-
gneur : que tout mâle ouvrant le sein sera appelé saint pour ' le
Seigneur. Secondement, ce qui a trait au commandement géné-
ral pour tous, quand il dit (Ibid., v. 2^) : Et pour offrir la vic-
time, selon qu'il était dit dans la loi du Seigneur, une paire de
tourterelles ou deux petits de colombes » .
L'ad primum répond que « comme le dit saint Grégoire de
Nysse {De la rencontre du Seigneur), ce précepte de la loi dans le
seul Dieu incarné paraît s'être accompli d'une manière à part et qui
diffère des autres. Lui seul, en ejjet, conçu d'une manière ineffable
et produit d'une manière incompréhensible , ouvrit le sein virginal,
sans qu'il eût été, au préalable, défloré par le mariage, conser-
vant aussi, après l'enfantement, inviolé le sceau de la virginité.
Lors donc quil est dit : ouvrant le sein; c'est pour désigner
que rien auparavant n'y était entré ou n'en était sorti. Et, à
cause de cela, aussi, il est dit : enjant mâle; parce qu'il n'a rien
porté de la faute de la femme (S. Grégroirc de Nysse, endroit
précité). Ici spécialement, aussi, Il est dit : saint; parce qu'il
n'a point connu la contagion de la corruption terrestre, par la
nouveauté d'un enjantement sans souillure » (S. Ambroise, sur
S. Luc, ch. II (v. 23).
Q. XXXVII. DE LA CIRCONCISION ET DE LA PRESENTATION. 233
h'ad secundam déclare que « comme le Fils de Dieu ne s'est
point Jail homme et n'a pas été circoncis dans la chair pour Lai,
mais pour Jaire de nous des Dieux par la grâce et pour que nous
fassions circoncis spirituellement ; de même, c'est pour nous qu'il
se tient devant le Seigneur, afin que nous apprenions à nous pré-
senter nous-mêmes à Dieu (S. Athanase, sur S. Luc, ch. ii,
V. 23). Et cela a été fait après sa circoncision, pour montrer
que personne, si ce n'est celui qui est circoncis des vices, n'est
digne des regards divins » (vénérable Bède, sur S. Luc, ch. ii,
V. 23). — On aura remarqué ces deux beaux textes, qui nous
permettent, comme, du reste, tous les autres que nous trou-
vons cités dans ces questions et ces articles ayant trait au ré-
cit évangélique, de nous faire une idçe du merveilleux ouvrage
de saint Thomas sur les quatre Evangiles, composé tout entier
à l'aide de textes empruntés aux Pères ou aux écrivains ecclé-
siastiques, et qu'on a si justement nommé la Chaîne d'or.
L'ad iertium dit que « c'est pour cela même qu'il a voulu
que les victimes légales fussent off'ertes pour Lui, alors qu'il
était la vraie victime, afin que la figure rejoignît la vérité et
que par la vérité fût approuvée la figure, contre ceux qui nient
que le Christ, dans l'Évangile, ait prêché le Dieu de la loi
(cf. S. Augustin, des Hérésies, n. xlvi). On ne peut croire, en
effet, comme le dit Origène (hom. XIV, sur S. Luc), que le
Dieu bon ait formé son Fils sous la loi de son ennemi, que Lui-
même n'aurait pas donnée ».
L'ad qaartum explique qu'« au chapitre xii (v. 6, 8) du
Lévitique, il est prescrit que ceux qui le pourraient, offrent pour
leur fils ou leur fille, un agneau tout ensemble avec une tourte-
relle ou une colombe, et que ceux qui n'auraient pas le moyen d' of-
frir un agneau offrent deux tourterelles ou deux petits de colom-
bes. — Le Seigneur donc, qui, alors qu'il était riche, s'était fait
pauvre pour nous, afin de nous enrichir par sa pauvreté, comme
il est dit, dans la seconde Epître aux Corinthiens, ch. viii (v. 9),
voulut quejùt offerte pour Lui la victime des pauvres (vénérable
Bède, sur S. Luc, liv. 1), de même que dans sa nativité II fut
enveloppé de langes et couché dans une crèche » (S. Luc, ch. 11,
V. 7). Ici encore, quel admirable choix de textes; et quelles
234 SOMME THÉOLOGIQUE.
explications délicieuses. — « Toutefois, ajoute saint Thomas,
ces oiseaux répondent excellemment à la figure (cf. Chaîne
d'or, sur S. Luc, ch. ii, v, a4; sous les noms de S. Cyrille et
du vénérable Bède). La tourterelle, en effet, parce qu'elle est
un oiseau qui parle, signifie la prédication et la confession de
la foi; parce qu'elle est un animal chaste, elle signifie la chas-
teté; parce qu'elle est un animal de solitude, elle signifie la
contemplation. Quant à la colombe, elle est un animal doux
et simple, signifiant la douceur ou la mansuétude et la sim-
plicité. Et, parce qu'elle est un animal qui va en groupe, elle
signifie la vie active. Aussi bien cette sorte de victime », les
deux tourterelles et les deux petits de colombe, « signifiait la
perfection du Christ et de ses membres. — Il y a aussi que
« l'un et l'autre de ces deux animaux, en raison de l'habitude
qu'ils ont de gémir, désignent les deuils présents des saints :
mais la tourterelle, qui vit seule, signifie les larmes de la
prière isolée; tandis que la colombe, qui va par groupe, si-
gnifie les prières publiques de l'Église (vénérable Bède, hom. XV,
sur la fête de la Puriflcarlon). — Et, aussi, l'un et l'autre ani-
mal est offert en double, afin que la sainteté soit non seulement
dans l'âme, mais aussi dans le corps » (cf. S. Athanase, sur
S. Luc, ch. H, v. 2^). Toutes ces explications mystiques sont
vraiment exquises, et nous montrent ce que la lumière de
l'Esprit-Saint, habitant dans l'âme des saints Docteurs, ajoute
de suave aux splendeurs de leur génie.
Tout est évidemment harmonieux dans le fait, relaté par
l'Evangile, de la Présentation de Jésus au Temple. — Pouvons-
nous en dire autant de cet autre fait, également relaté par
saint Luc, et qui est la Purification de la Mère du Christ. C'est
ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de
l'article suivant.
Q. XXXVII. — DE LA CIRCONCISION ET DE LA PRESENTATION. 235
Article IV.
S'il était à propos que la Mère du Christ vienne au Temple
pour être purifiée?
Trois objections veulent prouver qu'a il n'était pas à propos
que la Mère du Christ vînt au Temple pour être purifiée ».
— La première arguë de ce que « la purification n'existe que
s'il y a souillure. Or, dans la bienheureuse Vierge n'a existé
aucune souillure, ainsi qu'on le voit par ce qui a été dit plus
haut (art. précéd., ad /""'; q. 27, art. 3, 4; q- 28, art. i, 2, 3).
Donc elle ne devait pas venir au Temple pour être purifiée ».
— La seconde objection cite le texte du Léuitiqae, où « il est
dit, ch. XII (v. 2) : La femme, qai Jécondée par L'homme, aura en-
Janté an enjanl mâle, sera impure pendant sept Jours; et voilà
pourquoi il lui est prescrit de ne pas entrer dans le sanctuaire
jusquà ce que soient accomplis les jours de sa purification. Or, la
bienheureuse Vierge a enfanté un enfant mâle, sans aucune
action de la part de l'homme. Donc elle ne devait pas venir au
Temple pour être purifiée ». — La troisième objection dit que
« la purification de la souillure ne se fait que par la grâce.. Or,
les sacrements de l'ancienne loi ne conféraient point la grâce.
Et la Vierge, plutôt, avait avec elle l'auteur de la grâce. Donc
il ne convenait pas que la bienheureuse Vierge vînt au
Temple pour être purifiée ».
L'argument sed contra en appelle à <« l'autorité de l'Écriture,
dans laquelle il est dit, en saint Luc, ch. 11 (v. 22), qyie Jurent
accomplis les Jours de la purification de Marie selon la loi de Moïse ».
Au corps de l'article, saint Thomas formule cette admirable
loi des rapports entre le Christ et sa Mère, que « comme la plé-
nitude de la grâce dérive du Christ dans sa Mère, il fallait
aussi que la Mère se conformât à l'humilité du Fils ; car c'est
aux humbles que Dieu donne sa grâce, ainsi qu'il est dit en saint
Jacques, ch. iv (v. 6). Et c'est pourquoi, de même que le Christ,
bien qu'il ne fût pas soumis à la loi, voulut cependant subir
236 SOMME THÉOLOGIQUE.
la circoncision et les autres charges de la loi pour montrer en
Lui l'exemple de l'humilité et de l'obéissance, et pour approu-
ver la loi, et pour enlever aux Juifs l'occasion de le calomnier
(cf. art. i"); pour les mêmes raisons 11 voulut que sa Mère
remplisse les observances de la loi, auxquelles cependant elle
n'était point tenue ».
L'rtd priimim accorde que <( la bienheureuse Vierge n'avait
aucune souillure; cependant, elle voulut accomplir l'obser-
vance de la purification, non pour le besoin, mais pour le
précepte de la loi. Et c'est pourquoi l'Évangéliste dit intenlion-
nellement que furent accomplis les jours de sa purification
selon la loi; car, pour elle-même, elle n'avait pas besoin de pu-
rification ».
Vad secanduin dit que (( c'est à dessein qu'il semble que
Moïse s'est exprimé comme il l'a fait, pour excepter de l'impu-
reté la Mère de Dieu qui n'a pas enfanté par l'acUon de Chomme.
Et, par là, on voit qu'elle n'était pas obligée à accomplir ce
précepte, mais que c'est volontairement qu'elle a accompli
l'observance de la purification, comme il a été dit » (au corps
de l'article).
L'at/ terliam déclare que « les sacrements de la loi ne puri-
fiaient point de la souillure du péché, qui se fait par la grâce,
mais préfiguraient cette purification : ils purifiaient, en effet,
d'une certaine purification charnelle portant sur une certaine
irrégularité, ainsi qu'il a été dit dans la Seconde Partie (i^-S"*,
q. 102, art. 5; q. io3, art. 2). Toutefois, la bienheureuse
Vierge n'avait contracté ni l'une ni l'autre impureté. Et c'est
pourquoi elle n'avait pas besoin d'être purifiée ».
La dernière question à examiner au sujet de l'entrée du
Christ en ce monde, est la question (( du baptême dont le
Christ a été baptisé. Et parce que le Christ a été baptisé du
baptême de Jean, nous devons considérer, d'abord, le bap-
tême de Jean, en général; puis, le baptême reçu par le Christ ».
— L'étude du baptême de Jean en général va faire l'objet de
la question suivante.
QUESTION XXXVIII
DU BAPTEME DE JEA.N
Cette question comprend six articles :
1° S'il était à propos que Jean baptisât?
2° Si ce baptême était de Dieu ?
3° S'il conférait la grâce?
4° Si d'autres que le Christ devaient être baptisés de ce bap-
tême-là ?
5" Si ce baptême devait cesser, une fois le Christ baptisé?
7° Si ceux qui étaient baptisés du baptême de Jean devaient être
ensuite baptisés du baptême du Christ?
De ces six articles, les trois premiers traitent du baptême de
Jean en lui-même ; les trois autres, des sujets qui devaient le
recevoir, — Sur le baptême en lui-même, deux points sont à
considérer : les causes de ce baptême ; et ses effets. Pour les
causes, il y a à considérer la cause finale; et puis, la cause
originelle. D'abord, la cause finale. — c'est l'objet de l'article
premier.
Article Premier.
S'il était à propos que Jean baptisât?
Trois objections veulent prouver qu' « il n'était pas à pro-
pos que Jean baptise ». — La première dit que « tout rite sa-
cramentel appartient à une loi. Or, Jean n'introduisit pas la
loi nouvelle. Donc c'était mal à propos qu'il introduise un
nouveau rite de baptême », — La seconde objection fait ob-
server que « Jean fat envoyé de Dieu en témoignage (S. Jean,
ch, I, V. 6, 7), comme prophète; selon cette parole de saint
238 SOMME THÉOLOGIQtE.
Luc, ch. I (v. 76) : Toi, enfant, tu seras appelé prophète du
Très-Haut. Or, les prophètes qui furent avant le Christ n'in-
troduisirent pas de nouveau rite, mais ils amenèrent à l'ob-
servance des rites de la loi, comme on le voit par Malachie,
chapitre dernier (v. \) : Souvenez-vous de la loi de Moïse, mon
serviteur, Donc Jean, non plus, n'aurait pas dû introduire un
nouveau rite de baptême ». — La troisième objection déclare
que « si l'on a déjà superfluité au sujet d'une chose, il n'y a
pas lieu d'y ajouter. Or, les Juifs excédaient dans la super-
lluité des baptêmes » ou des ablutions. « Il est dit, en effet,
dans saint Marc, ch. vu (v. 3, ^), que les Pharisiens et tous les
Juijs, s'ils ne se lavaient point fréquemment les mains, ne man-
geaient pas ; et, au retour de la place publique, s'ils ne se lavent
pas, ils ne mangent point; et ils pratiquent une foule d'autres
choses qu'on leur a transmis de garder, ablution des coupes, des
cruches, des vases d'airain, et des lits. Donc c'était mal à propos
que Jean baptisât ».
L'argument sed contra cite « l'autorité de l'Ecriture, en saint
Matthieu, ch. m (v. 5, G), où après la mention de la sainteté
de Jean, il est dit que beaucoup allaient vers lui et étaient
baptisés dans le Jourdain ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il était à
propos que Jean baptise, pour quatre raisons. — Première-
ment, parce qu'il fallait que le Christ fût baptisé par Jean,
afin de consacrer le baptême; comme le dit saint Augustin,
sur saint Jean (traité xni). — Secondement, afin que le Christ
fût manifesté. Aussi bien saint Jean-Baptiste lui-même dit, en
saint Jean, ch. i (v. 3i) : Afm qu'il fût manifesté, savoir le
Christ, en Israël, à cause de cela Je suis venu, moi, baptisant
dans l'eau. Tandis qu'en effet, les foules venaient à lui, il leur
annonçait le Christ ; ce qui se fit plus facilement que s'il avait
parcouru lui-même les divers lieux, comme le dit saint Jean
Chrysostome, sur saint Jean (hom. X, sur saint Matthieu). — Troi-
sièmement, afin que par son baptême il accoutumât les hom-
mes au baptême du Christ. Aussi bien saint Grégoire dit, dans
une homélie (hom. Vlll sur l'Évangile), que c'est pour cela que
Jean baptisa, afm que gardant l'ordre qui était le sien comme
QUESTION" XXXVIII. — DU BAPTEME DE JEAN. 289
précurseur , de même qu'en naissant il avait prévenu la naissance du
Seigneur, de même en baptisant il prévienne le Seigneur qui devait
baptiser. — Quatrièmement, afin qu'amenant les hommes à la
pénitence, il les préparât à recevoir dignement le baptême du
Christ. Aussi bien le vénérable Bède dit (ou plutôt Scot Eri-
gène, sur saint Jean, ch. m, v. 2^), que « le bien assuré aux ca-
téchumènes non encore baptisés, par la doctrine de la Joi, le bap-
tême de Jean rassurait, avant le baptême du Christ. C'est qu'en
ejjfet, comme Jean prêchait la pénitence et annonçait le baptême
du Christ et attirait à la connaissance de la vérité qui se mani-
Jesta au monde, ainsi Jont les ministres de l'Église, qui, d'abord,
enseignent, puis signalent et condamnent les péchés, et enfin pro-
mettent la rémission dans le baptême du Christ w.
h'ad primum dit que « le baptême de Jean n'était point par soi
un sacrement, mais une sorte de sacramental disposant au bap-
tême du Christ. Et c'est pourquoi, d'une certaine manière il
appartenait à la loi du Christ; non à la loi de Moïse ».
h'ad secundum fait remarquer « que Jean ne fut pas seule-
ment un prophète, mais plus qu'un prophète, comme il est
dit en saint Matthieu, ch. xi (v. 9). Il fut, en effet, le terme
de la loi et le commencement de l'Évangile ». [Retenons, au
passage, cette déclaration de saint Thomas, qui précise en une
formule si claire tout le rôle du Précurseur], u Et voilà pour-
quoi il lui appartenait d'amener, en parole et en acte, les hom-
mes à l'observance de la loi du Christ plutôt qu'à l'observance
de l'ancienne loi ».
h'ad tertiam répond que « ces sortes de baptêmes » ou d'ablu-
tions « des Pharisiens étaient chose vaine » ou sans efficacité
pour la vie spirituelle, « n'étant ordonnés qu'à la seule purifi-
cation de la chair. Le baptême de Jean, au contraire, était or-
donné à la pureté spirituelle; car il amenait les hommss à la
pénitence, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).
Le baptême de Jean venait admirablement à son heure. Il
était la transition harmonieuse et parfaitement choisie entre
l'ancienne loi qui finissait et la loi nouvelle qui allait com-
mencer. — Mais peut-on dire que ce baptême était de Dieu,
2^0 SOMME THBOLOGIQUÉ.
formellement inspiré par Lui ; ou bien n'était-ce qu'une heu-
reuse inspiration de Jean lui-même. C'est ce qu'il nous faut
maintenant considérer ; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article II.
Si le baptême de Jean fut de Dieu?
Trois objections veulent prouver que « le baptême de Jean
ne fut pas de Dieu ». — La première fait observer que « rien
de ce qui est sacramentel et qui vient de Dieu, ne porte le
nom d'un puu homme ; c'est ainsi que le baptême de la loi
nouvelle n'est point dit de Pierre ou de Paul, mais du Christ
(cf. première Épître aux Corinthiens, ch. i, v. 12 et suiv.). Or,
le baptême dont il s'agit porte le nom de Jean, selon cette
parole » du Christ u en saint Mathieu, ch. xxi (v. 26) : Le bap-
tême de Jean était-il du ciel ou des hommes? Donc le baptême
de Jean ne fut pas de Dieu ». — La seconde objection dit que
« toute doctrine nouvelle qui procède de Dieu est confirmée
par certains signes; aussi bien, dans VExode, ch. iv, le Sei-
gneur donna à Moïse le pouvoir de faire des miracles; et, dans
l'Épîlre fma? Hébreux, ch. 11 (v. 3, 4), il est dit que notre foi,
après qu'elle avait commencé d'être prêchée par le Seigneur, Jut
confirmée en nous par ceux qui l'avaient entendue, Dieu rendant
témoignage par des signes et des prodiges. Or, de Jean-Baptiste
il est dit, en saint Jean, ch. x (v. /ji) : Jean ne fit aucun mira-
cle. Donc il semble que le baptême dont il baptisa n'était pas
de Dieu ». — La troisième objection déclare que « les sacre-
ments qui ont été institués par Dieu sont contenus dans quel-
ques préceptes de la Sainte Écriture. Or, le baptême de Jean
n'est point prescrit par quelque précepte de la Sainte Écriture.
Donc il semble qu'il ne fut pas de Dieu ».
L'argument sed contra est la parole même de Jean-Baptiste,
affirmant expressément, comme « il est dit en saint Jean, ch. i
(v. 33) : Celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, c'est Lui qui m'a
dit : Celui sur qui tu verras l'Esprit, etc. ».
QUESTION XXXVIII. — DU BAPTEME DE JEAN. 2 /j l
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « dans
le baptême de Jean, deux choses peuvent être considérées, sa-
voir : le rite lui-même ou le fait de baptiser en telle manière;
et l'effet de ce baptême. Le rite ou le fait de baptiser ainsi ne
vint pas des hommes, mais de Dieu, qui, par la révélation
familière de l'Esprit-Saint, envoya Jean baptiser. Quanta l'effet
de ce baptême, il venait de l'homme; car rien n'était produit,
dans ce baptême, que l'homme ne pût faire. Et, par suite, il
n'était pas de Dieu seul ; si ce n'est en tant que Dieu opère
dans l'homme o. — Ainsi donc, le fait que Jean parut à ce
moment dans la Palestine et sur le bord du Jourdain, confé-
rant aux hommes le rite de son baptême, n'eut point pour
première cause une pensée personnelle de Jean. Ce fait eut
pour cause immédiate et directe une inspiration de l'Esprit-
Saint, formelle et positive, amenant Jean à inaugurer son bap-
tême. Mais c'est à cela que se bornait l'intervention directe et
immédiate de Dieu. Pour ce qui était de l'effet d'ablution cor-
porelle produit par ce baptême, c'était chose toute naturelle,
où il n'y a à chercher d'autre action de Dieu que celle qui lui
appartient comme première cause en toute action de la créa-
ture.
Vad prlinam explique la différence qu'il y a, au point de vue
sacramentel, entre le baptême de Jean et celui de la loi nou-
velle. « Par le baptême de la loi nouvelle, les hommes sont
baptisés », c'est-à-dire lavés et purifiés « intérieurement par
l'Esprit-Saint, chose que Dieu seul fait. Par le baptême de
Jean, au contraire, il y avait seulement que le corps était pu-
rifié par l'eau ; d'où il est dit, en saint Matthieu, ch. ni (v. ii) :
Moi, je vous baptise », je vous lave « dans l'eau; mais Lui vous
baptisera dans l'Esprit-Saint. C'est pour cela que le baptême de
Jean lire son nom de Jean lui-même; car rien ne s'y faisait
que Jean lui-même ne fît. Quant au baptême de la loi nou-
velle, il ne tire pas son nom du ministre, parce que celui-ci
n'accomplit point », comme cause propre et principale, « l'ef-
fet principal du baptême, savoir la purification intérieure ».
L'ad secandain fait observer que « toute la doctrine et l'opé-
ration de Jean était ordonnée au Christ, qui, par une multi-
XYI. — La Rédemption. 16
2^12 SOMME THÉOLOGIQUÉ.
tude de signes » ou de miracles et de prodiges, « confirma sa
doctrine et celle de Jean. Si Jean eût fait des miracles, les hom-
mes auraient pris également garde à lui et au Christ. Afin
donc que l'attention des hommes se portât principalement sur
le Christ, il ne fut pas donné à Jean de faire de miracle. Tou-
tefois, aux Juifs qui demandaient pourquoi il baptisait, il
donna comme confirmation de son office l'autorité de l'Ecri-
ture, disant : Moi, je suis la voix qui crie dans le désert, etc.,
ainsi qu'on le voit en saint Jean, ch. i (v. 19 et suiv.). Il y
avait aussi l'austérité de sa vie, qui confirmait son office; car,
ainsi que le dit saint Jean Ghrysostome, sur saint Matthieu
(ho m. X), c'était chose merveilleuse de voir en un corps humain
une si grande possibilité de supporter » les privations et les in-
tempéries de toutes sortes. #
L'ad tertium répond que « le baptême de Jean ne fut ordonné
par Dieu que pour durer peu de temps, pour les causes qui
ont été dites (art. précéd.). Et, en raison de cela, il ne fut pas
notifié par quelque précepte donné pour tous dans la Sainte
Écriture, mais par une révélation familière de l'Esprit-Saint,
ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).
Nous avons dit que si le baptême de Jean venait de Dieu,
comme rite spécial accompli à ce moment précis où le Christ
allait paraître, il n'impliquait cependant pas une action spé-
ciale de Dieu en raison d'un effet nouveau, d'ordre spirituel,
qu'il aurait été destiné à produire. — Mais cela même est en
question. Car il y a lieu de se demander si le baptême de Jean
ne produisait pas la grâce, ou, du moins, si la grâce n'était
pas conférée à son occasion, et quand il se donnait. Il faut
donc examiner directement ce point de doctrine et voir ce qu'il
en est. Saint Thomas va le faire à l'article qui suit.
Article III.
t
Si dans le baptême de Jean la grâce était donnée?
Trois objections veulent prouver que « dans le baptême de
Jean, la grâce était donnée ». — La première arguë de ce
QUESTION XXXVIII. — DU BAPTEME DE JEAN. li\Ô
qu' « il est dit, en saint Marc, ch. i (v. 4) : Il y eut Jean dans
le désert, qui baptisait et qui prêchait le baptême de la pénitence
en rémission des péchés. Or, la pénitence et la rémission des
péchés supposent la grâce. Donc le baptême de Jean confé-
rait la grâce ». — La seconde objection fait remarquer que « ceux
qui devaient être baptisés par Jean confessaient leurs péchés,
comme on le voit en saint Matthieu, ch. m (v. 6), et en saint
Marc, ch. i (v. 5). Or, la confession des péchés est ordonnée à
la rémission, qui se fait par la grâce. Donc, dans le baptême
de Jean, la grâce était conférée ». — La troisième objection
dit que a le baptême de Jean était plus près du baptême du
Christ que la circoncision. Or, par la circoncision était remis
le péché originel ; car, comme le dit le vénérable Bède (hom. X,
sur lajête de la Circoncision) , le même secours de guérison salu-
taire était apporté par la circoncision, dans la loi, contre la bles-
sure du péché originel, que le baptême a coutume d'apporter main-
tenant, au temps de la révélation de la grâce. Donc, à plus forte
raison, le baptême de Jean opérait la rémission des péchés : ce
qui ne peut pas se faire sans la grâce ».
L'argument sed contra apporte le texte de Jean-Baptiste lui-
même, en saint Matthieu, ch. m (\ . ii), où « il est dit : Moi,
je vous baptise dans l'eau, pour la pénitence. Et saint Grégoire,
dans une homélie (hom. VII, sur l'Évangile), expliquant celte
parole, dit : Jean ne baptise pas dans l'Esprit, mais dans l'eau ;
parce qu'il ne pouvait enlever les péchés. Or, la grâce vient de
l'Esprit-Saint ; et, par elle, les péchés sont enlevés. Donc le
baptême de Jean ne conférait pas la grâce ».
Au corps de l'article, saint Thomas s'appuie sur ce que
« comme il a été dit (art. précéd.), toute la doctrine et l'œuvre
de Jean préparait au Christ : c'est ainsi qu'il appartient au mi-
nistre et à l'ouvrier inférieur de préparer la matière à la forme
qu'introduit le principal ouvrier. Or, la grâce devait être con-
férée aux hommes par le Christ; selon cette parole de saint
Jean, ch. i (v. 17) : La grâce et la vérité a été Jaite par Jésus-
Christ. Et voilà pourquoi le baptême de Jean ne conférait pas
la grâce; mais, seulement, préparait à la grâce. Ce qu'il faisait
d'une triple manière. Premièrement, par la doctrine de Jean,
2t\[\ SOMME THÉO LOGIQUE.
qui amenait les hommes à la foi du Christ. Deuxièmement, en
accoutumant les hommes au rite du baptême du Christ. Troi-
sièmement, par la pénitence, en préparant les hommes à rece-
voir l'effet du baptême du Christ ».
Vad primum répond que « dans ces paroles » de saint Marc
que citait l'objection, « comme le dit le vénérable Bède, on
peut entendre un double baptême de la pénitence. — L'un, qui
était celui que Jean conférait. Et ce baptême est appelé de la
pénitence, parce qu'il était un quelque chose qui amenait à la
pénitence et comme une certaine protestation par laquelle les
hommes professaient qu'ils feraient pénitence. — L'autre est
le baptême du Christ, par lequel les péchés sont remis. Ce
baptême, Jean ne pouvait pas le donner, mais il le prêchait
seulement, disant : Lai vous baptisera dans l' Esprit-Saint. — Ou
bien on peut dire qu'il prêchait le baptême de la pénitence, c'est-
à-dire le baptême qui induisait à la pénitence; laquelle péni-
tence conduit les hommes à la rémission des péchés. — Ou bien
on peut dire que par le baptême du Christ, comme le note
saint Jérôme, la grâce est donnée, par laquelle les péchés sont
remis gratuitement ; or, ce qui s'achève par l'Époux, se commence
par l'Ami de l'Époux, c'est-à-dire par Jean (cf. S. Jean, ch. ni,
V. 29). De là vient qu'il est dit qu'i^ baptisait et prêchait le bap-
tême de la pénitence pour la rémission des péchés, non que lui-
même le fît, mais parce qu'il le commençait en le préparant ».
— On pourrait dire aussi et c'est une autre manière de résu-
mer les divers aspects de ces réponses, que le baptême de Jean,
parce qu'il était un sacramental ou un rite suggéré à Jean par
l'inspiration de l'Esprit-Saint, était, de soi, un acte exté-
rieur, qui excitait à la pénitence intérieure, par laquelle, sous
l'action de l'Espril-Saint les péchés pouvaient être remis, en
vue, du reste, et en fonction du baptême du Christ que le bap-
tême de Jean annonçait et préparait.
L'ad secundum reprend presque à la lettre cette explication
que nous venons de formuler. « La confession des péchés ;>
dont parlait l'objection, (( ne se faisait point pour avoir la ré-
mission des péchés comme un effet immédiat du baptême de
Jean, mais comme une chose à obtenir par la pénitence qui
QUESTION XXXVIII. DU BAPTEME DE JEAN. 2^5
suivrait et par le baptême du Clirist auquel cette pénitence
préparait ».
Vad tert'min fait observer que « la circoncision était instituée
comme remède du péché originel. Le baptême de Jean, au
contraire, n'était pas institué à cette fin; mais seulement il
préparait au baptême du Christ, comme il a été dit. Or, les
sacrements ont leur effet en vertu de leur institution ».
Nous savons ce qu'était le baptême de Jean. Il nous faut
examiner maintenant la question de ceux à qui il était donné.
— D'abord, s'il n'aurait dû être donné qu'au Christ. C'est l'oi)-
jet de l'article suivant.
Article IV.
Si, du baptême de Jean, seul, le Christ aurait dû être baptisé ?
Trois objections veulent prouver que (( du baptême de Jean,
seul, le Christ aurait du être baptisé ». — La première est que
comme il a été dit (art. i), pour cela Jean baptisa, afin que le
Christ Jdt baptisé, comme le dit saint Augustin, sur saint Jean,
(tr. XIII). Or, ce qui est propre au Christ ne doit pas convenir
aux autres. Donc aucun autre n'aurait dû être baptisé de ce
baptême >. — ^ La seconde objection dit que « quiconque est
baptisé, ou bien reçoit quelque chose du baptême, ou bien con-
fère quelque chose au baptême. Or, du baptême de Jean, nul
ne pouvait recevoir quelque chose; parce que la grâce n'était
pas conférée en lui, ainsi qu'il a été dit (art. précéd.). D'autre
part, nul ne pouvait conférer quelque chose au baptême de
Jean en dehors du Christ, qui pai- le contact de sa chair très pure,
sanctifia les eaux (cf. vén. Bède, sur saint Luc, ch. m, v. 21).
Donc il semble que seul le Christ devait être baptisé du bap-
tême de Jean ». — La troisième objection déclare que « si les
autres étaient baptisés de ce baptême, ce n'était que pour êlre
préparés au baptême du Christ; et, par suite, il semblait con-
venable que comme le baptême du Christ est conféré à tous et
2^6 SOMME THÉOLOGIQUE.
grands et petits, et Juifs et Gentils, pareillement aussi le bap-
tême de Jean devait l'être. Or, nous ne lisons pas que les en-
fants fussent baptisés par lui; ni, non plus, les Gentils; car
il est dit, en saint Marc, ch. i (v. 5), que sortaient vers Jean
les hommes de Jérusalem, tous, et Us étaient baptisés par lui.
Donc il semble que seul le Christ devait être baptisé par
Jean ».
L'argument 5ed coAi/ra apporte le texte de saint Luc, où « il
est dit, ch. m (v. 21) : // arriva, alors que tout te peuple était
baptisé par Jean, que Jésus aussi étant baptisé et priant, les cieux
s'ouvrirent ». ^
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « pour
une double cause, il fallait que d'autres que le Christ fussent
baptisés du baptême de Jean. — D'abord, comme saint Au-
gustin le dit, sur saint Jean (Ir. IV, V), parce que si, seul, le
Christ, eût été baptisé du baptême de Jean, il nen aurait pas
manqué qui auraient dit que le baptême de Jean, dont le Christ
aurait été baptisé, était supérieur au baptême du Christ dont les
autres devaient être baptisés. — Ensuile, parce qu'il fallait que
par le baptême de Jean les autres fussent préparés au baptême
du Christ, ainsi qu'il a été dit » (art. i, 3).
Uad primum déclare que « ce n'est point pour cela seule-
ment que le baptême de Jean fut institué, pour que le Christ
fût baptisé, mais aussi pour d'autres causes » ou raisons,
« ainsi qu'il a été dit (art. i). Et cependant, même s'il eût été
institué pour cela seul, que le Christ fût baptisé, il fallait
encore éviter l'inconvénient qui a été signalé (au corps de
l'article), et, pour cela, d'autres devaient être baptisés de ce
baptême ».
L'ad secundum répond que « les autres qui venaient au bap-
tême de Jean ne pouvaient pas conféier quelque chose au
baptême; et ils ne recevaient pas, non plus, la grâce, mais
seulement le signe de la pénitence ».
Vad tertium fait remarquer que <( ce baptême était de la pé-
nitence, laquelle ne convient pas aux enfants; et c'est pour-
quoi les enfants n'étaient point baptisés de ce baptême. —
Quant à ce qui est de conférer la voie du salut aux nations,
QUESTION XXXVIII, — DU BAPTÉME DE JEAN. 2^7
c'était chose réservée au Christ seul, qui est V Attente des na-
tions, comme il est dit dans la Genèse, avant-dernier chapitre
(v. lo). Mais le Christ Lui-même interdit aux Apôtres de prê-
cher l'Évangile aux nations, avant sa Passion et sa résurrec-
tion (S. Matthieu, ch. x, v, 5). Il convenait donc bien moins
encore que les Gentils fussent admis par Jean au baptême ».
Il convenait que le Christ ne fût point seul à être baptisé
du baptême de Jean. D'autres devaient aussi être baptisés de ce
baptême. Et cela, en raison même du baptême que le Christ
devait recevoir. — Mais, une fois le Christ baptisé, n'aurait-il
pas fallu que le baptême de Jean cessât. Nous devons mainte-
nant examiner ce nouveau point de doctrine, et saint Thomas
va nous répondre à l'article qui suit.
Article V.
Si le baptême de Jean aurait dû cesser après que le Christ
eut été baptisé?
Trois objections veulent prouver que a le baptême de Jean
aurait dû cesser après que le Christ eut été baptisé ». — La
première arguë de ce qu' « il est dit, en saint Jean, ch. i
(v. 3i) : Afin qu'il fui manifesté à Israël, à cause de cela je
suis venu baptisant dans l'eau. Or, le Christ, une fois baptisé,
était suffisamment manifesté, soit par le témoignage de Jean,
soit par la colombe descendue sur Lui, soit aussi par le té-
moignage de la voix du Père. Donc il ne semble pas que le
baptême de Jean ait dû demeurer après ». — La seconde ob-
jection en appelle à « saint Augustin », qui, « sur saint Jean
(tr. IV), dit : Le Christ fut baptisé ; et le baptême de Jean cessa.
Donc il semble que Jean, après que le Christ fut baptisé, ne
dut point baptiser davantage ». — La troisième objection fait
observer que « le baptême de Jean était un rite préparatoire
au baptême du Christ. Or, le baptême du Christ a commencé
tout de suite après que le Christ eut été baptisé; attendu que
par le contact de sa chair très pure II confère aux eaux la vertu
2^8 SOMME TIIFOLOCIQUE.
de la régénération, comme le dit le vénérable Bède {sur saint
Lac, ch. m, v. 21). Donc il semble que le baptême de Jean
dut cesser, quand le Christ eut été baptisé ».
L'argument sed contra oppose qu' (( il est dit, en saint Jean,
ch. III (v. 22, 23) : Jésus vint dans la terre de Judée et baptisait;
or, il y avait Jean, aussi, qui baptisait. D'autre paît, le Christ
ne commença point de baptiser avant d'avoir été baptisé. Donc
il semble qu'après que le Christ eut été baptisé, Jean baptisait
toujours ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « le bap-
tême de Jean ne devait point cesser, une fois le Christ baptisé.
— D'abord, parce que, comme le dit saint Jean Chrysostome
(ho m. XXIX, sur saint Jean), si Jean avcdt cessé de baptiser,
une Jais le Christ tmptisé, on eût cru quil le faiscdt par jalousie
ou par colère. — Secondement, parce que s'il eût cessé de bap-
tiser, une fois le Christ baptisé, // eût Jeté ses disciples dans une
plus grande Jalousie (Ibid.). — Troisièmement, parce que
continuant de baptiser, // envoyait au Christ ceux qui l'enten-
daient (Ibid.). — Quatrièmement, parce que, comme le dit le véné-
rable Bède (ou plutôt Scot Érigène, sur saint Jean, ch. lu,
v. 23), r ombre de la loi ancienne demeurait encore: et le précur-
seur ne doit pas cesser Jusquà ce que la vérité soit manifestée »
pleinement.
Vad prinium formule précisément l'explication et donne le
mot que nous venons d'ajouter. « Le Christ n'était pas encore
pleinement manifesté, après son baptême. Et voilà pourquoi
il était nécessaire que Jean baptisât encore ».
L'«d secundum dit que, conformément à ce texte de saint Au-
gustin, « le baptême de Jean cessa, une fois le Christ baptisé,
non pas tout de suite, mais après qu'il eut été mis en prison ».
Et saint Augustin n'a pas voulu dire autre chose. « Aussi
bien saint Jean Chrysostome dit, sur scdnt Jean (endroit pré-
cité) : J'estime que c'est pour cela que fût permise la mort de Jean,
et que lui disparaissant , le Christ commença à prêcher en grand,
afin que toute rajjection de la multitude passât au Christ et qu'on
ne fût point divisé davantage par les sentiments qu'on pouvait
avoir au sujet de l'un et de l'autre ».
QUESTION XXXVIII. — DU BAPTEME DE JEAN. 2 49
Vad tertium répond que « le baptême de Jean était un rite
préparatoire, non pas seulement quant au fait que le Christ
fût baptisé, mais aussi pour que les autres vinssent au bap-
tême du Christ. Et ceci n'était pas encore achevé, après que le
Christ eut été baptisé ».
Il ne nous reste plus qu'un dernier point à examiner; et
c'est celui de savoir si ceux-là qui avaient été baptisés du bap-
tême de Jean devaient ensuite être baptisés aussi du baptême
du Christ. — Saint Thomas va nous répondre à l'article qui
suit.
^ Article VI.
Si ceux qui avaient été baptisés du baptême de Jean
durent être baptisés du baptême du Christ?
Quatre objections veulent prouver que (( ceux qui avaient
été baptisés du baptême de Jean ne durent pas être baptisés
du baptême du Christ ». — La première dit que « Jean n'était
pas moindre que les Apôtres, puisqu'il est écrit de lui, en
saint Matthieu, ch. xi (v. 1 1) », et la parole est du Christ Lui-
même : « Parmi les enfants nés de la femme, il ne s'en est pas
levé de plus grand que Jean- Baptiste. Or, ceux qui étaient bap-
tisés par les Apôtres n'étaient point baptisés de nouveau, mais
seulement on leur imposait les mains en plus du baptême
reçu. Il est dit, en effet, dans les Actes, ch. vin (v. i6, 17),
que quelques-uns étaient seulement baptisés, par Philippe, au
nom du Seigneur Jésus; alors, les Apôtres, c'est-à-dire, Pierre et
Jean, leur imposaient les mains et ils recevaient l'Esprit-Saint.
Donc il semble que ceux qui avaient été baptisés par Jean,
n'avaient pas à être baptisés du baptême du Christ ». —
La seconde objection arguë de ce que « les Apôtres furent
baptisés du baptême de Jean; quelques-uns d'entre eux, en
effet, furent disciples de Jean, comme on le voit par saint
Jean, ch. i (v. 87). Or, les Apôtres ne semblent pas avoir été
baptisés du baptême du Christ. Il est dit, en effet, dans saint
25o SOMME THÉOLOGIQUE.
Jean. ch. iv (v. 2), que Jésus ne baptisait pas, mais ses disci-
ciples. Donc il semble que ceux qui avaient été baptisés du
baptême de Jean n'avaient pas à être baptisés du baptême du
Christ ». — La troisième objection fait observer que « celui
qui est baptisé est moindre que celui qui baptise. Or, nous ne
lisons pas que Jean lui-même ait été baptisé du baptême du
Christ». Donc bien moins encore ceux qui avaient été baptisés du
baptême de Jean avaient besoin d'être baptisés du baptême du
Christ. — La quatrième objection cite le passage du livre
des Actes, 011 u il est dit, ch. xix (v. i-5), que Paul rencontra
quelques-uns des disciples et leur dit : Àvez-vous reçu, pleins de
foi, r Esprit-Saint? Ceux-ci lui dirent : Mais nous n'avons même
pas entendu dire qu'il y eût un Esprit- Saint. Il leur dit alors :
Et en qui avez-vous été baptisés? Ils répondirent : Dans le bap-
tême de Jean. Et c'est pourquoi ils Jurent baptisés de nouveau
au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il semble donc que
c'est parce qu'ils ignoraient l'Esprit-Saint, qu'ils durent être
baptisés de nouveau; comme le dit saint Jérôtne, sur Joël
(ch. II, v. 28), et dans l'épître De riiomme d'une seule femme
(n. 6); et aussi saint Ambroise, au livre de l' Esprit-Saint
(ch. m). Or, il y en eut, parmi ceux qui furent baptisés du
baptême de Jean, qui avaient la foi pleine et entière de la
Trinité. Donc ceux-là n'étaient pas à baptiser de nouveau du
baptême du Christ ». — La cinquième objection apporte le
beau texte de « saint Augustin », qui, « sur ce mot de l'Épi-
tre aux Romains, ch. x (v. 8) : C'est la parole de la foi que nous
prêchons, dit : D'où vient à l'eau une telle vertu, qu'elle touche le
corps et lave le cœur, si ce n'est par l'action de la parole, non
parce qu'elle est dite, mais parce qu'elle est crue? Par où l'on
voit que la vertu du baptême dépend de la foi. Or, la forme
du baptême de Jean signifie la foi dans laquelle nous sommes
baptisés. Saint Paul dit, en effet, dans les Actes, ch. xix (v. /j) :
Jean baptisait le peuple du baptême de la pénitence, disant de
croire en Celui qui devait venir après lui, c'est-à-dire en Jésus.
Donc il semble qu'il ne fallait pas que ceux qui avaient été
baptisés du baptême de Jean fussent de nouveau baptisés du
baptême du Christ ».
QUESTION XXXVIII. DU BAPTEME DE JEAN. 25 1
L'argument sed conlra est un texte formel de « saint Augus-
tin », qui, « sur saint Jean (tr. V, n. 5), dit : Ceux qui avaient
été baptisés du baptême de Jean, il fallait qu'ils Jus sent baptisés du
baptême du Seigneur ».
Au corps de l'article, saint Thomas va nous donner un exem-
ple de mise au point louchant l'enseignement formulé par
Pierre Lombard dans son fameux livre des Sentences, qui était
alors, on le sait, le livre classique de théologie. « Selon l'opi-
nion du Maître », fait observer saint Thomas^, « dans le livre IV
des Sentences, ceux qui avaient été baptisés par Jean, ne sachant
pas que C Esprit-Saint était et qui mettaient leur espoir dans ce
baptême, furent baptisés ensuite du baptême du Christ; mais ceux
qui ne mettaient point leur espoir dans le baptême de Jean et qui
croyaient au Père et au Fils et à l'Esprit- Saint, ne Jurent pas bapti-
sés dans la suite, mais à l'imposition des mains faites sur eux par
les Apôtres, ils reçurent C Esprit-Saint. Et cela est vrai, reprend
saint Thomas, quant à la première partie : ce qui est confirmé
par de multiples autorités. Mais, quant à la seconde partie, ce
qui est dit est chose tout à fait irrationnelle. D'abord, parce
que le baptême de Jean ni ne conférait la grâce, ni n'impri-
mait de caractère, mais était seulement dans l'eau, comme il
le dit lui-même, en saint Matthieu, ch. m (v. ii). Et, par suite,
la foi ou l'espérance que le baptisé avait dans le Christ ne pou-
vait pas suppléer ce défaut. Secondement, parce que si dans un
sacrement on omet ce qui est de la nécessité du sacrement, non
seulement il faut suppléer ce qui a été omis, mais il faut renou-
veler le tout. Or, il est de la nécessité du baptême du Christ,
qu'il soit fait, non seulement dans l'eau, mais aussi dans l'Es-
prit, selon cette parole marquée en saint Jean, ch. m (v. 5) :
A moins que quelqu'un ne renaisse de l'eau et l'Esprit-Saint, il
ne peut pas entrer dans le Royaume de Dieu. Il suit de là que pour
ceux qui avaient été baptisés du baptême de Jean, non seule-
ment il fallait suppléer ce qui manquait, c'est-à-dire qu'on leur
donne l'Esprit-Saint par l'imposition des mains, mais ils
devaient de nouveau être entièrement baptisés da^s l'eau et l'Es-
prit-Saint ».
Vad primum répond que « comme le dit saint Augustin, sur
20 2 SOMME THEOLOGIQUE.
saint Jean (tr. V. n. 18), si l'on a baptisé » de nouveau « après »
que « Jean » avait baptisé, » c est parce que Jean ne donnait point
le baptême du Christ, mais le sien. Ce qui, au contraire, était donné
par Pierre, et aussi par Judas, si Judas a donné quelque chose,
c'était quelque chose du Christ. Et voilà pourquoi, si Judas a baptisé
certains sujets, ceux-là n'avaient pas à être baptisés de nouveau.
Car le baptême est tel qu'est celui au nom de qui il se donne, non tel
qu'est celui qui en est le ministre. Et de là vient aussi que ceux
qui avaient été baptisés par le diacre Philippe, lequel donnait
le baptême du Christ, ne furent pas baptisés de nouveau, mais
reçurent l'imposition des mains par les Apôtres; comme ceux
qui sont baptisés par les prêtres sont confirmés par les évêques ».
L'ad secundum déclare que « comme le dit saint Augustin,
dans sa lettre à Séleucien, nous entendons que les disciples du
Christ furent baptisés soit du baptême de Jean, comme quelques-uns
le pensent, soit aussi, ce quiestplus croyable, du baptême duChrist.
Car II ne manqua pas de servir ou d'administrer, au sujet du bap-
tême, à l'ejfet d'avoir des serviteurs par qui II baptiserait les autres,
Celui qui ne manqua pas au service de l'humilité, quand II leur
lava les pieds ».
Vad tertium note que « comme le dit saint Jean Ghrysos-
tome sur saint Matthieu (ou plutôt l'Anonynje, hom. IV), par
cela que le Christ, à Jean qui lui disait : Moi, je dois être baptisé
par vous, répondit : Laisse pour le moment, il est montré que dans
la suite le Christ baptisa Jean. Et il dit que cela est écrit expres-
sément dans certains livres apocryphes. — Toujours est-il, ajoute
saint Thomas, qu'il est certain, comme le dit saint Jérôme,
sur saint Matthieu (ch. m, v. i3), que comme le Christ Jut bap-
tisé dans l'eau par Jean, ainsi Jean devait être baptisé par le Christ
dans l'Esprit ». — Et cela signifie que si Jean ne reçut pas le
sacrement de baptême institué par le Christ, il en reçut du
moins la grâce.
L'ad quartum dit que « ce ne fut point toute la raison ou la
cause pour laquelle ceux-là » dont parlait l'objection « furent
baptisés, après le baptême de Jean, parce qu'ils ne connaissaient
pas l'Esprit-Saint; mais aussi parce qu'ils n'étaient pas baptisés
du baptême du Christ ».
QUESTION XXXVIII. — DU BAPTEME DE JEAN. 253
Uad qaintum fait observer que v comme le dit saint Augustin,
contre Fauste{l[\. XIX, eh. xiii, xviii), nos sacrements sont des
signes de la grâce présente ; tandis que les sacrements de la loi
ancienne étaient des signes de la grâce à venir. Par cela donc
que Jean baptisait au nom de Celui qui devait venir, il est donné
à entendre qu'il ne conférait pas le baptême du Christ, qui
est un sacrement de la loi nouvelle ».
Après avoir considéré le baptême de Jean en général, a nous
devons maintenant traiter du baptême reçu par le Christ ». que
nous verrons avoir été précisément le baptême de Jean. — C'est
l'objet de la question suivante.
QUESTION XXXIX
DU BAPTÊME REÇU PAR LE CHRIST
Cette question comprend huit articles :
i" S'il fallait que le Christ fût baptisé?
2° S'il devait ètie baptisé du baptême de Jean?
3° Du temps de ce baptême?
^° Du lieu.
5° Du fait que les cieux s'ouvrirent pour Lui.
G" De l'Esprit-Saint apparaissant sous la forme d'une colombe.
7° Si cette colombe fut un animal véritable?
8" De la voix du témoignage paternel.
La question présente est d'une grande importance, à cause de
l'hérésie de Photin et des doctrines rationalistes qui voudraient
que le vrai point de départ de tout, pour le Christ, même quanta
l'Incarnation , se trouvât dans le fait de son baptême. — Des huit
articles qui composent cette question, les quatre premiers trai-
tent du baptême du Christ; les quatre autres, des prodiges qui
se sont accomplis lors de ce baptême. — Pour le baptême en
lui-même, il y a à examiner : d'abord, ses raisons essentielles;
secondement, les circonstances de temps et de lieu (art. 3, 4)-
— Les raisons essentielles se considèrent : quant au fait, pour
le Christ, d'être baptisé; et quant au fait d'être baptisé du bap-
tême de Jean. — Le premier point va faire l'objet de l'article
premier.
Article Premier.
S'il était convenable que le Christ fût baptisé?
Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas que
le Christ fût baptisé ». — La première dit qu' « être baptisé c'est
QUESTION XXXIX. — DU BAPTEME REÇU PAR LE CHRIST. 20t)
être lavé. Or, il ne convenait pas que le Christ fût lavé, Lui en
qui n'était aucune impureté. Donc il semble qu'il n'était pas
digne du Christ d'être baptisé ». — La seconde objection fait
observer que « le Christ reçut la circoncision pour accomplir
la loi. Or, le baptême n'appartenait pas à la loi. Donc le Christ ne
devait pas être baptisé ». — La troisième objection rappelle que
« le premier moteur, en chaque genre de choses, est immobile
selon cette espèce de mouvement (Aristote, Physiques, liv. VIII,
ch. v. n. 6; de S. Th., leç. 9); c'est ainsi que le ciel, qui »,
dans la théorie d'Aristote, « est la première cause dans le sens
du mouvement d'altération, est lui-même inaltéré. Or, le Christ
est le premier qui baptise; selon cette parole (S. Jean, ch. i,
V. 33) : Celai sur qui tu verras r Esprit-Saint descendre et demeu-
rer, celui-là est Celui qui baptise. Donc il ne convenait pas que
le Christ fût baptisé ».
L'argument sed contra cite le texte de saint Matthieu, où « il
est dit, ch. m (v. i3), que Jésus vint de la Galilée au Jourdain,
vers Jean, pour être baptisé par lui ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu'a il était con-
venable que le Christ fût baptisé. — Premièrement, parce que,
comme saint Ambroise le dit, sur saint Luc (ch. m, v. 21), le
Seigneur a été baptisé, non quil voulût être purijié, mais pour
purlCier les eaux, afin que touchées par la chair du Christ, qui
ne connut point le péché, elles eussent la vertu de baptiser ou de
laver ; et afin de les laisser sanctifiées pour ceux qui devaient être
ensuite baptisés, ainsi que le dit saint Jean Chrysostome (ou
plutôt l'Anonyme, hom. IV). — Secondement, parce que,
comme le dit saint Jean Chrysostome (l'Anonyme, Ibid.) sur
saint Matthieu : bien que le Christ ne fût point pécheur, cepen-
dant Il prit une nature pécheresse et la similitude de la chair du
péché. Aussi bien, s'il n'avait pas besoin de baptême pour Lui-
même, toutefois, dans les autres, la nature charnelle en avait be-
soin. Et, comme le dit saint Grégoire de Nazianze (Disc. XXXIX,
n. i5), le Christ a été baptisé pour submerger dans l'eau le vieil
Adam tout entier. — Troisièmement, H a voulu être baptisé,
comme le dit saint Augustin, dans un sermon de l'Epiphanie
(parmi les Œuvres, serm. CXXXVI), parce qu'Usa voulu faire
256 SOMME THÉOLOGFODE.
ce qu' Il commandait à tous de faire. Et c'est là ce qu'il dit Lui-
même : De la sorte il nous convient d'accomplir toute Justice
(S. Matthieu, ch. m, v. i5). Comme, en eflet, saint Ambroise
le dit, sur saint Luc, c'est en cela qu'est la justice, que ce que tu
veux qu'un autre fasse, tu commences d'abord par le Jaire toi-
même et par Ion exemple entraîner les autres ».
L'ad primum déclare que « le Christ ne fut pas baptisé pour
être purifié, mais pour purifier, ainsi qu'il a été dit » (au corps
de l'article).
L'ad secundum dit que « le Christ ne devait pas seulement
accomplir ce qui était de la loi ancienne, mais encore com-
mencer ce qui est de la loi nouvelle. Et c'est pourquoi II n'a
pas seulement voulu être circoncis, mais encore baptisé ».
h'ad lertium fait observer que « le Christ est le premier qui
baptise spirituellement. Et, de la sorte, Il n'a pas été baptisé ;
mais seulement dans l'eau ». — Il a reçu le baptême de Jean;
mais non son baptême à Lui, qu'il devait, en effet, donner et
non recevoir.
Le Christ devait être baptisé. — Mais fallait-il qu'il fût bap-
tisé du baptême de Jean. C'est ce que nous devons maintenant
examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article II.
S'il convenait que le Christ fût baptisé du baptême de Jean?
Trois objections veulent prouver qu'w il ne convenait pas
que le Christ fût baptisé du baptême de Jean ». — La première
rappelle que « le baptême de Jean fut un baptême de pénitence.
Or, la pénitence ne convient pas au Christ; car II n'a eu au-
cun péché. Donc il semble qu'il ne devait pas être baptisé du
baptême de Jean ». — La seconde objection fait remarquer que
« le baptême de Jean, comme le dit saint Jean Chrysostome
(ho m. Du baptême du Christ, n. 3), était au milieu entre le bap-
tême des Juijs et le baptême du Christ. Or, le milieu participe la
QLESriO.N XXXIX. — DU BAPTEME REÇU PAR LE CHRIST. 257
nature des extrêmes (Aristote, Des parties des animaux, liv. III,
ch. i). Pais donc que le Christ ne fut pas baptisé du baptême
juif, ni, non plus, de son baptême, il semble que, pour la
même raison. Il n'aurait pas dû être baptisé du baptême de
Jean ». — La troisième objection a cette déclaration superbe,
que « tout ce qu'il y a de meilleur dans les choses humaines
doit être attribué au Christ. Or, le baptême de Jean n'occupe
point la place suprême parmi les baptêmes. Donc il ne conve-
nait pas que le Christ fût baptisé du baptême de Jean ».
L'argument sed contra cite simplement le texte de saint Mat-
thieu, oij « il est dit, ch. m (v. i3) que Jésus vint au Jourdain
pour être baptisé par Jean » .
Au corps de l'article, saint Thomas prend sa réponse dans
un texte fort expressif de saint Augustin, u Gomme le dit saint
Augustin, sur saint Jean (tr. XIII), le Seigneur baptisé baptisait
non du baptême dont II avait été baptisé. Puis donc que Lui-même
baptisait de son baptême propre, il s'ensuit qu'il ne fut point
baptisé de son baptême, mais du baptême de Jean. — Et c'était
là », ajoute saint Thomas, « chose convenable. — Première-
ment, en raison du baptême de Jean. Celui-ci, en effet, bapti-
sait non dans l'Esprit-Saint, mais dans l'eau. Or, le Christ
n'avait pas besoin de baptême spirituel. Lui qui dès le pre-
mier instant de sa conception fut rempli de la grâce de l'Esprit-
Saint, comme on le voit par ce qui a été dil(q. 34, art. i). Et
cette raison est celle de saint Jean Chrysostome {sur S. Mat-
thieu, ch. I, V. 9). — Secondement, comme le dit le vénérable
Bède {sur S. Matthieu, ch. ni, v. i3), le Christ fut baptisé du
baptême de Jean, afin quen le recevant II donnât son approba-
tion à ce baptême. — Troisièmement, comme le dit saint Gré-
goire de Nazianze (Disc. XXXIX, n. i5), Jésus vint au baptême
de Jean, pour sanctifier le baptême », préparant la matière du
sacrement par le contact de sa chair sacrée avec l'eau du Jour-
dain.
L'ad primum fait observer que « comme il a été dit plus haut
(art. précéd.), le Christ voulut être baptisé afin de nous ame-
ner, par son exemple, nous-mêmes au baptême. Et c'est pour-
quoi, afin que son exemple fût plus efficace. Il voulut être
XVI. — La Rédemption. 17
2 58 SOMME THÉOLOOKjUE.
baptisé d'un baptême dont manifestement II n'avait pas besoin,
pour que les hommes vinssent au baptême dont ils avaient
besoin. Aussi bien, saint Ambroise dit, sur saint Luc (ch. m,
v. 21) : Que personne ne se soustraie au baptême de la grâce,
quand le Christ ne s'est pas soustrait au baptême de la pénitence n .
Vad secundum déclare que « le baptême des Juifs prescrit
dans la loi (cf. Épître aux Hébreux, ch. ix, v. 10), était seule-
ment figuratif. Quant au baptême de Jean, il était, en quelque
manière, réel » ou approchant de la réalité qu'annonçait le
rite figuratif, (( en tant qu'il amenait les hommes à s'abstenir
des péchés. Le baptême du Christ, lui, a l'efficacité de purifier
des péchés et de conférer la grâce. Or, le Christ n'avait pas
besoin de recevoir la rémission des péchés, qui n'étaient pas
en Lui; ni de recevoir la grâce, dont II était plein. Pareille-
ment, aussi, parce qu'il est Lui-même la Vérité (S. Jean,
ch. XIV, V. 6), ce qui n'était donné qu'en figure ne lui conve-
nait pas. Et voilà pourquoi il était plus à propos qu'il fût bap-
tisé du baptême du milieu plutôt que de l'un des deux extrê-
mes ». — Pouvait-on résoudre l'objection, de façon plus har-
monieuse.
L'ad lertium dit que « le baptême est un certain remède
spirituel. Or, un être aura besoin d'un remède d'autant moin-
dre que lui-même sera plus parfait. Par cela donc que le Christ
fut souverainement parfait, il ne convenait pas qu'il fût bap-
tisé du baptême le plus parfait; comme celui qui est sain n'a
pas besoin d'un remède efficace». Ici encore, l'objection, d'ail-
leurs si spécieuse, pouvait-elle trouver une solution plus ap-
propriée.
Après avoir examiné les raisons du baptême reçu par le
Christ, étudions-le maintenant quant à ses circonstances de
temps et de lieu. — D'abord, les circonstances de temps. C'est
l'objet de l'article qui suit.
QLESriO.N \XXIX. -- DU BAPTÊME REÇU PAU LE CHRIST. 269
Article III.
Si le Christ fut baptisé au temps qu'il fallait?
Quatre objections veulent prouver que « le Christ n'a pas été
baptisé au temps qu'il fallait ». — La première dit que « le
Christ a été baptisé afin de provoquer, par son exemple, les
autres au baptême. Or, les fidèles du Christ sont baptisés de
façon louable, non pas seulement avant la trentième année,
mais aussi dans l'âge d'enfance. Donc il semble que le Christ
n'aurait pas dû être baptisé à l'âge de trente ans ». — La se-
conde objection observe qu'« on ne lit pas que le Christ ait en-
seigné ou qu'il ait fait des miracles avant son baptême. Or,
c'eût été chose plus utile au monde, s'il avait enseigné plus
longtemps, commençant à partir de sa vingtième année ou
même plus tôt. Donc il semble que le Christ, qui était venu
pour l'utilité des hommes, devait être baptisé avant l'âge de
trente ans ». — La troisième objection déclare que « l'in-
dice » ou le signe « de la sagesse infuse par Dieu devait être
au plus haut point manifesté dans le Christ. Or, il fut mani-
festé en Daniel dans le temps de son enfance; selon cette pa-
role du livre de Daniel, ch. xiii (v. 45) : Le Seigneur suscita
l'esprit saint d'un enfant tout Jeune, appelé Daniel. Donc à plus
forte raison le Christ dut être baptisé ou enseigner dans son
enfance ». — La quatrième objection arguë de ce que « le bap-
tême de Jean est ordonné au baptême du Christ comme à sa
fin. Or, la fin est ce qui vient d'abord dans l'intention, mais au
terme dans l'exécution (cf. Sentences des Philosophes , parmi les
Œuvres du vénérable Bède). Donc ou le Christ devait être
baptisé le premier par Jean, ou 11 devait l'être le dernier ».
L'argument sed contra est le témoignage de saint Luc, où
« il est dit, ch. m (v. 21) : // arriva, comme tout le peuple était
baptisé et que Jésus était baptisé et priait; et, après (v. 28) : Or,
Jésus était, quand 11 commença, ayant environ trente ans ».
26o SOMME THÉOLOCIOUE.
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « c'est à pro-
pos, que le Christ a été baptisé à l'âge de trente ans. — D'abord,
parce que le Christ était baptisé, comme devant à partir de là
commencer d'enseigner et de prêcher. Et, à cela, est requis
l'âge parfait, qui est l'âge de trente ans. Aussi bien, dans la
Genèse, ch. xli (v. 46), nous lisons que Joseph était âgé de trente
ans, quand il prit en mains le gouvernement de l'Egypte. Pareil-
lement aussi, au livre II des Rois, ch. v (v. 4), nous lisons de
David, qu'il était âgé de trente ans, quand il commença de régner.
Et, de même, Ézéchiel commença à prophétiser à l'âge de trente
ans, comme on le voit dans son livre, ch. i (v. i). — Secon-
dement, parce que, comme le dit saint Jean Chrysostome,
sur saint Matthieu (hom. X), // devait arriver qu'après le baptême
du Christ la loi commencerait à cesser. Et c'est pourquoi le Christ
vint au baptême à l'âge qui peut porter tous les péchés, afin
qu'ayant observé la loi, nul ne pût dire qu'il l'abrogeait parce
qu'il n'avait pas pu l'accomplir. — Troisièmement, parce que
cela même que le Christ est baptisé à l'âge parfait donne à en-
tendre que le baptême engendre des hommes parfaits; selon
cette parole de l'Épître aux Éphésiens, ch. iv (v. i3) : Jusqu'à
ce que nous venions tous à l'unité de la foi et à la connaissance du
Fils de Dieu, en homme parfait, à la mesure de l'âge du Christ
dans sa plénitude. Et, aussi bien, la propriété du nombre elle-
même semble se référer à cela, car le nombre trente est causé
du nombre trois appliqué au nombre dix ; or, par le nombre
trois, est comprise la foi de la Trinité; et par le nombre dix,
l'accomplissement des commandements de la loi » contenus
dans le Décalogue; (* et, en ces deux choses consiste la per-
fection de la vie chrétienne ».
L'ad primum fait observer que « comme le dit saint Grégoire
de Nazianze (Disc. XL, n. 29), le Christ a été baptisé, non
comme ayant besoin de purification, ou comme s'il y avait quelque
péril pour Lai à ce que son baptême fut différé », ainsi qu'il ar-
rive pour les enfants, car, u c'est pour n'importe quel autre que
se tourne en un péril qui n'est pas petit, s'il sort de la vie pré-
sente, non revêtu de la robe de f incorruption, qui est la grâce.
Et bien que ce soit chose bonne de se conserver pur après le
QUESTION XXXIX. DU BAPTÊME REÇU PAR LE CHRIST. 26 1
baptême, cependant il est mieux, comme le dit le même saint
Grégoire {Ibid., n. 19), de recevoir parfois quelque souillure, que
de manquer entièrement de la grâce », ainsi qu'il arriverait pour
ceux qui renverraient à plus tard de recevoir le baptême.
Vad secundum déclare que « l'utilité qui provient, aux hom-
mes, du Christ, est par la foi et l'humilité. Or, pour l'une et
l'autre de ces deux choses il est d'un grand prix que le Christ
n'ait point commencé d'enseigner dans l'enfance ou la jeu-
nesse, mais à l'âge parfait. — Pour la foi, d'abord ; parce que
du fait qu'il a progressé dans l'ordre du corps selon les progrès
du temps, il est montré qu'il y avait en Lui une véritable na-
ture humaine ; et afin que ce progrès ne fût point tenu pour
fantastique, Il n'a pas voulu manifester sa sagesse et sa vertu
ou sa puissance, avant l'âge parfait du corps. — Pour l'hu-
milité aussi, afin que nul n'assume, d'une manière présomp-
tueuse, avant l'âge parfait, le grade de la prélature et l'office
d'enseigner ».
Vad lertium dit que « le Christ était proposé aux hommes
comme exemple en toutes choses. Et c'est pourquoi il fallait
que fût montré en Lui ce qui convient à tous selon la loi com-
mune; savoir qu'il enseignât à l'âge parfait », où, communé-
ment, en effet, les hommes doivent seulement enseigner; car,
jusque-là, ils ne sont pas aptes à être maîtres. Que si, parfois,
il y a des exceptions, « comme ledit saint Grégoire de Nazianze
(Disc. XXXIX, n. i!\), ce qui arrive rarement nest pas une loi,
pas plus que la présence d'une hirondellle ne fait le printemps.
A quelques-uns, en effet, par une certaine dispense spéciale,
selon la raison ou le conseil de la sagesse divine, il a été con-
cédé, en dehors de la loi commune, qu'avant l'âge parfait ils
eussent l'office soit de présider, soit d'enseigner ; comme Salo-
mon {Rois, liv, III, ch. m, v. 7), Daniel (endroit précité), Jé-
rémie (ch. i, v. 5 et suiv.) ». — On voit, par cette réponse,
combien sage est la loi de l'Église de ne pas admettre à la plé-
nitude du ministère sacré, avant une certaine maturité ; et
même si elle ordonne ses prêtres, normalement, vers l'âge de
vingt-cinq ans, elle les soumet, comme aides subalternes, or-
dinairement, à d'autres prêtres plus âgés.
202 SOMME THÉOLOGIQUE.
Vad qaarlum répond que « le Christ ne devait être ni le pre-
mier ni le dernier qui serait baptisé par Jean. — C'est qu'en
effet, comme le dit saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu
(ou plutôt l'Anonyme, hom. IV), le Christ fut baptisé à celte
fin, pour confirmer le baptême de Jean ; et pour recevoir de Jean
son témoignage. Or, l'on ne pouvait croire au témoignage de
Jean qu'après qu'un grand nombre eurent été baptisés par lui,
Et voilà pourquoi le Christ ne devait pas être le premier qui
serait baptisé par Jean. — Il ne devait pas être, non plus, le der-
nier, parce que comme il est dit par le même, au même endroit,
de même que la lumière du soleil n'attend pas que l'étoile du ma-
tin ait dispara, mais quelle se lève tandis que l'autre suit son
cours, et par sa clarté obscurcit sa candeur; pareillement, aussi,
le Christ n'attendit pas que Jean eût achevé sa course , ?nais II appa-
rut, tandis que Jean enseignait et baptisait toujours ». L'image est
fort belle; et la comparaison, excellemment appropriée.
C'était donc bien à propos que le Christ venait se faire bap-
tiser par Jean à l'âge de trente ans. — Mais convenait-il qu'il
vînt se faire baptiser dans le Jourdain? Saint Thomas va nous
répondre à l'article qui suit.
Article IV,
Si le Christ devait être baptisé dans le Jourdain ?
Trois objections veulent prouver que « le Christ ne devait
pas être baptisé dans le Jourdain ». — La première est que « la
vérité doit répondre à la figure. Or, la figure du baptême pré-
céda dans le passage de la mer Rouge oii les Egyptiens furent
submergés, comme les péchés sont effacés dans le baptême.
Donc il semble que le Christ aurait dû être baptisé dans la mer
plutôt que dans le fleuve du Jourdain ». — La seconde objec-
tion dit que « le mot Jourdain signifie descente (S. Jérôme, Des
quarante-deux demeures, demeure XLI). Or, par le baptême on
monte plutôt qu'on ne descend; aussi bien il est dit, en saint
Matthieu, ch. m (v. i6), que Jésus, baptisé, monta aussitôt de
QUESTIOiX XXXIX. — DU BAPTEME REÇU PAR LE CHRIST. 203
Ceaa. Donc il semble que c'est mal à propos que le Christ fût
baptisé dans le Jourdain ». — La troisième objection rappelle
que « lorsque les enfants d'Israël passèrent, les eaux du Jour-
dain retournèrent en arrière, comme on le lit au livre de Josué,
ch. IV (ou III, V. i6, 17), et comme il est dit dans le
psaume (cxiii, v. 3, 5). Or, ceux qui sont baptisés ne retour-
nent pas en arrière, mais vont en avant. Donc c'était mal à
propos que le Christ fût baptisé dans le Jourdain ».
L'argument sed contra cite le texte de saint Marc, où « il est
dit, ch. I (v. 9), que Jésas fat baptisé par Jean dans le Jour-
dain ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle ce souvenir
que « le fleuve du Jourdain fut par oià les enfants d'Israël en-
trèrent dans la Terre Promise {Josué, ch. m, iv). Or, le bap-
tême du Christ a ceci de spécial, par-dessus tous les autres
baptêmes, qu'il introduit dans le Royaume de Dieu, signifié
par la Terre Promise ; et de là vient qu'il est dit, en saint Jean,
ch. m (v. 5) : A moins que quelqu'un ne renaisse de Ceau et de
r Esprit-Saint, il ne peut pas entrer dans le Royaume de Dieu. A
cela se rapporte aussi qu'Élie divisa les eaux du Jourdain, quand
il dut être enlevé au ciel sur un char de feu, comme il est dit
au livre IV des Rois, ch. 11 (v. 7 et suiv.) ; parce que c'est à
ceux qui passent par l'eau du baptême, que par le feu de l'Es-
prit-Saint est ouverte l'entrée au ciel. Et voilà pourquoi il fut
à propos que le Christ fût baptisé dans le Jourdain ».
Vad primum accorde que « le passage de la mer Rouge pré-
figura le baptême quant au fait que le baptême efface les pé-
chés. Mais le passage du Jourdain en fut la figure quant à ceci
qu'il ouvre la porte du Royaume des cieux : ce qui est l'effet
principal du baptême, réalisé par le Christ seul. Et à cause de
cela il était plus convenable que le Christ fût baptisé dans le
Jourdain, non dans la mer ».
Uad secundum fait observer que « dans le baptême il y a l'as-
cension par le progrès de la grâce ; laquelle ascension requiert
la descente de l'humilité : selon celte parole de saint Jacques,
ch. IV (v. 6) : // donne sa qrâce aux humbles. Et c'est à cette des-
cente qu'il faut rapporter le nom du Jourdain ».
2 6/j SOMME THÉOLOGIQUE.
Vad tertium répond que « comme le dit saint Augustin,
dans un sermon de l'Epiphanie (Serm. X, parmi les Œuvres),
de même qu'autrefois les eaux du Jourdain retournèrent en ar-
rière; de même maintenant, le Christ une fois baptisé, les péchés
sont retournés en arrière. Ou, encore, cela signifie que contrai-
rement à la descente des eaux le fleuve des bénédictions était
porté en haut ».
Après avoir examiné le baptême du Christ en lui-même,
il nous faut étudier les prodiges qui s'accomplirent lors de ce
baptême. Or, ces prodiges furent au nombre de trois : les
cieux qui s'ouvrirent; l'Esprit-Saint qui descendit sous la
forme d'une colombe; la voix du Père qui se fit entendre.
— Voyons, d'abord, le premier. C'est l'objet de l'article sui-
vant.
Article V.
Si pour le Christ une fois baptisé les cieux devaient s'ouvrir?
Trois objections veulent prouver que « pour le Christ une
fois baptisé, les cieux ne devaient pas s'ouvrir ». — La pre-
mière déclare que « les cieux doivent s'ouvrir pour celui qui
a besoin d'entrer au ciel, comme étant au dehors. Or, le Christ
était toujours dans le ciel, selon cette parole marquée en
saint Jean, ch. m (v. i3) : Le Fils de l homme, qui est dans le
ciel. Donc il semble que les cieux ne devaient point s'ouvrir
pour Lui ». — La seconde objection fait observer que « l'ouver-
ture des cieux s'entend au sens corporel ou au sens spirituel.
Or, on ne peut pas l'entendre au sens corporel; car », à rai-
sonner dans l'opinion des anciens et l'Ecriture elle-même
parle d'une manière analogue, « les corps célestes sont inalté-
rables et infrangibles, selon cette parole du livre de Job,
ch. XXX vu (v. i8) : C'est peut-être loi qui as fabriqué les cieux
aussi solides que l'airain fondu? Pareillement aussi, on ne peut
pas l'entendre au sens spirituel; car devant les yeux du Fils
de Dieu les cieux auparavant n'étaient point clos. Donc c'est
QUESTION XXXIX. — DU BAPTÊME KEÇU PAR LE CHRIST. 265
mal à propos qu'il est dit que pour le Christ, une fois baptisé,
les deux s'ouvrirent. — La troisième objection dit que « pour
les fidèles, le ciel a été ouvert par la Passion du Christ; selon
celte parole de l'Épître aux Hébreux, ch. x (v. 19) : Nous avons
confiance d'entrer dans le Saint des Saints par le sang du Christ.
Et de là vient, aussi, que parmi ceux qui furent baptisés du
baptême du Christ, s'il y en eut qui moururent avant sa Pas-
sion, ils ne purent pas entrer dans les cieux. Donc les cieux
auraient dû s'ouvrir plutôt à la Passion du Christ qu'à son
baptême )i.
L'argument sed contra apporte simplement le texte de saint
Luc, où «il est dit, ch. m (v. 21) : Jésus étant baptisé et priant,
le ciel fut ouvert ».
Au corps de l'article, saint Thomas fait cette remarque, que
« comme il a été dit (art. 1 ; q. 38, art. 1), le Christ a voulu
être baptisé afin de consacrer, par son baplême, le baptême
dont nous devions nous-même être baptisés. Il suit de là que
dans le baptême du Christ durent apparaître les choses qui
touchent à l'eiricacité de notre baptême. Or, au sujet de celle
efficacité, il y a trois choses à considérer. — Premièrement,
la vertu principale d'où le baptême a son efficacité; et c'est
une vertu céleste. De là vient ([uc pour le Christ une fois bap-
tisé, le ciel s'ouviit, pour qu'il fût montré que désormais une
vertu céleste sanctifierait le baptême. — En second lieu, agit
pour l'eflîcacilé du baptême la foi de l'Église et de celui qui
est baptisé; et de là vient que les baptisés confessent la foi, et
le baptême est appelé le sacrement de la foi (S. Augustin, ép. à
Boniface). Or, par la foi, nous atteignons du regard les choses
célestes, qui dépassent les sens et la raison humaine. Ce fut pour
signifier cela, que pour le Christ une fois baptisé les cieux
s'ouvrirent. — Troisièmement, parce que par le baplême du
Christ, d'une manière spéciale, nous est ouverte l'entrée du
Royaume céleste, qui avait été fermée au premier homme par
le péché. Et c'est pourquoi, le Christ une fois baptisé, les
cieux s'ouvrirent, afin de n:iontrer que pour les baptisés est
ouverte la voie qui introduit au ciel. — D'autre part, après le
baplême est nécessaire à l'homme la prière continuelle, à l'ef-
266 SOMME THÉOLOGIQUE.
fet d'entrer dans le ciel; car, bien que par le baptênne les pé-
chés soient remis, cependant demeurent le foyer du péché
qui nous combat intérieurement et le monde et les démons
qui nous combattent intérieurement. Et c'est pourquoi, inten-
tionnellement, il est dit en saint Luc, ch. m (v. 21), que
Jésus étant baptisé et priant, le ciel s'ouvrit; parce que, pour
les fidèles la prière est nécessaire après le baptême. Ou encore,
pour donner à entendre que cela même, que par le baptême
le ciel est ouvert à ceux qui croient, est dû à la vertu de la
prière du Christ. C'est pour cela qu'il est dit, intentionnelle-
ment, en saint Matthieu, ch. ni (v. 16), que le ciel s'ouvrit pour
Lui, c'est-à-dire pow/' /ouif, à cause de Lui; comme si l'empe-
reur disait à quelqu'un qui le prierait pour un autre : Voici,
ce bienfait, ce n'est pas à lai que je le donne, mais à toi; c'est-à-
dire, à cause de toi je le donne à cet autre, comme le dit saint
Jean Chrysostome, sur saint Matthieu (l'Anonyme, hom. IV) ».
Vad primuni répond que « comme le dit saint Jean Chrysos-
tome {Ibid), de même que le Christ en raison du mystère de son
humanité a été baptisé, bien que, en Lui-même, Il n'eût pas besoin
de baptême; pareillement , en raison du mystère de son humanité
les deux s'ouvrirent pour Lui, alors que selon la nature divine II
était dans les deux » .
L'ad secundum dit que « comme l'explique saint Jérôme, sur
saint Matthieu (ch. m, v. 16, 17), les deux s'ouvrirent pour le
Christ baptisé, non par la rupture des éléments, mais pour les
yeux spirituels: comme, également, Ézéchiel narre au début
de son livre (ch. i, v. i), que les cieux furent ouverts. Et saint
Jean Chrysostome prouve qu'il en fut ainsi, en disant, sur
saint Matthieu (l'Anonyme, endroit précité), que si la créature
elle-même » ou le corps physique appelé du nom « des cieux
avait été rompue » ou déchirée, « V Évangéliste n'aurait pas dit :
les deux s' ouvrirent pour Lui; car ce qui s'ouvre corporellement
au dehors, est ouvert pour tous. Aussi bien, en saint Marc,
ch. I (v. 10), il est dit expressément que Jésus aussitôt montant
de l'eau vit les deux ouverts, comme pour rapporter l'ouverture
des cieux à la vision du Christ. Ce que quelques-uns rappor-
tent à la vision corporelle du Christ, disant qu'autour du
QUESTION XXXIX. — DU BAPTÊME REÇU PAR LE CHRIST. 267
Christ baptisé il y eut une telle splendeur dans le baptême
que les deux étaient vus ouverts. On peut aussi », ajoute
saint Thomas, « rapporter cela à la vision d'imagination, par
lequel mode Ézéchiel vit les cieux ouverts : par la vertu di-
vine, en effet, et par la volonté de la raison, était formée celte
vision dans l'imagination du Christ, pour signifier que par le
baptême l'entrée du ciel était ouverte aux hommes. On peut
aussi », continue saint Thomas, « rapporter cela à la vision
intellectuelle du Christ, en tant que le Christ vit que le bap-
tême étant maintenant sanctifié le ciel était ouvert aux hom-
mes; chose que cependant II voyait auparavant comme devant
être faite ».
L'ad lertiam fait observer que « par la Passion du Christ le
ciel est ouvert aux hommes comme par la cause universelle
ou commune de l'ouverture des cieux. Mais il faut cependant
que cette cause soit appliquée à chacun en particulier, à l'effet
d'obtenir l'entrée dans le ciel. Et c'est ce qui se fait par le bap-
tême; selon cette parole de l'Epître aux Romains, ch. vi (v. 3) :
Tous ceux qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, avons été
baptisés dans sa mort. Et, à cause de cela, il est fait mention de
l'ouverture des cieux plutôt dans le baptême que dans la Pas-
sion. — Ou, comme le dit saint Jean Chrysostome, sur saint
Matthieu (l'Anonyme, endroit précité), lors du baptême du Christ
les cieux furent seulement ouverts; mais après (jue le Christ eût
vaincu le tyran » des enfers « par la Croix, les portes du ciel ne
devant plus être fermées, les anges ne dirent pas : Ouvrez les
portes; mais : Enlevé: les portes. Et, par là, saint Chrysos-
tome (l'Anonyme) donne à entendre que les obstacles par les-
quels précédemment les àmcs des défunts étaient empêchées
d'entrer dans les cieux furent entièrement enlevés par la Pas-
sion; mais dans le baptême du Christ, l'entrée du ciel avait été
ouverte, en ce sens que la voie qui devait permettre aux
hommes d'entrer dans le ciel leur avait été manifestée ».
Le second prodige qui s'est accompli lors du baptême du
Christ a été la descente du Saint-Esprit sous la forme d'une
colombe. Saint Thomas examine, à ce sujet, deux questions :
268 SOMME THÉOLOGIQUE.
premièrement, s'il convenait que le Saint-Esprit se manifestât
de la sorte ; secondement, si la colombe qui est apparue était
un véritable animal. — Le premier point va faire l'objet de
l'article qui suit.
Article VI.
Si c'est à propos qu'il est dit que l'Esprit-Saint descendit,
sur le Christ baptisé, sous la forme d'une colombe?
Quatre objections veulent prouver qu' « il n'est pas à propos
qu'on dise que le Saint-Esprit descendit, sur le Christ baptisé,
sous la forme d'une colombe d. — La premire arguë de ce que
(( l'Esprit-Saint habite dans l'homme par la grâce. Or, dans
l'hmanité du Christ fut la plénitude de la grâce dès le premier
moment de sa conception, où il fut le Fils unique venu du Père,
comme on le voit par ce qui a été dit plus haut (q. 7, art. 12 ;
q. 34, art. i). Donc l'Esprit-Saint ne devait pas lui être envoyé
dans le baptême ». — La seconde objection fait observer que
« le Christ est dit être descendu dans le monde par le mystère
de l'Incarnation, quand // s'anéantit Lui-même, prenant la forme
d'un esclave (aux Philippiens, ch. 11, v. 7). Or, l'Esprit-Saint ne
s'est pas incarné. Donc c'est mal à propos qu'il est dit que
rEsprit-5aint descendit sur Lui ». — La troisième objection
rappelle que « dans le baptême du Christ devait être montré,
comme dans un certain exemplaire, ce qui se fait dans notre
baptême. Or, dans notre baptême, il ne se produit point de
mission visible de l'Esprit-Saint. Donc il ne fallait pas, non
plus, qu'il y eût de mission visible de l'Esprit-Saint dans le
baptême du Christ ». — La quatrième objection déclare que
« l'Esprit-Saint dérive du Christ dans tous les autres; selon celte
parole de saint Jean, ch. 1 (v. 16) ; De sa plénitude nous avons
tous reçu. Or, sur les Apôtres, l'Esprit-Saint descendit, non sous
la forme d'une colombe, mais sous forme de feu {Actes, ch. 11,
V, 3). Donc, sur le Christ, non plus, l'Esprit-Saint n'aurait pas
dû descendre sous la forme d'une colombe, mais sous forme de
feu ».
L'argument sed contra apporte le témoignage de saint Luc,
QUESTION XXXIX. — DU BAPTlhlR REÇU PAH LE CHRIST. 2()()
OÙ (( il est dit, ch. m (v. 22) : L'Esprit-Saint descendit soas une
forme corporelle, semblable à une colombe, sur Lui ».
Au corps de l'article, saint Thomas présente cette remarque,
que " ce qui s'est fait pour le Christ dans son baptême, comme
ledit saint Jean Chrysostome,5«r5am/ Mcdthieu (ou plutôt l'Ano-
nyme, hom. IV), appartient au mystère de tous ceux qui dans la
suite devaient être baptisés. Or, tous ceux qui sont baptisés du
baptême du Christ, reçoivent l'Esprit-Saint, à moins qu'ils ne
viennent mal disposés ; selon cette parole » du Précurseur u en
saint Matthieu, ch. m (v. 11) : Lui vous tjaptisera dans T Esprit-
Saint. Donc il était convenable que sur le Seigneur baptisé
l'Esprit-Saint descendît ».
Uad primum cite un très beau texte de saint Augustin, qui
est tout ce qu'il y a de plus péremptoire contre l'erreur de
Photin, chez les anciens, et contre les interprétations impies
de certains modernes, voulant faire partir du baptême du
Christ ce qu'il y a eu de divin en Lui, soit qu'on l'entende,
comme les anciens hérétiques, au sens de l'union du Verbe à
l'homme Jésus, ou, comme disent les modernes rationalistes,
de l'éclosion de la conscience d'une mission divine. <( // est sou-
verainement absurde, dit saint Augustin, au livre XV delà Tri-
nité (ch. xxvi), de supposer que le Christ, alors déjà âgé de trente
ans, aurait reçu rEsprit-Saint. Mais s'il vint au baptême sans
péché. Il n'y vint pas sans l'Esprit-Saint. Si, en ejjet, il avait été
dit de Jean : Il sera rempli de l'Esprit-Saint dès le sein de sa mère,
que ne Jaudra-t-il pas dire du Christ dans .son humanité. Lui dont
la conception même de la chair ne fut pas charnelle, mais spirituelle ?
Maintenant donc, c'est-à-dire dans son baptême, // a daigné pré-
figurer son corps, c'èsl-à-dire son Église, dans laquelle les baptisés
surtout reçoivent l'Esprit-Saint ».
L'ad secundum répond que « comme le dit saint Augustin,
au livre II de la Trinité (ch. v, vi), l'Esprit-Saint est dit être
descendu sur le Christ, sous une forme corporelle, par mode de
colombe, non que la substance même de l'Esprit-Saint fût
rendue visible ; car elle est invisible » aux yeux du corps ; « ni
que cette créature visible », qu'était la colombe, « fût prise en
l'unité de la Personne divine » de l'Esprit-Saint, camme, par
270 SOMME THEOLOGIQUE.
l'Incarnation, la nature humaine a été prise en l'unité de la
Personne divine du Verbe ou du Fils unique de Dieu; « car il
n'est point dit que l'Esprit-Saint soit colombe, comme il est
dit que le Fils de Dieu est homme, en raison de l'union. Ce
n'est pas, non plus, de cette manière que l'Esprit-Saint a été vu,
en forme de colombe, comme saint Jean vit l'Agneau immolé
dans l'Apocalypse, ainsi qu'il est marqué, Apocalypse, ch. v
(\. 6). Cette vision, en ejjet, se fit en esprit, par des images des
corps spirituelles ; tandis que pour la colombe dont il s'agit, nul
lia jamais douté qu'elle n'ait été vue des yeux du corps. « Ce n'est
pas, non plus, de cette manière que l'Esprit-Saint apparut,
comme il est dit, dans la première Épître aux Corinthiens,
ch. X (v. 4) : Le rocher était le Christ. Car ce rocher était aupa-
ravant da nombre des créatures, et c'est en rcdson du mode d'ac-
tion produite à son sujet qu'il est appelé le Christ dont il était la
figure; tandis que cette colombe fut amenée à l'être uniquement
pour signifier l'Esprit-Saint, à ce moment même, et cessa tout de
suite après, comme la Jlamme qui apparut dans le buisson à
Moïse n dans le désert. « Ainsi donc l'Esprit-Saint est dit être
descendu sur le Christ, non en raison de l'union » hypos-
tatique « à la colombe; mais soit en raison de la colombe
elle-même, figure de l'Esprit-Saint, laquelle descendit et vint
se reposer sur le Christ, soit aussi en raison de la grâce spiri-
tuelle, qui dérive de Dieu à la créature par mode d'une cer-
taine descente, selon cette parole de saint Jacques, ch. i (v. 17) :
Toute donation excellente et tout don parfait vient d'en-Haut, des-
cendant du Père des lumières ». On aura remarqué cette adap-
tation harmonieuse du beau texte de saint Jacques.
h'ad tertium fait observer que « comme le dit saiut Jean
Chrysostome, sur saint Mathieu (hom. XII) » — et cette obser-
vation est d'une imporlance extrême pour saisir toute l'écono-
mie des manifestations surnaturelles de Dieu, dans l'ordre de
la Révélation, — « dans les commencements des choses spiri-
tuelles, toujours apparaissent des visions sensibles » ou corpo-
relles, (( en raison de ceux qui ne peuvent avoir aucune intelligence
de la nature incorporelle ; de telle sorte que si, après, elles ne se
produisent plus, on les accepte sur la foi de celles qui se sont
QUESTION XXXIX. — DU BAPTEME HEÇU PAR LE CHHIST. 2' î
déjà produites. Et voilà pourquoi sur le Christ baptisé, l'Es-
prit-Saint descendit visiblement, sous une forme corporelle,
afin que l'on crût, dans la suite, qu'il descendait d'une ma-
nière invisible sur tous les baptisés ».
Uad quartum dit que u l'Esprit-Saint apparut, sous forme
de colombe, au-dessus du Christ baptisé, pour quatre raisons.
— D'abord, en raison de la disposition qui est requise dans le
baptisé, savoir qu'il ne vienne pas au baptême avec feinte;
parce que, comme il est dit au livre de la Sagesse, ch. i (v. 5),
l'Esprit-Saint de la discipline fuira lliomme trompeur. Et la
colombe, en effet, est un animal simple, ori ne se trouve au-
cune astuce, aucune tromperie. Aussi bien, il est dit, en saint
Matthieu, ch. x (v. i6) : Soyez simples comme des colombes. —
Secondement, pour désigner les sept dons du Saint-Esprit,
que la colombe signifie par ses propriétés. La colombe, en
effet, habite sur le courant des eaux, afin qu'en apercevant le
vautour, elle se plonge dans l'eau et lui échappe. Et ceci ap-
partient au don de sagesse, par lequel les saints résident sut le
courant des eaux de la Sainte-Ecriture, afin d'échapper aux
incursions du démon. De même, la colombe choisit les meil-
leurs grains. Et ceci appartient au don de science, par lequel
les saints choisissent les pensées saines pour s'en nourrir. De
même, la colombe nourrit d'autres petits que les siens. Et ceci
appartient au don de conseil, par lequel les saints nourrissent
de leur doctrine et de leur exemple les hommes qui furent les
petits, c'est-à-dire, les imitateurs du démon. De même, la
colombe ne déchire point avec son bec. Et ceci appartient au
don d'intelligence, par lequel les saints évitent de déchirer et
de pervertir les bonnes doctrines, comme le font les héré-
tiques. De même, la colombe n'a point de fiel. Et ceci appar-
tient au don de piété, par lequel les saints sont à l'abri de la
colère déraisonnable. De même, la colombe fait son nid dans
les trous du rocher. Et ceci appartient au don de force, par
lequel les saints mettent leur nid, c'est-à-dire, leur refuge et
leur espoir dans les plaies de la mort du Christ. De même, la
colombe a pour chant ses gémissements. Et ceci appartient au
don de crainte, par lequel les saints trouvent leur délectation
272 SOMME THEOLOGrQUE.
à gémir pour leurs péchés ». On aura remarqué tout ce que
contient d'application exquise cette adaptation des propriétés
de la colombe aux sept dons du Saint-Esprit épanouis dans la
vie des saints. — « Troisièmement, l'Esprit-Saint apparut sous
forme de colombe, à cause de l'efFet propre du baptême, qui
est la rémission des péchés et la réconciliation avec Dieu. La
colombe, en eifet, est un animal très doux. Et c'est pourquoi,
comme le dit saint .lean Chrysostome, sur saint Matthieu
(hom. XII), dans le déluge, cet animal apparut portant un rameau
d'olivier et annonçant la tranquillité générale sur le globe terrestre:
et, maintenant, aussi, la colombe apparaît dans le baptême » de
Jésus, « montrant pour nous la délivrance. — Quatrièmement,
l'Esprit-Saint apparut sous forme de colombe au-dessus du
Seigneur baptisé, pour désigner l'effet commun ou général du
baptême, qui est la construction de l'unité de l'Église. Aussi
bien est-il dit, dans VÉpilre aux Éphésiens , ch. v(v. 25 et suiv.),
que le Christ s'est livré Lui-même, afm de se donner une Église
glorieuse, qui n'aurait aucune tache ou aucune ride ou rien de
semblable, lavant celte Église par le baptême d'eau dans la Parole
de vie. Et voilà pourquoi c'est à propos que l'Esprit-Saint s'est
montré dans le baptême sous la forme d'une colombe, qui est
un animal fait pour l'amour et pour vivre en troupe ou en
compagnie. D'oià il vient que dans le Ccmtique des Cantiques,
ch. VI (v. 8), il est dit de l'Église : Elle est unique, ma co-
lombe! » Ici encore, quel à propos exquis dans ces adaptations
des textes de l'Écriture Sainte. — Voilà donc les très belles
raisons pour lesquelles il convenait que l'Esprit-Saint appa-
raisse sous forme de colombe, au-dessus du Christ baptisé. —
« Que si l'Esprit-Saint descendit sur les Apôtres n, au jour" de
la Pentecôte, «sous forme de feu, c'est pour deux raisons. —
D'abord, pour montrer la ferveur dont leurs cœurs seraient
possédés à l'effet de prêcher partout le Christ parmi les tribu-
lations.. Et c'est pourquoi aussi II leur apparut en langues de
feu. Aussi bien saint Augustin dit, sur saint Jean {ir. VI), n. 3:
C'est de deux mcmières que le Seigneur montre visiblement l'Esprit-
Saint ; savoir : par la colombe, au-dessus du Seigneur baptisé;
par le feu, au-dessus des disciples réunis. Là, c'est la simplicité
gUESTIO.N XXMX. DU BAPTEME REÇU PAR LE CHRIST. 27^3
qui est montrée; ici, c'est la Jervear. Donc, pour que les sanctifiés
par l'Esprit n'aient point de dol, Il s'est montré dans la colombe;
et pour que la simplicité ne demeure point froide. Il s'est montré
dans le Jeu. Et qu'on ne s'émeuve point, si les langues sont divi-
sées; car l'unité se reconnaît dans la colombe. — Secondement,
parce que comme ledit saint Chrysostome (ou plutôt saint Cré-
goire, hom. XXX, sur l'Évangile), quand il fallait pardonner les
péchés, ce qui se fait dans le baptême, la mansuétude était néces-
saire ;ei la colombe en est le symbole. Mais, après que nous
avons reçu la grâce, reste le temps du jugement, qui est signifié
par le feu ».
Nous avons vu les raisons qui expliquent pourquoi, lors du
baptême du Christ, le Saint-Esprit se manifesta sous la forme
d'une colombe. — Mais, cette colombe, qu'était-elle? Peut-on
dire que c'était un véritable animal; ou n'était-ce qu'une appa-
rence extérieure, sans réalité vraie. Saint Thomas va nous
répondre à l'article qui suit.
Article VII.
Si cette colombe dans laquelle l'Esprit-Saint apparut
était un véritable animal?
Trois objections veulent prouver que a cette colombe dans
laquelle l'Esprit-Saint apparut n'élait pas un véritable ani-
mal ». — La première fait observer que « ce qui apparaît sous
une forme semble apparaître selon une similitude » ou une
ressemblance et une image. « Or, en saint Luc, cli. m (v. 22),
il est dit que l'Esprit-Saint descendit sous une Jorme corporelle
comme une colombe au-dessus du Christ. Ce ne fut donc pas
une véritable colombe, mais une certaine similitude de co-
lombe ». — La seconde objection déclare que « comme la
nature ne fait rien en vain, Dieu non plus ne le fait pas, ainsi
qu'il est dit au livre I du Ciel et du Monde (ch. iv, n. 8; de
S. Th., leç. 8). Or, cette colombe n'étant venue que pour
signifier quelque chose et disparaUre ensuite, comme le dit saint
XVI. — La Rédemption. 18
11 Ix SOMME THÉOLOGIQUE.
Augustin, au livre II de la Trinité (ch. vi), c'eût été chose
vaine qu'elle fût une vraie colombe; car cela pouvait être fait
par une similitude de colombe. Donc cette colombe ne fut pas
un véritable animal ». — La troisième objection dit que « les
propriétés de chaque chose conduisent à la connaissance de la
nature de cette chose-là. Si donc cette colombe eût été un véri-
table animal, les propriétés de la colombe eussent signifié la
nature d'un véritable animal, et non les effets de l'Esprit-
Saint. Donc il ne semble pas que cette colombe ait été un
véritable animal ».
L'argument sed contra est un texte de « saint Augustin »,
qui,^ au livre Du combat chrétien (ch. xxi), dit : Nous ne disons
pas cela, que le Seigneur Jésus-Christ seul vit en un corps véri-
table, et que l' Esprit-Saint ait apparu d'une manière trompeuse aux
yeux des hommes ; mais nous croyons que tous ces deux corps ont
été véritables ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « comme il
a été dit plus haut (q. 5, art. i), il ne convenait pas que le
Fils de Dieu, qui est la Vérité du Père, usât de fiction ; et
c'est pourquoi II ne prit point un corps fantastique, mais un
corps véritable. Et parce que l'Esprit-Saint est dit CEsprit de
Vérité, comme on le voit en saint Jean, ch. xvi (v. i3), à
cause de cela. Lui aussi forma une véritable colombe dans
laquelle II apparaîtrait, bien qu'il ne la prît point en l'unité
de sa Personne », comme le Verbe ou le Fils de Dieu avait
pris la nature humaine. « Aussi bien saint Augustin, après
les paroles précitées, ajoute : Comme il ne fallait point que le
Fils de Dieu trompât les hommes, de même il ne Jallcdt point que
r Esprit-Saint les trompât. Mais au Dieu tout-puissant qui avait
formé du néant tout l'ensemble des créatures, il n'était point
difficile de former un véritable corps de colombe sans le secours
d'autres colombes, comme il ne lui fut point difficile de former,
dans le sein de Marie, un véritable corps » liumain « sans l'action
d'aucun homme : alors que la créature corporelle, et dans les
entrailles d'une Jemme pour former l'homme, et dans le monde
lui-même pour Jormer la colombe, était au service de la volonté et
du commandement du Seigneur ».
QUESTION XXXIX. — DU BAPTEME REÇU PAR LE CHRIST. 276
Vad primum déclare que « l'Esprit-Saint est dit être des-
cendu en la forme ou la similitude d'une colombe, non point
pour exclure la vérité de la colombe, mais pour montrer qu'il
n'apparut point dans la forme de sa substance ».
Vad secundum dit que (( ce ne fut point chose vaine ou
superflue de former une véritable colombe pour que l'Esprit-
Saint paraisse en elle; car la vérité même de la colombe signifie
la vérité de l'Esprit-Saint et de ses effets ».
Uad tertium fait remarquer que « les propriétés de la co-
lombe vont de la même manière à signifier la nature de la
colombe et à désigner les effets de l'Esprit-Saint. Par cela, en
effet, que la. colombe a telles propriétés, il arrive que la co-
lombe signifie l'Esprit-Saint d (cf. les délicieuses applications
de l'article précédent, ad 4'"'").
Il ne nous reste plus qu'un dernier point à examiner, c'est
celui du témoignage rendu par le Père au Fils sur les bords
du Jourdain. De ce témoignage faut-il dire qu'il s'est manifesté
à propos. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.
Article VIII.
Si ce fut à propos que le Christ étant baptisé la voix du Père
fut entendue rendant témoignage au Fils?
Trois objections veulent prouver que « c'est mal à propos
que le Christ étant baptisé la voix du Père fut entendue ren-
dant témoignage au Fils ». — La première arguë de ce que
« le Fils et l'Esprit-Saint, en tant qu'ils apparurent d'une ma-
nière sensible, sont dits avoir été envoyés d'une mission visi-
ble. Or, il ne convient pas au Père d'être envoyé; comme on
le voit par saint Augustin, au livre II de la Trinité (ch. v, xii).
Donc il ne lui convient pas non plus d'apparaître ». — La
seconde objection dit que « la voix signifie la parole ou le
verbe conçu dans le cœur. Or, le Père n'est pas le Verbe.
Donc c'est mal à propos qu'il s'est manifesté dans la voix ».
— La troisième objection fait observer que u le Christ n'a pas
276 sommiî; tiik<)i.ogii)ue.
commencé d'être le Fils de Dieu au baptême, comme certains
hérétiques l'ont pensé; mais II a été le Fils de Dieu dès le
principe de sa conception. C'était donc à la nativité du Christ,
que la voix du Père aurait dû attester sa divinité, plutôt qu'à
son baptême ».
L'argument sed contra cite le texte de saint Matthieu, ch. m
(v. 17), où (( il est dit : Voilà qu'on entendit une voix des deux,
qui disait : Celui-ci est mon Fils, le bien-aimé, en qui Je nie suis
complu ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme
il a été dit plus haut (art. 5), dans le baptême du Christ, qui
fut le modèle ou le type exemplaire de notre baptême, devait
être montré ce qui se parfait dans le nôtre. Or, le baptême
dont les fidèles sont baptisés est consacré en l'invocation et la
vertu de la Trinité, selon cette parole du Christ en saint Mat-
thieu, chapitre dernier (v. 19) : Allez, enseignez toutes les na-
tions, les baptisant au nom du Père et du Fils et de r Esprit-Saint.
Et voilà pourquoi, dans le baptême du Christ, comme le dit
saint Jérôme (sur S. Matthieu, ch. ni, v. 16, 17), le mystère de
la Trinité est montré : le Seigneur Lui-même est baptisé dans sa
nature humcdne; F Esprit-Saint descend sous la Jorme d'une
colombe; la voix du Père qui rend témoignage au Fils est enten-
due. Il était donc convenable que dans ce baptême le Père fût
déclaré dans la voix ».
L'ad primum fait remarquer que « la mission visible ajoute
quelque chose en plus de l'apparition; savoir l'autorité de
celui qui envoie. Et c'est pourquoi le Fils et l'Esprit-Saint,
qui viennent d'un autre, sont dits non seulement apparaître,
mais aussi être envoyés visiblement. Mais le Père, qui ne vient
pas d'un autre, peut sans doute apparaître; Il ne peut pas être
envoyé d'une mission visible ».
Vad secundum déclare que « le Père n'est montré dans la
voix que comme auteur de la voix, ou comme parlant par la
voix. Et parce que c'est le propre du Père de produire le
Verbe, ce qui est dire ou parler, à cause de cela c'est tout à
fait à propos que le Père a été manifesté par la voix, qui
signifie le Verbe. Aussi bien la voix qui émane du Père atteste
QUESTION XXXIX. — DU BAPTÊME REÇU PAR LE CHRIST. 277
la filiation du Verbe. Et comme la forme de la colombe, dans
laquelle l'Esprit-Saint s'est montré, n'est point la nature de
l'Esprit-Saint; ni la forme de l'homme, dans laquelle le Fils
Lui-même s'est montré, n'est point la nature même du Fils de
Dieu : pareillement aussi la voix n'appartient pas à la nature du
Verbe ou du Père qui parlait. Aussi bien, en saint Jean, ch. v
(v. 37), le Seigneur dit : Vous n'avez jamais entendu sa voix,
c'est-à-dire du Père, ni vous n'avez Jamais va sa face. Par où,
comme le dit saint Jean<]hrysostome, sur saint Jean (hom. XI),
les introduisant un peu dans le dogme philosophique, Il leur mon-
tre fjuil n'y a, en Dieu, ni voix ni figure, mais quilest supérieur
à toutes ces choses-là. Et de même que soit la colombe soit
aussi la nature humaine prise par le Christ est l'œuvre de
toute la Trinité, de même aussi la formation de la voix ; mais,
cependant, c'est le Père seul qui est déclaré comme parlant,
dans la voix, de même que le Fils seul a pris la nature
humaine, et que, dans la colombe, seul l'Esprit-Saint est mon-
tré; ainsi qu'on le voit par saint Augustin (ou plutôt saint
Fulgence) dans le livre De la foi, à Pierre » (ch. ix).
Vad tertium dit que « la divinité du Christ ne devait pas
être manifestée à tous, dans sa nativité, mais plutôt être cachée
dans les défauts de l'état d'enfance. Mais quand II parvint déjà
à l'âge parfait où il fallait qu'il enseigne et fasse des miracles
et convertisse à Lui les hommes, alors il fallait que sa divinité
fût indiquée par le témoignage du Père, afin que sa doctrine
devînt plus croyable. Et voilà pourquoi Lui-même dit, en saint
Jean, ch. v (v. 87) : Celui qui m'a envoyé, le Père, c'est Lui-
même qui rend témoignage de moi. El cela devait être fait sur-
tout dans le baptême, par lequel les hommes renaissent en
enfants de Dieu adoptifs; car les enfants de Dieu adoptifs sont
constitués à la ressemblance du Fils par nature, selon cette
parole de l'Epîtie aux Romains, ch. viii (v. 29) : Ceux qu'il a
connus d'avance, ceux-là II les a prédestinés à devenir conformes
à l'image de son Fils. Aussi bien saint Ililaire dit, sur saint
Matthieu, — qu'au-dessus de Jésus baptisé descendit l'Esprit-Saint
et se fit entendre la voix du Père, qui disait : Celui-ci est mon
Fils le bien-aimé, — afin que, par les choses qui s'accomplis-
270 SOMME THEOLOGIQUE.
salent dans le Christ, nous connussions qa après le baptême de
Veau, et des régions du ciel s'envole vers nous V Esprit-Saint , et
nous sommes faits enfants de Dieu par l'adoption de la voix du
Père ». — Cette grande question du baptême du Christ ne
pouvait mieux se terminer que sur ce beau texte de saint
Hilaire. Et elle-même clôt excellemment tout ce que nous
avions à dire dans la première partie de notre étude sur les
mystères de la vie du Christ, ayant trait à son entrée dans le
monde ou à ses débuts parmi nous. *
« Après avoir considéré ce qui avait trait à l'entrée du Christ
en ce monde ou à ses débuts, il nous reste à considérer ce qui
a trait à son progrès » ou au développement de sa vie parmi
nous, selon le programme marqué au début de la question 27.
« Et », à ce sujet, « nous aurons à considérer, d'abord, son
mode de vie parmi nous; ensuite, sa tentation (q. /41); troi-
sièmement, sa doctrine (q. ^2) ; quatrièmement, ses miracles
(q. 43) ». — Sous ces quatre chefs, saint Thomas ramènera,
dans un ordre parfait et avec une compréhension qui n'ou-
bliera rien d'essentiel, tout ce qui a trait à la vie publique du
Christ, telle que l'Évangile nous la rapporte, depuis le bap-
tême jusqu'à la Passion. — Voyons d'abord le premier chef
de ces considérations. Il a trait au mode de vie que le Christ
adopta et mena parmi nous. C'est l'objet de la question sui-
vante.
QUESTION XL
DU MODE DE VIE DU CHRIST
Cette question comprend quatre articles :
1° Si le Christ devait mener une vie solitaire ou converser parmi
les hommes ?
2' S'il devait mener une vie austère dans le manger, le boire, le
vêtement, ou une vie comme celle des autres?
3° S'il devait mener une vie infime dans ce monde, ou parmi les
richesses et les honneurs?
4* S'il devait vivre selon la loi?
Article Premier.
Si le Christ devait converser parmi les hommes
ou mener une vie solitaire?
Trois objections veulent prouver que u le Christ ne devait
pas converser parmi les hommes, mais mener une vie soli-
taire ». — La première dit qu' « il fallait que le Christ par son
mode de vivre ne se montrât pas seulement homme, mais Dieu
aussi. Or, il ne convient pas à Dieu de converser parmi les
hommes. Il est dit, en effet », par les Chaldéens, « dans le livre
de Daniel, ch. ii (v. ii) : ^ Cexception des dieux, qui ne con-
versent point parmi les hommes; et Aristote dit, au livre I des
Politiques (ch. i, n, 12 ; de S. Th., leç. i), que celui qui vit so-
litaire, ou est une bête, s'il fait cela par sauvagerie, ou bien est
un dieu, s'il fait cela pour contempler la vérité. Donc il semble
qu'il ne convenait pas que le Christ conversât parmi les hom-
mes ». — La seconde objection en appelle à ce que « le Christ,
tandis qu'il vécut dans une chair mortelle, dut mener la vie
la plus parfaite. Or, la vie la plus parfaite est la vie contem-
28o SOMME THÉOLOGIQUE.
plative ; comme il a été vu dans la Seconde Partie (q. 182,
art. I, 2). D'autre part, à la vie contemplative convient le plus
la solitude, selon cette parole d'Osée, ch. 11 (v. i[\) : Je la con-
duirai dans la solitude, et Je lui parlerai au cœur. Donc il semble
que le Christ devait mener une vie solitaire ». — La troisième
objection déclare que « le mode de vivre du Christ devait être
uniforme; parce que toujours en Lui dut apparaître ce qui est
le meilleur. Or, parfois, le Christ cherchait les lieux solitaires,
se retirant à l'écart des foules; aussi bien, saint Rémi (ou plu-
tôt Isidore d'Espagne, Questions de r Ancien et du Nouveau Testa-
ment, q. 36, n. 5o), dit, sur saint Matthieu : Nous lisons que le
Seigneur eut trois refuges : la barque, la montagne et le désert, à
lun desquels II se retirait, toutes les fois quil était pressé par
les Joules. Donc II devait toujours mener une vie solitaire ».
L'argument sed contra apporte le beau texte du livre de Ba-
ruch, ch. III (v.. 28), où « il est dit : Après oela, Il a été vu sur
la terre ; et II a conversé avec les hommes » .
Au corps de l'article, saint Thomas pose ce principe, que
(( le mode de vivre du Christ devait être tel qu'il convînt à la
fin de l'Incarnation selon laquelle le Christ est venu dans le
monde. Or, le Christ est venu dans le monde : — première-
ment, pour manifester la vérité; comme II le dit Lui-même,
en saint Jean, ch. xviii (v. 87) : Je suis né pour cela et pour
cela Je suis venu dans le monde, afin que Je rende témoignage à la
vérité. Et c'est pourquoi 11 ne devait point se cacher, menant
une vie solitaire, mais paraître en public, prêchant publique-
ment. Aussi bien, en saint Luc, ch. iv (v. 42, <^3), Il dit à ceux
qui voulaient le retenir : Il faut que J'évangélise aux autres cités
le Royaume de Dieu; car c'est pour cela que Je suis envoyé. —
Secondement, Il est venu pour délivrer les hommes du péché,
selon cette parole de la première Épître à Timothée, ch. i (v. i5) :
Le Christ Jésus est venu dans ce monde pour sauver les pécheurs.
Et c'est pourquoi, comme le dit saint Jean Chrysostome (cf.
dans la Cfiained'Or de S. Thomas, sur S. Luc, ch. iv), bien que,
demeurant dans le même lieu, le Christ eût pu attirer à Lui tout
le monde afin qu'on entendit sa prédication, cependant II ne le fit
point, nous donnant en cela un exemple, afin que nous allions et
QUESTION XL. — DU MODE DE VIE DU CHRIST. 28 1
que nous recherchions ceux qui périssent, comme le pasteur cher-
che la brebis perdue et comme le médecin se rend auprès du ma-
lade. — Troisièmement, le Clirist est venu afin que par Lui
nous ayons accès auprès de Dieu, comme il est dit, aux Romains,
ch. V (v. 2 ; aux Éphésiens, ch. ii, v. j8). Et, de la sorte, vivant
familièrement avec les hommes, ce fut à propos pour qu'il
donnât aux hommes la confiance d'approcher et de venir à
Lui. Aussi bien il est dit en saint Matthieu, ch. ix (v. lo) : //
arriva, tandis quil avait pris place à la table dans la maison,
voici que beaucoup de publicains et de pécheurs, venant, prenaient
place avec Jésus et ses disciples. Ce que saint Jérôme commente
en disant : Ils avaient vu un publicnin, converti des péchés à une
meilleure vie, avoir trouvé place pour la pénitence; et à cause de
cela, eux aussi ne désespèrent point du scdut ». Cette dernière
raison, de la familiarité de Jésus pour nous attirera Dieu dans
sa Personne, malgré nos péchés eux-mêmes qui seraient tant
de nature à nous faire craindre d'approcher de la Majesté di-
vine, est vraiment exquise et ne saurait trop être soulignée ».
Vad primum y revient et y appuie excellemment. « Le Christ,
nous dit saint Thomas, par son humanité voulut manifester sa
divinité. Et c'est pourquoi, conversant avec les hommes, ce
qui est le propre de l'homme. Il manifesta à tous sa divinité,
en prêchant, et en faisant des miracles, et en vivant, parmi les
hommes, d'une vie toute de justice et d'innocence ».
L'ad secundum rappelle que « comme il a été dit, dans la
Seconde Partie (q. 182, art. i ; q. 188, art. 6), la vie contem-
plative est purement et simplement meilleure que la vie ac-
tive qui est occupée aux actes corporels ; mais la vie active se-
loi^laquelle quelqu'un en prêchant et en enseignant livre aux
autres le fruit de sa contemplation est plus parfaite que la vie
qui seulement contemple : parce qu'une telle vie présuppose
l'abondance de la contemplation » et procède de son trop-plein.
« Et voilà pourquoi le Christ choisit une telle vie ».
L'ad tertiu/n apporte ce beau mot, qtie « V action du Christ
Jut notre instruction » {Instruction pour les prêtres, ch. vi ; parmi
les Œuvres de saint Jiernard ; Innocent III, sermon XXII) : le
Christ, par sa vie, est pour nous la loi personnifiée et rendue
202 SOMME THEOLOGIQUE.
vivante. « Et, aussi bien, pour donner aux prédicateurs l'exem-
ple, qu'ils ne se produisent point toujours en public, à cause
de cela le Seigneur quelquefois se retira des foules. Or, nous
lisons qu'il fit cela pour trois causes. — Quelquefois, pour le
repos corporel. C'est ainsi qu'en saint Marc, ch. vi (v. 3i), il
est marqué que le Seigneur dit aux disciples : Venez à l'écart,
en lieu désert, et reposez-vous un peu. Car il en était beaucoup qui
allaient et venaient; et ils n avaient même pas le temps de manger.
— Quelquefois, ce fut pour une raison de prière. C'est ainsi
qu'il est dit, en saint Luc, ch. vi (v. 12) : // se produisit en ces
jours-là, quil s'en alla sur la montagne pour prier ; et II passait
la nuit à prier Dieu. Et saint Ambroise dit là-dessus que par
son exemple H nous instruit des préveptes de la vertu. — Quel-
quefois, ce fut pour enseigner d'éviter la faveur des hommes.
Et, aussi bien, sur cette parole de saint Matthieu, ch. v (v, i) :
Jésus, voyant les Joules, s'en alla sur la montagne, saint Jean Chry-
sostome dit (hom. XV) : Par cela qu'il s'assit, non dans la cité
ou sur la place publique, mais sur la montagne et dans la solitude.
Il nous apprit que nous ne devons rien faire par ostentation, et
qu'il faut se dérober au tumulte, surtout quand il y a à discuter
sur les choses nécessaires ».
Le Christ devait vivre au milieu des hommes, tout en s'iso-
lant d'eux quelquefois pour notre exemple. — Mais conve-
nait-il qu'il menât au milieu de nous une vie austère. C'est
ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de
l'article qui suit.
Article II. •
S'il convenait que le Christ mène une vie austère
en ce monde?
Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas
que « le Christ mène une vie austère en ce monde ». — La pre-
mière arguë de ce que « le Christ prêcha beaucoup plus la
perfection de la vie que Jean ne le fit. Or, Jean mena une vie
QUESTION XL. — DU MODE DE VIE DU CHRIST. 283
austère afin que par son exemple il provoquât les hommes à
la perfection de la vie. Il est dit, en effet, en saint Matthieu,
eh. III (v. li), que lui-même, Jean, avait un vêtement de poils de
chameaux, et une ceinture de peau autour de ses reins; et quil
avait pour nourriture des sauterelles et du miel sauvage ; ce que
saint Jean Chrysostome (hom. X) commente en disant : C était
chose admirable de voir tant de résistance en un corps humain ; et
c'était cela qui attirait le plus les Juifs. Donc il semble qu'à plus
forte raison l'austérité de la vie convenait au Christ. — La se-
conde objection fait observer que « l'abstinence est ordonnée
à la continence. Il est dit, en effet, dans Osée, ch. iv (v. lo) :
Ils mangeront et ne se rassasieront pas ; ils ont commis la fornica-
tion, et ils ne se sont point lassés. Or le Christ a gardé la conti-
nence en Lui-même; et 11 a proposé aux autres de la garder,
quand II dit, en saint Matthieu, ch. xix (v. 12) : Il y a des en-
nuques qui se sont rendus tels pour le Royaume des deux : que
celui qui peut saisir, saisisse. Donc il semble que le Christ, en
Lui et dans ses disciples, devait garder l'austérité de la vie ».
— La troisième objection déclare qu' « il semble ridicule que
quelqu'un commence une vie plus austère et qu'il retourne
de cette vie à une autre plus large : on peut dire, en effet, de
lui ce qui est marqué en saint Luc, ch. xiv (v. 3o) : Cet homme
a commencé de bâtir ; et il n'a pas pu achever. Or, le Christ com-
mença une vie extrêmement sévère, après son baptême, de-
meurant dans le désert et jeûnant quarcmte Jours et quarante
nuits. Donc il semble qu'il n'a pas été à propos, qu'après une
vie si rigoureuse. Il revienne à la vie ordinaire ».
L'argument sed contra cite simplement le mot de l'Évangile,
« en saint Matthieu, ch. xi (v. 19) », où « il est dit : le Fils de
Vhomme est venu, mangeant et buvant ».
Au corps de l'article, saint Thomas s'appuie sur ce que
« comme il a été dit (art. précéd.), il convenait à la fin de l'In-
carnation, que le Christ ne menât point une vie solitaire, mais
conversât avec les hommes. Or, celui qui converse ou qui vit
avec d'autres doit se conformer à eux dans la manière de vi-
vre; c'est là chose souverainement convenable; selon cette pa-
role de l'Apôtre, dans sa première épîlre aux Corinthiens , ch. ix
28^1 SOMME THÉOLOGIQUE.
(v. 22) : Je me suis Jail tout à tous. Et voilà pourquoi il fut très
convenable que le Christ, dans le boire et le manger, agît com-
munément à la manière des autres. Aussi bien saint Augustin
dit, contre Faaste (liv. XVI, ch. x\xi), que Jean était dit ne pas
manger ni ne boire, parce qail n'usait pas des aliments dont usaient
les Juifs. Si donc le Seigneur n'en avait pas usé non plus, Il n'au-
rait pas été dit, par opposition à Jean, manger et boire ».
Uad primum fait remarquer que « le Seigneur, dans son
mode de vie, donna l'exemple de la perfection dans toutes les
choses qui par soi appartiennent au salut. Or, l'abstinence du
boire et du manger, par soi, n'appartient pas au salut; selon
cette parole de l'Epître aux Romains, ch. xiv (v. 17) : Le Royaume
de Dieu n'est pas dans le boire et le manger. Et saint Augustin
dit, au livre des Questions évangéliques (liv. II, q. xi), expli-
quant ce texte marqué en saint Matthieu, ch. xi (v. 19) : La
sagesse a été justifiée par ses enjants : en ce sens que les saints
Apôtres comprirent que le Royaume de Dieu n'est pas dans le
boire et le manger, mais dans le support et la patience, ne se lais-
sant ni exalter par l'abondance ni déprimer par le besoin.
Et, au livre III de la Doctrine chrétienne (ch. xn), il dit qu'en
toutes ces choses, ce n'est point l'usage, mais la passion de celui
qui en use qui est enfante. Or, l'une et l'autre vie est licite et
louable; savoir et qu'un sujet vivant à l'écart des autres hom-
mes garde l'abstinence; et que celui qui se trouve dans la so-
ciété des autres vive de leur vie ordinaire. Et c'est pourquoi le
Seigneur voulut donner aux hommes l'exemple de l'une et de
l'autre. — Quant à Jean », que l'objection voulait opposer au
Christ « comme le dit saint Jean Chrysostome, en saint Mat-
thieu (ho m. XXX IV), il ne montra rien en dehors de la vie et de
la Justice » pour agir sur les hommes. « Le Christ, au contraire,
avait aussi le témoignage qu'il tirait des miracles. Laissant donc
Jean briller par le Jeûne, Lui-même marcha dans une voie con-
traire, venant à la table des publicains et mangeant et buvant ».
L'ad secundum a une déclaration superbe, que nous ne sau-
rions trop souligner au passage. » De même, dit saint Thomas,
que les autres hommes obtiennent par l'abstinence la vertu de
la continence; de même aussi le Christ, en Lui et dans les
QUESTION XL. — DU MODE DE VIE DU CHHIST. 285
siens, comprimait la chair par la vertu de sa divinité. Et de
là vient que, comme nous le lisons en saint Matthieu, ch. ix
(v. i/i), les pharisiens et les disciples de Jean jeûnaient, tandis
que les disciples du Christ ne Jeûnaient pas. Ce que le vénérable
Bède explique en disant (sur S. Marc, ch. ii, v. i8) que Jean
ne bat ni vin ni liqueur Jernienlée, parce que l'abstinence devait lui
fournir un mérite pour lequel sa nature était absolument impuis-
sante. Mais le Seigneur qui pouvait naturellement pardonner les
péchés n'avait pas à éviter ceux qu'il pouvait rendre plus purs
que ceux-là même qui pratiquaient l'abstinence » .
h'ad terlium répond que « comme le dit saint Jean Chrysos-
tome, sur saint Matthieu (hom. XIII), afin que vous appreniez
quel grand bien est le jeûne, et quel bouclier contre le démon, et
qu après le baptême il ne Jaut pas se livrer au plaisir, mais au
jeûne. Lui-même jeûna, non pas qu'il en eût besoin, mais pour nous
instruire. Toutefois, Il n'alla pas au delà, dans son Jeûne, du terme
où étaient allés Moïse et Élie, pour qu'il ne parût pas incroyable
qu'il eût pris notre chair. — Or, selon le mystère », ou dans
un sens mystique, « comme le dit saint (irégoire (hom. XVI
sur l'Évangile), le nombre quarante est gardé, dans le jeûne, à
l'exemple du Christ, parce que la vertu du Décalogue est réalisée
par les quatre livres du saint Évangile : quatre fois dix, en effet,
donnent quarante. Ou, parce que dans ce corps mortel, nous som-
mes constitués par les quatre éléments; et c'est ce corps qui nous
fait aller contre les préceptes du Seigneur qui nous sont livrés par
le Décalogue. Ou, selon saint Augustin, au livre des Quatre-
vingt-trois Questions (q. lxxxi), tout l'enseignement de la sagesse
consiste à connaître le Créateur et la créature. Or, le Créateur est
la Trinité, Père, Fils et Esprit-Saint. Quant à la créature, elle
est, en partie, invisible, à laquelle est attribué le nombre ternaire,
car c'est d'une triple manière que nous devons aimer Dieu, de
tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit; et, en
partie, visible, comme le corps, auquel est dû le nombre quatre,
en raison du froid, du chaud, du sec et de l'humide. Donc le nom-
bre dix, qui insinue toute la discipline » ou tout l'enseignement
de la sagesse, contenu dans le Décalogue, c< répété quatre fois,
c'est-à-dire multiplié par le nombre qui est attribué au corps » en
286 SOMMIî THKOLOGIQUE.
raison des quatre qualités des éléments, « attendu que par le
corps se gère ou se déroule toute notre vie, amène le nombre qua-
rante. Et voilà pourquoi le temps oà nous gémissons et où nous
sommes dans la douleur, est compris dans le nombre quarante »
ou dans la sainte quarantaine qui est celle du Carême. — « Et
toutefois, ce n'est pas sans raison ou mal à propos », comme
voulait le conclure l'objection, « que le Christ, après le jeûne
et le désert, est retourné à la vie ordinaire. Cela convient, en
effet, à la vie selon laquelle un sujet livre aux autres le fruit de
sa contemplation, — laquelle vie, nous l'avons dit, fut prise par
le Christ, — que le sujet vaque d'abord à la contemplation, et
puis descende au rôle public de l'action, en vivant de la vie des
autres. Aussi bien, le vénérable Bède dit, sur saint Marc (en-
droit précité) : Le Christ Jeûna, pour que vous ne transgressiez
pas le précepte; et II mangea avec les pécheurs, ajin que vous
voyez là la grâce et reconnaissiez la puissance ».
Convenait-il que le Christ, qui vivait au milieu des hommes
et d'une vie semblable à celle des autres, menât une vie pau-
vre? C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est
l'objet de l'article qui suit.
Article III.
Si le Christ, dans ce monde, devait mener une vie pauvre?
Trois objections veulent prouver que « le Christ, dans ce
monde, ne devait pas mener une vie pauvre ». — La première
dit que u le Christ dut prendre la vie la plus digne de choix.
Or, la vie la plus digne de choix est celle qui se tient au mi-
lieu entre les richesses et la pauvreté. 11 est dit, en effet, dans
les Proverl)es, ch. xxx (v. 8) : Ne me donnez ni la mendicité ni
les richesses; accordez-moi seulement ce dont fai besoin pour
vivre. Donc le Christ ne devait pas mener une vie pauvre,
mais une vie de condition moyenne ». — La seconde objection
déclare que « les richesses extérieures sont ordonnées à l'usage
QUESTION XL. — DU MODE DE VIE DU CHRIST. 287
du corps pour le vivre et le vêlement. Or, le Christ, dans le
vivre et le vêtement, mena une vie ordinaire, selon le mode
des autres avec qui 11 vivait. Donc il semble que pareillement,
dans les richesses et la pauvreté. Il aurait dû garder le mode
ordinaire de vivre et ne pas recourir à la plus extrême pau-
vreté ». — La troisième objection fait remarquer que « le
Christ a le plus invité les hommes à l'exemple de l'humilité;
selon cette parole que nous lisons en saint Matthieu, ch. xi
(v. 29) : Apprenez de mol que Je suis doux et humble de cœur.
Or, l'humilité est surtout digne de louanges dans les riches;
comme il est dit dans la première Épître à Timolhée, chapitre
dernier (v. 17) : Ordonne aux riches de ce siècle de ne pas être
orgueilleux. Donc il semble que le Christ ne devait pas mener
une vie pauvre ».
L'argument sed contra en appelle à ce qu' « il est dit, dans
saint Matthieu, ch. viir (v. 20) : Le Fils de l'homme n'a pas où
reposer sa tête; comme pour dire, selon saint Jérôme ; Que
cherches-tu à me suivre pour les richesses et le lucre de ce monde,
alors que Je suis d'une si grande pauvreté que je n'ai même pas
un réduit ni un toit qui m'appartienne. Et, sur celte autre parole
marquée en saint Matthieu, ch. xvii (v. 2G). Pour que nous ne
les scandalisions pas, va à la mer, le même saint Jérôme dit :
Ceci, entendu dans sa simplicité, édifie celui qui l'entend, alors
qu'il apprend que le Seigneur Jut d'une si grande pauvreté, qu'il
n'avait pas de quoi payer les tributs pour Lui et pour ses Aprjtres » .
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il fut con-
venable que le Christ, dans ce monde, menât une vie pauvre.
— D'abord, parce que cela convenait à l'office de la prédi-
cation, pour lequel II se dit être venu, en saint Marc, ch. i
(v. 38) : Allons dans les bourgs et les cités voisines, afin que Je
prêche, là, aussi. C'est, en ejjet, pour cela que Je suis venu. Or, il
faut, pour que les prédicateurs de la parole de Dieu soient
tout entiers à la prédication, qu'ils soient entièrement dégagés
du soin des choses séculières. Chose que ne peuvent presque
pas faire ceux qui possèdent des richesses. Aussi bien, le Sei-
gneur Lui-même, envoyant les Apôtres prêcher, leur dit (en
S. Mathieu, ch, x, v. 9 : A'^e possédez ni or, ni argent. Et les
200 SOMMlî ÏIIEOLOGIQUE.
Apôtres jeux-mêmes disent, dans le livre dès Actes, ch. vi
(v. 2) : // n est pas juste (/ne nous laissions la Parole et que nous
nous occupions du service des tables ». Nous avons, dans cette
première raison, la justification évangélique de la grande pen-
sée de saint Dominique, fondant sur la pauvreté religieuse son
Ordre des Frères- Prêcheurs. — « Une seconde raison », qui
montre que le Christ devait mener, dans ce monde, une vie
pauvre, « est que, comme II prit la mort corporelle pour nous
gratifier de la vie spirituelle, ainsi II accepta la pauvreté cor-
porelle pour répandre sur nous les richesses spirituelles;
selon cette parole de la seconde Épîlre aux Corinthiens , ch. viii
(v. 9) : Vous savez la grâce de Noire-Seigneur Jésus-Christ : que
pour nous II s'est Jait pauvre, afin que nous fassions enrichis par
sa pauvreté. — La troisième raison est qu'il voulut éviter
qu'on n'assignât à la cupidité sa prédication, s'il avait eu des
richesses. Aussi bien, saint Jérôme dit, sur saint Matthieu
(ch. X, v. 9), que si les disciples avaient eu des richesses, ils
aurcdent para prêcher, non pour le salut des unies, mais pour le
lucre. Et la même raison valait pour le Christ. — Une qua-
trième raison est qu'il voulait que la vertu de sa divinité se
montrât d'autant plus grande, qu'il paraissait plus humble par
sa pauvreté. Aussi bien est-il dit, dans un sermon du Concile
d'Éphèse (sermon de Théodote d'Ancyre) : // choisit toutes cho-
ses pauvres et infimes, toutes choses médiocres et cachées au grand
nombre, afm quil fût connu que c'était la divinité qui avait
transformé l'univers. A cause de cela, Il choisit une Mère très
pauvre et une patrie plus pauvre encore. Il voulut être sans argent.
Et c'est là ce que nous marque la crèche » .
L'ad primum déclare que « la surabo*ndance des richesses et
la mendicité semblent devoir être évitées par ceux qui veulent
vivre selon la vertu, en tant qu'elles sont des occasions de
pécher. L'abondance des richesses, en cflet, est une occasion
de s'enorgueillir; et la mendicité, une occasion de voler, et de
mentir, ou même de se parjurer (Cf. Proverbes, endroit cité
dans l'argument sed contra). Par cela donc que le Christ était
incapable de péché, Il n'avait pas à éviter ces choses pour le
motif qui en faisait un devoir à Salomon », l'auteur, pour saint
QUESTION XL. -^ DU MODE DE VIE DU CHRIST. 28g
Thomas, du livre des Proverbes. « Toutefois, ce n'est point
n'importe quelle mendicité, qui est une occasion de voler et
de se paijurer, comme semble l'ajouter Salomon, au même
endroit; mais seulement la mendicité qui est contraire à la
volonté, et à cause de laquelle l'homme, qui veut l'éviter, vole
et se parjure. Mais la pauvreté volontaire n'ofîre point ce dan-
ger. Et c'est une telle pauvreté que le Christ a choisie ».
Vad terllain fait observer qu' « un sujet peut user de la vie
ordinaire, quant au vivre et au vêtement, non seulement en
possédant des richesses, mais aussi en recevant des riches les
choses nécessaires. Ce qui eut lieu pour le Christ. 11 est dit,
en effet, dans saint Luc, ch. viii (v. 2, 3), que certaines fem-
mes » guéries par Lui de leurs infirmités, « suivaient le Christ
et le servaient de leur avoir. Comme, en effet, le dit saint Jé-
rôme, contre Mgilantius {sur S. Matthieu, ch. xxvn, v. 55),
c'était la coutume Juive, et nul ne s'en étonnait, ou ny voyait de
mal, conformément aux mœurs antiques de la nation, que des
femmes fournissaient à leurs maîtres ou précepteurs la nourriture
et le vêlement qu'elles tiraient de leur avoir. Mais parce que cela
pouvait faire scandale parmi les Gentils, Paul déclare qu'il a
voulu s'en abstenir. De la sorte, on le voit, il pouvait y avoir
conformité de vie avec ceux parmi lesquels on vivait, sans
qu'il y eut la sollicitude qui eût empêché l'office de la prédi-
cation ; et il n'y avait point possession des richesses ».
L'ad tertium répond qu' « en celui qui est pauvre par néces-
sité, l'humilité n'est guère un sujet de recommandation. Mais
en celui qui est pauvre volontairement, comme le fut le Christ,
la pauvreté elle-même est l'indice ou la marque de la plus
grande humilité ».
Un dernier point nous reste à considérer, touchant le mode
de vie que le Christ a choisi sur cette terre, quand 11 était
parmi nous. Et c'est de savoir les rapports de ce mode de vie
avec la loi. Devons-nous dire que le Christ a vécu selon la loi,
quand 11 vivait sur cette terre. Saint Thomas va nous répondre
à l'article qui suit.
XVI. — La Rédemption. 19
290 somme theologique.
Article IY.
Si le Christ a vécu selon la loi?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point
vécu selon la loi ». — La première dit que u la loi prescrivait
qu'il ne se Ht aucun ouvrage pendant le sabbat, à l'imilalion
de Dieu qui se reposa, le septième Jour, de toutes les œuvres
qu'il avait Jaites {Genèse, ch. 11, v. 2). Or, le Christ, au jour
du sabbat, guérit un homme et lui commanda d'emporter son
grabat (S. Jean, ch. v, v. 5 et suiv.). Donc il semble qu'il ne
s'est point, dans sa vie, conformé au sabbat ». — La seconde
objection déclare que « le Christ fit et enseigna les mêmes
choses; selon cette parole des Actes, ch. i (v. i) : Jésus fit
d'abord et enseigna ensuite. Or, Lui-même enseigna, en saint
Matthieu, ch. xv (v. 1 1), que rien de ce qui entre dans labouche
ne souille llionvne; ce qui est contre le précepte de la loi,
laquelle disait que l'homme devenait impur en mangeant et
en touchant certains animaux, comme on le voit par le Lévi-
tique, ch. xi. Donc il semble que Lui-même n'a point vécu
selon la loi ». — La troisième objection fait observer qu' « il
semble qu'on doit porter le même jugement sur celui qui fait
et sur celui qui consent : selon cette parole de l'EpUre aux
Romains, ch. i (v. 82) : Non seulement ceux qui font ces choses,
mais encore ceux qui y consentent. Or, le Christ consentit à ses
disciples qui violaient la loi en froissant des épis le jour du
sabbat, puisqu'il les excusa, comme on le voit dans saint
Matthieu, ch. xii (v. 1-8). Donc il semble que le Christ n'a
point vécu selon la loi ».
L'argument sed contra en appelle à ce qu' « il est dit, en
saint Matthieu, ch. v (v. 17) : Ae croyez point que je sois venu
détruire la loi ou les prophètes. Ce que saint Jean Chrysostome
explique en disant (hom. XVI sui' saint Matthieu) : Il a rempli la
loi, d'abord, en ne transgressant aucune des prescriptions légales;
et, ensuite, en Justifiant par la foi : ce que la loi ne pouvait point
Jaire par la lettre ».
QUESTION XL. — DU MODE DE VIE DU CHRIST. 29 1
Au corps de l'article, saint Thomas déclare formellement
que « le Christ, en toutes choses, a vécu selon les préceptes de
la loi. C'est en signe de cela qu'il voulut même recevoir la
circonscision. La circoncision, en efîet, est une certaine pro-
testation )) ou un certain engagement « d'accomplir la loi;
selon cette parole de l'Épître aux Galates, ch. v (v. 3) : Je témoi-
gne à tout homme qui reçoit la circonscision, qailcst redevable de
toute la loi à accomplir. — Que si le Christ voulut vivre selon
la loi, ce fut, premièrement, pour reconnaître la loi ancienne.
— En second lieu, Il voulut, en l'observant, l'achever et la
terminer en Lui-même, montrant qu'elle lui était ordonnée.
— Troisièment, ce fut pour enlever aux Juifs l'occasion de le
calomnier. — Quatrièmement, pour libérer les hommes de la
servitude de la loi ; selon cette parole de l'Épître aux Galates,
ch. IV (v. 4, 5) : Dieu a envoyé son Fils, Jormé sous la loi, afin
de racheter ceux qui étaient sous la loi ».
Vad primum répond que « sur ce point », de ne pas observer
le sabbat, « le Seigneur s'est défendu de transgression de la loi,
d'une triple manière. — D'abord, parce que le précepte de la
sanctification du sabbat n'interdit pas l'œuvre divine, mais l'œu-
vre humaine. Quand bien même, en effet. Dieu ait cessé, le
septième jour, de produire de nouvelles créatures. Il agit ce-
pendant toujours dans la conservation et le gouvernement du
monde. Or, ce que le Christ faisait dans ses miracles était une
œuvre divine. Aussi bien II dit Lui-même, en saint Jean, ch. v
(v. 17) : Mon père travaille sans cesse; et moi aussi Je travaille.
— Secondement, Il s'en défendait par ceci que ce précepte ne
proscrit point les œuvres qui sont nécessaires » à la santé ou
u au salut du corps. Aussi bien 11 dit Lui-même, en saint Luc,
ch. XIII (v. i5) : Est-ce que chacun de vous ne délie point, le jour
du sabbat, son bœuf ou son âne de rétable, pour le mener boire?
Et, plus loin, ch. xiv (v. 5) : Quel est celui de vous dont le bœuj
ou l'âne tombe dans un puits et qui ne Cen retire le Jour du sab-
bat? Or, il est manifeste que les œuvres miraculeuses que le
Christ faisait appartenaient au salut de l'âme et du corps. —
Troisièmement, parce que ce précepte ne défend point les œu-
vres qui touchent au culte de Dieu. Et c'est pourquoi le Christ
•ig^ SOMME THEOLOGIQUE.
dit, eu saint Matihieu, ch. xii (v. 5) : N'avez-vous point lu, dans
la loi, que les Jours de sabbat les prêtres dans le Temple violent
le sabbat et cjuds sont sans crime? Et, en saint Jean, ch. vu
(v. aS), il est dit que Ihomme reçoit la circoncision au jour du
sabbat. Or, le fait que le Christ ordonna au paralytique d'em-
porter son lit le jour du sabhat appartenait au culte de Dieu,
c'est-à-dire à la louange de la vertu divine. — Il est donc
manifeste que le Christ ne manquait pas à l'observation du
sabbat, bien que les Juifs l'accusassent de cela faussement,
en disant, dans saint Jean, ch. ix (v. 16) », à propos de
l'aveugle-né : « Cet homme n'est pas de Dieu, qui n'observe pas
le sabbat ».
Uad secundum explique que u le Christ voulut montrer par
ces paroles que l'homme n'est point rendu impur, quant à
son âme, du fait qu'il mange quelques aliments que ce puisse
être, à les considérer selon leur nature, mais seulement en
raison d'une certaine signification. Or, que dans la loi certains
mets soient dits impurs, c'est en raison d'une certaine signifi-
cation. Aussi bien saint Augustin dit contre Fausle (liv. VI,
ch. vn) : Si la question est posée au sujet du porc ou de l'agneau,
l'un et l'autre, par sa nature, est pur, car toute créature de Dieu
est bonne ; mais par une certaine signification », nous dirions au-
jourd'hui, dans l'ordre d'un certain symbolisme, « l'agneau
est pur, et le porc est impur »,
Vad terlium déclare que « pareillement », comme il a été
dit à Vad primum, « les disciples, quand, ayant faim, ils frois-
saient des épis le jour du sabbat, ils sont excusés de la trans-
gression de la loi, en raison de la nécessité de la faim; c'est
ainsi que David, non plus, ne fut pas transgresseur de la loi,
lorsque en raison de la nécessité de la faim, il mangea les
pains qu'il ne lui était point permis de manger ».
Le Christ se devait à Lui-même et devait à l'œuvre de la Ré-
demption qu'il venait accomplir dans le monde, de choisir
un genre de vie qui le mît en contact avec les hommes, et qui,
par suite, fût en harmonie avec le leur, sans que pourtant II
s'embarrasse de la sollicitude des biens de ce monde. 11 se de-
QUESTION XL. DU MODE DE VIE DU CHIUST. 2f)3
vait aussi et devait à la loi ancienne, ainsi qu'à l'œuvre de
notre rachat, pour laquelle II était venu, de vivre en tout, jus-
qu'à sa mort, conformément à cette loi. — Mais que penser
du fait de sa tentation ou de son épreuve, au moment où II
allait commencer sa vie publique. Saint Thomas s'en enquiert
maintenant; et c'est l'objet de la question suivante.
QUESTION XLI
DE LA TENTATION DU CHRIST
Cette question comprend quatre articles :
1° S'il était convenable que le Christ fût tenté ?
2" Du lieu de la tentation.
3" Du temps.
4° Du mode et de l'ordre des tentations.
Article Premier.
S'il convenait au Christ d'être tenté ?
Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas
au Christ d'être tenté ». — La première fait observer que a ten-
ter revient à se rendre compte par voie d'expérience (cf. Hugues
de Saint-Victor, Questions sur l'Épître aux Hébreux, q. xxxvni) ;
chose qu'on ne fait qu'à l'endroit de ce qu'on ignore. Or, la
vertu du Christ était connue même aux démons. Il est dit, en
effet, dans saint Luc, ch. iv (v. /ji), que le Christ ne les laissait
parler et dire quils savaient qa II était le Christ. Donc il semble
qu'il ne convenait pas que le Christ fût tenté ». — La se-
conde objection dit que « le Christ était venu dans ce but :
pour ruiner les œuvres du démon ; selon cette parole de la
première épître de saint Jean, ch. m (v. 8) : Le Fils de Dieu est
apparu pour ceci, afin de ruiner les œuvres du démon. Or, il n'ap-
partient pas au même sujet de ruiner l'œuvre de quelqu'un et
de la subir. Donc il semble qu'il ne convenait pas que le Christ
souff'r^ d'être tenté par le démon ». — La troisième objection
en appelle à ce qu' « il est une triple tentation : de la chair, du
monde, du démon. Or, le Chiist ne fut point tenté par la chair,
QUESTION \LI. — DR LA TENTATION DU CHIUST. 2()D
ni par le monde. Donc II ne devait pas l'être, non plus, par le
démon ».
L'argument sed contra cile simplement le texte, où « il est dit,
en saint Matthieu, ch. iv (v. i) : Jésus fut conduit par l'Esprit
dans le désert, à V effet d'être tenté par le démon ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que u le Christ a
voulu être tenté : — premièrement, pour nous fournir un se-
cours contre les tentations. Aussi bien, saint Grégoire dit
(ho m. XVI, sur l'Évangile) : Il n était pas indigne de notre Ré-
dempteur, quil voulût être tenté, Lui qui venait même pour être
tué : afin que de la sorte H vainquit nos tentations par les siennes
comme il a triomphé de notre mort par sa mort. — Secondement,
pour notre sauvegarde, afin que personne, quelque saint qu'il
soit, ne s'estime à l'abri et en dehors de toute tentation. Et,
aussi bien, c'est après le baptême, qu'il voulut être tenté;
parce que, comme le dit saint Hilaire, sur saint Matthieu,
(ch. m), les tentatives du démon s'exercent surtout contre les sanc-
tifiés, attendu qu'il espère remporter auprès d'eux une victoire
plus désirée. De là vient aussi qu'il est dit, dans ï Ecclésiastique,
ch. II (v. j) : Mon fus, en l'approchant pour le service de Dieu,
tiens-toi dans la justice et dans la crainte, et prépare ton âme
pour la tentcUion. — Troisièmement, pour l'exemple, afin de
nous apprendre de quelle manière nous vaincrons le démon.
Aussi bien, saint Augustin dit, au livre IV de la Trinité
(ch. xiii), que le Christ se livre au démon pour être tenté, afin
de nous servir de Médiateur pour surmonter ses tentations, non
seulement comme secours, mais encore comme exemple. — Qua-
trièmement, afin de nous donner confiance en sa miséricorde.
Et c'est pourquoi il est dit, aux Hébreux, ch. iv (v. i5) : Nous
n'avons pas un Pontije qui ne puisse compatir à nos infirmités :
tenté en toutes choses, pour nous ressembler, à l'exception du
péché ».
L'ad primum répond que « comme le dit saint Augustin, au
livre IX de la Cité de Dieu (ch. xxi), le Christ fut connu des dé-
mons autant qu'il le voulut : non par cela qu'il est la vie éternelle ;
mais par certains ejjets temporels de sa vertu, desquels ils avaient
une certaine conjecture que le Christ était le Fils de Dieu,
296 SOMME TIILOLOGIQUR.
Mais, parce que, d'autre part, en Lui se voyaient certains signes
de l'humaine faiblesse, ils ne connaissaient point avec certi-
tude qu'il fût le Fils de Dieu. Et c'est pourquoi le dénnion vou-
lut le tenter. Et cela est signifié en saint Matthieu, ch. iv (v. 2, 3),
où il est dit qu'<7/)/-è5 qiill eut faim, le tentateur s'approcha de
Lui; parce que, comme le dit saint Hilaire («ar S. Matthieu,
ch. m), le démon n'aurait point osé tenter le Christ, s'il n'avait re-
connu en Lui, par la faiblesse de lajaim, ce qui est de l'homme.
Et cela ressort du mode même de tenter, quand il dit : Si
tu es le Fils de Dieu, ce que saint Grégoire (ou plutôt S. Am-
broise, sur S. Luc, ch. iv, v. 3) explique en ces termes : Que
signifie une telle entrée en matière, sinon que le démon savait que
le Fils de Dieu devait venir, mais qu'il ne pensait pas qu'il vînt dans
l'infirmité du corps ».
h'ad secundum déclare que « le Christ était venu ruiner les
œuvres du démon, non en agissant avec puissance, mais plu-
tôt en subissant, dans sa Personne et dans celle de ses mem-
bres, l'action du démon, afin que de la sorte le démon fût
vaincu par la justice, non par la puissance; ce que dit saint
Augustin, au livre XIII de la Trinité (ch. xiii), que le démon
devait être renversé non par la puissance de Dieu, mais par la
Justice. Il faut donc, à l'endroit de la tentation du Christ, con-
sidérer ce qu'il fit par sa propre volonté et qu'il souffrit du
démon. Cela, en effet, qu'il s'oflrit au tentateur, eut pour
cause sa propre volonté. Aussi bien est-il dit, en saint
Matthieu, ch. iv (v. i) : Jésus fut conduit au désert par l'Esprit,
afin d'être tenté parle démon. Et saint Grégoire dit qu'il le faut
entendre de l'Esprit-Saint (hom. XVI, sur l'Évangile), en ce
sens que son Esprit à Lui le conduisit où l'esprit mauvais le trou-
verait pour le tenter. Mais II soufl'rit du démon, qu'il le prît
soit sur le pinacle du Temple, soit sur une haute montagne
très élevée. Et cela n'est pas étonnant, comme le dit saint (iré-
goire (au même endroit), qu'il ait j)ermis d'être amené sur une
montagne. Lui qui devait permettre aux membres du démon »,
c'est-à-dire aux méchants, « de le' crucifier. Que s'il est dit
qu'il fut pris par le démon, cela ne doit pas s'entendre au
sens d'une violence qu'il aurait subie, mais parce que, comme
QUESTION XLI. DE LA TENTATION DU GIIUIST. 297
le dit Origène, sur saint Luc (hom. XXXI), il le sui\ait à la
tentation, comme l'athlète qui va de lui-même au-devant »
de celui qui le provoque ou qui semble le pousser ou le
porter.
L'ad lerlium fait observer que « comme le dit l'Apôtre {aux
Hébreux, ch. iv, v. ib), le Christ voulut êlre tenté en toutes cho-
ses, à l'exception du péché. Or, la tentation qui vient de l'en-
nemi peut être sans péché, parce qu'elle se fait par la seule
suggestion extérieure. Mais la tentation qui vient de la chair
ne peut pas être sans péché; parce que cette tentation se fait
par la délectation et la concupiscence; et, comme le dit saint
Augustin {de la Cité de Dieu, liv. XIX, ch. iv), il y a », tou-
jours (( un certain péché, quand la chair convoite contre l'esprit.
Et voilà pourquoi le Christ voulut être tenté par l'ennemi,
mais non par la chair ». — On aura remarqué cette der-
nière réponse; et la confirmation éclatante qui s'y trouve, au
sujet du péché de la sensualité tel que nous l'avions exposé
dans la Prima-Secundse, q. 7/1, art. 3
Il était bon que le Christ se prêtât au fait d'être tenté par le
démon. — Mais convenait-il que celte tentation eût lieu dans
le désert? Saint Thomas va nous répondre à l'article qui
suit.
Article II.
Si le Christ devait être tenté dans le désert?
Trois objections veulent prouver que « le Christ ne devait
pas- être tenté dans le désert ». — La première arguë de ce
que « le Christ voulut êlre tenté pour notre exemple, ainsi
qu'il a été dit (art. précéd.). Or, l'exemple doit être proposé
d'une manière manifeste à ceux qui doivent s'y conformer.
Donc le Christ n'aurait pas dû êlre tenté dans le désert ». —
La seconde objection en appelle à « saint Jean Chrysostome »,
qui, (( sur saint Matthieu (hom. Xlll), dit que le démon s'ap-
plique le plus à tenter quand il voit qu'on est seul. Aussi bien,
2g8 SOMME THÉOLOGIQUK.
même nu commencement, il tenta ta femme, quand il la trouva
seule sans son mari. Et, par là, il semble qu'en allant dans le
désert pour y être tenté, le Christ s'exposa à la tentation.
Puis donc que sa tentation est notre exemple, il semble que
les autres aussi doivent aller au-devant des tentations pour les
subir. Ce qui pourtant semble être dangereux, alors que nous
devons plutôt éviter les occasions des tentations ». — La troi-
sième objection fait observer qu' « en saint Matthieu, eh. iv
(v. 5), la seconde tentation du Christ est marquée selon que
le démon prit le Christ dans la Cité sainte et le plaça sur le
pinacle du Temple; ce qui n'était pas dans le désert. Donc
le Christ ne fut pas tenté seulement dans le déëert ».
L'argument sed contra apporte le texte de saint Marc, ch. i
(v. i3), où (( il est dit que Jésus était dans le désert pendant
quarante Jours et quarante nuits, et II était tenté par Satan ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme
il a été dit (art. précéd., ad S"'"), le Christ, de sa propre vo-
lonté, s'offrit au démon pour être tenté; de même que par sa
propre volonté II s'offrit aux membres du démon pour être
mis à mort; sans quoi le démon n'aurait pas osé s'approcher
de Lui. D'autre part, le démon attaque un sujet, quand ce-
lui-ci est seul; parce que, comme il est dit dans VEcc testas te,
ch. IV (v. 12), si quelqu'un prévaut contre un seul, deux lui ré-
sistent. Et de là vient que le Christ s'en alla au désert, comme
à un champ de bataille pour y être tenté par le démon. Aussi
bien, saint Ambroise dit, sur saint Luc (ch. iv, v. i), que le
Christ était poussé au déserta dessein, pour provoquer le dé-
mon. Car si celai-ci, le démon, n'avait pas attaqué, Celui-là, le
Christ, n'aurcàt point vaincu. Il ajoute encore d'autres raisons,
disant que le Christ fit cela, dans un dessein de mystère, pour
libérer Adam de l'exil oii il avait été condamné quand il fut
chassé du Paradis terrestre; et en vue de l'exemple, pour nous
montrer que le démon porte envie à ceux qui tendent vers de
meilleures choses ».
L'ad primum répond que v le Christ est proposé à tous en
exemple par la foi; selon cette parole de l'Epître aux Hébreux,
ch. XII (v. 2) : Regardant l'Auteur de la foi et son consommateur,
QUESTION XLI. ^^ DTî L\ TE.NTATION DU CHniST. 299
Jésus. Or, la foi, comme il est dit awa; Romains, ch. x (v. 17),
procède de l'ouïe, non de la vue. Bien plus, il est dit, en saint
Jean, ch. xx (v. 29) : Heureux ceux qui n'auront point vu et qui
auront cru. 11 suit de là qu'à cette fin, que la tentation du
Christ fût pour nous un exemple^j il n'était point nécessaire
qu'elle fût vue des hommes, mais il suffisait qu'elle leur fût
racontée ».
L'ftd secundum déclare qu' « il y a une double occasion de la
tentation. — L'une, du côté de l'homme; par exemple, si
quelqu'un va au péché, n'évitant pas les occasions de pécher.
Cette occasion doit être évitée, comme il fat dit à Loth, dans la
Genèse, ch. xix (v. 17) : Ne C arrête point dans toute ta région à
l'entour de Sodome. — L'autre occasion de la tentation est du
côté du démon, qui, toujours, porte envie à ceux qui tendent
vers le mieux, comme le dit saint Ambroise (endroit précité).
Cette occasion de la tentation ne doit pas être évitée. Aussi
bien, saint Jean Chrysoslome (ou plutôt l'Anonyme, hom. V),
sur saint Matthieu, dit que non seulement le Christ fat conduit
dans le désert par l'Esprit, mcds il en est de même de tous les en-
fants de Dieu, qui ont l'Esprit-Saint. Ils ne se contentent pas, en
effet, de s'asseoir sans rien faire; mais l' Esprit-Saint lès pousse à
entreprendre quelque grand ouvrage : ce qui est être dans le dé-
sert, pour le démon; car il n'y a point là l'injustice, dans laquelle
le démon se délecte. T ouïe œuwe bonne, aussi, est ce désert,
pour la chair et le monde; parce qu'elle n'est point selon la vo-
lonté de la chair et du inonde. Or » ajoute saint Thomas, dans
une parole suj^^rbe, « donner une telle occasion de tentation
au démon n'est pas chose dangereuse; car le secours de l'Es-
prit-Saint qui est l'inspiration de l'œuvre parfaite, l'emporte
sur l'assaut du démon qui nous jalouse ».
L'ad tertium rapporte l'opinion de « quelques-uns », qui
« disent que toutes les » trois « tentations » du Christ « eurent
lieu dans le désert. Et, parmi ceux-là, les uns disent que le
Christ fut conduit dans la Cité sainte, non pas réellement,
mais selon la vision imaginaire; les autres disent que la Cité
sainte elle-même, c'est-à-dire Jérusalem, est appelée du nom
de désert, parce qu'elle était abandonnée de Dieu. — Mais »,
300 SOMME THÉOLOGIQUE.
reprend saint Thomas, « il n'est pas nécessaire de recourir à
ces explications. Car saint Marc dit bien que Jésus était tenté
dans le désert, mais il ne dit pas qu'il ne fut tenté que dans le
désert ». — Et l'on voit, par cet exemple, avec quelle attention
il faut toujours lire les textes, ainsi que le faisait si admira-
blement saint Thomas.
La tentation du Christ devait avoir lieu dans le désert. —
Fallait-il qu'elle eut lieu après son jeûne? Saint Thomas nous
va répondre à l'article qui suit.
Article III.
Si la tentation du Christ devait être après le jeûne?
Trois objections veulent prouver que « la tentation du Christ
ne devait pas être après le jeûne ». — La première en appelle
à ce qu' « il a été dit plus haut (q. 4o, art. 2), que l'austérité
de la vie ne convenait pas au Christ. Or, il semble que ce fut,
de la part du Christ, une austérité souveraine, de ne rien man-
ger pendant quarante jours et quarante nuits : c'est ainsi, en
effet, qu'on entend qu II jeûna quarante jours et quarante nuits,
savoir, que durant ce temps, Il ne prit absolument aucune nour-
riture, comme le dit saint Grégoire (hom. XVI, sur l'Évangile).
Donc il ne semble pas qu'il eût dû faire précéder d'un tel jeûne
la tentation ». — La seconde objection arguë de ce qu' « il est
dit, en saint Marc, ch. i (v. i3), qu II était dans le désert qua-
rante jours et quarante nuits et II était tenté par Satan. Or, Il
jeûna quarante jours et quarante nuits. Donc il semble que
ce n'est point après le jeûne, mais simultanément, tandis qu'il
jeûnait, qu'il fut tenté par le démon ». — La troisième objec-
tion fait observer qu'on ne lit pas que le Christ ait jeûné, si
ce n'est une seule fois. Or, ce n'est pas qu'une seule fois qu'il
a été tenté par le démon. Il est dit, en effet, dans saint Luc,
ch. IV (v. i3), que la tentation une fois achevée, le démon s'éloi-
gna de Lui jusquà un autre temps. De même donc qu'il ne fît
QUDSTION XLt. — DE LA TE.MATION DU CllIlIST. 3oi
point précéder la seconde tentation du jeûne, de même aussi II
n'aurait pas dû le faire pour la première ».
L'argument sed conlra apporte le texte de saint Matthieu,
ch. IV (v. 2, 3), où (i il est dit : Alors qa II avait jeûné quarante
jours et quarante nuits, ensuite II eut Jaini ; et alors le tentateur
s'approcha de Lui ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « le Christ
voulut opportunément être tenté après le jeûne. — D'abord,
pour l'exemple. C'est qu'en effet, comme il a été dit (art. i),
tous doivent se protéger contre les tentations. Par cela donc que
Lui-même jeûna avant la tentation qui devait venir. Il enseigne
que c'est par le jeûne que nous devons nous armer contre les
tentations. Aussi bien, parmi les armes de la justice, l'Apôtre
énumère les jeûnes, dans la seconde épître aux Corinthiens,
ch. IV (v. 5, 7). — Secondement, pour montrer que même
ceux qui jeûnent sont assaillis par le démon pour être tentés,
comme les autres qui vaquent aux bonnes œuvres. Et voilà
pourquoi, de même qu'il est tenté après le baptême, de même
le Christ est tenté après le jeûne. C'est ce qui fait dire à saint
Jean Chrysostome, sur saint Matthieu (hom. XHI) : Pour que
vous appreniez quel grand bien est le jeûne, et quel bouclier contre
le démon, et qu'après le baptême il faut s'appliquer au jeûne, non
au relâchement et à la jouissance du plaisir, le Christ jeûne, non
qu'il eût besoin du jeûne, mais pour nous instruire. — Troisiè-
mement, parce qu'après le jeûne suivit la faim, qui donna au
démon l'audace de l'attaquer, comme il a été dit (art. 1, ad f'"").
Lorsqu'on effet, le Seigneur eut Jaim, ainsi que le dit saint Hi-
laire, sur saint Matthieu (ch. m), ce ne jut point par la surprise
du besoin, mais II laissa l'homme à sa nature. Car le démon n'avait
pas à être vaincu par Dieu, mais par la chair. Et voilà pourquoi
aussi, comme le dit saint Jean Chrysostome {sur S. Matthieu,
hom. Xlll), // ne dépassa point, dans son jeûne, Moïse et Élie,
afin qu'on ne vint pas à douter de la vérité de la chcdr qu'il avait
prise ».
L'ad primum fait observer que « de mener une vie auslèrc
ne convenait pas au Christ, afin de se plier à la vie commune
de ceux à qui 11 devait prêcher. Mais nul ne doit assumer l'of-
302 SOMME THÉÙLOGIQUE.
fîce delà prédication, s'il n'a été auparavant purifié et rendu
parfait dans la vertu ; selon qu'il est dit aussi du Christ, dans
le livre des ^c/e5 (ch. i, v. i) : Jésus commença par faire et
enseigner. Et c'est pourquoi le Christ, aussitôt après son bap-
tême, prit l'austérité de la vie, afin d'enseigner qu'il fallait que
les autres passent à l'office de la prédication après avoir dompté
la chair, selon celte parole de l'Apôtre (T" épître aux Corin-
thiens, ch. IX, V. 27) : Je châtie mon corps et je le réduis en ser-
vitude, de peur que peut-être, prêchant aux autres, je ne devienne
moi-même réprouvé ». — On remarquera la gravité de la leçon
que formule ici saint Thomas, à l'adresse des prédicateurs, et
quel soin ils doivent apporter à se préparer au r^le magnifique
mais si redoutable qui leur est confié.
Vad secundum explique qu' « on peut entendre le mot de
saint Marc », cité par l'objection, « en ce sens que le Christ
étcdt dans le désert quarante jours et quarante nuits, pendant
lesquels II jeûna ; et quand il ajoute : Et II était tenté par Satan,
on doit l'entendre non pour les quarante jours et les quarante
nuits où II jeûna, mais pour après ces jours-là ; car saint Mat-
thieu dit (ch. IV, V. 2, 3) que, ayant jeûné quarante jours et
quarante nuits, après cela II eut Jaim, d'où le tentateur prit occa-
sion de s'approcher de Lui. De même ce que saint Marc ajoute :
Et les anges le servaient est montré devoir s'entendre au sens
de ce qui vint ensuite, par ce qui est dit en saint Matthieu,
ch. IV (v. Il), Alors le démon le Icdssa, savoir après la tentation ;
et voici que les anges s'approchèrent, et ils le servirent. Quant à ce
que saint Marc intercale : Et II était avec les bêtes, cela est inséré,
selon saint Jean Chrysostome (hom. XIII, sur scdnt Matthieu),
pour montrer quel était ce désert, où les hommes n'accédaient
point et qui était rempli de bêtes » sauvages. — « Toutefois,
selon l'exposition du vénérable Bède {sur saint Marc), le Sei-
gneur fut tenté quarante jours et quarante nuits. Mais cela
doit s'entendre, non des tentations visibles que racontent saint
Matthieu et saint Luc, lesquelles curent lieu après le jeûne,
mais de certaines autres attaques que peut-être durant ce temps
du jeûne le Christ subit de la part du démon ». — On aura
remarqué, dans cette réponse, d'une part, la sagacité de saint
QUESTION XLI. DE LA TENTATION DU CliniST. 3o3
Thomas et le soin qu'il apporte à mettre en lumière le vrai
sens littéral des textes évangéliques en les éclairant l'un par
l'autre; et, d'autre pari, le respect des interprétations qu'en
ont données les Pères ou les écrivains ecclésiastiques auto-
risés.
L'ad lerlium déclare que « comme le dit saint Ambroise,
sur saint Luc (ch. iv, v. i3), le démon s'éloigna du Christ jusqu'à
un temps, parce que, dans la suite, il revint, non pour le tenter,
mais pour le combattre ouvertement. Et, toutefois, par ce combat,
il semblait tenter le Christ, le poussant à la tristesse et à la
haine du prochain, comme, dans le désert, il l'avait tenté l'in-
vitant au plaisir de la gourmandise et au mépris de Dieu par
l'idolâtrie ».
Un dernier point nous reste à examiner, au sujet de la ten-
tation du Christ. C'est celui du mode et de l'ordre selon lesquels
s'est effectuée la tentation. Il va faire l'objet de l'article qui
suit.
Article IV.
Si le mode et l'ordre de la tentation ont été
ce qu'ils devaient être ?
Nous avons ici sept objections. Elles veulent prouver que « le
mode et l'ordre de la tentation n'ont pas été ce qu'ils devaient
être ». — La première arguë de ce que « la tentation du démon
induit à pécher. Or, même si le Christ avait subvenu à la faim
corporelle en changeant les pierres en pain, 11 n'aurait point
péché; pas plus qu'il ne pécha quand 11 multiplia les pains,
ce qui ne fut pas un miracle moindre, pour subvenir à la mul-
titude qui avait faim. Donc il semble que cette tentation fut
nulle ». — La seconde objection dit que « nul, voulant per-
suader, ne persuade à propos le contraire de ce qu'il entend.
Or, le démon, portant le Christ sur le pinacle du Temple, vou-
lait le tenter d'orgueil ou de vaine gloire. Donc c'est mal à
propos qu'il lui suggère de se jeter en bas, chose qui est le
O0Z| SOMME THIiOLOGIQUE.
contraire de Torgaeil ou de la vaine gloire qui cherche tou-
jours à monter ». — La troisième objection pose en principe
qu' (( il convient qu'une même tentation porte sur un seul
péché. Or, dans la tentation qui eut lieu sur la montagne, le
démon suggéra deux péchés; savoir : la cupidité et l'idolâtrie.
Donc le mode de la tentation ne semble pas avoir été ce qu'il
fallait ». — La quatrième objection fait observer que (( les ten-
tations sont ordonnées aux péchés. Or, il y a sept péchés capi-
taux, comme il a été vu dans la Seconde Partie (i^-a'"", q. 84,
art. 4) ; et le démon ne tente que de trois ; savoir : la gourman-
dise, la cupidité et la vaine gloire. Donc il ne semble pas que
la tentation aitété suflisante ». — La cinquième objection déclare
qu' (t après la victoire sur tous les vices, il demeure à l'homme
d'être tenté d'orgueil ou de vaine gloire ; parce que Vorgueil s'al-
taqae même aux bonnes œuvres pour quelles périssent, comme le
dit saint Augustin (dans sa Règle). C'est donc mal à propos
que saint Matthieu place en dernier lieu la tentation de cupi-
dité, sur la montagne; et au milieu, celle de vaine gloire, dans
le Temple; alors surtout que saint Luc a un ordre inverse ».
— La sixième objection est un texte de « saint Jérôme, sur saint
Mcdlhieu » (ch. iv, v. 4), où il est « dit que le dessein du Christ
fut de vaincre le démon par l'humilité, non par la puissance. Donc
ce n'est point par mode d'objurgation et de commandement
qu'il aurait dû le repousser, en disant : Arrière! Satan». — La
septième objection en appelle à ce que a le récit de l'Evangile
semble contenir des choses fausses. Il ne semble point possible,
en effet, que le Christ ait pu être placé sur le pinacle du Temple
sans qu'il n'ait été vu par les autres; ni, non plus, il ne se
trouve quelque montagne si haute que de là tout l'univers
puisse être aperçu, de telle sorte que tous les royaumes du
monde aient pu être montrés au Christ. C'est donc mal à pro-
pos que la tentation du Christ semble décrite ».
L'argument sed contra oppose simplement « l'autorité de
l'Ecriture ».
Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que (( la
tentation qui a pour cause l'ennemi se fait par mode de sug-
gestion, ainsi que le dit saint Grégoire (boni. XVI sur lÉoan-
QUESTION XLI. — DE LA TENTATION DU CHRIST. 3o5
gile). Or, ce n'est point de la même manière qu'une chose peut
être suggérée à tous; mais une chose est suggérée à chacun en
raison des choses auxquelles il est attaché. De là vient que le
démon ne tente point tout de suite l'homme spirituel au sujet
de péchés qui soient graves ; mais, petit à petit, il commence
par des choses légères pour l'amener ensuite à des choses plus
graves. Aussi bien, saint Grégoire, au livre XXXÏ de ses Morales
(ch. XLV, ou XVII, ou xxxii), expliquant cette parole du livre
de Job, ch. xxxix (v. 25) : De loin, il flaire la guerre, l'exhorta-
tion des chejs, les cris de larmée, dit : Cest à propos que les chefs
sont dits exhorter et Vannée crier ou hurler ; parce que les pre-
miers vices se glissent dans l'esprit trompé, comme sous une cer-
taine raison; mens ceux, innombrables, qui suivent, alors qu'ils
entraînent l'esprit à toute sorte de folies, n'ont plus qu'une clameur
confuse et bestiale. C'est ce que le démon observa également
dans la tentation du premier homme. Car, d'abord, il sollicita
l'esprit de l'homme à manger du fruit de l'arbre défendu, en
disant, Genèse, ch. m (v. i) : Pourquoi Dieu vous a-t-il prescrit
de ne point manger du fruit de tout arbre du jardin? Ensuite, il
lui suggéra la vaine gloire, en disant : Vos y 2ux s'ouvriront.
Enfin, il poussa la tentation jusqu'au dernier orgueil, en disant:
Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. Ce même
ordre, il le garda aussi pour le Christ. Car, d'abord, il le tenta
au sujet de ce que tous désirent, même les hommes les plus
spirituels» ou avancés dans la spiritualité; « savoir : la susten-
tation de la nature corporelle par la nourriture. Puis, il s'avança
à ce en quoi les hommes spirituels quelquefois défaillent ; savoir
qu'ils fassent certaines choses par ostentation : ce qui appar-
tient à la vaine gloire. Enfin, il poussa la tentation à ce qui
n'est déjà plus des hommes spirituels, mais des hommes char-
nels; savoir qu'ils désirent les richesses et la gloire mondaine
Jusqu'au mépris de Dieu (cf. saint Augustin, Cité de Dieu,
liv. XIV, ch. xxviii). Et voilà pourquoi, dans les deux pre-
mières tentations, il dit : Si tu es le Fils de Dieu; mais non dans
la troisième, qui ne peut convenir aux hommes spirituels, fils
de Dieu par adoption, comme les deux premières. Or, à toutes
ces tentations, le Christ résista par les témoignages de la loi, non
XVI. — La Rédemption. 20
3o6 SOMME THÉOLOGIQUË.
par la puissance de sa vertu, afin que par là II donnât plus d'hon-
neur à r homme el qu'il punît davantage iadversaire, alors que l'en-
nemi du genre humain était vaincu non comme par le Dieu, mais
comme par l'homme, ainsi que le dit saint Léon, Pape » (Serm. I,
Du Carême, ch. m).
L'«d primum déclare que « user des choses nécessaires à la
sustentation n'est pas le péché de gourmandise; mais, que par
le désir de cette sustentation l'homme fasse quelque chose de
désordonné, cela peut appartenir au péché de gourmandise.
Or, c'est chose désordonnée, que quelqu'un, lorsqu'il peut avoir
recours aux moyens humains, veuille se procurer le vivre mira-
culeusement pour la seule sustentation du corps. Aussi bien,
le Seigneur Lui-même donna-t-Il aux enfants d'Israël miracu-
leusement la manne dans le désert, où l'on ne pouvait avoir
autrement la nourriture. Et, pareillement, le Christ, dans le
désert, nourrit miraculeusement les foules, alors qu'on ne pou-
vait avoir autrement des vivres. Mais le Christ pouvait autre-
ment pour soi subvenir à la faim, qu'en faisant des miracles,
comme le fît Jean-Baptiste, ainsi qu'on le lit en saint Matthieu,
ch. in (v. /j), ou aussi en se rendant aux pays voisins. A cause
de cela, le démon estimait que le Christ pécherait s'il avait la
présomption de faire des miracles pour subvenir à sa faim et
qu'il ne fût qu'un pur homme ».
L'rtd secundum répond que « par l'humiliation extérieure, il
arrive souvent que quelqu'un cherche la gloire qui l'élève en
ce qui est des biens spirituels. Aussi bien saint Augustin dit,
au livre du Sermon du Seigneur sur la Montagne (liv. II, ch. xii) :
// est à ramarquer que ce n'est pas seulement dans l'éclat et la
pompe des choses corporelles, mais Jusque dans les haillons et dans
la boue que la jactance peut se trouver. Et dans ce même sens
le démon proposa au Christ de chercher la gloire spirituelle
en se jetant en bas dans l'ordre corporel ».
Uad lertium fait observer que « c'est un péché de vouloir les
richesses et les honneurs du monde, quand on les recherche
d'une façon désordonnée. Or, ceci se manifeste surtout du fait
que pour ces sortes de biens l'homme accomplit quelque chose
contre le bien honnête. Et c'est pourquoi le démon ne se con-
QUEStlON XLt. — DE LA TENTATION DU CHRIST. 807
tenta point de proposer la cupidité des richesses et des hon-
neurs, mais il voulut que pour les avoir le Christ consentît à
l'adorer; ce qui est le plus grand des crimes et contre Dieu. Et
il ne dit pas seulement : Si t^i m'adores; mais il ajoute : Si lu
te prosternes ; parce que, selon que le dit saint Ambroise (sur
saint Luc, ch. iv, v. 5), l ambition porte avec elle un péril domes-
tique : pour dominer sur les autres, en ejjet, elle commence par se
faire esclave; elle se plie en prévenances pour qu'on lui donne des
honneurs; et, tandis quelle veut monter plus haut, elle se confond
davantage en bassesses. — Pareillement aussi, dans les tenta-
tions précédentes, le démon s'était efforcé d'induire d'un péché
en un autre : c'est ainsi que du désir de la nourriture il avait
passé à la vanité de faire des miracles sans cause ; et du désir de
la gloire, il avait passé à tenter Dieu en se précipitant en bas ».
Vad quartum répond que « comme le dit saint Ambroise,
sur saint Luc (ch. iv, v. i3), l'Écriture n'aurait point dit que
toute la tentation étant achevée le démon s'éloigna de Lui, si dans
les trois tentations précitées ne se trouvait la matière de tous les
délits. C'est qu'en eJJet les causes des tentations sont les causes
des cupidités; savoir : la délectation de la chair, l'espoir de la
gloire, l'avidité de la puissance ».
L'ad quintumcilele mot de « saint Augustin, dans le livre De
l'accord des Évangélistes » (liv. II, ch. xvi), oiiil ce diiqu on n est
pas certain de ce qui s'est fait le premier : si les royaumes de la
terre ont été d'abord montrés au Christ, et qu'il ait été ensuite
porté sur le pinacle du Temple; ou si, inversement, ceci a précédé
et que le reste ait suivi. Mais cela ne fait rien à la chose, pourvu
qu'il soit manijeste que le tout a eu lieu ». Saint Thomas ajoute
que les « Evangélistes semblent avoir suivi un ordre différent,
parce que quelquefois on passe de la vaine gloire à la cupidité
et quelquefois inversement ». — Du point de vue historique,
il semble bien que l'ordre de saint Matthieu soit l'ordre véri-
table selon lequel les trois tentations se sont déroulées. Car
celle qu'il place en dernier lieu se termine par le-mot du Christ
à Satan qui ne souffrait pas de réplique : Arrière! Satan.
L'ad sextani va justitîer cette parole du Christ, que l'objec-
tion semblait désapprouver. « Le Christ, quand II subit l'in-
3o8 SOMME THÉOLOGIQUE.
jure de la tentation, alors que le démon lui disait : Si vous êtes
le Fils de Dieu, jetez-vous en bas, ne s'était point troublé ni n'avait
lancé le démon. Alais quand celui-ci usurpa pour lui l'honneur
de Dieu, en disant : Je le donnerai toutes ces choses, si te pros-
ternant tu m'adores, le Christ fut exaspéré et le repoussa, en
disant : Arrière! Satan; afin que nous apprenions, par son
exemple, à supporter avec magnanimité les injures qui nous
touchent, mais, quand il s'agit des injures contre Dieu, nous
ne devons même pas souffrir qu'on les profère ». — Admirable
doctrine touchant la vraie et fausse tolérance, que nous avons
eu plusieurs fois l'occasion de souligner, au cours de notre
commentaire.
Vacl septinium résout la dernière objection par un texte tiré
de Y Œuvre inachevée, qu'on attribuait à saint Jean Chrysos-
tome. Il y est dit (hom. Y, sur saint Matthieu) que « le démon
prenait ainsi le Christ, sur le pinacle du Temple, afin qu'il pût
être vu de tous ; mais le Christ Lui-même, à l'insu du démon, faisait
que personne ne le voyait. Quant à ce qui est ajouté, qu il lai
montra tous les royaumes du monde et leur gloire, on ne doit pas
l'entendre en ce se sens que le Christ aurait vu Lui-même en
eux-mêmes les royaumes, les cités, les peuples, l'or ou l'argent;
mais les directions où chaque royaume et chaque cité était placé,
le démon les montrait du doigt au Christ, et, oralement, il
exposait l'état et les honneurs de chaque royaume. — Ou bien,
selon Origène (hom. XXX, en saint Luc), il montra au Christ
comment, par les vices divers, il régnait dans le monde ».
Des divers chefs d'étude que saint Thomas s'était proposé de
considérer, relativement à la suite de la vie du Christ en ce
monde, le troisième, après celui du genre de vie et celui de la
tentation, devait être ce qui a trait à la doctrine. Il nous faut
l'aborder maintenant; et ce va être l'objet de la question sui-
vante.
QUESTION XLII
DE L\ DOCTRINE DU CHRIST
Cette question comprend quatie articles :
1° Si le Christ devait prêcher seulement aux Juifs ou aussi aux
Gentils ?
2° Si, dans sa prédication, 11 aurait dû éviter de troubler les Juifs ?
3" S'il devait prêcher iiubliquement ou en secret ?
4" S'il devait enseigner seulement en paroles ou aussi par écrit?
Pour ce qui est du temps où II commença d'enseigner, il
en a été parlé plus haut quand il s'est agi de son bap-
tême (q. 3g, art. 3).
Article Premier.
Si le Christ devait prêcher non seulement aux Juifs
mais aussi aux Gentils ?
Trois objections veulent prouver que « le Christ ne devait
pas seulement prêcher aux Juifs, mais aussi aux Gentils ». —
La première arguë de ce qu' « il est dit, dans Isaïe, ch. xlix
(v, 6) : Cest peu que lu sois mon serviteur pour réveiller les tri-
bus iV Israël et pour ramener les égarés de Jacob. Je t'ai établi
comme lumière des nations, ajln que tu sois mon salut jusqu'aux
extrémités de la terre. Or, c'est par sa doctrine que le Christ a
porté la lumière et le salut. Donc il semble que c'a été peu s'il
a prêché seulement aux Juifs et non pas aux Gentils ». — La
seconde objection rappelle que « comme il est dit en saint Mat-
thieu, ch. VII (v. 29), Il les enseignait avec autorité et avec puis-
sance. Or, la puissance de la doctrine se montre plus grande
quand on instruit ceux qui n'ont aucune notion, comme étaient
les Gentils. Aussi bien l'Apôtre dit, aux Romains, ch. xv (v. 20) :
3lO SOMME THÉOLOGIQUE.
.Fai prêché r Évangile là oà le Christ n'avait pas été nommé, pour
ne point bâtir sur le Jondement cVaatrai. Donc le Christ devait
beaucoup plus prêcher aux Gentils qu'aux Juifs ». — La troi-
sième objection déclare que « l'instruction d'un grand nombre
est plus utile que l'instruction d'un seul. Or, le Christ ins-
truisit quelques-uns des Gentils, comme la femme de Samarie,
en saint Jean, ch. iv (v. 7 et suiv.), et la Chananéenne, en
saint Matthieu, ch. xv (v. 22 et suiv.). Donc il semble que
bien plus encore le Christ aurait dû prêcher à la multitude des
Gentils.
L'argument sed contra oppose que « le Seigneur dit, en saint
Matthieu, ch. xv (v. 2^) : Je ne suis pas envoyé "si ce n'est aux
brebis perdues de la maison d'Israël. Or, il est dit, aux Romains,
ch. X (v. i5) : Comment prêcheront-ils, à moins d'être envoyés?
Donc le Christ n'a pas dû prêcher aux Gentils ».
Au corps de l'article, saint Thomas formule ainsi sa conclu-
sion : « Il convenait que la prédication du Christ, soit par Lui-
m<eme, soit par ses Apôtres au début, ne s'adressât qu'aux seuls
Juifs ». Il en donne quatre raisons, qu'il présente comme il
suit. — « Premièrement, afin de montrer que, par son avène-
ment, étaient accomplies les promesses faites aux Juifs et non
aux Gentils. Aussi bien, l'Apôtre dit, aux Romains, ch. xv
(v. 8) : Je dis que le Christ a été le ministre de la circoncision,
c'est-à-dire l'apôtre et le prédicateur des Juifs, en raison de la
vérité de Dieu, pour conjirmer les promesses des Pères. — Secon-
dement, afin de montrer que sa venue était de Dieu. Les choses,
en effet, qui viennent de Dieu sont ordonnées , comme il est dit,
aux Romains, ch. xiii(v. 1). Or, cet ordre voulu exigeait qu'aux
Juifs, qui étaient plus rapprochés de Dieu par la foi et le culte
d'un seul Dieu, la doctrine du Christ fût d'abord proposée et
par eux transmise aux Gentils; c'est ainsi, du reste, que dans
la céleste hiérarchie les illuminations divines descendent aux
anges inférieurs par les anges supérieurs. Aussi bien, sur cette
parole du Christ en saint Matthieu, ch. xv (v, 2/1) : Je ne suis
pas envoyé, si ce n'est aux brebis perdues de la maison d'Israël,
saint Jérôme fait cette remarque : Il ne dit point cela, comme
s'il n'était pas envoyé aux nations ; mais parce qu'il est d'abord
QUESTION XLII, — DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 3 II
envoyé à Israël », qu'il devait évangéliser personnellement,
pour les raisons que nous donne ici saint Thomas; tandis que
les Gentils ne devaient être évangélisés par Lui que d'une façon
médiate et avec le concours de ses Apôtres, formés par sa pré-
dication. « Et aussi bien, dans Isaïe, chapitre dernier (v. 19),
il est dit : f enverrai de ceux qui auront été sauvés, c'est-à-dire
des Juifs, aux nations, et ils annonceront aux nations ma gloire.
— Troisièmement, pour enlever aux Juifs une matière à pro-
testations calomnieuses. Et c'est pourquoi, sur celle parole
marquée en saint Matthieu, ch. x (v. 5) : Vous n irez point dans la
voie des nations, saint Jérôme dit : Il J allait d'abord que l'avène-
ment du Christ fût annoncé aux Juifs, pour quils n eussent point
d'excuse juste en disant quils avcdent rejeté le Seigneur parce
qu'il avait envoyé ses Apôtres aux nations et aux Samaritains ».
Le motif n'élait pas chimérique. On sait qu'il ne fallut rien
moins que la mission de saint Paul pour vaincre définitive-
ment le préjugé juif qui voulait exclure les païens de la parti-
cipation au salut par le Christ, à moins qu'ils ne se fissent
préalablement juifs par la circoncision. — « Quatrièmement,
parce que c'est par la victoire de la croix, que le Christ mérita
la puissance et l'empire sur les nations. Aussi bien il est dit,
dans l'Apocalypse, ch. 11 (v. 26, 28) : Celui qui vaincra, je lui
donnerai la puissance sur les nations, comme moi je l'ai reçue de
mon Père. Et, dans rÉpître aux Philippiens, ch. 11 (v. Set suiv.),
il est dit que parce qu'il s'est /eut obéissant jusqu'à la mort et à
la mort de la croix. Dieu l'a e.valté de telle sorte qu'au nom de
Jésus tout genou Jléchisse, et que toute langue le reconnaisse . Et
voilà pourquoi, avant sa Passion, Il ne voulut pas que sa doc-
trine soit prêchée aux nations ; mais» après sa Passion, Il dit à
ses disciples, saint Matthieu, chapitre dernier (v. jg) : Allez,
enseignez toutes les nations. A cause de cela, comme nous le
lisons en saint Jean, ch. xii (v. 20 et suiv.), alors que, la Pas-
sion étant imminente, quelques Gentils voulaient voir Jésus, Il
répondit : .4 moins que le grcdn de froment ne tombe en terre et
ne meure, il reste seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de Jruit.
Et, comme le note saint Augustin au même endroit, Ilsedisait
le grcdn devant être mis à mort dcms l'infidélité des Juijs et de-
3l2 SOMME THÉOLOGIQUE.
vanl être multiplié dans la Joi des peuples ». — Ces quatre rai-
sons que nous a données saint Tliomas du fait qu'il s'agissait
de justifier, sont en harmonie parfaite avec les documents
scripturaires et évangéliques. On a pu s'en convaincre par les
textes si bien choisis que le saint Docteur nous a cités.
L'ad p/'f'mam explique que u le Christ a été pour la lumière
et le salut des nations par ses disciples, qu'il a envoyés aux
nations pour leur prêcher ».
Uad secandam fait observer que « ce n'est pas d'une moindre
puissance, mais d'une puissance plus grande, au contraire, de
faire quelque chose par d'autres, que de le faire par soi-même.
Et c'est pourquoi la puissance divine dans le Christ a été mon-
trée surtout en cela qu'il conféra à ses disciples une si grande
vertu dans l'acte d'enseigner, qu'ils ont converti au Christ les
nations qui n'avaient rien entendu de Lui. Quant à la puis-
sance du Christ dans le fait de son enseignement » tel qu'il l'a
donné Lui-même, « elle se considère et quant aux miracles par
lesquels 11 confirmait sa doctrine ; et quant à l'efficace de per-
suader; et quant à l'autorité de Celui qui parlait, car U parlait
comme ayant l'empire sur la loi, disant, en effet : Mais moi je
vous dis ; et aussi quant à la vertu de la droiture qu'il mon-
trait dans sa manière de vivre, ayant une vie sans péché ».
Vad lerliiim répond que « si le Christ ne devait pas, dès le
début, communiquer sa doctrine indifféremment aux Gentils,
afin qu'il demeurât consacré aux Juifs comme au peuple pre-
mier-né, il ne fallait pïis non plus qu'il repousse totalement les
Gentils, pour ne point leur fermer l'espoir du salut. Et c'est
pourquoi quelques-uns des Gentils furent admis individuelle-
ment, pour l'excellence de leur foi et de leur dévotion ».
Comme nous l'avons déjà fait remarquer, la question posée
et résolue par saint Thomas dans ce premier article, est du
plus haut intérêt pour rinlelligence de l'économie du minis-
tère de Jésus dans l'Évangile. Nous avons exposé ailleurs celte
économie du ministère de Jésus (Cf. Jésus-Christ dans l'Evan-
gile) (Lethielleux) ; et nous avons pu nous convaincre que le
moyen par excellence de bien entendre la vie publique de Je-
QUESTION XLII. — DE LA DOCTRINE DU CIIIUST. 3l3
SUS, dans son développement historique, c'est de la lire et de
la suivre à la lumière de la vérité que vient de nous exposer
ici saint Thomas. Le Christ n'était personnellement envoyé
qu'aux Juifs de la Palestine; mais II était envoyé à eux tous.
Et c'est pourquoi sa vie publique se déroule selon les exigen-
ces topographiques de la Terre-Sainte. Il commence par la Ju-
dée, où se trouvait la Ville privilégiée et son Temple. Quand la
haine des Juifs le chasse de là, Il vient en Galilée, où 11 de-
meure, évangélisant jusqu'aux moindres bourgs et aux moin-
dres hameaux, tant que la curiosité soupçonneuse d'Hérode ne
l'oblige pas d'en partir. Il parcourt alors les alentours de la
Galilée, venant même jusqu'aux confins de Tyr et de Sidon.
Et lorsque son ministère dans ces contrées est achevé, Il songe
à monter à Jérusalem pour y consommer son sacrifice,
non sans avoir auparavant porté la bonne nouvelle dans les
pays d'au delà du Jourdain qui faisaient partie, eux aussi, du
champ d'action que son Père lui avait marqué. Ce ne fut
qu'après avoir achevé sa tâche qu'il vint à Jérusalem consom-
mer son œuvre rédemptrice, par laquelle, suivant le mot de
saint Paul, Il renverserait le mur de séparation et ouvrirait
toutes grandes, à la prédication de ses Apôtres, les voies des
autres nations.
La prédication personnelle du Christ ne devait s'adresser
qu'aux seuls Juifs.— Mais, en s'adressant à eux, quelle forme
devait-elle revêtir. Fallait-il que, dans celte prédication, le
Christ évite de heurter les Juifs, les convertissant tous, au
contraire, elles amenant tous à Lui; ou bien convenait-il que
sa prédication fût pour eux une pierre d'achoppement et de
scandale. Ce nouveau point de doctrine, du plus haut intérêt,
lui aussi, va faire l'objet de l'article suivant.
3l4 SOMME THÉOLOGIQUE.
Article II.
Si le Christ devait prêcher aux Juifs sans les heurter?
Trois objections veulent prouver que « le Christ aurait dû
prêcher aux Juifs sans les heurter ». — La première apporte
le mot de « saint Augustin », qui « dit, au livre Da combat chré-
tien (ch. xi), que dans l'humanité de Jésus-Christ, le Fils de
Dieu se donne à nous en exemple de vie. Or, nous, nous devons
éviter de heurter non seulement les fidèles, mais même les in-
fidèles, selon cette parole de la première Épître aux Corin-
thiens, ch. X (v. 32) : i\e heurtez ni les Juifs, ni les Gentils, ni
l'Église de Dieu. Donc il semble que le Christ aussi, dans sa
doctrine, aurait dû éviter de heurter les Juifs ». — La se-
conde objection déclare qu' « il n'est aucun homme sage qui
doive faire ce d'où son œuvre se trouvera empêchée. Or, du
fait que par sa doctrine le Christ troublait les Juifs, cette doc-
trine se trouva paralysée. Il est dit, en effet, en saint Luc, ch. xi
(v. 53, bl^), que le Seigneur ayant repris les Pharisiens et les
Scribes, ceux-ci commencèrent à le charger et à l'accabler d'une
multitude de paroles, lui tendant des pièges et cherchant à tirer
quelque chose de sa bouche pour l'accuser. Donc il semble que ce
ne fut pas à propos qu'il les heurtât dans son enseignement».
— La troisième objection rappelle que « l'Apôtre dit, dans la
première Épître à Tunothée, ch. v (v. i) : Celui qui est plus
âgé, ne le reprends pas avec hauteur, mais adjure-le comme un
père. Or, les prêtres et les princes des Juifs étaient les anciens
parmi ce peuple. Donc il semble qu'il ne fallait point les re-
prendre par des paroles dures ».
L'argument sed contra en appelle à ce que « dans Isaïe,
ch. viii (v. i4), il avait été prophétisé que le Christ serait en
pierre d' achoppemeni et en rocher de scandale aux deux maisons
d'Israël ».
Au corps de l'article, saint Thomas formule ce beau prin-
cipe de vie politique et sociale, qui devrait, en effet, tout com-
QUESTION XLÏI. — DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 3l5
mander parmi les hommes. « Le salut de la multitude doit
être préféré à la paix de n'importe quels hommes particuliers.
Et c'est pourquoi, ajoute le saint Docteur, s'il en est qui, par
leur perversité, empêchent le salut de la multitude, le prédica-
teur ou le docteur ne doit pas craindre de les heurter afin de
pourvoir au salut de la multitude. Or, les Scribes et les Phari-
siens et les Princes des Juifs, par leur malice, empêchaient
grandement le salut du peuple : soit parce qu'ils s'opposaient
à la doctrine du Chrit, par laquelle seule pouvait être le salut ;
soit aussi parce que leurs mœurs dépravées corrompaient la
vie du peuple. Et voilà pourquoi le Seigneur, nonobstant le
fait de les heurter, enseignait publiquement la vérité qu'ils
détestaient et reprenait leurs vices. Aussi bien est-il dit, en
saint Matthieu, ch. xv (v. 12, i4), que les disciples disant au
Seigneur : Vous savez que les Juifs, entendant cette parole, se
sont scandalisés. Il leur répondit : Laissez-les. Ce sont des
aveugles qui conduisent des aveugles. Si un aveugle veut se Jcdre
le conducteur d'un aveugle, ils tomberont tous les deux dans la
Josse ».
Vad primum explique en quel sens l'homme ne doit heur-
ter personne. « L'homme doit en telle sorte être pour tous
sans les heurter, qu'il ne donne à personne une occasion de
ruine par un acte ou une parole émanant de lui comme il ne
faudrait pas. Mais si le scandale vient de la vérité », c'est-à-dire
s'il en est qui se scandalisent à cause de la vérité, « il faut
permettre le scandale plutôt qu'abandonner la vérité, selon
que le dit saint Grégoire » (hom. VII sur Ézéchiel).
h'ad secundum n'accorde pas que le fait de heurter les Juifs
et de les irriter empêchait purement et simplement l'œuvre
du Christ. « Par cela que le Christ reprenait publiquement les
Scribes et les Pharisiens, Il n'empêcha point, mais, au con-
traire, Il promut l'effet de sa doctrine. C'est qu'en effet, leurs
vices étant manifestés au peuple, celui ci était moins détourné
du Christ par les paroles des Scribes et des Pharisiens, qui
toujours s'opposaient à la doctrine du Christ ». Aussi bien
voyons-nous marqué en saint Luc, ch, xix (v. 48), que le
peuple était suspendu à ses lèvres, en l'entendant, malgré l'op-
3l6 SOMME THKOLOGIQUE.
position furieuse des Pharisiens, des Scribes et des Princes du
peuple, qui cherchaient à le prendre en paroles pour le faire
mourir, mais que le Christ venait de démasquer en plein
Temple, par ses foudroyants analhèmes.
L'rtd tertlum répond que « cette parole de l'Apôtre, citée
dans l'objection, doit s'entendre de ces Anciens qui sont tels
non pas seulement par l'âge ou l'autorité mais aussi par
l'honnêteté de leur vie ; selon ce passage du livre des Aom-
bres, ch. xi (v. iG) : Assemble-moi soixante-dix hommes des an-
ciens d'Israël, que lu connais pour êlre anciens da peuple. Que
s'ils tournent l'autorité de l'âge en instrument de malice en
péchant publiquement, ils doivent être repris ouvertement et
âprement; comme fit Daniel, au livre de Daniel, ch. xiii
(v. Sa), quand il dit » à l'infâme vieillard qui accusait la
chaste Suzanne : « Homme vieilli dans le crime, etc. ».
Ici encore, on aura remarqué l'admirable enseignement de
l'aiticle que nous venons de lire. En même temps qu'il fait
éclater la justice de la conduite du Christ, il donne à l'exemple
du Maître toute sa vertu pour nous apprendre qu'aucun faux
respect ou aucune fausse tolérance ne sauraient prévaloir con-
tre les droits sacrés de la vérité en fonction du bien des âmes.
— Toujours au sujet de l'enseignement du Christ ou de sa
doctrine, saint Thomas, poursuivant son élude, se demande
s'il fallait que le Christ donnât tout son enseignement d'une
façon publique, au vu et su de tous ; ou s'il n'eût pas mieux
valu qu'il ait, du moins en partie, un enseignement secret
qu'il n'aurait livré qu'à quelques-uns pour que ceux-ci le tien-
nent également secret et réservé à un petit nombre d'initiés.
C'est la question de l'enseignement ésotérique, tel qu'il a été
pratiqué parmi certaines sectes philosophiques ou religieuses.
Elle va faire, en tant qu'appl-iquée à l'enseignement du Christ,
l'objet de l'article suivant.
QUESTION XLII. — DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 817
Article III.
Si le Christ a dû donner tout son enseignement en public ?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a pas dû
donner tout son enseignement en public ». — La première
arguë de ce que « nous lisons qu'il a dit beaucoup de choses
en particulier à ses disciples; comme on le voit pour le dis-
cours après la Gène (S. Jean, ch. xiii et suiv.). Aussi bien est-
il dit, en saint Matthieu, ch. x (v. 27 ; cf. S. Luc, ch. xii, v. 3) :
Ce que vous avez entendu à l'oreille, dans les chambres, sera prê-
ché sur les toits. Donc II n'a pas donné tout son enseignement
en public ». — La seconde objection déclare que « les mystè-
res profonds de la Sagesse ne doivent être exposés qu'à ceux
qui sont parfaits; selon celte parole de la première Épitre aux
Corinthiens, ch. 11 (v. 6) : Nous parlons de la Sagesse au milieu
des parfaits. Or, la doctrine du Christ contenait la sagesse la
plus profonde. Il ne fallait donc pas qu'elle fût communiquée
à la multitude qui est imparfaite ». — La troisième objection
fait remarquer que « c'est une même chose de cacher la vérité
par le silence ou par l'obsurité des paroles. Or, le Christ cachait
aux foules, par l'obscurité des paroles, la vérité qu'il prêchait;
car II ne leur parlait qu'en paraboles, comme il est dit en saint
Matthieu, ch. xiii (v. 3/i). Donc, pour la même raison, Il pou-
vait la cacher par le silence ».
L'argument sed contra apporte la déclaration formelle de
Jésus « Lui-même, en saint Jean, ch. xviii (v. 20) », où II
« dit », répondant au Grand-Prêtre qui l'interrogeait sur sa
doctrine : « Je n'ai rien dit en secret ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « la
doctrine de quelqu'un ou son enseignement peut se dire être
en secret d'une triple manière. — D'abord, quant à l'intention
de celui qui enseigne, lequel entend ne pas manifester sa doc-
trine au grand nombre mais plutôt la cacher. Et ceci arrive de
deux façons. Quelquefois, par l'envie ou la jalousie de celui
3l8 SOMME THÉOLOGIQUE.
qui enseigne et qui voulant exceller par sa science refuse de
la communiquer aux autres. Chose qui n'eut pas lieu dans le
Christ, dans la personne de qui il est dit, au livre de la Sa-
gesse, ch. VII (v. i3) : Je l'ai apprise sans feinte, Je la communi-
que sans envie et Je ne cache point sa beauté. Quelquefois, cela
arrive à cause de la malhonnêteté de ce qui est enseigné. C'est
ainsi que saint Augustin dit, sur saint Jean (tr. XGVI), qu il est
des choses si mauvaises qu'aucune pudeur humaine ne peut porter
ou tolérer. Aussi bien il est dit de la doctrine des hérétiques,
au livre des Proverbes, ch. ix (v. 17) : Les eaux dérobées sont
plus douces. Mais la doctrine du Christ nest point une doctrine
d'erreur ni d'impureté (première Épître aux Thessàloniciens (ch. 11,
V. 3). Et voilà pourquoi le Seigneur dit, en saint Marc, ch. iv
(v. 21) : Est-ce qu'on porte une lampe, savoir la doctrine vraie
et honnête, pour la mettre sous le boisseau? — D'une autre ma-
nière, une doctrine ou un enseignement est dans le secret,
parce qu'on la propose à un petit nombre. Et, de cette sorte
encore le Christ n'a rien enseigné dans le secret ou d'une façon
cachée; parce qu'il a proposé toute sa doctrine ou à toute la
foule ou à tous ses disciples réunis. Aussi bien saint Augustin
dit, sur saint Jean (tr. CXIll) : Qui donc parle en secret, alors
qu'il parle devant tant de monde ; alors surtout que s'il parle de-
vant un petit nombre, il veut que par ceux-ci un grand nombre le
sache? — D'une troisième manière, une doctrine ou un ensei-
gnement est dans le secret, quant au mode d'enseigner. Et, de
cette sorte, le Christ enseignait aux foules certaines choses
d'une façon cachée, usant de paraboles pour annoncer les mys-
tères spirituels qu'ils n'étaient point capables ou dignes de sai-
sir et d'entendre. Et, toutefois, il était encore mieux, pour eux,
d'entendre ainsi, sous le voile des paraboles, la doctrine des
choses spirituelles, plutôt que de ne point l'entendre du tout.
D'ailleurs, le Seigneur exposait la vérité des paraboles nue et
ouverte à ses disciples (cf. S. Matthieu, ch. xiii, v. 10 et suiv.),
par qui elle dériverait ensuite aux autres qui en seraient capa-
bles ; selon cette parole de la deuxième Epître à Timothée, ch. 11
(v. 2) : Les enseignements que tu as entendus de moi en présence
de nombreux témoins, confie-les à des hommes surs, qui soient
QUESTION XLIl. — DE LA DOCTRINE DU CHRIST. SlQ
capables iVinstraire les autres. Et ceci », ajoute saint Thomas,
faisant une application délicieuse de l'enseignement figuré con-
tenu dans l'Ancien Testament, « était signifié au livre des
Nombres, ch. iv (v. ôetsuiv.), oià il est ordonné que les enfants
d'Aaron recouvrent les vases du sanctuaire devant être portés
recouverts par les lévites ».
Vud primum donne une double réponse. — « Comme le dit
saint Hilaire, sur saint Matthieu, expliquant le texte cité, Aous
ne lisons pas que le Seigneur eût coutume de tenir des discours la
nuit et quil ail livré sa doctrine dans les ténèbres ; mais II dit cela,
parce que toute parole de Lui est ténèbres pour les hommes char-
nels, et aux yeux des infidèles c'est la nuit. Il veut donc que ce quIl
a dit soit porté avec la liberté de la Joi et de la prédication parmi
les infidèles. — On peut dire aussi, selon saint Jérôme, qu'il
parle par comparaison, en ce sens qu II les instruisait dans le
petit pays de la Judée, pays petit, en effet, par comparaison au
monde entier où la doctrine du Christ devait être publiée par
la prédication des Apôtres ».
L'ad secundum fait observer que « ce n'est pas seulement aux
foules que le Christ n'a point manifesté toutes les profondeurs
de sa sagesse par sa doctrine ou son enseignement; mais aussi
à ses disciples eux-mêmes, auxquels II dit, en saint Jean, ch. xvi
(v. 12) : Tai encore bien des choses à vous dire, que vous ne pou-
vez point porter maintenant. Toutefois, ce qu'il a jugé digne de
livrer aux autres, des choses de sa sagesse, Il ne la point pro-
posé en secret, mais à découvert; bien que ce ne fût pas com-
pris par tous. Aussi bien saint Augustin dit, sur saint Jean
(Ir. CXIII) : Il jaut entendre ce que dit le Seigneur : J'ai parlé à
découvert au monde, comme s'il disait : Beaucoup m'entendirent.
Et, cependant, c'était aussi non à découvert, parce qu'il en était
qui ne comprenaient pas ■).
L'ad tertium rappelle que le « Seigneur parlait aux foules
en paraboles, comme il a été dit (au corps de l'article), parce
qu'ils n'étaient point dignes ou capables de recevoir la vérité à
découvert, qu'il expliquait -à ses disciples. — Quant à ce qui
est ajouté, qu'il ne leur parlait qu'en paraboles, selon saint Jean
Chrysostome il faut l'entendre du discours de ce jour-là; mais,
020 SOMME TIIEOLOGIQUE.
en d'autres circonslances, Il avait dit aux foules bien des cho-
ses sans paraboles. On peut dire aussi, avec saint Augustin, que
cela ne signifie pas qall ne dît rien en termes directs, mais qall
ne fd presque jamais de discours où il n exprimât certaines choses
en paraboles, bien qu'il dit aussi certaines choses selon la pro-
priété de langage » .
Le Christ n'a jamais, dans son enseignement, entendu li-
vrer une doctrine secrète ou ésotérique. C'est pour tous qu'il
parlait; même quand II enseignait en particulier, comme lors-
qu'il s'adressait à ses disciples, ou à Nicodème, ou à la Sama-
ritaine. Son enseignement, quels que fussent les^ auditeurs ou
interlocuteurs immédiats, était destiné à tous. Ce qu'il ensei-
gnait devant les foules ou en public, et ce qu'il enseignait en
particulier devant quelques privilégiés ne constituait pas deux
espèces d'enseignement dont lun aurait été étranger sinon
même opposé à l'autre, comme il est arrivé pour l'enseigne-
ment de certains philosophes ou fondateurs de sectes. L'ensei-
gnement du Christ restait toujours unique et identique à Lui-
même, ordonné de soi à toutes les intelligences, bien que
toutes les intelligences ne fussent pas également aptes à le
comprendre. Et voilà pourquoi d'ailleurs II le graduait Lui-
même selon la capacité de ses auditeurs, se réservant aussi de
l'expliquer un jour par l'envoi de son Esprit-Saint et par la
suite des Docteurs de son Église que son Esprit assisterait jus-
qu'à la fin des temps. — Saint Thomas va se poser une dernière
question au sujet de cet enseignement du Christ, qui sera, elle
aussi, d'un vif intérêt et achèvera d'en montrer l'excellence.
C'est la question du mode d'enseigner selon qu'il se fait par
écrit ou oralement. Saint Thomas se demande si le Christ au-
rait dû donner son enseignement par écrit. Il va nous répon-
dre à l'article qui suit.
QUESTION XLII. — DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 32 î
Article IV.
Si le Christ devait donner son enseignement par écrit?
Trois objections veulent prouver que « le Christ aurait dû
donner son enseignement par écrit ». — La première est que
a l'écriture a été inventée pour que la doctrine soit conservée
dans la mémoire des hommes en vue de l'avenir. Or, la doc-
trine du Christ devait durer éternellement; selon cette parole
marquée en saint Luc, ch. xxi (v. 33) : Le ciel et la tei're pas-
seront; mais mes paroles ne passeront pas. Donc il semble que
le Christ aurait dû confier sa doctrine à l'écriture ». — La se-
conde objection rappelle que « la loi ancienne précéda comme
figure du Christ; selon cette parole de l'Épîlre aux Hébreux,
ch. X (v. \) : La loi a l'ombre des biens à venir. Or, la loi an-
cienne fut écrite par Dieu; selon cette parole de VExode,
ch. XXIV (v. 12) : Je te donnerai deux tables de pierre, et la loi et
les commandements que J'ai écrits. Donc il semble que le Christ
aussi aurait dû écrire sa doctrine ». — La troisième objection
déclare qu' « il appartenait au Christ, qui venait illuminer
ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort,
comme il est dit en saint Luc, ch. i (v. 79), d'exclure les occa-
sions d'erreur et d'ouvrir l'accès à la foi. Or, Il aurait fait
cela, en écrivant sa doctrine. Saint Augustin dit, en effet, au
livre De l'accord des Évangélistes (ch, vu), qu'tï en est plu-
sieurs qui ont coutume de s'étonner de ce que le Seigneur Lui-
même n'a rien écrit, de telle sorte qu'il est nécessaire de croire à
d'autres qui ont écrit de Lui. C'est ce que demandent ceux qui,
surtout parmi les païens, n'osent pas inculper ou blasphémer le
Christ et qui lui attribuent une sagesse souverainement excellente,
mais cependant comme à un homme. Et ils disent que ses disci-
ples ont donné à leur Maître plus qu'il n'était, le disant Fils de
Dieu et le Verbe par qui toutes choses ont été faites. Et après, il
ajoute : Ils semblent avoir été prêts à croire ce qu'il aurait écrit
Lui-même de Lui-même; mais non ce que les autres ont prêché à
XVI. — La RédempUon. 21
322 SOMME THÉOLOGIQUE.
son sujet selon ce qu'il leur a plu. Donc il semble que le Christ
aurait dû Lui-même donner sa doctrine par écrit. ». — On
aura remarqué cette dernière objection et le texte de saint
Augustin qui la met en lumière. Elle est exactement celle des
critiques modernes, voire modernisants ou modernistes, qui
prétendaient ou prétendent que l'enseignement du Christ a été
tout de suite altéré ou dénaturé dès la première génération;
et que même les documents évangéliques, surtout l'Ëvangile
de saint Jean, ne nous donnent qu'une sorte de théologie in-
terprétant déjà l'enseignement du Christ, non cet enseigne-
ment lui-même. Plusieurs réponses de la Commission biblique
ont mis en garde contre ces théories : le 29 mai 1907, au su-
jet de l'Évangile de saint Jean; le 19 juin 1911, au sujet de
l'Évangile de saint Matthieu; le 26 juin 1912, au sujet des
Évangiles de saint Marc et de saint Luc.
L'argument sed conlra en appelle à la question de fait :
(( Aucun livre écrit par le Christ ne se trouve dans le canon de
l'Écriture ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare qu' « il était con-
venable que le Christ n'écrivît point sa doctrine ». — Il en
donne trois raisons. — u Premièrement, à cause de sa dignité.
Il convient, en effet, qu'au Docteur plus excellent appartienne
un mode plus excellent d'enseigner. Par conséquent, au Christ,
comme au Docteur par excellence, il convenait d'imprimer sa
doctrine », non pas sur une matière inerte, mais « dans les
cœurs de ses auditeurs. C'est pour cela qu'il est dit en saint
Matthieu, ch. vn (v. 29), qu'// les enseignait comme quelqu'un
qui avait de la puissance. De là vient aussi » , fait remarquer saint
Thomas, « que Pylhagore et Socrate, qui furent des maîtres
d'une souveraine excellence, ne voulurent rien écrire. Et, en
eflet, les écrits sont ordonnés, comme à leur fin, à imprimer
la doctrine dans le cœur des auditeurs ». Que servirait d'écrire
des livres, s'il n'était personne qui les lise et qui y puise pour
en vivre lui-même l'enseignement qu'ils contiennent, — « Une
seconde raison est l'excellence de la doctrine du Christ, qui ne
peut être renfermée en des écrits; selon cette parole de saint
Jean, chapitre dernier (v. 26) : Il y a encore bien d'autres clio-
QUESTION XLIÎ. — DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 323
S'^s que Jésus a faites; et si on les écrivait, je ne pense pas que le
monde entier pat tenir les livres qu'on écrirait. Ce qu'il faut en-
tendre, comme le dit saint Augustin (tr. CXXIV), non pas au
sens de V espace corporel, mais au sens de la capacité des lecteurs.
Or, si le Christ avait confié sa doctrine à un écrit, les hommes
estimeraient qu'on ne peut rien concevoir de plus élevé que
ce que cet écrit contiendrait » ; alors que quels que soient les
écrits, même inspirés de Dieu, que des hommes ont pu nous
donner, nous savons que nous n'y trouvons qu'une partie seu-
lement de l'infinie sagesse contenue dans le Christ et son
enseignement. On remarquera la portée de cette raison en faveur
de l'enseignement vivant conservé dans le corps mystique du
Christ qu'est l'Église sous l'action personnelle de l'Esprit-
Saint, par opposition à la lettre morte en quelque sorte où les
protestants voudraient trouver, d'une manière figée et à l'ex-
clusion de toute autre source parallèle, dans son absolue tota-
lité, l'enseignement de Dieu et du Christ. Nul doute que l'Écri-
ture inspirée ne soit du plus grand secours pour la conservation
parmi les hommes de l'enseignement de Dieu et du Christ en
ce que cet enseignement a de principal ou d'essentiel; et nous
devons, sur ce point, nous séparer de certains critiques catho-
liques, qui en prendraient trop facilement à leur aise avec
l'Écriture Sainte, sous prétexte que les catholiques ont l'Église
pour les instruire. Mais, d'autre part, l'Écriture n'est que l'un
des modes, et non pas le mode unique, dont Dieu a voulu
se servir pour enseigner le genre humain. Encore est-il que
l'utilisation de ce mode, qu'est TÉcriture, pour porter ses fruits
de lumière et de vie, et ne pas risquer de, tourner à mal entre
des mains inexpérimentées ou téméraires, doit se faire tou-
jours en dépendance du mode vivant qu'est le magistère de
l'Église.
Les remarques que nous venons de faire vont se trouver
éclairées et confirmées par l'exposé de la troisième raison don-
née par saint Thomas pour montrer que le Christ n'a pas dû
écrire Lui-même son enseignement. C'est précisément, « afin
que sa doctrine parvienne de Lui à tous avec un certain ordre :
alors que Lui-même enseigna immédiatement ses disciples.
oa/l SOMME THliOLOGIQUE.
lesquels ensuite ont enseigné les autres et par la parole et par
les écrits. Si, au contraire, le Christ Lui-même avait écrit, sa
doctrine fût parvenue à tous immédiatement »; ce qui n'était
pas à propos. « Aussi bien est-il dit de la Sagesse, au livre des
Proverbes, cli. ix (v. 3) : Elle a envoyé ses servantes pour appe-
ler et conduire à la citadelle » .
En finissant, saint Thomas fait allusion à certaines traditions
fantaisistes qui avaient prétendu que le Christ Lui-même au-
rait laissé des écrits. Saint Augustin les signale dans son livre
De l'accord des Évangclistes (ch. ix, x), disant que « certains
païens avaient prétendu que le Christ aurait écrit certains livres
de magie à l'aide desquels II faisait les miracles : choses que
l'enseignement chrétien condamne. Il est vrai, ajoute saint
Augustin, que ceux qui ajflrnient avoir lu de tels livres, ne font
pas eux-mêmes ce quils prétendent que le Christ aurait fait à Vaide
de ces livres. Par un jugement divin, ils se trompent même, au
sujet de ces livres, au point de prétendre qu'ils auraient été dé-
diés, par le Christ, à Pierre et à Paul, en raison de ce que, dans
certaines peintures, ils ont vu les deux apôtres représentés ensem-
ble avec le Christ ; et c'est là ce qui les a trompés. Car tout le
temps que le Christ vécut de la vie mortelle avec ses disciples,
Paul n était pas encore du nombre de ces derniers ».
h'ad primum répond que « comme le dit saint Augustin,
au même livre (ch. xxxv), le Christ est la tête de tous ses dis-
ciples comme des membres de son corps. Il suit de là que que lors-
qu'ils ont écrit ce que Lui-même avait montré et dit, on ne doit
pas affwmer que Lui-même n'ait pas écrit. Les membres, en
effet, ont réalisé ce qu'ils avaient appris sous sa dictée. Et tout
ce qu'il a voulu que nous lisions au sujet de ses actions et de ses
paroles. Il leur a commandé, comme à ses propres mains, de
l'écrire ». — Cette remarque de saint Augustin, pleinement ac-
ceptée par saint Thomas, ne contredit pas la doctrine exposée
au corps de l'article, oii il a été montré que le Christ ne devait
pas écrire Lui-même sa doctrine. S'il l'avait écrite Lui-même,
on n'eût pas manqué d'en conclure, comme nous le disait
suint Thomas, que nous avions, dans cet écrit, toute la doc-
trine du Christ, et que, par conséquent, en dehors de cet
QUESTION XLII. — DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 325
écrit, il n'y avait plus à tenir compte de rien : alors que ce-
pendant la doctrine du Christ, parce qu'elle est infinie dans
sa richesse, ne saurait être renfermée en quelque écrit que ce
puisse être. D'autre part, il était bon, cependant, que cette
doctrine ne demeurât pas entièrement à la merci des impréci-
sions de l'enseignement oral parmi les hommes; et, aussi,
qu'elle fût condensée, en ce qu'elle a de plus parliculière-
ment nécessaire ou essentiel, dans des recueils de facile accès
que tous pourraient avoir sous la main pour en vivre à loisir.
Et parce que l'autorité de tels recueils devait se présenter avec
un caractère de nécessité absolue, il fallait qu'elle reposât sur
le Christ Lui-même. De là le conseil providentiel que nous a
marqué saint Augustin, en vertu duquel le Christ, usant de
ses disciples comme de ses membres, a écrit, par eux comme
par autant d'instruments à sa merci, ce qu'il voulait, en effet,
que nous eussions par écrit, pour notre instruction plus
spéciale et notre consolation, de ses actions ou de ses pa-
roles.
Vad secunduni explique d'un mot la différence essentielle
qui existe entre la loi ancienne et la loi nouvelle, en ce qui est
du mode dont elles devaient nous être données. « La loi an-
cienne était donnée en figures sensibles », c'est-à-dire qu'elle
ne portait pas directement sur la vérité elle-même du salut
spirituel par la communication ordinaire de la grâce du
Christ, mais sur les préparatifs de ce salut spirituel par l'or-
ganisation de l'ancien peuple destiné à être le berceau du
Christ. (( C'est pour cela, aussi, qu'il convenait qu'elle fût
écrite en signes sensibles » sur des tables de pierre et par le
ministère des anges, comme l'explique saint Paul dans l'Épî-
tre aux Hébreux. « La doctrine du Christ », au contraire, parce
qu'elle est la parole de Dieu nous venant par le Fils Lui-même
et non plus comme autrefois par le ministère des anges ou
des prophètes, « est la loi de l'Esprit de vie {aux Romains,
ch. VIII, V. 2). 11 fallait donc qu'elle fût écrite, non avec de
l'encre, mens par l'Esprit du Dieu vivcmt, non sur des tables de
pierre, mais sur les tables des cœurs de chair, comme le dit
l'Apôtre dans la seconde Épître a«a; Corinthiens, ch. m (v. 3) ».
326 SOMME TIlÉOLOr.IQUE.
— Celle réponse nous rappelle et confirme la belle doctrine
exposée par saint Thomas et que nous avons soulignée en son
lieu, dans la Pruna-Secundae, q. 106, art. 1, au début de son
traité de la loi nouvelle. Avec une hardiesse et une concentra-
tion de doctrine divine qui aurait pu étonner au premier abord,
le saint Docteur définissait la loi nouvelle, qu'il disait précisé-
ment n'être pas une loi écrite, au sens de la loi ancienne, —
l'Espril-Saint^habitant personnellement dans l'âme et le cœur
des fidèles, leur montrant Lui-même ce qu'ils ont à faire pour
vivre de la vie du Christ et les inclinant par son attrait divin
à réaliser celte vie dans toute sa perfection.
L\id terilam déclare que « ceux qui ne veulent pas croire à
ce que les Apôtres ont écrit au sujet du Christ ne croiraient
pas davantage à ce que le Christ Lui-même aurait pu écrire »,
puisque, nous l'avons vu, par le texte de saint Augustin, —
(( il s'eri est trouvé », du milieu des païens, « qui voulaient
que le Christ eût fait ses miracles en recourant aux pratiques
de la magie ».
Nous n'avons pas à entrer ici dans le détail de la doctrine
du Christ, ni quant à ce que les Évangélisles en ont consigné
par écrit dans leurs Évangiles respectifs, ni, à plus forte rai-
son, quant aux explications qu'il nous en a fait donner soit
par les autres écrivains inspirés du Nouveau Testament, ou
par les Pères et les Docteurs de son Église. La Somme Ihéologl-
que tout entière n'est pas autre chose que l'étude de cette doc-
trine considérée sous sa forme de condensation organique.
Et l'étude de ses divers aspects en eux-mêmes constitue cha-
cune des branches de l'enseignement catholique, depuis celui
de l'Écriture-Sainte dans son texte, jusqu'à celui de chaque
groupe ou de chaque individualilé parmi les Pères et les Doc-
teurs. — Les quatre points que saint Thomas nous a expliqués
au cours de la question que nous venons de lire suffisent pour
ce que nous avions à déterminer ici de la doctrine du Christ.
Nous devons maintenant passer à un autre groupe de ques-
tions, se rapportant, elles aussi, à la vie publique du Christ,
QUESTION \Lir. — DE LA DOCTRINE DU CHIUST. 3^7
en deçà de ce qui aura Irait au dénouement de cette vie parles
mystères de la Passion. Il s'agit des questions relatives « aux
miracles accomplis par le Christ ». Et, à ce sujet, saint Tho-
mas nous annonce trois questions. « D'abord, celle des mira-
cles du Christ, en général. Puis, la question de chacune des
espèces en particulier. Et, enfin, d'une manière distincte «,
en raison de son caractère exceptionnel et de sa portée doctri-
nale, « la question du miracle de la Transfiguration ». — Ve-
nons tout de suite à ce qui regarde les miracles du Christ, en
général. C'est l'objet de la question qui suit.
QUESTION XLIII
DES MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST, EN GÉNÉRAL
Cette question comprend quatre articles :
1° Si le Christ devait faire des miracles?
2° S'il les a faits par sa vertu divine?
3" En quel temps II a commencé de faire des miracles.
4° Si, par ses miracles, a été sufïîsamment montrée sa Divi-
nité?
De ces quatre articles, le premier traite du fait de miracles
accomplis par le Christ; le second, de leur cause; le troisième,
du début; le quatrième, de la force probante de ces miracles.
— D'abord, le fait.
Article Premier.
Si le Christ a dû faire des miracles?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a pas dû
faire des miracles ». — La première en appelle à ce que
(( les actes du Christ ont dû concorder avec ses paroles. Or, Il a
dit Lui-même, en saint Matthieu, ch. xvi (v. 4; ch. xii,
V. 39) : Celle généralion méchanle el adallère demande un signe;
el de signe, il ne lai en sera pas donné, si ce n'est le signe de Jo-
uas, le prophèle. Donc le Christ n'a pas dû faire des miracles».
— La seconde objection fait remarquer que « comme le Christ
lors de son second avènement doit venir en grande verla et
majesté, selon qu'il est dit en saint Matthieu, ch. xxiv (v. 3o) ;
de même, dans son premier avènement. Il est venu dans l'in-
firmité ou la faiblesse, selon cette parole d'Isaïe, ch. un
Q. XLIir. — DES MtRACLES ACCOMPLIS PAU LE CHRIST. 829
(v. 3) : Homme de douleurs et qui sait Vinfirmilé. Or, raccom-
plissement des miracles appartient à la force plutôt qu'à l'in-
firmité. Donc il n'était pas à propos que le Christ fît des mira-
cles, lors de son premier avènement ». — La troisième objec-
tion dit que « le Christ est venu afin de sauver les hommes
par la foi; selon cette parole de l'Épître aux Hébreux, ch. xii
(v. 2) : Le regard fixé sur l'Auteur de la foi et le consommateur ,
Jésus. Or, les miracles diminuent le mérite de la foi. Aussi
bien le Seigneur dit, en saint Jean, ch. iv (v. 48) : Si vous ne
voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez pas. Donc il sem-
ble que le Christ n'aurait pas dû faire des miracles ».
L'argument sed contra cite le témoignage même des « ad-
versaires ») ou des ennemis de Jésus, qui, « en saint Jean,
ch. XI (v. 47), disent : Que Jaisons-nous? Cet homme-là fait
de nombreux miracles ».
Au corps de l'article, saint Thomas formule dès le début
cette règle générale du gouvernement divin, que «Dieu concède
à l'homme de faire des miracles, pour deux raisons. — D'abord
et principalement, pour confirmer la vérité que quelqu'un en-
seigne. C'est qu'en effet, les choses qui appartiennent à la foi
dépassent la raison humaine. Il s'ensuit qu'elles ne peuvent
pas être prouvées par des raisons humaines, mais qu'il faut
qu'elles soient prouvées par l'argument de la vertu divine : en
telle sorte l'homme faisant des œuvres que Dieu seul peut
faire, ce qui est dit soit cru venir de Dieu; comme si quel-
qu'un porte des lettres marquées de l'anneau du roi, il est cru
que ce qui est contenu en elles émane du roi ». Cette pre-
mière raison nous donne, en quelques mots, la clef de toute
apologétique surnaturelle. Là, aucune raison spéculative ne
peut être démonstrative et convaincante ; ni, non plus, aucune
raison d'expérience intime, quand il s'agit de convaincre les
autres. Seul, l'argument du miracle ou de l'action directe de
Dieu se manifestant par des œuvres qu'aucune créature ne peut
accomplir par sa vertu propre, est ici recevable. Mais cet argu-
ment ne peut être rejeté. Il s'impose. Pour s'y soustraire, il
faut aller contre les certitudes les plus essentielles de la raison
humaine. — « Une seconde raison est pour montrer la présence
33o
SOMME TIIEOLOGIOUE.
de Dieu dans l'homme par la grâce de l'Espril-Saint : en ce sens
que l'homme faisant des œuvres qui sont le propre de Dieu,
on croie que Dieu habite en lui par la grâce. De là vient qu'il
est dit, aux Galates, ch. m (v. 5) : Celai qui vous accorde l'Es-
prit et opère en vous les vertus ». Cette seconde raison est moins
absolue que la première. Il se pourrait, en effet, qu'un sujet
accomplisse des miracles sans que Dieu habite en lui par la
grâce; la grâce des miracles élant de l'ordre des grâces gra-
tuitement données et n'impliquant pas, de soi, la grâce sancti-
fiante. Ordinairement cependant, les deux se trouvent ensem-
ble ; et telles circonstances peuvent se trouver jointes à l'ac-
complissement des miracles, qui ne laissent pas de doute sur
la sainteté du sujet qui en est gratifié.
C'était le cas pour le Christ. Aussi bien, saint Thomas ajoute
qu' (( au sujet du Christ, les deux choses devaient être mani-
festées aux hommes; savoir : et que Dieu était en Lui par la
grâce, non de l'adoption, mais de l'union » hyposta tique avec
toutes les prérogatives de sainteté que cette grâce entraînait pour
Lui, comme nous l'avons vu plus haut : « et que sa doctrine
surnaturelle était de Dieu. Il suit de là qu'il était souveraine-
ment convenable qu'il fît des miracles. Et, aussi bien, Il dit
Lui-même, en saint Jean, ch. x (v, 38) : Si vous ne voulez pas
me croire, croyez-en les œuvres. Et, encore en saint Jean, ch. v
(v. 36) : Les œuvres que mon Père m'a donné de Jaire, ce sont
elles qui rendent témoignage de moi». Ce dernier texte vise direc-
tement la qualité du Christ ; et le premier, sa doctrine.
Vad prinium fait une double réponse à l'objection tirée du
texte que nous lisons en saint Matthieu. « Ce qui est dit, là,
qu'i/ ne sera point donné de signe à cette génération, si ce n'est
lesignedeJonas, le prophète, doit s'entendre, d'après saint Ghry-
sostome (hom. XLIII, sur S. Matthieu), en ce sens que les
Pharisiens ne reçurent point alors le signe qu'ils demandaient,
savoir un signe du ciel; mais non en ce sens que le Christ ne
leur donnât aucun signe. — Ou encore », et c'est une seconde
réponse du même saint Chrysostome, en ce sens que le Christ
faisait des signes, non pour eux » les Pharisiens, « qu'il savait
être plus durs que la pierre, mais pour l'amendement des autres.
Q. XLIII. — DBS MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST. 33 1
Et, en ce sens, les signes ne leur étaient point donnés à eux,
mais aux autres ».
Uad secundiim répond que « si le Christ venait dans Vinfir-
milé de la chair, ce que les souffrances manifestaient. Il venait
aussi dans la verlu de Dieu (a*" Épître aux Corinthiens, ch. xiii,
V, 4) '■- ce qui devait être manifesté par les miracles ».
Vad lerliam fait observer que « les miracles diminuent le
mérite de la foi en tant que par là est montrée la dureté de ceux
qui ne veulent pas croire les choses prouvées par les Saintes-
Écritures, à moins qu'ils ne voient des miracles «. Et cela, en
effet, n'est pas une disposition raisonnable. Car, une fois éta-
blie l'autorité des Saintes- Écritures — laquelle autorité d'ail-
leurs repose elle aussi, initialement, sur le miracle, — la
saine raison demande que tout ce qui est contenu dans les
Écritures ou prouvé par elles, soit accepté, sans autre nouvelle
preuve, comme venant de Dieu et confirmé par Lui. « Toute-
fois », ajoute saint Thomas, quelque déraisonnable que soit
une telle disposition d'âme et d'esprit, « il est encore mieux
pour ces hommes-là de venir à la foi par ces miracles » de
surérogation, « que de demeurer totalement dans l'infidélité.
Il est dit, en effet, dans la première Epître aux Corinthiens,
ch. XIV (v. 22), que les signes sont donnés aux infidèles, dans le
but de les amener à la foi ».
Il était souverainement opportun, et c'était même, en un sens,
nécessaire, que le Christ, lors de sa venue parmi nous, accom-
plit des miracles. Il le fallait pour manifester aux yeux de tous,
même de ceux qui pouvaient être les moins bien disposés ou
les plus exigeants, la divinité de sa Personne et de sa doctrine.
— Ces miracles, opérés par le Christ, au cours de sa vie parmi
nous, étaient-ils opérés par Lui comme Dieu ou comme homme.
La question vaut d'être précisée ; et saint Thomas le va faire
à l'article qui suit.
332 SOMME THIÎOLOGIQUE,
Article II.
Si le Christ faisait les miracles par la vertu divine ?
Trois objections veulent prouver que « le Christ ne faisait
point les miracles par la vertu divine ». — La première arguë
de ce que « la vertu divine est toule-puissanle. Or, il semble
que le Christ n'était pas tout-puissant dans l'accomplissement
des miracles. Il est dit, en effet, dans saint Marc, ch. vi (v. 5),
qu'il ne pouvait point, là, c'est-à-dire dans sa patrie, faire aucun
miracle. Donc il semble qu'il ne faisait point les miracles par
la vertu divine ». — La seconde objection fait observer qu' « il
n'appartient pas à Dieu de prier. Or, le Christ, quelquefois,
en faisant les miracles, priait ; comme on le voit dans la résur-
rection de Lazare, en saint Jean, ch. xi (v. lu, 42); et, dans la
multiplication des pains, en saint Matthieu, ch. xiv (v. 19).
Donc il semble qu'il ne faisait point les miracles par la vertu
divine ». — La troisième objection déclare que « les choses
qui se font par la vertu divine ne peuvent pas se faire par la
vertu de quelque créature. Or, les choses que le Christ faisait
pouvaient se faire par la vertu de la créature; et aussi bien les
Pharisiens disaient qu'// chassait les démons par Beelzébab, prince
des démons (S, Luc, ch. xi, v. i5). Donc il semble que le
Christ ne faisait point les miracles par la vertu divine ».
L'argument sed contra en appelle à ce que « le Seigneur dit,
en saint Jean, ch. xiv (v. 10) : Le Père, qui demeure en moi,
Lui-même J ait les œuvres ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il
a été vu dans la Première Partie (q. 1 10, art. 4), les vrais mira-
cles peuvent être faits par la seule vertu divine; car Dieu seul
peut changer l'ordre de la nature, ce qui appartient à la rai-
son de miracle ». On remarquera, au passage, cette notion du
miracle que vient de préciser ici à nouveau saint Thomas. Le
miracle est une dérogation à l'ordre de la nature, à prendre cet
ordre dans son universalité ou selon qu'il comprend toute la su-
Q. XLIlI. — DES MfRACLËS ACCOMPLIS PAR LE CWUIST. 333
bordination des activités créées. Il est bien évident que ce qui est
en dehors de cet ordre ne peut avoir pour cause que la seule
activité divine, laquelle seule étant en dehors et au-dessus de
cet ordre qui dépend d'elle entièrement, peut agir et produire
tel effet qu'il lui plaira sans recourir aux activités qui compo-
sent cet ordre. Le miracle est donc, par définition, le produit
ou l'effet de la seule vertu divine, à titre de cause principale ;
car, à litre de cause instrumentale, la vertu de la créature peut
avoir, dans le miracle, une certaine part. <( Aussi bien », pour
ce qui est de la question qui nous occupe, '; le pape saint Léon,
dans son épiirc à Fiavien (ch. iv), dit que dans le Christ oij se
trouvent deux natures, l'une, savoir la nature divine, qui brille
par les miracles, et l'autre, savoir la nature humaine, qui est
accablée sous les injures ; et cependant lune d'elles agit en com-
munication avec l'autre ; en ce sens que la nature humaine est
l'instrument de l'action divine et que l'action humaine reçoit
de la nature divine une vertu » spéciale, « comme il a été vu
plus haut » (q. 19, art, 1).
h'ad primam répond que « ce qui est dit », dans ce passage
de saint Marc cité par l'objection, « qu'il ne pouvait faire là
aucun miracle, ne doit pas se rapporter à la puissance absolue,
mais à ce qui peut être fait d'une manière qui convienne : il
ne convenait pas, en effet, que, parmi des incroyants, le Christ
fît des miracles » : ils n'en étaient pas dignes. « Aussi bien
est-il ajouté (v. G) qu'// s'étonnait de leur incrédulité. A la ma-
nière dont il est dit, dans la Genèse, ch. xvni (v. 17) : Pais-Je
cachera Abraham ce que je vais faire? et, au ch. xix (v. 22) :
Je ne pourrai rien faire jusqu'à ce que tu te sois retiré de là » .
Vad secundum apporte l'explication de « saint Jean Chrysos-
tome », qui, « sur cette parole de saint Matthieu, ch, xiv
(v, 19) : Ayant pris les cinq pains et les deux poissons et levant
son regard vers le ciel, Il les bénit et les rompit, dit (hom. XLIX) :
Il fallait croire, au sujet du Christ, et qu'il venait du Père, et
qu'il lai était égal. Et c'est pourquoi, afin de montrer l'un et l'au-
tre, tantôt II fait les miracles avec puissance et tantôt II les fuit
en priant. Et pour ceux qui sont moindres, Il regarde vers le ciel,
canine pour la multiplication des pains; mais dans les plus grands,
334 SOMME THÉOLOGIOUE.
qui ne relèvent que de Dieu, Il agit avec puissance, comme lors-
qu'il reniel les péchés ou qu'il vessuscile les morts. Quant à ce
qui est dit en saint Jean, ch. xi, que Jésus, dans la résurrection
de Lazare, leva les yeux en haut, ce n'est point par nécessité de
demander qu'il le fit, mais pour nous donner un exemple. Et
c'est ainsi qu'il dit Lui-même : Je lai dit pour le peuple qui
m'entoure; afin qu'ils croient que vous m'avez envoyé ».
Vad teriium fait observer que « le Christ chassait les dé-
mons d'une manière autre que celle dont ils sont chassés par
la vertu des démons. C'est qu'en elTet par la vertu des démons
supérieurs les démons sont chassés des corps de telle sorte
qu'ils gardent le domaine sur l'âme : pour cette raison que le
démon n'agit point contre son propre royaume. Le Christ, au
contraire, chassait les démons non seulement du corps, mais
plus encore de l'âme. Et c'est pourquoi le Seigneur repousse
le blasphème des Juifs qui disaient qu'il chassait les démons
par la vertu des démons, en invoquant ces raisons : première-
ment, que Satan n'est pas divisé contre lui-même; seconde-
ment, que d'autres chassaient les démons par l'Esprit de Dieu;
troisièmement que Lui-même ne pourrait chasser le démon
s'il ne lavait vaincu par la vertu divine; quatrièmement, qu'au-
cun rapport n'existait, dans les œuvres et dans les eftets, en-
tre Lui et Satan, alors que Satan voulait disperser ceux que
Lui-même rassemblait ».
Il fallait que le Christ fît des miracles; et les miracles qu'il
a faits ont été accomplis par Lui en raison de la vertu divine
qui lui appartenait comme Dieu, mais en utilisant sa nature
humaine à titre de cause instrumentale. — La question se
pose maintenant du moment oij II a commencé de faire des
miracles. Pouvons-nous assigner l'un de ses miracles qui aura
été le premier. Si oui, quel est ce miracle et à quel moment,
dans quelles circonstances a-t-il été accompli? Saint Thomas
va nous répondre à l'article qui suit.
Q. XLlir. — DES MIUACLES ACCOMPLIS PAU LE CllUIST. 335
Article III. i
I Si le Christ a commencé de faire des miracles aux noces
de Cana en changeant l'eau en vin?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point
commencé de faire des miracles aux noces de Cana, en
changeant l'eau en vin ». — La première en appelle à ce
qu' « on lit, dans le livre de C Enfance du Sauveur (parmi les
Apocryphes), que le Christ, dans son enfance, a fait de nom-
breux miracles. Or, le miracle du changement de l'eau en vin
aux noces de Cana fut fait par le Christ dans la trentième ou
trente et unième année de son âge. Donc il semble qu'il n'a
pas commencé alors de faire des miracles ». — La seconde
objection arguë de ce que le « Christ faisait ses miracles par la
vertu divine. Or, la vertu divine fut en Lui dès le premier
moment de sa conception ; car, dès lors. Il fut Dieu et homme.
Donc il semble que dès le commencement II a dû faire des
miracles ». — La troisième objection fait observer que « le
Christ, après le baptême et la tenlalion, commença de rassem-
bler des disciples; comme on le voit, en saint Matthieu, ch. iv
(v, 18 et suiv.), et en saint Jean, ch. i (v. 35 et suiv.). Or, les
disciples se sont rassemblés autour de Lui, surtout à cause des
miracles; c'est ainsi qu il est dit, en saint Luc, ch. v (v. 4 et
suiv.), qu'il appelle Pierre qui était dans la stupeur à cause
du miracle fait par Jésus dans la capture des [jolssons. Donc il
semble qu'avant le miracle qu'il fît aux noces de Cana, Il avait
fait d'autres miracles ».
L'argument sed contra apporte simplement le texte où « il
est dit, en saint Jean, ch. ii (v. ii) : Ce Jut là le premier des
miracles que fit Jésus, à Cana, dans la Galilée ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que a les mira-
cles ont été laits par le Christ en confirmation de sa doctrine
et pour montrer que la vertu divine était en Lui. — Il suit de
là, que, pour la première de ces deux fins, Il n'a pas du ac-
336 SOMME THEOLOGIQUË.
complir des miracles avant d'avoir commencé d'enseigner. Et
Il n'a pas dû commencer d'enseigner avant l'âge parfait,
comme il a été vu plus haut, quand il s'est agi de son bap-
tême. — Pour ce qui est de la seconde des deux fins indi-
quées. Il a dû, par des miracles, montrer sa divinité de telle
sorte que fût crue la vérité de son humanité. Et voilà pour-
quoi, comme le dit saint Jean Ghrysostome, sur saint Jean
(hom. XXI), {7 ne convenait pas qu'il commençât de J aire des mi-
racles des son bas âge : on eût estimé que son Incarnation était
illusoire; et on Veut livré à la croix avant le temps voulu ».
L'ftd primum fournit une réponse intéressante à l'effet de
montrer ce qu'il y a de vain dans tous ces réàits empruntés
aux livres apocryphes dont parlait l'objection. « Comme le dit
saint Jean Ghrysostome, sur saint Jean (hom. XVII), de la pa-
role de Jean-Baptiste disant : Pour qu'il soit manifesté en Is-
raël, moi je suis venu baptisant dans l'eau, — // est manijeste
que ces miracles que quelques-uns disent avoir été faits par le
Christ dans son cnjance ne sont que mensonge et que fiction. Si,
en effet, dès son bas âge, le Christ eût fait des miracles, Jean ne
l'aurait pas ignoré et la multitude n'eût pas eu besoin d'un maî-
tre qui le mcmif estât »,
Vad secundum fait observer que w la vertu divine agis-
sait dans le Christ selon qu'il était nécessaire au salut des
hommes pour lequel le Christ avait pris la chair. Et c'est
pourquoi II fit des miracles par la vertu divine de telle sorte
qu'il ne portât point préjudice à la foi en la vérité de sa
chair ».
L'ad tertium déclare que « cela même appartient à la louange
des disciples, qu'ils suivirent le Christ, alors quils ne l'avaient
point vu Jaire des miracles, comme le dit saint Grégoire dans
l'une de ses homélies (hom. V, sur l'Évangile). Et, selon que
le dit saint Jean Ghrysostome (hom. XXIII, sur saint Jean), il
Jallail alors surtout faire des miracles, quand ses disciples étaient
déjà groupés et dévoués et attentijs à ce qui se faisait. Aussi bien
il est ajouté (en saint Jean, ch. ii, v. ii) : Et ses disciples cru-
rent en Lui : non qu'ils n'eussent cru auparavant; mais parce
que alors ils crurent avec plus de diligence et de perfection. On
Q. xLtii. — DES Miracles accomplis par le christ. 337
peut aussi entendre que sont appelés disciples, en ce passage,
ceux qui devaient être disciples , comme l'explique saint Augus-
tin, au livre De l'accord des Évangélistes » (livre II,
eh. xvii).
C'est donc aux noces de Cana, dans la Galilée, que Jésus,
pour la première fois, « manifesta sa gloire », comme le dé-
clare expressément saint Jean, par l'accomplissement de son
premier miracle. La piété chrétienne n'a pas manqué de faire
observer que ce premier miracle fut accompli par Jésus à la
demande de Marie sa Mère dont l'efficace fut si souveraine
qu'elle triompha de cette sorte d'impossibilité, signalée par
Jésus Lui-même, qui consistait en ce que « son heure n'était
pas encore venue ». — Nous savons que le Christ a dû faire
des miracles, qu'il les a faits par la vertu divine qui était en
Lui, et que ces miracles ont commencé par le changement de
l'eau en vin aux noces de Cana. Il ne nous reste plus qu'un
dernier point à examiner, au sujet des miracles du Christ en
général et avant d'aborder l'étude de ces miracles quant à
leurs diverses espèces. C'est la question du caractère apologé-
tique ou de la force probante des miracles accomplis par le
Christ. Pouvons-nous, devons-nous dire que les miracles ac-
complis par le Christ furent suffisants pour prouver sa divi-
nité. La question, on le voit, est d'importance. Saint Thomas
la traite ici ex professo. Nous trouverons, à lire sa réponse, un
intérêt exceptionnel. Venons tout de suite à son texte.
Article IV.
Si les miracles faits par le Christ furent suffisants
pour montrer sa divinité?
Trois objections veulent prouver que « les miracles faits
parle Christ ne furent pas suffisants pour montrer sa divinité ».
— La première dit qu' « être Dieu et homme est le propre du
Christ. Or, les miracles que le Christ a faits ont été faits aussi
XVI. — La Rédemption. sa
338 SOMME THlEOLOGIÇlUÉ.
par d'auU'es. Donc il semble qu'ils n'ont pas été suffisants pour
montrer sa divinité ». — La seconde objection fait observer
qu' « il n'est rien de plus grand que la vertu de la divinité.
Or, il en est qui ont fait des miracles plus grands que ceux que
le Christ a faits. Il est dit, en effet, en saint Jean, ch. xiv (v. 12) :
Celui qui croit en moi, les œuvres que je fais, lui-même les fera,
et il en fera de plus grandes que celles-là. Donc il semble que
les miracles que le Christ a faits n'ont pas été suffisants pour
montrer sa divinité ». — La troisième objection déclare que
« du particulier on ne peut pas suffisamment montrer l'uni-
versel. Or, chacun des miracles du Christ est un certain fait
particulier. Il s'ensuit qu'aucun d'eux n'a pu suffisamment
montrer la divinité du Christ, à laquelle il appartient d'avoir
une vertu universelle qui s'étend à tout ».
L'argument sed contra en appelle à ce que « le Seigneur dit,
en saint Jean, ch. v (v. 36) : Les œuvres que mon Père m'a
donné d'accomplir, elles-mêmes témoignent à mon sujet ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « les mira-
cles faits par le Christ étaient suffisants pour montrer sa divi-
nité, à un triple titre. — Premièrement, en raison de l'espèce »
ou de la nature « des œuvres, qui dépassaient tout pouvoir
d'une vertu créée ; et qui, par suite, ne pouvaient être faites
que par la vertu divine. Et c'est pourquoi l'aveuglé-né disait,
en saint Jean, ch. ix (v. 32, 33) : On n'a jamais ouï dire que
quelqu'un ait ouvert les yeux d'un aveugle de naissance. Si cet
homme ne venait pas de Dieu, il ne pourrait rien faire. — Secon-
dement, en raison du mode de faire ces miracles ; en ce sens
qu'il les faisait comme par sa propre vertu, et non en priant,
comme les autres. Aussi bien il est dit, en saint Luc, ch. vi
(v. 19), qu'une vertu sortait de Lui et les guérissait tous. Par où
il est montré, comme le dit saint Cyrille, qu'il ne recevait point
sa vertu d'ailleurs ; mais, étant Dieu par nature, Il montrait sa
propre vertu sur les infirmes. Et, à cause de cela aussi, Il faisait
des miracles sans nombre. Ce qui fait dire à saint Jean Chrysos-
tome (hom. XXVII), sur ces paroles de saint Matthieu, ch. viii
(v. 16) : // chassait les esprits, d'un mot; et II guérit tous ceux qui
avaient quelque mal, — Voyez quelle multitude de guéris signalent
Q. XLiii. — DES Miracles accomplis par le christ. SSg
les Évangélisles , ne s arrêtant pas à raconter la guérison d'un cha-
cun, mais apportant d'un seul mot une mer infinie de miracles.
Et, par là, il était montré qu'il avait une vertu égale à Dieu le
Père: selon cette parole marquée en saint Jean, ch. v (v. 19) :
Tout ce que le Père fait, le Fils le fait semblablement ; et cette
autre, au même endroit (v. 21) : De même que le Père ressus-
cite les morts et les rend vivants , pareillement aussi le Fils donne
la vie à qui II veut. — Troisièmement, en raison de la doctrine
elle-même par laquelle II se disait Dieu : laquelle, si elle n'eût
pas été vraie, n'aurait pas été confirmée par des miracles dus à
la vertu divine. Et c'est pourquoi il est dit, en saint Marc, ch. i
(v. 27) : Quelle est cette doctrine nouvelle? Car II commande avec
puissance aux esprits immondes ; et ils lui obéissent ». — Celle
troisième raison a une force probante qui s'impose inélucta-
blement à tout esprit sincère. Dès là, en effet, que le Christ
s'est dit Fils de Dieu, égal, comme Dieu, à son Père; et qu'il
en a appelé, pour confirmer sa parole, à des œuvres accom-
plies par Lui, qui sont le propre de Dieu, et que, par suite,
Dieu Lui-même accomplissait, il ne se peut pas que la parole
par laquelle II affirmait sa divinité ne soit vraie; car il est im-
possible que Dieu confirme, par des miracles, une parole ou
un enseignement qui serait une fausseté.
Uad primum nous avertit que « cette objection », qui était la
première, « était l'objection des Gentils » ou des païens. « Aussi
bien saint Augustin dit, dans l'épître à Volusien (ch. iv) : On ne
trouve, disent-ils (les païens), aucun indice d'une si grande ma-
jesté que des signes à propos aient rendu éclatant. Car cette épu-
ration terre à terre, par laquelle II chassait les démons, la gué-
rison des infirmes, la vie rendue aux morts, si on considère aussi
les autres choses, pour Dieu ne comptent pas. A cela, saint Augus-
tin répond : Nous confessons nous-mêmes que les prophètes en
ont accompli de semblables . Mais et Moïse lui-même el les autres
prophètes ont prophétisé le Seigneur Jésus et lui ont donné une
grande gloire. C'est pour cela que Lui-même a voulu faire les
mêmes prodiges ; car il eût été absurde que Lui-même ne fit pas ce
qu'il avait fait par eux. Toutefois, il y eut aussi certaines choses
qu'il dut faire et qui lui étaient propres : naître d'une Vierge ;
3^0 SOMME THÉOLOGIQUË.
ressusciter des morts ; monter cm ciel. S'il en est qui trouvent que
c'est là peu de chose pour Dieu, f ignore ce quils peuvent en atten-
dre. Fallait-il donc que s' étant uni l'homme. Il fit un autre monde,
pour que nous croyions qu'il était Celui par qui le monde a été
fait? Mais, dans ce cas, il n'aurait pu être fait ni un monde plus
grand, ni un monde égal à celui-ci. Et, s'il avait Jait un monde
moindre que celui-ci, cela encore eut été tenu pour trop peu
digne de Dieu. — D'ailleurs, même les miracles du Christ
que les autres avaient faits, le Christ les a faits d'une ma-
nière plus excellente. Aussi bien, sur cette parole du Christ
marquée en saint Jean, ch. xv (v. ifi) : Si Je n'avais point fait
en eux des œuvres que nul autre n'a fentes, etc., saint Augustin
dit (tr. \CA sur saint Jean) : Des œuvres du Christ aucune ne pa-
raît plus grande que la résurrection des morts; et nous savons que
les anciens prophètes l'ont accomplie aussi. Toutejois, il est cer-
taines choses que le Christ ajaites et que nul autre n'avait accom-
plies )), tel, par exemple, le changement de l'eau en vin. « Mais
on nous répond que d'autres ont accompli des choses que ni Lui ni
un autre n'ont faites. Oui; mais qu'aient été guéries avec une si
grande puissance tant de mauvais vices et tant de mauvaises san-
tés ou de mauvaises complexions p(œmi les mortels, nous ne lisons
pas qu'aucun des anciens l'ait fait. Sans parler, en ejjet, de ce que,
par son commandement , Il les guérissait tous selon qu'ils se pré-
sentaient à Lui, saint Marc dit (ch. vi, v. 56) : Partout oà II
entrait, dans les bourgs, dans les villages, dans les cités, sur les
places publiques on mettait les infirmes, et ils le suppliaient pour
qu'ils pussent toucher la Jrange de son vêlement ; et tous ceux qui
le touchaient étaient guéris. Ceci, nul autre ne l'a Jait en eux. Car
il faut entendre de la sorte ce qui est dit : en eux; non point :
parmi eux ; ou : devant eux ; mais : en eux : ce sont eux-mêmes,
en effet, qu'il a guéris. Et, au surplus, nul autre ne l'a fait, même
si quelque autre a accompli en eux de telles choses ; parce que si
l'un quelconque parmi les hommes a accompli quelqu'une de ces
choses, il l'a Jait Lui lejaisant; tandis que Lui-même l'a fait, eux
ne le faisant pas ». — On retrouve dans ces explications de
saint Augustin toute la subtilité de son génie à l'effet de justi-
fier, même dans leur lettre, les textes de l'Écriture. Et si par-
Q. XLIII. — DES MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST. 34 I
fois ces explications nous peuvent paraître ingénieuses, outre
qu'elles témoignent d'un si grand respect pour la vérité de la Pa-
role de Dieu, elles n'en vont pas moins à montrer dans les pro-
fondeurs mystérieuses du texte sacré des richesses de sens qui
seraient demeurées inaperçues pour des esprits moins attentifs.
Uad seciindum va nous en fournir une nouvelle preuve. Il est
constitué tout entier par un long extrait de « saint Augustin »,
qui « explique le mot de saint Jean cité par l'objection », sa-
voir que ceux qui croiront en Jésus feront de plus grands
miracles que ceux qu'il a faits Lui-même. « Quelles sont, de-
mande saint Augustin (tr. LXXl, sur saint Jean), ces œuvres
plus grandes, que doivent faire ceux qui croient en Lui ? Serait-
ce peut-être qu'à leur passage leur ombre même guérissait les mala-
des », comme il est marqué au sujet de saint Pierre. « Cest
chose plus grande, en ejjet, que l" ombre guérisse plutôt que la
frange du vêtement. Toutejois, quand le Christ disent ces choses,
Il recommandait les Jaits et les œuvres qu'étaient ses paroles. Lors-
que, en eJJet, Il dit : Le Père qui demeure en moi. Lui-même Jait
les œuvres, de quelles œuvres s\igissait-il alors, sinon des paroles
quil disait. Et le Jruit de ces mêmes paroles était lajoi des disci-
ples. Aussi bien, quand les disciples évangélisèrent , ce n'était pas
un aussi petit nombre qu était le leur, mais les ncdions entières qui
vinrent à la Joi. Xest-ce pas encore que sur la parole dite pcw Lui,
ce riche s'en alla tout triste. El, cependant, plus tard, ce que le
jeune homme n'avait point Jail, alors qu'il l'entendait de Lui,
une multitude lejit, quand II parlait par les disciples. Voilà donc
qu'il a /eut, étant prêché, de plus grandes choses par ceux qui ont
cru, qu'il n'avait Jait, alors qu'il parlait, par ceux qui l'entendaient.
Cependcmt, une chose encore Jait dijjîculté : c'est qu'il a fait ces
plus grandes choses par les Apôtres, Or, ils n'étaient pas les seuls
désignés, quand II disent : Celui qui croit en moi. Entendez donc :
Celui qui croit en moi, les œuvres que je Jais, lui-même les Jera.
Moi, Je les Jais d'abord ; mais lui les Jera ensuite; parce que Je Jcds
qu'il les Jasse. Quelles œuvres, sinon que de l'impie l'homme de-
vienne Juste. Et cela le Christ le Jera en lui, mais non pas sans lui.
Mais Je dis que c'est là chose plus grande que de créer le ciel et
la terre. Car le ciel et la terre passeront ; tandis que le salut et la
342 SOMME THÉOLOGIQUE.
Justice des prédestinés demeurera. Toutejois, dans les deux, les
anges sont l'œuvre du Christ. Est-ce que celui qui coopère au Christ
pour sa propre Justification ferait de plus grandes œuvres que
celles-là », savoir les anges ? « Juge qui pourra si c'est une chose
plus grande de créer des Justes que de Justifier des impies. Mais,
certainement, si l'un et l'autre est d'une égale puissance, la seconde
œuvre est d'une plus grande miséricorde. --Au surplus, rien ne
nous oblige à entendre ce mot, plus grandes œuvres, par compa-
raison à toutes les œuvres du Christ. Peut-être ne voulait-Il parler
que des œuvres qu'il faisait à ce moment. Or, alors II Jaisait des
paroles de Joi. Et, à la vérité, c'est chose moindre de prêcher les
paroles de la Justice, ce qu'il fit sans nous, que de Justifier l'im-
pie, chose qu'il fait en nous de telle sorte que nous le fassions
nous aussi ».
L'ad lertium formule, avec une admirable précision, un
point de doctrine qui est d'une portée extrême pour toute l'apo-
logétique. <( Lorsque, déclare saint Thomas, un fait particulier
est propre à un certain agent, dans ce cas parce fait particulier
est prouvée toute la vertu de l'agent. C'est ainsi que le fait de
raisonner étant le propre de l'homme, on montrera de quel-
qu'un qu'il est homme par le seul fait qu'il raisonnera même
sur un point particulier et quel que soit ce point particulier.
Pareillement, dès là qu'accomplir des miracles par sa propre
vertu est le propre de Dieu seul, il est suffisamment montré que
le Christ est Dieu par n'importe quel miracle qu'il a accompli
par sa propre vertu ». Ainsi donc, il n'est point nécessaire d'en
appeler à une série indéfinie de miracles, ni même à des mira-
cles particulièrement éclatants, pour que la divinité du Christ
en demeure prouvée. Il suffît que le Christ ait fait de Lui-même
un seul miracle, quel que soit ce miracle. On voit combien est
simplifiée, par cette règle d'or, la tâche de l'apologiste.
Toutefois, il ne sera pas interdit à ce dernier de multiplier
sa preuve, ou de la mettre dans un jour nouveau, par l'évoca-
tion des miracles si nombreux et si variés que l'Évangile nous
relate. Saint Thomas lui-même l'a fait avec une maîtrise d'art
et une puissance de persuasion incomparables au début de la
Q. XLIII. — DES MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST. 343
Somme contre les Gentils. Nous avons déjà reproduit cette page
dans le premier volume de notre Commentaire (p. i6). Nous
ne pouvons mieux faire que d'y renvoyer le lecteur. On la re-
trouve, sous forme de rapide aperçu, ou de court résumé fait
par le saint Docleur, au chapitre lv du livre IV, dans la même
Somme contre les Gentils. Saint Thomas déclare, en cet endroit,
que « l'Incarnation de Dieu a été manifestée aux hommes par
des signes suffisants ». Et il le démontre comme il suit : « La
divinité ne peut être manifestée d'une manière plus appropriée
que par ce qui est le propre de Dieu. Or, c'est le propre de
Dieu, de pouvoir changer les lois de la nature, accomplissant
quelque chose au-dessus de la nature, dont 11 est l'Auteur. Il
suit de là que c'est de la manière la plus opportune qu'il est
prouvé d'une chose qu'elle est divine, par des œuvres qui se
font au-dessus des lois de la nature; comme : que les aveugles
soient illuminés, les lépreux guéris, les morts ressuscites. Ces
sortes d'œuvres, le Christ les accomplit », comme on le voit
par l'Evangile, qui en est plein. « Aussi bien, aux disciples de
Jean qui demandaient (S. Luc, ch. vu, v. 20) : Êtes-voas Celai
qui doit venir, ou faut-il en attendre un autre? Lui-même démon-
tra sa divinité par ces sortes d'œuvres, en disant (v. 22) : Les
aveugles voient; les boiteux marchent, les If^preux sont guéris, les
sourds entendent, les morts ressuscitent. — Que si l'on objecte
que ces sortes de miracles ont été faits par d'autres, il faut
considérer cependant que le Christ les a faits d'une manière
bien différente et autrement ilivine. Car les autres faisaient ces
miracles en priant; le Christ, au contraire, les faisait en com-
mandant, comme par sa propre puissance. Et non seulement II
a fait Lui-même ces miracles; mais II a donné à d'autres le pou-
voir de faire ces mêmes miracles et d'en faire de plus grands,
lesquels faisaient ces sortes de miracles à la seule invocation
du nom du Christ. Et non seulement des miracles corporels
ont été faits par le Christ, mais aussi des miracles spirituels,
qui sont bien autrement grands, savoir que par le Christ et à
l'invocation de son nom était donné l'Esprit-Saint, qui enflam-
mait les cœurs de l'amour de la charité divine, et instruisait
subitement les esprits dans la science des choses divines, et
344 SOMME THÉOLOGIQUE.
rendait diserte la langue des simples pour proposer la vérité
divine aux hommes. Ces sortes d'œuvres sont la preuve expresse
de la divinité du Christ; car aucun pur homme ne peut les
faire. De là vient que l'Apôtre dit aax Hébreux, ch. ii (v. 4),
que le message du salai, annoncé (V abord par le Seigneur, nous
a été sûrement transmis par ceux qui Vonl entendu de Lui, Dieu
confirmant leur témoignage par des signes, des prodiges et toutes
sortes de miracles, ainsi que par les dons du Saint-Esprit répartis
selon sa volonté » .
Dans ses Mélanges ou Quodlibet (II, q. 4, art. i), saint Tho-
mas s'était posé la question, au sujet des miracles du Christ
donnés comme preuve de sa divinité, sous une forme un peu
différente. On nous saura gré de reproduire ici cet article,
pour le nouvel aspect de doctrine qu'il renferme. Le titre de
l'article est ainsi formulé : « Si les hommes eussent été tenus
de croire au Christ dans le cas où II n'aurait point fait de mi-
racles visibles d. — Deux objections veulent prouver que « si
le Christ n'avait point fait de miracles visibles, les hommes
n'auraient pas été tenus de croire en Lui ». — La première dit
que « celui qui ne fait pas ce qu'il doit, pèche. Or, si les hom-
mes n'avaient pas cru au Christ alors qu'il n'eût point fait de
miracles, ils n'auraient pas péché. Il dit, en effet, Lui-même,
en saint Jean, ch. xv (v. 24) : Si Je navals point Jait parmi eux
des signes que nul autre n'a faits, ils n auraient pas de péché ; et
Il parle du péché d'infidélité, au témoignage de saint Augus-
tin. Donc, si le Christ n'avait point fait de miracles, les hom-
mes n'auraient pas été tenus de croire en Lui ». — La seconde
objection déclare que « nul ne peut changer la loi, si ce n'est
le législateur ou un supérieur à lui. Or, le Christ prêchait cer-
taines choses qui semblaient appartenir à l'abolition de la Loi
ancienne; comme : que les aliments ne souillaient point
l'homme; et qu'il est permis de travailler, le jour du sabbat.
Si donc II n'avait pas prouvé qu'il était le législateur, on n'au-
rait pas eu à croire en Lui. D'autre part. Il ne pouvait le prou-
ver que par des miracles, puisque de nombreux miracles
avaient accompagné la Loi. Donc il n'y aurait pas eu à croire
au Christ, s'il n'avait point fait de miracles ».
Q. XLIII. — DES MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST. 3^5
Deux arguments sed contra, qui seront de vraies objections
en sens opposé, disent : — le premier, que « les hommes sont
obligés à croire la Vérité première plus que les signes ou mi-
racles visibles. Or, même si le Christ n'avait point fait de mi-
racles. Il était cependant la Vérité première, étant véritable-
ment Dieu. Donc, même s'il n'avait point fait de miracles, on
aurait dû encore croire en Lui ». — Le second dit que « la
grâce d'union » hypostatique « est plus grande que la grâce
qui rend agréable à Dieu par l'adoption. Or, les miracles ne
sont point une preuve suffisante de la grâce sanctifiante. Car,
ainsi qu'on le voit en saint Matthieu, ch. vu (v. 22), à ceux
qui diront au Christ, au jour du jugement : Seigneur, en voire
nom nous avons fait de nombreux prodiges, il sera répondu : Je
ne vous connais point. Donc, à plus forte raison, les miracles
ne suffiront pas à prouver la grâce d'union » hypostatique.
« Si donc les hommes n'étaient pas tenus de croire au Christ
sans miracles, ils n'eussent pas été tenus non plus de croire
au Christ, même alors qu'il a fait des miracles, quand 11 disait
qu'il était Dieu; ce qui est manifestement faux ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « nul n'est
tenu à ce qui est au-dessus de ses forces, si ce n'est de la ma-
nière oii la chose est possible pour lui. Or, croire » d'un acte
de foi qui soit un commencement de vie surnaturelle, « est
au-dessus de la puissance naturelle de l'homme : ce qui fait
qu'il provient d'un don de Dieu, selon cette parole de l'Apô-
tre aux Éphésiens, ch. xi (v, 8) : C'est par grâce f/ue vous
ave: été sauvés, par la foi; et cela ne vient pas de vous; ccw c'est
un don de Dieu. Et, dans l'Épître aux Philippiens, ch. i (v. 29), il
dit : // vous a été donné non pas seulement de croire en Lui, mais
de souffrir pour Lui. L'homme est donc tenu de croire selon
qu'il est aidé par Dieu à croire 0; c'est-à-dire qu'il est tenu de
correspondre à lagiâce de Dieu, ou plutôt à ne pas lui résis-
ter. « Or, l'homme est aidé, par Dieu, à croire, d'une triple
manière. — D'abord, par la vocation intérieure, dont il est
dit, en saint Jean, ch. vi (v. 45) : Quiconque eidend de mon
Père et se montre docile vient à moi; et, aux Romains, ch. vin
(v. 3o) : Ceux qu'il a prédestinés, Il les a appelés. — Seconde-
3^6 SOMME THÉOLOGIQUE.
ment, par la doctrine et la prédication extérieure, selon cette
parole de l'Apôtre aux Romains, ch. x (v. 17) : La foi est par
l'ouïe; et l'ouïe suppose la parole du Christ. — Troisièmement,
par les miracles extérieurs; ce qui fait dire à saint Paul dans
la première Epître aux Corinthiens , ch. xiv, que les signes ou
les prodiges sont donnés aux infidèles, afin que par eux ils
soient provoqués à la foi. — Or, si le Christ n'avait point fait
de miracles visibles, il restait encore les deux autres modes
d'attirer à la foi, auxquels les hommes eussent été tenus d'ac-
quiescer. Les hommes étaient tenus, en effet, de croire au té-
moignage de la loi et des prophètes. Ils étaient tenus aussi de
ne pas résister à l'appel intérieur; comme Isàïe dit de lui-
même, ch. L (v. 5) : Le Seigneur m'a ouvert l'oreille, et moi je
n'ai pas résisté, je ne me suis pas retiré en arrière, selon qu'il
est dit de certains dans le livre des Actes, ch. vu (v. 5i) :
Pour vous, toujours vous résiste: à l'Esprit-Saint ».
Vad primum fait observer que « parmi ces œuvres que le
Christ a accomplies au milieu des hommes et en eux, il faut
comprendre aussi la vocation intérieure par laquelle II attire
certains sujets, comme saint Grégoire dit, en l'une de ses ho-
mélies, que le Christ attira par sa miséricorde intérieurement
Magdeleine, qu'il reçut aussi par sa clémence au dehors. De
même, il faut compter encore sa doctrine, puisque Lui-même
dit : Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé, ils
n'auraient pas de péché ».
L'ad secundum dit que d le Christ pouvait montrer qu'il
était le législateur, non seulement en faisant des miracles visi-
bles, mais aussi par l'autorité de l'Écriture, et par l'instinct
ou le mouvement intérieur n.
L'ad tertium, qui répond au premier argument sed contra,
déclare que « l'instinct intérieur », ou l'atlrait de la grâce sol-
licitant le cœur, « par lequel le Christ pouvait se manifester
sans les miracles extérieurs, appartient à la vertu de la Vérité
première qui, intérieurement, éclaire et enseigne l'homme ».
— Retenons soigneusement cette déclaration formelle de
saint Thomas, qui, jointe à l'ensemble de l'article que nous
traduisons, projette une lumière si vive et si consolante sur la
Q. XLIII, — DES MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST. 347
question du salut des païens et de l'éveil du sens moral en
tout homme quel qu'il soit et oii qu'il se trouve, comme nous
l'avons expliqué si souvent au cours de notre Commentaire,
et comme l'enseigne saint Thomas dans la Prinia-Seciindae,
q. 89, art. 6.
Uad quartam, qui répond au second argument sed contra,
explique que a les miracles visibles se font par la vertu di-
vine pour confirmer la vertu de foi » et assurer son acte :
« aussi bien est-il dit, en saint Marc, chapitre dernier (v. 20),
au sujet des Apôtres, quils prêchèrent partout, le Seigneur
coopérant et confirmant leurs discours par les signes qui les ac-
compagnaient. Mais les miracles ne se font pas toujours pour
démontrer la grâce de celui qui les fait. 11 suit de là qu'il peut
arriver que quelqu'un qui n'a pas la grâce qui rend agréable
à Dieu fasse des miracles. Mais il ne peut pas arriver que quel-
qu'un annonçant une doctrine fausse accomplisse de vrais mi-
racles qui ne peuvent être faits que par la vertu divine. Dans
ce cas, en effet. Dieu serait le témoin de la fausseté; ce qui est
impossible. Lors donc que le Christ se disait Fils de Dieu et
égal à Dieu, les miracles qu'il faisait prouvaient celte doctrine.
Et c'est pourquoi il était montré, par les miracles qu'il faisait,
que le Christ était Dieu. Quant à Pierre », ou à tout autre dis-
ciple du Christ, » bien qu'il fît les mêmes miracles ou des mi-
racles encore plus grands, cela ne prouvait pas qu'il fût Dieu;
mais ces miracles aussi prouvaient que le Christ était Dieu,
parce que Pierre » ou tout autre disciple faisant des miracles,
ne prêchaient point que lui-même fût Dieu, mais que Jésus-
Christ est Dieu.
Après avoir vu ce qu'il en était des miracles du Christ en
général, nous devons maintenant considérer ces miracles
dans le détail de leurs espèces. — C'est l'objet de la question
suivante.
QUESTION XLIV
DE CHAQUE ESPÈCE DES MIRACLES DU CHRIST
Cette question comprend quatre articles :
1° Des miracles que le Christ a faits sur les substances spirituelles.
2" Des miracles qu'il a faits sur les corps céleste?.
3" Des iniracles qu'il a faits sur les hommes.
A° Des miracles qu'il a faits sur les créatures dénuées de raison.
Il est aisé de voir que ces quatre articles épuisent le sujet
qu'il s'agissait de traiter. Ils comprennent, en effet, toutes les
catégories possibles de miracles, puisqu'ils passent en revue
toutes les catégories d'êtres créés qui peuvent être^soumis |à
l'action miraculeuse de la vertu divine : êtres purement spiri-
tuels; êtres spirituels et corporels; êtres purement corporels.
Quant aux corps célestes introduits entre les êtres purement spi-
rituels et l'homme, nous verrons que cette place leur est assignée
en raison de la conception du monde physique qui était celle
des anciens. — Venons tout de suite à l'article premier.
Article Premier.
Si les miracles que le Christ a faits sur les substances
spirituelles ont été à propos ?
Quatre objections veulent prouver que v les miracles faits
par le Christ sur les substances spirituelles n'ont pas été à
propos ». — La première déclare (|ue <■<■ parmi les substances
spirituelles, les saints anges l'emportent sur les démons ; car,
ainsi que le dit saint Augustin, au livre III de la Trinité (ch. iv),
l esprit, de vie raisonnable déserteur et pécheur est régi par l'esprit
Q. XLIV. — DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 3^9
de vie raisonnable juste et pieux. Or, nous ne lisons pas que le
Christ ait fait des miracles portant sur les anges bons. Donc II
n'aurait pas dû en faire non plus qui portassent sur les
démons », — La seconde objection rappelle que « les miracles
du Christ étaient ordonnés à manifester sa divinité. Or, la di-
vinité du Christ ne devait pas être manifestée aux démons;
sans quoi le mystère de la Passion en eût été empêché, comme
il est dit dans la première Épîlre aux Corinthiens, ch. ii (v. 8) :
S'ils l'eussent connu, ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de la
gloire. Donc II n'aurait pas dû faire des miracles portant sur
les démons ». — La troisième objection fait remarquer que
« les miracles du Christ étaient ordonnés à la gloire de Dieu;
aussi bien est-il dit, en saint Matthieu, ch. ix (v. 8), qn à celle
vue, du paralytique guéii par le Christ, les foules Jurent sai-
sies de crainte et glorifièrent Dieu qui donne une telle puissance
aux hommes. Or, il n'appartient pas aux démons de glorifier
Dieu; car la louange n'est point belle dans la bouche du pécheur,
comme il est dit au livre de ï Ecclésiastique, ch. xv (v. 9). Et voilà
pourquoi, comme il est dit en saint Marc, ch, i (v. 34), et en
saint Luc, ch. iv (v. 4i), // ne permettait pas aux démons de
dire ce qui avait trait à sa gloire. Donc il semble qu'il n'était
pas à propos que le Christ fît des miracles portant sur les dé-
mons ». — La quatrième objection en appelle à ce que « les
miracles faits par le Christ étaient ordonnés au salut des hom-
mes. Or, il y eut des démons qui furent chassés des hommes
avec un dommage pour ces derniers : parfois, un dommage
corporel, comme ce qui est dit en saint Marc, ch. ix (v. 2/4,
25), que le démon, sur l'ordre du Christ, en criant et en tourmen-
tant le sujet ou il était, sortit de lui, au point que celui-ci devint
comme mort et que beaucoup disaient : il est mort ; parfois aussi
avec un dommage de leurs biens, comme il arriva quand les
démons, à leur demande, furent envoyés par Lui dans des porcs
qu'ils précipitèrent dans la mer; ce qui fit que les habitants de
ce pays le prièrent de s'en aller loin de leurs frontières , ainsi que
nous le lisons en saint Matthieu, ch. viii (v. 3i etsuiv.). Donc
il semble que c'est mal à propos que ces miracles ont été faits
par le Christ ».
35o SOMME THéOLOGiQUR.
L'argument sed contra oppose que « la chose avait été pré-
dite dans Zacharie, ch. xiii (v. 2), où nous lisons : fenlèoerai
Cesprit impur de la terre » .
Au corps de l'article, saint Thonnas nous avertit de nouveau
que (( les miracles faits par le Clirist étaient des arguments de
la foi que Lui-même prêchait. Or, il devait arriver que par la
vertu de sa divinité II exclurait la puissance des démons des
hommes qui croiraient en Lui ; selon cette parole marquée en
saint Jean. cli. xii (v. 3i) : Maintenant, le Prince de ce monde
est Jeté dehors. Il convenait donc que parmi d'autres miracles.
Il délivrât aussi les hommes qui étaient sous l'obsession des
démons ».
Uad primiim résout excellemment la diflRculté qu'avait sou-
levée l'objection. « De même que les hommes devaient être
délivrés par le Christ de la puissance des démons, ils devaient
aussi par Lui être rendus compagnons des anges, selon cette
parole de l'Épître aux Colossiens, ch. i (v. 20) : Pacifiant par le
sang de sa Croix ce gai est dans le ciel et ce gui est sur la terre.
De là vient qu'à l'endroit des anges il n'était pas à propos que
fussent montrés aux hommes d'autres miracles, sinon que les
anges apparussent aux hommes ; ce qui eut lieu lors de la nais-
sance du Christ, et à sa résurrection, et à son ascension ».
Uad secundum fournit un beau modèle d'explication scriptu-
raire à l'aide des Pères de l'Église et des Docteurs. Saint Tho-
mas nous va faire entendre, dans cette seule réponse, saint
Augustin, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome (ou plutôt
Victor d'Antioche), et le vénérable Bède. — « Saint Augustin,
au livre IX de la Cité de Dieu (ch. xxi), dit que le Christ Jut
connu des démons autcmt gu'Il le voulut ; et II le voulut autant gu'il
le fallait. Mais II Jut connu d'eux non point, comme pour les anges
saints, par ce gull est la vie éternelle ; Il le Jut par cerlcdns ejfets
temporels de sa vertu. El, d'abord, voyant le Christ avoir faim
après son jeûne, ils estimèrent qu'il n'était pas le Fils de Dieu.
Et voilà pourquoi, sur ce mot relaté en saint Luc, ch. iv (v. 3) :
Si tu es le Fils de Dieu, etc., saint Ambroise dit : Que signijie ce
début de discours, sinon gue le démon savait gue le Fils de Dieu
devait venir, mais gu'Il ne pensa point ga'Il vînt par Vinfirmité
Q. XtlV. — DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 35 I
du corps? Toutefois, dans la suite, ayant vu les miracles, il en
augura, par mode de conjecture, qu'il était le Fils de Dieu.
Aussi bien, sur celte parole relatée en saint Marc, ch. i (v. 24),
Je sais que vous êtes le Saint de Dieu, saint Jean Chrysostome
(Victor d'Antioche) dit qu'il n'avait pas une connaissance cer-
taine et ferme de VavènemenJi de Dieu. II savait cependant que
Jésus était le Christ promis dans la Loi: et de là vient qu'il est
dit, en saint Luc, ch. iv (v. /ji) : Car ils savaient qu'il était le
Christ. Que s'ils confessaient qu'il était le Fils de Dieu, c'était par
voie de soupçon plutôt que par voie de certitude. A cause de
cela, Bède dit, sur saint Luc (ch. iv, v. 4i) : Les démons con-
Jessent le Fils de Dieu; et, comme il est dit dans la suite, ils sa-
vaient qu'il était le Christ. Lorsque, en "^ffet, le démon voyait le
Christ fatigué par le jeune, il comprit qu'il était un homme vérita-
ble; mais, parce que dans la tentation il ne put en triompher, il se
demandait, dans le doute, s'il n'était pas le Fils de Dieu. Ensuite,
par la puissance des miracles, ou il comprit ou plutôt il soupçonna
qu'Hélait le Fils de Dieu. Ce n'est donc pas pour cela qu'il per-
suada aux Juijs de le crucifier, parce qu'il ne pensa point qu'Ilfùt
le Christ ou le Fils de Dieu : mais parce qu'il ne prévit pas que par
sa mort il serait condamné. De ce mystère, en effet, caché depuis
les siècles, l' Apôtre dit que pas un des princes de ce monde ne l'a
connu; car, s'ils l'eussent connu. Ils n'auraient Jamais crucifié le
Seigneur de la gloire ». — Ainsi donc, répondant à l'objection,
nous disons que le Christ a pu manifester d'une certaine ma-
nière sa divinité aux démons : non comme II la manifesta aux
bons anges, par une mise en contact directe de leur esprit avec
cette divinté, ou même comme il la manifesta aux justes par
l'attrait surnaturel de la vertu de foi; mais par des signes exté-
rieurs qui permettaient aux démons de conclure, bien qu'avec
certaines hésitations d'abord, à cause des apparences contrai-
res, qu'il était vraiment le Fils de Dieu. Et cette connaissance
qu'ils purent avoir de sa divinité ne les empêcha point de tra-
mer sa mort sur la croix, parce qu'ils n'eurent point la con-
naissance du mystère selon lequel Dieu avait résolu de ruiner,
par cette mort de son Fils sur la croix, l'empire du démon.
L'ad tertium répond que « les miracles relatifs à l'expulsion
352 SOMME THEOLOGIQtJË.
des démons ne furent point faits par le Christ en vue de l'uti-
lité des démons, mais pour l'utilité des hommes, afin que ceux-
ci fussent amenés à le glorifier. Et c'est pourquoi le Christ em-
pêchait les démons de dire ce qui avait trait à sa louange. Il
faisait cela, d'abord, pour notre exemple. Car, ainsi que le note
saint Alhanase, // arrêtait le discours du démon, bien qu'il dit
vrai, afin de nous habituer à ne faire aucun cas de tels propos,
même s^ils semblent dire vrai. Il n'est point permis, en effet, alors
que nous avons l'Écriture-Sainte, de recourir au démon pour nous
instruire. C'est, d'ailleurs, chose dangereuse ; parce que fréquem-
ment les démons mêlent des mensonges à la vérité » ; comme
on peut le voir, de nos jours, dans les milieux du spiritisme
ou de la théosophie : à côté de points de doctrine qui semblent
s'inspirer de l'enseignement catholique, on trouve les erreurs
les plus grossières, en opposition formelle avec les données de
notre foi. « On peut dire aussi, avec saint Jean Chrysostome
(ou plutôt saint Cyrille d'Alexandrie), qull ne fallait pas que les
démons s'arrogent la gloire de l'office apostolique. I\i il ne con-
venait que le mystère du Christ fût publié par une langue fétide ;
car la louange n'est point belle dans la bouche du pécheur. Il y
avait aussi, comme le note le vénérable Bède (ou plutôt Théo-
phylacte) que le Christ ne voulait point que ces paroles excitent
l'envie des Juifs. Au point que même les Apôtres reçoivent l'or-
dre de se taire à son sujet : il ne fallait pas que la manifestation
de la majesté divine empêche ou retarde le mystère de la Passion »;
et cette remarque est du vénérable Bède, commentant le v. l^i
du chapitre iv de saint Luc.
L'ad quartum fournit une autre belle explication, confirmée
par de précieux textes patristiques, de celte autre difificulté,
très délicate, que soulevait l'objection quatrième, au sujet des
dommages causés par le démon aux hommes d'où le Christ le
chassait. Saint Thomas déclare que « le Christ venait spécia-
lement enseigner et faire des miracles pour l'utilité des hom-
mes, principalement quant au salut de l'âme. Et c'est pour-
quoi Il permit, aux démons qu'il chassait, de causer aux
hommes quelque dommage, soit dans leurs corps, soit dans
leurs biens, en vue du salut de l'âme humaine, c'est-à-dire
Q. XLIV. — DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 353
pour l'instiuclion des hommes. Aussi bien saint Jean Chry-
soslome dit, sur saint Matthieu (hom. XXVHI), que le Christ
permit aux démons cValler dans les porcs, non comme s'il se ren-
dait à leur demande, mais, d'abord, pour Jaire conncdtre la gran-
deur du dommage que les dénions ourdissent contre hs hommes;
secondement , pour que tous sachent que même à l'endroit des
porcs les démons n'osent rien entreprendre qu'il ne le permette:
troisièmement, pour montrer qu'ils auraient Jait aux hommes plus
de mal encore qu'ils n'en firent à ces porcs, si les hommes n'étaient
gardés et soutenus par la Providence divine. — Et, pour les
mêmes raisons aussi II permit que l'iiomme qu'il délivrait des
démons fût plus tourmenté sur l'heure, s'empressant d'ail-
leurs de le délivrer tout de suite. Par là est montré encore,
comme le dit le vénérable Bède {sur S. Marc, ch. ix, v. 26),
que souvent, alors qu'après les péchés nous nous efforçons de
retourner à Dieu, nous sommes assaillis de nouvelles et plus gran-
des embûches de la part de l'cmtique ennemi. Ce qu'il Jait, ou bien
pour inspirer la haine de la vertu, ou bien pour venger l'injure de
son départ. Pareillement, l'homme guéri devint comme mort,
parce que, suivant saint Jérôme, il est dit à ceux qui sont gué-
ris : vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en
Dieu » (aux Colossiens, ch. m, v. 3).
Une des fins principales de la venue du Christ était de rui-
ner l'empire de Satan et de le chasser de ceux qui croiraient
en Lui. Cette œuvre de salut serait le fruit de sa mission par
sa vertu divine. Il était souverainement à propos qu'il con-
firmât son enseignement là-dessus et l'annonce qu'il faisait de
sa victoire future, par une action miraculeuse immédiate
contraignant déjà les démons à sorlir du corps des hommes
qu'ils possédaient. De là ces guérisons de possédés que l'Évan-
gile signale en si grand nombre. C'était le seul mode dont il
convenait que le Christ manifestât son action miraculeuse sur
le monde des esprits. Car, pour les bons anges dont II venait
renouveler le commerce intime avec les hommes soustraits à
l'empire de Satan, il suffisait qu'à l'occasion de sa venue ou de
son triomphe, ils apparussent aux hommes en vue de les con-
XVI. — La Rédemption. a3
3o/| SOMME THÉOLOGIQUÈ.
firmer dans leur foi au Christ. — A côté des miracles, si
nombreux, accomplis sur les esprits mauvais pour les chasser
des hommes qu'ils lyiannisaient, nous trouvons mentionnés,
dans l'Evangile, d'autres miracles (jui portèrent sur les corps
célestes, notamment sur le soleil et la lune qui sont pour nous
ce qu'il y a de principal ou de plus digne d'attention parmi
ces corps célestes. Après avoir justifié les miracles opérés sur
les esprits, saint Thomas va s'appliquer à justifier les miracles
opérés sur les corps célestes, très spécialement sur le soleil, au
moment même où le Christ mourait pour nous sur la croix.
— C'est l'objet de l'article qui suit.
Article II.
Si c'est à propos que furent faits par le Christ ses miracles
sur les corps célestes?
Trois objections veulent prouver que « c'est mal à propos
que furent faits par le Christ ses miracles sur les corps céles-
tes ». — La première en appelle à a saint Denys », qui « dit,
au chapitre iv des Noms Divins (de S. Th., leç. 28), qu'il n'est
pas de la divine Providence de détraire la nature mais de la con-
server. Or, les corps célestes, selon leur nature, sont incor-
ruptibles et inaltérables », à se placer dans l'opinion d'Aris-
tote, (( comme il est prouvé au livre I du Ciel et du Monde
(ch. III, n. 4 et suiv.; de S. Th., leç. 6, 7). Donc il ne fut pas
à propos que par le Christ fût fait quelque changement dans
l'ordre des corps célestes ». L'objection garde toute sa force
dans le système moderne; puisque tout l'univers est suspendu
à l'ordre des mouvements qui est celui des corps célestes. — La
seconde objection appuie dans ce même sens du mouvement
des corps célestes. « C'est selon le mouvement des corps célestes
que se trouve distingué et marqué le cours des temps; confor-
mément à ces mots de la Genèse, ch. i (v. i^) : Qu'il y ait des
luminaires au firmament du ciel ; et qu'ils soient comme signes,
pour les temps, les jours et les années. Ainsi donc tout change-
Q. XLIV. — DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 305
ment dans la marche des corps célestes amène un changement
dans la distinction et l'ordre des temps. Or, nous ne lisons pas
que la chose ait été perçue par les astronomes qui contemplent
les astres et supputent les mois, comme il est dit dans Isaïe,
ch. xLvii (v. i3). Donc il semble qu'il n'ait pas été fait par le
Christ de mutation dans le cours ou la marche des corps
célestes ». — La troisième objection dit qu'« il convenait
davantage au Christ de faire des miracles de son vivant et
quand II enseignait plutôt qu'au moment de sa mort : soit
parce que, comme il est dit dans la seconde Epître aux Corin-
thiens, chapitre dernier (v, f{),Il a été crucifié en raison de l in-
firmité » de la chair « mais II vit par la vertu de Dieu » qui était
en Lui et « selon laquelle II faisait les miracles; soit aussi
parce que ses miracles étaient destinés à confîirmer son en-
seignement. Qi', nous ne lisons pas que le Christ, durant sa
vie, ait accompli quelque miracle à l'endroit des corps céles-
tes. Bien plus, aux Pharisiens qui lui demandaient un signe du
ciel, Il refusa de leur en donner, comme on le voit en saint Mat-
thieu, ch. XI (v, 38, 39) et xvi (v. 1-/4). Donc il semble que
dans la mort non plus II n'aurait pas dû faire quelque miracle
portant sur les corps célestes ».
L'argument sed contra apporte le fait de l'Evangile, selon
qu' « il est dit en saint Luc, ch. xxiii (v. /i4, ^5) : Des ténèbres
se produisirent sur toute la terre jusqu'à Vheure de none ; et le
soleil perdit sa lumière ».
Au corps de l'article, saint Thomas formule de nouveau la règle
d'or qui fixe pour nous le caractère essentiellement apolo-
gétique des miracles du Christ. « Comme il a été dit plus haut
(q. 43, art. 4), les miracles du Christ devaient être tels qu'ils
fussent suffisants à démontrer qu'il était Dieu. Or, ajoute le
saint Docteur, ceci n'est point montré avec la même évidence
par la transmutation des corps inférieurs, que les autres causes
peuvent aussi mouvoir, comme par la transmutation du cours
ou de la marche des corps célestes dont l'ordre a été im-
muablement établi par Dieu. Et c'est ce que dit saint Denys
dans sa lettre à Polycarpe : Il faut connaître quant modification
dans l'ordre et le mouvement des corps célestes ne peut se pro-
3ÔG SOMME THÉOLOGIQUE.
diiire autrement que si intervient à cet ejjet la Cause qui a tout
produit et qui meut tout par sa Parole. Et voilà pourquoi il futà
propos que le Christ fît des miracles même à l'endroit des corps
célestes ». — La raison que vient de nous donner saint Tho-
mas dans ce corps d'article, revêt aujourd'liui une force et un
état incomparables à la lumière des découvertes de la science.
Quel est, en effet, l'astronome qui pourrait douter un instant
que la marche ou le cours et le rythme des corps célestes,
étant ce que la science nous les dit être, ne soient soumis de
la Taçon la plus absolue et la plus exclusive, à l'unique action
souveraine du Maître de l'univers.
Vad primum va expliquer que si les mouvements des corps
célestes ne peuvent être modifiés que par l'action directe de
Dieu, aucune raison valable ne saurait être apportée pour
empêcher de conclure que Dieu par son action souveraine
peut modifier ces mouvements comme II l'entend. C'est qu'en
effet, (( de même qu'il est naturel aux corps inférieurs d'être
mus par les corps célestes qui sont supérieurs, selon l'ordre
de la nature; pareillement aussi il est naturel à toute créature
d'être mue par Dieu et changée au gré de sa volonté. De là
vient que saint Augustin dit, aulivreXXVI contre Fauste (oh. m),
et on le trouve dans la glose de l'Épître aux Romains, ch. xi,
sur cette parole (v. 2/i) : Contre la nature ta as été enté, etc. :
Dieu, qui a créé et constitué toutes les natures ne fait rien
contre la nature; parce que tout ce que Dieu fait en un être
quelconque est naturel à cet être » : en ce sens qu'il est na-
turel à tout être de recevoir en lui l'effet qu'il peut plaire à
Dieu d'y produire, comme il est naturel aux êtres inférieurs
de recevoir en eux l'effet qu'y peut produire un être supérieur
auquel ils sont soumis selon l'ordre de la nature. « Il suit de
là, conclut saint Thomas, que la nature des corps célestes n'est
pas corrompue ou détruite quand leur marche ou leur cours
est changé par Dieu; chose qui arriverait si le changement
était dû à une autre cause quelconque ».
Vad secundam apporte diverses explications dues à saint
Jérôme, à Origène et à saint Denys. Toutes ont pour but de
montrer que u le miracle fait par le Christ » sur la Croix, lors-
Q. XLIV. — DE CHAQUE ESPÈCE DES MIRACLES DU CHRIST. 357
que se produisirent les ténèbres et l'obscurcissement du soleil
dont parle l'Évangile, « n'amena point une perturbation dans
l'ordre des temps »>, que règle, en effet, le mouvement des
corps célestes, notamment du soleil et de la lune. — « Car, se-
lon quelques-uns, ces ténèbres ou cet obscurcissement du soleil
que l'on vit à la Passion du Christ s'explique par ceci que le
soleil retint ses rayons sans qu'aucun changement fût produit
dans le mouvement des corps célestes qui distingue et mesure
les temps. C'est ainsi que saint Jérôme dit, sur saint Matthieu
(ch. XXVII, V. 40) : Le grand luminaire semble avoir retiré ses
rayons, soit pour ne pas voir le Seigneur pendu à la Croix, soit
pour priver de sa lumière les impies qui le blasphémaient. Ce re-
trait des rayons du soleil ne doit pas s'entendre en ce sens que
le soleil aurait en son pouvoir de retenir ou d'émettre ses
rayons; car ce n'est point par choix mais par nature qu'il les
émet, comme le marque saint Denys au livre IV des Noms
Divins (de S. Th., leç. i). iVIais le soleil est dit retirer ses rayons
en ce sens que par la vertu divine ses rayons furent empêchés
d'arriver jusqu'à la terre. — Origène dit que cela arriva par
une interposition de nuages. On peut entendre, dit-il, sur saint
Matthieu {Ir.WW), que certains nuages très obscurs, nombreux
et épais, se rassemblèrent sur Jérusalem et la terre de Judée: et
c''est ainsi que se produisirent de projondes ténèbres depuis la
sixième heure jusquà Cheure de none. J'estime donc que, comme
les autres signes qui se produisirent au cours de la Passion, tels
le voile du temple déchiré ou la terre qui trembla, n eurent lieu
quà Jérusalem, pareillement aussi celui dont il s'agit ; à moins que
quelqu'un ne veuille rétendre à la terre de la Judée, en raison de
ce quil est dit que les ténèbres se produisirent sur toute la terre;
ce qui s'entend de la terre de la Judée, comhie au livre JII des
Rois (ch. xviii, V. lo), Abdias dit à Élie : Vive ton Dieu! s'il est
une nation ou un royaume vers lequel mon Seigneur n'ait envoyé
pour te chercher ; montrant qu'on l'avait cherché dans les nations
qui sont autour de la Judée ».
Telle est l'explication de saint Jérôme et d'Origène. « Mais »,
poursuit saint Thomas, « sur le point qui nous occupe, il faut
plutôt croire saint Denys, qui, témoin oculaire, vit arriver la
358 SOMME THÉOLOGIQUE.
chose par rinterposilion de la lune entre nous et le soleil. Il
dit, en effet, dans la lettre à Polycarpe : Nous voyions, contrai-
rement à tout ce quon aurait pu penser, la lune passant sur le so-
leil, savoir en Egypte où ils étaient alors, comme il est dit au
même endroit ». — Dans cette lettre à Polycarpe, que vient
de citer saint Thomas, l'auteur de la letlre parle d'un certain
Apollophane, autrefois son ami, qui ne l'a pas suivi dans sa
conversion, et qui, au contraire, lui reproche de dénaturer les
écrits des païens quand il argumente contre eux. L'auteur de la
lettre rétorque cet argument; et dit que ce sont bien plutôt
les païens qui usent contre Dieu des dons divins, alors que non
seulement la multitude, mais les philosophes et, parmi eux,
Apollophane lui-même, ne veulent pas reconnaître, malgré le
témoignage des Ecritures, ou malgié les témoignages de leurs
sens, qu'il est des changements qui se sont produits dans la
marche ou le cours des astres, sur la seule intervention du
Souverain Maître de toutes choses. Et, là-dessiis, l'auteur de la
lettre insiste, pour ce qui est d'ApoUophane, invitant Poly-
carpe à lui demander ce qu'il pense de « cette éclipse du so-
leil qui se produisit au moment oîi le Christ était sur la croix.
Alors, en efï'et, ajoute-t-il, nous trouvant, tous deux, près d'Hé-
liopolis, nous voyions, par un phénomène étrange, la lune se
rencontrer avec le soleil, et pourtant ce n'était pas le temps de
la rencontre, et la lune, de l'heure de none à l'heure de vêpres,
revenir surnaturellement à l'extrémité opposée, en face du
soleil. Bien plus, tu pourras lui rappeler encore ce détail.
Il sait, en effet, comment nous avons vu cette arrivée de la
lune avoir commencé à l'orient et être parvenue jusqu'à l'ex-
trémité du soleil, et ensuite être repartie ; mais la venue et le
départ n'eurent pas lieu du même côté : ce fut en sens in-
verse ».
Saint Thomas fait remarquer que « dans ce passage, saint
Denys » ou l'auteur de la letlre » signale quatre miracles. —
Le premier est que l'éclipsé naturelle du soleil par l'interposi-
tion de la lune n'arrive jamais si ce n'est au temps de la con-
jonction du soleil et de la lune. Or, au moment du fait dont
il s'agit, la lune était à l'opposé du soleil, étant à son quinzième
Q. XLIV. — DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. SÔg
jour; c'était, en effet, la Pâque des Juifs. Et c'est ce qu'il dit,
que ce n'était pas le temps de la conjonction. — Le second mi-
racle est que la lune ayant été vue vers l'heure de midi ensem-
ble avec le soleil au milieu du ciel, à l'heure des vêpres elle
apparut à sa place, c'est-à-dire à l'orient, à l'opposé du soleil.
Et c'est ce qu'il dit : Nous la vîmes (la lune), de l'heure de none,
où elle s'éloigna du soleil, faisant cesser les ténèbres. Jusqu'à
l'heure de vêpres, revenue sur naturellement au diamètre du soleil,
c'est-à-dire à la place où elle se trouvait diamétralement oppo-
sée au soleil. Par où l'on voit que le cours ordinaire des temps
ne fut point troublé, parce que la vertu divine fît que la lune
s'approcha du soleil surnaturellement en dehors du temps
normal, et que repartant d'auprès du soleil, elle se retrouva à
sa place normale au temps voulu. — Le troisième miracle est
que naturellement l'éclipsé du soleil commence toujours à la
partie occidentale pour parvenir à la partie orientale; et cela,
parce que la lune, selon le mouvement qui lui est propre qui
fait qu'elle se meut d'occident en orient, est plus rapide que le
soleil dans son propre mouvement; à cause de cela, la lune,
venant de l'occident, atteint le soleil et le passe, allant vers
l'orient. Ce jour-là, au contraire, la lune avait déjà passé le so-
leil et en était distante de toute la moitié du cercle, se trou-
vant à l'opposé. Il fallut donc qu'elle revienne à l'orient vers
le soleil et qu'elle l'atteigne d'abord à la partie orientale, s'avan-
çant vers l'occident. Et c'est là ce qu'il dit : Nous vîmes l'éclipsé
elle-même qui commença du côté de l'orient et vint Jusqu'à l'extré-
mité du soleil, car elle l'éclipsa tout entier; puis elle revint en
arrière.' — Le quatrième miracle fut que dans l'éclipsé natu-
relle, le soleil commence à réapparaître du côlé où il avait été
d'abord obscurci. C'est qu'en effet la lune, se plaçant sur le
soleil, par son mouvement naturel passe le soleil, allant vers
l'orient, en sorte que la partie occidentale du soleil qu'elle
avait occupée d'abord est la première aussi qu'elle laisse. Ce
jour-là, au contraire, la lune, revenant miraculeusement de
l'orient vers l'occident, ne passa point le soleil de façon à être
plus à l'occident que lui; mais, après qu'elle eût atteint l'ex-
trémité du soleil, elle revint vers l'orient; et, ainsi, la partie
360 SOMME THÉOLOGIQUE.
du soleil qu'elle occupa en dernier lieu, fut aussi la première
qu'elle abandonna », pour retourner en arrière : <( de telle
sorte que l'éclipsé commença du côlé oriental et ce fut du côté
occidental que la clarlé commença à réapparaître. Et c'est ce
qu'il dit : .\ous vîmes encore que ce ne Jut pas du même coté du
soleil que se produisit la disparition et le retour de la lumière,
mais, au contraire, au diamètre opposé »,
Après avoir soigneusement noté les diverses particularités de
l'éclipsé relatée dans la lettre dont il s'agit, saint Thomas
ajoute : « Nous trouvons signalé un cinquième miracle par
saint Jean Ghrysostome » dans son homélie LXXXVIII « sur
saint Matthieu; où il dit que les ténèbres durèrent, ce Jour-là,
trois heures, alors que r éclipse » oïdinaire d du soleil passe en an
moment; elle n'a pas, en effet, de durée » ou d'arrêt, « comme
le savent ceux qui la considèrent. Par où il est donné à entendre
que » dans l'éclipsé dont il s'agit, « la lune s'arrêta sur le soleil ;
à moins qu'on ne veuille dire que le temps des ténèbres se
compte depuis le moment où le soleil commença à s'obscurcir,
jusqu'au moment où il réapparut totalement » ; mais ceci n'est
point probable, parce qu'il semble bien que d'après le récit
évangélique, il faut entendre les trois heures de ténèbres au
sens de ténèbres épaisses.
« Il est vrai que contre ce récit de l'Évangile, comme le dit
Origène sur saint Mcdlhieu (tr. XXXV), les enfants de ce siècle
disent : Comment se fait-il qu" un prodige aussi extraordinaire nait
été signcdé par aucun écrivain, soit grec, soit barbare? Et il ré-
pond qu'un certain Phlégon, dans ses chroniques a écrit que le
fcdt s'est produit sous le règne de Tibère, mais sans spécifier qu'il
se soit produit au temps de la pleine lune. Ce silence total ou par-
tiel peut s'expliquer, ajoute saint Thomas, par ceci, qu'à l'épo-
que dont il s'agit les astronomes qui se trouvaient épars dans
les divers pays, ne songeaient pas à observer à ce moment-là
une éclipse, étant donné que ce n'était point le temps où elles
se produisent; mais ils purent croire que cette obscurité pro-
venait de quelque trouble dans l'atmosphère. En Egypte, au
contraire, où les nuages apparaissent rarement à cause de la
pureté de l'air, saint Denys et son compagnon furent davantage
Q. XLIV. — DE CHAQUE ESPÈCE DES MIRACLES DU CHRIST. 36 I
excités à observer ce qui nous a été rapporté au sujet de celle
obscurité » extraordinaire dont ils étaient les témoins.
L'analyse si attentive que nous a donnée saint Thomas de ce
récit de l'éclipsé dans la lettre à Polycarpe qu'on trouve parmi
les œuvres portant le nom de saint Denys l'Aréopagite ne laisse
pas qne de ramener l'attention sur le problème de l'authenti-
cité de ces écrits. Comment concevoir, en effet, qu'un auteur
aussi génial et aussi saint que celui de ces écrits, ait eu la
pensée d'un tel récita supposer qu'il s'agisse d'un auteur ayant
vécu quelque quatre ou cinq siècles après la Passion du Christ.
La question se pose. Elle paraîtra difficile à résoudre.
Vad terliam explique pourquoi ce fut au moment de la
Passion du Christ que se produisit un miracle aussi grand que
celui de l'obscurcissement du soleil, tel surtout qu'il se serait
passé dans l'hypothèse de l'authenticité du récit de l'éclipsé qui
vient d'être rapportée. C'est qu' u il fallait qu'alors surtout fût
montrée la divinité du Christ par des miracles, quand appa-
raissait en Lui au plus haut point l'infirmité ou la faiblesse
en raison de sa nature humaine. De là vient que lors de la
nativité du Chiist une étoile nouvelle se montra dans le ciel;
ce qui amène saint Maxime » de Turin k à dire, dans le ser-
mon sur la Nativité (hom. XllI) : Si lu méprises la crèche, lève
an peu les yeux et regarde l'étoile nouvelle qui annonce au monde
la nativité du Seigneur. — Or, dans la Passion apparut à l'en-
droit de l'humanité du Christ une infirmité ou une faiblesse
plus grande encore. Et c'est pour cela qu'il fallut que de plus
grands miracles fussent montrés portant sur les principaux
luminaires du monde », qui sont le soleil et la lune, d Comme
le dit saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu : c'est là le
signe que le Christ promcltail de donner à ceux qui lui de-
mandaient un signe du ciel, quand II disait : Cette génération
méchante et adultère demande un signe ; et il ne lui sera pas
donné de signe si ce n'est le signe de Jonas le prophète, symbole
du Crucifiement et de la Résurrection. H était, en effet, plus
merveilleux que ces choses se produisent alors qu'il était cru-
cifié, et non pas lorsqu'il était encore menant notre vie sur
celte terre ».
362 SOMME THÉOLOGIQUE.
S'il est un domaine qui appartienne exclusivement à Dieu
et qu'aucun agent créé ne puisse modifier par son action pro-
pre, c'est bien assurément le cours ou la marche des corps cé-
lestes. Il suit de là qu'une modification apportée dans ce cours
ou dans cette marche, notamment s'il s'agit des deux astres
qui règlent notre vie humaine en ce qu'elle a de plus essen-
tiel et de plus apparent, savoir la distinction même du jour et
de la nuit, démontrera de la façon la plus manifeste ou la
plus éclatante l'intervention personnelle de Dieu. D'autre part,
une telle intervention a dû s'imposer très spécialement au
moment oij devait le plus être mise en lumière la divinité du
Christ. Et ce moment fut celui de sa Passion, alors que sa
mort ignominieuse sur la croix semblait le réduire au der-
nier degré de l'anéantissement. De là vient qu'en effet, à ce mo-
ment précis ou durant les trois heures qui précédèrent sa
mort, en plein midi, le soleil perdit sa clarté par un prodige
absolument unique dans l'histoire du monde humain et phy-
sique. Rien n'était plus harmonieux qu'un tel miracle avec
les intérêls de notre foi devant porter sur la divinité du Christ.
— Pourrons-nous en dire autant des miracles opérés par le
Christ, durant sa vie, à l'endroit et au bénéfice des hommes
au milieu desquels II vivait. C'est ce qu'il nous faut mainte-
nant examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article III.
Si le Christ a opéré, à l'endroit des hommes,
les miiracles qu'il fallait?
Quatre objections veulent prouver que d le Christ n'a pas
opéré, à l'endroit des hommes, les miracles qu'il fallait ». —
La première fait remarquer que « dans l'homme, l'âme l'em-
porte sur le corps. Or, le Christ opéra de nombreux miracles
en faveur des corps, tandis que nous ne lisons pas qu'il ait"
opéré un seul miracle pour les âmes : il n'est pas, en effet,
d'incrédule qu'il ait converti à la foi par sa puissance, mais
Q. XLIV. — DE CHAQUE ESPÈCE DES MIRACLES DU CHRIST. 363
seulement par sa parole et en montrant des miracles; nous ne
lisons pas, non plus, qu'il ail rendu sages des ignorants. Donc
il semble qu'il n'a pas opéré, à l'endroit des hommes, les mi-
racles qu'il fallait ». — La seconde objection rappelle que
« comme il a été dit plus haut (q. 43, art. 2), le Christ faisait
les miracles par la vertu divine, dont le propre est d'agir su-
bitement, d'une manière parfaite et sans le secours d'autrui.
Or », même pour les miracles accomplis sur les corps des
hommes, « le Christ n'a point toujours guéri les hommes
dans leur corps subitement. Il est dit, en eflet, dans saint
Marc, ch. viii (v. 22 et suiv.), qu ayant pris la main de l'aveu-
gle, Il le conduisit hors du bourg, et mettant de la salive sur
ses yeux. Il lui imposa les mains, lui demandant s'il voyait quel-
que chose. L'aveugle, regardant, dit : Je vois les hommes comme
des arbres qui marchent. Et Jésus ayant de nouveau placé ses
mains sur les yeux de l'aveugle, celui-ci commenra à voir et il fut
guéri de telle sorte qu'il voyait clairement toutes choses. On voit,
par là, que le Christ ne le guérit pas tout d'un coup, mais
qu'il commença de le guérir d'une manière imparfaite, el par
le moyen de la salive. Donc il semble que ce n'est point
comme il fallait que le Christ a opéré des miracles à l'endroit
des hommes ». Cette objection, très délicate, nous vaudra une
réponse du plus haut intérêt doctrinal. — La troisième objec-
tion dit que « les choses qui ne sont pas liées entre elles n'ont
pas à être enlevées simultanément. Or, la maladie corporelle
n'a pas toujours le péché pour cause; comme on le voit par
cette parole du Seigneur, en saint Jean, ch. ix (v. 2, 3) : \i lui
n'a péché, ni ses parents, pour qu'il soit né aveugle. Il ne fallait
donc pas qu'aux hommes qui demandaient la guérison des
corps II remette les péchés, comme nous lisons qu'il le fit au
sujet du paralytique dont il est parlé en saint Matthieu, ch. ix
(v. 2); alors surtout que la guérison corporelle, par cela
qu'elle est quelque chose de moins que la rémission des pé-
chés, ne semble pas être un argument sulïîsant pour prouver
qu'il pût remettre les péchés», comme cependant nous lisons
que le Christ Lui-même en lire argument. Ici encore nous au-
rons une réponse tort intéressante. — La quatrième objection
364 SOMME THÉOLOGIQUE.
précise à nouveau que « les miracles du Christ ont été faits
pour confirmer sa doctrine et rendre témoignage à sa divinité,
ainsi qu'il a été dit plus haut (43, art. 3) ». Et notons, de nou-
veau, soigneusement, au passage, cette déclaration très nette
de saint Thomas relativement à la fin apologétique des mira-
cles du Christ. « Or, nul ne doit empêcher la fin de son œu-
vre. Il semble donc que, mal à propos, le Christ, à certains
qu'il avait guéris, ordonnait de n'en rien dire à personne;
comme on le voit en saint Matthieu, ch. ix (v. 3o), et en
saint Marc, ch. vin (v. 26); alors surtout qu'il ordonna à d'au-
tres de publier les miracles qui avaient été faits pour eux,
comme nous lisons, en saint Marc, ch. v (v. i^), qu'il dit à
celui qu'il avait délivré des démons : Va dans ta maison, au-
près des tiens, et annonce toutes les grandes choses que le Sei-
gneur a faites pour toi ».
L'argument sed contra oppose simplement qu' a il est dit,
en saint Marc, ch. vu (v. 37) : // a bien fait toutes choses :
Il a fait entendre les sourds et parler les muets ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « les choses
qui sont ordonnées à une fin doivent être proportionnées à
celte fin. Or, le Christ était venu en ce monde et enseignait
dans ce but ou à cette fin qui était de sauver les hommes; se-
lon cette parole marquée en saint Jean, ch. m (v. 17) : Dieu
n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais
pour que le monde soit sauvé par Lui. Il s'ensuit qu'il convenait
que le Christ, en guérissant les hommes, pris en particulier,
d'une façon miraculeuse, montrât qu'il était le Sauveur uni-
versel et spirituel de tous ».
Wad primum, repienant, sous une autre forme, les notions
de fin et de moyen, mentionnées au début du corps de l'arti-
cle, en tire une laison appropriée pour résoudre les deux as-
pects de la difficulté que présentait la première objection.
Celle-ci no comprenait pas que le Christ eût lait des mira-
cles portant sur les corps parmi les hommes et qu'il n'en
eut point fait portant sur les âmes, soit dans l'ordre de
la foi à donner aux incroyants, soit dans l'ordre de la sa-
gesse à communiquer aux igorants. Saint Thomas répond que
Q. KLIV. — DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 365
« les choses ordonnées à la fin se dislingucnt de la fin elle-
même. Or, les miracles fails par le Christ, étaient ordonnés,
comme à leur fin, au salut de la partie laisonnable » dans
l'homme, « qui consiste dans rillumination de » l'esprit par
« la sagesse et dans la justification » qui revêt de grâce et de
charité l'âme et la volonté x des hommes. De ces deux cho-
ses », rillumination de l'esprit par la sagesse et la justification
de la volonté par la charité, « la première présuppose la se-
conde; parce que, comme il est dit au livre de la Sagesse,
ch. I (v. 4), dans l'âme oà règne le mal la sagesse ne fera pas son
entrée, ni elle n'habitera dans un corps esclave des péchés. D'au-
tre part, il ne convenait pas de justifier les hommes, sinon
avec leur consentement; car c'eût été, et contre la raison de
la justice », au sens oij nous en parlons ici, <( qui impli-
que la rectitude de la volonté, et aussi contre la raison de
la nature humaine, qui doit être conduite au bien par le libre
arbitre et non par la coaction ». On remarquera, au passage,
cette belle déclaration de saint Thomas. Il en conclut que « le
Christ a donc par sa vertu divine justifié les hommes intérieu-
rement, mais non » par voie de puissance autoritaire si l'on
peut ainsi dire et « contre leur gié ». Toutefois, u cet elTet »
de la vertu divine est d'un ordre spécial et c< n'appai tient pas
aux miracles; mais à la fin des miracles ». Et, par suite, il n'y
a pas à objecter, contre l'à-propos des miracles du Christ à
l'endroit des hommes, l'absence de miiacles [)ortant sui- la jus-
tification des âmes. — « Pareillement aussi », pour ce qui est
de la sagesse à communiquer aux ignorants, « par sa vertu
divine le Christ infusa la sagesse à ses disciples qui n'avaient
aucune culture; et de là vient qu'il leur dit, en saint Luc,
ch. XXI (v. i5) : Je vous donnerai une bouche et une sagesse, à
laquelle ne pourront résister ou contredire aucun de vos adver-
saires. Toutefois, ceci, non plus, quant à l'illumination inté-
rieure, n'est pas mis au nombre des miracles visibles; mais
seulement quant à l'acte extérieur, pour autant que les hom-
mes voyaient des illettrés et des ignorants parler avec une si
grande sagesse et une si grande constance. De là vient qu'il
est dit, au livre des Actes, ch. iv (v. i3) : Les Juifs, voyant la
366 SOMME THÉOLOGIQtJE.
constance de Pierre et de Jean, et sachant qu'ils étaient des hom-
mes illettrés et sans culture, demeuraient étonnés. — On peut
dire cependant que ces sortes d'elTels spirituels, bien qu'ils se
distinguent des miracles visibles » ont une vertu apologéti-
que, comme les miracles, et « sont des témoignages de la
doctrine et de la verfu du Christ; selon cette parole de l'Epî-
tre aux Hébreux, ch. ii (v. /») : Dieu rendant témoignage par des
signes et des prodiges et des vertus diverses et les distributions
de C Esprit-Saint ».
Après avoir ainsi mis au point la question des miracles à
l'endroit du côté spirituel de l'âme humaine, saint Thomas
ajoute que « cependant, à l'endroit des âmes des hommes, sur-
tout quant à l'immutation des puissances inférieures, le Christ
a fait certains miracles. De là vient que saint Jérôme, sur
cette parole de saint Matthieu, ch. ix (v. 9) : Se levant, il le
suivit, dit : L'éclat lui-même et la majesté de la divinité cachée,
qui reluisait sur son visage humain, pouvait attirer à Lui, dès le
premier aspect, ceux qui le voyaient. Et, sur cette autre parole
de saint Matthieu, ch. xxi (v. 12), // chassait tous les vendeurs
et acheteurs, le même saint Jérôme dit encore : Pour moi, de
tous les miracles que le Seigneur a faits, celui-là me paraît être
le plus merveilleux, quun seul homme, et, à ce moment-là, sans
aucun prestige, ait pu, au seul brandissement du fouet, chasser
une si grande multitude. Il fallait qu'un quelque chose tout de feu
et fulgurant rayonnât de ses yeux et que la majesté de la divinité
éclate sur ses traits. Origène dit aussi, sur saint Jean (hom. XI),
que ce miracle fut plus grand que celui de l'eau changée en vin;
parce que, dans ce dernier miracle, une matière inanimée était
transformée, tandis que, dans l'autre, étaient domptés les esprits
de tant de milliers d'hommes. Et, sur cette parole de saint Jean,
ch. xvni (v. 6), Ils se rejetèrent en arrière et tombèrent sur le
sol, saint Augustin dit (tr. CXIi) : Ln seul mot, sans le secours
d'aucun trait, frappa, repoussa, renversa une tourbe à la haine
féroce et armée terriblement : c'est que Dieu était caché dans la
chair. Il en est de même du fait relaté en saint Luc, ch. iv
(v. 3o), où il est dit que Jésus passant au milieu d'eux » (les
Nazaréens qui l'avaient conduit sur le mont pour le jeter en
Q, XLIV. — DE CHAQUE ESPÈCE DES MIRACLES DU CHRIST. 867
bas) « repartait », sans que personne osât s'y opposer; « ce
qui fait dire à saint Jean Chrysostome (hom. XLVIII, sur
saint Jean), que passer au milieu d'ennemis voulant le perdre
et n'être point saisi par eux montrait féminence de la divinité.
De même, sur ce qui est dit en saint Jean, ch. viii (v. 69),
que Jésus se déroba aux Juijs et sortit du Temple, saint Au-
gustin (ou plutôt ïhéopliylacte) fait cette remarque : // ne se
cacha point dans quelque coin du Temple, comme ayant peur,
ou derrière un mur ou une colonne, comme pour éviter les coups;
mais, se rendant invisible par sa puissance céleste, Il sortit en
passant au milieu d'eux. — De tous ces faits », conclut excel-
lemment saint Thomas, « il ressort en pleine lumière, que le
Christ, quand II le voulut, changea, par sa vertu divine, les
esprits des hommes, non pas seulement en les justifiant et en
leur infusant la sagesse, ce qui appartient à la fin des mira-
cles; mais encore en les attirant extérieurement ou en les ter-
rifiant ou en les stupéfiant, ce qui appartient aux miracles
eux-mêmes ».
Vad secundum répond à la difficulté que soulevait l'objection
en raison du mode spécial de guérison de l'aveugle signalé
en saint Marc. Saint Thomas fait observer que « le Christ était
venu sauver le monde, non sculemeot par la vertu divine,
mais aussi par le mystère de l'Incarnation. C'est pour cela que
fréquemment, dans la guérison des infirmes. Il n'usait pas de
la seule puissance divine, guérissant par mode de comman-
dement, mais aussi apportant quelque chose qui avait trait à
son humanité. De là vient que sur cette parole de saint Luc,
ch. IV (v. 4o), Imposant ses mains à chacun, Il les guérissait tous.
Saint Cyrille dit : Bien que, comme Dieu, Il eut pu, d'un mot,
chasser toutes les maladies, cependant II touche les malades, mon-
trant que sa propre chair est efficace à apporter les remèdes. Et,
sur ces mots de saint Marc, ch. viii (v. 28 et suiv.). Mettant
de la salive sur ses yeux. Il lui imposâtes mains, saint Jean Chry-
sostome (ou plutôt Victor d'Antioche) dit : // met de la salive et
il impose les mains à l'aveugle, voulant montrer que la Parole di-
vine, jointe à l'opération, accomplit les merveilles : la main, en
^fj^i^ rappelle l'opération ; et la salive rappelle la parole qui sort de
368 SOMME thÉolooique.
la bouche. Et, sur cette parole de saint Jean, ch. xi (v. 6), //
fit de la boue avec de la salive, et II plaça celte boue sur les yeux
de l'aveugle: saint Augustin dit (tr. XLIV) : De sa salive II fît de
la boue, parce que le Verbe s'est fait chair; ou aussi pour signi-
fier que Lui-ineine était Celui qui avait formé l'homme du
limon de la terre, comme le dit saint Jean Chrysostome
(hom. LVI) 11. — Après avoir donné ces explications, saint
Thomas ajoute qu' « il faut aussi considérer, au sujet des mi-
racles du Christ, que communément II faisait des œuvres
absolument parfaites ou achevées. Aussi bien, sur cette parole
marquée en saint Jean, ch. ii (v. lo) : Tout homme sert d'abord
le bon vin, saint Jean Chrysostome dit (hom. X}tll) : Les mira-
racles du Christ sont tels qu'ils dépassent de beaucoup en beauté
et en utilité les choses que la nature fait. Et, pareilllement, c'est
instantanément qu'il conférait aux infirmes une santé parfaite.
Aussi bien, sur cette parole de saint Matthieu, ch. vin (v. i5).
Elle se leva et les servent, saint Jérôme dit : La santé que conjère
le Seigneur revient tout entière d'un seul coup. Il en agit toute-
fois autrement pour cet aveugle » dont parlait l'objection, « à
cause de son infidélité, comme le dit saint Jean Chrysostome
(ou plutôt Victor d'Antioche). Ou bien, comme le dit le véné-
rable Bède, celui qu'il pouvcdt guérir tout entier d'un seul coup,
Il le guérit petit à petit, pour montrer la grandeur de l'aveuglement
de l'homme, qui, à grand peine, et comme par degrés, revient à
la lumière, et pour nous signaler sa grâce par laquelle II aide à
chaque pas notre progrès vers la perfection ». Cette dernière ex-
plication du vénérable Bède est fort belle.
L'ad tertium répond à la difficulté tirée de la guérison du
paralylique. Saint Thomas rappelle que « comme il a été dit
plus haut (q. 43, art. 2), le Christ faisait les miracles par la
vertu divine. Or, les œuvres de Dieu sont parfaites, comme il
est dit au Deuléronome, ch. xxxii (v, [\). D'autre part, une
chose qui n'atteint pas sa fin n'est point parfaite. Et parce que
la fin de la guérison extérieure opérée par le Christ est la gué-
rison de l'âme, il s'ensuit qu'il ne convenait pas au Christ de
guérir le corps de quelqu'un sans guérir aussi son àme. De là
vient que sur celte parole marquée en saint Jean, ch. vu (v. 28),
0. )iU\r. — t)E CrtAQUE ESPÈCE DES MIRACLES t)U CHRIST. SÔQ
Tai rendu sain un homme tout entier le Jour du sabbat, saint
Augustin dit (tr. XXX) : Il Jut guéri, pour être sain dans son
corps ; et il crut, pour être sain dans son âme. — Que s'il fut dit
spécialement au paralytique » dont parlait l'objection : « Tes
péchés te sont remis, ce fut, comme le dit saint Jérôme, sur
saint Matthieu, parce que nous devions entendre par là que la plu--
part des faiblesses ou des infirmités corporelles ont pour cause les
péchés ; et pour cela peut-être les péchés Jurent remis d'abord,
ajln que les causes de la maladie étant enlevées la santé revînt. De
là vient qu'il est dit en saint Jean, ch. v (v. i^) : Ne pèche plus,
de peur que quelque chose de pire ne l'arrivé; par où, comme le
dit saint Jean Chrysostome (hom. XXXVIII), nous apprenons
que la maladie » que le Christ venait de guérir, « avait eu pour
cause le péché. — n Ajoutons enfin, comme le note aussi
saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu (hom. XXIX), que
« autant rame est supérieure au corps, autant remettre les péchés
l'emporte sur la guérison des corps : toutefois, parce que cela nest
point manijeste, le Christ fd ce qui est moindre mais manijeste
pour montrer ce qui est plus grand mais non manifeste » ; et par
là nous répondons à la dernière difficulté que soulevait l'ob-
jection, toujours au sujet de celte même guérison du paralyti-
que dont parle saint Matthieu au chapitre ix.
Vad quartum explique comme il suit, par un texte de saint
Jean Chrysostome, la contradiction apparente de la double
recommandation faite par le Christ au sujet de ses miracles,
et justifie, du même coup, celle des deux qui semblait opposée
à la fin de ces miracles. Sur ce mot, rapporté par saint Mat-
thieu, ch. IX (v. 3o) : Veillez à ce que personne ne le sache, saint
Jean Chrysostome dit (hom. XXXII) : Ces paroles ne sont pas
contraires à ce qu'il dit ailleurs : Va et annonce la gloire de Dieu.
Il nous apprend à réprimer ceux qui veulent nous louer pour nous-
mêmes. Si, au contraire, tout est rapporté à la gloire de Dieu,
bien loin de nous y opposer, nous devons ordonner qu'on le fasse».
— C'est dans ce même sens que Notre-Seigneur, dans l'Evan-
gile, repoussait le titre » bon », que lui donnait le jeune
homme dont parlent saint Marc, ch. x, v. 17, 18; et saint
Luc, ch. xviii, V. 18, 19, déclarant que Dieu seul est bon : ce
XVI. — La Rédemption. 24
370 SOMME THÉOLOGIQUE.
jeune homme, en effet, ne s'arrêtait qu'au côlé humain de la
Personne du Christ et n'allait pas jusqu'à découvrir le Dieu
caché sous ces dehors humains.
Au sujet de cet article que nous venons de lire et des nom-
breux textes de Pères apportés par saint Thomas pour répondre
aux objections touchant le caractère des miracles du Christ
accomplis sur les hommes, Gajétan fait cette belle remarque :
« Ici, comme en mille autres endroits, notez que l'Auteur ne
s'attribue rien de la doctrine des Saints; et chaque point, qu'il
aurait pu résoudre par lui-même, donnant la réponse en
son propre nom, il a mieux aimé l'attribuer aux multiples
saints Docteurs; afin de nous enseigner deux choses : et les
miracles du Christ, et l'humilité ». N'avait-il pas déjà, au mo-
ment où il dictait cette partie de la Somme, écrit sa merveil-
leuse Chaîne (TOr, où les quatre Évangiles sont expliqués tout
entiers par les textes des Pères, sans qu'il ait rien mis de lui-
même, alors que cependant, avec une science, une érudition
et un art qui tiennent du prodige, il allait prendre, dans cha-
que Père ou Docteur, cela même qui devait être dit selon la
trame et l'ordre de sa propre pensée. — Les miracles Opérés
par le Christ sur les hommes pour les guérir de leurs infirmi-
tés corporelles en vue de leur guérison spirituelle sont, de
beaucoup, les plus nombreux parmi les miracles dont l'ÉvaTi-
gile nous a conservé le souvenir. Ils étaient, d'ailleurs, ceux
qui convenaient le mieux au caractère du Dieu-Sauveur et à la
fin de sa venue parmi nous. — Une dernière catégorie de mi-
racles signalée dans l'Évangile est celle qui porte sur les êtres
inanimés. Il nous reste à l'examiner; et c'est ce que va faire
saint Thomas à l'article qui suit.
Q. XLIV. — DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. Syi
Article IV.
Si les miracles faits par le Christ sur les créatures
irraisonnables furent à propos?
Quatre objections veulent prouver que « les miracles faits
par le Christ sur les créatures irraisonnables n'ont pas été à
propos » — La première dit que « les animaux sont plus no-
bles que les plantes. Or, le Christ a fait des miracles sur les
plantes; par exemple, quand, à sa parole, le figuier se dessécha,
comme il est dit en saint Matthieu, ch. xxi (v. 19). Donc il
semble que le Christ aurait dû faire aussi des miracles sur les
animaux ». — La seconde objection fait observer que « la
peine n'est infligée justement que pour la faute. Or, ce n'était
pas la faute du figuier, que le Christ ne trouvât point de fruit
en lui, puisque ce n'était pas la saison des fruits (cf. S. Marc,
ch. XI, V. i3). Donc il semble que c'est mal à propos que le
Christ le dessèche ». — La troisième objection arguë en par-
tant de la disposition du monde corporel selon qu'il tombe
sous nos sens, où nous voyons que « l'air et l'eau sont au mi-
lieu entre le ciel et la terre. Or, le Christ a fait certains mira-
cles dans le ciel, comme il a été dit plus haut (art. 2). Pareil-
lement aussi, sur la terre, quand, au moment de sa Passion,
la terre trembla (S. Matthieu, ch. xxvii, v. 5i). 11 semble donc
qu'il aurait dû faire aussi des miracles dans l'air et dans l'eau;
par exemple : diviser la mer, comme le fit Moïse {Exode, ch. xiv,
V. 21) ; ou le fleuve, comme le firent Josué {Josué, ch. m, v. i5,
16), et Élie (IV Rois, ch. 11, v, 8); amener aussi des tonnerres
dans l'air, comme il arriva sur le mont Sinaï, quand la loi
était donnée {Exode, ch. xix, v. 16), et comme le fit Élie, au
livre 111 des Rois, ch. xviii (v. t\b) ». — La quatrième objection
en appelle à ce que « les œuvres miraculeuses appartiennent à
l'œuvre du gouvernement du monde par la Providence divine «;
et c'est, en effet, dans le traité du gouvernement divin que
saint Thomas, toujours merveilleusement ordonné, a placé son
étude du miracle : cf. i p., q. io5, art. 6-8. « Or, l'œuvre du
372 SOMME THÉOLOGIQUE.
gouvernement présuppose l'œuvre de la création », comme nous
l'avons vu dans cette même Première Partie. « C'est donc mal
à propos que le Christ, dans ses miracles, a usé de création,
savoir quand il multiplia les pains (8. Matthieu, ch. xiv, v. i5
et suiv,; ch. xv, v. 82 et suiv.). Donc ses miracles à l'endroit
des créatures irraisonnables n'ont pas été ce qu'il fallait ».
L'argument sed contra déclare simplement que u le Christ
est /« Sagesse de Dieu {i" Épître aux Corinthiens, ch. i, v. 24),
dont il est dit, au livre de la Sagesse, ch. viii (v. i), qu'elle
dispose toutes choses avec suavité »> .
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle une fois de
plus, en le précisant encore dans une formule qui résume
tout, ce qui est la fin des miracles du Christ. (( Comme il a
été dit plus haut (art. précéd.), les miracles du Christ étaient
ordonnés à faire connaître la vertu divine qui était en Lui
pour le salut des hommes. Or, il appartient à la vertu divine
que toute créature lui soit soumise. Il s'ensuit que le Christ
dut faire des miracles sur tous les genres de créatures : non
pas seulement à l'endroit des hommes; mais encore à l'endroit
des créatures qui n'ont pas la raison ».
Vad primum explique pourquoi cependant le Christ n'a pas
fait des miracles portant sur les animaux. C'est que « les ani-
maux touchent à l'homme par le genre », puisqu'ils ont un
genre commun; « de là vient aussi qu'ils furent faits le même
jour avec l'homme (cf. Genèse, ch. i, v. 24 et suiv.). Et parce
que le Christ avait fait beaucoup de miracles portant sur les
corps des hommes, il ne fallait pas qu'il fît d'autres miracles
sur les corps des animaux : alors surtout que pour la nature
sensible et corporelle, la raison est la même dans l'homme et
dans les animaux, surtout les animaux terrestres. Les poissons,
qui vivent dans l'eau, sont plus éloignés de la nature des
hommes; et aussi bien ils ont été faits un autre ]Out [Genèse,
ch. I, v. 20 et suiv.). Le Christ fit un miracle à leur endroit,
dans l'abondante capture dont il est parlé en saint Luc, ch. v
et suiv., et en saint Jean, chapitre dernier (v. G); et même
sur le poisson que Pierre prit et dans lequel il trouva un sta-
tère (S. Matthieu, ch. xvn, v. 26). — Quant à l'épisode des
Q. XLIV. — DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 878
porcs précipités dans la mer, ce ne fut point par l'action
d'un miracle divin, mais par l'opération des démons, en vertu
de la permission divine ».
Vad secundum répond à la difficulté tirée du figuier dessé-
ché. « Comme le dit saint Jean Chysoslome, sur saint Mat-
thieu (hom. LXVII), quand le Seigneur opère quelque chose de
ce genre dans les plantes ou les animaux, ne cherchez pas com-
ment il a pu être Juste que le figuier soit desséché, alors que ce
n était pas la saison des fruits; chercher cela, en effet, est une
déraison : parce que dans ces sortes d'êtres il n'y a point la
raison de peine et de faute; mais considère: le miracle et admi-
rez Celui qui l'accomplit. D'ailleurs, le Créateur ne fait point
d'injure à celui qui possède, si, à son gré. Il use de sa créa-
ture pour le salut des autres; mais plutôt, comme le dit
saint Hilaire, sur saint Matthieu, nous trouvons en cela une
preuve de la bonté divine. Car, lorsqu'il voulut donner un exem-
ple du salut quil venait apporter au monde, le Christ exerça la
puissance de sa vertu sur les corps humains. Quand, au contraire,
Il traçait limage de sa sévérité sur les contumaces, Il indiqua ce
quelle serait par la perte d'un arbre. Et, de préférence, Il prit
le figuier, parce que, saint Jean Chrysostome en fait la re-
marque (endroit précité), le figuier étant très humide » ou
aqueux, « le miracle de son dessèchement nen était que plus
grand ».
L'«d tertium déclare que « le Christ, même dans l'eau et dans
l'air, a fait les miracles qui lui convenaient, lorsque, nous le
lisons en saint Matthieu, cli. viii (v. 26), Il commanda aux
vents et à la mer; et il se Jit un grand calme. Mais il ne lui con-
venait pas, à Lui qui venait rétablir toutes choses dans l'état
de la paix et de la tranquillité, de produire soit le trouble de
l'air, soit la division de la mer. Aussi bien l'Apôtre dit, aux
Hébreux, ch. xii (v. 18) : Vous ne vous êtes pas approchés de la
montagne qu'on touche, ni du feu ardent, ni de la nuée, ni des
ténèbres, ni de la tempête. Toutefois, au moment de la Passion,
le voile ^e divisa (S. Matthieu, ch. xxvn, v. 5i, 52), pour montrer
que les mystères de la loi étaient révélés; les tombeanx s'ou-
vrirent, pour montrer que la mort du Christ donnait la vie
374 SOMME THÉOLOGIQUE.
aux morls; la terre trembla et les rochers se fendirent, pour
montrer que les cœurs de pierre des hommes seraient amollis
par sa Passion et que le monde entier, par la vertu de sa
Passion, devait être changé en mieux ».
Vad quartum dit que v la multiplication des pains ne fut
point faite par mode de création, mais par addition d'une ma-
tière étrangère changée en pain. Ce qui fait dire à saint Au-
gustin, sur saint Jean (tr. XXIV) : Par oii II multiplie les mois-
sons avec peu de grains; par là II multiplie, dans ses mains, les
cinq pains. Et il est manifeste que c'est par le changement »
de la matière ajoutée « que les grains se multiplient en mois-
sons ». — Seulement, tandis que cette multiplication se fait
par voie naturelle, celle qu'opéra le Christ se fit par voie de
miracle, en vertu de sa toute-puissance.
De tous les miracles du Christ, accomplis par Lui au cours
de sa vie mortelle, il en est un qui offre un caractère excep-
tionnel, soit parce que, à la différence des autres, il a eu pour
sujet le Christ Lui-même, soit parce que sa nature et les cir-
constances dans lesquelles il se produisit lui donnent une im-
portance tout à fait à part. C'est le miracle de la Transfigura-
tion. Nous devons maintenant l'examiner; et il va faire le sujet
de la question suivante.
QUESTION XLV
DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST
Cette question comprend quatre articles :
1° S'il fut convenable que le Christ se transfigurât?
2° Si la clarté de la Transfiguration fut la clarté glorieuse?
3" Des témoins de la Transfiguration.
4° Du témoignage de la voix du Père.
Article Premier.
S'il fut convenable que le Christ se transfigurât?
Trois objections veulent pi ouver qu' « il ne fut pas conve-
nable que le Christ se transfigurât ». — La première dit
qu' « il ne convient pas à un corps véritable d'être changé
en diverses figures; cela ne convient qu'à un corps fantasti-
que. Puis donc que le corps du Christ ne fut point fantastique,
mais véritable, comme il a été vu plus haut (q. 5, art. i), il
semble qu'il ne dut pas se transfigurer ». — La seconde objec-
tion fait observer que « la figure est dans la quatrième es-
pèce de la qualité (Aristote, Catégories, ch. vi, n. i4); tandis
que la clarté est dans la troisième, étant une qualité sensible
{Ibid., n. 8). Donc l'assomption de la clarté par le Christ ne
doit pas être dippe\ée Trans/îguralion ». — La troisième objec-
tion déclare que « les dots du corps glorieux sont au nombre
de quatre, comme il sera dit plus loin {Sapplément, q. 82 et
suiv.); savoir, l'impassibililé, l'agilité, la subtilité et la clarté.
Donc le Christ n'aurait pas dû se transfigurer en prenant la
clarté plutôt que les autres dots ».
L'argument sed contra en appelle simplement à ce qu' « il
376 SOMME TH^OLOGIQUE.
est dit, en saint Matthieu, ch. xvii (v. 2), que Jésus Jut trans-
figuré en présence de trois de ses disciples ».
Au corps de l'article, saint Thomas commence par replacer
le fait de la Transfiguration dans son cadre historique : les
circonstances, en effet, qui le précédèrent, en expliquent le
véritable sens et la portée. C'était à la fin de la période gali-
léenne de la vie de Jésus. Le Maître se trouvait avec ses dis-
ciples sur les terres de Césarée de Philippe. Il avait posé la
question, à laquelle Pierre répondit par l'admirable profession
de foi en la divinité du Christ, qui attira sur lui la première
déclaration de Jésus touchant les prérogatives de la primauté
de Pierre. Puis, pour la première fois, Jésus avait commencé
à montrer à ses disciples qu'il lui faudrait s'en aller à Jérusalem,
et soujjrir beaucoup de la part des anciens et des princes des prê-
tres et des scribes, et cire tué, et au troisième jour ressusciter. De
ces paroles, les disciples n'avaient retenu que celles qui annon-
çaient les humiliations, la passion et la mort de leur Maître.
Pierre ne put en accepter la pensée. Il tire à lui Jésus et se
met, dans son zèle mal éclairé et tout humain, à lui faire des
remontrances, en disant : Qu'il en soit autrement pour vous,
Seigneur; que cela ne vous arrive pas ! Jésus ne sait que trop
combien difficile est pour l'esprit de tous ses disciples l'accep-
tation d'un mystère qui est en opposition si directe avec leurs
préjugés et leur fausse conception du Royaume messianique.
Il ne voudrait pas que la démarche de Pierre fût encore un
nouvel obstacle. Et se sentant Lui-même atteint en ce qu'il a
de plus cher, en ce qui constitue son trésor, savoir la divine
joie de s'immoler jusqu'au bout par amour de son Père et des
hommes, il lance à Pierre ce foudroyant anathème : Retire-toi
de moi, Satan! Tu m'es à scandale. Car tu ne Juges pas selon ce
qui est de Dieu, mais selon ce qui est des hommes. Nous voyons
par là à quelle dislance plane la pensée de Jésus au-dessus de
ce petit groupe d'hommes qu'il doit cependant transformer en
apôtres de cette même pensée.
Jésus, en effet, ne se contente pas de signifier à Pierre et
aux autres disciples jusqu'à quel point est arrêté dans les con-
seils divins le mystère de sa Passion et de sa mort. Il leur
QUEST. XLV. — DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 877
apprend encore, et avec eux à la foule qu'ils viennent de re-
joindre, que riiumanité tout entière devra communier à ce
mystère. Cette union au Christ crucifié sera l'unique moyen
d'avoir accès à son Royaume. Quand II reviendra pour juger
les vivants et les morts, l'on ne trouvera grâce devant ses yeux
qu'à la condition de lui avoir ressemblé dans son absolu mé-
pris de toutes les choses de la terre : — Si quelqu'un veut venir
après moi, déclare-t-ll, qu'il se renonce lui-même; el qu'il prenne
sa croix; et qu'il me suive. Car celui qui aura voulu sauver sa vie
la perdra ; el celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la trou-
vera. Que sert à l'homme, en ejjet, si après avoir gagné l'univers,
il soujjre dommage en son âme? C'est qu'il doit, le Fils de l'homme,
venir en la gloire de son Père, avec ses anges. Et, alors. Il rendra
à chacun selon ses œuvres {S. Matthieu, ch. xvi, v. i3-28).
Saint Thomas, résumant ici d'un mot toute celte grande
scène, dit que « le Seigneur, après avoir annoncé à ses disci-
ples sa Passion, les avait induits à le suivre dans le chemin de
celte même Passion. Or, continue le saint Docteur, il faut,
pour que quelqu'un marche dans le droit chemin, qu'il con-
naisse, d'une certaine manière, d'avance la fin » ou le terme
auquel ce chemin doit le conduire : « et c'est ainsi que l'ar-
cher ne saurait jeter droit sa ttèche, s'il n'a vu d'avance le but
où il doit la jeter. De là vient que l'apôtre Thomas dit, en
saint Jean, ch. xiv (v. 5) », à Jésus qui avait déclaré qu'ils
savaient le chemin où II allait : « Seigneur, nous ne savons pas
où vous allez; el comment pourrions-nous savoir le chemin? El
cela, ajoute ici le saint Docteur, est surtout nécessaire quand
la voie est difficile et âpre, et le parcours laborieux, tandis que
la fin ou le terme est chose agréable ». C'était le cas pour le
mystère du Christ, a Le Christ, par sa Passion, devait par-
venir à ce terme, qu'il obtiendrait la gloire, non seulement
de l'âme, qu'il eut dès le principe, mais aussi du corps; selon
cette parole donnée en saint Luc, chapitre dernier (v. 26) :
Il fallait que le Christ souffre ces choses el qu'il entre ainsi dans
sa gloire. Et II conduit aussi à cette même gloire ceux qui sui-
vent les traces de sa Passion; selon cette parole marquée au
livre des Actes, ch, xiv (v. 21) : Par beaucoup de tribulations il
378 SOMME THÉOLOGIQUE.
Jaal que nous entrions dans le Royaume des deux. Il était donc
à propos qu'il montrât à ses disciples la gloire de sa splendeur
ou de sa clarté, ce qui était se transfigurer, gloire à laquelle
Il configurera les siens, selon cette parole de l'Épître aux
Philippiens, ch. m (v. 21) : // réformera le corps de notre humi-
lité, configuré au corps de sa clarté. Aussi bien, le vénérable
Bède, sur scdnt Marc (ch. viii, v. 89), dit : C était un acte de pieuse
providence que, goûtant pour un court moment la contemplation
de la Joie qui demeure toujours, ils Jussent plus forts pour sup-
porter les choses de l'adversité ». Et que telle ait été la pensée
du Christ dans le miracle de sa Transfiguration, nous en avons
la preuve manifeste en ce que Lui-même fit suivre immédiate-
ment l'annonce de celte Transfiguration prochaine à ce qu'il
venait de proclamer au sujet de sa Passion. Huit jours après,
en effet, Il montrait sa gloire, sur le Thabor, aux trois disci-
ples privilégiés qu'il avait emmenés avec Lui, à l'écart, sur la
montagne.
Vad primum n'accepte pas l'hypothèse que faisait l'objection.
« Comme le dit saint Jérôme, sur saint Matthieu (ch. xviii, v. 2),
personne ne doit penser que le Christ, par cela qu'il est dit s'être
transfiguré, aurait perdu sa forme et sa figure première ou quil
aurait laissé la vérité de son corps et assumé un corps spirituel ou
élhéré. Comm^.nt II se transforma, C Évangélisle nous le montre,
quand il dit : sa face resplendit comme le soleil ; et ses vêtements
devinrent blancs comme la neige. Là où est montrée la splendeur
de la face, la blancheur des vêtements, ce n'est pas la substance
qui est enlevée, mais la gloire qui est chcmgée ».
Vad secundum déclare que u la figure se considère par rap-
port à l'extrémité du coips : elle est, en effet, ce que le terme
ou la limite du corps comprend (Euclide, Éléments, liv. I,
déf. xiv). Il suit de là que tout ce qui se considère à l'extré-
mité du corps peut d'une certaine manière être appelé du nom
de figure. Or, de même que la couleur, pareillement aussi la
clarté ou l'éclat du corps qui n'est pas transparent se consi-
dère à la surface de ce corps » ou à son extrémité. « Et c'est
pour cela que le fait d'avoir assumé la clarté a été appelé du
nom de Transfiguration ». .
QUEST. XLV, — DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 879
Vad tertiiim fait observer que « parmi les quatre dots des
corps glorieux, seule la clarté est une qualité de la personne
en elle-même; les autres trois dots ne sont perçues que dans
un acte ou un mouvement ou une passion. Et aussi bien le
Christ montra, en Lui », au cours de sa vie mortelle, « quel-
ques indices de ces trois autres dots : de l'agilité, par exemple,
quand 11 marcha sur les flots de la mer; de la subtilité, quand
Il sortit du sein de la Vierge demeuré fermé, sans que toute-
fois nous puissions en appeler dans ce cas à la dot de la subti-
lité proprement dite, car ce fut plutôt par une sorte de miracle
que le Christ sortit ainsi du sein de la Vierge (cf. q. 28,
art. 2); de l'impassibilité, quand 11 s'échappa des mains des
Juifs qui voulaient le lapider ou le précipiter du haut de la
montagne, sans qu'ils lui fissent aucun mal. Toutefois, on ne
dit pas qu'en raison de ces faits. Il ait été transfiguré; mais
seulement en raison du fuit qu'il assuma la clarté, parce que
celle-ci appartient à l'aspect de sa Personne ».
Il est un fait, dans la vie du Christ, qui tranche sur tous
les autres faits, même miraculeux, et qui s'appelle, d'un nom
très approprié : la Transfiguration. 11 était destiné à faire en-
trevoir à ses disciples, par une manifestation extraordinaire,
quelle serait un jour sa gloire et la gloire de ceux qui ne
craindraient pas de le suivre, malgré les répugnances de la
nature, dans la voie de douleurs et de mort où II venait de leur
annoncer qu'il fallait qu'il s'engage Lui-même et où il faudrait
que s'engagent, après Lui, marchant sur ses traces, tous ceux
qui voudraient être ses vrais disciples. Rien n'était plus à pro-
pos qu'une telle manifestation, à ce moment de la vie de Jésus.
Puisqu'aussi bien II venait, pour la première fois, de montrer
aux hommes la voie douloureuse s'ouvrant sur le Calvaire, il
importait souverainement qu'il fît apparaître, en une vision
de gloire^ sur le Thabor, le terme éblouissant 011 seraient
conduits un jour tous ceux qui marcheraient à sa suite dans
cette voie. — Mais cette gloire ou cette clarté que le Christ
montra ainsi à ses disciples sur le Thabor, quelle en fut la
nature? Devons-nous dire que ce fut la clarté glorieuse qui était
V
38o SOMME THÉOLOGIQUE.
déjà celle de son âme et qui devait être celle de son corps
après la résurrection, comme elle sera celle des élus pendant
l'éternité. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.
Article II.
Si cette clarté fut la clarté glorieuse?
Trois objections veulent prouver que « cette clarté ne fut
pas la clarté glorieuse », — La première en appelle à « une
certaine glose du vénérable Bède », qui, « sur cette parole de
saint Mathieu, ch. xvii (v. 2), Il fui Iransfiguré devant eux, dit :
Dans son corps mortel, Il montra, non V immortalité , mais une
clarté semblable à l'immortalité future. Or, la clarté de la gloire
est la clarté de l'immortalité. Donc cette clarté que le Christ
montra à ses disciples ne fut pas la clarté de la gloire ». — La
seconde objection est c une » autre « glose du vénérable Bède,
sur celte parole marquée en saint Luc, ch. ix (v. 27), Ils ne
goûteront pas la mort, qu'ils n aient vu le Royaume de Dieu », où
il est « dit : ils verront la glorification du corps dans une repré-
sentation imaginaire de la Juture béatitude. Or, l'image d'une
chose n'est pas cette chose même. Donc cette clarté ne fut pas
la clarté de la béatitude ». — La troisième objection dit que
« la clarté de la gloire n'est que dans le corps humain. Or,
cette clarté de la Transfiguration apparut non seulement dans
le corps du Christ, mais aussi dans ses vêtements et dans la
nuée lumineuse qui enveloppa les disciples. Donc il semble
que cette clarté ne fut pas la clarté de la gloire ».
L'argument sed contra est formé de deux textes patristiques :
l'un, de saint Jérôme; l'autre, de saint Jean Chrysostonie. —
Le premier, de « saint Jérôme, sur ces mots de saint Matthieu,
ch. xxvii (v. 2), Il fut Iransfiguré devant eux, dit : Tel II doit
être au jour du jugement, tel II apparut aux Apôtres ». — Le
second, de « saint Jean Chrysostomc, sur cette parole marquée
en saint Matthieu, ch. xvi (v. 28), Ils verront le Fils de Vhomme
venant en son Royaume, dit (hom. LVl) : Voulant montrer ce
QUEST. XLV. — DE LA TRANSFIGURAtlON DU CHRIST. 38 1
qa'est cette gloire dans laquelle plus tard II viendra , Il la leur ré-
vèle, dans la vie présente, comme il leur était possible de l'appren-
dre ; afin que même dans la mort du Seigneur, ils ne cèdent pas à
la douleur ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que <x cette clarté
que le Christ prit » et manifesta « dans sa Transfiguration fut
la clarté de la gloire quant à l'essence, mais non quant au
mode d'être. La clarté du corps glorieux, en effet, dérive de la
clarté de l'âme; comme le dit saint Augustin dans l'épître à
Dioscore (ép. CXVIIÏ). Et, pareillement, la clarté du corps
du Christ, dans la Transfiguration, dériva de sa divinité,
comme le dit saint Jean Damascène (sermon sur la Transfigu-
ration), et de la gloire de son âme. Car le fait que dès le prin-
cipe de la conception du Christ la gloire de l'âme ne rejaillît
point sur le corps, provient d'une certaine dispensalion divine,
afin qu'il accomplît, dans une chair passible, les mystères de
notre rédemption, comme il a été dit plus haut (q. i4, art. i,
ad 2"'"). Mais par là ne fut point enlevée au Christ la puissance
de faire dériver la gloire de l'âme sur le corps. Et, précisément,
Il le fit, quant à la clarté, dans la Transfiguration. Toutefois,
d'une autre manière que dans le corps glorifié. Sur le corps
glorifié, -en effet, la gloire de lame dérive comme une cerlaine
clarté permanente qui afl'ecte le corps. Et de là vient que le fait
de briller corporellement n'est pas chose miraculeuse dans le
corps glorieux ;- ; c'est son état normal. « Sur le corps du
Christ, dans la Transfiguration, la clarté dériva de sa divinité
et de son âme, non par mode de qualité permanente et affectant
le corps lui-même; mais, plutôt, par mode d'impression tran-
sitoire, comme quand l'almosphèie est éclairée par le soleil. Il
suit de là que cet éclat qui apparut alors sur le coips du Christ
fut chose miraculeuse; comme aussi le fait qu'il marcha sur
les flots de la mer (saint Matthieu, ch. xiv, v. 25). Aussi bien,
saint Denys, dans la lettre IV, à Caïus, dit : Les choses qui sont
le propre de l'homme, le Christ les fait d'une manière qui est au-
dessus de l'homme; c'est ce que montre la Vierge concevant surna-
turellement, et l'eau mobile portant le poids de pieds mortels et
terrestres. — Il ne faut donc pas dire », conclut saint Thomas,
382 SOMME THÉOLOGIQUE.
en finissant, a comme l'a dit Hugues de Saint-Victor (ou plu-
tôt Innocent III, dans le sermon sur le Mystère de la messe,
liv. IV, ch. xii), que le Christ aurait assumé les dots de clarté,
dans la Tiansliguralion ; d'agilité, en marchant sur la mer; et
de subtilité, en sortant du sein fermé de la Vierge : parce que
la dot désigne une qualité qui demeure dans le corps glorieux.
Mais II eut, par mode de miracle, ce qui appartient aux dots.
Et il en fut de même, quant à l'âme, pour la vision dont saint
Paul vit Dieu, dans son rapt ou son ravissement, comme il a
été dit dans la Seconde Partie (2''-2'"', q. 176, art. 3, ad 2""^) ».
Uad prinui/n fait observer que, « de cette parole » du véné-
rable Bède, citée par l'objection, « ne résulte pas que la clarté
du Ghrisl » dans la Transfiguration, « n'ait pas été la clarté de
la gloire; mais que ce ne fut pas la clarlé du corps glorieux,
parce que le corps du Christ n'était pas encore immortel. De
même, en effet, que, par une sorte de dispense, la gloire de
l'âme du Christ ne rejaillissait point sur son corps » avant la
Résurrection ; « de même, par une dispense analogue, elle put
rejaillir », momentanément, « quant à la dot de la clarté, sans
rejaillir quant à la dot de l'impassibilité ».
L'ad secundum explique le mot imaginaire cité dans la deu-
xième objection. « Cette clarté est dite avoir été imaginaire,
non qu'elle ne fût la véritable clarlé de la gloire; mais parce
qu'elle était une certaine image représentant la perfection de
la gloire selon laquelle le corps sera rendu glorieux ».
Vad lerliam appuie sur cette dernière explication. « De
même que la clarté qui était dans le corps du Christ représen-
tait la future clarlé de son corps ; de même la clarté de ses vête-
ments représentait la future clarté des saints, qui sera surpas-
sée par la clarté du Christ comme la blancheur de la neige est
surpassée par l'éclat du soleil. Aussi bien, saint Grégoire dit,
au livre XXXII de ses Morales (ch. vi, ou vn), que les vêlements
du Christ devinrent resplendissants, parce que dans l'apogée
de la clarté d'en-Haat, tous les saints adhéreront au Christ resplen-
dissants de la lumière de la justice. Sous le nom de vêtements, en
effet, Il désigne les Justes qu II s'unira; selon cette parole d'Isaïe,
ch. xLix (v. 18) : Tu seras revêtu d'eux tous comme d'un orne-
QUEST. XLV. — DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 383
ment. — Quanta la nuée lumineuse, elle signifie la gloire de
l'Espril-Saint, ou la vertu du Père, comme le dit Origène (ou
plutôt saint Grégoire, Morales, liv. XX, ch. xxix), par laquelle
les saints dans la gloire future seront mis à couvert. Elle pour-
rait aussi désigner la clarté du monde renouvelé qui sera le
tabernacle ou la tente des saints. Et c'est pourquoi, tandis que
Pierre se préoccupe de disposer des tentes, la nuée lumineuse
enveloppe les disciples ».
La clarté dont parle l'Évangile comme étant apparue, éblouis-
sante, dans la Personne de Jésus et dans ses vêtements et
dans la nuée lumineuse, au jour de la Transfiguration, doit
s'entendre, pour ce qui est de la clarté du corps de Jésus, de la
dot qui sera un jour celle des corps glorieux ; toutefois elle
n'était point dans le corps de Jésus, ce jour-là, à titre de dot
des corps glorieux, puisque, en fait, le corps de Jésus n'était
pas encore glorifié, et qu'il devait même, prochainement,
comme Jésus l'avait annoncé à ses disciples, être soumis à la
passion et à la mort. Cette clarté apparaissait là, en ce jour,
pour montrer le terme glorieux auquel serait conduit, par sa
passion et par sa mort, le corps de Jésus; et la clarté qui se
montrait dans ses vêtements et dans la nuée lumineuse symbo-
lisait le terme glorieux auquel seraient conduits les saints qui
marchaient sur ses traces ; et, en raison d'eux, la transfoima-
tion qui serait celle de l'univers renouvelé. — Ce miracle de
la Transfiguration était ordonné, nous l'avons dit, à confirmer
la foi et la vertu des disciples du Christ dans l'acceptation géné-
reuse du mystère de sa Passion et de sa mort, auquel tous doivent
communier. Il fallait, dès lors, que tous pussent le connaître.
Le Christ, cependant, n'accomplit ce miracle qu'en présence
de trois de ses disciples. La question se pose de cette limitation
et de ce choix. Devons-nous dire que ces quelques témoins ont
été ceux qu'il fallait. Saint Thomas va nous répondre à l'arti-
cle qui suit.
384 SOMME THéoLOGiQUÉ.
Article III.
Si les témoins produits pour la Transfiguration ont été
ceux qu'il fallait?
Quatre objections veulent prouver que « les témoins de la
Transfiguration n'ont pas été ceux qu'il fallait », — La pre-
mière dit que « chacun peut rendre surtout témoignage de ce
qu'il connaît Or, ce qu'était la gloire future, au temps de la
Transfiguration du Christ, n'était encore connu, par voie d'ex-
périence, d'aucun homme, mais seulement des anges. Donc les
témoins de la Transfiguration auraient dû être des anges, plutôt
que des hommes ». — La seconde objection fait observer
qu' (( aux témoins de la vérité ne convient pas la fiction, mais
la vérité. Or, Moïse et Élie », qui parurent dans la Transfigu-
ration, (( ne furent point là véritablement, mais par mode
d'image. Il est dit, en effet, dans une certaine glose, sur ces
mots de saint Luc, ch. ix (v. 3o), // y avait Moïse et Élie, etc. :
Ce ne Jurent point le corps ou les âmes de Moïse et ci' Élie, qui
apparurent ; mais ces corps furent formés en un sujet d'emprunt.
On peut croire aussi que le fait se produisit par le ministère des
anges, en ce sens que des anges jouèrent ce double personnage.
Donc il ne semble pas que les témoins aient été ce qu'il
fallait ». — La troisième objection en appelle à ce qu' « il est
dit, dans le livre des Actes, ch. x (v. 43) qu'au Christ, tous les
prophètes rendent témoignage. Donc il ne fallait pas que les seuls
Moïse et Élie fussent présents comme témoins, mais aussi tous
les prophètes ». — La quatrième objection dit que « la gloire
du Christ est promise à tous les fidèles comme récompense, et
le Christ les voulait tous exciter, par sa Transfiguration, au
désir de cette gloire. Ce n'est donc pas seulement Pierre, Jac-
ques et Jean, qu'il devait prendre pour être témoins de sa
Transfiguration, mais tous les disciples ».
L'argument sed contra oppose simplement « l'autorité de
l'Ecriture dans l'Evangile ».
QUEST. XLV. DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 385
Au corps de l'article, saint Thomas nous rappelle que « le
Christ voulut se Iranfigurer pour montrer aux hommes sa
gloire et les provoquer à la désirer, comme il a été dit plus haut
(art. i). Or, sont amenés, par le Christ, à la gloire de l'éternelle
béatitude, non seulement les hommes qui viennent après Lui,
mais encore ceux qui le précédèrent; et, aussi bien, quand II
marchait à sa Passion », le jour des Rameaux, (.(.tant les foules
qui suivaient que celles qui précédaient criaient Hosanna, selon
qu'il est dit en saint Matthieu, cli. xxi (v. 9), comme pour de-
mander le salut dont II est la source. Et voilà pourquoi il était
convenable qu'il y eut des témoins parmi ceux qui l'avaient
précédé, savoir Moïse et Ëlie; et parmi ceux qui suivaient, sa-
voir Pierre, Jacques et Jean : afin que sur la déposition de deux
ou trois témoins reposât tohte la cause » {Deutéronome, ch. xix,
v. i5; S. Matthieu, ch. xviii, v. 16).
Vad primuni fait oberver que « le Christ, par sa Transfigu-
ration, montra à ses disciples la gloire du corps, laquelle re-
garde les hommes seuls. Et voilà pourquoi il élait à propos
que non pas les anges, mais les hommes, fussent produits
comme témoins à ce sujet »,
Vad secundum présente une observation critique qu'il im-
porte de noter. Saint Thomas déclare que « la glose » sur
laquelle s'appuyait l'objection n est donnée comme ayant
été tirée du livre qui a pour titre : Les merveilles de la
Sainte Écriture; et ce livre n'est pas authentique, mais il est
allribué faussement à saint Augustin. Dès lors, poursuit le
saint Docteur, il n'y a pas à se tenir à cette glose. Et saint Jé-
rôme dit, en effet, sur saint Matthieu (ch, xvii, v. 3) : Il faut
considérer qu'aux scribes et aux pharisiens qui demandaient un
signe du ciel, Il ne voulut pas donner de signe; mais, ici, pour
augmenter la foi des Apôtres, Il donne un signe du ciel, alors que
le prophète Élie descend de là ou il était monté, et que Moïse res-
suscite des enfers. Ce qui ne doit pas s'entendre comme si
l'âme de Moïse avait repris son corps, mais en ce sens que
Moïse apparut par l'entremise d'un corps qu'il avait pris,
comme le font les anges quand ils apparaissent. Pour ce qui
est d'Elie, il apparut dans son propre corps, lequel ne fut pas
XVI. — La Rédemption. 95
386 SOMME THÉOLOGIQUE.
apporté du ciel empyrée » ou du ciel des bienheureux, car
Elie devant mourir un jour ne peut pas avoir été transporté
dans le ciel de la gloire, « mais de quelque lieu éminenl oii il
avait été enlevé dans le char de feu » (liv. IV des Rois, ch. ii,
V. Il) : il serait bien difficile de préciser la nature de ce lieu;
tout ce que nous savons, c'est qu'Élie a été transporté quelque
part, et qu'il doit un jour revenir de là pour rendre témoi-
gnage au Christ et mourir ici sur notre terre, comme l'ensei-
gne la tradition catholique, appuyée sur la parole du Christ
(S. Matthieu, ch. xvii, v. 1 1) et sur le passage de l'Apocalypse,
ch. II, v. 3-12.
L'ad tertium apporte plusieurs raisons tirées de saint Jean
Chrysostome et de saint Hilaire pour justifier le choix de
Moïse et Elie comme témoins de la Transfiguration. « Gomme
le dit saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu (hom. LVI),
Moïse et Élie sont introduits, pour beaucoup de raisons. — La
première est celle-ci. Parce que les foules disaient quil était
Élie, ou Jérémie, ou l'un des prophètes, Il amène avec Lui les
principaux des prophètes, afin qu'an moins par là éclate la diffé-
rence des serviteurs et du Seigneur. — La seconde raison est que
Moïse donna la loi; et Élie fut le zélateur de la gloire du Sei-
gneur. Il suit de là que par cela seul qu'ils apparaissent en-
semble avec le Christ, est exclue la calomnie des Juifs qui ac-
cusaient le Christ comme transgresseur de la loi et blasphémateur
s' arrogeant la gloire de Dieu. — La troisième raison est pour mon-
trer qu'il a puissance sur la vie et sur la mort, et qu'il est le
Juge des morts et des vivants, par cela qu'il amène avec Lui
Moïse déjà mort et Élie qui vit encore. — La quatrième raison est
que, comme le dit saint Luc (ch. ix, v. 3i), ils parlaient avec
Lui de sa sortie qu'il devait accomplir à Jérusalem, c'est-à-dire
de sa passion et de sa mort. Et c'est pourquoi, afm d'affermir
là-dessus l'esprit et le cœur de ses disciples, Il introduit ceux qui
s'exposèrent à la mort pour Dieu; car Moïse se présenta devant
Pharaon en s'exposant à la mort {Exode, ch. v et suiv.), et
Élie se présenta de même devant Achab (111 Rois, ch. xviii).
— La cinquième raison est qu'il voulait que ses disciples imitas-
sent la mansuétude de Moïse et le zèle d'Élie. — Saint Hilaire
gUEST. XLV. DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 887
ajoute une sixième raison; et c'est que le Christ voulait mon-
trer qu'il avait été annoncé par la loi que donna Moïse et par
les prophètes dont le principal fut Elie ».
L'od qaarlnm formule une règle d'or qui s'étend bien au
delà du point précis de l'objection et s'applique à toute l'éco-
nomie de l'enseignement parmi les hommes, notamment dans
l'ordre surnaturel et divin. « Les profonds mystères », dé-
clare saint Thomas. « ne doivent pas être exposés devant tous
immédiatement » et indistinctement, « mais, par l'entremise
des plus grands » ou des maîtres de la doctrine, « ils doivent,
en leur temps, dériver aux autres. Et c'est pour cela, comme
saint Jean Chrysoslome le dit (hom. LVI), que le Christ prit les
trois )) dont parle l'Évangile, « comme remportant sur les au-
tres. Car Pierre excellait par Vamoar quH eut pour le Christ et
aussi par le pouvoir qui lui était confié; Jtan, par le privi-
lège de l'amour que le Christ eut pour lui, en raison de sa
virginité, et aussi par la prérogative de la doctrine de l'Evan-
gile; Jacques, par la prérogative du martyre. Et, toutefois, Il
ne voulut pas que ceux-là annonçassent ce qu'ils avaient vu
aux autres avant sa résurrection; de peur, comme le dit saint
Jérôme {sur saint Matthieu, ch. xxvii, v. 19), que la chose
ne parût incroyable en raison de son éclat et de sa grandeur, et
qu'après une telle gloire la croix qui devait venir ne leur fut un
scandale, ou aussi que ce mystère de la croix ne fût totalement
empêché par le peuple, comme le dit le vénérable Bède
(hom. XVIIl), « et aussi pour qu'ils fussent les témoins des
Jaits spirituels, quand ils auraient été remplis de r Esprit-
Saint », selon que le déclare saint Hilaire {sur saint Matthieu,
ch. xvii).
Les témoins choisis par le Christ pour être présents à sa
Transfiguration répondaient excellemment à la fin ou au but
de ce miracle. Ils résumaient, à eux seuls, et sous le jour où
il le fallait, tout l'Ancien et tout le Nouveau Testament. Mais,
dès lors, on peut se demander pourquoi l'Évangile fait men-
tion d'un autre témoignage, le témoignage de la voix du Père
qui se fit entendre à l'occasion de ce même miracle. Ce nou-
388 SOMMB THÉOLOGIQUE.
veau témoignage était-il nécessaire, était-il opportun? Saint
Thomas va nous répondre à l'article qui suit.
Article IV.
S'il était à propos que fût ajouté le témoignage de la voix
du Père disant : Celui-ci est mon Fils, le bien-aimé?
Quatre objections veulent prouver qu' « il n'était pas à
propos que fût ajouté le témoignage de la voix du Père di-
sant : Celui-ci est mon Fils, le bien-aimé ». — La première ar-
guë d'un texte de Job, ch. xxxiii (v. i4), oii « il est dit que
Dieu parle une fois et ne répète pas une seconde Jois la même
chose. Or, au baptême » de Jésus, « la voix du Père avait pro-
clamé cela même. Donc il n'était pas à propos que la chose fût
dite une seconde fois lors de la Transfiguration ». — La se-
conde objection fait remarquer qu' « au baptême, ensemble
avec la voix du Père fut piésent l'Esprit-Saint sous la forme
d'une colombe. Chose qui n'eut pas lieu dans la Transfigura-
tion. Donc c'est mal à propos qu'intervint la voix du Père ».
— La troisième objection dit que (« le Christ commença d'en-
seigner après le baptême. Et, cependant, au baptême, la voix
du Père n'avait pas invité les hommes à l'écouter. Donc elle ne
devait pas le faire dans la Transfiguration ». — La quatrième
objection déclare qu' « on ne doit pas dire à des hommes ce
qu'ils ne peuvent point porter; selon cette parole marquée en
saint Jean, ch. xvi (v. 12) : Tai encore beaucoup de choses à
vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant. Or, les dis-
ciples ne purent point porter la voix du Père. Il est dit, en
effet, en saint Matthieu, ch. xvii (v. 6), que les disciples en Cen-
tendunt tombèrent sur leur face et furent saisis d'une grande
crainte. Donc la voix du Père n'aurait pas dû leur être adres-
sée »,
L'argument 5ed contra oppose u l'autorité de l'Écriture dans
l'Évangile » (S. Matthieu, ch. xvii, v. 5; S. Marc, ch. ix, v. 6;
S. Luc, ch. IX, V. 34 et suiv.).
QUEST. XLV. — DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 889
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « l'adoption
des enfants de Dieu se fait par une certaine conformité d'image
du Fils de Dieu par nature. Et cela se fait d'une double ma-
nière : d'abord, par la grâce de la vie présente, qui est une con-
formité imparfaite; ensuite, par la gloire, qui est la confor-
mité parfaite ; selon cette parole de la première épître de saint
Jean, ch. m (v. 2) : Maintenant, nous sommes enjants de Dieu,
sans qu'il ait encore apparu ce que nous serons ; nous savons que
lorsque cela apparaîtra, nous serons semblables à Dieu, car nous
le verrons tel quil est. Puis donc que par le baptême nous
obtenons la grâce, et que dans la Transfiguration fut montrée
par avance la gloire futuie, il convenait que soit dans le bap-
tême soit dans la Transfiguration fût manifestée la filialion
naturelle du Christ par le témoignage du Père, Lui seul étant
pleinement conscient de cette généiation parfaite, ensemble
avec le Fils et l'E^prit-Saint ».
Vad primum explique le texte emprunté au livre de Job.
« Celte parole doit s'entendre de la locution éternelle de Dieu,
par laquelle Dieu le Père profère le Verbe unique qui lui est
coéternel. On peut dire cependant, ajoute saint Thomas, que
ce même Verbe, Dieu le Pète l'a proféré deux fois, en parole
corporelle, mais non pour une même lin : c'était pour mon-
trer le mode divers dont les hommes peuvent participer la
similitude de la filiation éternelle ».
Vadsecunduin déclare que « comme dans le baplême, où fut
mis en lumière le mystère de la première régénération », qui
se fait par la grâce, c l'opération de la Trinité tout entière
apparut, car le Fils s'y trouva, incarné, l'Esprit-Saint s'y mon-
tra en forme de colombe, et le Père se manifesta dans la voix »
qui se fit entendre ; " de même aussi, dans la Transfiguration,
qui est le sacrement de la deuxième régénération, la Trinité
tout entière apparut : le Père, dans la voix; le Fils, dans
l'homme; le Saint-Esprit, dans la nuée lumineuse ». Et, si le
Saint-E<pril apparut, ici et là, sous deux formes diflerentes,
c'est « parce que, comme dans le baplême II donne l'inno-
cence, qui est signifiée par la simplicité de la colombe; de
même, dans la résurrection, Il donnera à ses élus la clarté de
SgO SOMME THÉOLOGIQUE.
la gloire et le rafraîchissement à l'endroit de tout mal, ce qui
est signifié par la nuée lumineuse ».
L'ad lerliam fuit observer que « le Chiist était venu donner
la grâce actuellement, landis qu'il promellait la gloire qu'il
annonçait dans ses paroles. Et c'est pourquoi il était à propos
que, dans la Transfiguration, les hommes fussent invités à
l'écouter, non dans le baptême ».
L'ad qaarlam dit qu' « il était à propos que les disciples fus-
sent terrifiés et abîmés par la voix du Père, afin de montrer
que l'excellence de colle gloire qui leur était alors manifestée
dépasse tout sens et toute faculté des hommes mortels ; selon
celte parole de VExode, ch. xxxhf (v. 20) : Llionvne ne me
verra pas qa' il paisse vivre. Et c'est ce (jue déclare saint Jérôme,
sur saint Mallhlea (ch. xvn, v. 6), que la Jragililé humaine ne
peut point soutenir et porter l'éclat d'une trop grande gloire.
Mais à celte fragilité des hommes il est porté remède par le
Christ quand 11 les introduit dans la gloire. Et c'est ce qui esl
signifié par ce qu'il leur dit (S. Matthieu, ch. xvii, v. 7) :
Levez-vous ; ne craignez point » .
Dans le prologue de la question 27, où saint Thomas nous
annonçait qu'après avoir traite du mystère de rincarnation ou
de l'union hypostatique des deux natures divine et humaine
dans la seule Personne du Fils de Dieu, il allait traiter de ce
que le Fils de Dieu incar é avait opéré pour notre salut dans
cette nature humaine qu 11 s'est unie hyposlatiquement, le
saint Docleur divisait ce nouveau traité en quatre parties :
l'une considérerait l'entrée du Fils de Dieu en ce monde par
son Incarnation; une autre, la suite de sa vie en ce monde;
la troisième, sa sortie de ce monde; la quatrième, sa gloiifi-
cation après cette vie. — Nous avons déjà vu les deux pre-
mières parties. « Il nous faut maintenant considérer ce qui a
trait à la sortie du Christ de ce monde ». Ci si le traité « de la
Passion; de la mort; de la sépulture du Christ; et de sa des-
cente a\i\ enfers ». Tels sont, en effel, les c|ualre points qui se
rattachent à la sortie du Christ de ce inonde. Ils vont de la
question ^6 à la question 62. Les Irois dernieis points occu-
QUEST. XLV. — DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. SqI
pent chacun une question. Le premier, celui de la Passion, va
de la question l\6 à la question l\g. Il se divise en trois.
« D'abord, de la passion elle-même (q. 46); secondement, de
sa cause efficienle (q. ^y) ; troisièmement, de ses résultats ou
de ses fruits » (q. /j8, lig). — La Passion considérée en elle-
même va donc faire l'objet de la question suivante.
QUESTION XLVI
DE L\ PA.SSION ELLE-MEME
Celle question comprend douze articles ;
1° S'il était nécessaire que le Christ subisse sa Passion pour la
libération des liommes?
3° S'il était un autre mode possible delà libération des hommes?
3° Si ce mode de la Passion était le phis à propos?
4° S'il était à propos que le Christ souffrît sur la croix?
5° De la généralité de sa Passion?
6° Si la douleur qu'il éprouva dans sa Passion a été la plus
grande?
7" Si toute son âme a soutîert?
8° Si sa Passion empêchait la joie de la fruition ?
9° Du temps de la Passion.
io° De son lieu.
11° S'il était à propos qu'il fùl crucifié avec des larrons?
13" Si la Passion du Christ doit être attribuée à la divinité?
De ces douze articles, les onze premiers traitent de ce qui
regarde directement la Passion du Christ; le douzième, d'une
simple question accessoire el qu'on pourrait soulever au sujet
de celte question; savoir : si c'est la nature divine qui a souf-
fert dans le Christ. — Pour ce qui regarde directement la
Passion, il \ avait à l'étudier, d'abord, en elle-même (art. i-8) ;
et puis, dans ses circonslances de temps (art. 9), de lieu (art. 10),
et de milieu (art. 11). — En elle-même, il faut examiner son
pourquoi (art. i-/j); et son comment ou sa nature (art. 5-8).
— Son pourquoi, au point de vue de ce qui était de souffrir
(art. 1-3); et de ce qui était de souffrir sur la Croix (art. 4). —
En ce qui était de souffrir, il y a à examiner si c'était chose
nécessaire, pour le salut du genre humain, que le Christ souf-
frît; s'il n'y avait point d'autre mode de salut; si ce mode
QUESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE-MÊME. SgS
était le plus approprié. — D'abord, si le fait que le Christ
souflfiît était chose nécessaire pour le salut des hommes C'est
l'objet de l'article premier.
Article Premier.
S'il était nécessaire que le Christ subit sa Passion
pour la libération du genre humain?
Quatre objections veulent prouver quwil n'était pas néces-
saire que le Christ subit sa Passion pour la libération du
genre humain ». — La première dit que d le genre humain
ne pouvait être libéré que par Dieu ; selon cette parole d'Isaïe,
ch. XLV (v. 2i) : Est-ce que je ne sais point lahveh, le Seigneur;
et n" est-il pas vrai qu'en dehors de moi il nest point de Dieu? Un
Dieu juste et qui sauve, il nen est point, hors moi. D'autre part,
en Dieu, il n'y a place pour aucune nécessité », quand il
s'agit de son action au dehors; « parce que cela répugne à sa
toute-puissance. Donc il n'était pas nf'cessaire que le Christ
subît sa Passion ». — La seconde objection fait observer que
" le nécessaire s'oppose au volontaire. Or, le Christ est allé à
sa Passion spontanément et de sa propre volonté. Il est dit,
en effet, dans Isaïe, ch. lui {\ . -/) \ Il a été offert et immolé
paice quil l'a voulu. Donc il n'était pas nécessaire qu'il subît
sa Passion ». — La troisième objection rappelle que i< comme
il est dit dans le psaume (xxiv, v. lo), toutes les voies du
Seigneur sont miséricorde et vérité. Or, il ne semble pas »éces-
saire que le Christ subît sa Passion, à considérer la misé-
ricorde de Dieu, laquelle, de même qu'elle a accordé gratuite-
ment les dons, de même aussi, semble-l-il, condonne les dettes,
sans exiger de satisfaction; ni, non plus, à considérer la justice
divine, selon laquelle l'homme avait mérité la damnation
éternelle. Donc il semble qu'il n'était point nécessaire que le
Christ subît sa Passion pour la libération des hommes ». —
La quatrième objection déclare que « la nature angélique est
plus excellente que la nature humaine; comme on le voit par
394 SOMME THÉOLOGIQUE.
saint Denys, au chapitre iv des Noms divins (de S. Th., leç. i).
Or, pour la restauration de la nature de l'ange, qui avait
péché, le Christ n'a pas subi de Passion. Donc il semble qu'il
n'était pas nécessaire, non plus, qu'il subît la Passion pour
le salut du genre humain ».
L'argument sed contra apporte le texte de saint Jean, où « il
est dit, ch. m (v. i4, i5) : De même que Moïse éleva le serpent
dans le désert, de même il Jaal que le Fils de V homme soit élevé,
afin que quiconque croit en Lui ne périsse point, mais qu'il ail la
vie éternelle. Et il s'agit là de l'élévation du Christ sur la Croix.
Donc il semble qu'il fallait que le Christ subît sa Passion ».
Au corps de l'article, saint Thomas commence par distin-
guer plusieurs sens du mot nécesscnre. « Comme Aristole le
dit, au livre V des Métaphysiques (de S. Th., leç. 6; Did.,
liv, IV, ch. V, n. i, 2, 3), c'est de façon multiple qu'on parle
de nécessaire. D'abord, on désigne par là ce qui selon sa na-
ture ne peut pas être autrement. De la sorte, il est manifeste
qu'il n'était point nécessaire que le Christ subît la Passion,
ni du côté de Dieu, ni du côté de l'homme. D'une autre ma-
nière une chose est dite nécessaire en raison de quelque chose
d'extérieur. Et si ce quelque chose d'extérieur est la cause
efficiente ou motrice, il en résulte la nécessité de coaction ;
par exemple, si quelqu'un ne peut pas marcher en raison de
la violence que lui fait celui qui le détient. Si ce quelque
chose d'extéiieur qui amène la nécessité est la fin » ou la
cause finale, « on dira que la chose est nécessaire, à supposer
la fin; ainsi, quand une certaine fin ne peut pas être réalisée
ou ne peut pas l'être aussi bien, à moins que telle chose soit :
dans ce cas, cette chose est dite nécessaire ou ne pouvoir pas
ne pas être en raison de cette fin présupposée » '. A parler de
cette double nécessité qui se dit en raison de quelque chose
1. Nous croyons devoir compléter ainsi la traduction du texte qui nous
paraît fautif dans toutes les éditions, sans en excepter l'édition léonine.
Elles portent : Qanndo scillcel finis aliquis aut nallo modo potesl esse,aut non
potesl esse convenienler nisi tali fine prassiipposiio. La phrase ainsi repro-
duite n'a pas de sens. Il a dû y avoir ici une partie de phrase omise par
erreur des les premiers manuscrits. FI faudrait : « nisi illudsit: liinc istud
dlcllur necessariwn, seu non posse non esse ex tali fine praesupposito ».
QUESTION XLVI. ^^ DE LA PASSION ELLE-MÊME. SgS
d'extérieur, « il ne fut point nécessaire que le Christ subisse
la Passion, s'il s'agit de la nécessité de coaction : ni du côté de
Dieu, qui décréta que le Christ subirait cette Passion », et qui
le décréta par un conseil souverainement libre et indépen-
dant; « ni du côté du Christ, qui subit volontairement la Pas-
sion. — Mais c'était nécessaire, de la nécessité de la fin. La-
quelle fin peut s'entendre d'une triple manière. — D'abord, de
notre côté; car nous avons été libérés par sa Passion; selon
cette parole marquée en saint Jean », ch. m (v. i5), et repro-
duite à l'argument sed contra : « Il faut que le Fils de l'homme
soit élevé, afin qae tous ceux qui croiront en Lai ne périssent
point, mais qu'ils aient la vie éternelle. — En second lieu, du côté
du Christ Lui-même, qui, par l'humilité » ou l'abaissement
« de la Passion mérita la gloire de l'exaltation » et du triomphe.
« Et à cela se rapporte ce qui est dit en saint Luc, chapitre
dernier (v. 26) : // fallait que le Christ souffrît ces choses et
quil entrât ainsi dans sa gloire. — Troisièmement, du côté de
Dieu, dont le décret porte sur la Passion du Christ annoncée
par avance dans les Écritures et figurée de même dans les
observances de l'Ancien Testament. Et c'est ce qui est dit en
saint Luc, ch. xx (v. 22) : Le Fils de r homme va selon quil a été
décrété; et, encore en saint Luc, chapitre dernier (v. 44, 46) :
Ce sont là les paroles que je vous ai dites, quand fêtais encore
avec vous, quil était nécessaire que fussent accomplies toutes les
choses qui étaient écrites à mon sujet dans la loi de Moïse et dans
les prophètes et dans les psaumes; et aussi : Car il est écrit qu'il
fallait que le Christ subit la Passion et ressuscitât d'entre les
morts ». — Nous ne saurions trop souligner la portée de cttle
troisième sorte de nécessité tirée du côté du décret divin, que
vient de nous marquer ici Siiint Thomas. Elle projette sur
l'Écriture Sainte, notamment sur le caractère messianique des
livres de l'Ancien Testament les clartés les plus vives et les
plus opportunes en ces temps de modernisme rationaliste qui
voudrait supprimer entièrement ce caractère de nos saints
Livres.
L'ad primum fait observer que « la raison donnée par l'ob-
jection procède de la nécessité de coaction du côté de Dieu »;
396 SOMME THÉOLOGIQUE.
et nous accordons qu'en effet une telle nécessité n'a pas à être
invoquée ici.
Vad secandam dit que « la raison donnée par cette seconde
objection procède de la nécessité de coaction du côté de
l'homme », dans le Christ. Et celte nécessité, non plus, ne
saurait être invoquée au sujet de la Passion.
Vad terliam déclare que « la libération de l'homme par la
Passion du Christ élait chose qui convenait et à la miséricorde
et à la justice de Dieu. A la justice, parce que le Christ, par
sa Passion, a satisfait pour le péché du genre humain; et, de
la sorte, l'homme a été libéré par la justice du Christ. A la
miséricorde, parce que l'homme ne pouvant ^oint par lui-
même satisfaire pour le péché de la nature humaine tout en-
tière, comme il a été vu plus haut (q. 1, art. 2, ad 2"'"), Dieu
lui a donné, pour satisfaire à sa place, son propre Fils; selon
cette parole de l'Épître aax Romains, ch. m (v. 2/i, 26) : Justi-
fiés grataiiement par sa grâce, par la rédemption qui est dans le
Christ Jésus, lequel a été constitué par Dieu en propitiation par
la Joi quon a en Lui. Et ce fut là une plus grande miséricorde
que si Dieu avait remis les péchés sans satisfaction. Aussi bien
est il dit dans l'Épitre aux Éphésiens, ch. 11 (v. 4, 5) : Dieu,
qui est riche en miséricorde, par Vextrême charité dont II nous a
aimés, cdors que nous étions morts par le péché, nous a redonné
la vie avec le Christ dans le Christ ».
L'ad quartum rappelle, d'un mot, que « le péché de l'ange
n'était point remédiable, comme le péché de l'homme, ainsi
qu'on le voit par ce qui a été dit plus haut, dans la Première
Partie » (q. 64, art. 2).
A considérer Dieu dans sa nature, ou le Christ sous sa rai-
son de Dieu-Hommo, il n'était nullement nécessaire que le
Christ se soumette à la Passion. Ce ne l'était pas, non plus, à
considérer l'hypothèse d'une aclion extérieure faisant violence
soit à Dieu soit au Christ. Car soit Dieu soit le Christ sont
d'une souveraine indé|)endance à l'endroit de tout agent exté-
rieur. Et si la Passion est entrée dans leur champ d'action,
c'est qu'ils l'ont voulu d'une volonté souverainement libre.
QUESTION XLVr. — DE LA PASSION ELLE-MÊME. S97
Toutefois, nous pouvons parler d'une certaine nécessité, quand
il s'agit de la Passion du Christ. C'est la nécessité qui se lire
de la fin. Elle existe quand une fin ne peut pas être obtenue,
ou ne peut pas l'être aussi excellemment à moins que telle
chose soit. Dans ce cas, cette chose est nécessaire en raison de
cette fin. Et cela veut dire qu'elle ne peut pas ne pas être si
l'on veut que telle fin soit obtenue ou soit obtenue de telle
manière. C'a été le cas de la Passion du Christ. Celle Passion
était nécessaire, d'une part, afin que le genre humain perdu
par le péché fût sauvé selon le mode de perfection qu'il plai-
sait à Dieu de vouloir dans son infinie justice et dans son
infinie miséricorde; d'un autre côté, afin que le Christ fût
glorifié selon le mode d'excellence que Dieu encore avait
décrété; et, enfin, parce que Dieu avait annoncé d'avance
celte Passion, dans ses Écritures, comme devant être un jour,
et que la parole de Dieu étant infaillible, il fallcit qu'elle se
réalise. — Nous venons de dire que la Passion du Christ était
nécessaire pour la libération du genre humain. Quel est bien
le sens de cette parole. Devons-nous en conclure que sans la
Passion du Christ le genre humain ne pouvait pas être sauvé;
ou devons-nous dire, au contraire, qu'il pouvait y avoir d'au-
tres modes de libération de la nalure humaine, en dehors du
mode de la Passion du Christ. C'est ce qu'il nous faut mainte-
nant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article II.
S'il était quelque autre mode possible de libération de la
nature humaine, en dehors de la Passion du Christ?
Quatre objections veulent prouver qu' u il n'était pas
d'autre mode possible de libération de la nature humaine, en
dehors de la Passion du Christ ». — La première apporte le
témoignage de ce que c le Seigneur dit, en saint Jean, ch. xii
(v. 24, 25) : Si le grain de froment tombant dans la terre ne
meurt pas, il demeure seul; si, au contraire, il meurt, il porte
398 SOMME THÉOLOGIQUE.
beaucoup de fruits; el saint Augustin dit que le grain dont par-
lait le Seigneur nfHait autre que Lui-même. Si donc II n'avait
pas subi la mort, 11 n'aurait point porté d'une autre manière
le fruit de notre libération ». — La seconde objection apporte
cet autre passage, où d le Seigneur dit au Père, en saint Mat-
thieu, ch. XXVI (v. [\i) : 0 mon Père, si ce calice ne peut point
passer sans que Je le boive, que votre volonté se fasse. Et II parle,
là, du calice de sa Passion. Donc la Passion du Christ ne
pouvait point passer. Et saint Hilaire explique : A cause de
cela ce calice ne pouvait point passer sans que le Christ le boive,
parce que nous ne pouvions être restaurés que par sa Passion » .
— La troisième objection fait observer que « la justice de Dieu
exigeait, pour que l'homme fût libéré du péché, que le Christ
satisfasse par sa Passion. Or, le Christ » ou Dieu « ne peut
point passer ou transgresser sa jus^lice. Il est dit, en effet, dans
la seconde Épître à Timothée, ch. 11 (v. i3) : Si nous ne
croyons pas, Lui demeure fidèle ; car II ne peut pas se nier Lui-
même. Or, Il se nierait Lui-même, s'il niait sa justice, étant
Lui-même sa justice. Donc il semble qu'il n'était point possi-
ble que l'homme fût libéré d'une autre manière que par la
Passion du Christ ». — La quatrième objection déclare que
« sous la foi ne peut pas tomber le faux. Or, les anciens Pè-
res », dans l'Ancien Testament, « crureut que le Christ subi-
rait sa Passion. Donc il semble qu'il ne se pouvait pas que le
Christ ne subisse la Passion ».
L'argument 5<?(i contra est un texte très net de « saint Au-
gustin, au livre XIII de la Trinité (ch. x) », où il est « dit : Le
mode selon lequel Dieu daigne nous libérer par le médiateur de
Dieu et des hommes, Jésus-Christ homtfie, nous affirmons qu'il
est bon et en harmonie avec la majesté divine; mais montrons
aussi quily avait d'autres modes possibles pour Dieu, au pouvoir
de qui toutes choses sont également soumises » .
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit qu' « une
chose peut être dite possible ou impossible d'une double ma-
nière : purement et simplement ou absolument; et par hypo-
thèse, ou telle supposition étant faite. A parler purement et
simplement et d'une façon absolue, il était possible à Dieu de
^ QUESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE-MÊME. SqQ
libérer l'homme d'une autre manière que par la Passion du
Christ; parce qu'il nest rien qui soit impossible pour Dieu,
comme il est dit en saint Luc, ch. i (v. 87). Mais, si l'on fait
une certaine supposition, la chose était impossible. C'est qu'en
effet, parce qu'il est impossible que la prescience de Dieu se
trompe et que sa volonté ou son décret soit cassé, si nous
supposons la prescience et la préordination de Dieu touchant
la Passion du Christ, il n'était point possible simultanément »
ou conjointement avec celte prescience et cette préordination
« que le Christ ne subisse pas la Passion, et que l'homme soit
libéré d'une autre manière que par celte Passion du Christ. Et
la raison est la même pour tout ce qui tombe sous la pres-
cience et la préordination de Dieu, comme il a été vu dans la
Première Partie » (q. i4, art. i3; q. 22, art. 4; q- 28, art. 6).
L'ad primum répond que « dans ce passage, le Seigneur
parle en supposant la prescience et la préordinalion de Dieu,
selon laquelle il était ordonné que le fruit du salut des hom-
mes ne serait obtenu que par la Passion du Christ ».
« El c'est de même qu'il faut entendre ce qui était objecté
en second lieu : Si ce calice ne peut point passer sans que je le
boive, c'est-à-dire : parce que vous l'avez ainsi disposé. Et aussi
bien 11 ajoute : que voire volonté se fasse ».
Vad tertium déclare que a cette justice de Dieu », dont
parlait l'objection, « dépend, elle aussi, de la volonté divine
exigeant du genre humain la satisfaction pour le péché. Au-
trement, s'il eût voulu sans aucune satisfaction libérer
l'homme du péché. Il n'eût pas agi contre la justice. Ce
juge-là, en effet, ne peut point, la justice élant sauve, remet-
tre la faute ou la peine, qui doit punir la faute commise con-
tre quelque autre, par exemple contre un autre homme, ou
contre toute la république, ou contre un prince supérieur.
Mais Dieu n'a pas de supérieur, Il est Lui-même le bien su-
prême et commun de tout lunivers. Il s'ensuit que s'il remet
le péché qui a raison de faute parce qu'il est commis contre
Lui, Il ne fait injure à personne; comme un homme quelcon-
que, s'il remet l'offense commise contre lui, sans satisfaction,
il agit avec miséricorde et non d'une façon injuste. Aussi
4oO SOMME THÉOLOGIQUe.
bien, David, implorant la miséricorde, disait (Ps. i, v. 6) :
Xai péché contre vous seul; comme pour dire : Vous pouvez
sans injustice me pardonner ».
L'ad quartum fait observer que « la foi des hommes, et
aussi les Écritures divines, qui établissent cette foi, reposent
sur la prescience et la préordination de Dieu. Et c'est pour-
quoi la raison est la même pour la nécessité qui provient de
leur supposition et pour la nécessité qui provient de la pres-
cience et de la volonté divine ».
Absolument parlant, la libération du genre humain déchu
pouvait se faire d'uuiré manière que par la Passion du Christ.
Et. par exemple. Dieu pouvait purement et simplement con-
donner à l'homme son péché, n'en tenant plus aucun
compte, par pure miséricorde. Mais étant donné que pour les
raisons marquées à l'article précédent et qui étaient en si par-
faite harmonie avec tous ses attributs, il avait plu à Dieu de
décréter que c'est par ce moyen de la Passion du Christ que le
genre humain serait libéré, décret qu'il avait Lui-même ma-
nifesté par avance dans ses Livres saints, il n'y avait plus que
ce moyen qui pût délivrer les hommes de leurs péchés. — Ce
mode-là était donc désormais, en fait, le seul possible. Mais
faut-il dire qu'il était aussi le plus à propos et le plus excel-
lent; ou pouvons-nous supposer qu'un autre moyen eût été
meilleur et plus excellent que celui-là. C'est ce qu'il nous
faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article qui
suit.
Article III.
Si quelque autre mode de libération de l'homme eût été
plus convenable que celui de la libération par la Passion
du Christ?
Trois objections veulent prouver qu' « un autre mode de
libération de l'homme eût été plus convenable que le mode de
libération par la Passion du Christ ». — La première dit que
QUESTION XLVr. — DE LA PASSION ELLE-MEME. /|0I
la nature, dans son opération, imite l'œuvre divine, comme
étant mue et réglée par Dieu. Or, la nature ne fait point par
deux ce qu'elle peut faire par un. Puis donc que Dieu pouvait
libérer l'homme par sa seule volonté propre, il ne semble
pas avoir été convenable que pour la libération du genre hu-
main, Il ait eu recours à la Passion du Christ ». — La se-
conde objection déclare que « les choses qui se l'ont par voie
naturelle se font plus convenablement que celles où la vio-
lence intervient; parce que ce qui est violent est comme une
enUdlle ou un détachement de ce qui esl selon la nature, ainsi
qu'il dit est au livre du Ciel et du Monde (liv. II, ch. m, n. i ;
de S. Th., leç. f\). Or, la Passion du Christ amena la mort d'une
façon violente. Donc il eût été plus convenable que le Christ
libère les hommes en mourant de mort naturelle, plutôt que
de subir la Passion ». — La troisième objection en appelle à
ce qu' « il semble souverainement convenable que celui qui
détient une chose par la violence et injustement soit dépouillé
ou spolié par la puissance du supérieur; et voilà pourquoi il
est dit dans Isaïe, ch. lu (v. 3) : Vous ave: ('dé achetés gratuite-
ment et rachetés sans argent. Or, le démon n'avait aucun droit
sur l'homme, qu'il avait déçu par fraude et qu'il détenait sou-
mis à sa servitude par une certaine violence. Donc il semble
qu'il eût été souverainement convenable que le Christ dé-
pouille le démon par sa seule puissance, en dehors de la
Passion ».
L'argument sed contra apporte un texte formel de « saint Au-
gustin, au livre XIII de la Trinité (ch. x) », où il est« dit : Pour
guérir noire misère, il ne fut pas de mode plus convenable que par
la Passion du Christ ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « (juand il
s'agit d'un moyen destiné à atteindre une certaine lin, ce moyen
sera d'autant meilleur que par lui on aura plus de choses con-
courant à la bonne obtention de la fin. Or, par cela que l'homme
a été libéré par la Passion du Christ, de nombreuses choses se
sont rencontrées ayant trait au salut des hommes, en plus de
la libéralion du péché. — Par là, en efl'et, d'abord, l'homme
connaît à quel point Dieu l'a aimé et il est provoqué à l'aimer
XVI. — La Rédemption. a6
/|02 SOMME THEOLOGIQUE.
en retour, ce en quoi consiste la perfection du salut de l'homme.
Aussi bien l'Apôtre dit, aux Romains, ch. v (v, 8, 9) : Dieu fait
éclater sa charité pour nous, quand, alors que nous étions ses enne-
mis, le Christ est mort pour nous. — Secondement, par là II nous
a donné l'exemple de l'obéissance, de l'humilité, de la cons-
tance, de la justice et des autres vertus qui se sont montrées
dans la Passion du Christ, lesquelles sont nécessaires au salut
de l'homme. De là vient qu'il est dit, dans la première Épître
de saint Pierre, ch. 11 (v. 21) : Le Christ a soujjert pour nous sa
Passion, nous laissant un exemple, afin que nous marchions sur ses
traces. — Troisièmement, le Christ, par sa Passion, non seule-
ment a délivré l'homme du péché, mais encore lui a mérité la
grâce de la justification et la gloire de la béatitude, comme il
sera dit plus loin (q. /jS, art. i ; q. 49, art. i, 5). — Quatrième-
ment, par là a été marquée à l'homme une plus grande néces-
sité de se conserver exempt de péché; selon cette parole de la
première Épître aux Corinthiens, ch. vi (v. 20) : Vous avez été
achetés d'un grand prix : glorifiez et portez Dieu dans votre corps.
— Cinquièmement, il en est résulté une plus grande dignité »
pour l'homme : « en ce sens que l'homme ayant été trompé
et vaincu par le démon, c'est pourtant l'homme qui, à son tour,
a vaincu le démon, et de même que l'homme avait mérité la
mort, c'est encore l'homme qui, en mourant, a triomphé de la
mort, comme il est dit dans la première Épître aux Corinthiens ,
ch. XV (v. 57) : Grâces soient rendues à Dieu qui nous a donné la
victoire par Jésus-Christ. — Pour toutes ces raisons, il était
plus convenable que nous fussions libérés par la Passion du
Christ que par la seule volonté de Dieu ».
L'ad primam a une réponse exquise, u Même la nature, pour
qu'une chose soit faite plus convenablement, y applique plu-
sieurs choses : c'est ainsi qu'elle donne, pour voir, deux yeux.
El la même chose se constate dans les autres choses ».
Vad secundum répond que « comme le dit saint Jean Chry-
sostome » (ou plutôt saint Athanase, dans son discours sur
l'Incarnation du Verbe), « le Christ était venu détruire non point sa
mort, car II n'en avait pas, étant la vie elle-même, mais celle des
hommes. Aussi bien, ce n'est point par sa mort propre qu'il déposa
QUESTION XLVr. — DE LA PASSION ELLE-MEME. ^oS
son corps, mais II reçut celle mort des hommes. Si, en ejjel, H
avait été malade et que son corps se fût dissous à la vue de tous,
Il ne convenait pas que Celui qui guérissait les infirmités des autres
eût son propre corps languissant sous les infirmités. Si, en dehors
de toute maladie. Il eût déposé son corps à l'écart et qu ensuite II
fût apparu de nouveau, on n'aurait pas cru à lajfirmation de sa
résurrection. Comment, en effet, eût éclaté la victoire du Christ sur
la mort, si ce nest qu'ayant souffert cette mort aux yeux de tous.
Il prouvait qu'elle était morte par l'incorruptibilité de son corps »
ressuscité.
L'ad terlium accorde que « le démon avait attaqué l'homme
d'une manière injuste. Mais c'était d'une manière juste que
l'homme, à cause du péché, avait été abandonné par Dieu à la
servitude du démon. Il était donc convenable que l'homme fût
libéré de la servitude du démon par voie de justice, le Christ
satisfaisant à sa place par sa Passion. Il était aussi souveraine-
ment convenable, pour vaincre l'orgueil du démon qui a déserté
la justice et recherché la puissance, que le Christ triomphe du
démon et délivre l'homme, non par la seule puissance de la
divinité, mais aussi par la justice et l'humilité de la Passion,
comme le dit saint Augustin au livre XIII de la Trinité »
(ch. XIII, XI v).
Il est très vrai que Dieu aurait pu, s'il l'eût voulu, délivrer
l'homme et le rétablir dans son premier état par une pure con-
donation de l'ofTense et par le seul efTet de sa toute-puissance
arrachant au démon la proie qu'il s'était injustement arrogée.
Mais il était bien plus convenable qu'il ordonne à ce double
effet la Passion du Christ. Des avantages inappréciables et de
toute nature, en devaient résulter pour l'œuvre de salut qu'il
lui plaisait de vouloir réaliser. — Mais l'obtention de ces avan-
tages, attachée à la Passion du Christ, demandait-elle que cette
Passion eût lieu sur la Croix. Était-ce là le mode qui convenait
le mieux? Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.
4o4 SOMME THÉOLOGIQUE.
Article IV.
Si le Christ devait subir sa Passion sur la Croix?
Trois objections veulent prouver que « le Christ ne devait pas
subir sa Passion sur la Croix ». — La première dit que « la
vérité doit répondre à la figure. Or, comme figures du Christ
précédèrent tous les sacrifices de l'Ancien Testament^ dans les-
quels les animaux tombaient sous le glaive et ensuite étaient
consommés par le feu. Donc il semble que le Christ n'aurait
pas dû subir sa Passion sur la Croix, mais plutôt être frappé du
glaive ou passer par le feu ». — La seconde objection en appelle à
« saint Damascène », qui (au livre I, ch. xi et au livre III,
ch. xx) « dit que le Christ ne devait point assumer les passions
infamantes . Or, le supplice de la Croix paraît être le plus infa-
mant et le plus ignominieux ; et c'est pour cela qu'il est dit, au
livre de la Sagesse, ch. ii (v. 20) ; Condamnons-le à la mort la
plus honteuse. Donc il semble que le Christ ne devait pas subir
le supplice de la Croix »>. — La troisième objection rappelle
que « du Christ il est dit : Béni Celui qui vient au nom du Sei-
gneur ; comme on le voit par saint Matthieu, ch. xxi (v. 9). Or,
le supplice de la Croix était un supplice de malédiction; selon
cette parole du Deutéronome, ch. xxi (v. 28) : Maudit de Dieu
est celui qui est pendu au bois. Donc il semble qu'il n'était pas
convenable que le Christ fût crucifié ».
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, dans l'Épître
aux Philippiens , ch. 11 (v. 8) : // s'est Jait obéissant jusqu'à la mort
et à la mort sur la Croix ».
Au corps d'article, saint Thomas, tout rempli des lumières
du ciel et sachant bien que le point de doctrine qu'il étudie ici
est le scandale de la fausse sagesse, tandis qu'il est le dernier
mot de la sagesse divine, prononce, dès le début, cette formule
superbe : « Voici ma réponse : Il faut dire qu'il était souverai-
nement convenable que le Christ subisse le supplice de la Croix :
respondeo : dicendum quod convenienlissimum Juit Christum pati
QUESTION XL VI. --DE LA PASSION ELLE-MEME. 4o5
mortem crucis n. Et il ramène au nombre sept, comme à un nom-
bre particulièrement sacré, les innombrables raisons qui jus-
tifient son affirmation magnifique. — « Premièrement, comme
exemple de vertu. Saint Augustin dit, en effet, au^livre des
Quatre-vingt-trois Questions (q. xxv) : La Sagesse de Dieu s'est
faite homme pour nous donner l'exemple de la rectitude de vie que
nous devions reproduire. Or, à cette rectitude de vie il appartient
de ne point craindre ce qui ne doit pas être craint. D'autre part,
il est des hommes, qui, sans craindre la mort elle-même, ont hor-
reur de tel genre de mort. Il Jallait donc montrer, par la croix du
Dieu-homme, qu'aucun genre de mort ne devait être craint par
l'homme en qui se trouve la rectitude de vie. Et, en ejfet, parmi
tous les genres de mort, il n'en était aucun qui fût plus exécrable
et plus redoutable que celui-là ». De là vient que la Croix du di-
vin Crucifié devait être, ouvert pour tous et accessible à tous,
le code par excellence de toute perfection, de tout héroïsme,
de toute sainteté. — « Secondement, parce que ce genre de
mort » et de supplice « convenait le. plus à la satisfaction pour
le péché du premier père, qui consista en ce que, contre l'or-
dre de Dieu, il prit le fruit de l'arbre défendu. Il convenait
donc que le Christ, devant satifaire pour ce péché, souffrît
d'être attaché à l'arbre » de la Croix, « comme pour restituer
ce qu'Adam avait pris; selon cette parole du psaume (lxviii,
V. 5) : Ce que je n'avais point pris, Je le payais alors. Aussi bien
saint Augustin dit, dans un Sermon de la Passion, Adam
méprisa le précepte, en prencmt du fruit de l'arbre; mais tout ce
qu'Adam avait perdu, le Christ le retrouva sur la Croix ». Et l'on
connaît le beau rapprochement que l'Eglise elle-même a fait
dans la Préface de la Croix et de la Passion : a ajin que celui
qui avait triomphé sur l'arbre fût également vaincu sur l'arbre : ut
qui in ligno vincebat in ligno quoqueyinceretur ». Ce rapproche-
ment d'ailleurs ne laisse pas que de confirmer l'interprétation
traditionnelle du récit de la Genèse, entendant ce récit dans
son sens réel et historique, contrairement aux nouveautés d'une
exégèse trop hardie. — « La troisième raison est que, comme
le dit saint Jean Chrysostome dans son sermon de la Passion
(hom. 1, II), // a subi la Passion élevé dans les airs et non enjermé
/|06 SOMME THÉOLOGIQUE.
SOUS un toit, afin que la nature de l'air, elle aussi, se trouvât
purifiée. Du reste, la terre, elle encore, piwticipait au même bien-
fait, purijiée par le sang qui découlait du côté du Christ trans-
percé. Et, sur cette parole, marquée en saint Jean, cJi. in(v. i4),
H faut que le Fils de r homme soit élevé» de terre, » ïhéophylacte
dit : Quand tu entends le mot élevé, comprends quil s'agit d'une
suspension en haut : a fui qu'il sanctifiât l'air, Lui qui avait sanc-
tijié la terre en marchant sur elle. — La quatrième raison est
que par cela même qu'il meurt » sur la Croix, o élevé » dans les
airs', (( Il nous prépare l'ascension au ciel, comme le dit saint
Jean Chrysostome » (ou plutôt S. Athanase , ouvrage pré-
cité). « Et de là vient que Lui-même dit, en saiilt Jean, ch. xii
(v. 32, 33) : Quand f aurai été élevé de terre, f attirerai tout à
moi». — «La cinquième raison» porte sur ce que la forme
même de l'instrument de « ce supplice convient au salut uni-
versel du monde entier. Aussi bien saint Grégoire de Nysse dit
que la figure de la Croix partant d'an point central et se divi-
sant en quatre branches, signifie la vertu et la providence de Celui
qui y fat attaché, vertu et providence qui sont répandues en tout
lieu. Saint Jean Chrysostome » (ou plutôt S. Athanase, endroit
précité) « dit aussi que sur la Croix le Christ meurt les mains
étendues, pour attirer, d'une main, l'ancien pp.uple, et, de l'autre,
ceux qui sont parmi les nations. — La sixième raison est que
par ce genre de mort sont désignées les diverses vertus. Aussi
bien saint Augustin dit, au livre De la grâce de l'Ancien et du
Nouveau Testament (ch. xxvi) : Ce n'est pas en vain qu'il a choisi
ce genre de mort, pour se J aire le Maître de la largeur, de la hau-
teur, de la longueur et de la profondeur dont parle l'Apôtre (aux
Éphésiens, ch. m, v. 18). La largeur, en effet, se trouve dans ce
bois qui traverse en haut la Croix ; et cela se rapporte aux bonnes
œuvres; car c'est là que les mains sont étendues. La longueur se
trouve dansjcette partie qui va du bois transversal Jusqu'à terre :
c'est là qu'il se tient et qu'il demeure ou qu'il persévère ; chose qui
1. Les diverses éditions porlenl ici in ca (ou encore, d'eux d'entre elles //(
allô). In ea sérail, mis pour in cruce ; mais cetie leçon paraît peu dans la
ligne du texte. Nous croyons (ju'il faul plulôt : in tiUo, c'esl-à-dire. dans
l'air, dans les airs.
QUESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE-MÉME. IxÙ"]
est attribuée à la longanimité. La hauteur se trouve dans cette par-
tie du bois, qui va de la partie transversale vers le haut, c'est-à-
dire vers la tête du crucifié : et, en ejjet, c'est en haut qu'est l'at-
tente de ceux qui ont la bonne espérance. Quant à cette partie du
bois qui est fixée en terre et s'y trouve cachée, portant tout le reste,
elle signifie la projondeur de la grâce gratuite. Et, comme le dit
encore saint Augustin, sur saint Jean (tr. CXIX), le bois ou
étaient fixés les membres du supplicié qui soujjrait était aussi la
chaire du Maître qui enseignait. -- La septième raison est^que
ce genre de mort » ou de supplice « répondait à de nombreu-
ses figures » qui avaient précédé dans l'Ancien Testament.
<( Gomme, en effet, le dit saint Augustin dans son Sermon de
la Passion, ce fut une arche en bois qui sauva le genre humain
des eaux du déluge; quand le peuple de Dieu sortit de l'Egypte,
ce fut avec un bâton que Moïse divisa la mer, engloutit le
Pharaon, et racheta le peuple de Dieu ; le même Moïse jeta du
bois dans l'eau et changea l'eau amère en eau douce; la verge
en bois tire une eau salutaire du rocher spirituel; pour vain-
cre Amalec, Moïse fient le bâton dans ses fnains étendues con-
tre lui; la loi de Dieu est aussi confiée à l'arche du Testament
qui était en bois; tout cela pour venir, comme par des degrés,
au bois de la Croix » .
L'ad primurn répond que « l'autel des holocaustes, sur le-
quel s'offraient les sacrifices des animaux » dans l'Ancien Tes-
tament, « était fait de bois, comme il est marqué au livre de
VExode, ch. xxvii (v. i); et, de ce chef, la vérité correspond à
la figure. D'autre part, il n'est pas nécessaire qu'elle lui corres-
ponde en tout ; sans quoi, ce ne sercdt plus la similitude ou la
figure, mais la vérité elle-même, comme le dit saint Jean Damas-
cène, au livre III (ch. xxvi). Toutefois », dans le détail ou
« spécialement, comme le dit saint Jean Chrysostome » (ou
plutôt S. Athanase, endroit précité), « le Christ n'a point sa
tête coupée, comme saint Jean; Il n'est point scié, comme Isaïe,
afm de présenter à la mort son corps tout entier; non divisé, et
pour ne point Journir de prétexte à ceux qui veulent diviser son
Église. — Quant au feu matériel, il fut remplacé, dans l'holo-
causte du Christ, par le feu de la charité ».
4oS SOMME THÉOLOGIQUE.
IjCid seciuuUun dit que « le Christ refusa d'assumer les pas-
sions défectueuses qui ont trait au manque de science ou de
grâce ou de vertu; mais non point celles qui ont trait à l'in-
jure venue du dehors : bien plus, comme il est dit, aux Hébreux,
ch. xn (v. 2), // supporta la Croix, méprisant la confusion ».
L'rtd terliuni fait observer que « comme ledit saint Augustin,
au livre XIV Contre Fausle (ch. iv et suiv.), le péché est mau-
dit; et, par conséquent, la mort et la mortalité qui provien-
nent du péché. Or, la chair du Christ Jut mortelle, portant la
similitude de la chair du péché. Et, à cause de cela. Moïse l'ap-
pelle maudite, comme l'Apôtre l'appelle aussi péché, quand il
dit, dans la seconde épîlre aux Corinthiens , ch. v (v. 21) : Celui
qui ne connaissait pas le péché. Dieu l'a fait péché pour nous, sa-
voir par la- peine du péché. Ce n'est pas, en ejjet, chose plus
forte, (juil soit dit qu'il a été maudit de Dieu. Car si Dieu n'avait
point haï le péché, Il /l'aurait pas envoyé son Fils pour prendre
et enlever la chair de péché. Reconnais donc avoir pris la ma-
lédiction pour nous celui que tu reconnais être mort pour nous.
Aussi bien est-il dit, aux Galates, ch. m (v. i3) : Le Christ nous
a rachetés de la malédiction de la loi, devenu maudit pour nous ».
Uien n'était plus en liartn(Hiie avec la sagesse de Dieu et ne
devait mettre cette sagesse dans un plus beau jour, que le choix
du supplice de la Croix pour le Verbe fait chair, destiné à
subir pour nous, dans sa chaii', la peine du péché que nous
aurions dii subir nous-mêmes. — Mais comment devons-nous
concevoii' cette peine du péché subie pour nous par le Christ
dans son supplice de la Croix. Faut-il dire que le Christ, dans
sa Passion, a subi toutes les soulï'rances, au |)oint de n'en avoir
laissé aucune qu'il n'ait prise et subie ; puisque aussi bien
nos pécliés qu'il venait expier méritaient tous les supplices et
toutes les souttrances. La question est du plus haut intérêt; car
elle nous permettra d'apprécier ce que le Christ a fait pour
nous dans son supplice d'expiation. Saint Thomas va nous ré-
pondre à l'article qui suit.
QUESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE-MÊME. l\Og
Article V.
Si le Christ a subi toutes les souffrances?
Trois objecUons veulent prouver (jue u le Christ a subi »
teutes les soulïVances ou u toutes les passions ». — La première
est un texte de « saint Hilaire, au livre X de la Trinité » où il
est « dit : Le Fils unique de Dieu, parachevant le sacrement » ou
le mystère « de sa mort, témoigne avoir consommé en Lui tous les
genres de passions » ou de tortures « humaines, lors(iue, ayant
incliné la tête, Il rendit l'esprit. Il semble donc qu'il a subi tou-
tes les passions » ou tortures « humaines ». — La seconde
objection cite un texte d'Isaïe, ch. lu (y. i3, i^), où « il est
dit : Voici que mon serviteur prospérera, et II grandira, et II sera
exalté, et II sera souverainement élevé, au plus haut point ; et beau-
coup ont été dans la stupeur en le voyant ; de même Usera défiguré,
son aspect n'étant plus celui d\m homme, ni son visage celui des en-
fants des hommes. Or, le Christ a été exalté selon qu'il a eu toute
grâce et toute science : et c'est en raison de cela que les hom-
mes dans la stupeur l'ont admiré. Donc il semble que dans
l'humiliation II a dû subir toute passion » ou torture « hu-
maine I). — La troisième objection rappelle que « la Passion
du Christ était ordonnée à délivrer l'homme du péché, comme
il a été dit plus haut (art. i, 2, 3; q. 1/4, art, 1). Or, le Christ
venait libérer les hommes de tous les genres de péchés. Donc
Il a dû subir tous les genres de passions » ou de tortures et de
souffrances.
L'argument sed contra oppose qn 0 il est dit, en saint Jean,
ch. XIX (v. 3'i, 33), que les soldats brisèrent les jambes du pre-
mier et aussi de Vautre qui étaient crucifiés avec Jésus ; mais étant
venus à Jésus, ils ne brisèrent point ses jambes. Donc II n'a pas
subi toutes les tortures humaines ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « les
passions » ou soutîrances et tortures « humaines peuvent se
considérer d'une double manière. — Premièrement, dans leur
410 SOMME THÉOLOGIQUE.
espèce. Et, de cette sorte, il n'a point fallu que le Christ soufTrît
toutes les passions » ou tortures « humaines. Il en est, en effet,
beaucoup qui sont contraires entre elles » et qui, par suite,
s'excluent l'une l'autre ; « comme, par exemple, la combus-
tion dans le feu et la submersion dans l'eau. Car nous parlons
maintenant des passions ou des souffrances dues à une action
violente provenant du dehors. Il ne convenait pas, en eff'et,
que le Christ éprouvât en Lui les passions » ou souffrances
(' qui ont pour cause un désordre intérieur, comme sont les
maladies corporelles. C'est ce que nous avons établi plus haut
(q. ili, art. ^). — Mais, à considérer le genre » et non plus
l'espèce « des passions » ou des souffrances et des tortures hu-
maines, « le Christ a souffert ou subi toutes ces passions » ou
souff'rances « humaines. — On peut s'en rendre compte par une
triple considération. — D'abord, du côté des liommes. Il a
souffert, en effet, de la part des Gentils et de la part des Juifs;
de la part des hommes, et de la part des femmes, comme on le
voit par les servantes accusant Simon Pierre. lia souffert aussi
de la part des princes, de la part de leurs ministres ou servi-
teurs, et de la part du peuple ; selon cette parole du Psaume
(il, V. 1,2): Pourquoi les nations ont-elles Jrémi, et pourquoi les
peuples ont-ils ourdi de vains complots. Les rois de la terre se sont
levés et les princes se sont rassemblés et réunis contre le Seigneur
et contre son Christ. Il- a souffert encore de la part de ses inti-
mes et de ses connaissances, comme on le voit pour Judas qui
le trahit et par Pierre qui le renie. — En second lieu, la même
chose apparaît du côté de ce en quoi l'homme peut souffrir.
Car le Christ a souffert dans ses amis qui l'abandonnent; dans
sa réputation, par les blasphèmes vomis contre Lui ; dans son
honneur et dans sa gloire, par les dérisions et les insultes dont
Il fut l'objet; dans ses biens, par cela qu'il fut même dépouillé
de ses vêtements; dans son âme, par la tristesse, l'ennui, la
crainte; dans son corps, par les blessures et les coups de la
llagellation. — En troisième lieu, on peut considérer cette
universalité de souffrances quant aux membres du corps. Le
Christ, en eff'et, souffrit, dans la tête, l'enfoncement des épines;
dans les mains et dans les pieds, l'enfoncement des clous; sur
QUESTION XLVl. DR LA PASSION ELLE-MÊME. /4 I I
sa face, les soulïlels et les crachats; dans tout son corps, les
coups de la flagellation. Il souflVit aussi dans tous les sens de
son corps : dans le toucher, flagellé et percé de clous; dans le
goût, abreuvé de fiel et de vinaigre; dans l'odorat, pendu à un
gibet dans un endroit fétide, infecté de l'odeur des cadavres,
qui s'appelail le lieu du crâne; dans l'ouïe, déchiré par les cris
de ceux qui le blasphémaient et le raillaient; dans la vue,
apercevant sa mère et le disciple quil aimait tout en larmes ».
— Gomme ce dernier trait achève bien ce tableau si poignant
des souffrances ou des tortures endurées par le Christ dans sa
Passion. Où trouver, en moins de mots, un tableau plus com-
plet et plus émouvant de ces souffrances et de ces tortures, qui
devaient être, nous l'expliquerons bientôt, le prix de notre
rachat.
h\id primum dit que « cette parole de saint Hilaire se doit
entendre de tous les genres de passions ou de souffrances, non
de toutes les espèces ».
L'ad secundum fait observer que « dans ce texte d'Isaïe que
citait l'objection, la similitude porte non sur le nombre des
passions et des grâces, mais sur la grandeur des unes et des
autres; car de même que le Christ a été élevé au-dessus de
tous dans les dons de la grâce, pareillement II a été jeté au-
dessous de tous par l'ignominie de la Passion ».
L'ad tertium déclare que u s'il s'agit de ce qui pouvait suffire,
la plus petite passion » ou souffrance a du Christ suffisait pour
racheter le genre humain de tous les péchés ; mais, du côté de
la convenance », s'il fallait une certaine universalité, il n'était
point nécessaire cependant que le Christ subisse toutes les espè-
ces de souffrances; nous avons môme dit que c'était là chose
impossible ; « il était suffisant qu'il souffre tous les genres de
passions » ou de tortures, « comme il a été déjà dit » (au corps
de l'article).
A considérer le mode ou le comment de la Passion du Christ
achevée sur la Croix, nous devons reconnaître que du côté de
l'étendue des souffrances ou de leur nombre, il fallait, pour
l'harmonie de notre rédemption, qu'il les éprouve ou les su-
ai 2 SOMME THEOLOGIQUE.
bisse toutes : non certes au point de vue nunmérique, ni même
spécifique; mais au point de vue générique. Et cela veut dire
qu'il n'est aucun genre de souffrances venues du dehors, soit
du côté de ceux qui font souffrir par leurs méfaits, soit du côté
des biens dont la privation violente constitue l'objet de la souf-
france, soit du côté des membres et des sens du corps, qui
sont atteints par la cause de la souffrance, que le Christ n'ait
eu à subir au cours de sa Passion. — Mais que penser de ces
mêmes souffrances ou de celte Passion du Christ, selon que
nous en considérons l'intensité de douleur. Devons-nous dire
que la douleur de la Passion du Christ a dépassé toute autre
douleur, qu'elle a été plus grande que toutes les autres dou-
leurs. Ici encore la question revêt un intérêt poignant; car
elle va nous aider à mieux connaître ce que le Christ a fait pour
nous et ce que nous lui devons. Lisons, à ce sujet, le magni-
fique article écrit par saint Thomas.
Article VI.
Si la douleur de la Passion du Christ a été plus grande
que toutes les autres douleurs?
Six objections veulent prouver que c la douleur de la Passion
du Christ n'a pas été plus grande que toutes les autres dou-
leurs ». — La première fait observer que v la douleur du
patient « ou de celui qui souffre « est accrue selon la gravité
et ta longueur de la passion » ou de la souffrance. « Or, cer-
tains martyrs ont supporté » ou subi « des passions » ou des
tortures « plus giaves et plus longues que celles que le Christ
a subies : comme on le voit pour saint Laurent, qui a été cuit
sur le gril, et pour saint Vincent, dont les chairs furent déchi-
rées avec des ongles de fer. Donc il semble que la douleur du
Christ soutfrant n'a pas été la plus grande ». — La seconde
objection dit que « lu vertu de l'àme mitigé la douleur : au
point que les .Stoïciens alfirmaient que la tristesse n'a point cVen-
trce dans Came du sage (S. Augustin, Cité de Dieu, liv. IV,
QUESTION XLVI. — t)E LA PASSION ELLE-mÉME. lIi'Ô
ch. viii) ; et Arislote dit que la vertu morale tient le milieu
dans les passions {Éthique, liv. II, cli, vi, n. 9); de saint Th.,
leç. 6). Or, dans le Christ se trouvait la plus parfaite vertu de
l'âme. Donc il semble que dans le Christ la douleur aura été la
plus petite ». — La troisième objection déclare que « plus l'être
qui soufl're est sensible, plus la douleur de la soufl'rance qui
s'ensuit est grande. Or, l'âme est plus sensible que le corps; le
corps n'étant sensible que par l'âme. Adam aussi, dans l'état
d'innocence, paraît avoir eu un coips plus sensible que ne
l'était le corps du Christ non exempt des défectuosités natu-
relles au corps humain » selon qu'il est après la chute. « Donc
il semble que la douleur de l'âme qui souffre en purgatoire ou
dans l'enfer, ou aussi la douleur d'Adam, s'il eût souffert, l'em-
portent sur la douleur du Christ dans sa Passion ». — La qua-
trième objection présente celte remarque, que « l'umission »
ou la perte « d'un bien plus grand cause une douleur plus
grande. Or, le pécheur, quand il pèche, perd un bien plus
grand que celui que perdit le Christ dans sa Passion ; car la
vie de la grâce l'emporte sur la vie de la nature. Et même le
Christ qui perdit la vie pour ressusciter après trois jours, sem-
ble avoir moins perdu que ceux qui perdent la vie, devant
demeurer dans la mort. Donc il semble que la douleur du
Christ n'a pas été la plus grande 0. — La cinquième objection
veut que « l'innocence de celui qui-soulïre diminue la dou-
leur de la souffrance. Or, le Christ souffrit, étant innocent;
selon cette parole de Jérémie, ch. xi (v. 19) : J'étais comme un
agneau plein de mansuétude qu'on mène à la boucherie. Donc il
semble que la douleur de la Passion du Christ n'a pas été la
plus grande ». — La sixième objection en appelle à ce prin-
cipe, qu' « en ce qui est du Christ, il n'y eut rien de superflu.
Or, la plus petite douleur du Christ suffisait au but du salut
des hommes : car elle avait une valeur infinie en raison de la
Personne divine. Donc il était superflu de prendre la plus
grande douleur ».
L'argument sed contra oppose qu' « on trouve, dans les
Lamentations, ch. i (v. 12), dit en la Personne du Christ ;
Considérez et voyez s'il est une douleur comme la mienne » .
^I^ SOMME THÉOLOGIQUÉ.
Au corps (le l'article, saint Thomas rappelle que « comme il
est dit plus haut (q. i5, art. 5, 0), quand il s'est agi des défec-
tuosités prises par le Christ, dans le Christ soumis à la Passion
se trouva la douleur véritable : et la douleur sensible, qui est
causée par ce qui nuit au corps; et la douleur intérieure, qui
est causée par la perception d'un quelque chose de nuisible, et
qui s'appelle la tristesse. — Or», déclare saint Thomas, ici, en
une parole que nous ne i^aurions trop souligner, a l'une et l'au-
tre douleur », savoir et la douleur sensible et la douleur inté-
rieure qu'est la tristesse, « ont été, dans le Christ, les plus
grandes de la vie présente. — Et cela s'explique par quatre rai-
sons », ajoute le saint Docteur. — o D'abord, en raison des
causes'de la douleur. C'est qu'en effet, la cause de la douleur
sensible fut la lésion corporelle. Celte lésion corporelle fut
douloureuse, et en raison de la généralité des passions » ou des
tortures, dont il a été parlé (art. précéd.), et aussi en raison
du genre de la Passion » s'achevant par la mort sur la Croix.
(( La mort, en effet, des crucifiés ou de ceux qu'on fixe par des
clous à la croix est la plus douloureuse : car ils sont fixés à la
croix dans les endroits du corps où se réunissent les nerfs et qui
sont par suite les plus sensibles, savoir dans les mains et dans
les pieds'; et le poids du corps suspendu augmente à chaque
instant la douleur; et, avec cela aussi, se trouve la durée ou la
prolongation de la douleur, ne mourant pas tout de suite, comme
ceux qui sont frappés par le glaive. — Quant à la cause de la
douleur intérieure, ce furent, d'abord, tous les péchés du genre
humain pour lesquels le Christ satisfaisait dans sa Passion; et,
aussi bien, Il se les attribue en quelque sorte à Lui-même, disant
dans le psaume (xxi, v. 2) : Les paroles de mes délits. En second
lieu, ce fut, spécialement, la ruine des Juifs et des autres qui
se rendaient coupables de sa mort; et surtout la chute de ses
disciples, qui trouvèrent le scandale dans la Passion du
Christ. En troisième lieu, ce fut aussi la perte de la vie cor-
i. On voit sur l'imaffC du Saint Suaire conservé à Turin, que la cruci-
fixion avait lieu, non pas au milieu de la main on des pieds, mais au poi-
gnet et sur le cou du pied pour sortir au talon, ce qui constitue, en eflet,
les parties du corps les plus sensibles.
QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MÊME. /n 5
porelle, qui est naturellement un objet d'horreur dans la na-
ture humaine.
« A un second titre, on peut considérer la grandeur » de la
douleur du Christ dans sa Passion, « en raison de la sensibi-
lité de Celui qui souffrait. C'est qu'en etîet, selon le corps, le
Christ était d'une complexion souverainement excellente, son
corps ayant été formé miraculeusement par l'opération du Saint-
Esprit; comme, du reste, toutes les autres choses qui sont le
fruit du miracle l'emportent en excellence sur tout le reste,
ainsi que saint Jean Chrysostome le dit du vin en lequel le
Christ changea l'eau dans les noces » de Cana. « Et c'est pour-
quoi dans le Christ le sens du toucher se trouva le plus exquis;
or c'est à la perception de ce sens que se rattache comme consé-
quence la douleur.
« La grandeur de la douleur du Christ dans sa Passion peut
se considérer, en troisième lieu, du côté de la pureté de la dou-
leur. Car, dans les autres sujets qui souffrent, la tristesse inté-
rieure et aussi la douleur extérieure se trouvent mitigées, sous
le coup de quelque considération de la raison, par une certaine
dérivation, ou par un certain rejaillissement des puissances
supérieures dans les inférieures. Chose qui, dans le Christ, au
cours de sa Passion, ne se produisit point. Il permit, en effet,
que chacune des facultés eût exclusivement ce qui lui était propre,
comme le dit saint Jean Damascène (liv. III, ch. xix).
« En quatrième lieu, la grandeur de la douleur du Christ
dans sa Passion peut se considérer de ce que cetle passion et
cette douleur furent prises volontairement par le Christ pour
cette fin qu'était la libération des hommes de leurs péchés. Il
suit de là que le Christ prit une telle quantité de douleur qui
fût proportionnée à la grandeur du fruit qui devait en résulter ».
— Celte dernière raison projette sur la grandeur de la dou-
leur qui dut être celle du Christ dans sa Passion, une intensité
de lumière bien de nature à émouvoir. Puisque le Christ a
voulu prendre une quantité de douleur qui fût proportionnée
à la dette contractée envers la justice de Dieu par tous les péchés
du genre humain pour lesquels 11 venait satisfaire, et qu'il a
usé de sa toute-puissance divine pour réaliser celte volonté,
4l6 SOMME TH^OLOGIQUÉ.
quelle n'a pas dû être la somme, de sa souffrance et de sa dou-
leur? On peut voir, par cette dernière raison jointe à la précé-
dente, combien sont dans l'erreur ces pauvres chrétiens qui
s'en vont répétant que le Christ, étant Dieu, n'a pas dû souffrir
autant que nous souffrons nous-mêmes quand nous souffrons,
parce qu'il était plus fort que nous pour porter la douleur. Dn
mot, que nous trouvons dans l'Evangile et qui a été dit par
Jésus-Christ Lui-même, alors qu'il était attaché à la Croix et
qu'il consommait, par son supplice volontaire, l'œuvre de notre
libération, nous permet d'entrevoir ce que dut être la douleur
de ce supplice. S'adressantà son Père, Il lui dit, comme étonné
Lui-mê'me d'un tel abîme de douleur : EU, Éli, lamrna sabac/ani :
Mon Dieu! mon Dieu! Jusqu'à quel fond d'abùne nïavez-vous laissé
tomber !
Aussi bien saint Thomas a-t-il le droit de conclure à nouveau,
après ce corps d'article : « De toutes ces causes prises et con-
sidérées ensemble il apparaît manifestement que la douleur du
Christ a été la plus grande n qui ait jamais existé ou qui puisse
jamais exister sur cette terre.
Vad primum accorde une part de vérité à l'objection, mais
fait remarquer que « la raison qu'elle donne procède d'un seul
chef parmi les quatre qui ont été signalés ; savoir de la lésion
corporelle, qui est la cause de la douleur sensible. Mais les
autres causes font que la douleur du Christ dans sa Passion
est sans comparaison plus grande, ainsi qu'il a été dit » (au
corps de l'article).
Und secundum fait observer que « la vertu morale mitigé
d'une tout autre manière la tristesse intérieure et la douleur
extérieure sensible. — Pour la tristesse intérieure, en effet, elle
la diminue directement, établissant en elle le milieu, comme
en sa propre matière. Mais la vertu morale établit le milieu
dans les passions, comme il a été vu dans la Seconde Partie
(/«-2''^ q. 64, art. 2; 2«-2<'^ q. 58, art. 10), non selon la quan-
tité de la chose, mais selon la quantité de la proportion; et
c'est-à-dire qu'elle fait que la pa.'^sion n'excède pas ou ne trans-
gresse pas la règle de la raison. Or, parce que les Stoïciens
pensaient qu'aucune tristesse n'est de quelque utilité pour
QUESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE-MKME. /^ 1 7
rien, ils croyaient que toute tristesse est totalement en désac-
cord avec la raison; que, par suite, le sage devait totalement
l'éviter. En vérité cependant, il est certaine tristesse louable,
comme le prouve saint Augustin au livre XIV de la Cilé de
Dieu (ch. vni, ix) : et c'est la tristesse qui procède d'un amour
saint; comme, par exemple, loisque quelqu'un saltriste de ses
propres péchés ou des péchés des autres. Elle est prise aussi
comme chose utile en vue de la satisfaction pour le péché;
selon celte parole de la seconde Épîlre aux Corinthiens, ch. vu
(v. 10) : La tristesse qui est selon Dieu produit un repentir salu-
taire'el qui demeure. C'est pour cela que le Christ, à l'effet de
satisfaire pour les péchés de tous les hommes, prit la tristesse
la plus grande qui soit d'une façon absolue ou à la considé-
rer en elle-même, mais qui cependant n'excédait pas la règle
de la raison », lui convenant, au contraire, au plus haut point. —
« Quant à la douleur extérieure des sens, la vertu morale ne
la diminue pas directement; car une telle douleur n'obéit pas
à la raison, mais suit la nature du corps. Toutefois, elle la
diminue indirectement, par le rejaillissement des puissances
supérieures dans les inférieures : chose qui ne fut pas dans le
Christ, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).
h'ad tertium fournit une précision très importante, a La dou-
leur de l'àme séparée qui souffre )>, soit dans le purgatoire,
soit surtout dans l'enfer, « appartient à l'état de la damna-
tion » ou de la condamnation au sens d'expiation v futuie; et
cet état dépasse tout mal de la vie"présente, comme la gloire
des saints dépasse tout bien de cette même vie présente.
Aussi bien, quand nous disons que la douleur du Christ a été
la plus grande, nous ne la comparons pas à la douleur de
l'âme séparée. — Quant au corps d'Adam », évoqué aussi par
l'objection, il faut dire qu' « il ne pouvait pas souffiir avant
son péché, par lequel il devenait mortel et passible. Mais il
aurait eu, en souffrant, une douleur moindre que celle du
Christ, pour les raisons qui ont été marquées. — Par où l'on
voit encore que même si, par impossible, on suppose
qu'Adam eût souffert dans l'état d'innocence, sa douleur eût
été moindre que celle du Christ ».
XVI. — La Rédemjjlion. 27
'»i8 SOMME théologiquk:.
Vad quartum "précise et accentue le point de doctrine si im-
portant que nous avions déjà souligné dans l'exposé du corps
de l'article, o Le Christ n'a pas seulement éprouvé de la dou-
leur pour la perte de sa propre vie corporelle; mais encore
pour les péchés de tous les autres. Et cette douleur, dans le
Chiist, a dépassé la douleur de n'importe quel sujet affecté par
la douleur de la contrition : soit parce qu'elle provenait d'une
plus grande sagesse et d'une plus grande charité, qui sont les
sources de l'augmentation de la douleur dans la contrition;
soit aussi parce que sa douleur avait pour objet les péchés de
tous en même temps, selon celte parole d'Isaïe, ch. un (v. 4) :
Vraiment, lia Lui-même porté nos douleurs . — Au surplus », ajoute
saint Thomas a la vie corporelle du Christ était d'une si grande di-
gnité, surtout en raison de la divinité qui lui était unie, que la perte
de cette vie, même pour un instant, était un plus juste et un plus
intense sujet de douleur que la perte de la vie des autres hom-
mes quelle qu'en pût être la durée. Aussi bien Aristote dit,
au livre III de VÉthique (ch. ix, n. 4; de S. Th., leç. i8), que
l'homme vertueux aime d'autant plus sa propre vie qu'il la
sait être meilleure; et cependant il l'expose » et la sacrifie
« pour le bien de la vertu. Pareillement, sa vie qu'il aimait
au plus haut point, le Christ l'exposa » et la donna en se sa-
crifiant « pour le bien de la charité; selon cette parole de Jé-
rémie, ch. xii (v. 7) : Mon âme, ma vie que f aimais, que je
chérissais, je lai donnée entre les mains de ceux qui étaient ses
ennemis ».
h'ad quintum accorde qu'en un sens k l'innocence de celui
qui souffre diminue la douleur de la souffrance, quant au
nombre » des causes qui motivent cette souffrance; a parce
que le coupable qui souffre a pour cause de sa douleur non
seulement la peine, mais encore la faute, tandis que l'inno-
cent n'a pour cause de sa douleur que la peine seule. Mais »,
d'autre part, « celte douleur s'augmente en lui du fait même
de son innocence, pour autant qu'il perçoit le dommage qui
lui est causé comme chose plus injuste qu'il ne méritait pas.
Et voilà pourquoi aussi les autres sont plus répréhensibles,
s'ils ne compatissent pas à sa douleur; selon cette parole
QUESTION XLVI. — DE LA PASSIO.N ELLE-MÊME. ^IQ
d'Isaïe, ch. lvii (v. i) : Le Juste périt, et il n'est personne qui y
prenne garde dans son cœur ».
L'ad sextuni déclare que « le Christ a voulu libérer le genre
humain de leurs péchés non seulement par la puissance, mais
aussi par la justice. Et c'est pourquoi II n'a pas seulement
considéré la valeur qu'aurait sa douleur en raison de la divi-
nité qui lui était unie; mais aussi quelle quantité de douleur
suffirait selon la nature humaine pour une si grande satisfac-
tion ». Nous retrouvons encore ici le même point de doctrine
plusieurs fois signalé déjà et que nous ne retiendrons jamais
assez, savoir, la volonté du Christ choisissant délibérément
une somme de souffrance et de douleur proportionnée à la
somme d'injustice envers Dieu constituée par tous les cri-
mes du genre humain.
Aucune douleur ou aucune souffrance jamais endurée par
un être humain quelconque au cours de la vie présente ne
saurait être égalée ou même comparée à la souffrance et à la
douleur du Christ pendant sa Passion. — Cette douleur si
grande a-t-elle affecté toute l'âme du Christ, ou pouvons-
nous supposer qu'une partie quelconque de l'âme du Christ
en a été exempte. Il nous faut maintenant examiner ce nou-
veau point de doctrine, très difficile et très délicat, en raison
surtout de la doctrine que nous aurons à établir aussi touchant
la fruition béatifîque de cette même âme du Christ. Saint Tho-
mas va nous répondre dans les deux articles qui suivent.
Voyons, d'abord, le premier.
Article VII.
Si le Christ a souffert selon toute son âme?
Quatre objections veulent prouver que « le Christ n'a point
souffert selon toute son âme ». — La première arguë de ce
que « l'âme ne souffre, quand le corps souffre, que par occa-
sion, ou accidellement, et pour autant qu'elle est »), au sens
l^20 ' SOMME THÉOLOGIQUÉ.
aristotélicien de ce mot, « Vacte » ou la forme « da corps {De
l'Ame, liv. II, ch. i, n. ^, 5; de S. Thomas, leç. i). D'autre
part, l'âme n'est point l'acte du corps, selon toutes ses parties;
car l'intelligence n'est l'acte de rien de corporel, comme il
est dit au livre III de l'Ame (ch. iv, n. 4. 5; de S. Thomas,
leç. 7). Donc il semble que le Christ n'a pas souffert selon
toute l'âme ». — La seconde objection déclare que « chaque
puissance de l'âme est passive à l'endroit de son objet », ex-
ception faite, en un sens, pour les puissances végétatives, qui
sont plutôt actives. « Or, l'objet de la partie supérieure n'est
autre que les raisons éternelles, quelle s'applique à voir et à con-
sulter, comme le dit saint Augustin, au livre XII de la Trinité
(ch. vu). D'autre part, les raisons éternelles n'ont pu causer au
Christ aucun dommage, ne lui étant contraires en rien. Donc
il semble qu'il n'a pas souffert selon toute son âme ». — La
troisième objection fait observer que, dans l'ordre de la pas-
sion ou du fait d'être passif, surtout en un sens péjoratif,
« quand la passion sensible parvient jusqu'à la raison, alors la
passion est dite complète. Or, cette passion complète ne fut
pas dans le Christ, comme le note saint Jérôme {sur saint Mat-
thieu, ch. XXVI, V. 37); il n'y eut, en Lui, que la propassion.
Aussi bien saint Denys dit, dans sa lettre à saint Jean CÉvan-
géliste (ép. X), que les passions qui lui étaient portées, Il les souf-
frait seulement quant au fait d'en juger. Donc il ne semble pas
que le Christ ait souffert selon toute son âme ». — La qua-
trième objection dit que la « passion » ou le fait de pâtir
« cause la douleur. Or, dans l'intelligence spéculative il
n'est point de douleur; car à la délectation que cause l'acte de voir
ou de considérer » intellectuellement « il n'est pas de tristesse
qui se trouve jointe, comme le dit Aristote, au livre I des Topi-
ques (ch. xni, n. 5). Donc il semble que le Christ n'a point
souffert selon toute son âme ».
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, dans le psaume
(lxxxvh, v. ,^), en la Personne du Christ : Mon âme a été remplie
de maux; ce que la Glose explique : Non de vices, mais de dou-
leurs, selon que l'âme souffrait avec le corps ou selon qu'elle com-
patisscdl aux maux du peuple qui se perdait. Or, son âme n'eût
QUESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE- MÊME. ^21
pas été remplie de ces maux, s'il n'avait souffert selon toute
son âme. Donc le Christ a souffert selon toute son âme ».
Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « le
tout se dit par rapport aux parties. Or, les parties de l'âme
sont appelées ses puissances. Il suit de là qu'on dira de l'âme
qu'elle souffre toute, en tant qu'elle souffre selon son essence,
ou en tant qu'elle souffre selon toutes ses puissances. Mais il
faut considérer qu'une puissance de l'âme est dite souffrir ^^ou
pâtir d'une double manière. D'abord, au sens de la passion
proprement dite : et c'est quand la puissance souffre ou pâtit
de son objet, comme si la vue souffre ou pâtit de l'excès ou de
la surabondance de l'objet visible. D'une autre manière, une
puissance souffre ou pâtit de la passion du sujet qui la porte;
c'est ainsi que la vue souffre lorsque souffre le sens du tou-
cher qui est dans l'œil et qui sert de fondement au sens de la
vue : par exemple, si l'œil est piqué, ou s'il est troublé par
trop de chaleur. — ]\ous dirons donc », touchant le sujet qui
nous occupe, « que si l'on entend toute l'âme du Christ en
raison de son essence, il est manifeste qu'à l'entendre ainsi
toute l'âme du Christ a souffert. Car toute l'essence de l'âme
est unie au corps, de telle sorte qu'elle est foule dans le tout et
toute en chacune de ses parties (S. Augustin, de la Trinité,
liv. VI, ch. vi). Et, par suite, le corps souffrant et allant à la
séparation d'avec l'âme, toute l'âme souffrait. — Que si l'on
entend toute l'âme selon toutes ses puissances, en ce sens,
parlant des passions propres des diverses puissances, elle
souffrait selon toutes ses puissances inférieures; parce que,
en chacune des puissances inférieures de l'âme qui ont pour
objet les choses temporelles, il se trouvait (juelque chose
qui était une cause de douleur pour le Christ, ainsi qu'on le
voit par ce qui a été dit plus haut (art. 5). Mais, de ce chef, la
raison supérieure ne souffrait point dans le Christ du côté de
son objet ou de Dieu, qui n'était point, pour l'âme du Christ,
une cause de douleur, mais de délectation et de joie. Toutefois,
du mode de passion dont une puissance est dite souffrir ou
pâtir du côté du sujet, en ce sens toutes les puissances de l'âme
du Christ souffraient. C'est qu'en effet toutes les puissances de
h'il SOMME THÉOLOGIQUE.
l'âme du Christ ont leur racine dans l'essence de l'âme à la-
quelle parvenait la souffrance, quand souffrait le corps, dont
elle est l'acte ». — Après ce lumineux article, les objections,
pourtant si délicates, ne vont plus offrir aucune difficulté.
L'ad primuia accorde que « l'intelligence, selon qu'elle est
une certaine puissance, n'est pas l'acte du corps; mais l'es-
sence de l'âme est l'acte du corps, et la puissance intellective
a sa racine dans cette essence de l'âme, comme il a été vu dans
la Première Partie » (q. 77, art. 6, 8).
h' ad secandum dit que « cette raison » donnée par l'objec-
tion (I procède de la passion qui se considère du côté de l'objet
propre : et de cette sorte, la raison supérieure, dans le Christ,
ne souffrit point ».
L'rtd terlium explique que « la douleur est dite passion par-
faite ou complète et achevée qui trouble l'âme, quand la pas-
sion de la partie sensible va jusqu'à détourner la raison de la
rectitude de son acte de façon à ce qu'elle suive la passion et
qu'elle n'ait plus son libre arbitre par rapport à elle. Mais la
passion de la partie sensible ne parvint pas de celte manière à
la raison du Christ; ce ne fut que du côté du sujet, ainsi qu'il
a été dit » (au corps de l'article).
Vad quartum convient que d l'intelligence spéculative ne
peut pas avoir de la douleur ou de la tristesse du côté de son
objet, qui est le vrai considéré d'une façon absolue, lequel est
sa perfection. Toutefois, la douleur ou la cause de la douleur
peut l'affecter de la manière qui a été dite » (au corps de
l'article).
Quelque lumineuse quait été la solution de l'article que
nous venons de lire, ou même en raison de sa parfaite lumière,
une question se pose encore à nous au sujet de l'âme du Christ
et de ses puissances en ce qui touche à la coexistence en Lui,
au cours de sa Passion, de la douleur et de la joie : et c'est
de savoir si au moment ou à l'article de la Passion et quand
elle était à son paroxysme de souffrance, nous pouvons dire
encore que toute l'âme du Christ jouissait de la fruilion béati-
fique. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.
QUESTION \LVI, — DE LA PASSION ELLE-MEME. ^23
Article VIII.
Si, à l'article de cette Passion, l'ânie du Christ jouissait
toute de la fruition bienheureuse?
Trois objections veulent prouver que « l'âme du Christ, à
l'article de celte Passion, ne jouissait point toute de la fruition
bienheureuse ». — La première dit qu" « il est impossible d'être
tout ensemble dans la douleur et dans la joie, ces deux senti-
ments étant contraires. Or, l'âme du Christ était toute dans la
douleur au temps de la Passion, comme il a été vu plus haut
(art. précéd.). Donc il ne pouvait pas se faire qu'elle fût toute
dans la joie ou la fruition ». — La seconde objection en
appelle à ce que « dans le livre VII de VÉlhique (ch. xiv, n. 6;
de S. Th., leç. il\), Aristote dit que la tristesse, si elle est
véhémente, non seulement empêche la délectation contraire,
mais encore toute délectation; et inversement. Or, la douleur
de la Passion du Christ fut la plus grande, ainsi qu'il a été
montré (art. 6); et, pareillement, la délectation de la fruition
est la plus grande, ainsi qu'il a été vu dans le Premier livre
de la Seconde Partie {1^-2^^, q. 34, art. 3). Donc il n'a pas pu
se faire que l'âme du Christ toute entière simultanément soit
dans la douleur et dans la fruition ». — La troisième objection
fait remarquer que « la fruition bienheureuse est selon la con-
naissance et l'amour des choses divines; comme on le voit
par saint Augustin, au livre I de la Doctrine chrétienne (ch. iv,
X, xxii). Or, toutes les puissances de l'âme ne vont pas à con-
naître et à aimer Dieu. Donc ce n'était pas toute l'âme du
Christ qui jouissait ».
L'argument sed contra cite la parole de « saint Jean Damas-
cène », qui, « au livre III (ch. xix), dit que la divinité du
Christ permit à l'humanité de faire et de souffrir ce qui lui était
firopre. Donc, pour la même raison, comme il était propre à
l'âme du Christ, en tant que bienheureuse, de jouir, sa Pas-
sion n'empêchait point sa fruition ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle la distinction si
124 SOMME THEOLOr.IQUE.
itïi[)ortante donnée à l'aiiicle précédent. « Comme il a été dil
précédemment, toute l'àme du Christ peut s'entendre et selon
l'essence et selon toutes ses puissances. — Si on l'entend selon
l'essence, de ce chef toute l'âme jouissait, en tant qu'elle est
le sujet de la partie supérieure de l'âme dont le propre est de
jouir de la divinité ; de telle sorte que comme la passion ou la
souffrance, en raison de l'essence, est attribuée à la partie supé-
rieure de l'âme; de même, en sens inverse, la fruition, en rai-
son de la partie .supérieure de l'âme, sera attribuée à l'e.s-
sence. — Mais .«i nous ])renons toute l'âme en laison de toutes
ses puissances, de ce chef toute l'âme ne jouissait pas : ni
directement, car la fruition ne peut pas être l'acte de chacune
des puissances de l'âme; ni >> indireclemenl, ou « par rejail-
lissement, parce que, tant<[ue le Christ était dans la voie, ne
se faisait pas le rejaillissement de la gloire de la partie supé-
rieure dans la partie inférieure ni de l'âme sur le corps. Toute-
fois, parce que, inversement, la partie supérieure de l'âme
n'était pas empêchée en ce qui lui était propre, par la partie
inférieure, il s'ensuit que la partie supérieure de l'âme jouis-
sait parfaitement )> ou avait la fruition bienheureuse parfaite
« tandis que le Christ était dans sa Passion ».
Vad primiiin fait observer que « la joie de la fi'uition n'est
point directement contraire à la douleui- de la Passion, n'ayant
pas le même objet. Kien n'empêche, en elTet, que les contrai-
res soient dans un même sujet, quand ils portent sur des cho-
ses différentes. Et ainsi la joie de la fruition peut aj)partenir à
la partie supéiieure de la raison par son acte propre; et la
douleur de la Passion, selon le sujet où elle a sa racine. Quant
à lessence de l'âme, la d(Hileur de la Passion lui appartient
du côté du corps, dont elle est l'acte ou la forme; et la joie
de la fruition, du coté de la puissance qui est subjectée en
elle ».
\j(id secundain e\[)lifpie que c cette parole d'Aristolc, citée
par l'objection, a sa vérité en raison du rejaillissement qui se
fait naturellement d'une puissance de l'âme sur l'autre. Mais
ceci n'avait pas lieu dans le Christ, ainsi qu'il a été dit plus
haut » (au corps de l'article; et article 6).
QUESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE-MEME. ^4 2 5
Vad tertium déclare ([ne « celle raison » donnée par l'objec-
tion, « procède de la totalité de l'âme quant à ses puissances ».
Les deux articles que nous venons de lire étaient une mer-
veille d'analyse et de |)récision doctrinale en des points qui
eussent pu paraître contradictoires ou insolubles. Ils ne lais-
sent plus aucune ombre sur le miracle de l'union, dans le
Christ, au moment de sa Passion, de la plus effroyable tor-
ture d'âme qui fut jamais et de la fruition la plus enivrante
qu'il soit possible de concevoir. — Il ne nous reste plus, pour
achever notre étude de la Passion du Christ en elle-même, objet
de la question présente, qu'à considérer ce qui a trait aux cir-
constances de temps, de lieu et de milieu, dans lesquelles cette
Passion s'est accomplie. — D'abord, en ce qui a trait au temps.
C'est l'objet de l'article qui suit.
Article IX.
Si le Christ a souffert sa Passion au temps qu'il fallait^
Quatre objections veulent prouver (jue le « Christ n'a point
souflert sa Passion au temps ([u'il fallait ». — La première dit
que « la Passion du Christ était Hguréc par l'immolation de
l'agneau pascal ; ce qui fait dire à l'Apôtre, dans la première
épître aux Corinthiens, ch. v (v. -) : ISotre pâqae, le Christ a été
immolé. Or, l'agneau pascal était immolé le quatorzième jour »
du mois do nisan, « le soir, comme il est dit dans VExode,
ch. XII (V. G). Donc il semble que le Christ aurait dû subir
alors sa Passion. Ce qui est manifestement faux; car c'est à ce
moment qu'il célébia la pâque avec ses disciples, selon cette
parole de saint Marc, ch. xiv (v. 12) : Le premier jour des Azy-
mes, quand on immolait la pâque. Et c'est le jour suivant que le
Christ souffrit sa Passion » (cf. saint Matthieu, ch. xxvii, v. i).
— La seconde objection fait observer que « la Passion du
Christ est appelée son exaltation ; selon celte parole marquée
en saint Jean, ch. m (v. i/|) : Il faut que le Fils de Chomme soit
420 SOMME THÉOLOGIQUE.
exalté. Or, le Christ Lui-même est appelé le Soleil de justice,
comme on le voit par Malachie, chapitre dernier (v. 2). Donc
il semble qu'il devait souffrir à la sixième heure, quand
le soleil est à son point le plus haut. Et c'est le contraire qu'on
voit par ce qui est dit en saint Marc, ch. xv (v. 26) : Cétail
Vhenre de tierce; et ils le crucifièrent ». — La troisième objec-
tion poursuit dans le même sens. « Comme le soleil, à l'heure
de sexte » ou de midi, « est chaque jour à son point le plus
haut; de même c'est au solstice d'été qu'il est le plus haut
chaque année. Il semble donc que le Christ aurait dû souffrir
au solstice d'été plutôt qu'au temps de l'équinoxe du prin-
temps ». — La quatrième objection déclare que « par la pré-
sence du Christ dans le monde, le monde était illuminé; selon
cette parole marquée en saint Jean, ch. ix (v. 5) : Tant que Je
sais dans le monde. Je suis la lumière du monde. Il convenait
donc pour le salut des hommes que le Christ vécût plus long-
temps en ce monde, et qu'il ne souffrît pas au temps de la jeu-
nesse mais plutôt dans un âge avancé ».
L'argument sed cçntra oppose qu' « il est dit, en saint Jean,
ch. XIII (v. i) : Sachant Jésus que son heure est venue de passer
de ce monde à son Père. Et, en saint Jean, ch. 11 (v. 4), le Christ
avait dit : Mon heure n'est pas encore venue. Sur celle parole,
saint Augustin fait cette remarque : Quand II eut Jait ce quil
Jugeait devoir être sujjisanl, son heure vint : non par nécessité,
mais par volonté; non par condition, mais par puisscmce. Il a
donc souffert sa Passion au temps qui convenait ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme
il a été dit plus haut (art. i), la Passion du Christ était soumise
à sa volonté ». Il n'a souffert que parce qu'il l'a voulu, de
la manière qu'il a voulu, dans la mesure qu'il a voulu, au
temps qu'il a voulu. « Or, la volonté du Christ était régie par
la sagesse divine qui dispose toutes choses avec suavité et selon
qu'il convient, ainsi qu'il est dit au livre de la Sagesse, ch. vin,
(v. 1). Par conséquent, il faut dire que la Passion du Christ a
eu lieu au temps qui convenait. Aussi bien csl-il dit dans le li-
vre des Questions du Nouveau et de V Ancien Testament (q. i.v,
parmi les œuvres de saint Augustin) : l^e Sauveur a fait toutes
QUESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE-MÊME. /jay
choses en leur lieu et en leur temps propres ». On ne pouvait en
moins de mots et par des textes mieux choisis justifier la con-
clusion qu'il s'agissait d'établir. Les réponses aux objections
vont résoudre les difficultés qui paraissaient la combattre.
Uad primum offre un intérêt exceptionnel, Il traite la ques-
tion si délicate du jour oii nous devons entendre que la Pas-
sion a eu lieu. — « Daucuns disent que le Christ a souffert
sa Passion à la quatorzième lune » ou le quatorzième jour
du mois de nisan, « quand les Juifs immolaient la pâque. Et
aussi bien il est dit, en saint Jean, ch. xviii (v. 28), que les
Juifs n'entrèrent point dans le prétoire de Pilate le jour même
de la Passion, pour ne pas se souiller et afin de manger la pâque.
Ce qui fait dire à saint Jean Ghrysostome (hom. LXXXIII sur
saint Jean), que les Juifs célébraient alors la pâque : mais II avait
Lui-même célébré la pâque un Jour avant, réservant sa mort pour
le vendredi, quand se ferait la pâque antique . Et à cela parait être
conforme ce qui est dit en saint Jean, ch. xiii (v. i-5), que la
treille de la fête de la pâque, le Christ, après la cène, lava les pieds
des disciples ». — Beaucoup d'exégètes modernes suivent ce
sentiment.
« Mais », fait justement remarquer saint Thomas, « contre
cette explication paraît être ce qui est dit en saint Matthieu
ch. XXVI (v. 17), que le premier jour des Azymes, les disciples
s'approchèrent de Jésus et lui dirent : Oà voulez -vous que nous
vous préparions le festin de la pâque. Par où l'on voit, puisque
le premier jour des Azymes était le quatorzième Jour du premier
mois, quand l'agneau était immolé et la lune tout à fait en son
plein, comme le dit saint Jérôme, que le Christ a célébré la
cène à la quatorzième lune et qu'il a souffert sa Passion à la
quinzième lune » ou le lendemain du quatorze de nisan. « Et
c'est ce qui est manifesté d'une manière encore plus expresse
parce qui est dit en saint Marc, ch. xiv (v. 12) », comme le
notait déjà l'objection : « Le premier jour des Azymes, quand
on immolait la pâque, elc. ; et, en saint Luc, ch. xxii (v. 7) :
Vint le Jour des A zymes oà il fallait immoler la pâque » . Ces tex-
tes sont formels; et l'on ne voit vraiment pas comment il se-
rait possible de les entendre dans un autre sens.
/l28 SOMME THÉOLOGIQUE.
(( Aussi bien », continue toujours saint Thomas, « d'autres
disent que le Christ, au jour qui convenait, c'est-à-dire à la
quatorzième hine, mangea la paque avec ses disciples, mon-
trant Jusqu'au dernier jour quU n'était pas contraire à la loi,
comme le dit saint Jean Ghrysostonie, sur saint Matthieu
(hom. LXXXÏ); mais les Juifs, absorbés par les préoccupa-
tions de pourvoir à la mort du Christ, contrairement à la loi
renvoyèrent au lendemain la célébration de la pâque. Et, à
cause de cela, il est dit, à leur sujet, que le jour de la Passion
du Christ ils ne voulurent pas entrer dans le prétoire, ajin de
ne pas se souiller et de pouvoir manger la pâque >■>.
« Mais 0, reprend saint Thomas, v cela non plus ne semble
pas conforme aux paroles de saint Marc, qui dit ; Le premier
Jour des Azymes, quand on immolait la pâque. C'est donc en
même temps que le Christ et les Juifs célébrèrent la pàque
antique. Et, comme le dit le vénérable Bède, sur saint Marc,
(ou plutôt SMr saint Luc, ch. xxii, v. -, 8), bien que le Christ,
qui est notre pâque, ait été crucifié le Jour suivant, c'est-à-dire, à
la quinzième lune, toutefois la nuit même oà l'agneau était immolé,
en livrant à ses disciples les mystères qu'il célébrait de son corps
et de son sang, et étant arrêté et encfiainé par les Juijs, Il consa-
cra le commencement de son immolation, c' est-à-dire de sa Pas-
sion. — Quant au texte de saint Jean oij il est parlé du Jour
avant la pâque, il faut l'entendre de la quatorzième lune, qui
tomba, cette année, le jeudi, car c'était la quinzième lune qui
était le jour le plus solennel de la pâque, chez les Juifs. 11 suit
de là que le même jour que saint Jean appelle le Jour avant la
fête de la pâque, en raison de la distinction naturelle des jours,
saint Matthieu l'appelle le premier Jour des Azymes, parce que,
sel(jn le rite de la fête juive, la solennité commençait au soir
du jour précédent. — Et pour ce qui est dit, qu'ils devaient
manger la pâque à la quinzième lune, il faut entendre que,
darjs ce passage, la pâque ne signifie pas l'agneau pascal (jui
avait été immolé la quatorzième lune » ou la veille, « mais
elle signifie la nourriture pascale, c'est-à-dire les pains azymes
qui devaient être mangés par ceux qui étaient purs. — Et
aussi bien saint Jean Ghrysostome donne lui-même une autre
QUESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE-MKME. /j^Q
explication et dit que la pâque peut se prendre pour toute la
fête des Juifs, qui durait sept jours ».
Cet ad prinium de saint Thomas est un ujodèle achevé
d'exégèse scripturaire. Son explication est si plausihie, si con-
forme au texte évangélique et à l'harmonie tliéologique de nos
mystères, qu'on a peine à comprendre qu'on ait pu, surtout
après qu'il l'avait formulée, s'arrêter à une autre.
L'rtd secunduni répond que « comme le dit saint Augustin, au
livre Dé l'accord des Évangélistes (liv. III, ch. xni), c'était envi-
ron la sixième heure, quand le Seigneur fut livré par Pilale pour
être crucifié, ainsi que le dit saint Jean (ch. xix, v. i/i). Ce
n'était pas, en effet, pleinement la sixième heure, mais environ la
sixième heure ; la cinquième heure était passée et quelque chose
de la sixième commençait d'être. Jusqu'à ce que, la sixième heure
étant achevée, alors que le Christ était suspendu à la croix, les
ténèbres se produisissent ». Quant au texte de saint Marc, u on
l'entend en ce sens que ce fut à la troisième heure » (vers neuf
heures, selon notre manière de compter) u que les Juifs deman-
dèrent à grands cris le crucifiement du Seigneur; et très vérita-
blement il est démontré qu'ils le crucifièrent alors qu'ils poussèrent
ces cris. Donc, afin que personne ne détournant des Juijs la pen-
sée d'un tel crime pour l'attribuer aux sold(ds, il était, dit saint
Marc (ch. xv, v. ^5), la troisième heure, et ils le crucifièrent •
ajln que ceux-là plutôt soient reconnus l'avoir crucifié qui deman-
dèrent à grands cris, à la troisième heure, qu'il fût crucilié. —
Bien que ne manquent pas des esprits qui veulent entendre de la
troisième heure du jour la parascève dont parle saint Jean, quand
il dit : C'était la parascève, environ la sixième heure. La paras-
cève, en effet, s'entend de la préparation. Or, la véritable pâque,
qui se célèbre dans la Passion du Seigneur, commença à être pré-
parée depuis la neuvième fieure de la nuit, quand tous les princes
des prêtres dirent : Il est digne de mort. Depuis cette fieure donc
de la nuit Jusqu'au crucijiement du Christ, se présente l'heure de
parascève sixième selon saint Jean et l'heure du Jour troisième se-
lon saint Marc ». Ces explications de saint Augustin, la der-
nière surtout, paraîtront quelque peu subtiles. Et aussi bien il
paraît plus simple de dire que les Evangélistes n'ont pas voulu
43o SOMME THÉOLOGIQUE.
préciser à ce point; qu'ils ont plutôt parlé d'à peu près : la
troisiènne heure pouvant s'entendre de neuf heures à midi ; et la
sixième heure, de midi à trois heures. — Saint Thomas ajoute
que « certains auteurs disent que la diversité dont il s'agit est
due à une faute de copiste dans un manuscrit grec; attendu
que chez les Grecs les lettres qui représentent les nombres trois
et six sont assez rapprochées comme forme >'. Et, sans doute,
la chose pourrait être. Mais il n'est pas besoin d'en appeler à
cela. L'explication très simple que nous donnions tout à
l'heure peut suffire et semble la plus naturelle.
Vad Lerliam en appelle aux rapports que la tradition des
Pères aimait à établir entre la création, le premier avènement
du Christ et son second avènement. « Comme il est dit au
livre des Questions du Nouveau et de l'Ancien Testament (q. lv),
le Seigneur voulut alors, par sa Passion, racheter le monde et le
refaire, quand II l'avait créé, c'est-à-dire à féquinoxe. Et alors le
jour prend le pas sur la nuit » (les jours commencent à être
plus longs que les nuits) : « c'est quen effet par la Passion du
Sauveur nous sommes conduits des ténèbres à la lumière. Et parce
que l'illumination parfaite aura lieu lors du second avènement
du Christ, à cause de cela le temps du second avènement est
comparé à l'été, en saint Matthieu, ch. xxiv (v. ^2, 33), où il
est dit : Quand les rameaux du figuier deviennent tendres et qu'il
pousse ses feuilles , vous savez que l'été est proche. Ainsi, lorsque
vous verrez toutes ces choses, sachez que le Fils de l'homme est
proche, qu'il est à la porte. Et alors aussi aura lieu la plus
grande exaltation du Christ ».
L'ad quartum dit que 0 le Christ a voulu souffrir sa Passion
dans l'âge de la jeunesse pour trois raisons. — Premièrement,
pour mieux nous marquer son amour, alors qu'il donnait sa
vie pour nous quand elle était dans son état le plus parfait. —
Secondement, parce qu'il ne convenait pas qu'en Lui se mani-
festât l'abaissement de la nature, pas plus que l'infirmité ou la
maladie, ainsi qu'il a été vu plus haut (q. i/j, art. /j). — Troi-
sièmement, pour montrer en Lui par avance, en mourant et
en ressuscitant dans l'âge de la jeunesse, quelle sera la nature
de ceux qui rcssuscileronl » ; car c'est dans ce même âge par-
QUESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE-MÊME. 43 1
fait que revivra le corps des ressuscites. « Aussi bien est-il dit,
dans i'Épître aux Éphésiens, ch. iv (v. i3) : jusqu'à ce que nous
venions tous à lunllé de la foi et de la connaissance du Fils de
Dieu, en l'homme parfait, en la mesure de la plénitude de l'âge
du Christ ».
Nous voyons, par la dernière réponse de cet article et par
tout l'article d'ailleurs, que. pour saint Thomas, le moment de
la vie du Christ où II voulut subir sa Passion et mourir pour
nous ne faisait aucun doute. C'est à l'âge de trente-trois ans,
comme l'a toujours tenu la grande majorité de la tradition
chrétienne, sur le témoignage des Evangélistes eux-mêmes
quand on l'entend comme il le faut entendre, au grand jour
de la solennité pascale, alors que la veille avait été immolé par
tous l'agneau de l'antique alliance, figure prophétique de
l'immolation du Christ. — Toutes ces circonstances de temps
avaient été déterminées par Dieu de toute éternité avec une
infinie sagesse. — Devons-nous dire qu'il en avait été de même
pour les circonstances de lieu? Saint Thomas va nous répondre
à l'article qui suit.
Article X.
Si le Christ a souffert sa Passion dans le lieu qu'il fallait?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point
souffert sa passion dans le lieu qu'il fallait ». — La première
arguë de ce que « le Christ a souffert selon sa chair humaine,
qui avait été conçue de la Vierge à Nazareth et qui était née à
Bethléem. Il semble donc que ce n'est pas à Jérusalem, mais
à Nazareth ou à Bethléem qu'il aurait dû subir sa Passion ».
— La seconde objection dit que « la vérité doit répondre à la
figure. Or, la Passion du Christ était figurée par les sacrifices
de la loi ancienne; et ces sacrifices étaient offerts dans le
Temple. Donc c'est aussi dans le Temple, que le Christ aurait
dû souffrir, et non point hors de la porte de la ville ». — La
troisième objection déclare que « le remède doit répondre au
/jSà SOMME TUÉOLOGIQUK.
mal. Or, la Passion du Christ fut le remède contre le péclié
d'Adam. Et Adam ne fut pas enseveli à Jéiusalcm, mais à
Hébron. Il est dit, en effet, au livic de Josué, cli. xiv (v. lo) :
Hébron s'appelail na/rejois Carialh Arbé : Adani était le plus
grand qui se trouvait là dans la terre des Enacini. Donc il semble
que le Christ devait souffrir sa Passion à Hébron et non pas à
Jéiusalem )'.
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit dans saint Luc,
ch. xni (v. 33) : Il ne convient pas quan prophète meure ailleurs
quà Jérusalem. C'est donc bien à propos que le Christ a souf-
fert sa passion à Jérusalem ».
Au corps de l'article, saint Thomas, dès le début, apporte le
texte cité déjà à la lin de l'article précédent et en éclaire sa
réponse. « Comme il est dit au livre des Quatre-vingt-trois
que»fions », déclare-t-il (ou plutôt, cai-, manifestement, ici,
c'est l'autre titre que voulait donner saint Thomas, puisqu'il
venait de le donner au précédent article, — des Questions du
Nouveau et de C Ancien Testament, q. lv), le Sauveur a fait toutes
choses aux temps et aux lieux qui convenaient; parce que, de
même que tous les temps, pareillement aussi tous les lieux
sont dans sa main. Il suit de là que comme le Christ a souffert
sa Passion dans le temps qui convenait, c'est aussi dans le lieu
qui convenait qu'il a souffert celte même Passion ».
L'ad primum déclare que « c'est d'une manière souveraine-
ment convenable » ou à propos u que le Christ a souffert sa
Passion à Jérusalem. — D'abord, parce que Jérusalem était le
lieu choisi par Dieu pour qu'on lui offrît les sacrifices : lesquels
sacrifices figuratifs figuraient la Passion du Christ qui est le
véritable sacrifice; selon cette parole de l'Épître aux Éphésiens ,
ch. V (v. 2) : // s'est livré Lui-mêpie en hostie et oblation de
suave odeur. Aussi bien, le vénérable Bède, dans l'une de ses
Homélies (hom. XXIII) dit qu'à l'approche de l'heure de la
Passion, le Christ voulut s'approcher du lieu de la Passion, savoir
à Jérusalem, où II arriva cinq jours avant la pâque; comme
l'agneau pascal, cinq jours a%ant la pàque, c'est-à-dire à la
dixième lune, selon le précepte de la loi, était conduit au lieu
de l'immolation » (on remarquera cette merveilleuse coïnci-
QUESTION XL\I. — DE LA I>ASSION ELLE-MEME. 433
dence, signalée ici par saint Tliomas). — « Secondement, parce
que la vertu de sa Passion devant se répandre dans tout l'uni-
vers, Il voulut souflVir au milieu de la terre habitée, c'est-à-dire
à Jérusalem », qui est bien, en effet, comme au point de jonc-
tion entre l'Europe, l'Asie et l'Afrique, seules parties du monde
alors connues, pour autant qu'on ne dislingue pas l'Océanie
de l'Asie. « Et c'est pourquoi il est dit dans le psaume (lxxxtii,
V. 12) : Dieu est notre Roi avant les siècles ; Il a opéré le salut au
milieu de la terre; c'est-à-dire à Jérusalem qui est dite être
V ombilic de la terre (Cf. saint Jérôme, sur Ézéchiel, ch. v (v. 5
et suiv.). — TroisièmemenI, parce que cela convenait souve-
rainement à son humilité : en ce sens que comme II avait
choisi le genre de mort le plus honteux, pareillement il fut de
son humilité qu'il ne récusât point de subir la confusion en
un lieu si célèbre. C'est ce qui a fait dire à saint Léon, pape,
dans un sermon sur l'Epiphanie (serm. XXXI) ; Celui qui avait
pris la forme de V esclave a choisi pour sa naissance Bethléem et
pour sa Passion Jérusalem. — Quatrièmement, pour montrer
que c'était des princes du peuple qu'était partie l'iniquité de
ceux qui le mettaient à mort. Et c'est pourquoi II voulut
souffrir sa Passion à Jérusalem, oiî les princes demeuraient.
De là vient qu'il est dit, au livre des Actes, ch. iv (v. 27) : Se
sont rassemblés, dans cette sainte cité, contre votre saint serviteur,
Jésus, que vous avez consacré, Hérode et Ponce-Pilate, avec les
Gentils et les peuples d'Israël » .
Vad secundum va s'autoriser de la raison même donnée dans
l'objection, pour justifier que a le Christ n'ait point souffert
sa Passion dans le Temple ou dans la ville de Jérusalem, mais
hors de la porte » ; et « cela, en effet, a été pour trois raisons.
— D'abord », comme le voulait l'objection, « afin que la vé-
rité réponde à la figure. Car le veau et le bouc qui étaient of-
ferts dans le sacrifice solennel entre tous pour l'expiation de
toute la multitude étaient brûlés hors du camp, ainsi qu'il est
prescrit dans le Lévitique, ch. xvi (v. 27). Aussi bien est-il dit,
dans l'Épître aux Hébreux, ch. xin (v. 11, 12) : Les animaux
dont le sang est porté pour le péché dans le Saint par le Pontife
ont leurs corps brûlés hors du camp.' Et c'est pourquoi, Jésus
XVI. — La Rédemption. a8
l\?)[\ SOMME THÉOLOGIQUE.
aussi, à VeJJel de sanctifier son peuple, a souffert sa Passion hors
de la porte. — La seconde raison était pour nous donner l'exem-
ple de quitter la vie du monde. Et c'est pourquoi il est ajouté,
au même endroit (de l'Épître aux Hébreux, v. i3) : Sortons
donc vers Lui, hors du camp, portant son opprobre », c'est-à-dire
sa croix. — « La troisième raison est, comme le dit saint Jean
Chrysostome, dans un Sermon de la Passion (hom. I), que le
Seigneur ne voulut pas soujfrir sous un toit ni dans le Temple des
Juijs, de peur que les Juijs ne dérobassent le sacrifice du salut et
fjuon ne pensât qu'il n'avait été ojjert que pour ce peuple. Et c'est
pourquoi II le célèbre hors de la cité, hors des murs, afm qu'on sût
que le sacrifice est commun, qu'il est l'oblation de toute la terre,
et la purification de tous » .
L'ad tertium répond que « comme le dit saint Jérôme, sur
saint Matthieu, ch. xxvii (v. 33), quelqu'un a exposé les mots lieu
du crâne, en les entendant du lieu où aurait été enseveli Adam ;
et ce lieu aurait été appelé ainsi, parce que là se trouvait la tête du
premier homme. L'interprétation est agréable et plaît aux oreilles
du peuple ; mais cependant elle n'est point vraie. Hors de la ville,
en effet, et après la porte se trouvent des lieux où étaient tran-
chées les têtes des condamnés à mort ; et ces lieux prirent le nom
de calvaire, en raison de ceux qu'on y décapitait. Or, Jésus a été
crucifié là, afin qu'à l'endroit ou était d'abord l'aire des condam-
nés Jût érigé l'étendard du martyre. Pour Adam, nous lisons
dans le livre de Jésus » ou de Josué, « fils de Nun, qu'il a été
enseveli à Hébron ». Ces derniers mots de saint Jérôme font
allusion au texte du livre de Josué que citait l'objection, mais
il ne semble pas que tel soit le vrai sens de ce passage. Le mot
Adam, qui s'y trouve, ne désigne pas, semble-t-il, le premier
homme, mais paraît devoir s'appliquer à Arbé , qui était
l'homme {Adam, en hébreu, signifie homme) le plus fameux
qui se trouvât dans la terre ou le pays des Énacim. Voilà, sem-
ble-t-il, quel est le vrai sens de ce passage. Dès lors, il n'y a
pas à l'invoquer au sujet de la sépulture d'Adam. — A suppo-
ser d'ailleurs que le lieu de la sépulture d'Adam eût été connu,
et qu'il se trouvât à Hébron, comme le voulait l'objection et
comme paraissait l'accepter saint Jérôme, il faudrait dire,
QtJESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE-MEME. 435
comme l'ajoute ici saint Thomas, que « le Christ devait être
cruciJBé dans le lieu commun des condamnés plutôt qu'auprès
du sépulcre d'Adam, afin de montrer que la Croix du Christ
n'était pas seulement le remède contre le péché personnel
d'Adam, mais aussi contre le péché de tout l'univers ». La rai-
son est très vraie et de la plus haute portée théologique.
Que le Christ ait souffert sa Passion et sa mort à Jérusalem,
mais hors de la ville, et dans un lieu dinfâmie où l'on suppli-
ciait les condamnés à mort, c'était tout à fait en harmonie avec
le grand mystère de la Rédemption du genre humain par les
humiliations du Sauveur des hommes. — Mais, convenait-il
que le Christ subît son supplice ensemble avec deux larrons
et au milieu d'eux. C'est ce qu'il nous faut maintenant exami-
ner. Et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article XI.
S'il convenait que le Christ fût crucifié avec des larrons?
Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas
que le Christ fût crucifié avec des larrons ». — La première
arguë, très à propos, de ce qu' « il est dit, dans la seconde
Épître aux Corinthiens, ch. vi (v. i4) : Quels rapports y a-t-il
entre la Justice et l'iniquité? Or, le Christ a été fait pour nous jus-
tice de la part de Dieu (première Épître aux Corinthiens, ch. i,
v. 3o) ; et les larrons appartiennent à l'iniquité. Donc il n'était
pas convenable que le Christ fût crucifié ensemble avec des
larrons ». — La seconde objection en appelle à ce que « sur
cette parole marquée en saint Matthieu, ch. xxvi (v. 35) : S'il
me Jaut mourir avec vous, je ne vous nierai pas, Origène dit
(tr. XXXV) : Mourir avec Jésus qui mourait pour nous n appar-
tenait pas aux hommes. Et saint Ambroise, sur cette parole
marquée en saint Luc, ch. xxii (v. 33) : Je suis prêt à aller avec
vous et à la prison et à la mort, dit (liv. X) : La Passion du
Christ a des émules; elle n'a point des égaux. Combien moins
436 SOMME THÉOLOGIQUE.
était-il à propos, semble-t-il, que le Christ souffrît ensemble
avec des larrons ». — La troisième objection cite le texte de
saint Matthieu, ch. xxvn (v. /j/j), où « il est dit que les larrons
qui étaient crucifiés avec Lui l'outrageaient. Or, en saint Luc,
ch. xxiii (v. /I2), il est dit que l'un de ceux qui étaient cruci-
fiés avec le Christ lui disait : Souvenez-vous de moi, Seigneur,
quand vous serez venu dans votre Royaume. Donc il semble qu'en
plus des larrons qui blasphémaient le Christ il en était un au-
tre, crucifié avec Lui, qui ne le blasphémait point. Et, par
suite, il ne semble pas que les Évangélistes racontent comme
il convient que le Christ a été crucifié avec des larrons ».
L'argument sed contra rappelle que « dans Isaïe, ch. un
(v. 12), il avait été prophétisé : // a été compté au nombre des
scélérats ».
Au corps de l'article, saint Thomas formule celte distinction
qu'il faut avoir sans cesse devant les yeux quand il s'agit de tout
ce qui se rattache à la Passion du Christ. C'est que « le Christ
a été crucifié entre des larrons, pour une raison tout autre
quant à l'intention des Juifs, et quant à l'ordination de Dieu.
— Quant à l'intention des Juifs, deux larrons furent crucifiés,
de chaque côté, comme le dit saint Jean Chrysostome (hom.
LXXXVII), pour que leur ignominie tombât sur lui. Mais, il n'en
fut pas de la sorte. Car, de ces deux larrons, nul n'en parle; tan-
dis que la Croix du Christ est honorée partout. Les rois, déposant
leurs diadèmes, prennent la croix. Sur la pourpre; sur les dia-
dèmes; sur les armes: sur la table sacrée, partout, dans tout
f univers, la croix brille. — Quant à l'ordination de Dieu, le
Christ a été crucifié avec les larrons, parce que, comme le dit
saint Jérôme, sur saint Matthieu (ch. xxvii, v. 33), le Christ
ayant été J ait malédiction pour nous sur la Croix, il fallait qu'il
fût crucifié comme criminel parmi des criminels, pour notre salut.
Secondement, parce que, comme le dit saint Léon, pape, dans
un Sermon sur la Passion, deux larrons étant crucifiés, l'un à
droite, l'autre à gauche, apparaissait, jusque dans la disposition
du gibet, la séparation qui serait faite de tous les hommes au jour
du jugement par le Christ. Et saint Augustin dit, sur saint Jean
(tr. XXXI) : La Croix elle-même, si vous y prenez garde, Jut un
QUESTION XLVr. — DE LA PASSION ELLE-MEME. /jSy
tribunal. Le juge étant placé au milieu, l'un, celui qui crut, fut
libéré ; i autre, celui qui insulta, fut condamné. Il signifiait déjà
par là, ce qu II doit faire un Jour des vivants et des morts, met-
tant les uns à sa droite et les autres à sa gauche. Troisièmement,
parce que, selon saint Hilaire {sur saint Matthieu), les deux lar-
rons, cloués à droite et à gauche montrent que tout le genre humain
dans sa diversité est appelé au sacrement ou au mystère de la
Passion du Seigneur. Et parce que la diversité des fidèles et des
infidèles fait la division de tous selon la droite ou selon la gauche,
celui des larrons qui est placé à droite est sauvé par la justifica-
tion de la foi. Quatrièmement, parce que, comme le dit le véné-
rable Bède, sur saint Marc (ch. xv, v. 27), les larrons qui sont
crucifiés avec le Seigneur signifient ceux qui sous la foi et la con-
fession du Christ vont au combat du martyre ou embrassent la
discipline d'une vie plus austère. Ceux qui J ont cela pour la gloire
éternelle sont désignés par la Joi du larron de droite; ceux qui le
Jont en vue de la louange humaine imitent l'esprit et les actes du
larron de gauche » .
Vad primum répond que « comme le Christ n'avait point la
dette de la mort, mais subit la mort volontaire pour vaincre la
mort par sa vertu; de même aussi II ne méritait pas d'être
placé avec des larrons, mais II voulut être confondu avec des
sujets iniques pour détruire, par sa vertu, l'iniquité. Aussi bien
saint Jean Chrysostome dit, sur saint Jean (hom. LXXXV), que
convertir le larron sur la croix et l'introduire au Paradis ne Jut
pas une moindre chose que de briser les rochers » .
Vad secundum dit qu' « il ne convenait pas qu'avec le Christ
quelque autre souffre pour la même cause. C'est ce qui fait
dire à Origène, au même endroit (cité par l'objection) : Tous
avaient été dans le péché, et tous avaient besoin qu'un autre
meure pour eux et non pas eux pour les autres » .
L'ad teriium déclare, et celte réponse est excellente, que
« comme le dit saint Augustin, au livre De l'accord des Évan-
gélistes (liv. III, ch. xvi), nous pouvons entendre » le texte de
« saint Matthieu en ce sens que le pluriel y est mis pour le singulier,
quand il dit que les larrons lui Jetaient des opprobres. — On peut
dire aussi, selon saint Jérôme (ch. xxvii, v. 44), que, d'abord,
438 SOMME THÉOLOGIQUE.
tous les deux blasphémaient, mais ensuite l'un d'eux, ayant vu les
prodiges, vint à la foi ». Cependant, la manière dont s'exprime
le bon lanon à l'endroit de son compagnon qui blasphémait,
rend moins probable ce sentiment; et la première explication
paraît meilleure.
C'est par un dessein d'infinie bonté envers nous que le Christ
a voulu souffrir sa Passion en compagnie de deux malfaiteurs
et être crucifié au milieu d'eux. Ce dernier trait achevait excel-
lemment la leçon vivante d'humilité, de miséricorde, de sou-
veraine puissance et d'universelle rédemption qu'il voulait
attacher au grand mystère delà Croix. — Mais Comment faut-il
entendre ce mystère en son dernier sens précis. Devons-nous
le concevoir comme une chose propre à l'humanité du Christ;
ou faut-il l'attribuer aussi à la divinité en Lui. Saint Thomas
va nous répondre à l'article qui suit.
Article XII.
Si la Passion du Christ doit être attribuée à sa divinité?
Trois objections veulent prouver que (( la Passion du Christ
doit être attribuée à sa divinité ». — La première arguë de ce
qu' « il est dit, dans la première Epitre aux Corinthiens, ch. ii
(v. 8) : S'ils l'eussent connu, ils n'auraient jamais crucifié le Sei-
gneur de la gloire. Or, le Seigneur de la gloire est le Christ selon
selon la divinité. Donc la Passion du Christ lui convient selon
la divinité ». — La seconde objection déclare que « le principe
du salut des hommes est la divinité elle-même; selon cette
parole du psaume (xxxvi, v. Sg) : Le salut des Justes vient du
Seigneur. Si donc la Passion du Christ n'appartenait pas à sa
divinité, il semble qu'elle ne pourrait pas nous être » salutaire et
« fructueuse ». — La troisième objection dit que « les Juifs ont
été punis pour le péché de la mise à mort du Christ comme
homicides de Dieu Lui-même : ce que démontre la grandeur
de la peine » ou du châtiment. « Or, cela ne serait pas, si la
QUESTION XLVI. — DE LA PASSION ELLE-MEME. 439
Passion n'appartenait à la divinité. Donc la Passion du Christ
appartint à la divinité », de telle sorte que ce fut la divinité
elle-même qui la subit.
L'argument sed conlra apporte un texte de « saint Alhanase,
dans l'épître à ÉpicLète (n. 8) », où il est» dit : Le Verbe, demeu-
rant D'iea par nature, est impassible. Or, ce qui est impassible ne
peut pâtir » ou subir de passion. « Donc la Passion du Christ
n'appartenait pas à la divinité ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il
a été dit plus haut (q. 2, art. i, 2, 3, 6), l'union de la nature
humaine et de la nature divine a été faite dans la Personne et
l'hypostase et le suppôt, les natures demeurant distinctes ; en
ce sens que pour la nature humaine et la nature divine c'est la
même Personne et la même hypostase, chacune des deux natures
gardant ses propriétés. Il suit de là que comme il a été dit
plus haut (q. 16, art. k), au suppôt de la nature divine doit
être attribuée la Passion, non en raison de la nature divine qui
est impassible, mais en raison de la nature humaine. Aussi
bien dans l'épître synodale de saint Cyrille {Actes du Concile
d'Éphèse, I, p., ch. xxvi, anath. xi) il est dit : Si quelqu'un ne
reconnaît point que le Verbe de Dieu a soujjcrt dans la chair et a
été crucifié dans la chair, qu'il soit anathème. Et donc la Passion
du Christ appartient au suppôt de la nature divine en raison de
la nature humaine passible qu'il s'est unie, mais non en raison
de la nature divine impassible ».
Vad priniuni fait observer que « le Seigneur de la gloire est
dit avoir été crucifié, non selon qu'il était le Seigneur de la
gloire, mais selon qu'il était homme passible ».
L'ad secundum s'autorise de ce qu' « il est dit, dans un ser-
mon du Concile d'Ephèse (parThéodote d'Ancyre), que la mort
du Christ, comme devenue la mort de Dieu par l'union dans la
Personne du Verbe, détruisit la mort; parce que Celui qui souf-
frait était Dieu et homme. Ce nest pas, en ejfet, la nature de Dieu
qui a été lésée, ni elle na changé en rien sous les coups de la Passion d .
Vad tertium poursuit la même citation. « 11 est dit )\ en effet,
« au même endroit : Ce n'est pas un pur homme que les Juijs ont
crucifié ; mais ils ont Jait injure à Dieu Lui-même. Supposez, en
4/|0 SOMME THÉOLOGIQUE.
ejjet, que le Prince émette une parole, que cette parole soit consi-
gnée et écrite sur du papier, et que ce papier soit envoyé aux cités.
Que quelqu'un refusant d'obéir déchire la lettre, il sera condamné
à mort non pour avoir déchiré une lettre, mais pour avoir porté
cd teinte à la parole ou à l'ordre du Prince. Il ne faut donc pas que
le Juif se considère en sécurité, comme s'il n'avait crucifié qu'un
pur homme. Ce qu'il voyait était comme une lettre; mais ce qui
était caché en elle était le Verbe impérial, né de la nature » du Père,
« non proféré par la langue o humaine, comme le verbe ou la
parole des hommes.
C'est très véritablement Dieu, dans la Personne du Verbe ou
du Fils unique, qui a souffert toutes les horreurs de la Passion
et qui est mort sur la Croix au milieu de deux larrons; mais
ce n'est pas comme Dieu qu'il a ainsi soufTert : c'est comme
homme ou dans la nature humaine qu'il s'était unie hyposta-
tiquement. Dans cette nature humaine, sans que d'ailleurs
cela fût absolument nécessaire pour notre délivrance, mais
afin d'opérer notre salut d'une manière qui fût en parfaite
harmonie, d'une part, avec les droits de l'infinie majesté de
Dieu, offensée par le péché, et, d'autre part, avec toute la
somme de dettes contractées à l'endroit de la justice divine par
les péchés du genre humain tout entier, le Verbe de Dieu a
voulu subir, sous la forme la plus douloureuse et la plus humi-
liante, toutes les sortes de tourments ou de tortures, qui ne
laissassent indemne ou soustraite à la douleur aucune partie
de son être humain, bien que ce même être humain, dans la
partie supérieure de l'âme, continuât de posséder, sans altéra-
tion aucune, les joies ineflables de la vision divine. — Telle a
été la Passion du Christ considérée en elle-même. — Nous
devons maintenant, poursuivant notre étude, considérer cette
même Passion, du côté de ce qui en aura été la cause efficiente.
— C'est l'objet de la question qui suit.
QUESTION XLVII
DE LA CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST
Cette question comprend six articles :
1" Si le Christ a été tué par les autres ou par Lui-même?
a° Pour quel motif II s'est livre Lui-même à la Passion?
3° Si le Père l'a livré pour qu'il subit la Passion ?
4° S'il était convenable qu'il souffrit sa Passion des mains des Gen-
tils ou plutôt de celles des Juifs?
5° Si ceux qui le mirent à mort le connurent ?
6° Du péché de ceux qui ont tué le Christ.
De ces six articles, les deux premiers examinent la part du
Christ dans le fait de sa mort; le troisième, la part du Père;
les trois autres, la part des hommes. — Pour ce qui est de la
part du Christ, saint Thomas se demande, d'abord, si, en
effet, le Christ peut être dit avoir eu une part dans le fait de
sa mort; et, en second lieu, quel a été le motif ou le mobile
qui a porté le Christ à se livrer ainsi à la Passion et à la
mort. — Le premier point va faire l'objet de l'article premier.
Article Premier.
Si le Christ a été tué par quelque autre ou par Lui-même?
La portée et le véritable sens de cette question nous appa-
raîtront tout de suite à la lecture même du texte de l'article. —
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a pas été
tué par d'autres, mais par Lui-même ». — La première cite la
parole du Christ « en saint Jean, ch. x (v. i8) », quand « Il
4^2 SOMME THÉOLOGIQUE.
dit Lui-même : Personne ne m'enlève la vie; c'est moi qui la
dépose de moi-même. Or, celui-là est dit tuer quelqu'un, qui
lui enlève la vie. Donc le Christ n'a pas été tué par d'autres,
mais par Lui-même ». — La seconde objection dit que « ceux
qui sont tués par d'autres défaillent peu à peu, leur nature
s'en allant, tt cela apparaît surtout en ceux qui sont crucifiés;
car, ainsi que le dit saint Augustin, au livre IV de la Trinilé
(ch. xni), c'est par une longue mort que les hommes pendus au
bois étaient torturés. Or, dans le Christ, cela n'arriva point;
car c'est en criant d'une voix J or le qu'il rendit l'esprit, comme il
est dit en saint Matthieu, ch. xxvii (v. 5o). Donc le Christ n'a
pas été tué par les autres, mais par Lui-même ». — La troi-
sième objection fait observer que « ceux qui sont tués par les
autres meurent d'une mort violente; et, par suite, d'une mort
non volontaire; car le violent s'oppose au volontaire. Or,
saint Augustin dit, au livre IV de la Trinilé (ch. xii), que l'es-
prit du Christ ne quitta point la chair par Jorce, mais parce qu'il
le voulut, quand II le voulut et comme II le voulut. Donc le Christ
n'a pas été tué par les autres, mais par Lui-même ».
L'argument sed contra apporte le texte où « il est dit, en
saint Luc, ch. xviii (v. 33) : Après l'avoir Jlagellé ils le mettront
à mort ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit qu' (( une
chose peut être cause d'un effet donné à un double titre. —
D'abord, directement, agissant à cet effet. De cette manière,
les persécuteurs du Christ le mirent à mort; car ils posèrent à
son endroit la cause qui devait lui donner la mort, avec l'in-
tention de la lui donner en effet, et l'effet s'ensuivit : cette
cause, en effet, amena la mort du Christ. — D'une autre ma-
nière, quelqu'un est dit cause d'une chose, indirectement; en
ce sens qu'il ne l'a pas empêchée quand il pouvait le faire :
c'est ainsi qu'on dira de quelqu'un qu'il a mouillé cet autre,
parce qu'il n'a point fermé la fenêtre par laquelle la pluie est
entrée. De cette manière, le Christ fut cause de sa Passion et de
sa mort. Il pouvait, en effet, empêcher cette Passion et cette
mort. Il le pouvait d'abord, en réprimant ses adversaires, de
telle sorte qu'ils ne voulussent pas ou qu'ils ne pussent pas le
Q. LXV!I. -^ CAUSE EFFICIEM'E DE LA PASSION DU CHRIST. (\li^
mettre à mort. Il le pouvait aussi, parce que son esprit ou son
âme avait la puissance de conserver la nature de sa chair pour
qu'aucune cause de lésion qui lui serait infligée ne parvînt à
l'accabler : puissance que l'âme du Christ avait parce qu'elle
était unie au Verbe de Dieu dans l'unité de la Personne;
comme le dit saint Augustin au livre IV de la Trinité {ch. xiii).
Par cela donc que le Christ ne repoussa point de son propre
corps les coups qui lui étaient portés mais qu'il voulut que la
nature corporelle succombât sous ces coups, Il est dit avoir
déposé Lui-même son âme ou sa vie et être mort volontaire-
ment ».
h'ad prinium explique le texte que citait l'objection. « Quand
il est dit, Personne ne m'enlève la vie, cela s'entend, sans que
j'y consente. Et, en eti'et, si quelqu'un prend une chose à un
autre contre le gré de celui-ci qui est incapable de résister,
alors il est dit, au sens propre, lui enlever cette chose ».
Vad secundum répond que « le Christ, pour montrer que la
Passion que la violence lui infligeait ne lui enlevait pas son
âme ou sa vie, conserva la nature corporelle dans sa force au
point que réduit à l'extrémité II poussait un cri d'une voix
puissante. Et cela se met au compte ou au nombre des autres
miracles de sa mort. Aussi bien est-il dit, en saint Marc, ch. xv
(v. 39) : Le centurion qui se tenait en Jace, voyant qu'il avait
expiré en poussant ce grand cri, eut cette parole : Vraiment, cet
homme était le Fils de Dieu. Il y eut également ceci d'admi-
rable, dans la mort du Christ, qu'il mourut plus rapidement
que les autres qui étaient crucifiés avec Lui. Il est dit, en effet,
dans saint Jean, ch. xix (v. 82, 33) qu'à ceux qui étaient avec
le Christ, on brisa les jambes, pour qu'ils mourussent tout de
suite; mdiis étant venus à Jésus, ils le trouvèrent mort; et ils ne
brisèrent point ses jcunbes. Et, en saint Marc, ch. xv (v. 4^), il
est dit que Pilate s'étonnait qu'il fût déjà mort. De même, en
effet, que par sa volonté la nature corporelle fut conservée
dans sa vigueur jusqu'à la fin, de même aussi, quand II voulut,
elle céda aux coups qu'on lui portait ».
h'ad tertium dit que « le Christ, tout ensemble, et subit la
violence qui lui donnait la mort, et mourut volontairement;
[\[\k SOMME THÉOLOGIQUE.
parce que la violence fut faite à son corps; mais elle ne pré-
valut qu'autant qu'il le voulut Lui-même ».
C'est en toute vérité que le Christ s'est livré Lui-même à la
mort; bien que cependant, en toute vérité aussi, cette mort
lui ait élé donnée par ses bourreaux. — Mais quelle fut bien,
de sa part, la cause qui le fit ainsi aller à la mort et l'accepter
volontairement. Quel en fut le motif. Devons-nous dire que ce
fut par obéissance? Saint Thomas va nous répondre à l'article
qui suit.
Article IL
Si le Christ est mort par obéissance?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'est point
mort par obéissance ». — La première arguë de ce que
« l'obéissance regarde le précepte. Or, nous ne lisons pas qu'il
ait été commandé au Christ de subir la Passion. Donc ce n'est
point par obéissance qu'il l'a subie ». — La seconde objection
en appelle à ce que « l'on dit de quelqu'un qu'il fait une
chose par obéissance quand il là fait en vertu d'un précepte
qui l'oblige. Or, ce n'est point par nécessité, mais %olontaire-
ment que le Chiist a souffert sa Passion. Donc II n'a point
souffert sa Passion par obéissance ». — La troisième objection
déclare que « la charité est une vertu plus excellente que
l'obéissance. Or, nous lisons du Christ qu'il a souffert sa Pas-
sion, en vertu de la charité; selon cette parole de l'Épître aux
Éphésiens, ch. v (v. 2) : Marchez dans la dilection, comme, du
■ reste, le Christ nous a aimés et s'est livré Lui-même pour nous.
Donc la Passion du Christ doit plutôt être attribuée à la charité
qu'à l'obéissance ».
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, aux Philippiens,
ch. II (v. 8) : // s'est Jait obéissant à son Père jusqu'à la mort ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il était
souverainement convenable que le Christ souffrît sa Passion
par obéissance. — Premièrement, parce que cela convenait à
Q. LXVII. — CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. 445
la justification des hommes; afin que, de même que par la dé-
sobéissance d'un seul homme un grand nombre ont élé constitués pé-
cheurs, de même par Vobéissance d'un seul homme un grand nom-
bre fassent constitués justes, comme il est à\iaux Romains, ch. v
(v. 19). — Secondement, cela fut convenable à la réconciliation de
Dieu avec les hommes; selon cette parole de TÉpître aux Romains,
ch . V (v. 10): Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son
Fils : en ce sens que la mort du Christ fut un certain sacrifice
très agréable à Dieu, selon cette parole de l'Épître aux Éphé-
siens, ch. v (v. 2) : // s'est livré Lui-même pour nous en ablation
et en victime à Dieu en odeur de suavité. Or, l'obéissance est
préférée à tous les sacrifices, selon cette parole du premier li-
vre des Rois, ch. xv (v. 22) : L'obéissance est meilleure que les
victimes. Et voilà pourquoi il convenait que le sacrifice de la
Passion et de la mort du Christ procédât de l'obéissance ». On
aura remarqué le choix des textes apportés ici par saint Tho-
mas et la parfaite harmonie qui résulte de leur rapproche-
ment. — « Troisièmement, cela convenait à la victoire du
Christ, qui le fit triompher de la mort et de l'auteur de la
mort. C'est qu'en effet, le soldat ne peut vaincre que s'il obéit
au chef. Et, de même, l'homme-Christ obtint la victoire par
cela qu'il lut obéissant à Dieu; selon cette parole des Pro-
verbes, ch. XXI (V. 28) : L'homme obéissant multiplie les vic-
toires » .
Cette dernière raison, jointe aux deux précédentes, éclaire
d'un jour magnifique toute l'histoire du genre humain.
On peut dire du genre humain, dans la suite de son
histoire, que tout s'y ramène à une question de vie et
de mort, rattachée elle-même à une question d'obéissance
et de désobéissance. Dieu avait créé l'homme — pouvant
cependant être mortel de sa nature — dans un état de vie
qui ne connaîtrait point la mort : mais, à une condition :
c'est qu'il observerait un précepte, d'ailleurs tiès facile, que
Dieu lui donnait pour marquer sa dépendance à l'endroit
du Créateur. Il était, du reste, expressément averti que s'il
désobéissait il mourrait de mort. L'homme eut le malheur de ne
point tenir compte de cette défense et de celle menace. Em-
446 SOMME THÉOLOGIQUË.
porté par un mouvement d'orgueil, à la suggestion du Tenta-
teur perfide, il désobéit à Dieu. Aussitôt, le privilège de vie
immortelle, accordé par Dieu à la nature humaine dans la
personne du premier homme lui fut enlevé. Pour toujours dé-
sormais, la mort devait régner dans le genre humain déchu.
Mais Dieu, dans sa miséricorde, faite de sagesse, de bonté et de
puissance infinie, allait tout restaurer en vue d'un triomphe
éblouissant sur la mort et sur le démon, qui en était le pre-
mier auteur. Il allait créer l'homme nouveau, par lequel II
remporterait sa victoire. Le démon avait vaincu en amenant
l'homme premier à désobéir. Dieu allait vaincre en se don-
nant, dans l'homme nouveau, un obéissant parfait. Et, de
même que la désobéissance du premier avait causé la mort en
violant le précepte auquel était attachée l'immortelle vie; de
même l'homme nouveau restaurerait la vie en observant fidè-
lement et par obéissance au Chef, Dieu Lui-même, souverain
maître de la mort et de la vie, le précepte qui lui commandait
d'aller à la mort. Toute l'économie des conseils de Dieu, dans
l'histoire du genre humain, tient dans ce double contraste :
d'une vie immortelle perdue par une désobéissance qui mé-
prisait le précepte de la vie; et de cette même vie immortelle
reconquise par une obéissance qui embrasserait amoureuse-
ment le précepte de la mort.
Vad primum déclare que « le Christ avait reçu du Père le
mandat », le commandement, le précepte « de souffrir » ou
d'aller à la mort par la Passion. « Il est dit, en effet, en
saint Jean, ch. x (v. 18) : J'ai le pouvoir de donner ma vie, el
fai le pouvoir de la reprendre de nouveau ; el fai reçu ce mandat
de mon Père : savoir de donner ma vie et de la reprendre. Ce
qu'il faut entendre, comme le dit saint Jean Chrysostome
(hom LX, sur saint Jean), non pas en ce sens qu II aurait eu be-
soin d'attendre quon lui parle pour lui notifier celle cliose; mais
pour marquer que tout en Lui a clé volontaire el ne laisser place
à aucun soupçon de contrariété entre sa volonté et celle de son
Père. — On peut dire aussi que la loi ancienne ayant élé con-
sommée » ou achevée et conduite à son terme « dans la mort
du Christ, selon que le Christ Lui-même le déclara en mou-
Q. XLVir. — CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. flli"]
rant, quand II dit, en saint Jean, ch. xix (v. 3o) : Tout est con-
sommé, il se trouve que le Christ, par sa Passion, accomplit
tous les préceptes de l'ancienne loi. — Les préceptes moraux,
qui sont fondés sur les préceptes de la charité », pour autant
qu'ils n'en sont que l'explication et la sauvegarde, c« le Christ
les accomplit, en tant qu'il souffrit sa Passion par amour
pour son Père, selon cette parole marquée en saint Jean,
ch. XIV (v. 3i) : Afin que le monde connaisse que faime le Père
et que comme II nia commandé ainsi je fais, levez-vous, sortons
d'ici, pour aller à l'endroit oii devait commencer la Passion;
et aussi par amour pour le prochain, selon cette parole de
l'Épître aux Galates, ch. ii (v. 20) : Il m'a aimé et II s'est livré
Lui-même pour moi. — Les préceptes cérémoniels de la loi, qui
sont ordonnés surtout aux sacrifices et aux oblations, le Christ
les accomplit dans sa Passion en tant que tous les anciens sa-
crifices étaient des figures de ce vrai sacrifice que le Christ of-
frit en mourant pour nous. Aussi bien est-il dit, dans l'Epître
aux Colossiens,ch. 11 (v. 16, 17) : Que personne ne vous Juge sur la
nourriture, ou la boisson, ou la partie d'un jour de fêle ou de la
nouvelle lune : toutes choses qui sont l'ombre des choses qui de-
vaient venir, par rapport aa corps du Christ, en ce sens que le
Christ était comparé à ces choses comme le corps à l'ombre.
— Les préceptes judiciaires de la loi, qui étaient ordonnés sur-
tout à réparer les injures qui avaient été faites, le Christ les
accomplit dans sa Passion, parce que, comme il est dit, dans
le psaume (lxviii, v. 5) : Ce qu'il n'avait point pris. Il le ren-
dit, permettant » — explique divinement saint Thomas d'ac-
cord avec toute la tradition et avec le langage même de
l'Église, « qu'on le cloue Lui-même à l'arbre pour le fruit que
l'hommeavait enlevé de l'arbre contrairement au précepte de
Dieu ». Nous voyons, une fois de plus, par cette dernière re-
marque de saint Thomas, combien se trouvent en dehors de la
grande pensée divine et de l'harmonie de ses conseils ceux
qui refusent d'admettre l'historicité parfaite du récit de la
chute tel que nous le trouvons fixé dans le début de la
Genèse.
L'ad secundum est d'une importance extrême pour la grande
448 SOMME THKOLOGIQUE.
question de la liberté du Christ nullement compromise malgré
l'obligation du précepte dont parlait l'objection. C'est qu'en
effet, « l'obéissance, bien qu'elle implique la nécessité par rap-
port à ce qui est prescrit », en ce sens que si on ne le fait pas
on pèche et que, par suite, on n'est pas moralement libre de le
faire ou de le laisser, « implique cependant la volonté » ou
l'acte spontané et libre que constilue le vouloir non nécessité
par un objet qui n'est pas le bien pur et simple ou infini, « par
rapport au fait d'accomplir le précepte. Et telle fut l'obéissance
du Christ. Car la Passion elle-même et la mort, considérées en
elles-mêmes, répugnaient à la volonté naturelle ». Il est clair,
en effet, que souffrir et mourir n'était point, de soi, chose
bonne pour le Christ; et tout, dans sa nature humaine, y répu-
gnait. Par conséquent, non seulement sa volonté ne s'y portait
pas nécessairement; mais bien plutôt elle s'en détournait
comme d'une chose non bonne et mauvaise. <( Toutefois »,
pour une raison supérieure, mais qui n'excluait pas la répu-
gnance naturelle, « le Christ voulait que la volonté de Dieu
s'accomplisse à ce sujet; selon cette parole du psaume (xxxix,
v. 9) : Pour faire votre volonté, 6 mon Dieu, fai voulu. Et c'est
pourquoi le Christ disait, en saint Matthieu, ch, xxvi (v. 42) :
Si ce calice ne peut passer loin de moi sans que Je le boive, que
voire volonté se Jasse ». — Nous avons, dans cette réponse de
saint Thomas, la confirmation explicite de ce que nous avons
eu l'occasion de souligner tant et tant de fois au cours de notre
Commentaire ; savoir que l'essence de la liberté consiste dans
la maîtrise sur son acte ; et que cette maîtrise sur son acte est
constituée par le rapport de la volonté faite pour le bien pur
et simple à un objet qui porte en lui, à quelque titre que ce
soit, une certaine raison de non bien.
Vad tertiuni fait observer que « la raison est la même qui a
fait que le Christ a subi sa Passion et par charité et par obéis-
sance ; car même les préceptes de la charité ont été accomplis
par Lui pour un motif d'obéissance; et II a été obéissant par
amour pour le Père qui commandait».
Le Christ s'est livré Lui-môme à la Passion et à la mort.
Q. XLVII. — CAUSE EFFICIENTE t)E LA fASSlON t)U ChRIST. 4^9
Comme Dieu et comme homme, et comme Verbe incarné ou
Dieu-homme, non seulement il n'y avait, pour Lui, aucune
nécessité de souffrir ou de mourir, mais II avait tout pouvoir,
un pouvoir absolu d'éviter la Passion et la mort. Toutefois, Il
a voulu les subir. Et c'est parce qu'il a voulu les subir qu'en
effet la Passion et la mort l'ont atteint. D'où il résulte qu'en
toute vérité II s'est sacrifié Lui-même; ce qui, nous l'avons
noté plus haut, est la raison même de son sacerdoce. Or, Il l'a
fait par obéissance, pour accomplir ce qu'il savait être une pen-
sée arrêtée dans les conseils de Dieu son Père, une volonté
ferme portant sur un dessein qui devait montrer en pleine lu-
mière la sagesse, la bonté, la puissance infinie de Dieu dans
l'économie de son œuvre par excellence : la restauration, par
la mort volontaire de son Fils sur la Croix, de l'œuvre ruinée
au début du genre humain par la désobéissance du premier
homme détachant de l'arbre du Paradis terrestre, à l'instiga-
tion du démon, le fruit défendu. — Cette volonté formelle du
Père permettra-t-elle de dire en toute vérité que le Père a livré
Lui-même son Fils à la Passion et à la mort. La question est
d'une portée extrême pour la parfaite intelligence du langage
biblique et chrétien dans le grand mystère de la Rédemption.
Saint Thomas va la résoudre à l'article qui suit,
Article III.
Si Dieu le Père a livré le Christ à* la Passion?
Trois objections veulent prouver que (( Dieu le Père n'a point
livré le Christ à la Passion ». — La première déclare qu' « il
semble être inique et cruel qu'un innocent soit livré à la tor-
ture et à la mort. D'autre part, comme il est dit au livre du
Deutéronome, ch. xxxii (v. 4).: Dieu est fidèle et sans aucune
iniquité. Donc II n'a point livré le Christ innocent à la Passion
et à la mort ». — La seconde objection dit qu' « il ne semble
pas que quelqu'un soit livré à la mort par lui-même et par un
autre. Or, le Christ s'est livré Lui-même pour nous {aux Éphé-
XVI. — La Rédemption. ag
/|5o SOMME THÉOLOGIQUE.
siens, ch. v, v, 2) ; selon qu'il est dit dans Isaïe, ch. lui (v. 12):
lia livré son âme à la mort. Donc il ne semble pas que Dieu le
Père l'ait livré » à la Passion et à la mort. — La troisième
objection fait observer que « Judas est incriminé de ce qu'il a
livré le Christ aux Juifs; selon cette parole marquée en saint
Jean, ch. vi (v. 71, 72) : L'un de vous est un démon; ce que Jésus
disait au sujet de Judas, qui devait le livrer. Pareillement aussi
sont incriminés les 'Juifs, qui le livrèrent à Pilate; selon qu'il
le dit Lui-même, en saint Jean, ch. xvni (v. 35) : Ta nation et
tes Pontifes font livré à moi. Et Pilate le livra pour qu'il fût
crucifié, comme on le voit en saint Jean, ch. xix (v, 16). Or, il
n'est aucun rapport entre la justice et l'iniquité, comme il est
dit dans la deuxième Épître aux Corinthiens, ch. vi (v. i/j).
Donc il semble que Dieu le Père n'a point livré le Christ à la
Passion ».
L'argument sed contra cite la parole de ÏÉpilre aux Romains,
ch. vHi (v. 32), où il est dit : Dieu n'a point fait grâce à son pro-
pre Fils, mais II l'a livré pour nous ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle d'un mot la con-
clusion de l'article précédent et en tire tout de suite un triple
aspect de preuve pour établir la conclusion du présent article.
« Comme il a été dit, le Christ a souffert volontairement sa Pas-
sion, obéissant en cela à son Père. D'où il suit qu'à un triple
chef. Dieu le Père a livré le Christ à la Passion. — D'abord,
selon que par sa volonté éternelle 11 a préordonné la Passion
du Christ à la libération du genre humain ; conformément à ce
qui est dit dans le prophète Isaïe, ch. lui (v. 6) : Le Seigneur
a placé en Lui l'iniquité de nous tous; et encore (v. 10) : Le Sei-
gneur a voulu le briser dans sa Jaiblesse. — Secondement, en
tant qu'il lui a inspiré la volonté de souffrir pour nous, en lui
infusant la charité. Aussi bien il est ajouté, là-même (v. 7) : //
a été immolé parce qu'il l'a voulu. — Troisièmement, du fait qu'il
ne l'a pas mis à couvert de la Passion, mais qu'il l'a laissé à
la merci des persécuteurs. Et c'est pourquoi, comme nous le
lisons en saint Matthieu, ch. xxvi (v. 46), le Christ pendu à la
Croix disait : Mon Dieu, jusqu'où m' avez- vous abandonné, en ce
sens qu'il l'avait exposé » sans le défendre, « au pouvoir de
0- XLVir. — CA.USE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. 4oi
ceux qui le persécutaient, comme l'explique saint Augustin »
(ép. GXL, ou GXX, ch. x).
JJad primum répond que « livrer un homme innocent à la
torture et à la mort contre sa volonté est chose impie et cruelle.
Mais ce n'est point de la sorte que Dieu le Père a livré le
Christ. C'est en lui inspirant », au contraire, « la volonté de
souffrir pour nous. Et en cela est montrée, d'une part, la sévé-
rité de Dieu {aux Romains, ch. xi, v. 22), qui n'a pas voulu re-
mettre le péché sans une peine » proportionnée; « chose que
signifie l'Apôtre, quand il dit », comme nous l'avons vu à l'ar-
gument sed contra, « que Dieu na point fait grâce à son propre
Fils; et, d'autre part, sa bonté {aux Romains, ch. xi, v. 22), en
ce que l'homme ne pouvant satisfaire suttisamment par une
peine qu'il subirait lui-même. Dieu lui a donné quelqu'un qui
satisferait pour lui, ce que l'Apôtre signifie, quand il dit, aux
Romains, ch. m (v. 25) : Celui-là (le Christ), Dieu l'a Jait notre
propitiation, par la foi, en son sang ».
Vad secundum explique que « le Christ, en tant que Dieu,
s'est livré Lui-même à la mort par la même volonté et par la
même action que le Père », avec qui II a tout en commun dans
la plus absolue unité de nature, de volonté et d'action. « Mais,
en tant qu'homme, Il s'est livré Lui-même par une volonté que
le Père inspirait. D'oii il suit qu'il n'y a aucune contrariété
dans le fait que le Père a livré le Christ, et que le Christ s'est
livré Lui-même ». Même dans le cas de la distinction entre les
deux volontés, du Père et du Christ, la plus parfaite subor-
dination demeure : si le Christ se livre Lui-même, c'est en dé-
pendance du Père, qui lui inspire la volonté de se livrer.
L'ad tertium déclare que « la même action se juge diverse-
ment, en bien ou en mal, selon qu'elle procède d'une racine
diverse. Le Père, en effet, a livré le Christ, et Lui-même s'est
livré, par amour; et, en raison de cela, on les loue. Judas, au
contraire, a livré le Christ, par cupidité, les Juifs par envie,
Pilate par crainte mondaine à l'endroit de César; et c'est pour-
quoi ils sont » justement « incriminés ».
Il faut dire, en toute vérité, que Dieu le Père a livré son Fils
452 SOMME THEOLOGIQUE.
à la Passion et à la mort. Jamais, en effet, le Christ n'eût
connu la Passion et la mort, si Dieu le Père n'en avait disposé
ainsi dans ses conseils éternels, en vue du salut du genre hu-
main : non pas que Lui-même ait infligé la mort au Christ,
pas plus que le Christ ne se l'est donnée Lui-même ; mais II avait,
dans son infinie justice, dans sa sagesse et dans sa miséricorde,
statué qu'il inspirerait au Christ, par amour pour nous, la
volonté de ne point repousser, comme 11 en aurait le droit et le
pouvoir, les mauvais traitements et la mort que lui infligeraient
des hommes pervers; d'accepter même tout cela avec une sorte
de saint empressement, pour que fussent manifestés les infinis
trésors de bonté contenus en Dieu et dans son Christ. — Le
Christ a donc été livré par Dieu son Père et II s'est livré Lui-
même pour des raisons d'infinie sagesse. Mais, dans l'exécution
de ce conseil divin, convenait-il que les Gentils eussent une
part, la part même décisive, de telle sorte que ce serait eux
qui le condamneraient à mort et exécuteraient la sentence. —
C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'ob-
jet de l'article qui suit.
Article IV.
S'il convenait que le Christ subît la Passion
par l'entremise des Gentils?
Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas
que le Christ souffrit la Passion par l'entremise des Gentils ».
— La première fait observer que « la mort du Christ devant
délivrer les hommes du péché, il convenait, semble-t-il, que
ce ne fût qu'un très petit nombre qui eussent une part dans le
péché de ceux qui causaient sa mort. D'autre part, les Juifs
ont péché en causant la mort du Christ; car il est dit, en leur
personne, dans saint Matthieu, ch. xxi (v. 38) : Celui-ci est l'hé-
ritier, venez, tuons-le. Donc il semble qu'il était convenable que
dans le péché de ceux qui ont mis à mort le Christ les Gentils
ne fussent pas impliqués ». — La seconde objection dit que
« la vérité doit répondre à la figure. Or, les sacrifices figura-
Q. XLVII. — CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. 453
tifs de l'ancienne loi n'étaient point offerts par les Gentils,
mais par les Juifs. Donc la Passion du Christ, non plus, qui
fut le vrai sacrifice, ne devait pas être accomplie par les mains
des Gentils ». — La troisième objection rappelle qu' « il est dit,
en saint Jean, ch. v ( v. i8), que les Juifs cherchaient à mettre
le Christ à mort, non seulement parce qu'il violait le sabbat, mais
aussi parce qu'il disait Dieu son Père, se Jaiscml égal à Dieu. Or,
tous ces griefs n'allaient, semble-t-il, que contre la loi des
Juifs; et aussi bien eux-mêmes disent, en saint Jean, ch. xix
(v. 7) : Selon notre loi, il doit mourir, parce quil s'est Jcdt Fils
de Dieu. Il semble donc qu'il convenait que le Christ subît sa
Passion, non par l'entremise des Gentils, mais par l'action des
Juifs ; et que se trouve faux ce que disaient ces derniers (en
S. Jean, ch. xviii, v. 3i) : Il ne nous est point permis de mettre
quelqu'un à mort, puisqu'il est de nombreux péchés qui étaient
punis de mort, selon la loi, comme on le voit au Lévitique
(ch, xx) ».
L'argument sed contra apporte le texte oii « le Seigneur Lui-
même dit, en saint Matthieu, ch. xx (v. 19) : On le livrera aux
Gentils pour être moqué, flagellé, crucifié » .
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « dans le
mode même de la Passion du Christ a été préfiguré l'effet de
cette Passion, En premier lieu, en effet, la Passion du Christ
a eu un effet de salut dans les Juifs dont plusieurs furent bap-
tisés dans la mort du Christ, comme on le voit par le livre
àQs Actes, ch. 11 (v. 41) et ch. m (v. [\). En second lieu, parla
prédication des Juifs, l'effet de la Passion passa aux Gentils
{Ibid., ch. x). Et c'est pourquoi il était convenable que le Christ
commençât à souffrir de la part des Juifs, et qu'ensuite, les
Juifs le livrant, sa Passion s'achevât parles mains des Gentils ».
h'ad primum retourne l'objection contre elle-même. C'est
qu'en effet, « le Christ, pour montrer l'abondance de sa cha-
rité, qui était la cause pour laquelle II souffrait sa Passion,
alors qu'il était sur sa Croix demanda le pardon pour ses persé-
cuteurs ; et afin que le fruit de cette demande parvînt aux Juifs
et aux Gentils, II voulut souffrir de la part des uns et des
autres ».
454 SOMME THÉOLOGIQUE.
Vad secundam fait une distinction essentielle au sujet du
mot qu'exploitait l'objection en parlant du sacrifice offert. « La
Passion du Christ fut l'oblation d'un sacrifice en tant que le
Christ, de sa propre volonté, se soumit à la mort par charité.
En tant, au contraire, qu'il fut torturé par ses persécuteurs, sa
mort ne fut pas un sacrifice, mais le plus grave de tous les
péchés ».
L'ad tertiam donne plusieurs réponses au sujet du texte que
citait l'objection et qu'elle disait ne pas être vrai. — La pre-
mière justifie la vérité de ce texte par cela que « comme saint
Augustin le dit (sur S. Jean, tr. CXIV), les Juifs, quand ils di-
saient qu' il ne leur était point permis de mettre quelqu'un à mort,
entendirent qu il ne leur était point permis de mettre à mort
quelqu'un, en raison de la solennité de la fête qu'ils avaient déjà
commencé de célébrer. — Ou bien ils disaient cela, comme l'ex-
plique saint Jean Chrysostonie (hom. LXXXIII), parce qu'ils
voulaient qu'il fût mis à mort non comme transgresseur de la
loi, mais comme ennemi public parce qu'il s'était fait roi :
chose dont ils n'avaient pas à juger eux-mêmes. — Ou bien
parce qu'il ne leur était point permis de crucifier, ce qu'ils vou-
laient ; mais de lapider, ce qu'ils firent à l'endroit de saint
Etienne. — Ou mieux encore, il faut dire que par les Romains,
à qui ils étaient soumis, le pouvoir de mettre à mort leur avait
été enlevé ».
Il convenait que les auteurs de la mort du Christ fussent,
en premier lieu, les Juifs prévaricateurs; et, en second lieu,
les païens eux-mêmes, à l'instigation des Juifs : parce que,
en fait, les Juifs, qui pourtant étaient les premiers à vouloir,
par haine, la mort du Christ, avaient perdu leur indépen-
dance politique et, par suite, le droit de vie et de mort qui
est la prérogative de la souveraineté. D'ailleurs, l'ordre même
des effets de la Passion du Christ, qui devaient se commu-
niquer d'abord aux Juifs et ensuite aux païens, demandait
qu'un ordre semblable se lelrouvât dans le mode de la Passion
du Christ. — Mais comment faut-il entendre que les auteurs
de la Passion et de la mort du Christ eurent leur part dans
Q. XLVII. — CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. h^b
cette Passion et cette mort. Devons-nous supposer qu'ils con-
nurent Celui qu'ils poursuivaient ainsi, qu'ils condamnaient
et qu'ils frappaient. C'est la question même de la respon-
sabilité des auteurs du déicide. Saint Thomas va la résoudre
à l'article qui suit.
Article V.
Si les persécuteurs du Christ le connurent?
Trois objections veulent prouver que « les persécuteurs du
Christ le connurent ». — La première arguë de ce qu' « il est
dit, en saint Matthieu, ch. xxi (v. 38), que les vignerons,
voyant le fils, dirent entre eux : Celui-ci est l'héritier, venez,
tuons-le. Sur quoi saint Jérôme dit : Le Seigneur prouve de la
Jaçon la plus manij este, par ces paroles, que les Princes des Jaijs
crucifièrent le Fils de Dieu, non par ignorance, mais par jalousie.
Ils avaient compris, en effet, qu'il était Celui à qui le Père
dit, par le prophète : Demande-moi, et je te donnerai les nations
en héritage. Donc il semble qu'ils connurent qu'il était le
Christ, le Fils de Dieu ». — La seconde objection cite le texte
où « en saint Jean, ch. xv (v. 24), le Seigneur dit : Maintenant
ils m'ont vu et ils ni ont haï, moi et mon Père. Or, ce que l'on
voit est comme manifestement » ou à découvert. « Donc les
Juifs connaissant le Christ lui infligèrent la Passion par un
motif de haine ». — La troisième objection fait observer que
« dans un certain sermon » ou discours « du concile d'Ephèse
(serm. II de Théodote d'Ancyre), il est dit : « De même que
celui qui déchire une lettre impériale est conduit à la mort comme
destructeur de la parole ou de l'ordre de f Empereur ; de même le
JuiJ qui a crucijié Celui qu'il voyait sera puni comme ayant porté
Vattaque jusqu'au Verbe de Dieu. Or, -cela ne serait pas, si les
Juifs n'avaient pas connu qu'il était le Fils de Dieu : car l'igno-
rance les aurait excusés. Donc il semble que les Juifs qui cruci-
fièrent le Christ connurent qu'il était le Fils de Dieu ».
L'argument .^ed contra oppose qu' « il est dit, dans la pre-
mière Épître aux Corinthiens, ch. ii (v, 8) : S'ils l'eussent connu,
456 SOMME THÉOLOGIQUE.
Us n'auraient Jamais crucifié le Seigneur de la gloire. Et, au livre
des Actes, Pierre dit, parlant aux Juifs, cli. m (v. 17) : Je sais
que vous avez Jait cela par ignorance, comme aussi vos Princes.
Et le Seigneur » Lui-même, « pendu à la croix, dit (S. Luc,
ch. XXIII, V, 34) : Père, pardonnez-leur ; car Us ne savent pas ce
qu'ils font ». — On voit, par ces divers textes, combien déli-
cate est la question posée.
Au corps de l'article, saint Thomas va la résoudre par une
distinction de la plus haute importance. Il nous avertit que
« parmi les Juifs, les uns étaient » notables ou « les grands;
et les autres », constituent la multitude et la foule ou « les
petits. — Les grands, parmi les Juifs, qui étaient les Princes
de ce peuple, connurent, ainsi qu'il est dit au livre des Ques-
tions du Nouveau et de r Ancien Testament (q. LXVI, parmi les
Œuvres de saint Augustin), comme aussi les démons con-
nurent que Jésus était le Christ » ou le Messie « promis dans la
loi : car ils voyaient en Lui tous les signes que les prophètes avaient
annoncé devoir être. Mais ils ignoraient le mystère de sa divinité ;
et c'est pourquoi l'Apôtre dit que s'ils l'eussent connu, jamais
ils n'auraient crucilié le Seigneur de la gloire. Toutefois, il faut
savoir que leur ignorance ne les excusait pas du crime » de
déicide; « parce que c'était en quelque manière une ignorance
affectée » ou crasse et coupablement voulue. « Ils voyaient, en
effet, les signes évidents de sa divinité; mais, par haine et par
jalousie ou envie à l'endroit du Christ, ils tournaient à mal
ces signes et ils ne voulurent pas croire à ses paroles par les-
quelles Il confessait qu'il était le Fils de Dieu. De là vient que
Lui-même dit, en parlant d'eux, dans saint Jean, ch. xv (v. 22) :
Si je n'étais point venu et que je ne leur eusse point parlé, ils n'au-
raient pas de péché ; mais maintenant ils n'ont point d'excuse pour
leur péché. Et, plus loin, Il ajoute (v. 2/1) : Si je n'eusse point
Jait en eux et parmi eux des œuvres que nul autre n'a faites, ils
n'auraient pas de péché. De telle sorte qu'on peut entendre
comme proféré par eux-mêmes, ce qui est dit au livre de Job,
ch. XXI (v. ili) : Ils ont dit à Dieu : Éloignez-vous de nous; nous
ne voulons pas la science de vos voies ». On remarquera cette
doctrine si ferme de saint Thomas sur le caractère d'évidence
Q. XLVir. CAUSE EFFICIENTE DE L\ PASSION DU CIUUST. /jBy
que porlaient les signes ou les miracles faits par le Christ de-
vant les Juifs cultivés et instruits; de telle sorte que ceux qui
n'en ont pas conclu qu'il était vrainnent Dieu et le Fils de Dieu
sont inexcusables : seule, leur volonté mauvaise en fut la
cause. Ces mêmes miracles, et dans des conditions encore plus
convaincantes si l'on peut ainsi dire, sont rapportés dans les
quatre Évangiles. Il n'est pas un esprit cultivé ou instruit qui
ne puisse les connaître et les reconnaître. Si donc ceux-là qui
le peuvent ne les connaissent pas ou ne les reconnaissent pas,
et que, pour ce motif, ils ne viennent pas au Christ par une foi
pleine et aimante, ce sera pour une raison de mal ou de dispo-
sition mauvaise dans leur volonté; et, par suite, eux non plus
n'auront pas d'excuse pour leur péché de n'être point venus
au Christ.
Il en est autrement pour la multitude ou pour « les petits ».
Ceux-là, « les petits, c'est-à-dire les hommes du peuple, qui
n'avaient point connu les mystères de l'Ecriture, ne connu-
rent point pleinement ni qu'il était le Christ, ni qu'il était le
Fils de Dieu; bien que quelques-uns d'entre eux aussi aient
cru en Lui. Toutefois, la multitude ne crut pas. Et si, à cer-
tains moments, ils avaient des doutes à son sujet, se deman-
dant s'il était le Christ, en raison de la multitude des signes
ou des prodiges et de l'efficacité de la doctrine, comme on le
voit en saint Jean, ch. vu (v. 3i, /ji et suiv.); dans la suite,
cependant, ils lurent trompés par leurs Princes (cf. S. Mat-
thieu, ch. xxvii, V, 20), de telle sorte qu'ils ne crurent ni
qu'il était le Christ, ni qu'il était le Fils de Dieu. Et c'est
aussi pourquoi Pierre leur dit (dans le livre des Actes) : Je sais
que vous avez fait cela par ignorance, comme, du reste, aussi,
vos Princes : en ce sens qu'ils avaient été séduits et égarés par
les Princes ». — Ici, encore, on aura remarqué ce tableau si
vrai de l'inaptitude de la foule, comme telle, à saisir, par elle
seule, les profondeurs cachées de la doctrine; et sa facilité à
être trompée et égarée par des conducteurs pervers, même lors-
que sa droiture naturelle l'aurait d'abord portée à se rendre
aux signes éclatants plus particulièrement faits pour la con-
vaincre. Sa responsabilité sera donc moindre; et nul doute
458 SOMME THÉOLOGIQUE.
que Dieu ne soit plus pitoyable aux « petits » qu'aux « grands»
en pareil cas. Il n'en faudrait pourtant pas conclure que toute
responsabilité disparaît et que les « petits » égarés par « les
grands » seront excusés de tout péché par le fait même. Quel-
que difficulté qu'il y ait, en effet, pour la multitude, de se
conduire par elle-même, surtout quand il s'agit d'une multi-
tude plus éloignée de ce qui constitue, à des degrés divers, la
culture de l'esprit, il n'en demeure pas moins que tout être
humain ayant l'usage de la raison est à même, absolument
parlant, de reconnaître les signes de la vérité, selon que Dieu,
dans sa Providence, les met, d'une manière au moins suffi-
sante, à sa portée, en utilisant les lumières indéfectibles du
bon sens et les sentiments premiers de l'équité naturelle. Aussi
bien voyons-nous que la multitude du peuple juif n'a pas été
indemne aux yeux de la justice divine, et que non seulement
les chefs qui l'avaient égaré, mais aussi le peuple qui avait
suivi ses chefs, ont tous été châtiés pour le crime du déicide.
Vad primam répond à la difficulté très délicate que fai-
sait la première objection. « Les paroles» de saint Matthieu,
(( que Tobjeclion citait, sont dites par les cultivateurs de la vi-
gne, qui signifient les recteurs du peuple : et ceux-là, en effet,
connurent que Jésus était l'héritier en tant qu'ils connurent
qu'il était le Christ promis dans la loi », sans qu'il s'ensuive
qu'ils aient connu qu'il était le Fils de Dieu. — « Mais, re-
prend saint Thomas, contre cette réponse semble venir que
les paroles du psaume (ii, v. 8) : De mande -moi et je te donne-
rai les nations en héritage », qui faisaient difficulté, « sont dites
au même à qui il est dit (dans ce même psaume, v. 7) : Ta es
mon Fils; Je t'ai engendré aujourd'hui. Si donc ils connurent
qu'il était Celui à qui il fut dit : Demande-moi et je te donne-
rai les nations en héritage, il s'ensuit qu'ils connurent qu'il
était le Fils de Dieu. D'ailleurs, saint Jean Chrysostome (ou
plutôt l'Anonyme rangé parmi ses œuvres) dit qu ils connurent
qu'il était le Fils de Dieu. De même, le vénérable Bède dit, sur
ce texte marqué en saint Luc, ch. xxni (v. 3/i) : Car ils ne m-
vent ce qu Us font, qu'on doit noter quil ne prie point pour ceux
qui ayant compris quIl était le Fils de Dieu aimèrent mieux le
Q. XLVir. — CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. l\bg
crucifier que le reconnaître u. Et, en effet, dans cette parole
dite par le Christ sur la Croix, ou plutôt au moment même
de la crucifixion il semble bien que ce ne sont pas les Princes
des prêtres et leurs séides qui sont visés mais plutôt les sol-
dats et les bourreaux, exécuteurs plus ou moins inconscients
du crime qui s'accomplissait. — « A cela, dit saint Thomas,
on peut répondre qu'ils connurent qu'il était le Fils de Dieu,
non par nature, mais par l'excellence d'une grâce spéciale. —
Toutefois, ajoute le saint Docteur, nous pouvons dire qu'ils
sont dits avoir connu même qu'il était le vrai Fils de Dieu
parce qu'ils avaient les signes évidents de cela, sans qu'ils
aient voulu y donner leur assentiment de façon à ce qu'ils re-
connussent qu'il était le Fils de Dieu, en raison de la haine et
de l'envie ». Ce qui revient à dire qu'ils eurent la preuve
quTl était le Fils de Dieu, mais qu'ils refusèrent coupable-
ment d'y soumettre leur esprit. Il semble bien que telle est la
vérité historique selon qu'elle se dégage du récit évangélique.
Et cela n'est pas en contradiction avec le mot de saint Paul
cité dans l'argument sed contra; parce que la connaissance
dont il s'agit n'est point la connaissance d'intuition faisant pé-
nétrer dans l'intime de la réalité connue; c'est une connais-
sance de déduction ou de raisonnement, laquelle ne porte que
sur la rigueur d'un lien logique, si l'on peut ainsi dire, et qui
aboutissant à une conséquence dont la volonté perverse ne
veut pas, n'est pas incompatible avec l'iniquité souveraine du
déicide conscient. S'ils avaient vu la divinité du Fils de Dieu
en elle-même, assurément ils ne l'eussent pas cruciGé; mais ils
ont pu le crucifier, même en voyant, par la conséquence iné-
luctable des prodiges qu'il accomplissait et des affirmations
qu'il émettait au sujet de Lui-même, qu'il devait être et qu'il
était le Fils de Dieu, n'ayant d'ailleurs du Fils de Dieu dans
sa nature propre, comme de la nature même de Dieu, que la
connaissance très imparfaite et, en quelque sorte, toute exté-
rieure que peut en avoir sur cette terre l'être humain qui
même est en opposition de volonté avec le Dieu qu'il connaît
et qu'il déteste. N'est-ce pas, du reste, aujourd'hui encore, le
cas des impies intelligents et instruits mais rebelles, qui ne
46o SOMME THÉOLOGIQUE.
peuveat pas ne pas s'avouer que les documents évangéliques
sont vrais, que, par conséquent, le Jésus de l'Evangile est
vraiment Celui qu'il s'est dit être; et qui cependant le pour-
suivent de leur haine et de leurs outrages, soit dans sa Personne
même cachée sous les voiles du sacrement de l'Eucharistie,
soit dans son Église et dans tout ce qui rappelle son souvenir.
L'od seciindam se rallie à la dernière explication de Vad
primam, qui peut se ramener à celle-là même que nous ve-
nons de souligner. Il fait observer qu' « avant les paroles citées
par l'objection, il était dit : Si je n'avais point fait en eux et
parmi eux des œuvres que nul autre n'a faites, ils n'auraient
pas de péché; et c'est après, qu'il est ajouté : Mais, maintenant,
ils ont vu et ils m'ont haï, moi et mon Père. Par oii il est mon-
tré que voyant les œuvres merveilleuses du Christ, ce fut la
haine qui les empêcha de connaître », à tout le moins de
reconnaître et de confesser « qu'il était le Fils de Dieu ».
h'ad tertium déclare que « l'ignorance affectée n'excuse pas
de la coulpe ou de la faute, mais semble plutôt aggraver
cette faute ou cette coulpe : elle montre, en effet, que
l'homme est attaché avec tant de véhémence au fait de pé-
cher, qu'il veut encourir l'ignorance pour ne pas éviter le pé-
ché. Et c'est pourquoi les Juifs péchèrent, non pas seule-
ment » d'un péché d'homicide et « comme ayant crucifié le
Christ, homme, « mais » du péché de déicide et « comme
ayant crucifié Dieu » Lui-même. Ils ont donc toute la respon-
sabilité du déicide. Ils l'ont, parce qu'ils pouvaient, qu'ils de-
vaient savoir que Celui qu'ils vouaient au crucifiement était
vraiment Dieu Lui-même, le Fils de Dieu en Personne; qu'ils
n'ont pas pu ne pas s'avouer qu'il en était ainsi, mais qu'ils
ont détourné volontairement leur esprit de ce qui, dans cette
vérité, les aurait contraints d'abdiquer devant le Christ et de
se faire ses disciples. Ils ont même entraîné, dans la respon-
sabilité du même déicide, la foule qu'ils ont rendue partici-
pante de leur crime, au sens que nous avons expliqué.
Les ennemis du Christ, ceux qui, parmi les Juifs, ne cessè-
rent de le poursuivre de leur haine jusqu'au jour où ils l'eu-
Q, XL Vit. — CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. 46 I
rent fait mourir sur la Croix et scellé dans son tombeau, ne
peuvent être excusés du crime de déicide. Ils avaient tous les
moyens de le connaître et de savoir qui II était, non seule-
ment qu'il était le Christ ou le Messie promis, mais qu'il était
Dieu Lui-même, le Fils de Dieu revêtu de notre nature hu-
maine. Devant les preuves qui étaient accumulées sous leurs
yeux, ils ne pouvaient pas ne pas s'avouer à eux-mêmes qu'il
était cela. Mais les passions qui les tenaient et leur volonté
perverse agissaient sur leur esprit pour le détourner de con-
clure, à tout le moins elles ruinaient l'effet qui aurait dû s'en-
suivre : et, au lieu de venir à Jésus pour se soumettre à Lui,
ils s'aveuglaient volontairement, niant ou dénaturant même
l'évidence pour se donner le droit de le détester, de le pour-
suivre et de le perdre. C'est même en cela que consistait ce pé-
ché contre le Saint-Esprit, que le Christ leur reproche dans
l'Évangile, et qui n'est pas autre, ici, que l'aveuglement volon-
taire, la perversité suprême consistant à nier l'évidence ou à
dire et peut-être à finir par se persuader que cela même qu'on
voit être n'est pas pour l'unique raison que la volonté per-
verse veut que cela ne soit pas. — Mais cela nous amène à
mesurer la gravité du crime commis par ceux qui se rendi-
rent coupables de la mort du Christ sur la Croix. Faut-il dire
que ce crime a été de tous le plus grave. Saint Thomas va
nous répondre à l'article qui suit.
Article VI.
Si le péché de ceux qui ont crucifié le Christ
a été le plus grave?
Trois objections veulent prouver que « le péché de ceux qui
ont crucifié le Christ n'a pas été le plus grave ». — La première
dit que « le péché qui a une excuse n'est pas le plus grave. Or,
le Seigneur Lui-même a excusé le péché de ceux qui le cruci-
fiaient, quand il dit (S. Luc, ch. xxiii, v. 3/i) : Père, pardonnez-
leur; car ils ne savent pas ce qu'ils font. Donc leur péché n'a pas
été le plus grave ». — La seconde objection rappelle que « le Sei-
462 SOMME THEOLOGIQUE.
gneur dit à Pilale, en saint Jean, ch. xix (v. ii) : Celui qui m'a
liciré à vous a un plus grand pécJié. Or, c'est Pilale lui-même qui
a fait, par ses ministres, crucifier le Christ. Donc il semble que
le péché du traître Judas a été plus grand que le péché de ceux
qui ont crucifié le Christ». — La troisième objection fait obser-
ver que c( d'après Arislote, au livre V de YÉlhique (ch. ix, n. 6;
ch. XI, n. 3; de S. Th., leç. i/j, 17), nul ne soujjre dCinjuslice,
si sa volonté consent; et, comme lui-même le dit au même endroit
(ch. IX, n. 3; de S. Th., leç. \^), s'il n'est personne qui souffre
d'injustice, personne n'en commet», toute injustice commise sup-
posant nécessairement l'injustice subie. « Donc à celui qui
consent par sa volonté, nul ne fait d'injustice. Or, le Christ a
souffert sa Passion volontairement, comme il aétévu plus haut.
Donc ceux qui ont crucifié le Christ n'ont pas commis d'injus-
tice. Et, par suite, leur péché n'est point le^plus grave ». Pour
être grossier, le sophisme de l'objection ne laisserait pas que
d'être troublant auprès de certains esprits. Nous verrons la
réponse qu'y fera saint Thomas.
L'argument sed contra est un commentaire de l'Anonyme
cité sous le nom de « saint Jean Chrysostome », qui, « sur cette
parole que nous trouvons en saint Matthieu, ch. xxiii (v. 32) :
Et vous, remplissez la mesure de vos pères, dit (ho m. XLV) : En
vérité, ils dépassèrent la mesure de leurs pères. Ceux-ci, en effet,
tuèrent des hommes; eux crucifièrent Dieu ».
Au corps de l'article, saint Thomas, se rapportant à la doc-
trine de l'article précédent, déclare que d comme il a été dit,
les princes des Juifs connurent le Christ; et si quelque igno-
rance fut en eux, ce fut une ignorance affectée » ou voulue,
(( qui ne pouvait les excuser. 11 suit de là que leur péché fut le
plus grave : soit en raison du genre du péché », puisque ce fut
le déicide; « soit en raison de la malice de la volonté. S'il s'agit
des (( petits » ou des hommes du peuple et de la multitude <( parmi
les Juifs, leur péché fut le plus grave, à considérer le genre du
péché », puisque ce fut toujours le déicide; « toutefois, leur
péché était un peu diminué, à cause de leur ignorance », qui
n'était pas affectée comme celle des grands, bien qu'elle fût,
elle aussi, en un sens, coupable, n'étant pas une ignorance invin-
Q. XLVII. — CAUSE EFFICIENTE DE LA t>ASSIÔN DU CHRIST. 463
cible. « Aussi bien, sur cette parole, marquée en saint Luc,
ch. xxiii (v. 34), le vénérable Bède dit : // prie pour ceux qui ne
savaient point ce qu'ils faisaient, ayant le zèle de Dieu, mais non
selon la science. — Beaucoup plus encore fut excusable le pécbé
des Gentils » ou des païens, savoir les soldats romains, u par les
mains desquels le Christ fut crucifié ; car ceux-là n'avaient point
la science de la loi » et ignoraient tout au sujet du Christ. C'est
surtout et directement pour eux que le Christ^priait, quand II
disait à son Père : Pardonnez-leur ; ils ne savent pas ce qu'ils font.
\Jad primuni répond dans le sens de la distinction faite au
corps de l'article. « La parole d'excuse dite par le Seigneur ne
s'applique pas aux princes des Juifs, mais aux petits » ou aux
hommes « du peuple, ainsi qu'il a été dit » ; et surtout aux
soldats romains qui clouèrent le Christ à la Croix.
Uad secundum fait observer que « Judas livra le Christ, non
pas à Pilate, mais aux princes des prêtres, qui, eux, le livrè-
rentàPilate; selon cette parole, marquée en saint Jean, ch. xviii
(v. 35) ; Ta nation et tes pontifes font livré à moi. — Leur péché
cependant, à eux tous », et celui de Judas et celui des pontifes,
« fut plus grand que celui de Pilate, qui mit à mort le Christ
par crainte de César; et aussi, que celui des soldais, qui, par
ordre du Procureur, crucifièrent le Christ; et non par cupi-
dité, comme Judas; ni par envie et par haine, comme les
princes des prêtres ».
Vadtertiam répond que « le Christ voulut sa Passion, comme
Dieu Lui-même la voulut », c'est-à-dire en vue du salut des
hommes, par un mouvement d'infinie miséricorde à leur
endroit, en même temps que pour maintenir les droits de la
justice divine; « mais II ne voulut point l'action inique des
Juifs. Et c'est pourquoi ceux qui ont tué le Christ ne sont pas
excusés de péché. — D'ailleurs », et pour répondre au prin-
cipe qu'invoquait l'objection, <( celui qui tue un homme ne fait
pas seulement injure à cet homme; il fait aussi injure à Dieu
et à la république » ou à la société tout entière; « comme aussi,
du reste, celui qui se tue lui-même, ainsi qu'Aristote le dit, au
livre V de VÉthique (ch. xi, n. 3 ; de S. Th., leç. 17). Et aussi
bien, David condamna à mort celui qui n'avait pas craint
/i64 SOMME THEOLOGIQUË.
de porter sa main, pour lui donner la mort, sur le Christ » ou
l'oint (( du Seigneur, bien que celui-ci le lui eût demandé,
comme on le lit au livre II des Rois, ch. i (v. G et suiv.) ».
Si la Passion du Christ a eu lieu, c'est, à n'en pas douter,
parce que Lui-même l'a voulu. Et II ne l'a voulu Lui-même
qu'en union de volonté parfaite avec la volonté du Père dont
l'infinie sagesse avait renfermé dans ce mystère ses plus riches
trésors. Mais les exécuteurs humains de ce plan divin, qui furent
les Juifs et les Gentils, ne sauraient bénéficier de la sagesse des
conseils de Dieu. C'est par une volonté perverse de leur part
qu'il ont poursuivi le Christ et l'ont conduit à la mort. La
perversité de cette volonté n'a pas été la même pour tous. Car
tous n'étaient pas éclairés d'une égale lumière au sujet du Christ.
Les premiers responsables, et, partant, les plus coupables, furent
les principaux parmi les Juifs, les chefs du peuple, ceux qui
avaient en leurs mains le dépôt des Écritures. Ils auraient pu
et ils devaient reconnaître le Christ dans la Personne de Jésus,
Mais, par jalousie et par haine, ils éteignirent sciemment la
lumière qui leur était donnée avec surabondance. Leur crime
est sans excuse. Il est le plus grand qui ait été jamais commis
parmi les hommes. Le peuple juif, égaré et trompé par eux, a
eu sa responsabilité diminuée en raison de la part d'involon-
taire qu'il a pu y avoir dans son ignorance. Il en fut de même,
et dans une mesure plus grande encore, pour les païens, igno-
rants des choses de la loi, qui coopérèrent au crime du déicide.
Tous furent coupables; mais bien moins que les Juifs; et, à
des degrés divers, selon le degré de leur culture ou de leur
indépendance.
Après avoir considéré la Passion et la mort du Christ du côté
de ses causes, « nous devons maintenant la considérer du côlé
de ses eflets. Et, à ce sujet, nous étudierons deux choses :
d'abord, le mode selon lequel la Passion du Christ a produit
son effet; puis, cet effet lui même ». — L'étude du mode dont
la Passion du Christ a produit son etîet va faire l'objet de la
question suivante.
QUESTION XLVIli
DU MODE DONT LA PASSION DU CHRIST A PRODUIT SON EFFET
Cette question comprend six articles :
1° Si la Passion du Christ a causé notre salut par mode de mérite?
2° Si par mode de satisfaction?
3° Si par mode de sacrifice?
4° Si par mode de rédemption ?
5° Si d'être rédempteur est le propre du Christ ?
6° Si la Passion du Christ a causé l'effet de notre salut par mode
de cause efficiente ?
On le voit, dans ces six articles, saint Thomas examine suc-
cessivement tous les divers modes selon lesquels nous pouvons
et devons dire que la Passion du Christ a opéré l'œuvre de
notre salut. Il suffît d'en avoir formulé l'énumération pour en
saisir toute l'importance. Venons tout de suite au premier,, qui
examine la causalité de la Passion du Christ par mode de mé-
rite.
Article Premier.
Si la Passion du Christ a causé notre salut par mode
de mérite?
Trois objections veulent prouver que « la Passion du Christ
n'a pas causé notre salut par mode de mérite ». — La pre-
mière en appelle à ce que v les principes des passions ne sont
pas en nous », la passion étant toujours en nous l'effet d'une
cause extrinsèque qui agit sur nous. « Or, nul ne mérite ou
n'est loué que par ce dont le principe est en lui-même », le
mérite supposant nécessairement toujours la spontanéité et la
XVI. — La Rédemption. 3o
466 SOMME THÉOLOGIQUE.
liberté de l'acte. « Donc la Passion du Christ n'a rien opéré par
mode de mérite ». — La seconde objection déclare que « le
Christ, dès le premier instant de sa conception, a mérité et
pour Lui et pour nous, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 34,
art. 3). Or, il est superflu de mériter de nouveau ce qui a été
mérité déjà. Donc le Christ, par sa Passion, n'a pas mérité no-
tre salut ». — La troisième objection fait observer que « la
racine du mérite est la charité. Or, la charité du Christ n'a
pas été accrue dans la Passion plus qu'elle n'était auparavant.
Donc II n'a pas plus mérité notre salut dans sa Passion qu'il
ne l'avait fait avant ».
L'argument sed contra oppose que « sur cette parole del'Épî-
tre aux Philippiens, ch. ii (v. 9) : En raison de cela, Dieu l'a
exalté, etc., saint Augustin dit {sur saint Jean, tr. CIV) : L'hu-
milité de la Passion est le mérite de la gloire ; la gloire est la récom-
pense de l'humilité. Or, le Christ a été glorifié non pas seule-
ment en Lui-même, mais aussi dans ses fidèles, comme II le
dit Lui-même, en saint Jean, ch. xvii (v. 10). Donc il semble
que Lui-même a mérité », par l'humilité de sa Passion, « le
salut de ses fidèles ».
Au corps de l'article , saint Thomas nous rappelle que
« comme il a été dit plus haut (q. 7, art. i, 9; q. 8, art i, 5),
au Christ a été donnée la grâce, non seulement comme à
une Personne particulière, mais aussi en tant qu'il est le chef,
la tête de l'Église, en ce sens que la grâce devait dériver de
Lui à ses membres. A cause de cela, les œuvres du Christ sont
et pour Lui et pour ses membres ce que sont les œuvres d'un
autre homme constitué dans la grâce par rapport à lui. D'au-
tre part, il est manifeste que quiconque étant constitué dans
la grâce souffre pour la justice, par le fait même mérite pour
soi le salut; selon cette parole marquée en saint Matthieu,
ch. v (v. 10) : Bienheureux ceux qui soujjrent persécution pour
la Justice. Il suit de là que le Christ, par sa Passion, n'a pas
seulement mérité pour soi mais aussi pour tous ses membres
le salut ». — C'est donc sur la raison de la grâce « capitale »
du Christ, ou sur le fait qu'il a été constitué, dans l'ordre de
la restauration du genre humain déchu, le chef et la tête du
Q. XLVIII. ^^ MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION DU CIiniST. /(Ôy
corps mystique formé par les autres hommes destinés à être
ses membres, que repose et se fonde toute la raison de mérite,
au sens le plus précis de ce mot, c'est-à-dire au sens de mérite
condigne, attribuée aux actes du Christ par rapport aux autres
hommes. Et si tous les actes du Christ, au cours de sa vie
mortelle, ont pu être méritoires, combien plus sa Passion aura-
t-elle dû l'être.
L'ad primurn accorde que « la passion », ou le fait de subir
l'aclion d'un autre, « a, comme telle, son principe au dehors.
Mais, selon que quelqu'un la subit volontairement, elle a son
principe au dedans » ; et c'est de ce chef qu'elle acquiert la
raison de mérite, motivant aussi la louange.
L'ad secundam concède que « le Christ, dès le premier ins-
tant de sa conception, a mérité pour nous le salut éternel;
mais, de notre côté, se trbuvaient certains obstacles qui empê-
chaient que nous recevions l'effet des mérites précédents. Ce
fut en raison de ces obstacles à enlever, qu'il fallut que le
Christ souffrît sa Passion, ainsi qu'il a été dit plus haut » (q. 46,
art. 3). Il n'y a donc pas à conclure, ainsi que le faisait l'ob-
jection, que les mérites de la Passion du Christ eussent été
superflus, puisqu'ils étaient ordonnés à un effet spécial auquel
n'étaient pas ordonnés directement ou comme tels les méri-
tes précédents.
L'ad tertium insiste dans le même sens et applique cette doc-
trine à la difQculté que faisait la troisième objection, « La Pas-
sion du Christ eut un certain effet que n'eurent point les mé-
rites précédents », ainsi qu'il vient d'être dit, « non en raison
d'une plus grande charité, mais en raison du genre de l'œu-
vre qui convenait à un tel effet ; comme on le voit par les
raisons qui ont été données plus haut touchant la convenance
de la Passion du Christ « (q. 46, art. 3).
Toute action du Christ faite par Lui en tant qu'homme a été
méritoire du salut éternel pour chaque être humain destiné à
devenir un membre de son corps mystique, l'Église. Mais, à
un titre spécial, sa Passion sur la Croix devait mériter pour
nous le salut, en ce sens qu'elle nous vaudrait d'être débar-
468 SOMME THÉOLOGIQUE.
rassés des obstacles au salut que nous trouvons dans le péché
de nature qu'est la faute originelle et dans les péchés person-
nels qui se sont ajoutés, pour chacun de nous, à l'obstacle du
péché d'origine. Tous ceux-là donc qui auront le bonheur du
ciel, parmi les êtres humains, devront ce bonheur aux mérites
de la Passion du Christ; ils l'auront, parce que le Christ l'a
mérité pour eux dans sa Passion. — A la causalité par mode
de mérite peut se joindre la causalité par mode de satisfaction.
Devons-nous attribuer ce nouveau mode à la Passion du Christ
par rapport à notre salut. Saint Thomas va nous répondre à
l'article qui suit.
Article II.
Si la Passion du Christ a causé notre salut par mode
de satisfaction?
Trois objections veulent prouver que « la Passion du Christ
n'a point causé notre salut par mode de satisfaction ». — La
première déclare qu' « il semble que c'est à celui-là même qui
a péché, qu'il appartient de satisfaire; comme on le voit pour
les autres parties de la pénitence », qui sont, avec la satisfac-
tion, la contrition et la confession : « celui-là, en effet, qui a
péché est celui à qui il appartient d'être contrit et de se con-
fesser. Or, le Christ n'a point péché; selon cette parole de la
première épître de saint Pierre, ch. ii (v, 22) : Lui qui n'a point
fait de péché. Donc II n'a point satisfait Lui-même par sa pro-
pre Passion ». — La seconde objection dit que « l'on ne donne
pas satisfaction à quelqu'un par une offense plus grande. Or,
la plus grande offense » envers Dieu « a été commise dans la
Passion du Christ; car ceux qui l'ont tué ont commis le péché
le plus grave, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 47, art. 6).
Donc il semble que satisfaction n'a pu être donnée à Dieu par
la Passion du Christ ». — La troisième objection arguë de ce
que la satisfaction implique une certaine 'égalité par rapport à
la faute ; étant un acte de justice. Or, la Passion du Christ ne
semble pas être égale à tous les péchés du genre humain; parce
que le Christ n'a point subi sa Passion selon la divinité, mais
Q. XLVIII, — MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION DU CHRIST. -^69
selon la chair, conformément à cette parole de la première
épîlre de saint Pierre, ch. iv (v. i) : Le Christ ayant donc souf-
fert selon la chair : et lame, où se trouve le péché, l'emporte
sur la chair. Donc le Christ, par sa Passion, n'a point satisfait
pour nos péchés ».
L'argument sed contra en appelle à ce qu* (( il est dit, en la
Personne du Christ, dans le psaume (lxviii, v. 5) : Ce que Je
n'avais point pris, alors Je le rendais. Or, celui-là ne rend pas,
qui ne satisfait point d'une manière parfaite. Donc il semble
que le Christ, en souffrant sa Passion, a satisfait d'une manière
parfaite pour nos péchés ».
Au corps de l'article, saint Thomas commence par formuler
un principe, qui domine tout le point de doctrine en question,
« Celui-là, dit-il, satisfait proprement pour une offense » — et
c'est en raison d'une offense que se dit la satisfaction — « qui
présente à l'offensé ce pour quoi il a autant ou plus d'amour
que l'offense ne lui inspire de haine ». Dans ce cas, en effet,
l'offensé n'hésitera point à remettre l'offense. « Or, le Christ
souffrant, dans sa Passion, par amour et par obéissance, a
présenté à Dieu quelque chose de plus grand que n'exigeait la
compensation de toute l'offense du genre humain » : car
l'acte d'amour et d'obéissance, de la part du Christ, surtout,
dans la réalisation de sa Passion, l'emporte infiniment, comme
chose agréable à Dieu, sur l'horreur même que devait inspirer
à Dieu la désobéissance et l'ingratitude de tous les êtres
humains, pris dans leur généralité ou en particulier. Et cela,
pour trois raisons. — « Premièrement, en raison de la gran-
deur de la charité qui causait la Passion du Christ. — Secon-
dement, à cause de la dignité de la vie que le Christ donnait
comme satisfaction, laquelle était la vie d'un Dieu-Homme. —
Troisièmement, pour la généralité de la Passion et la grandeur
de la douleur prise par le Christ », qui était proportionnée à
la dette de tout le genre humain, u ainsi qu'il a été dit plus
haut (q. 46, art. 5, 6). — Etc'est pourquoi la Passion du Christ
non seulement fut une satisfaction suffisante, mais surabon-
dante par les péchés du genre humain ; selon cette parole de
la première épitre de saint Jean, ch. ii (v. 2) : Lui-même est la
470 SOMMÉ THÉOLOGIQUE.
propitiation pour nos péchés; et non seulement pour les nôtres,
mais aussi pour ceux du monde entier ».
Vad primum a une belle parole que nous ne saurions trop
retenir, la trouvant ainsi formulée en termes exprès par saint
Thomas lui-même. « La tête et les membres », dit- il, quand il
s'agit du Christ et de ses fidèles, « sont comme une seule per-
sonne mystique. Il suit de là que la satisfaction du Christ
appartient à tous les fidèles comme à ses membres. D'ailleurs,
même en tant que deux hommes sont un dans la charité, l'un
peut satisfaire pour l'autre; comme on le verra plus loin {Sup-
plément, q. i3, art. 2). Il n'en va pas de même pour la contri-
tion et la confession », qui sont les deux aqtres parties du
sacrement de la pénitence. C'est qu'en effet, ces deux actes,
d'ordre plutôt intérieur, ne peuvent êlre accomplis que par le
sujet lui-même; tandis que « la satisfaction consiste dans un
acte extérieur, pour lequel on peut prendre des instruments;
et, au nombre de ceux-ci, comptent également les amis » (cf.
Arisiole, Éthique, liv. I, ch. viii, n. 16; de S. Th., leç. i3).
L'ad secandum déclare que la charité du Christ souffrant fut
plus grande que la malice de ceux qui le crucifiaient. Et c'est
pourquoi le Christ, en souffrant, put davantage satisfaire que
ses meurtriers ne purent offenser. D'autant plus que la Passion
du Christ fut suffisante pour satisfaire, et surabondamment,
même pour les péchés de ceux qui le crucifiaient ».
L'ad tertium dit que « la dignité de la chair du Christ ne doit
pas être appréciée uniquement selon la nature de la chair,
mais selon la Personne qui l'avait assumée; savoir en tant
qu'elle était la chair d'un Dieu; et, de ce chef, elle a une
dignité infinie ». — Retenons ce mot si formel et si net que
vient de prononcer ici saint Thomas. Il coupe court à l'erreur
insoutenable de ceux qui voudraient que la Passion du Christ
n'eût point satisfait pour nos péchés, d'une satisfaction adé-
quate, en raison d'elle-même, mais uniquement paice que
Dieu l'aurait tenue pour suffisante.
La satisfaction est ordonnée à réparer l'offense. Et parce
que l'offense a provoqué l'irritation, le courroux, la haine de
Q. XLVIII. — MODE DE CAUSALITÉ DE LA PASSION DU CHRIST. Ix"]!
la part de l'offensé, il faudra donc que la satisfaction, pour
compenser l'offense, apporte, en hommage qui puisse être
agréé, au moins l'équivalent de l'injure. Dans le cas du genre
humain, constitué par le péché en état d'offense contre Dieu,
l'injure, du côté de Dieu offensé, avait quelque chose d'infini ;
mais, du côté de l'homme, elle restait nécessairement quelque
chose de fini. Si donc se présente à Dieu, pour compenser
l'injure que l'homme lui a faite, un sujet humain qui soit lui-
même d'une dignité infinie, et s'il offre, comme compensation
ou en hommage de satisfaction, des actes qui l'emportent,
sans proportion, même comme nature d'actes, sur les actes
qui ont constitué l'offense, il est manifeste que satisfaction
pleine et entière aura été donnée. C'est le cas des actes du
Christ dans sa Passion. Et, aussi bien, cette Passion a-t-elle,
au plus haut point et de la manière la plus excellente, causé,
par mode de satisfaction, le salut du genre humain. — L'a-t-elle
causé aussi par mode de sacrifice? C'est ce qu'il nous faut
maintenant examiner ; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article III.
Si la Passion du Christ a eu son effet par mode de sacrifice?
Trois objections veulent prouver que « la Passion du Christ
n'a point eu son effet par mode de sacrifice ». — La première
dit que « la vérité doit répondre à la figure. Or, dans les sacri-
fices de l'ancienne loi, qui étaient des figures du Christ, jamais
n'était offerte de chair humaine; bien plus ces sortes de sacri-
fices » où l'on immolait des êtres humains « devaient être en
horreur ; selon cette parole du psaume (cv, v. 38) : Ils ont
répanda le sang innocent, le sang de leurs fils et de leurs Jîlles
qu'ils ont immolés aux idoles de Chanaan. Donc il semble que la
Passion du Christ ne doit pas être dite un sacrifice ». — La
seconde objection apporte un texte de « saint Augustin, au
livre X de la Cité de Dieu » (ch. v), oii il « dit que le sacrifice
visible est le sacrement, c'est-à-dire le signe sacré, du sacrifice invi-
472 SOMME THÉOLOGIQUE.
sible. Or, la Passion du Christ n'est pas un signe, mais bien
plutôt la chose signifiée par les autres signes. Donc il semble
que la Passion du Christ n'est pas un sacrifice ». — La troi-
sième objection déclare que « quiconque offre un sacrifice fait
quelque chose de saint ou de sacré, comme le montre le nom
même de sacrifice. Or, ceux qui mirent à mort le Christ ne
firent point quelque chose de sacré; mais commirent une
grande iniquité. Donc la Passion du Christ fut plutôt un
maléfice qu'un sacrifice ».
L'argument sed contra cite le mot de « l'Apôtre, aux Éphé-
siens, ch. v (v. 2) », où il « dit », parlant du Christ : « // s'est
livré Lui-même pour nous comme oblation et victime, à Dieu, en
agréable odeur » .
Au corps de l'article, saint Thomas commence par préciser
la notion du sacrifice. « On appelle proprement du nom de
sacrifice quelque chose qui est fait comme témoignage d'hon-
neur dû proprement à Dieu, en vue de l'apaiser ». Par consé-
quent, selon que nous l'avions déjà noté plus haut quand il
s'est agi du sacerdoce du Christ, le sacrifice, au sens propre
où nous en parlons ici, présuppose l'existence du péché, ou le
fait et la conscience, de la part des hommes, que Dieu est irrité
contre eux. « Et de là vient que saint Augustin dit, au livre X
de la Cité de Dieu (ch. vi) : Est un véritable sacrifice toute œuvre
que Von Jait pour adhérer à Dieu par une sainte société selon
qu'on réjère cette œuvre à la fin qui nous donnera le bien dont la
possession doit nous rendre véritablement heureux. Or, le Christ,
comme il est ajouté au même endroit, s'est livré Lui-même à la
Passion pour nous. Et cette œuvre qu'il accomplit, de subir
volontairement sa Passion, fut au plus haut point agréable à
Dieu, comme provenant de la charité. D'où il suit manifeste-
ment que la Passion du Christ fut un véritable sacrifice. Et,
comme saint Augustin l'ajoute ensuite dans ce même livre
(ch. xx), de ce véritable sacrijice les anciens sacrifices des saints
étaient des signes multiples et variés : il était, restant un, figuré
par de nombreux sacrifices, comme une même chose est dite par des
paroles nombreuses, afin d'être grandement recommandé sans
ennui et sans fatigue. Et parce que quatre choses se considèrent
Q. XLVIII. — MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION DU CHRIST. 4 78
en tout sacrifice, comme le dit saint Augustin au livre IV de
la Trinilé (ch. xiv), savoir : à qui on fojfre, par qui il est ojjert,
ce que l'on ojjre, et pour qui on VoJJre, le même, seul, unique et
véritable médiateur qui par le sacrifice de la paix nous réconcilie
à Dieu, demeurait un avec Celui à qui II l'ojfrait, étant un en Lai
avec ceux pour qui II CoJJrait, Lui-même étant celui qui ojjrait et
ce qu'il oJJrait ». — Où trouver plus admirablement réunies
toutes les conditions du sacrifice le plus authentique, le plus
vrai et le plus parfait. Aussi bien est-il, à vrai dire, le seul vrai
sacrifice, tous les autres qui ont pu être ofTerts à Dieu depuis la
chute du genre humain, dans la loi de nature ou dans la loi
écrite, n'ayant de valeur à ses yeux qu'en raison de ce qu'ils
étaient, à des degrés divers, une image ou une figure de cet
unique vrai sacrifice, vraiment fait, et lui seul, pour apaiser
Dieu irrité par le péché.
Vad primum fait remarquer que « si la vérité doit répondre
à la figure en quelque manière, il n'est pourtant pas néces-
saire qu'elle lui réponde en tout ; car il faut que la vérité dé-
passe la figure. Aussi bien est-ce à propos et de façon très
opportune que la figure de ce sacrifice où la chair du Christ
est offerte pour nous fût non pas la chair des hommes, mais
la chair d'autres animaux signifiant la chair du Christ ».
Parce que le vrai grand sacrifice devait être, en effet, un sacrifice
humain, il ne fallait pas que les sacrifices figuratifs fussent
eux-mêmes des sacrifices humains, mais seulement des sacrifi-
ces d'autres vivants inférieurs. Or, « que la chair du Christ
soit le sacrifice par excellence et souverainement parfait, une
première raison en est qu'étant une vraie chair humaine,
c'est tout à fait à propos qu'elle est offerte pour les autres
hommes et qu'elle est prise par eux, sous les voiles du sacre-
ment », par mode de nourriture. « Une seconde raison est que,
étant passible et mortelle, elle était aple à l'immolation. De
même, en troisième lieu, étant sans péché elle était d'un effi-
cace souverain pour purifier du péché. Enfin, et c'est une
quatrième raison, parce qu'elle était la chair même de Celui
qui offrait le sacrifice, elle était agréable à Dieu en raison de
la charité de Celui qui offrait sa chair » : car il n'est pas de
(\']k SOMME THÉOLOGIQUE.
plas grande marque dC amour que de donner sa vie pour ceux que
Von aime (S. Jean, ch. xv, v. i3). « Aussi bien saint Augus-
tin dit, au livre IV de la Trinité (ch. xiv) : Les hommes pou-
vaient-ils avoir à prendre comme nourriture quelque chose qui fût
offert pour eux plus à propos quune chair humaine? Pouvait-il y
avoir quelque chose qui fût apte à l'immolation plas qu'une chair
mortelle ? Pouvait-il se trouver quelque chose de plus pur pour
purifier les vices des mortels quune chair née, sans contagion de
la concupiscence charnelle , dans un sein et d'un sein virginal? Et
que pouvait-il y avoir qui fût offert et accepté en agréable odeur
comme la chair de notre sacrifice étant le corps même de notre
prêtre? ». — On aura remarqué que ce beau texte de saint
Augustin est la formule même des quatre raisons données ici
par saint Thomas pour prouver l'excellence du sacrifice qui
constitue l'immolation du Christ sur la croix, immolation qlii
se conserve d'une façon permanente au sein de l'Église par la
célébration du sacrement de l'Eucharistie, comme nous au-
rons à le montrer plus loin (q. 83, art. i).
Vad secundum déclare que « saint Augustin parle, là »,
dans le texte que citait l'objection, « des sacrifices visibles
figuratifs », tels qu'étaient les sacrifices de l'ancienne loi.
« Et, cependant », ajoute saint Thomas, en réponse à la rai-
son que l'objection donnait, « la Passion même du Christ, bien
qu'elle soit signifiée par les autres sacrifices figuratifs, est le
signe aussi d'une certaine chose qui doit être observée par
nous ; selon cette parole de la première épître de saint Pierre,
ch. IV (v. I, 2) : Le Christ ayant donc souffert dans la chair,
vous aussi vous devez vous armer de la même pensée; car Celui
qui a souffert dans la chair n'a plus rien de commun avec le péché,
afin que ce qui reste de temps à vivre dans la chair vive non pas en
se conformant aux désirs des hommes mais à la volonté de Dieu » .
L'ad tertium accorde que la Passion du Christ, du côté de
ceux qui le mirent à mort fut un maléfice » ou crime et un
méfait; « mais du côté du Christ Lui-même souffrant par amour,
elle fut un sacrifice. Et voilà pourquoi ce sacrifice est dit avoir
été offert par le Christ Lui-même, non par ceux qui le mirent
à mort ».
Q. XLVIir. — MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION DU CHRIST. h'jb
Le sacrifice, au sens pur et simple ou selon l'acception pro-
pre de ce mot, implique une action sainte portant sur un être
corporel, plus spécialement sur un être vivant, qu'on détruit,
qu'on immole, devant Dieu et en son honneur, à l'elTet d'apaiser
sa justice ou son courroux. Celte notion du sacrifice a été réa-
lisée de la manière la plus parfaite dans la Passion et la mort
du Christ. Ce qu'il pouvait y avoir de plus excellent dans l'or-
dre des vivants corporels et sensibles a été immolé devant
Dieu et en son honneur, à l'effet d'apaiser son courroux pro-
voqué par le péché du genre humain, dans un mouvement
de charité infinie, par une Personne divine en qui s'unissaient
de la manière la plus parfaite Dieu Lui-même qu'il fallait apai-
ser et l'homme pour qui devait être offerte la victime de pro-
pitiation. — A ces divers modes dont la Passion du Christ a
agi pour opérer notre salut, devons-nous joindre cet autre
mode très spécial, qui est, en effet, toujours invoqué quand il
s'agit de ce grand mystère et qui semble même absorber à lui
seul, dans le langage chrétien, toute la causalité de la Passion
du Christ. Nous voulons parler du mode qui porte le nom de
rédemption. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui
suit.
Article IV.
Si la Passion du Christ a opéré notre salut par mode
de rédemption?
Trois objections veulent prouver que « la Passion du Christ
n'a pas opéré notre salut par mode de rédemption ». — La
première dit que « nul n'achè|e ou ne rachète ce qui n'a
point cessé d'être sien. Or, les hommes n'ont jamais cessé
d'être à Dieu; selon cette parole du psaume xxiii (v. i) :
La terre est au Seigneur; Il domine sur toute son étendue : l'uni-
vers et tous ceux qui l'habitent sont à Lui. Donc il semble que
le Christ ne nous a point rachetés par sa Passion ». — La se-
conde objection déclare que <( comme le dit saint Augustin, au
livre XIII de la Trinité (ch. xiii), le démon devait être vaincu par
476 SOMME THÉOLOGIQUlî.
le Christ dans la voie de la justice. Or, la justice exige que celui
qui a pris frauduleusement le bien d'autrui en soit privé; car
la fraude et le dolne doivent profiter à personne, comme le dit
le droit humain lui-même. Puis donc que le démon avait
trompé par ruse et avait subjugué la créature de Dieu, savoir
l'homme, il semble que l'homme n'aurait pas dû être sous-
trait à sa puissance par mode de rédemption » ou de rachat,
— La troisième objection fait remarquer que « quiconque
achète ou rachète une chose verse le prix à celui qui la possé-
dait. Dr, le Christ n'a point versé son sang, qui est dit être le
prix de notre rédemption, au démon qui nous tenait captifs.
Donc le Christ ne nous a point rachetés par sa Passion ».
L'argument sed contra apporte un double texte de l'Ecriture.
« Dans la première épître de saint Pierre, ch. i (v, 18, 19),
il est dit : Ce n'est point par l'or ou r argent corruptibles que vous
avez été rachetés de votre première vie que vous teniez de vos
pères; mais par un sang précieux, celui de l'Agneau immaculé et
intact, le Christ. Et, aux Gâtâtes, ch. m (v. i3), il est dit : Le
Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, en se faisant
pour nous malédiction. Or, le Christ est dit avoir été fait malé-
diction pour nous, en tant qu'il a souffert pour nous sur l'ar-
bre de la croix, comme il a été marqué plus haut (q. /i6,
art. 4, ad 3'""). Donc, par sa Passion, Il nous a rachetés ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « par le
péché l'homme avait contracté une double obligation. Premiè-
rement, celle de la servitude du péché; car celui qui pèche est
V esclave du péché, comme il est dit en saint Jean, ch. viii
(v. 3/j) ; et, dans la deuxième épître de saint Pierre, ch. 11
(v.ig), il est dit aussi : Quiconque est vaincu par un autre devient
l'esclave de cet autre. Puis donc que le démon avait triomphé
de l'homme en l'amenant à pécher, l'homme était voué à la
servitude ou à l'esclavage du démon. Secondemeut, il y avait
aussi l'obligation de la peine, qui faisait que l'homme était
tenu par la justice divine. Et cela aussi était une certaine ser-
vitude ou un certain esclavage; car c'est le propre de l'esclave
de subir ce qu'il ne veut pas, le propre de l'homme libre
étant, au contraire, d'user de lui-même comme il veut. La
Q. XLVÎII. — MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION t>U CHRIST. ^77
Passion du Christ, ayant donc été une satisfaction suffisante et
surabondante pour le péché et pour la peine du genre humain,
cette Passion fut comme le paiement d'une solde qui nous a
libérés de l'une et l'autre obligation. La satisfaction, en effet,
par laquelle un sujet satisfait pour soi ou pour autrui, est
comme une solde par laquelle il se rachète du péché et de la
peine, selon celle parole du livre de Daniel, cli, iv (v. 2^) :
Rachetez par raiimône vos péchés. Or, le Christ a satisfait, non
en donnant de l'argent ou quelque autre chose de ce genre,
mais en donnant ce qu'il y avait de plus grand. Lui-même,
pour nous. Il s'ensuit que la Passion du Christ est dite notre
rédemption » ou notre rachat.
Vad prinium fait observer que « l'homme est dit être à Dieu
d'une double manière. — D'abord, en tant qu'il est soumis à
son pouvoir. Et, de celte sorte, l'homme n'a jamais cessé d'êlre
à Dieu ; selon celle parole du livre de Daniel, ch. iv (v. 22, 29) :
Le Très-Haut domine sur la royauté des hommes, et II la donne à
qui II veut. — D'une autre manière, l'homme est à Dieu par
l'union de la charité avec Lui ; selon qu'il est dit, aux Romains,
ch. VIII (v. 9) : Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ, celui-là n'est
pas à Lui. — Nous dirons donc que, de la première manière,
l'homme n'a jamais cessé d'être à Dieu. Mais, de la seconde
manière, il a cessé d'êlre à Dieu par le péché. Et c'est pour-
quoi, en tant qu'il a été libéré du péché par la satisfaction de
la Passion du Christ, il est dit être racheté par la Passion du
Christ ».
Vad secundum déclare que « l'homme, en péchant, avait
contracté une obligation qui l'engageait et à l'endroit de Dieu
et à l'endroit du démon. Quant à la faute, en effet, il avait
offensé Dieu, et il s'était soumis au démon en consentant à sa
suggestion. Il s'ensuit qu'en raison de la faute, il n'était pas
devenu l'esclave ou le serviteur de Dieu; mais, plutôt, il s'était
soustrait au service de Dieu et avait encouru l'esclavage du
démon. Dieu permettant cela justement, à cause de l'offense
commise contre Lui. Mais, quant à la peine, l'homme était sur-
tout et principalement obligé ou lié envers Dieu, comme au
souverain Juge, et au démon comme au bourreau, selon cette
^']8 SOMME THEOLOGIQUË.
parole marquée en saint Matthieu, ch. v (v. 25) : De crainte que
ton adversaire ne te livre au Juge et que le Juge ne te livre à f ap-
pariteur, c'est-à-dire à l'ange cruel de la peine, comme le dit
saint Jean Clirysostome (ou plutôt l'Anonyme, hom. XI). [1 est
donc vrai que c'était d'une façon injuste, en ce qui était de lui,
que le démon tenait en servitude, et quant à la faute et quant
à la peine, l'homme trompé par son astuce; mais il était juste
que l'homme souffrît cela, Dieu le permettant quant à la faute,
et l'ordonnant quant à la peine. Et c'est pourquoi, par rapport
à Dieu, la justice exigeait que l'homme fût racheté; mais non
par rapport au démon », qui n'avait d'autre droit sur l'homme
que celui que la justice même de Dieu lui donnait au sens qui
vient d'être précisé.
Vad tertium complète cet exposé si important et si délicat.
« Parce que la rédemption était requise à l'effet de libérer
l'homme par rapporta Dieu et non par rapport au démon »,
ainsi qu'il vient d'être dit, « le prix » de celle rédemption ou
de ce rachat « devait être payé, non au démon, mais à Dieu.
Et c'est pourquoi le Christ n'est point dit avoir offert son sang,
qui est le prix de notre rédemption, au démon, mais à Dieu ».
— Il eût été difficile de préciser en des formules plus rigou-
reusement exactes cette grande question de notre rédemption
par le Christ, dont les divers aspects, d'apparence contradic-
toire, notamment en ce qui touchait au rôle du démon dans
notre servitude, avaient fait le tourment de certains Pères
ou Docteurs et devaient embarrasser encore de nos jours cer-
tains écrivains trop peu attentifs, semble-t-il, à la plénitude
de doctrine contenue dans ces admirables formules de saint
Thomas.
C'est au sens le plus véritable et le plus parfait que le Christ
est dit nous avoir rachetés par sa Passion. Par sa Passion, en
effet. Il a donné à Dieu le prix qui nous libérait de la servi-
tude ou de l'esclavage du péché, où, selon un juste jugement
de Dieu, nous étions détenus par l'injusle usurpation du démon.
Il suit de là que le Christ est vraiment, pour nous, le Rédemp-
teur. — Mais ce titre de Rédempteur, par rapport à nous, est-il
Q. XLVIII. — MODE DE CAUSALITE DE LA fASSlON DU CHRIST. 479
propre au Christ ; ou ne devons-nous pas aussi le donner à
quelque autre. C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner;
et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article V.
Si d'être Rédempteur est le propre du Christ?
Trois objections veulent prouver que « d'être Rédempteur
n'est point le propre du Christ ». — La première arguë de ce
qu' (( il est dit, dans le psaume (xxx, v. 6) : Vous m'avez racheté,
Seigneur, Dieu de vérité. Or, d'être le Seigneur, Dieu de vérité,
convient à la Trinité tout entière. Donc », d'être Rédempteur
« n'est point propre au Christ ». — La seconde objection fait
observer que « celui-là est dit racheter qui donne le prix de la
rédemption » ou du rachat. « Or, Dieu le Père a donné son
Fils en rédemption pour nos péchés, selon cette parole du
psaume (ex, v. 9) : Le Seigneur a envoyé la rédemption à son peu-
ple; et la glose explique : c'est-à-dire le Christ qui donne la
rédemption aux captifs. Donc ce n'est pas seulement le Christ,
mais aussi le Père qui nous a rachetés ». — La troisième objec-
tion déclare que « non seulement la Passion du Christ, mais
aussi les souffrances des autres saints ont été profitables à notre
salut; selon cette parole de VÉpiiie aux Colossiens, ch. i (v. 24) :
Je me réjouis dans mes souffrances pour vous et j'achève ce qui
manque à la Passion du Christ, dans ma chair, pour son corps qui
est l'Église. Donc ce n'est pas seulement le Christ qui doit être
dit Rédempteur, mais aussi les autres saints ».
L'argument sed contra apporte le texte où « il est dit, dans
l'Épître aux Gcdates, ch. m (v. i3) : Le Christ nous a rachetés
de la malédiction de la loi, devenu pour nous maudit. Or, seul le
Christ a été fait maudit pour nous. Donc seul le Christ doit
être dit notre Rédempteur ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit qu' « à l'effet
que quelqu'un rachète, deux choses sont requises, savoir : l'acte
de payer; et le prix du paiement. Si, en effet, quelqu'un donne,
480 SOMME THÉOLOGIQUE.
pour le rachat d'une chose, un prix qui n'est pas à lui mais
qui est à un autre, lui-même ne sera point dit racheter princi-
palement, mais plutôt celui à qui le prix appartient. Or, le
prix de notre rédemption », de notre rachat, « est le sang du
Christ, en sa vie corporelle, laquelle est dans le sang {Lévitiqae,
ch. XVII, V. II, 1/4), qu'il a Lui-même donnée en solde et en
paiement. Il suit de là que l'une et l'autre de ces deux choses »>,
savoir : le fait de donner le prix et celui d'avoir ce prix qui
. est donné comme choses à soi, « appartient au Christ immédia-
tement, en tant qu'il est homme ; mais cela appartient à la Tri-
nité tout entière, comme à la cause première et éloignée, de
qui était la vie elle-même du Christ, comme de son premier
Auteur, et par qui il fut inspiré au Christ en tant qu'homme
de souffrir pour nous. Par conséquent, d'être immédiatement
Rédempteur est le propre du Christ, en tant qu'il est homme;
bien que la rédemption elle-même puisse être attribuée à la
Trinité tout entière comme à la première Cause ».
L'ad prinium applique à l'objection la distinction du corps de
l'article. Il fait observer que « la glose explique comme il suit
le texte en question : Vous, Dieu de vérité, vous m'avez racheté
dans le Christ s'écriant ': Seigneur, je remets mon âme entre vos
mains. Et ainsi la rédemption appartient immédiatement au
Christ en tant qu'homme; et principalement » ou comme à sa
cause première à « Dieu ».
L'ad secundum répond dans le même sens. « C'est le Christ
homme qui a payé immédiatement le prix de notre ré-
demption; mais sur le mandat du Père comme Auteur pri-
mordial ».
Vad tertium fait observer que « les souffrances des saints
profitent à l'Église, non par mode de rédemption, mais par
mode d'exhortation ou d'exemple; selon cette parole de la se-
conde Épîlre aux Corinthiens, ch. i (v. 6) : soil que nous soyons
dans la trihulation pour votre exhortation et pour votre salut >k —
Retenons soigneusement cette réponse de saint Thomas. Elle
précise un point de doctrine de la plus haute importance.
Dans l'ordre de la cause immédiate ou prochaine qui produit
l'effet de notre rédemption ou de notre rachat, nous ne pou-
Q. XLVIIT. — IMODE DE CAUSALITE DE LA PASSlO^ DU CHRIST. /|8l
VOUS et ne devons en appeler qu'à la seule hnmanilé de Jésus-
Christ, ou plutôt au seul Jésus-Christ en tant qu'homme.
Nul autre saint ou sainte ne doit ni ne peut être qualifié de
rédempteur ou de rédemptrice par rapport à nous. La raison
en est que celui-là seul peut être dit rédempteur qui n'a pas
besoin lui-même d'être racheté. Or, il n'est personne, parmi
les hommes, à la seule exception du Christ, qui n'ait pas eu
besoin de rédemption. La Vierge Marie, elle-même, si elle n'a
pas eu la tache originelle, n'en a été préservée que par une ap-
plication plus excellente de la rédemption. Elle a eu besoin de
rédemption, elle aussi. Et, pour autant, elle ne peut pas êtie
dite notre rédemptrice. Que si l'on parle, à son sujet, du litre
de co-rédemptrice, c'est en ce sens que le prix de notre
rédemption, le sang du Christ, avait été formé dans son
sein virginal, et qu'au moment oii le Christ, sur la Croix,
donnait pour nous ce sang rédempteur, dans ce mouvement
de charité que nous a marqué saint Thomas, la Vierge Marie,
sa Mère, était au pied de cette Croix, communiant de la ma-
nière la plus parfaite à la charité de son divin Fils.
Ce que saint Thomas vient de nous préciser à Vad ferlium et
la conclusion générale de l'article doit s'entendre au sens strict
de la rédemption comme telle et selon qu'elle se distingue de
la satisfaction. Par mode de satisfaction, en effet, les souffran-
ces des saints peuvent profiter directement à l'Eglise, en union
avec la satisfaction du Christ ; et c'est en raison de cela que
l'Église peut puiser dans ce trésor pour en faire la distribution
à tous ceux qui sont en communion avec elle. Mais celte satis-
faction ne porte que sur le paiement de la dette qui a trait à
la peine temporelle, quand une fois a été remise la coulpe ou
la faute et la peine éternelle due aux fautes mortelles. Or,
c'est le paiement relatif à la coulpe ou à la faute et à la peine
éternelle que vise proprement la rédemption. De là vient que
la rédemption ne peut appartenir qu'à Celui qui n'a eu rien
de commun avec le péché.
Un dernier point nous reste à examiner au sujet du mode
dont la Passion du Christ a opéré notre salut. Et c'est de savoir
XVI, — La Rédemption. 3i
482 SOMME THÉOLOGIQUE.
si celle passion du Christ a opéré noire salul par mode de
cause efficiente. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui
suit.
Article YI.
Si la Passion du Christ a opéré notre salut par mode
de cause efficiente?
Trois objections veulent prouver que a la Passion du Christ
n'a point opéré notre salut par mode de cause efficiente ». —
La première dit que « la cause efficiente de notre salut est la
grandeur de la vertu divine; selon celte parole d'Isaïe, ch. lix
(V. i) : \'oici que la main du Seigneur n'est point devenue trop
courte, pour quelle ne puisse pas sauver. Or, le Christ a été
crucifié en raison de l'infirmité » ou de la faiblesse de sa
chair, a comme il est dit dans la seconde Épître aux Corin-
thiens, ch. XIII (v. 4). Donc la Passion du Christ n'a point
opéré par mode de cause efficiente noire salut ». — La se-
conde objection fait observer qu' « aucun agent corporel
n'agit par mode de cause efficiente à moins d'agir par contact;
et aussi bien le Christ Lui-même guérit le lépreux en le lou-
chant, pour montrer que sa chair avait une vertu salutaire, comme
le dit saint Jean Chrysoslome (ou plutôt Théophylacte). Or, la
Passion du Christ n'a pas pu être en contact avec tous les hom-
mes. Donc elle n'a pas pu opérer le salut de tous les hommes
par mode de cause efficiente ». Cette objection est d'un haut
intérêt, et nous vaudra une précieuse réponse de saint Tho-
mas. — La troisième objection déclare qu' « il ne semble pas
appartenir au même d'agir par mode de mérite et par mode
de cause efficiente; parce que celui qui mérite attend l'effet
d'un autre. Or, la Passion du Christ a opéré notre salut par
ordre de mérite. Donc ce n'est point par mode de cause effi-
ciente ». Ici, encore, l'objection nous vaudra une réponse très
intéressante, qui résumera d'un mol toute la doctrine de la
question actuelle.
L'argument sed contra cite le texte oij « il est dit, dans la
Q. XLVIII. MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION DU CHRIST. /|8.^
seconde Épitre aux Corinthiens, eh. i (v. 18), que la parole de
la Croix, pour ceux qui sont sauvés, est la vertu de Dieu. Or, la
vertu de Dieu opère noire salut par mode de cause efTicienle.
Donc la Passion du Christ sur la Croix a opéré notre salut par
mode de cause efficiente ».
Au corps de l'article, saint Thomas précise qu' a il est une
double cause efficiente : la cause efficiente principale; et la
cause efficiente instrumentale. La cause efficiente principale
du salut des hommes est Dieu. Et parce que l'humanité du
Christ est Vinstrumeni delà divinité, comme il a été vu plus haut
(q. i3, art. 2, 3), il s'ensuit que toutes les actions et soutTrances
du Christ agissent, par mode de cause instrumentale, en vertu
de la divinité, pour le salut des hommes. A ce titre, la Pas-
sion du Christ cause, par mode de cause efficiente, le salut
des hommes ».
Vad prinmni accorde que «la Passion du Christ, selon qu'elle
se réfère à la chair du Christ, convient à l'infirmité assumée »
par le Fils de Dieu ; « mais selon qu'elle se réfère à la divinité,
elle en retire une vertu infinie, conformément à cette parole
de la première Épître aux Corinthiens, ch, i (v. 25) : Ce qui est
infirme appartenant à Dieu est plus fort que les hommes; et cela
veut dire que l'infirmité du Christ, parce qu'elle est la fai-
blesse d'un Dieu, a une vertu qui dépasse toute veilu humaine d.
Vad secundum explique que « la Passion du Christ, bien
qu'elle soit corporelle, a cependant une vertu spirituelle qui
lui vient de la divinité à laquelle elle se trouve unie. Et c'est
pourquoi elle a son efficacité », de manière à pouvoir agir sur
tous les hommes, « par le contact spirituel ; savoir par la foi
et les sacrements de la foi ; selon celte parole de l'Apôtre {aux
Romains , ch . lu , \ . 2 5) : Lui que Dieu a constitué notre propitiation
par la foi en sonsang ». Par la foi, toute intelligence, où qu'elle
se trouve, est en contact spirituel avec la Passion du Christ;
et, par les sacrements de la foi, tout être humain, où qu'il se
trouve, est en contact surnaturel avec cette même Passion,
dont la vertu se communique, en raison de la divinité qui
lui est unie, même aux éléments matériels qui constituent le
sacrement.
484 SOMME THEOLOGIQUE.
Vad terl'mm résume excellemment, comme nous l'avons déjà
fait remarquer, toute la doctrine de la question présente. En
quelques mots d'une précision merveilleuse, saint Thomas
déclare, en efTet, que <( la Passion du Christ, selon qu'elle se
compare à la divinité, agit par mode de cause efficiente; selon
qu'elle se compare à la volonté de l'âme du Christ, elle agit
par mode de mérite; selon qu'on la considère dans la chair
même du Christ, elle agit par mode de satisfaction, en tant
que par elle nous sommes- libérés de l'obligation de subir la
peine due au péché; par mode de rédemption, en tant que par
elle nous sommes libérés de la servitude ou de l'esclavage de
la faute; par mode de sacrifice, en tant que par elle nous som-
mes réconciliés avec Dieu, comme il sera dit plus loin »
(q. suiv.).
Nous connaissons les divers modes selon lesquels la Passion
du Christ a opéré notre salut. — Il nous faut maintenant
considérer en elle-même directement cette œuvre de notre salut
opérée par la Passion du Christ. Il s'agit proprement « des
effets de la Passion du Christ ». C'est l'objet de la question
suivante.
QUESTION XLIX
DES EFFETS DÉ LA PASSION DU CHRIST
Celle question comprend six articles :
1° Si par la Passion du Christ nous avons été délivrés du péché?
2" Si par elle nous avons été délivrés de la puissance du démon?
3° Si par elle nous avons élé délivrés de l'obligation portant sur
la peine?
i" Si par elle nous avons été réconciliés avec Dieu?
5° Si par elle nous a été ouverte la porte du ciel?
6" Si par elle le Christ a obtenu son exaltation?
De ces six articles, les cinq premiers considèrent les effets
de la Passion du Christ par rapport à nous; le sixième, par
rapport au Christ. — Par rapport à nous, d'abord en ce qui
est de la vie présente (art. i-4); ensuite, eu égard à la vie fu-
ture (art 5). — Eu égard à la vie présente, d'abord en ce qui
est de l'exclusion du mal (art. i-3); puis, relativement à l'ob-
tention du bien (art. 4). — Pour l'exclusion du mal : première-
ment, l'exclusion du mal de coulpe et de sa conséquence im-
médiate qui est l'esclavage de Satan (art. 1,2); secondement,
l'exclusion du mal de peine (art. 3). — On voit avec quel or-
dre admirable saint Thomas distribue, ici comme partout, les
divers aspects de la question qu'il se propose d'étudier et de
résoudre. — Venons tout de suite à ce qui regarde l'exclusion
du mal de coulpe. C'est l'objet de l'article premier.
Article Premier.
Si par la Passion du Christ nous avons été délivrés
du péché?
Cinq objections veulent prouver que « par la Passion du
Christ nous n'avons pas été délivrés du péché ». — La pre-
486 SOMME THÉOLOGIQUE.
mière dit que « délivrer du péché est le propre de Dieu ; selon
celle parole marquée dans Isaïe, ch. xliii (v. 25) : Cest moi
qui ejface tes Iniquités, à cause de moi. Or, le Christ n'a point
souffert sa Passion selon qu'il est Dieu, mais selon qu'il est
homme. Donc la Passion du Christ ne nous a point délivrés
du péché ». — La seconde objection déclare que « ce qui est
corporel n'agit pas sur ce qui est spirituel. Or, la Passion du
Christ est chose corporelle; et le péché n'est que dans l'âme,
qui est une créature spirituelle. Donc la Passion du Christ n'a
pas pu nous purifier du péché». — La troisième objection fait
remarquer que « nul ne peut être délivré d'un péché qu'il n'a
pas commis encore, mais qu'il doit commettre dans la suite.
Puis donc que beaucoup de péchés ont été commis après la
Passion du Christ et se commettent tous les jours, il semble
que par la Passion du Christ nous n'avons pas été délivrés du
péché ». — La quatrième objection arguë du principe, que
(( si l'on a une cause qui soit sulfisanle, rien plus n'est requis
pour amener l'eflet à produire. Or, d'autres choses sont en-
core requises pour la rémission des péchés », en plus de la
Passion du Christ; u savoir le baptême et la pénitence. Donc
il semble que la Passion du Christ n'est pas la cause suffisante
de la rémission des péchés ». — La cinquième objection en
appelle au livre des Proverbes, où « il est dit, ch. x (v. 12) :
La charité couvre tous les délits; et, au chapitre xv (v. 27), il est
dit : Par la miséricorde et par la Joi les péchés sont purifiés. Or,
il y a beaucoup d'autres choses », en plus de la Passion du
Christ, « sur lesquelles porle notre foi et qui provoquent la
charité. Donc la Passion du Christ n'est point la cause propre
de la rémission des péchés ». — Ces objections, toutes fort in-
téressantes, précisent la portée de la question posée et amè-
neront de précieuses explications doctrinales.
L'argument sed contra est le beau texte de l'Apocalypse, où
où « il est dit, ch. i (v. 5) : // nous a aimés et II nous a lavés de
nos péchés dans son sang » .
Au corps de l'article, saint Thomas répond en déclarant net-
tement que « la Passion du Christ est la propre cause de la ré-
mission des péchés, d'une triple manière. — D'abord, par
QUEST. XLIX. — DES EFFETS DE LA PASSION DU CHIUST. ^87
mode d'excitant à la charité. Car, ainsi que l'Apôtre le dit, aux
Romains, ch. v (v. 8, 9), Dieu marquera sa charité pour nous,
du fait qu'alors que nous étions ennemis, le Christ est mort pour
nous. Or, c'est par la charité que nous obtenons le pardon des
péchés; selon cette parole du Christ en saint Luc, ch. vu (v. ^7) :
Beaucoup de péchés lai ont été remis, parce qu'elle a beaucoup
aimé. — Secondement, la Passion du Christ cause la rémis-
sion des péchés par mode de rédemption. Dès là, en efl'ct,
que Lui-même est notre tête » et que nous sommes les mem-
bres de son corps mystique, l'Église, « par sa Passion, qu'il a
subie par amour et par obéissance. Il nous a délivrés, nous,
ses membres, de nos péchés, comme par le prix de sa Passion ;
un peu comme si un homme, par quelque oeuvre méritoire
que sa main exercerait, se rachetait d'un péché que le pied
aurait commis. De même, en effet, que le corps naturel est
un, constitué par la diversité des membres, ainsi l'Église en-
tière, qui est le corps mystique du Christ, est tenue comme
une seule personne avec sa tête qui est le Christ ». On remar-
quera la déclaration si nette et si expressive que vient de faire
ici saint Thomas, sur l'Église, corps mystique du Christ. Cette
doctrine, que le saint Docteur a eu rarement l'occasion de
formuler en termes si précis, commande tout dans sa concep-
tion du mystère du Christ. Nous venons d'en avoir un bel
exemple pour ce qui est de la rémission de nos fautes par
mode de rédemption. La même doctrine se retrouverait, avec
une richesse d'applications infinies, dans la question du mé-
rite et de la valeur de nos œuvres faites en dépendance du
Christ notre tête. — C'est encore « d'une troisième manière »
que la Passion du Christ est la cause propre de la rémission
des péchés, « par mode de cause efficiente : pour autant que la
chair du Christ, selon laquelle le Christ a souffert sa Passion,
est r instrument de la divinité (S. Jean Damascène, de la Foi or-
thodoxe, liv. III, ch. xv) ; d'où il suit que ses souffrances et
ses actions opèrent, dans la vertu même de Dieu, à chasser le
péché ».
Vad primum appuie sur cette dernière considération pour ré-
pondre à la difficulté que faisait l'objection. « Bien que le
488 SOMME THÉOLOGIQUE.
Christ n'ait pas soufTert selon qu'il est Dieu, cependant sa
chair est l'instrument de la divinité. Et, de ce chef, sa Passion
a une certaine vertu divine à l'effet de chasser le péché, ainsi
qu'il a été dit » (au corps de l'article).
Uad secandam en appelle encore à la même raison. « La
Passion du Christ, bien qu'elle soit quelque chose de corporel,
reçoit cependant une certaine vertu spirituelle de la divinité
dont la chair qui lui est unie est l'instrument. Et c'est selon
cette vertu que la Passion du Christ est la cause », même par
mode de cause efficiente agissant sur l'àmc qui est spirituelle,
c( de la rémission des péchés ».
\Sad terlium explique que « le Christ, par ^a Passion, nous
a délivrés des péchés d'une façon causale, c'est-à-dire en insti-
tuant ou en constituant la cause de notre délivrance, d'où
pourraient n'importe quels pèches en n'importe quel temps,
être remis, ou passés, ou présents, ou futurs; comme si un
médecin faisait un remède avec lequel pussent être guéris n'im-
porte quels maux, même dans l'avenir ».
L'«d qiiarlam, s'appuyant sur l'explication qui vient d'être
donnée, en tire la réponse qui résout la difficulté proposée
dans l'objection suivante. « Parce que la Passion du Christ a
précédé, comme une certaine cause universelle de la rémis-
sion des péchés, ainsi qu'il a été dit {ad 5"'"), il est nécessaire
qu'elle soit appliquée à chacun en particulier pour la rémis-
sion de ses propres péchés. Et c'est ce qui se fait par le bap-
tême et la pénitence et les autres sacrements, qui ont leur
vertu de la Passion du Christ, comme on le verra plus loin »
(q. 62, art. 5). Il ne s'ensuit donc pas, comme le voulait l'ob-
jection, que la Passion du Christ ne soit pas la cause suffi-
sante; puisque ces autres causes n'agissent que dans sa dépen-
dance et dans sa vertu, à l'effet, comme il a été dit, d'appli-
quer à chacun la vertu universelle de la Passion du Christ.
Vad quinluin dit que « même par la foi nous est appliquée
la Passion du Christ à l'effet de percevoir son fruit; selon cette
parole de l'Épître aux Romains, ch. ni (v. 25) : Celui que Dieu
a proposé comme propiiialion par lujoi en son sanq. D'autre part,
la foi par laquelle nous sommes purifiés du péché n'est pas la
QUEST. XLIX. — DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. ^89
foi informe, qui peut être même avec le péché; c'est la foi
formée » ou injornice « par la charité : de telle sorte que la
Passion du Christ nous soit appliquée non pas seulement quant
à l'intelligence, mais aussi quant à la partie affective. Et, de
cette manière encore, les péchés sont remis par la vertu de la
Passion du Christ ». Si, en effet, la vertu de la Passion du
Christ est appliquée à chacun en particulier par l'usage exté-
rieur ou le contact matériel des sacrements, elle l'est aussi par
le contact spirituel de l'âme, dans l'acte de la pensée et l'acte
de l'amour, avec celte même Passion. Suivant le beau mot de
l'Apôtre, par cette foi aimante, le Christ est présent et habite
dans nos cœurs : Christam habitare per fidem in cordibas veslris
(ép. aux Éphésiens, ch. m, v. 17). Quant aux autres choses sur
lesquelles peut porter la foi ou qui peuvent provoquer la cha-
rité, elles ne doivent pas être séparées de la Passion du Christ
qui a été constituée par Dieu, au sens expliqué, la cause pro-
pre de la rémission des péchés.
Tout ce qui a trait, pour nous, à la cause de la rémission
des. péchés, se concentre, comme cause propre immédiate,
dans la Passion du Christ. C'est vraiment par la vertu de celte
Passion et de cette Passion seule, comme cause prochaine, im-
médiate et propre, que sont remis tous les péchés. Elle est le
signe par excellence de l'amour de Dieu nous faisant miséri-
corde. Elle constitue le prix de notre rédemption ou de notre
rachat. Et elle tire de son union immédiate à la divinité une
vertu infinie qui lui permet d'agir à l'effet d'expulser le péché
en tous ceux à qui elle s'applique ou par les sacrements ou par
la foi aimante. — A ce premier effet, qui est la délivrance du
mal de la coulpe, faut-il joindre, comme effet de la Passion
du Christ, la délivrance nous soustrayant au pouvoir du dé-
mon. C'était ce second point que nous devions examiner dans
la question actuelle. Saint Thomas s'en enquiert dans l'article
qui suit.
ZJQO SOMME THEOLOGIQUe,
Article II.
Si par la Passion du Christ nous avons été délivrés
de la puissance du démon?
Trois objections veulent prouver que « par la Passion du
Christ nous n'avons pas été délivrés de la puissance du démon ».
— La première arguë de ce que nous pourrions appeler la ques-
tion préalable. « Celui-là, dit-elle, n'a pas de puissance sur des
hommes à l'endroit desquels il ne peut rien faire sans la per-
mission d'un autre. Or, le démon n'a jamais pu nuire à un
homme quelconque si ce n'est par la permission divine ;
comme on voit, dans le livre de Job, chapitre i et chapitre ii,
que, par la puissance qu'il avait reçu de Dieu, il le frappa
d'abord dans ses biens et puis dans son corps ; et, semblablement,
en saint Matthieu, ch. viii (v. 3i, 82), il est dit que les démons
ne purent entrer dans les porcs que sur la permission du
Christ. Donc le démon n'a jamais eu pouvoir sur les hommes.
Et, par suite, nous n'avons pas été, par la Passion du Christ,
délivrés de la puissance du démon ». — La seconde objection
dit que « le démon exerce sa puissance sur les hommes par les
tentations et par les vexations corporelles. Or, même encore il
continue de faire cela à l'endroit des hommes, après la Passion
du Christ. Donc nous n'avons pas été délivrés de sa puissance
par la Passion du Christ ». — La troisième objection déclare
que u la vertu de la Passion du Christ dure éternellement :
selon cette parole de l'Épître aux Hébreux, ch. x (v, i/i) : Par
une oblalion, H a achevé l œuvre de sanctification pour les saints à
tout Jamais. Or, la délivrance de la puissance du démon n'est
point partout, puisque, en de nombreuses parties du monde,
il y a encore des idolâtres, et elle ne sera point, non plus, tou-
jours, puisque, au temps de l'Antéchrist, il exercera au plus
haut point sa puissance à l'effet de nuire aux hommes, étant
écrit de lui, dans la seconde Épître aux Thessaloniciens, ch. 11
(v. 9, 10), que son avènement sera selon l'opération de Satan, en
QUEST. XLIX. — DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. 491
loate sorte de vertus et de signes et de prodiges trompeurs, et en
toute séduction d'iniquité. Donc il semble que la Passion du
Christ n'a pas été cause de la délivrance du genre humain à
l'endroit de la puissance du démon ». — Ici encore, les objec-
tions que nous venons de lire sont du plus haut intérêt. Elles
nous vaudront' d'admirables précisions de doctrine formulées
par saint Thomas.
L'argument sed contra cite le beau texte où « le Seigneur dit,
en saint Jean, ch. xii (v. 3i, 82), à la veille de sa Passion :
Maintenant, le prince de ce monde est Jeté dehors ; et moi, quand
f aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi. Or, Il a été élevé
de terre par la Passion de la Croix », comme le note saint
Jean lui-même au même endroit (v. 33). « Donc, par la Pas-
sion du Christ, le démon a été chassé du pouvoir qu'il avait
sur les hommes ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit qu' « au sujet
de la puissance que le démon exerçait sur les hommes avant
la Passion du Christ, il y a trois choses à considérer. — La
première se lire du côté de l'homme, qui, par son péché, avait
mérité d'être livié au pouvoir du démon, par la tentation
duquel il avait été vaincu. — Une autre se tire du côté de Dieu,
que l'homme, en péchant, avait offensé, et qui, par sa justice,
avait abandonné l'homme au pouvoir du démon. — Une troi-
sième se prend du côté du démon lui-même, qui, par sa volonté
souverainement mauvaise, empêchait l'homme de parvenir au
salut. — En ce qui est de la première de ces trois choses,
l'homme a été délivré de la puissance du démon par la Pas-
sion du Christ, en tant que la Passion du Christ est la cause
de la rémission des péchés, ainsi qu'il a été dit (art. précéd.). —
Pour ce qui est de la seconde, il faut dire que la Passion du
Christ nous a délivrés de la puissance du démon, en tant qu'elle
nous a réconciliés à Dieu, comme il sera vu plus loin (art. 4).
— Pour la troisième, la Passion du Christ nous a délivrés du
démon, en tant que dans la Passion du Christ, le démon a
dépassé la mesure de la puissance que Dieu lui avait accordée,
machinant la mort du Christ qui n'avait point mérité la mort,
alors qu'il était sans péché. Aussi bien saint Augustin dit, au
492 SOMME THÉOLOGIQUE.
livre XIII de la Trinilé (ch. xiv) : Le démon a été vainca par la
Justice du Christ, parce que n'ayant rien trouvé en Lui qui Jùt
digne de mort, cependcmt il l'a tué : et, en effet, il est juste que
les débiteurs qu'il tencdt captifs soient licenciés, alors qu'ils croient
en Celui qu'il a tué sans qu'il eût aucune dette ». En faisant mou-
rir l'Innocent, il a mérité de perdre le pouvoir qu'il avait sur
les coupables.
Vad primum fait observer qu' « il n'est point dit que le
démon eût un pouvoir sur les hommes comme s'il eût pu leur
nuire sans que Dieu le permît; mais parce qu'il lui était per-
mis justement de nuire aux hommes qu'il avait amenés, en les
tentant, à consentira ses suggestions ».
h'ad secundum accorde que « même maintenant, le démon
peut, Dieu le permettant, tenter les hommes, en ce qui est de
l'âme, et les vexer en ce qui est du corps; mais, cependant, il
a été préparé à l'homme un remède, dans la Passion du Christ,
par lequel il peut se protéger contre les assauts de l'ennemi,
de façon à ne pas être entraîné dans la perte de la mort éter-
nelle. Et tous ceux qui, avant la Passion du Christ, résistaient
au démon, avaient de pouvoir le faire par la foi de la Passion
du Christ; bien que, la Passion du Christ n'ayant pas encore
été réalisée, il y eût quelque chose où nul ne pouvait échap-
per aux mains du démon, savoir : ne pas descendre aux enfers.
Et, de cela, après la Passion du Christ, les hommes peuvent
se protéger par la vertu de cette Passion ». — Avant la Passion
du Christ, en effet, même les âmes des saints personnages de
l'Ancien Testament devaient descendre à cette partie des enfers
qui s'appelaient du nom de limbes, pour y attendre la venue
du Christ. C'est là que le Christ viendra lui-même, au soir de
sa Passion, pour délivrer ces chères âmes et enlever l'obliga-
tion qu'il y a\ait pour tous d'y descendre. On remarquera
l'importance de ce point de doctrine, et la supériorité qu'if y a,
de ce chef, pour tous ceux qui vivent dans le Testament Nou-
veau, après l'accomplissement de la Passion du Christ.
h'ad tcrlium répond que a Dieu permet au démon de pou-
voir tromper les hommes quant à certaines personnes, en cer-
tains temps et en certains lieux, selon la raison cachée de ses
QUEST. XLIX. — DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. /igP»
jugements ». Ici, nous touchons à l'abîme insondable des con-
seils divins dans l'ordre de sa providence et de sa prédestina-
lion. « Cependant », ajoute saint Thomas, et ceci est d'une
importance souveraine, « toujours, par la Passion du Christ,
il est préparé aux hommes un remède pour se protéger con-
tre les méchancetés des démons, même au temps de l'Anté-
christ. Mais si quelques-uns négligent d'user de ce remède, cela
n'enlève rien à reffîcacité de la Passion du Christ ». La belle
et consolante doctrine! Rien, jamais, quelle que soit la malice
du démon ou la liberté que Dieu peut lui donner d'exercer
celte malice contre les hommes, ne saurait prévaloir contre
l'efficacité souveraine de la Passion du Christ. En recourant à
cette Passion, ne serait-ce que par un mouvement de l'âme
vers elle, l'homme est assuré d'y trouver toujours une protec-
tion et un abri contre toutes les tentations et contre toutes les
méchancetés de l'enfer, même au temps où l'enfer sera le plus
déchaîné, c'est-à-dire au temps de l'Antéchrist. Si les hommes
n'éprouvent point l'efficacité souveraine de cette protection,
c'est uniquement parce qu'ils négligent d'y recourir.
Le premier effet de la Passion du Christ en ce qui est du mal
à éloigner de nous a été et devait être de nous délivrer du mal
du péché; mais tout de suite et par une conséquence néces-
saire un second effet a été et devait être de nous délivrer de
la puissance du démon : non pas toutefois que Dieu ne puisse
permettre encore au démon de nous éprouver ou d'exercer
contre nous un pouvoir de vexation temporelle, même quand
nous n'aurions plus aucun péché sur la conscience; mais ces
épreuves ou ces vexations tourneront toujours à notre vrai bien
spirituel, si seulement nous savons recourir alors, pour nous
mettre à l'abri des méchancetés du démon, à la loute-puissanle
vertu de la Passion du Christ. — Outre ce double efîet de la
Passion du Christ à l'eiidroit du mal, devons-nous aussi lui
attribuer cet autre effet qui serait la délivrance du mal de la
peine. Bien qu'ayant un peu été touchée dans l'article que nous
venons de voir, la question demande à être étudiée en elle-
même. Et c'est ce que va faire saint Thomas à l'article qui suit.
49^ SOMME THÉOLOGIQUE.
Article III.
Si par la Passion du Christ les hommes ont été délivrés
de la peine du péché?
Trois objections veulent prouver que « par la Passion du
Christ les hommes n'ont pas été délivrés de la peine du
péché ». — La première dit que u la principale peine du
péché est la damnation éternelle. Or, ceux qui étaient damnés
dans l'enfer pour leurs péchés n'ont pas été délivrés par la
Passion du Christ; car, dans l'enfer il n'esl point de rédemption
(off. des morts, rép. vu). Donc il semble que la Passion du
Christ n'a point délivré les hommes de la. peine ». — La
seconde objection déclare qu' « à ceux qui sont délivrés de
l'obligation de subir une peine, aucune peine ne doit être
enjointe. Or, aux pénitents est enjointe une peine satisfactoire.
Donc par la Passion du Christ les hommes ne sont point déli-
vrés de l'obligation de subir la peine ». — La troisième objec-
tion fait observer que « la mort est la peine du péché; selon
cette parole de l'Épître aux Romains, ch. vi (20) : Le salaire du
péché, c'est la mort. Mais encore après la Passion du Christ les
hommes meurent. Donc il semble que par la Passion du Christ
nous ne sommes point délivrés de l'obligation de la peine ».
L'argument sed contra en appelle au texte d'Isaïe, ch. lui
(v. 4), où « il est dit : Vraiment II a pris nos langueurs et II a porté
nos douleurs ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « par la Pas-
sion du Christ nous avons été délivrés de l'obligation à la
peine, d'une double manière. — D'abord, directement : en ce
sens que la Passion du Christ fut une satis^'action suffisante et
surabondante pour les péchés de tout le genre humain. Or,
quand a été offerte la satisfaction suffisante, l'obligation à la
peine est enlevée ». Il suit de là qu'après la Passion du Christ,
le genre humain n'est plus tenu à aucune peine. — « D'une
autre manière, indirectement : en ce sens que la Passion du
QtJEST. XLIX. — DES EFFETS DE lA PASSlQN DU CHRIST. 49^
Christ est la cause de la rémission du péché qui fonde l'obli-
gation à la peine » : ie péché n'existant plus et se trouvant
remis par une cause si parfaite que jusqu'au souvenir tout en
est effacé, il n'y a donc plus à parler de peine en raison de ce
péché. — Mais alors que répondre aux constatations de fait
marquées dans les objections. Si la Passion du Christ a été une
cause si souverainement parfaite de la délivrance à l'endroit de
la peine, comment expliquer que la peine continue de régner
dans le monde après celte Passion du Christ. Saint Thomas,
dans les réponses aux objections, va projeter sur celte ques-
tion si troublante de merveilleuses clartés.
Vad prinmm déclare que u la Passion du Christ obtient son
effet en ceux à qui elle est appliquée par la foi et la charité, et
par les sacrements de la foi. Il suit de là que les damnés dans
l'enfer, qui ne sont pas unis de cette manière à la Passion du
Christ », puisqu'ils sont fixés dans le mal du péché et dans la
haine de Dieu, « ne peuvent point percevoir l'effet de cette
Passion ». C'est donc à tout jamais que durera leur peine, sans
que cela nuise en rien à l'elficacité de la Passion du Christ.
Vad seciindam rappelle que « comme il a été dit (art. i,
ad '/"'", 5«"'; i''-2'^\ q. 85, art. 5. ad 2'""), pour que nous recevions
l'effet de la Passion du Christ, il faut que nous lui soyons con-
figurés. Or, nous lui sommes configurés sacramentellementdans
le baptême; selon celle parole de l'Épîlre aux Romains, ch. vi
(v. 4) : Nous avons été ensevelis avec Lui par le baptême dans la
mort. Et, à cause de cela, aucune peine satisfactoire n'est impo-
sée aux baptisés : ils sont, en effet, totalement libérés par la
satisfaction du Christ ». On voit, par là, combien en toute
vérité, la Passion du Christ a libéré les hommes de toute peine
ou plutôt de toute obligation à la peine due au péché. « Mais »,
ajoute saint Thomas, « parce que le Christ est mort une fois seu-
lement pour nos péchés, comme il est dit dans la première épî-
tre de saint Pierre, ch. m (v. i8), il suit de là que l'homme ne
peut pas une seconde fois être configuré à la mort du Christ
par le sacrement du baplême. Il faudra donc que ceux qui
pèchent après le baplême soient configurés au Christ souffrant
par quelque chose ayant trait à la peine ou à la souffrance qu'ils
^()C) SOMME THÉOLOGIQUE.
porteront en eux-mêmes. Toutefois, elle suffira, infiniment
moindre qu'elle ne devrait être pour le péché, à cause de la
coopération de la satisfaction du Christ ». Il ne pouvait être
fait de meilleure réponse à la difficulté soulevée par l'objec-
tion. — Mais une nouvelle difficulté demeure au sujet des bap-
tisés pleinement configurés au Christ par le baptême et qui
cependant continuent d'être soumis aux pénalités de la vie pré-
sente et à la plus grande de toutes, la mort.
Vad terliiim répond à cette difficulté, u La satisfaction du
Christ, explique saint Thomas, a son effet en nous selon que
nous sommes incorporés au Christ comme les membres à la
tête, ainsi qu'il a été dit plus haut (art. i ; q. 48, hrt. i ; art. 2,
ad /"'"). Or, il faut que les membres soietit conformes à la tête.
De même donc que le Christ eut d'abord la grâce dans l'âme
avec la passibilité du corps, et que par la Passion II parvint à
la gloire de l'immortalité; de même nous, qui sommes, ses
membres, par sa Passion nous sommes délivrés de toute obli-
gation à la peine, de telle sorle cependant que d'abord nous
recevons dans l'âme Y Esprit d'adoption des enfants {aux Romains,
ch. vni, v. i5), qui nous marque pour l'héritage de la gloire
de l'immortalité, ayant encore un corps passible et mortel;
puis, configurés aux soujjrances et à la mort du Christ {aux Phi-
lippiens, ch. m (v. 10), nous sommes conduits à la gloire
immortelle; selon cette parole de l'Apôtre, aux Romains, ch. viii
(v. 17) : Si nous sommes enfants de Dieu, nous sommes aussi ses
héritiers, héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ ; à condition cepen-
dant que nous souffrirons avec Lui pour être glorifiés avec Lui ».
— Quelle doctrine! et qui donc, après cela, oserait protester
contre les peines ou les souflïances de la vie présente, mais ne
voudrait pas plutôt, s'il était bien dans l'Esprit du Christ, y
participer toujours plus excellemment, comme l'ont voulu
tous les saints.
Souveraine contre le mal — et contre tout mal, qu'il s'agisse
du mal par excellence, cause de tout autre mal, qui est le pé-
ché, ou du mal que le premier entraîne soit comme sujétion
à l'endroit du démon, ou comme nécessité de subir une peine
QUEST. XLTX. — DES lîFFFTS DE LA PASSION DU CHRIST. '197
proportionnée, — la Passion du Christ aura-t-elle une sem-
blable efficacité à l'endroit du bien? C'est ce qu'il nous faut
maintenant examiner. Voyons, d'abord, ce qu'il en est à l'en-
droit du bien dans la vie présente, ou selon que nous pou-
vons dès ici-bas l'obtenir. Ce bien, que tous les autres suppo-
sent, n'est pas autre que la grâce même de Dieu. Toutefois,
il s'agit du bien de la grâce, non pas tel qu'il dut se trouver en
Adam avant son péché, mais tel qu'il peut se trouver dans le
genre humain après la chute du premier père; c'est-à-dire
sous forme de grâce reconquise par mode de réconciliation.
Par le péché, en effet, nous sommes tous enfants de colère,
comme dit saint Paul, et ennemis de Dieu. C'est à cette ini-
mitié qu'il fallait faire succéder une amitié nouvelle, une ami-
tié reconquise. Aucun bien d'ordre surnaturel n'était possible
pour nous sans cette réconciliation, ou plutôt, dans cette ré-
conciliation tous les biens étaient pour nous conquis. Qu'en
est-il de l'efficacité de la Passion du Christ à l'endroit de cette
réconciliation. Devons-nous dire que cette réconciliation est
son œuvre, qu'elle est son effet? — Saint Thomas va nous ré-
pondre à l'article qui suit.
Article IV.
Si par la Passion du Christ nous avons été réconciliés
avec Dieu?
Trois objections veulent prouver que « par la Passion du
Christ nous n'avons pas été réconciliés avec Dieu ». — La
première dit que « la réconciliation n'a jamais lieu entre des
amis. Or, Dieu nous a toujours aimés; selon cette parole du
livre de la Sagesse, ch. xi (v. v5) : Vous aimez tout ce qui est;
et vous ne haïsse: rien des choses que vous avez faites. Donc la
Passion du Christ ne nous a point réconciliés avec Dieu ». —
La seconde objection déclare qu' « il ne se peut pas que la
même chose soit principe et eff'et : et de là vient que la grâce,
qui est le principe par où nous méritons, ne tombe pas sous
XVI. — La Rédemption. 3a
4 9^ SOMME THÉOLOGIQUE.
le mérite. Or, l'amour de Dieu », qu'il a eu pour nous u est le
principe de la Passion du Christ; selon cette parole marquée
en saint Jean, eh. m (v. i G) : Dieu a ainsi aimé le monde au
point de donner son Fils unique. Il ne semble donc pas que par
la Passion du Christ nous ayons été réconciliés avec Dieu, de
telle sorte qu'il ait commencé à nous aimer de nouveau ». —
La troisième objection fait observer que « la Passion du
Christ a été accomplie » ou réalisée « par les hommes qui
ont tué le Christ, lesquels de ce chef offensèrent Dieu grave-
ment. Donc la Passion du Christ a plutôt été cause de l'in-
dignation de Dieu contre nous, que de sa réconciliation avec
nous ».
L'argument sed contra apporte le texte formel où « l'Apô-
tre dit, aux Romains, ch. v (v. lo) : Nous avons été réconciliés
avec Dieu par la mort de son Fils ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « la Passion
du Christ est la cause de notre réconciliation avec Dieu, d'une
double manière. — D'abord, en tant qu'elle écarte le péché,
par lequel les hommes sont constitués ennemis de Dieu; se-
lon cette parole du livre de la Sagesse, ch. xiv (v. 9) : A Dieu
sont également en haine l'impie et son impiété; et dans le psaume
(v, v. 7) : Vous avez en haine tous ceux qui font l'iniquité. —
D'une autre manière », la Passion du Christ nous a réconciliés
avec Dieu, « en tant qu'elle est un sacrifice souverainement
agréable à Dieu. Car c'est là proprement l'effet du sacrifice,
que par lui Dieu soit apaisé : comme quand l'homme remet
l'offense commise contre lui, en raison de quelque service
agréable qui lui est rendu : auquel sens il est dit, dans le pre-
mier livre des Rois, ch. xxvi (v. 19) : Si le Seigneur t'excite con-
tre moi, qu'il agrée le parfum d'une njfrcmde. Et, pareillement,
ce fut un si grand bien, que le Christ ait souffert volontaire-
ment sa Passion, qu'en raison de ce bien trouvé dans la na-
ture humaine, Dieu a été apaisé au sujet de toute offense du
genre humain, quant à ceux qui sont unis au Christ ayant
souffert, selon le mode qui a été indiqué précédemment »
(art. I, ad //"'"; art. 3, ad i«"'; q. 48, art. G, ad 2"'"). — On
aura remarqué toute la plénitude et la splendeur de doctrine
QLRST. XLIV. — DRS FFTKTS DE L\ PASSION DU CHRIST. IQQ
contenue dans la dernière formule que vient de nous préciser
saint Thomas. C'est tout le myslère de notre réconciliation
avec Dieu rendu en quelque sorte palpable à la raison et au
cœur de l'homme, en même temps que l'harmonie, dans ce
myslère inelTable, de la Passion et de la mort du Fils de Dieu
incarné. Nous pouvons dire, en toute vérité, qu'il est impos-
sible à Dieu de se détourner de nous ou de se souvenir en-
core de nos fautes, de nos offenses, quelque grandes et quel-
que nombreuses qu'elles aient pu être, quand nous nous
présentons à Lui revêtus de la Passion de son divin Fils, Noire-
Seigneur Jésus-Christ. Ah! que ne devons-nous pas à ce béni
Sauveur !
L'ad primiim dit que « Dieu aime tous les hommes, quant à
la nature que Lui-même a faile. Toutefois, Il les hait, quant à
la coulpe que les hommes commellent contre Lui; selon cette
parole de l'Ecclésiastique, ch. xii (v. 3) : Le Très-Haut a en
haine les pécheurs » .
Uad secunduni répond que « le Christ n'est point dit nous
avoir réconciliés avec Dieu en ce sens que Dieu commencerait
à nous aimer de nouveau », comme s'il s'élait produit un
changement en Dieu et qu'il eût commencé d'avoir, à un mo-
ment de la durée, un mouvement aiïectif qu'il n'aurait pas
eu précédemmenl. « Il est écril, en effet, dans Jérémie,
ch. XXXI (v. 3) : Je t'ai aimé d'un amour éternel. Mais » le Christ
est dit nous avoir réconciliés avec Dieu, u en ce sens que par
la Passion du Christ a été enlevée la cause de la haine » qui se
trouvait en nous : « soit en raison de l'enlèvement du péché;
soit en raison de la compensation d'un bien plus agréable à
Dieu ».
Vad tertium fait observer que « si les meurtriers du Christ
lurent des hommes, le Christ aussi qui fut mis à mort était
homme. Or, la charité du Christ souffrant » et subissant la
mort « fut plus grande que l'iniquité de ceux qui étaient ses
meurtriers. Et c'est pourquoi la Passion du Christ eut plus de
valeur pour réconcilier à Dieu tout le genre humain qu'il n'y
eut de motif en elle qui pût provoquer sa colère ».
bOO SOMME THKOLOGIQUE.
Dans l'ordre du bien à nous assurer, le fruit par excellence de la
Passion du Christ, que nous pouvons recevoir immédiate-
ment dès celle vie, est la grâce de réconciliation avec Dieu.
Par le péché du premier père que nous portons tous en nous
du seul fait de notre origine, et par les péchés personnels que
chacun de nous a pu commettre, nous étions les ennemis de
Dieu. Ces péchés étaient l'obstacle à l'effusion de son amour
sur nous, de cet amour dont II nous a aimés de toute éternité
et qui l'a fait nous appeler tous à vivre de sa propre vie.
En raison de ces péchés, Dieu était irrité contre nous. Ils cons-
tituaient une offense qui ne permettait plus à Dieu, tant qu'elle
n'aurait pas été remise et que son courroux n'aurait pas été
apaisé, de nous admettre à la participation de ses grâces, de
ses faveurs, notamment à la participation de la grâce qui fait
de nous ses enfants d'adoption. Adam, notre premier père, et
Eve, notre première mère, avaient eu cette grâce avant leur
péché; et s'ils n'avaient point péché eux-mêmes, ils nous au-
raient transmis une nature qui aurait été revêtue de la même
grâce. C'était la grâce d'amitié avec Dieu. Mais, nous l'avons
dit, le péché avait enlevé cette grâce. Dès lors, il fallait, sous
peine pour nous d'être à jamais privés de la grâce de Dieu,
que Dieu s'apaise à notre endroit. Il fallait qu'entre Lui et
nous s'opère la réconciliation. Il nous fallait désormais une
grâce nouvelle, non plus simplement la grâce d'amitié, qui
avait été perdue; mais la grâce de réconciliation ou d'amitié
recouvrée. CeJ.le grâce, nous la devons à la Passion du Christ.
Elle se distingue de la première en ce qu'elle nous donne de
mener une vie qui n'est plus simplement la vie que nous au-
rions menée avec la première grâce. Celle-ci nous faisait vi-
vre de la vie d'amitié avec Dieu. La grâce de réconciliation
nous fait vivre avec Dieu d'une vie d'amitié recouvrée. Et c'est,
proprement, ce que nous appellerons la vie chrétienne. Elle
consiste à imiter en tout sur cette terre, la vie dont le Fils
de Dieu incarné venant satisfaire pour nos péchés a vécu Lui-
même tout le premier : vie qui se résume en un seul mot,
puisque aussi bien ce mot, à lui seul, dit tout ce qu'a été la
vie de Jésus-Christ parmi nous en fonction de son terme final,
QUEST. XLIX. — DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. OOI
une vie de mort. Pour apaiser la colère de Dieu irrité de ce
que l'homme avait méprisé, en désobéissant, la mort dont il
l'avait menacé, le Christ a été à la mort par obéissance. Sa vie
n'a été qu'en fonction de cette mort, si l'on peut ainsi dite. Et
toutes les vertus qu'il a pratiquées sur cette terre en ont reçu
comme leur caractère spécifique et distinctif. Il faut qu'il en
soit de même pour tous ceux qui doivent lui appartenir. Leur
vie tout entière doit être en fonction de la mort du Christ à
reproduire en eux pour s'assurer le recouvrement de l'amitié
divine que cette mort leur a valu et procuré. C'est là ce que
nous appelons, sur cette terre, la vie chrétienne ou la vie de la
grâce reconquise, de la grâce recouvrée, la vie de réconcilia-
tion avec Dieu dans le Christ et par le Christ. Nous la devons
à la Passion du Christ. — Lui devrons-nous aussi le couronne-
ment ou la récompense de cette vie, c'est-à-dire notre admis-
sion à la gloire du ciel et notre entrée dans cette gloire. Saint
Thomas va nous répondre à l'article suivant.
Article V.
Si le Christ, par sa Passion, nous a ouvert la porte du ciel?
Quatre objections veulent prouver que « le Christ, par sa
Passion, ne nous a pas ouvert la porte du ciel ». — La pre-
mière arguë du texte des Proverbes, ch. xi (v. 18), 011 « il est
dit : A celui qui sème la justice, la récompense est assurée. Or,
la récompense de la justice est l'entrée du Royaume céleste.
Donc il semble que les saints Patriarches qui ont accompli
leurs œuvres de justice, ont obtenu l'entrée du Royaume des
cieux très fidèlement, même sans la Passion du Christ. Donc ce
n'e&t point la Passion du Christ qui est la cause de l'ouverture
de la porte du Royaume céleste ». — La seconde objection en
appelle à ce qu' « avant la Passion du Christ, Élie a été enlevé
au ciel, comme il est dit au livre IV des Rois, ch. 11 (v. 1 1). Or,
l'effet ne précède point la cause. Donc il semble que l'ouver-
ture de la porte du ciel n'est pas l'effet de la Passion du Christ ».
502 SOMME THÉOLOGIQUE.
— La troisième objection rappelle que « comme nous le lisons
en saint Maltliieu, ch. m (v. i6), le Christ étant baptisé, les
deux Jurenl ouverts. Or, le baptême précéda la Passion. Donc
l'ouverture du ciel n'est point l'ellet de la Passion du Christ ».
— La quatrième objection apporte le texte du prophète Michée,
oii c( il est dit, ch. ii (v. i3) : // est monté frayant le chemin devant
eux. Or, frayer le chemin du ciel ne semble pas autre chose
qu'en ouvrir la porte. Donc il semble que la porte du ciel nous
a été ouverte non par la Passion du Christ, mais par son
Ascension ».
L'argument sed contra est le texte de « l'Apôtre, aux Hébreux,
ch. X (v. 19) », où il H dit : Nous avons confianèe dans l'entrée
des saints, c'est-à-dire des cieux, dans le sang du Christ ».
Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « la
fermeture d'une porte est un certain obstacle qui empêche les
hommes d'entrer. Or, les hommes étaient empêchés d'entrer
dans le Royaume du ciel à cause du péché; parce que, comme
il est dit dans Isaïe, ch. xxxv (v. 8) : Cette voie sera appelée
sainte et l'homme qui est souillé ne passera point par elle. Le péché
qui est ainsi un obstacle à l'entrée du Royaume céleste est d'une
double sorte. L'un est commun à toute la nature humaine.
C'est le péché du premier père. Et par ce péché l'entrée du
Royaume céleste était fermée à tout homme. Aussi bien lisons-
nous dans la Genèse, ch. in (v. 2/i), qu'après le péché du pre-
mier homme. Dieu plaça un chérubin avec un glaive de feu tour-
noyant pour garder le chemin de Ccwbre de vie. L'autre est le péché
spécial à chaque personne, qui est commis par l'acte propre de
chaque être humain. La Passion du Christ nous a délivrés non
seulement du péché commun à toute la nature humaine, et
quant à la coulpe et quant à l'obligation de subir la peine, le
Christ acquittant pour nous le prix de notre rachat; mais aussi
des péchés propres à chaque individu humain parmi ceux qui
communiquent à sa Passion par la foi et la charité et les sacre-
ments de la foi. Il suit de là que par la Passion du Christ a été
ouverte pour nous la porte du Royaume céleste. Et c'est ce que
l'Apôtre dit, dans l'épître aux Hébreux, ch. ix (v. 11, 12), que
le Christ, Pontife des biens futurs, par son propre sang est entré
QUEST, XLIX. — DES EFFETS DE L\ PASSION DU CHRIST. 5o3
une fois pour toutes dans les demeures saintes, ayant procuré une
rédemption éternelle. Et ceci est signifié dans le livre des Nombres,
ch. XXXV (v, 20 et suiv.), où il est dit que l'homicide demeurera
là, savoir dans la cité du refuge, Jusqu'à ce que le grand prêtre,
oint de l'huile sainte, meure; lequel une fois mort, il pourra
retourner dans sa maison y^. — On remarquera, au passage,
cette belle interprétation du livre des Xombres : elle montre
excellemment les richesses de doctrine contenues dans la lettre
de l'Écriture Sainte; et avec quel sens merveilleux du Livre
divin, les Pères et les Docteurs, éclairés de l'Esprit de Dieu,
savaient les découvrir et y puiser.
Vad primum répond que « les saints Patriarches » et tous les
saints personnages venus avant le Christ, « en accomplissant
leurs œuvres de justice, méritèrent l'entrée du Royaume céleste
par la foi de la Passion du Christ; selon cette parole de l'Épî-
tre aux Hébreux, ch. xi (v. 33) : Les saints, par la foi, ont vaincu
les royaumes, ont opéré la Justice ; et par la même foi, chacun
d'eux était purifié en ce qui regarde la purification personnelle
pour ses péchés propres. Cependant la foi ou la justice d'au-
cun d'eux ne suffisait à écarter l'obstacle qui était constitué par
la culpabilité de toute la nature humaine. Lequel obstacle a été
enlevé par le prix du sang du Christ. Et c'est pourquoi, avant
la Passion du Christ, nul ne pouvait entrer dans le Royaume
céleste, c'est-à-dire obtenir la béatitude éternelle, qui consiste
dans la pleine jouissance de Dieu »).
h'ad secundum dit qu' « Elle a été enlevé dans le ciel de l'air »
ou de notre atmosphère, en y comprenant peut-être aussi le
ciel des astres ou le ciel de l'éther, à parler selon le langage de
la science moderne ; k mais non dans le ciel empyrée, qui est
le » ciel de la gloire et le « lieu des bienheureux » (cf. I p.,
q. 66, art. 3). — Saint Thomas ajoute qu' « il en fut de même
d'Enoch, lequel a été porté au Paradis terrestre, où l'on croit
qu'il vit ensemble avec Élie jusqu'à l'avènement de l'Anté-
christ ». — Nous voyons, par cette réponse, que saint Thomas
ne met pas en doute, se faisant en cela l'écho de la tradition,
qu'Enoch et Élie ne continuent d'être vivants de notre vie
humaine et mortelle, tenus en réserve pour le témoignage
004 SOMME THEOLOGIQUE.
suprême qu'ils doivent rendre au (christ avant son second avè-
nement, ainsi qu'il est marqué dans la Genèse, ch. v, v. 2^ ; et
dans ï Ecclésiastique, ch. lxvi, v. i6; ch. xlviii, v. lo; et dans
le prophète Malachie, ch. iv, v. 5, 6; et dans l'Apocalypse,
ch. xr, V. 3 et suiv.; et aussi dans l'Évangile, à propos de la
Transfiguration sur le Thabor. Quant au lieu précis où se trou-
vent ces deux saints personnages, il est difïîcile de le détermi-
ner. Du temps de saint Thomas on croyait que le Paradis ter-
restre continuait d'exister. Aujourd'hui, il paraît difficile de
l'admettre. Dès lors, nous ne pouvons plus préciser où se trou-
vent Enoch et Éiie. Ils sont certainement quelque part; non au
ciel des bienheureux ou de la gloire ; mais en un lieu où, selon
toute probabilité, ils vivent ensemble, attendant le moment fixé
par Dieu pour l'accomplissement de leur mission.
Vad leiiiurn déclare que « comme il a été dit plus haut (q. Sg,
art. 5), « le Christ étant baptisé, les cieux s'ouvrirent, non point
pour le Christ Lui-même, à qui le ciel est toujours ouvert,
mais afin de signifier que le ciel est ouvert à ceux qui sont
baptisés du baptême du Christ, lequel a son efficacité de la
Passion du Christ ».
Vad quartuin précise que « le Christ, par sa Passion, a mérité
pour nous l'entrée du Royaume céleste et a écarté l'obstacle »
qui nous empêchait d'y pénétrer; mais, par son Ascension, Il
nous a comme mis en possession du Royaume céleste. Et c'est
pour cela qu'il est dit », dans le texte que citait l'objection,
« qu II est monté, frayant le chemin devant eux » .
Ainsi donc, pour ce qui est de nous, la Passion du Christ a
été, en toute vérité, l'exclusion de tout mal et la source de tous
les biens. C'est par elle que nous avons été délivrés du péché,
de la tyrannie de Satan, de l'obligation à subir les peines que
nos péchés méritaient. Par elle aussi, nous avons été réconci-
liés avec Dieu et le Royaume du ciel a été rouvert devant nous.
— Mais, pour le Christ Lui-même, la Passion a-t-elle été aussi de
quelque efficacité ou de quelque vertu. Pouvons-nous, devons-
nous dire que par sa Passion le Christ a mérité d'être exalté et
glorifié. C'est ce qu'il nous reste à considérer pour connaître
QUEST. XLIX. — DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. OOO
pleinement la causalité ou l'efficacité de la Passion du Christ.
— Saint Thomas va nous répondre à l'article suivant.
Article VI.
Si le Christ, par sa Passion, a mérité d'être exalté?
Trois objections veulent prouver que « le Christ, par sa Pas-
sion, n'a point mérité d'être exalté ». — La première déclare
que « comme la connaissance de la vérité est chose propre à
Dieu », Dieu seul possédant toute vérité dans la vérité subsis-
tante qu'il est Lui-même, et nul autre ne connaissant la vé-
rité que parce qu'il participe à ce qui appartient ainsi à Dieu
par nature, <( pareillement aussi la sublimité » ou la gloire
est chose qui appartient en propre à Dieu ; « selon cette parole
du psaume (cxii, v. ^) : Le Seigneur est infiniment au-dessus
de toutes les nations ; sa gloire est élevée par-dessus les cieux.
Or, le Christ, selon qu'il est homme, a eu la connaissance de
toute vérité, non en raison de quelque mérite précédent, mais
en raison de l'union même de Dieu et de l'homme », dans
l'unique Personne du Fils de Dieu; « selon celte parole de saint
Jean, ch. i (v. i/j) : Nous avons vu sa gloire, comme celle du
Fils unique venant du Père, plein de grâce et de vérité. Donc
l'exaltation, non plus. Il n'a pas dû l'avoir par le mérite de la
Passion, mais par la seule union » hypostalique. — La se-
conde objection rappelle que « le Christ a mérité pour Lui dès
le premier instant de sa conception, comme il a été vu plus
haut (q. 34, art. 3). Or, la charité du Christ n'a pas été plus
grande au temps de la Passion qu'elle ne l'était avant. Puis
donc que la charité est le principe pour mériter, il semble que
le Christ n'a pas davantage mérité, par sa Passion, son exal-
tation, qu'il ne l'avait fait auparavant ». — La troisième ob-
jection dit que « la gloire du corps résulte de la gloire de
l'âme, comme l'enseigne saint Augustin dans sa lettre à Dios-
core (ép. CXVIII). Or, le Christ, par sa Passion, n'a pas mérité
l'exaltation quant à la gloire de l'àme, puisque son âme a été
5o6 SOMME THÉOLOGIQUE.
bienheureuse dès le premier instant de sa conception. Donc,
par sa Passion, Il n'a pas mérité non plus l'exaltation quant à
la gloire du corps ».
L'argument sed contra cite le beau texte de l'Épître aux Phi-
Itppiens, cil. ii (v. 8, 9), où « il est dit : Le Christ s'est fait
obéissant Jusqu'à la mort, Jusqu'à la mort de la croix; c'est pour-
quoi Dieu aussi l'a exalté ».
Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que c< le
mérite implique une certaine égalité de justice; aussi bien
l'Apôtre dit (aux Romains, ch. iv, \. li) : A celui qui fait les
œuvres, la récompense est attribuée selon la raison de chose due.
C'est ainsi que si quelqu'un, par sa volonté injuisle, s'attribue
plus qu'il ne lui était dû, il est juste qu'on lui retranche même
ce qui lui est dû; et, par exemple, si quelqu'un vole une bre-
bis, il en rendra quatre, comme il est dit au livre de VExode,
ch. XXII (v. 1). Et il est dit mériter cela, pour autant que par là
est punie sa volonté inique. Pareillement aussi, lorsque quel-
qu'un, par la justice de sa volonté, se retranche quelque chose
qu'il devait avoir, il mérite qu'on lui ajoute quelque chose de
plus, comme récompense de sa volonté juste. Et de là vient qu'il
est dit, en saint Luc, ch. xiv (v. 11) ; Celui qui s'humilie sera
exalté. — Or, le Christ, dans sa Passion, s'est humilié au-
dessous de sa dignité, quant à quatre choses. — Premièrement,
quant à sa Passion et à sa mort, dont II n'était pas débiteur.
— Secondement, quant au lieu ; car son corps a été mis dans
le sépulcre ; et son âme est descendue aux enfers. — Troisiè-
mement, quant à la confusion et aux opprobres qu'il a subis. —
Quatrièmement, quant au fait d'avoir été livré à un pouvoir
humain ; selon que Lui-même dit à Pilate, en saint Jean,
ch. XIX (v. 11) : Vous n'auriez sur moi aucun pouvoir s'il ne
vous était donné d'en haut. — A cause de cela, par sa Passion,
Il a mérité l'exaltation quant à quatre choses. — Première-
ment, quant à la résurrection glorieuse. Aussi bien est-il dit,
dans le psaume (cxxxviii, v. 2) : Vous avez connu quand Je
me suis couché, savoir par l'humilité de ma Passion, et quand
je me suis relevé, par ma résurrection. — Secondement, quant
à l'ascension dans le ciel. Aussi bien est-il dit, dans l'Épître
QUE8T. \LIX. — DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. bo'
aux Ephésiens, ch. iv (v. 9, 10) : Il est descendu d'abord dans les
parties inférieures de la terre; et celui qui était descendu, c'est
celui-là même qui est monté par-dessus tous les deux. — Troisiè-
mement, quant au fait de s'asseoir à la droite du Père et quant
à la manifestation de sa divinité ; selon cette parole d'Isaïe,
ch. Lîi (v. i3, i/i) : Il sera exalté, et 11 sera élevé, et II sera sou-
verainement haut, en raison de ce que beaucoup ont été dans la
stupeur en le voyant, tant II était défiguré, son aspect n'étant plus
celui d'un homme. Et, dans l'Épître aux Philippiens, ch. 11
(v. 8, 9), il est dit : // s'est fait obéissant jusqu'à la mort, Jus-
qu'à la mort de la croix ; et c'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a
donné un nom qui est au-dessus de tout nom, en ce sens que par
tous II sera appelé Dieu et que tous lui rendront hommage
comme à Dieu; et c'est ce qui est ajouté (v. 10) : de telle
sorte qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse, au ciel, sur la
terre ei dans les enfers. — Quatrièmement, quant à la puissance
judiciaire. Il est dit, en effet, au livre de Job, ch. xxxvi
(v. 17) : Ta cause a été Jugée comme ceile d'un impie : tu rece-
vras le Jugement sur toutes les causes y>. — Ainsi donc la mort
injuste que le Christ a acceptée par amour lui a donné droit à
la résurrection glorieuse ; — sa descente au tombeau et aux en-
fers lui a donné droit à s'élever par-dessus tous les cieux ; — les
opprobres et les ignominies subies au couis de sa Passion lui
ont donné droit à la manifestatisn de sa divinité devant tout
l'univers et aux adorations de toute créature ; — le fait d'avoir
accepté d'être jugé par des juges humains lui a donné droit
d'être constitué juge des vivants et des morts. Toutes ces exal-
tations ne sont que la juste récompense des humiliations su-
bies par amour au cours de sa Passion.
h'ad primum fait observer que « le principe du mérite est du
côté de rame ; quant au corps, il est l'instrument de l'acte
méritoire. Il suit de là que la perfection de lame du Christ »
consistant dans la connaissance de la vérité selon qu'elle est
propre à Dieu, ainsi que le disait l'objection, « parce que
l'âme était principe de mérite, ne dut pas s'acquérir en Lui
par le mérite, comme la perfection du corps qui fut soumis à
la Passion et par là fut l'instrument du mérite lui-même ».
5o8 SOMME THÉOLOGIQUE.
Uad secimdam déclare que « par les mérites » ou les actes
méritoires « précédents », depuis le premier instant de sa con-
ception jusqu'à sa Passion, « le Christ mérita son exaltation,
du côté de l'âme elle-même », où était le principe et la source
du mérite, « selon que sa volonté était » revêtue et « infor-
mée par la charité et les autres vertus. Mais, dans la Passion,
Il mérita son exaltation, par mode d'une certaine compensa-
tion ou récompense, même du côté du corps : il est juste, en
elTet, que le corps qui avait été par charité soumis à la Pas-
sion, reçût la compensation ou la récompense dans la
gloire ».
L'rtd lertiain répond que « par une certaine dispense » ou
disposition providentielle « il fut fait, dans le Christ, que la
gloire de l'âme ne rejaillît point sur le corps, afin qu'il reçût
avec plus d'honneur la gloire du corps quand II l'aurait méri-
tée par la Passion. Mais pour la gloire de l'âme, il ne conve-
nait pas qu'elle fût différée. L'âme, en effet, était unie immé-
diatement au Verbe. B>'où il suit qu'il convenait qu'elle fût
remplie de gloire par le Verbe. Le corps, au contraire, était
uni au Verbe par l'entremise de l'âme », comme il a été vu
plus haut (q. 6).
La considération ou l'étude de la dernière partie des mystè-
res du Christ devait porter sur la sortie du Christ de ce monde.
Celte sortie du Christ de ce monde comprendrait d'abord ce
qui avait trait à sa Passion, où nous devions considérer cette
Passion en elle-même, dans ses causes et dans ses fruits. —
-Nous venons de terminer cette étude. Il nous faut mainte-
nant considérer un second point ayant trait à la sortie du
Christ de ce monde. C'est celui de sa mort. Et, sans doute,
en parlant de la Passion du Christ, nous avons déjà parlé
aussi de la mort qui en était le terme. Mais nous devons
maintenant l'étudier elle-même et à part, en raison des ques-
tions très spéciales et du plus haut intérêt qui s'y rapportent.
— Son étude va faire l'objet de la question suivante.
QUESTION L
DE LA MORT DU CHRIST
Cette question comprend six articles :
1° S'il était convenable que le Christ mourût?
3" Si par la mort fut séparée l'union de la divinité et de la chair?
3° Si fut séparée l'union de la divinité et de l'ànie?
4° Si le Christ, durant les trois jours de la mort, fut homme?
5" Si son corps fut le même, numériquement, vivant et mort?
6° Si sa mort a fait quelque chose pour notre salut?
De ces six articles, les cinq premiers considèrent la mort du
Christ en elle-même; le sixième traite de son efficacité dans
l'ordre de notre salut. — Pour ce qui est de la mort du Christ
considérée en elle-même, saint Thomas examine d'abord,
dans l'article premier, les raisons qui expliquent le fait même
de cette mort, ou son pourquoi ; puis, dans les quatre autres
articles, il examine le mode ou le comment ou les conditions
de cette mort, en tant qu'elle est la mort du Christ, Dieu et
homme tout ensemble. Cette mort a-t-elle amené la sépara-
tion de la divinité et de la chair (art. 2); la séparation de la
divinité et de l'âme (art. 3); a-t-elle fait que le Christ ait cessé
d'être vraiment homme, pendant le temps oiî son corps a été
séparé de son âme (art. 4); et le corps séparé de l'âme était-il
le même numériquement que le corps uni à l'âme (art. 5). —
Voyons, d'abord, l'article premier, ou le pourquoi de la mort
du Christ.
Article Premier.
S'il était convenable que le Christ mourût?
Trois objections veulent prouver qu' « il n'était pas conve-
nable que le Christ mourût d. — La première fait observer que
OIO SOMME THEOLOGIQUE.
« ce qui a raison de premier principe dans un genre donné
ne peut avoir pour disposition ce qui est contraire à ce
genre-là; c'est ainsi que le feu, qui est principe de la chaleur,
ne peut jamais être froid. Or, le Fils de Dieu est principe et
source de toute vie; selon cette parole du psaume (vxxv,
V, lo) : Chez vous est la source de la vie. Donc il semble qu'il
n'était pas convenable que le Christ mourût ». — La seconde
objection dit que « la mort est pire que la maladie; car c'est
par la maladie qu'on parvient à la mort. Puis donc qu'il n'a
pas été convenable que le Christ soit affecté d'une maladie
quelconque, selon que le dit saint Jean Chrysostome (ou plu-
tôt saint Athanase, dans son Discours sur Vlncarnalion du
Verbe, n. 22, 28; cf. q. /jG, art. 3, ad ?""*), il n'était pas con-
venable, non plus, que le Christ mourût ». — La troisième
objection en appelle à ce que « le Seigneur dit, en saint Jean,
cil. X (v. 10) : Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient
en plus grande abondance. Or, une chose opposée à une autre
chose ne conduit pas à cette chose » ; elle en éloigne, au con-
traire. « Donc il semble qu'il n'était pas convenable que le
Christ mourût ».
L'argument sed contra apporte un autre texte oi'i « il est dit,
en saint Jean, ch. xi (v, 5o) : // est bon qu'un homme meure
pour tout le peuple et que toute la nation ne périsse point ; parole
dite par Caïphe dans un sens prophétique, ainsi que l'Évangé-
liste en témoigne » (v. 5i).
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' a il était con-
venable que le Christ mourût. — Premièrement, à l'effet de satis-
faire pour le genre humain, qui était condamné à la mort, en
raison du péché; selon cette parole de la Genèse, ch. 11 (v. 17) :
Le jour oh vous en niangere:, vous mourrez de mort. Et, préci-
sément, on a le mode de satisfaction, pour un autre, qui con-
vient, quand tel sujet se soumet à la peine que l'autre avait
méritée. C'est à cause de cela que le Christ voulut mourir, afin
qu'en mourant. Il satisfît pour nous; selon celle parole de la
première épître de saint Pierre, ch. in (v. 18) : Le Christ est
mort une J ois pour nos péchés ». Nous avions souligné plus haut
cette première raison si profonde et si harmonieuse, qui a
QUESTION L. — DE LA MORT DU CHRIST. Oïl
amené Dieu, dans ses conseils éternels, à concentrer toute l'œu-
vre de la Rédemption dans un mystère de mort : mort encou-
rue en méprisant le précepte de la vie; mort subie et rendant
la vie en acceptant le précepte de mourir. — « Secondement,
pour montrer la vérité de la nature » humaine « assumée »
par le Verbe de Dieu dans son Incarnation. « Gomme le dit
Eusèbe, en etïet (dans son discours Des louanges de Conslanlin,
ch. xv), si, de toute autre manière, après avoir vécu avec les hom-
mes, le Christ avait disparu subitement, évitant la mort, Il eut
été comparé par fous à un Jantôme. — Troisièmement, afin
qu'en mourant II nous délivrât de la crainte de la mort. Delà
vient qu'il est dit, aux Hébreux, ch. ii (v. i4, i5), que le Christ
a communiqué avec nous dans la chair et le sang, afin que par sa
mort II détruisit celui qui avait Vempire de la mort et qall délivrât
ceux qui, par crainte de la mort, étaient, durant toute leur vie,
réduits en servitude. — Quatrièmement, afin qu'en mourant
corporel lement à la ressemblance du péché (cf. aux Romains,
ch. VIII, V. 3), c'est-à-dire à la pénalité », ou en subissant la
mort corporelle dans sa chair qui était passible en raison du
péché dont II s'était chargé pour l'expier, u II nous donnât
l'exemple de mourir spirituellement au péché » lui-même.
« Aussi bien est-il dit, aux Romains, ch. vi (v. lo, ii) : Ce qui
est mort au péché est mort une fois ; mais ce qui vit, vit à Dieu.
De même, vous, estimez-vous morts au péché et vivants à Dieu.
— Cinquièmement, afin que, ressuscitant du milieu des morts,
Il montrât sa vertu par laquelle II a triomphé de la mort, et
nous donnât l'espoir de ressusciter du milieu des morts, nous
aussi. Et c'est ce qui fait dire à l'Apôtre, dans la première épi-
tre cuix Corinthiens, ch. xv (v. 12) : S'il est prêché, au sujet du
Christ, qu'il est ressuscité d'entre les morts, comment en est-il
parmi vous qui disent qu'il n'y a pas de résurrection des morts » ?
L'ad primum explique que « le Christ est source de la vie, en
tant qu'il est Dieu, non en tant qu'il est homme. Or, il est mort,
non selon qu'il est Dieu, mais selon qu'il est homme ». Il n'y
a donc pas, dans sa mort, l'incompatibilité qu'y voyait l'objec-
tion. « Aussi bien saint Augustin (ou plutôt Vigile de Thapse),
contre Félicien {de la Foi de la Trinité, ch. xiv, parmi les OËu-
.12 SOMME THKOLOGIQUE.
vres de S. Augustin), dit : Loin de nous que le Christ ait ainsi
éprouvé la mort, comme si, en tant quil est la vie, Il avait perdu
cette vie. S'il en était, en effet, de la sorte, la source de la vie eût
été à sec. Il éprouva donc la mort, en raison de la participation à
ce (/ai est humain, assumé par Lui spontanément : sans perdre la
puissance de sa nature » divine, « par laquelle II vivifie toutes
choses », et par laquelle, du reste, Il devait se rappeler Lui-
même à la vie dans sa nature humaine.
Vad secundam déclare que « le Christ n'a point subi la mort
provenant de la maladie, pour ne point paraître mourir en rai-
son de l'infirmité de la nature. Mais II a subi la mort causée du
dehors, s'y soumettant de Lui-même, pour montrer que sa mort
était volontaire ».
Vad terlium accorde que « de soi, une chose opposée à une
autre ne conduit pas à cette autre chose; mais accidentelle-
ment ou par occasion quelquefois il en est ainsi : tel, par exem-
ple, le froid qui, par occasion, quelquefois, réchauffe. Et, de
cette sorte, le Christ, par sa mort, nous a conduits à la vie,
parce que sa mort a détruit notre mort; de même que celui qui
subit une peine pour un autre écarte de cet autre la peine qu'il
devait subir ». — On aura remarqué, dans cette réponse de
saint Thomas, la formule même de ce mystère de vie par la
mort que nous rappelions tout à l'heure à propos du corps de
l'article. Ici, en effet, le saint Docteur vient de nous dire ex-
pressément que le Christ, par sa mort, a détruit notre mort,
Chris tus sua morte mortem nostram destruxit.
Il était souverainement convenable et opportun que le Christ,
dans sa nature humaine, subit, par amour pour nous, la
mort qu'il a subie en effet. Par là. Il nous a sauvés nous-mê-
mes de la mort : non pas que nous n'ayons à mourir nous-
mêmes après Lui; mais notre mort ne sera pas définitive : un
jour viendra où elle fera place à la vie et à la vraie vie, la vie
de la gloire, possédée à tout jamais. Or, c'est par le mystère
de son Incarnation que le Christ nous a ainsi libérés : et la
vérité de ce mystère éclate dans le fait même qu'il a subi la
mort dans sa nature humaine, de tout point semblable à notre
QUESTION L. — DE LA MORT t)L CHftlST. 5l3
nature humaine passible et mortelle. Par là, aussi. Il nous a
libérés de la crainte de la mort, nous montrant, dans sa propre
Personne, que la mort n'était qu'un mal relatif, pouvant deve-
nir un bien, puisqu'elle nous valait de mourir au péché et de
ressusciter avec Lui et par Lui à la vie de la gloire. — Mais,
cette mort, subie par le Christ dans sa nature humaine, pour
les admirables raisons que nous venons de préciser, comment
devons-nous la concevoir, ou quelles en ont été les conditions
exactes. Assurément, elle a impliqué la séparation du corps et
de rame dans le Christ, puisque c'est en cela même que la mort
consiste, quand il s'agit d'un être humain. Toutefois, le Christ
était Dieu aussi. Qu'est-il advenu au moment de sa mort et
pendant tout le temps qu'a duré la séparation de l'âme et du
corps du Christ. Devons-nous dire que dans la mort du Christ
la divinité a été séparée de la chair. C'est ce qu'il nous faut
maintenant considérer ; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article IL
Si, dans la mort du Christ, la divinité a été séparée
de la chair?
Trois objections veulent prouver que « dans la mort du
Christ, la divinité a été séparée de la chair ». — La première
rappelle que « comme il est dit en saint Matthieu, ch, xxvii
(v. ^6), le Seigneur, attaché à la croix, s'écria : Mon Dieu!
mon Dieu! pourquoi m'avez-vous abandonné? Ce que saint
Ambroise expose comme il suit (sur S. Luc, ch. xxiii, v. 46) :
V homme crie devant la mort qa allait causer la séparation de la
divinité. Car, la divinité n étant point soumise à la mort, la mort
ne pouvait être là à moins que la divinité se retire; paire que la
divinité est la vie. Et donc il semble que, dans la mort du Christ,
la divinité a été séparée de la chair ». — La seconde objection
dit que « si l'on enlève le milieu, les extrêmes sont séparés.
Or, la divinité a été unie à la chair par l'intermédiaire de
l'âme, ainsi qu'il a été vu plus haut (q. G, art. i). Donc il
XVI. — La Rédemption. 33
5l4 SOMME THÉOLOGIQUE.
semble que, dans la mort du Christ l'âme ayant été séparée
de la chair, par voie de conséquence la divinité aussi en aura
été séparée ». — La troisième objection déclare que « la vertu
de vivifier est plus grande considérée en Dieu que dans l'âme.
Or, le corps ne pouvait pas mourir, si ce n'est par la sépa-
ration de l'âme. Donc il semble que bien moins encore il pou-
vait mourir, à moins que la divinité ne s'en sépare ».
L'argument sed contra fait observer que « les choses de
la nature humaine ne se disent du Fils de Dieu qu'en raison
de l'union"» de la divinité et de l'humanité dans une seule et
même Personne. « Or, du Fils de Dieu on dit ce qui convient
au corps du Christ après la mort, savoir qu'il a été enseveli;
comme on le voit dans le symbole de la foi, où il est dit que
le Fils de Dieu a été conçu et qu'// est né de la Vierge, qu'il
a soujjert, quilest mort, qu II a été enseveli. Donc le corps du
Christ n'a pas été séparé, dans la mort, de la divinité ». On
voit, par cet argument sed contra, que la question actuelle in-
téresse la foi dans l'un de ses mystères les plus essentiels.
Au corps de l'article, saint Thomas pose en principe que
« ce qui est accordé par la grâce de Dieu n'est jamais révoqué
sans qu'il y ait eu une faute; et de là vient qu'il est dit, aux
Romains, ch. xi (v. 29), que les dons de Dieu et sa vocation de-
meurent sans repentance. Or, la grâce d'union par laquelle la
divinité a été unie à la chair du Christ dans la Personne » du
Fils de Dieu « est bien plus grande que la grâce d'adoption
par laquelle les autres sont sanctifiés; et, aussi, elle est plus
durable, de sa nature, parce que celte grâce est ordonnée à
l'union personnelle, tandis que la grâce d'adoption est ordon-
née à une certaine union d'affection. Et, cependant, nous
voyons que la grâce d'adoption n'est jamais perdue sans qu'il y
ait faute. Puis donc que dans le Christ il n'y a eu aucun péché,
il a été impossible que l'union de la divinité à la chair se dis-
solve. Il suit de là que comme avant la mort la chair du
Christ fut unie selon la Personne et l'hyposlase au Verbe de
Dieu, de même aussi elle est restée unie après la mort; c'est-à-
dire qu'il n'y a pas eu, après la mort, une autre hyposlase
pour le Verbe de Dieu et une autre pour la chair du Christ,
QUEStlÔX L. — DE LA MORT DU CHRIST. Jl5
comme le note saint Jean Damascène, au livre III {de la Foi
orthodoxe, ch. xxvii).
L'ad primiim explique que « l'abandon marqué dans le texte
que citait l'objection ne doit pas se rapporter à la rupture de
l'union personnelle » ou hypostatique; « mais au fait que
Dieu le Père a exposé le Christ à la Passion. Aussi bien, aban-
donner, en cet endroit, n'est rien autre que ne point protéger
contre les persécuteurs. — On peut entendre aussi que le
Christ se dit abandonné, eu égard à la prière où II demandait :
Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi; comme l'ex-
plique saint Augustin dans le livre De la grâce du Nouveau
Testament » (Ep. CXX, à Honorai, ch. vi),
L'ad secundum écarte, d'un mot, l'équivoque due à l'inter-
prétation grossière du point de doctrine que rappelait l'objec-
tion et qui a été exposé, en effet, au début du traité de l'Incar-
nation. (( Nous disons que le Verbe de Dieu s'est uni à la
chair par l'intermédiaire de Pâme, en ce sens que c'est par
l'âme » ou en raison de l'âme « que la chair appartient à la
nature humaine choisie par le Fils de Dieu pour se l'unir;
mais non en ce sei\s que l'âme soit comme un lien intermé-
diaire qui les tiendrait unis. Or, la chair doit toujours à l'âme
d'appartenir à la nature humaine, même après que l'âme en
est séparée : en ce sens que dans la chair morte demeure, par
l'ordination divine », ayant constitué de la sorte la nature hu-
maine, « un certain ordre à la résurrection. Et, à cause de
cela, Punion de la divinité à la chair n'a pas été détruite »,
pendant les trois jours où la chair a été séparée de l'âme
par la mort.
L'ad terlium répond que « l'âme a la vertu de vivifier par
mode de principe formel. Et c'est pourquoi lorsqu'elle est
présente et unie formellement, il est nécessaire que le corps
soit vivant. La divinité, au contraire, n'a point la vertu de vi-
vifier par mode de principe formel, mais par mode de cause
efficiente : elle ne saurait, en effet, être la forme d'un corps.
Par conséquent, il n'est point nécessaire que si l'union de la di-
vinité à.la chair demeure, la chair soit vivante; car Dieu n'agit
point par nécessité » de nature, « mais par volonté » libre.
5lG SOMME THÉOLOGIQtJE.
A la mort du Christ et pendant le temps qu'a duré celte
mort, la divinité n'a pas été séparée de la chair du Christ:
elle lui est restée indissolublement unie. — Est-elle aussi res-
tée unie à l'àme; ou devons-nous dire qu'elle en a été séparée.
C'est ce qu'il nous faut considérer maintenant; et tel est l'ob-
jet de l'article qui suit.
Article III,
Si, dans la mort du Christ, il y a eu séparation
de la divinité d'avec l'âme?
Quatre objections veulent prouver que « dans la mort du
Christ, il y a eu séparation de la divinité d'avec l'àme ». —
La première apporte le texte où « le Seigneur dit, en saint
Jean, ch. x (v. i8) : Personne ne m'enlève l'âme; mais je la dé-
pose moi-même et, de nouveau, Je la reprends. Or, il ne semble
pas que le corps puisse déposer l'âme, en se séparant d'elle ;
car l'âme n'est point soumise au pouvoir du corps, mais plu-
tôt inversement. Et, par suite, il semble que c'est au Christ,
entant qu'il est le Verbe de Dieu, qu'il convient de déposer
son âme. Et cela même est s'en séparer. Donc, par la mort,
l'âme du Christ fut séparée de la divinité ». — La seconde ob-
jection cite un texte où un auteur que saint Thomas croyait
être « saint Alhanase », mais qui est Vigile de Thapse, « dit
{De la Trinité, liv. YI) que celui-là est maudit qui ne confesse
pas que tout l'homme qui avait été pris par le Fils de Dieu, de
nouveau pris et libéré, est ressuscité le troisième jour. Or, tout
l'homme ne put pas être pris de nouveau, si, à un moment
donné, tout l'homme ne fut pas séparé du Verbe de Dieu.
D'autre part, l'homme dans sa totalité est composé de l'âme et
du corps. Donc il y a eu un moment où la divinité a été sépa-
rée et du corps et de l'âme ». — La troisième objection fait
observer qu' « en raison de l'union à tout l'homme, le Fils de
Dieu est dit véritablement homme. Si donc, étant rompue
l'union de l'âme et du corps par la mort, le Verbe de Dieu est
demeuré uni à l'âme, il s'ensuivrait que le Fils de Dieu aurait
QUESTION L. — DE L\ MOUT DU CIIUIST. 5l7
pu être dit véritablement âme. Or, ceci est faux; parce que
rame étant la forme du corps, il s'ensuivrait que le Verbe de
Dieu eût été forme du corps; ce qui est impossible. Donc,
dans la mort du Christ, l'âme fut séparée du Verbe de Dieu ».
— La quatrième objection déclare que « l'âme et le corps, sé-
parés l'un de l'autre, ne sont point une hypostase, mais deux.
Si donc le Verbe de Dieu est demeuré uni tant à l'âme qu'au
corps du Christ, alors que le corps et l'âme étaient séparés
l'un de l'autre par la mort, il s'ensuit, semble-t-il, que le
Verbe de Dieu, durant la mort du Christ, aura été deux hy-
poslases. Ce qui n'est pas acceptable. Donc, après la mort
du Christ, l'âme n'est point demeurée unie au Verbe ».
L'argument sed contra est un texte de « saint Jean Damas-
cène », qui, « au livre 111 (ch. xxvii), dit » expressément :
« Bien que le Christ soit mort, en tant qu homme , et que sa sainte
âme se soit séparée de son corps non soumis à la corruption, sa
divinité est demeurée inséparable de l'un et de l'autre, Je veux
dire, de l'âme et du corps ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « l'âme est
unie au Verbe de Dieu d'une façon plus immédiate et plus pro-
chaine que le corps attendu que le corps n'est uni au Verbe
de Dieu que par l'entremise de l'âme, ainsi qu'il a été dit plus
haut (q. G, ait. i). Puis donc que le Verbe de Dieu n'a pas été
séparé du corps, dans la mort, c'est bien moins encore qu'il
aura été séparé de l'âme. Et, aussi bien, de même qu'on dit du
Fils de Dieu ce qui convient au corps séparé de l'âme, savoir
qu'il a été enseveli ; de même on dit de Lui, dans le symbole,
qu7/ est descendu aux enjers, parce que son âme, séparée du
corps, est descendue aux enfers o. Et l'on voit, par celte der-
nière remarque de saint Thomas, que la question agitée dans
cet article, comme celle qui était agitée dans l'article précé-
dent, est une question on la foi se trouve directement intéres-
sée en ce qu'elle a de tout à l'ail essentiel.
U ad primum à\i que « saint Augustin, expliquant cette pa-
role marquée en saint Jean, que cilait l'objection, se demande,
alors que le Christ est Verbe et unie et chair, s'il a déposé l'âme,
du fait qu'il est Verbe, ou du fait qu'il est âme, ou du fait qu'il
5l8 SOMME THÉOLOGIQUE.
est chair. Et il dit que si nous disons que le Verbe de Dieu a
déposé Vûnie, il s'ensuivrait qu'à un moment celte âme a été sépa-
rée du Verbe. Ce qui est Jaux. Car la mort a séparé le corps de
l'âme ; mais je ne dis point que l'âme ait été séparée du Verbe.
Que si nous disons que l'âme s'est déposée elle-même, il s'ensuit
qu'elle s'est séparée d'elle-même ; ce qui est souverainement ab-
surde. Il demeure donc que la chair elle-même a déposé l'âme et
qu'elle l'a prise de nouveau, non point par sa propre puissance,
mais par la puissance du Verbe qui habitait dans la chair ; parce
que, comme il a été dit plus haut (art. précéd.), parla mort,
la divinité du Verbe n'a pas été séparée de la chair ».
L'ad secundum déclare que « dans ces paroleè » reproduites
par l'objection, « saint Athanase » (ou plutôt Vigile de Thapse)
« n'a pas entendu que tout l'homme ait été pris de nouveau,
c'est-à-dire toutes ses parties, comme si le Verbe de Dieu avait
déposé par la mort les parties de la nature humaine; mais
que, de nouveau, la totalité de la nature qui avait été prise
s'est trouvée reconstituée et réintégrée dans la résurrection
par l'union faite à nouveau de l'âme et du corps ».
L'ad tertium répond que « le Verbe de Dieu, en raison de
l'union de la nature humaine, n'est point dit nature humaine ;
mais II est dit homme, ce qui signifie qui a la nature humaine.
Or, l'âme et le corps sont les parties essentielles de la nature
humaine. Par conséquent, l'union du Verbe à l'un et à l'au-
tre ne fait pas que le Verbe de Dieu soit âme ou corps, mais
qu'il est un suppôt ayant l'âme ou le corps ».
Vad quartum emprunte sa réponse à saint Jean Damascène,
au livre III (ch. xxvii) : '( de ce que dans la mort du Christ
l'âme a été séparée de la chair, l'hyposlase une n'a pas été divisée
en deux hypostases. Et le corps et l'âme, en ejjet, au même titre,
dès le commencement eurent l'existence dans l'hyposlase du Verbe ;
et, dans la mort, divisés l'un de l'autre, chacun d'eux resta ayant
la même une hypostase du Verbe. C'est pourquoi la même une
hyposlase du Verbe demeura l'hyposlase et de l'âme et du corps.
Jamais, en efjet, ni l'âme, ni le corps n'eurent une hypostase
propre, en dehors de l'hyposlase du Verbe. Car toujours l'hy-
poslase du Verbe demeura une et seule ; il n'y en eut jamais deux.
QUESTION L. — DE LA MORT DU CHRIST. 619
Ni à la mort du Christ sur la croix, ni durant le temps qu'a duré
sa mort, la divinité n'a été séparée de l'âme du Christ, pas
plus qu'elle n'avait été séparée de sa chair ou de son corps. Il
n'y a eu de séparation qu'eu égard au corps et à l'âme et par
rapport à leur union naturelle. Mais, même séparés l'un de
l'autre, le corps et l'âme sont restés unis à la divinité dans la
Personne du Fils de Dieu en laquelle seule ils ont continué de
subsister. — Cette permanence de l'union du corps et de l'àme
à la divinité dans l'unique Personne du Fils de Dieu aura-t-elle
fait que le Christ, durant les trois jours qu'a duré sa mort,
ait continué d'être vraiment homme; ou bien devons-nous
dire que pendant ces trois jours II avait cessé d'être homme.
La question touche à l'intime du mystère de l'Incarnation,
puisque nous savons que par ce mystère le Fils de Dieu s'est
fait homme. Elle est donc du plus haut intérêt. Saint Thomas
va la résoudre à l'article qui suit.
Article IV.
Si le Christ, durant les trois jours de sa mort, a été homme?
Trois objections veulent prouver que « le Christ, durant
les trois jours de sa mort, a été homme » . — La première apporte
un texte de « saint Augustin », où il est u dit, au livre l" de la
Trinité (ch. xiii) : Telle était cette assoniption qu'elle ferait Dieu
homme, et l'homme Dieu. Or, cette assomption n'a point cessé
par la mort. Donc il semble que par la mort le Christ n'a
point cessé d'être homme ». — La seconde objection en ap-
pelle au beau texte d' « Aristote », dans lequel il est « dit, au
livre IX de YÉthiqiie (ch. iv, n. 3; de S. Th., leç. 4), que tout
homme est son intelligence. Et de là vient qu'après la mort de
saint Pierre, nous adressant à son âme, nous disons : Saint
Pierre, priez pour nous. Or, après la mort, le Fils de Dieu n'a
pas été séparé de son âme intellectuelle. Donc, dans ces trois
jours de mort, le Fils de Dieu a été homme ». — La troisième
objection dit que « tout prêtre est homme. Or, pendant ces
020 SOMME THEOLOGIQUE.
trois jours de la mort, le Christ fut prêtre; sans quoi ce qui
est dit dans le psaume ne serait point vrai : Vous êtes prêtre
pour l'éternité {ps. cix, v. /i). Donc le Christ, durant ces trois
jours, fut homme ».
L'argument sed contra déclare que « si on enlève le genre
supérieur, le genre inférieur est enlevé. Or, être vivant, ou
animé, est un genre supérieur à ce qui est être animal ou
homme; car l'animal est une substance animée ou vivante et
sensible. Puis donc que durant les trois jours de la mort, le
corps du Christ n'a pas été vivant ou animé, il s'ensuit que le
Christ n'a pas été homme ».
Au corps de l'article, saint Thomas, dès le début, nous va
montrer que la question présente intéresse directement la foi.
« C'est un article de la foi », dans le symbole, et le symbole
des Apôtres, rappelle le saint Docteur, « que le Christ a été
vraiment mort. Il s'ensuit qu'affirmer quoi que ce soit qui
enlève la vérité de la mort du Christ, est une erreur contre la
foi. Et c'est pour cela que dans la lettre synodale de saint Cy-
rille (au Concile d'Éphèse) , il est dit : Si quelqu'un n'avoue pas que
le Verbe de Dieu a souffert dans sa chair, et a été crucifié dans
cette chair, et a goûté la mort dans cette même chair, qu'il soit
cmathème. Or, il appartient à la vérité de la mort de l'homme
ou de l'animal, que par la mort il cesse d'être homme ou ani-
mal : la mort de l'homme ou de l'animal, en effet, provient
de la séparation de l'âme qui complète la raison d'animal ou
d'homme » : l'homme se définit : un animal raisonnable; si
donc le principe d'où se tire la qualité ou la différence spéci-
fique raisonnable, n'est pas joint au principe d'où se tire le
genre animal; si ces deux principes sont séparés, l'homme
n'existe plus dans sa raison d'homme. « Il suit de là que c'est
une erreur de dire, en parlant purement et simplement ou d'une
façon absolue, que le Christ, durant les trois jours de sa mort,
a été homme. On peut dire cependant qu'il a été homme mort » .
— Après avoir ainsi précisé la doctrine et montré son impor-
tance dans l'ordre de la foi, saint Thomas ajoute : « Il en est
cependant qui ont dit que le Christ, durant les trois jours de
la mort, avait été homme; proférant des paroles erronées, sans
QUESTION L. — DE LA MORT DU CHRIST. Oi I
pourtant qu'ils eussent une pensée erronée dans la foi : tel,
Hugues de Saint-Victor {Des Sacrements, liv. II, part. I, ch. xi),
qui dit que le Christ, dans les trois jours de la mort, avait été
homme, parce qu'il disait que l'âme était l'homme : chose qui
est fausse, comme il a été montré dans la Première Partie
(q. 75, art. 4). Le Maître des Sentences, lui aussi, à la distinc-
tion XXII du livre III, a affirmé que le Christ, durant les trois
jours de la mort, a été homme, pour une autre raison : parce
qu'il croyait que l'union de l'âme et de la chair n'est point de
la raison » ou de la nature et de l'essence « de l'homme, mais
qu'il suffît pour qu'un être soit homme, qu'il ait un corps
et une âme, soit unis, soit séparés. Mais cela aussi apparaît
manifestement faux par ce qui a été dit dans la Première Partie
(q. 76, art. 1); et par ce qui a été dit au sujet du mode de
l'union «dans le mystère même de l'Incarnation » (q. 2, art. 5).
Nous ne nous attarderons pas à faire remarquer l'importance
du corps d'article que nous venons de lire, au point de vue
du procédé théologique et de la qualification des propositions
diverses ou contraires qui peuvent s'y rencontrer. — Saint
Thomas vient de nous dire et de nous démontrer que ce serait
une erreur dans la foi que de soutenir que le Christ est de-
meuré homme durant les trois jours où son âme a été séparée
de son corps, si l'on n'avait pour excuse une erreur philoso-
phique inconsciente. Il suit de là que pour celui dont l'esprit
est éclairé sur telle vérité philosophique d'oii résulterait mani-
festement, si l'on soutenait, à l'encontre de cette vérité, une
proposition pouvant intéresser les choses de la foi, que les cho-
ses de la foi ne seraient plus vraies, — la proposition en ques-
tion doit être rejetée non pas seulement comme contraire à la
raison, mais aussi comme contraire à la foi. D'où il résulte
encore que la proposition contraire à celle-là sera une vérité
non seulement de raison, mais encore une vérité de foi; sans
qu'il ait été besoin qu'intervienne une définition positive de
l'autorité infaillible dans l'Église. Que si intervient une défini-
tion de l'autorité infaillible, alors c'est à tous que s'imposera
la conséquence que nous venons de dire. Cf. ce que nous avions
déjà souligné, à ce sujet, dans la Première Partie, q. 32, art. 4-
022 SOMME THÉOLOGIQUE.
Sur la double erreur dont nous a parlé saint Thomas et qu'il
mentionne comme ayant été l'erreur d'Hugues de Saint-Victor
et du Maître des Sentences, nous trouvons, dans le Commen-
taire des Sentences, liv. III, dist. xxii, q. i, art. i, données par
le saint Docteur lui-même, les précisions et la réfutation que
voici :
« Ce fut l'opinion du Maître et aussi d'Hugues de Saint-Vic-
tor, que le Christ, pendant les trois jours de sa mort, fut
homme. Mais ils étaient venus à cela par des chemins divers.
— Hugues disait que toute la personnalité de l'homme était
dans l'àme et qu'en elle se trouvait l'homme, à proprement
parler. Il suivait de là que l'âme, après la mort, jieut être dite
homme, non pas seulement dans le Christ, mais aussi dans les
autres hommes. — Ce sentiment, déclarait saint Thomas, ne
peut pas être vrai ; car, après qu'une chose est complète dans
son espèce et dans sa personnalité » ou sa subsistence, « rien
ne peut s'adjoindre à elle pour composer» ou constituer «avec
elle une nature quelconque; mais : ou cela lui est adjoint »
pour s'unir à elle « dans la personne et non dans la nature,
ce qui est propre au Christ ; ou cela lui est adjoint acciden-
tellement. H suit donc, de ce sentiment : ou bien que de l'âme
et du corps n'est point produite une seule nature, et, dans ce
cas, l'âme ne sera point la forme du corps, ni elle ne vivifiera
le corps par mode de principe formel; ou que l'âme est unie
au corps accidentellement, comme le pilote au navire ou
l'homme à son vêtement, ainsi que le disaient les anciens phi-
losophes, parmi lesquels Platon, au témoignage de saint Gré-
goire de Nysse (ou plutôt de Némésius, au livre De la nature
de C homme ; — c'est dans son dialogue cVAlcibiade, que Platon
fait soutenir à Socrate le point de doctrine visé ici). Platon
disait, en effet, que l'homme n'est point un composé d'âme et de
corps; mais l'âme usant du corps. — Et parce que, ajoute saint
Thomas, toutes ces choses sont des impossibilités, à cause de
cela le Maître » des Sentences « ne voulut pas que les autres,
après la mort, fussent hommes; mais seulement II admit cela
du Christ, parce que, même après la mort, l'âme et le corps
demeurèrent en quelque manière unis dans le Christ pour au-
QLIÎSTION L. — DE LA MORT DU CHRIST. 628
tant que le corps et l'âme demeurèrent unis au Verbe. — Mais,
poursuit le saint Docteur, cette position non plus ne peut pas
tenir, si on prend au sens propre le mot homme; pour deux
raisons. D'abord parce que l'homme ne peut être que si l'âme
et le corps sont unis pour constituer une seule nature : ce qui
se fait par cela que le corps est informé par l'âme; et ceci ne
fut point durant les trois jours de la mort du Christ. Seconde-
ment, parce que l'âme s'étant retirée, la chair du Christ n'était
dite chair que dans un sens équivoque; et, par suite, le corps
aussi n'était dit corps humain que dans le même sens. — A
cause de cela, concluait saint Thomas, tous les modernes
lieniient que le Christ, durant les trois jours de sa mort, ne
fut pas homme. — Toutefois, explique encore le saint Doc-
teur, il faut savoir que le Maître n'a point voulu que le Christ,
durant les trois jours de la mort, eût été homme, si ce n'est
dans un sens équivoque. Et, aussi bien, il disait que ce n'était
pas au même titre ou selon la même raison que le Christ était
dit homme après la mort et avant, ou aussi comme les autres
hommes. A cause de cela, il ne suit de cette opinion du Maître
aucun inconvénient réel ; parce que, selon Aristote, il n'y a
pas d'inconvénient à ce que d'autres disent non homme ce que
nous disons homme, à ne considérer que l'usage de ces mots ;
mais c'est là, simplement, un manque de propriété dans le
mode de parler, parce qu'il n'est pas dans l'usage de ce mot
homme, qu'il désigne le corps et l'âme divisés ou séparés ».
On aura remarqué que dans l'article de la Soinme, saint Tho-
mas ne se croyait pas obligé à garder tant de ménagements
pour le sentiment ou l'opinion du Maître des Sentences. Ce sen-
timent, en effet, pris en lui-même, n'était point soutenable :
il contenait une erreur philosophique d'oij résultait, en appli-
quant cette doctrine aux choses de la révélation, une erreur dans
la foi, bien que ceux qui faisaient cette application n'eussent
point conscience de l'erreur ou de l'hérésie qu'ils commet-
taient.
On ne doit pas, on ne le peut absolument pas si l'on use des
mots selon leur acception propre et personnelle, dire que le
02\ SOMME THÉOLOGIQUE.
Christ, durant les trois jours de sa mort, était homme. Son
corps et son âme étant séparés, ils ne constituaient plus, pour
la Personne du Verbe de Dieu, une véritable nature humaine,
bien qu'ils demeurassent, l'un et l'autre, toujours unis à cctle
divine Personne. — Mais que penser de l'identité numérique
du corps du Christ, pendant ces trois jours otj il demeura
"séparé de lame. Devons-nous dire qu'il resta toujours le même
corps numérique. C'est ce qu'il nous faut maintenant exami-
ner; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article V.
Si le corps du Christ vivant et mort fut le même
numériquement ?
Trois objections veulent prouver que « le corps du Christ
vivant et mort ne fut pas le même numériquement ». — La
première dit que a le Christ est véritablement mort, comme
meurent les autres hommes. Or, le corps de n'importe qui parmi
les autres hommes n'est pas purement et simplement le même,
au point de vue numérique, vivant et morf, puisque, dans ces
deux états, il y a une différence essentielle. Donc le corps du
Christ, non plus, n'a pas été purement et simplement le même
vivant et mort, au point de vue nuniéi ique ». — La seconde
objection rappelle que <( d'après Arislole, au livre V des Méta-
physiques (de S. Th., leç. 8; Did., liv. IV, ch. vi, n. i5), tout
ce qui est divers en espèce est aussi divers en nombre. Or, le
corps du Christ, vivant et mort, fui spécifiquement divers ; car
l'œil ou la chair d'un mort ne sont dits tels que d'une manière
équivoque, comme on le voit par Aristole, au second livre
de VAme (ch. i, n. 9; de S. Th., ler. 2) et au livre VII des
Métaphysiques (de S. Th., leç. 10; Did., liv. VI, ch. x, n. 11).
Donc le corps du Christ ne fut pas purement et simplement le
même, au point de vue numéiiquc, vivant et mort ». — La
troisième objection déclare que « la mort est une certaine
corruption. Or, ce qui se corrompt d'une corruption subs-
QUESTION L. — DE LA MORT DC CHRIST. 020
tantielle, après la corruption n'est plus ; car la corruption
cstle changement de l'être au non être (Arislole, Physiques, liv, V,
cil. I, n. l'i ; de S. Th., Icç. i). Donc le corps du Christ, après
qu'il fut mort, ne demeura pas le même numériquement; la
mort étant une corruption substantielle ».
L'argument sed contra cite un texte de « saint Athanase », où
il est « dit, dans l'épître à Épictèle (v, 5) : Le corps quijut cir-
concis, et qui but, et qui mangea, et qui soujjrit, et qui fut cloué
h la croix était le corps du Verhe impassible et incorporel : ce même
corps Jut déposé dans le sépulcre. Or, le corps du Christ vivant
fut circoncis et cloué à la croix ; d'autre part, le corps du Christ
mort fut déposé dans le sépulcre. Donc ce fut le même corps
qui fut vivant et mort ».
Au corps de l'article, saint Thomas fournit une explication
préalable, d'oii dépend la solution de la question posée. « Quand
je dis purement et simplement, cela peut s'entendre dune double
manière. — Dans un premier sens, purement et simplement est
la même chose qnabsotument parlant : et c'est ainsi qu'o^ dit
purement et simplement ce qu'on dit scms y rien ajouter, comme
le note Aristote {Topiques, liv. II, ch. xi, n. 4). De cette ma-
nière, le corps du Christ vivant et mort fut purement et sim-
plement le même au point de vue numérique. C'est qu'en effet,
une chose est dite purement et simplement la même, au point
de vue numérique, du fait qu'elle a le même suppôt. Or, le
corps du Christ vivant et mort eut le même suppôt; car il
n'eut pas d'autre hypostase, vivant et mort, que l'hyposlase du
Verbe de Dieu, comme il a été dit plus haut (art. 2). Et c'est
de cette manière ou dans ce sens que parle saint Athanase dans
le texte précité. — D'une autre manière, purement et simple-
ment est la même chose que tout à f(dl ou entièrement. Et, de
la sorte, le corps du Christ mort et vivant ne fut pas purement
et simplement le même. Car il ne fut pas totalement le même :
la vie, en effet, est quelque chose de l'essence du corps vivant,
étant un attribut essentiel, non accidentel; d'où il suit que le
corps qui cesse d'être vivant ne demeure pas totalement le
même. Si l'on disait que le corps du Christ mort était demeuré
totalement le même, il s'ensuivrait qu'il n'aurait pas été sou-
52G SOMME THÉOLOGIQUR.
mis à la corruption, entendant cela de la corruption de la
mort. Ce qui est l'hérésie des Gaïanites, comme le dit saint
Isidore {Élymologies, liv. VIII, ch. v. n. 67), et on le trouve
dans les Décrets, XXIV, q. ni (can. Quidam aiileni). Et saint
Jean Damascène dit, au livre III (ch. xxvni), que le mot corrup-
tion désigne deux choses : d'abord, la séparation de rame et du
corps et autres choses de ce genre », comme toute séparation de
matière et de forme substantielle ; « dune autre manière, le re-
tour aux éléments. Par conséquent, dire que le corps du Seigneur
était incorruptible, au sens de Julien et de Gaïen, selon le premier
mode de corruption, avant la résurrection, est une chose impie;
parce que le corps du Christ ne serait pas consubstantiel à
nous; ni il n'eût été véritablement mort; ni nous ne serions
véritablement sauvés. Mais, au second sens, le corps du Christ
ne fut pas corrompu ».
Vad primum iâxi observer que « le corps mort d'un autre
homme, quel qu'il soit, ne demeure pas uni à une hypostase
permanente, comme le corps mort du Christ. Et voilà pour-
quoi le corps mort d'un autre homme, quel qu'il soit, n'est pas
le même purement et simplement, mais d'une certaine ma-
nière : en ce sens qu'il est le même quant à la matière, mais
non quant à la forme. Le corps du Christ, au contraire, de-
meure le même purement et simplement, à cause de l'identité
du suppôt, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).
Uad secundum accorde et explique qu" « une chose étant dite
la même numériquement en raison du suppôt, et la même
spécifiquement en raison de la forme, partout oîî le suppôt
subsiste en une seule nature, il faut que l'unité spécifique étant
enlevée soit enlevée aussi l'unité numérique », le suppôt ne
restant plus quand la nature est détruite. « Mais l'hypostase
du Verbe de Dieu subsiste en deux natures. Il suit de là que le
corps mort, bien qu'il ne demeure pas, comme dans les au-
tres, le même selon l'espèce de la nature humaine, demeure
cependant, dans le Christ, le même numériquement selon le
suppôt du Verbe de Dieu />.
L'«d tertium répond que « la corruption et la mort ne con-
viennent pas au Christ en raison du suppôt, selon lequel se
QUESTION L. — DE LA MORT DU CTIRIST. 627
prend l'unité numérique ; mais en raison de la nature humaine,
selon laquelle s'est trouvée, dans le Christ, la différence de la
vie et de la mort ».
Quand nous parlons de la mort du Christ, c'est au sens le
plus véritable, le plus réel, le plus formel, que nous entendons
nous exprimer. C'est en toute vérité que le Christ est mort;
parce que, dans sa Personne, la nature humaine, qui est cons-
tituée elle-même et vivante par l'union de l'âme et du corps,
s'est trouvée détruite dans son être et dans sa vie par la sépa-
ration du corps et de l'âme. Non pas cependant que soit l'âme
soit le corps aient été séparés de la divinité. L'une et l'autre
sont restés unis à la divinité dans la Personne du Fils de Dieu.
Toutefois, bien que le Fils de Dieu ait continué de posséder,
dans sa Personne, et son âme et son corps, durant les trois
jours de la séparation des deux qui constituait, pour Lui,
l'état de mort, on ne pouvait pas, durant ces trois jours, dire
de Lui qu'il fût homme. Son corps n'était plus spécifiquement
le même. Il restait cependant le même numériquement, en rai-
son de l'identité du suppôt, qui était toujours le suppôt de la
Personne même du Fils de Dieu. Une nouvelle forme substan-
tielle avait succédé, dans le corps du Christ, à la disparition
de l'âme. Mais c'était toujours dans la même Personne du Fils
de Dieu que subsistait le corps avec sa nouvelle forme spécifi-
que. — Tel fut l'état de mort, dans le Christ, durant les trois
jours qui s'écoulèrent depuis la séparation de lâmeetdu corps
sur le Calvaire jusqu'à leur réunion au jour delà résurrection.
— Un dernier point nous reste à examiner au sujet de cette
mort du Christ; et c'est de savoir si elle a eu quelque part
d'efficacité en ce qui est de notre salut : si c'est elle qui l'a réa-
lisé vraiment par mode de cause efficiente. Saint Thomas va
nous répondre à l'article qui suit.
528 SOMME TH^OLOGIQUË.
Article YI.
Si la mort du Christ a été de quelque efficacité
pour notre salut?
Trois objections veulent prouver que « la mort du Christ n'a
été d'aucune efïîcacilé pour notre salut ». — La première dit
que (( la mort est une privation : c'est, en effet, la privation
de la vie. Or, la privation, n'étant rien, ne saurait avoir quel-
que vertu d'agir. Donc la mort du Christ n'a pas pu faire quel-
que chose pour notre salut ». — La seconde objection insiste
et veut prouver que non pas seulement comme cause efTicienle,
mais aussi comme cause méritoire, la mort du Christ n'a pu
avoir d'efficacité à l'endroit de notre salut. « Par mode de mé-
rite, la Passion du Christ a agi en vue de notre salut. Mais la
mort du Christ n'a pas pu agir de cette sorte : car, dans la
mort, le corps est séparé de l'âme qui est le principe du mérite.
Donc la mort du Christ n'a rien fait pour notre salut o. — La
troisième objection déclare que <( ce qui est corporel n'est pas
cause de ce qui est spirituel. Or, la mort du Christ fut quelque
chose de corporel. Donc elle n'a pas pu être cause spirituelle
de notre salut ».
L'argument sed contra est un beau texte de « saint Augus-
tin, au livre IV de la Trinité (ch. ni) », où il est « dit : Une seule
mort de notre Sauveur, savoir la mort corporelle, a été le salut
pour nos deux morts à nous, savoir la mort de l'âme et celle du
corps ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « nous
pouvons parler de la mort du Christ d'une double manière :
selon qu'elle était en voie de se faire; et selon qu'elle se trouva
ayant été faite. La mort est dite en voie de se faire, quand quel-
qu'un par quelque soulîrance naturelle ou violente tend à la
mort. De cette sorte, parler de la mort du Christ est la même
chose que parler de sa Passion. Et, pour autant, de ce chef, la
mort du Christ est cause de notre salut, selon qu'il a été dit
QUESTION L. — DE L/V MOftT DU CHRIST. 529
plus haut (q. /i8) touchant la Passion du Christ, Mais, comme
étant faite, la mort se considère en tant que déjà l'âme est sépa-
rée du corps. C'est de cette sorte que nous parlons maintenant
de la mort du Christ. De ce chef, la mort du Christ ne peut pas
être cause de notre salut par mode de mérite, mais seulement
par mode de cause efPiciente : c'est qu'en effet, même par la
mort, la divinité n'a pas été séparée de la chair du Christ; et,
par suite, tout ce qui s'est passé à l'endroit de la chair du
Christ, même séparée de son âme, a été salutaire pour nous
en vertu de la divinité qui lui était unie. D'autre part, l'effet
d'une cause se considère proprement selon la similitude de
cette cause. Puis donc que la mort est la privation de la vie,
l'effet de la mort du Christ se considère proprement par rap-
port à l'éloignement des choses qui sont contraires à notre
salut; et ce sont la mort de l'âme et la mort du corps. A cause
de cela, il est dit que par la mort du Christ a été détruite, en
nous, et la mort de l'âme, qui est par le péché, selon cette
parole de l'Épître aux Romains, ch. iv (25), // a été livré, c'est-
à-dire à la mort, pour nos crimes ; et la mort du corps, qui con-
siste dans la séparation de l'âme, selon cette parole de la pre-
mière Épîlre «mo; Corinthiens, ch. xv (v. 54), La mort a été absor-
bée dans la victoire » .
Vad primum répond que « la mort du Christ a opéré notre
salut par la vertu de la divinité et non point par la seule rai-
son de mort »,
Vad secunduni dit que « si la mort du Christ, considérée
comme réalisée, n'a pas opéré notre salut par mode de mérite,
elle l'a opéré par mode de cause efficiente, ainsi qu'il a été dit »
(au corps de l'article).
Vad terlium accorde que « la mort du Christ fut corporelle;
mais ce corps fut l'instrument de la divinité qui lui était unie,
agissant par sa vertu, même dans la mort ».
La mort du Christ, considérée comme réalisée au terme de
la Passion, impliquait, pour le Christ, la privation de sa vie
humaine : le corps, séparé de l'âme, demeurait sans vie. Tou-
tefois, nous l'avons dit, ce corps séparé de l'âme et privé de
XVI . — La Rédemption. 34
53o SOMME THEOLOGIQUE.
toute vie humaine restait uni à la divinité dans la Personne du
Fils de Dieu. A ce litre, il demeurait l'instrument de la divi-
nité et continuait d'agir par sa vertu. L'action propre qui lui
est attribuée est en harmonie avec son état de mort : la divinité
du Verbe a voulu se servir de cet état de mort pour remédier
au double état de mort qui constituait notre perte, l'état de
mort dû au péché, et l'état de mort dû à la séparation de notre
âme et de notre corps. C'est donc au sens le plus exact et dans
son acception la plus formelle que nous disons que la mort
du Christ a opéré notre salut par mode de cause efficiente.
Dans l'ordre de ce qui a trait à la soitie du Christ de ce
monde, nous avons déjà considéré ce qui touche à la Passion
et à la mort. Nous devons maintenant considérer ce qui a trait
à la sépulture. C'est l'objet de la question suivante.
QUESTION Li
DE LA SEPULTURE DU CHRIST
Celle queslion comprend quatre arliclos :
1° S'il convenait que le Christ fût enseveli?
2° Du mode de sa sépulture.
3° Si son corps dans le tombeau fut dissous?
4° Du temps qu'il demeura dans le tombeau.
Article Premier.
S'il convenait que le Christ fût enseveli?
Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas
que le Glirist fût enseveli ». — La première rappelle qu' « il
est dit, du Christ, dans le psaume (lxxxvii, v. 5, C) : // est
devenu comme un homme sans secours, libre parmi les morts. Or,
dans le tombeau, les corps des morts sont enfermés; ce qui
paraît être contraire à la liberté. Donc il ne semble pas qu'il
ait été convenable que le corps du Christ fijt enseveli », — La
seconde objection déclare que « rien n'a dû se faire, au sujet
du Christ, qui ne fût point salutaire pour nous. Or, il ne sem-
ble appartenir en rien au salut des hommes, que le Christ ait
été enseveli. Donc il ne convenait pas que le Christ fût ense-
veli ». — La troisième objection dit qu' « il semble être hors
de toute convenance que Dieu qui habite au plus haut des deux
(Job, ch. XI, V. 8; ch. xxii, v. 12; ps. cxii, v. 4) fût enseveli
dans la terre. Or, ce qui convient au corps du Christ mort s'at-
tribue à Dieu, en raison de l'union » hypostatique. « Donc il
semble que c'était chose hors de toute convenance que le Christ
fût enseveli ».
532 SOMME THÉOLOGIQUE.
L'argument sed contra en appelle à ce que « le Seigneur dit,
en saint Matthieu, ch. xxvi (v. lo), au sujet de la femme qui
répandit sur Lui le parfum », et nous savons que c'était Marie-
Magdeleine, peu de jours avant la Passion, dans la maison du
pharisien : « Elle a fait une bonne œuvre à mon sujet. Et, après,
Il ajoute (v. Il) : En répandant sur moi ce parjam, elle Ca fait en
vue de ma sépulture ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il convenait
que le Christ fût enseveli ». Et cela, pour trois raisons. — «Pre-
mièrement, pour prouver ou confirmer la vérité de la mort.
Nul, en effet, n'est mis dans le sépulcre sinon quand déjà la
vérité de sa mort est constatée. Aussi bien, dans saint Marc,
ch. XV (v. [\fi, /i5), nous lisons que Pilate, avant d'accorder que
le Christ fût enseveli, s'assura, par une enquête faite avec soin,
qu'il était vraiment mort. — Secondement, parce que le Christ
ressuscitant du tombeau donne l'espoir que par Lui ressuscite-
ront ceux qui sont dans les tombeaux; selon cette parole, mar-
quée en saint Jean, ch. v (v. 25, 28) : Tous ceux qui sont dans
les tombeaux entendront la voix da Fils de l'homme ; et ceux qui
Vauront entendue, vivront. — Troisièmement, pour l'exemple de
ceux qui par la mort du Christ meurent spirituellement aux
péchés, ceux qui sont mis à couvert contre les perturbations des
hommes (ps. xxx, v. 21). De là vient qu'il est dit, dans l'Epître
aux Colossiens, ch. ni (v. 3) : Vous êtes morts, et votre vie est
cachée avec le Christ en Dieu. Et c'est pour cela aussi que les
baptisés, qui par la mort du Christ meurent aux péchés, sont
comme ensevelis avec le Christ par l'immersion » dans l'eau,
quand le baptême se donnait, en effet, ou se donne encore par
immersion ; « selon celte parole de l'Épître aux Romains, ch. vi
(v. /j) : Nous avons été ensevelis avec le Christ, par le baptême, dans
la mort » .
Vad primum explique excellemment la difficulté tirée du texte
du psaume 87, en disant que « le Christ, même enseveli, s'est
montré libre parmi les morts, du fait qu'il n'a pas pu être
empêché, même enfermé dans le tombeau, d'en sortir par sa
résurrection ».
Vad secundum répond que « comme la mort du Christ a
QUESTION II. — DE LA SEPULTURE DU CHRIST. OOO
opéré notre salut par mode de cause efQciente », selon qu'il a
été vu à la question précédente, article 6, « ainsi pareillement
aussi sa sépulture. C'est ce qui fait dire à saint Jérôme, sur saint
Marc (ch. xiv ; — parmi les œuvres de saint Jérôme) : Nous
ressusciterons par la sépulture du Christ. Et, sur le livie d'Isaïe.
ch. LUI, à propos de ce mot (v. 9), // donnera les impies pour sa
sépulture, la glose dit : C"est-à-dire : les nations, qui étaient
sans piété, Il les donnera à Dieu son Père; parce qu'il les a
acquises par sa mort et sa sépulture n .
L'ad tertium déclare que « comme il est dit dans un sermon
du Concile d'Éphèse (sermon de Théodote d'Ancyre), il nest
rien de ce qui sauve les hommes qui fasse injure à Dieu: car ces
choses ne montrent point quil est passible, mais quil est clément.
Et, dans un autre sermon du même Concile (toujours de Théo-
dote d'Ancyre), nous lisons : Dieu ne tient pour une injure rien
de ce qui est occasion de salut pour les hommes. Gardez-vous donc
d'avoir de la nature de Dieu des pensées si viles que vous croyiez
qu'elle ail Jamais pu être soumise à quelque injure » .
Des raisons de la plus haute sagesse motivaient que le
Christ, après sa mort, fût enseveli et enfermé dans un tom-
beau. — Mais le mode dont le Christ fut enseveli et que
l'Évangile nous rapporte a-t-il été ce qu'il devait être. Nous
devons maintenant l'examiner; et tel est l'objet de l'article qui
suit.
Article 11.
Si le Christ fut enseveli de la manière qui convenait?
Quatre objections veulent prouver que « le Christ ne fut
pas enseveli de la manière qui convenait ». — La première
fait observer que « la sépulture répond à la mort » et doit lui
ressembler. « Or, le Christ eut la mort la plus ignominieuse;
selon cette parole du livre de la Sagesse, ch. 11 (v. 20) : Con-
damnons-le à la mort la plus honteuse. Donc il semble que ce
ne fut pas à propos qu'on donnât au Christ une sépulture ho-
534 SOMME THÉOLOGIQUE.
norable, faite par de hauts personnages, tels que Joseph d'Ari-
mathie, qui était an membre insigne du grand Conseil, comme
il est dit en saint Marc, cli. xv (v. l^3), et Nicodème, qui était un
des chefs parmi les Juifs, comme il est marqué en saint Jean,
ch. III (v. i) ». — La seconde objection déclare qu' « il ne
fallait pas que soit accompli au sujet du Christ ce qui serait
un exemple de profusion superflue et inutile. Or, il semble
qu'il y eut cela dans le fait que pour ensevelir le Christ Nico-
dème vint portant un mélange de myrrhe et d'aloès d'environ cent
livres, comme il est dit en saint Jean, ch. xix (v. 89); alors
surtout que la femme » de Béthanie, Marie-Magdeleine, « avait
par avance oint son corps pour la sépulture, comme il est dit en
saint Marc, ch. xiv (v. 8). Donc il ne fut pas convenable qu'on
agisse de la sorte à l'endroit du Christ d. — La troisième ob-
jection dit qu' « il ne convient pas qu'une même chose que
l'on fait soit en désaccord avec elle-même. Or, la sépulture du
Christ fut simple, d'une part, en ce sens que Joseph enveloppa
le corps dans un linceul propre, comme il est dit en saint Mat-
thieu, ch. xxvii (v. 59), et non dans ior, ou les pierres pré-
cieuses, ou la soie, comme le fait remarquer saint Jérôme au
même endroit; d'autre part, elle fut prétentieuse, pour autant
qu'on l'ensevelit avec des aromates (S. Jean, ch. xix, v. f\o).
Donc il semble que le mode de la sépulture du Christ ne fut
pas ce qu'il fallait ». — La quatrième objection rappelle que
« tout ce qui a été écrit, et surtout concernant le Christ, a été
écrit pour notre instruction, comme il est dit aux Romains,
ch. xv (v. 4). Or, certaines choses sont écrites dans les Évan-
giles, en ce qui est du sépulcre, qui ne semblent en rien tou-
cher notre instruction; comme que le Christ lut enseveli
dans un jardin, qu'il fut enseveli dans un tombeau étranger,
et tout neuf, et taillé dans le rocher. Donc le mode de la sépul-
ture du Christ ne fut pas ce qu'il fallait ».
L'argument ^edco/i/ra se contente d'apporter le texte d'Isaïe,
où « il est dit, ch. xi (v. 10) : Et son sépulcre sera glorieux ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « le mode
de la sépulture du Christ est montré avoir été ce qu'il fallait, à
un triple chef. — Premièrement, quant à la confirmation de
QUESTION LI. — DE LA SÉPULTURE DU CHRIST. 535
la foi en sa mort et sa résurrection. — Secondement, quant à
l'éloge de la piété de ceux qui l'ensevelirent. Aussi bien saint
Augustin dit, au livre premier de la Cité de Dieu (ch. xni) :
C'est très à propos que sont rappelés, dans l'Évangile^ ceux qui
prirent soin d'envelopper avec sollicitude et honneur pour l'ense-
velir le corps du Christ descendu de la Croix. — Troisièmement,
quant au mystère, par lequel sont formés ceux qui sont enseve-
lis avec le Christ dans la mort » {aux Romains, ch. vi, v. 4)- —
Ces trois raisons générales vont être justifiées et précisées par
la réponse aux difficultés que soulevaient les objections en
s'appuyant sur le récit évangélique de la sépulture du Christ.
L'ad primum n'accepte pas la parité que voulait faire l'ob-
jection entre la mort du Christ et sa sépulture. (( En ce qui est
de la mort du Christ, on y voit briller la patience et la cons-
tance du Christ souffrant la mort; et ces vertus éclatent d'au-
tant plus que la mort fut plus ignominieuse. Mais dans la sé-
pulture honorable du Christ apparaît la vertu ou la puissance
du supplicié, puisque, contre l'intention de ceux qui le met-
taient à mort, Il reçoit, étant mort, une sépulture entourée
d'honneurs : le mode aussi dont II fut enseveli devait être la
figure de la dévotion des fidèles qui compatiraient au Christ
dans sa mort ».
L'ad secundum fait observer qu' « en disant qu'on l'enseve-
lit selon que c'était la coutume parmi les Juifs d' ensevelir , l'Évan-
géliste (S. Jean, ch. xix, v. 4o), ainsi que le note saint Au-
gustin, sur saint Jean (tr. CXX), nous avertit qu'en ces sortes
de devoirs qui sont rendus aux morts, il faut garder la coutume de
chaque pays. Or, c'élcdt la coutume de cette nation que les corps
des morts étaient enduits d'aromates pour qu'ils demeurassent
plus longtemps conservés. Aussi bien, dans le livre III de la
Doctrine chrétienne (ch. xn), il est dit qu'en toutes ces choses,
ce n'est pas l'usage, mais la passion qu'on y met qui amène la
faute. Et après il est ajouté : Ce qui, dans les autres personnes,
est le plus souvent chose mauvaise, dans telle personne divine ou
prophétique est le signe de quelque chose de grand. La myrrhe,
en effet, et l'aloès, en raison de leur amertume, signifient la
pénitence par laquelle on conserve au dedans de soi le Christ,
536 SOMME THÉOLOGIQUE.
sans la corruption du péché. Quant à l'odeur des aromates,
elle signifie la bonne renommée ».
Vad tcrtlam fournit une belle leçon de saine appréciation
des choses dans ce qui touche aux soins du corps et à la ma-
nière de le vêtir. « La myrrhe et l'aloès furent appliqués au
corps du Christ pour le préserver de la corruption ; ce qui
paraît se rapporter à une certaine nécessité. Et en cela nous
est donné un exemple pour que nous puissions licitement
user de certaines choses précieuses, à titre de remèdes, pour
pourvoir à la nécessité de conserver notre corps. Mais l'enve-
loppement du corps appartenait seulement à une certaine dé-
cence d'honnêteté. Et, dans ces choses-là, déclaré saint Tho-
mas, nous devons nous contenter de choses simples ». Par où
l'on voit combien sont blâmables les excès dans la recherche
ou dans le prix de ce qui touche au vêtement, même quand
ces excès ne vont pas directement à compromettre les intérêts
de la décence et de la morale. — Saint Thomas ajoute, appor-
tant une nouvelle explication mystique, qu' « au témoignage
de saint Jérôme {sur saint Matthieu, ch. xxvii (v. 69), il était
signifié, par là, que celui-là enveloppe Jésus dans un linceul
fjlanc, qui le reçoit dans un cœur sans tache. Et de là vient,
comme le dit le vénérable Bède {sur saint Marc, ch. xv, v. 46),
que la coutume s'est établie dans l'Église de célébrer le sacrifice
de l'autel, non pas sur des linges dé soie ou d'étoffe teinte, mais
sur an linge de fd, comme le corps du Seigneur fut enseveli dans
un linceul blanc » .
h'ad quarlum explique et justifie tous les détails du récit
évangélique au sujet de la sépulture du Christ, que l'objection
voulait incriminer. — (( Le Christ fut enseveli dans un jar-
din, pour signifier que par sa mort et sa sépulture nous som-
mes délivrés de la mort que nous avons encourue par le pé-
ché d'Adam commis dans le jardin du Paradis » terrestre. —
« De même, le Sauveur fut mis dans un tombeau étranger,
comme le dit saint Augustin dans l'un de ses Sermons
(Serm. CCXLVlll), pa/'ce qu'il mourait (jour le salut des autres;
et le tombeau est le séjour de la mort. Par là aussi éclate la
grandeur de la pauvreté acceptée pour nous; car Celui qui.
OUKSnON LI. — DE LA SEPULTURE DU ClIHIST. SSy
dans la vie, n'avait pas eu de maison (S. Matthieu, ch. vin,
V, 20), même après la mort fut enfermé dans un tombeau
étranger, et, reçu par Joseph d'Arimathie à l'état de nudité,
dut être enveloppé par lui. — S'il est placé dans un sépulcre
neuf», où personne encore n'avait été mis, « c'est, nous dit
saint Jérôme [sur saint Matthieu, ch. xxvn, v. 60), afin
qu'après sa résurrection, d'autres corps restant là, on ne pût sup-
poser quon eût feint la résurrection de quelque autre. Le sépul-
cre neuf peut représenter aussi le sein virginal de Marie. Il y a
encore que par là nous est donnée à entendre cette vérité que
la sépulture du Christ nous renouvelle, la mort et la corruption
étant détruites. — Il fut enfermé dans un tombeau taillé dans
le rocher, afin que, dit encore saint Jérôme (au même endroit,
V. G/i) Von ne pût pas dire, s'il eût été construit de diverses
pierres, quon l'avait déi'obé en enlevant les fondements du tom-
beau. Et aussi bien, la grande pierre, qui fut roulée devant la
porte du tombeau, montre que le tombeau n'aurait pu être violé
sans le concours de plusieurs. — Pareillement, s'il avait été ense-
veli dans la terre, on aurait pu dire : Ils ont fouillé la terre et ils
ont enlevé le corps, ainsi que le note saint Augustin (cité dans
la Chaîne d'or de saint Thomas, sur saint Matthieu, ch. xxvn).
— Du point de vue mystique, ajoute saint Thomas, celte der-
nière mention signifie, comme le fait remarquer saint llilaire
(sur saint Matthieu, ch. xxvn), que par la doctrine des Apôtres,
le Christ est introduit dans le cœur dur des Gentils, ouvert par
l'entaille de la doctrine : cœur dur et nouveau, qui Jusque-là avait
été impénétrable à toute crainte de Dieu. Et parce que, après
Lui, rien plus ne doit pénétrer dans nos cœurs, à cause de cela
une pierre est roulée à son entrée. Et, comme le dit Origène
{sur saint Matthieu, tr. XXXV), ce n'est point fortuitement qu'il
est écrit : Joseph enveloppa le corps du Christ dans un linceul
blanc et le déposa dans un sépulcre neuf, et qu'il roula une
grande pierre; car tout ce qui se fait pour le corps du Christ est
pur, et nouveau, et souverainement grand ».
Tout ce que l'Évangile nous dit de la sépulture du Christ
est pour nous d'une souveraine richesse comme instructions
\
538 SOMME THÉOLOGIQUE.
et enseignements de toute sorte. — Nous devions en avoir une
preuve ou confirmation nouvelle, de nos jours, par cette sorte
de révélation scientifique qu'allait être la photographie du
Saint Suaire, conservé à Turin. Ce fut en 1898, à l'occasion
d'une ostension solennelle de la sainte relique, qu'on eut la
pensée de la photographier. L'épreuve fut décisive. Sur la
plaque photographique, au lieu du négatif qui aurait dû ap-
paraître, on eut un positif, donnant les traits du corps du
Christ admirahlement conservés. Un travail du plus haut inté-
rêt fut fait sur cette épreuve et résumé en pleine Sorhonne de
Paris oiî M. Yves Delage donna une conférence qui eut un très
grand retentissement. L'auteur du travail était M. Paul Vignon.
Par des expériences multiples et très délicates il était arrivé à
établir que le linceul dans lequel fut placé le corps du Christ,
en raison des aromates dont il avait été enduit, dut servir en
quelque sorte de plaque sensible sur laquelle le corps du Christ,
tout imprégné du sang de ses blessures, grava son empreinte;
cette empreinte était le négatif que devait^ manifester, après
dix-huit siècles, l'opération photographique de Turin. Cf. Paul
Vignon : Le Linceul du Christ, librairie Masson. Paris, 1902.
ÎNous eûmes l'occasion de donner de ce beau travail une ana-
lyse critique dans la Revue T/ioniisle, année 1902, p. 3^^9-357.
Cf. aussi le tome XV de notre Commentaire : le Rédempteur,
p. 608-61 3.
Ce corps du Christ, ainsi mis au tombeau, dans les condi-
tions et pour les raisons que nous avons vues, comment s'y
conserva-t il ? Devons-nous dire qu'il fut entièrement à l'abri
de la décomposition ou de la corruption ? C'est ce qu'il nous
faut maintenant considérer. Et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article 111.
Si le corps du Christ, dans le sépulcre, fut incinéré?
Trois objections veulent prouver que u le corps du Christ,
dans le sépulcre, fut incinéré ». — La première fait remarquer
QUESTION LI. — DE LA SEPULTURE DU CHRIST. SSq
que « comme la mort est la peine du péché du premier père,
pareillement aussi l'incinération : il fut dit, en eflel, au pre-
mier homme, après son péché : Ta es poussière, et ta retour-
neras en poussière, comme il est marqué dans la Genèse, ch. m
(v. 19). Or, le Christ a subi la mort pour nous en délivrer.
Donc, pour nous délivrer de l'incinération, son corps a dû
aussi être incinéré ». — La seconde objection déclare que « le
corps du Christ fut de même nature que nos corps. D'autre
part, nos corps, tout de suite après la mort, commencent à se
décomposer et s'acheminent à la putréfaction; parce que, la
chaleur naturelle s'exhalant, survient une chaleur étrangère
qui cause la putréfaction. Donc il semble qu'il a dû en arriver
de même pour le corps du Christ ». — La troisième objection
rappelle que « comme il a été dit (art. 1), le Christ a voulu être
enseveli pour donner aux hommes l'espérance quils ressus-
citeraient même de leurs tombeaux. Donc II a dû subir aussi
l'incinération pour donner l'espoir aux incinérés de ressus-
citer après l'incinération ».
L'argument sed contra est le mot du psaume (xv, v. 10), où
ft il est dit : Vous ne permettrez pas que votre Saint voie la cor-
ruption; ce que saint Jean Damascène, au livre III (ch. xxviii),
explique de la corruption qui se fait par le retour aux élé-
ments ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' d il ne con-
venait pas que le corps du Christ se putréfiât ou se réduisît en
cendres de quelque manière que ce pût être ». De celte affir-
mation, saint Thomas nous va donner une raison très pro-
fonde et en harmonie parfaite avec toute l'économie du double
mystère de rincarnation et de la Rédemption. « C'est qu'en
effet, poursuit le saint Docteur, la putréfaction » ou la disso-
lution « d'un corps quelconque provient de l'infirmité de la
nature de ce corps, qui ne peut plus maintenir le corps dans
son unité. Or, la mort du Christ, ainsi qu'il a été dit plus
haut (q. 5o, art. i, ad 2""^), n'a pas dû être avec l'infirmité de
la nature, pour qu'elle ne risquât point d'être considérée
comme non volontaire. Et c'est pourquoi le Christ ne voulut
point que sa mort provint de la maladie, mais de la Passion
54<) SOMME THÉOLOGIQUE.
OU des coups portés du dehors, au-devanl desquels II alla de
Lui-rnême et spontanément. Pour la même raison, afin que sa
mort ne fut pas attribuée à l'infirmité de la nature, le Christ ne
voulut pas que son corps se putréfiât ou se corrompît en quel-
que manière que ce fût; mais pour montrer sa vertu divine,
Il voulut que ce corps demeurât sans corruption. De là vient
que saint Jean Chrysostome dit {Contre les Juifs et les Gentils)
que « pour les autres hommes, quand ils vivent, s'ils agissent avec
éclat, leurs actions leur sourient; mais elles périssent, quand ils
périssent eux-mêmes. Dans le Christ, cejut tout le contraire. Car,
avant la croix, toutes choses sont tristes et infirmes; mais, dès
quil est crucifié , toutes choses deviennent éclatantes, afin que
l'on reconnaisse que ce nest pas un pur homme qui a été crucifié » .
Uad primum déclare que « le Christ, parce qu'il n'était point
soumis au péché, n'était tenu ni à la mort ni à l'incinération.
Toutefois, Il a subi la mort volontairement à cause de notre
salut, pour les raisons indiquées plus haut (q. 5o, art. i). Mais
si son corps eût été putréfié ou dissous, cela eut tourné plutôt
au détriment de notre salut, alors qu'on n'aurait pas cru qu'il
y eût en Lui la vertu divine. Et voilà pourquoi, en sa personne
ou en son nom, il est dit dans le psaume (xxix, v. lo) : Quelle
utilité dans mon sang, si je descends dans la corruption ? comme
pour dire : Si mon corps se putréfie, l'utilité de mon sang répandu
disparaîtra ».
Uad secundum accorde que « le corps du Christ, quant à la
condition de la nature passible, était apte à se corrompre; mais
il n'y avait pas en lui le mérite de la corruption, qui est le
péché. Et ce fut la vertu divine qui le préserva de la corrup-
tion, comme ce fut la même vertu divine qui le ressuscita de
la mort ».
Vad tertium dit que « le Christ est ressuscité du sépulcre par
la vertu divine, qui n'est contrainte par aucunes limites. Et
c'est pourquoi le fait qu'il est ressuscité du sépulcre est un ar-
gument suffisant pour prouver que les hommes devaient res-
susciter par la vertu divine, non pas seulement du sépulcre,
mais aussi de quelque degré d'incinération oii ils puissent se
trouver ».
QUESTIO\ LI. — DE LA SEPULTURE DU CHRIST, 54 I
Il n'est pas douteux que naturellement parlant le corps du
Christ, par le fait seul de sa séparation d'avec l'âme, aurait dû
s'acheminer à la décomposition et à la corruption. Mais, en
raison de son union à la nature divine dans la Personne du
Verbe, il n'en fut pas ainsi. Par la vertu divine, il demeura
entièrement conservé ou dans le même état qui était le sien au
moment où son âme se sépara d'avec lui. — Nous devons main-
tenant nous demander combien de temps le corps du Christ
resta ainsi séparé de son âme dans le tombeau. Fût-ce seulement
pendant un jour et deux nuits ? Saint Thomas va nous répondre
à l'article suivant.
Article IV.
Si le corps du Christ fut daus le sépulcre seulement
un jour et deux nuits?
Trois objections veulent prouver que « le Christ ne fut pas
dans le sépulcre seulement un jour et deux nuits », — La pre-
mière en appelle à ce que le Christ (( Lui-même dit, en saint
Matthieu, ch. xii (v. lio) : Comme Jonas fat dans le ven-
tre du poisson trois Jours et trois nuits, ainsi le Fils de l'homme
sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits. Or, Il fut
dans le sein de la terre, alors qu'il fut dans le sépulcre. Donc
Il ne fut pas dans le sépulcre seulement un jour et deux
nuits ». — La seconde objection apporte un texte de « saint
Grégoire, dans l'homélie pascale (hom, XXI) », où il est « dit
que comme Samson enleva au milieu de la nuit les portes de
Gaza, ainsi le Christ, au milieu de la nuit, enlevant les portes de
Venfer, ressuscita. Or, après qu'il fut ressuscité, Il ne fut pas
dans le sépulcre. Donc II ne fut pas dans le sépulcre deux
nuits entières », — La troisième objection déclare que « par
la mort du Christ, la lumière triompha des ténèbres. Or, la
nuit appartient aux ténèbres ; tandis que le jour appartient à
la lumière. Donc il eût été plus à propos que le corps du
Christ fût deux jours, dans le sépulcre, et une nuit; et non in-
versement ».
543 SOMME THEOLOGIQUË.
L'argument sed contra est un texte de « saint Augustin, ail
livre IV de la Trinité (ch. vi) », où il est « dit : Du soir de la
sépulture au matin de la résurrection trente-six heures se sont
écoulées, c'est-à-dire toute une nuit, tout un Jour, et toute une
nuit ».
Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « le
temps même où le Christ demeura dans le sépulcre représente
l'efTet de sa mort. Il a été dit, en effet, plus haut (q. 5o, art. 6),
que par la mort du Christ nous avons été libérés d'une double
mort, savoir de la mort de l'âme et de la mort du corps. Et
cela est signifié par les deux nuits où le Christ demeura dans le
sépulcre. Quant à sa mort, parce qu'elle n'eut point comme
cause le péché, mais qu'elle fut acceptée par amour, elle n'eut
point la raison de nuit, mais la raison de jour. Et voilà pour-
quoi elle est signifiée par le jour entier que le Christ passa
dans le sépulcre. Il fut donc à propos que le Christ demeurât
dans le sépulcre un jour et deux nuits ».
Vad prinium rapporte que « comme le dit saint Augustin,
au livre Du consentement des Évangélistes (liv. III, ch. xxiv),
quelques-uns , ignorant le mode de parler des Écritures, ont voulu
tenir pour une nuit les trois heures où le soleil s'obscurcit, depuis
r heure de sexte jusqu'à l'heure de none; et pour un Jour les trois
autres heures oà le soleil fat rendu à la terre, c'est-à-dire depuis
nàne Jusqiià son coucher. Vient ensuite la nuit du sabbat; laquelle,
comptée avec son Jour, fait deux Jours et deux nuits. Après le
sabbat, vient la nuit de la première férié, c'est-à-dire du Jour
suivant qui est le dimanche, alors que le Seigneur ressuscita.
Mais, même avec cela, on n'a pas encore le compte des trois Jours
et des trois nuits. Il reste donc qu'on trouve ce compte dans la '
manière de parler en usage dans l'Écriture, ou le tout est com-
pris dans la partie; de telle sorte que nous prenions un jour et
une nuit pour un jour naturel. Et, ainsi, le premier jour se
compte en raison de sa fin, où le Christ, le vendredi, fut mis
à mort et enseveli » : ce jour-là, en etTel, Il fut déjà dans le
tombeau. « Le second jour est entier avec ses vingt-quatre
heures de jour et de nuit. Quant à la nuit suivante, elle ap-
partient au troisième jour » : c'est d'ailleurs au malin de ce
QUESTION LI. — DE LA SEPULTURE DU CHRIST. 5^3
troisième jour, que le Christ ressuscita; et donc II avait été,
une partie de ce jour-là aussi, dans le tombeau. Les trois nuits
peuvent se compter en prenant pour une des trois, la moitié
de la première, qui est, en eftet, la nuit du vendredi ; pour la
seconde, l'autre moitié, qui est du samedi; et pour la troi-
sième, celle du samedi au dimanche. Au surplus, il n'y a pas
à chercher ici une exactitude mathématique et d'absolue
rigueur ». Saint Thomas ajoute, en finissant, et il cite en-
core saint Augustin, au livre de la Trinité (liv. IV, ch. vi) :
« De même que les premiers jours » de la Genèse, « en raison de
la future chute de l'homme, étaient comptés de la lumière à la
nuit » ; car il est dit : il y eut soir, il y eut matin, premier
jour, etc.; « de même, ces jours », dont il est question ici,
« sont comptés en partant des ténèbres vers la lumière, à cause de
la restauration de l'homme » : le premier, en effet, celui du
vendredi, est compté par sa fin, qui est le soir; et le troi-
sième, celui du dimanche, est compté par son début, le ma-
tin, où le Christ sortit de son tombeau.
Vad secundum répond encore avec « saint Augustin, au
livre IV de la Trinité », ou plutôt au livre Du consentement
des Éhangélistcs, livre III, ch. xxiv, que « le Christ ressuscita
au matin, alors qu'il y a déjà quelque chose de la lumière du
jour et que cependant il demeure encore quelque chose des
ténèbres de la nuit ; aussi bien est-il dit, des saintes femmes,
en saint Jean, ch. xx (v. i), qu'elles vinrent au tombeau, alors
qu'il y avait encore les ténèbres. Et donc, en raison de ces ténè-
bres, saint Grégoire dit que le Christ est ressuscité au milieu
de la nuit, non qu'il s'agisse du point on la nuit se divise en
deux parties égales, mais au cours de cette nuit. Le matin, en
effet, dont il s'agit, peut être appelé et partie de la nuit et par-
lie du jour, en raison de ce qu'il a de commun avec l'une et
l'autre ». Rien de plus exact que celte dernière remarque; et
c'est par elle qu'il faut expliquer les diverses expressions des
Évangélistes. Cf. Jésus-Christ dans l'Évangile, t. II, p. 35 x.
Vad tertium dit que « la lumière, dans la mort du Christ, a,
en effet, triomphé des ténèbres, au point que par un seul jour
elle a écarté les ténèbres des deux nuits, savoir notre double
5/i4 SOMME THEO LOGIQUE.
mort » spirituelle et corporelle, « ainsi qu'il a été dit » (au
corps de l'article).
A parler selon notre mode habituel, le corps du Christ est
resté dans le tombeau, un jour et deux nuits : le jour du sab-
bat, qui correspond à notre samedi, et les deux nuits du ven-
dredi au samedi et du samedi au dimanche. Mis au tombeau
le soir du vendredi, à la nuit, le corps du Christ en ressortit le
dimanche matin à la première lueur du jour. Tout cela était en
parfaite harmonie avec le sens des mystères qui s'accomplis-
saient, puisqu'aussi bien le fait de la mort du Christ, oîj ne se
trouvait que lumière sans ombre de péché, devait, à lui seul,
triompher des doubles ténèbres de la mort du péché et de la
mort corporelle oïj nous étions tous plongés depuis le péché
du premier père.
Notre étude de la sortie du Christ de ce monde devait com-
prendre quatre choses : la passion; la mort; la sépulture; la
descente aux enfers. — Nous avons vu les trois premières.
Il ne nous reste plus qu'à étudier la quatrième. Ce va être
l'objet de la question suivante.
QUESTION LU
DE LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS
Cette question comprend huit articles ;
1° S'il était à propos que le Christ descende aux enfers ?
2° A quel enfer II est descendu ?
'6° S'il fut tout entier dans l'enfer?
4" S'il est resté là quelque temps ?
5° S'il a libéré de l'enfer les saints patriarches ?
6° S'il a libéré de l'enfer les damnés ?
7° S'il a libéré les enfants morts dans le péché originel?
8° Sil a libéré les hommes du purgatoire?
Le seul énoncé de ces articles en montre l'intérêt et l'impor-
tance. Ils touchent d'ailleurs à un point de doctrine qui est
expressément de foi, puisque c'est un des articles mêmes du
symbole. Et, parce que l'ordre de ces articles dans la question
éclate de lui-même, nous allons tout de suite aborder le pre-
mier.
Article Premieti.
S'il était à propos que le Christ descende aux enfers?
Trois objections veulent prouver qu' « il n'était pas à pro-
pos que le Christ descende dans l'enfer ». — La première
arguë de ce que » saint Augustin dit, dans l'épître à Évodius
(ch. m) : Pour ce qui est des enjers, je n'ai pu trouver nulle part,
dans les Écritures, oà ce mot soit pris en bien. Or, l'âme du
Christ n'est pas descendue à quelque chose de mauvais; puis-
que même les âmes des justes ne le font pas. Donc il semble
XVI. — La Rédemption. 35
54G SOMME THEOLOGIQUE.
qu'il n'était pas à propos que le Christ descendît aux enfers ».
— La seconde objection fait observer que « descendre aux en-
fers ne peut pas convenir au Christ selon la nature divine, qui
est tout à fait immuable; mais cela n'a pu lui convenir que
selon la nature qu'il avait prise. D'autre part, les choses que le
Christ a faites ou souffertes dans la nature qu'il avait prise
sont ordonnées au salut des hommes. Et pour ce salut il ne
semble pas qu'il ait été nécessaire que le Christ descende aux
enfers; puisque par la Passion qu'il a subie en ce monde, Il
nous a libérés de la coulpe et de la peine, comme il a été dit
plus haut (q. Ag, art. i, 3). Donc il ne fut pas à propos que le
Christ descende à l'enfer ». — La troisième objeètion rappelle
que u par la mort du Christ l'âme a été séparée de son corps,
lequel avait été déposé dans le sépulcre, ainsi qu'il a été vu
plus haut (quest. précéd.). D'autre part, il ne semble pas que
le Christ soit descendu en enfer par son âme seulement. L âme,
en effet, étant incorporelle, ne semble pas pouvoir être mue
d'un mouvement local, ce qui est le propre des corps; car des-
cendre implique un mouvement corporel, comme il est prouvé
au livre VI des Physiques (ch. iv, n. i ; ch. x, n. i ; de S. Th.,
leç. 5, 12). Donc il n'était pas à propos que le Christ descendît
en enfer ».
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit dans le Sym-
bole : // est descendu aux enjers. Et l'Apôtre dit, aux Éphésiens,
ch. IV (v. 9) : S'il est monté, qu est-ce sinon parce que d'abord
Il est descendu dans l'intérieur de la terre. Et la glose ajoute :
c'est-à-dire aux enjers ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il était à
propos que le Christ descendît en enfer. — D'abord, parce
qu'il était venu Lui-même porter notre peine pour nous arra-
cher à la peine ; selon cette parole d'Isaïe, ch. xiii (v. ^) : Vrai-
ment Lui-même a pris nos langueurs et Lui-même a porté nos dou-
leurs. Or, par le péché, l'homme avait encouru non pas seule-
ment la mort du corps, mais aussi de descendre aux enfers.
Et c'est pourquoi, de même qu'il fut convenable que le Christ
meure pour nous délivrer de la mort, de même il fut à propos
qu'il descende aux enfers pour nous délivrer d'y descendre
QUESTION LU. — DE LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENPERS. 547
nous-mêmes. De là vient qu'il est dit, dans Osée, ch. xiii
(v. i4) : Je serai ta mort, 6 mort ! Je serai ta destruction, enfer.
— Secondement, parce qu'il convenait que, le démon vaincu
par la Passion, le Christ arrachât ses captifs qui étaient déte-
nus dans l'enfer; selon cette parole de Zachaiie, ch. x (v. ii) :
Toi aussi, dans le sang de ton alliance, tu as retiré tes captifs de
ta fosse sans eau. Et, dans l'Épître aux Colossiens, ch. ii (v. i5),
il est dit : Dépouillant les Principautés et les Puissances, Il les a
amenés hardiment. — Troisièmement, afin que, de même qu'en
vivant et en mourant II avait montré sa puissance sur la terre,
de même aussi II la montrât dans l'enfer, en le visitant et en y
répandant sa lumière. Aussi bien est-il dit dans le psaume (xxiii,
v. 7, 9) : Élevez vos portes , 6 Princes; c'est-à-dire, explique la
glose : Princes de Venfer, enlevez votre puissance, par laquelle jus-
qu'à maintenant vous déteniez les hommes dcms Cenjer; de telle
sorte qu'aï* nom de Jésus, tout genou fléchisse, non seulement
dans les deux, mais aussi dans les enfers, comme il est dit aux
Philippiens, ch. 11 (v, 10) ».
L'ad primum fait observer que u le mot enfer sonne mal, au
sens de la peine, non au sens de la coulpe ou de la faute. Et
donc il fut à propos que le Christ descende .dans l'enfer, non
comme s'il avait Lui-même la dette du péché, mais », au con-
traire, « pour délivrer ceux qui étaient soumis à la peine ».
L'ad secundum répond à la difficulté de l'objection, par un
court exposé doctrinal du plus haut intérêt. « La Passion du
Christ fut une certaine cause universelle du salut des hommes,
soit vivants, soit morts. Et, précisément, la cause universelle
s'applique aux effets particuliers par quelque chose de spécial.
De même donc que la Passion du Christ est appliquée aux vi-
vants par les sacrements, qui nous configurent à la Passion ;
de même aussi elle fut appliquée aux morts par la descente
du Christ aux enfers. En raison de quoi il est dit intentionnel-
lement dans Zacharie, ch. ix (texte précité) qu'il a retiré les
captifs de la fosse sans eau, dans le sang de l'Allicmce, c'est-à-dire
par la vertu de sa Passion ».
Vad tertium dit que l'âme du Christ n'est pas descendue aux
enfers par le genre de mouvement dont les corps sont mus,
5/|8. SOMME THÉOLOGIQUE,
mais par le genre de mouvement dont les anges se meuvent,
ainsi qu'il a été vu dans la Première Partie » (q. 53, art. i).
Il était souverainement à propos que le Christ descendît aux
enfers. Toutes les âmes des justes qui s'étaient sanctifiées par
la foi en sa venue, depuis le commencement du monde, y
attendaient le fruit de sa Passion. Et parce que l'application de
ce fruit ne pouvait se faire pour eux par l'usage des sacrements,
oomme pour les vivants, il convenait que le Christ Lui-même,
par sa présence, aussitôt après sa mort, vînt répondre à leur
attente. C'est donc à l'enfer des Patriarches, ou à celle partie
des enfers appelée du nom de limbes, que le Christ descendit.
— Mais n'est-ce que là, qu'il descendit; ou bien devons-nous
dire qu'il descendit aussi à l'enfer des damnés. C'est ce qu'il
nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article
suivant.
Article II.
Si le Christ est descendu aussi à l'enfer des damnés?
Cinq objections veulent prouver que « le Christ est descendu
aussi à l'enfer des damnés ». — La première rappelle qu' « il
est dit, de la bouche de la divine Sagesse, dans V Ecclésiastique,
ch. XXIV (v. 45) : Je pénétrerai toutes les parties inférieures de la
ferre. Or, parmi les parties inférieures de la terre, on compte
aussi l'enfer des damnés; selon cette parole du psaume (lxii,
V. lo) : Ils entreront dans les lieux inférieurs de la terre. Donc
le Christ, qui est la Sagesse de Dieu (Première Épître aux
Corinthiens, ch. i, v. 2/1), est descendu aussi jusqu'à l'enfer des
damnés ». — La seconde objection cite un passage du livre des
Actes, ch. II (v. 2fi), où « saint Pierre dit que Dieu a ressuscité
le Christ, brisant les douleurs de l'enfer, selon qu'il était impossible
qu'il fût retenu par lui. Or, les douleurs n'étaient point dans
l'enfer des Pères; ni dans celui des enfants, qui ne sont point
punis de la peine du sens pour le péché actuel, mais seulement
de la peine du dam i)our le péché originel. Donc le Christ est
QUESTION LU. — DE LA DESCENTE DU CIIHIST AUX ENFERS. 54o
descendu à l'enfer des damnés ou aussi au purgatoire dans
lequel les hommes sont punis de la peine du sens pour les
péchés actuels ». — La troisième objection en appelle à ce
qu' « il est dit, dans la première Épître de saint Pierre, ch. ni
(v. 19, 20), que le Christ venant, par l'esprit, à ceux qui étaient
renfermés dans la prison, leur prêcher à eux qui avaient été autre-
fois incrédules ; ce qui, d'après saint Athanase, dans sa lettre à
Épictète, s'entend de la descente du Christ aux enfers. Il dit, en
effet, que le corps du Christ fut placé dans le sépulcre, quand Lui-
même se rendit, pour leur prêcher, auprès des esprits qui étaient
gardés en prison, comme l'enseigne saint Pierre. D'autre part, il
est établi que les incrédules étaient dans l'enfer des damnés.
Donc le Christ est descendu à l'enfer des damnés ». — La qua-
trième objection arguë d'un texte de « saint Augustin », qui,
<( dans sa lettre à Évodius, dit : Si la Sainte-Écriture avait dit que
le Christ mort était venu en ce sein d'Abraham, sans nommer V en-
fer et ses douleurs, je m'étonnerais que quelqu'un eut osé affwmer
qu'il était descendu aux enfers. Mais parce que les témoignages
évidents parlent de l'enjer et de ses douleurs, il n'y a aucune raison
de croire que le Sauveur y soit venu sinon pour les sauver de ces
douleurs. Or, le lieu des douleurs est l'enfer des damnés. Donc
le Christ est descendu à l'enfer des damnés ». — La cinquième
objection fait observer que « comme le dit saint Augustin dans
un sermon de la Passion, le Christ, descendant à l'enfer, a délié
tous les justes qui étaient encore tenus astreints au péché originel.
Or, parmi eux, était Job, qui dit de lui-même, ch. xvii (v. 16) :
Tout ce qui est à moi descendra au plus profond des enfers. Donc
le Christ aussi est descendu au plus profond de l'enfer ».
L'argument sec/ contra oppose que « de l'enfer des damnés
il est dit, au livre de Job, ch. x (v. 21) : Avant que j'aille, et que
je ne revienne pas, à la terre ténébreuse et couverte de l'ombre de
la mort, etc. Or, il n'est point de commerce entre la lumière et les
ténèbres, comme il est dit dans la deuxième Épître aux Corin-
thiens, ch. VI (v. \!\). Donc le Christ, qui est la lumière, n'est
point descendu à cet enfer des damnés ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « une chose
est dite être quelque part d'une double manière. — D'abord »,
55o SOMME THÉOLOGIQUE.
par sa vertu ou « par son effet. Et, de celte sorte, le Christ
descendit dans chaque enfer. Mais, diversement. Car, dans l'en-
fer des damnés, Il eut cet effet, que descendant aux enfers 11
les confondit au sujet de leur incrédulité et de leur malice.
A ceux qui étaient détenus dans le purgatoire, Il donna l'espé-
rance de recevoir la gloire », aussitôt après leur expiation. « Et
aux saints Patriarches, qui étaient détenus dans l'enfer pour le
seul péché originel », affectant toute la nature, « Il infusa la
lumière de l'éternelle gloire. — D'une autre manière, une chose
est dite être quelque part, par son essence. De cette sorte, le
Christ descendit seulement au lieu de l'enfer oii les justes se
trouvaient détenus; afin que ceux-là même, que, selon sa divi-
nité, Il visitait intérieurement par la grâce, fussent aussi visi-
tés par lui localement selon son âme. C'est ainsi que se trou-
vant dans une seule partie de l'enfer, Il fil parvenir l'effet de sa
vertu d'une certaine manière à toutes les parties de l'enfer;
Gomme, ayant souffert la Passion en un seul point de la terre,
il délivra par cette Passion l'univers tout entier ».
Vad primiwi explique dans le sens du corps de l'article le
texte de V Ecclésiastique cité par l'objection. « Le Christ, qui est
la Sagesse de Dieu, pénétra toutes les parties inférieures de la
terre, non d'une façon locale, en les parcourant toutes, selon
le mouvement de l'âme, mais en étendant à toutes, d'une cer-
taine manière, l'effet de sa puissance; en telle sorte cependant
qu'il ne communiqua qu'aux seuls justes sa lumière; le texte
de V Ecclésiastique ajoute, en effet : Et f illuminerai tous ceux qui
espèrent dans le Seigneur » .
Vad secundum fait observer qu' « il est deux sortes de dou-
leurs. L'une est causée par la peine que l'on souffre : les hom-
mes la subissent en raison du péché actuel; selon cette parole
du psaume (xvn, v. 6) : Les douleurs de fenfer ni ont enveloppé.
L'autre est causée par le retard de la gloire espérée; selon cette
parole des Proverbes, ch. xiii (v. 12) : L'espérance qu'on dijjère
ujjlige Came. Cette dernière douleur était ressentie même par
les saints Patriarches dans l'enfer; et, pour le signifier, saint
Augustin dit, flans le sermon de la Passion, qu ils priaient le
Christ en le suppliant avec larmes. L'une et l'autre de ces dou-
QUESTION LU. DE LA DESCEM'E DU CHRIST AUX E.NFEKS. O.T I
leurs fut enlevée par le Christ, quand II descendit dans l'enfer;
mais non pas de la même manière. Car la douleur des peines
fut supprimée en ce sens que le Christ en préserva les âmes
des saints Patriarches; comme le médecin est dit enlever le
mal dont il préserve par son remède » (à noter, en passant,
cette remarque, qui permet de justifier, excellemment, même
dans la langue de saint Thomas, ce que l'Église devait définir
plus tard au sujet de la préservation du péché originel par le
privilège de la conception immaculée accordé à la glorieuse
Vierge Marie). « Quant à la douleur causée par le retard de la
gloire, le Christ en délivre, sur l'heure, les saints Patriarches,
en leur conférant la gloire » qu'ils attendaient.
Uad tertium donne deux explications du texte de saint
Pierre que citait l'objection. — « Ce que saint Pierre dit,
dans ce passage, est rapporté par certains à la descente du
Christ aux enfers; et ils l'exposent comme il suit : .4 ceux qui
étaient enfermés dans la prison, c'est-à-dire dans l'enfer, le
Christ, en esprit, c'est-à-dire selon l'âme, est venu et a prêché,
à eux qui autrefois avaient été incrédules. Aussi bien saint Jean
Damascène dit, au livre 111 (ch. xxix), que comme II a évangé-
lisé ceux qui sont sur la terre, de même II a évangélisé ceux qui
sont dans l'enfer : non pas certes pour convertir à la foi ceux
qui avaient été incrédules; mais pour confondre leur incrédu-
lité. Car celte prédication elle-même ne peut s'entendre de
rien autre que de la manifestation de la divinité du Christ,
rendue manifeste à ceux de l'enfer par la descente souveraine
du Christ aux enfers. — Toutefois, saint Augustin explique
mieux la chose, dans son épître à Évodius (ch. in, iv), en
rapportant ce texte, non pas à la descente du Christ aux en-
fers, mais à l'action de sa divinité qu'il a exercée depuis le
commencement du monde. Le sens est donc qu'à ceux qui étaient
enfermés dans la prison, c'est-à-dire qui vivaient dans le corps
mortel, qui est comme la prison de l'âme, par l'esprit de sa
divinité, Il est venu et II a prêché, par les inspirations inté-
rieures, et aussi par les avertissements extérieurs que leur
donnaient les justes; à ceux-là II a prêché, qui furent autrefois
incrédules, savoir lorsque INoé prêchait, quand ils exploitaient
002 SOMME THEOLOGIQUE.
la palience de Dieu, par laquelle était différée la peine du dé-
luge. Et aussi bien il est ajouté : aux Jours de Noé, lorsque
C arche se conslruisait »>.
L'ad 7artr/am justifie excellemment le mot de saint Augus-
tin, qui ne manquait pas de difficulté, au sujet du sein
d'Abraham. « Le sein d'Abraham peut se considérer sous un
double aspect. D'abord, en raison du repos qui s'y trouvait,
loin de toute peine sensible. Et, de ce chef, ni le nom d'enfer
ne lui convient, ni aucune douleur n'y était ressentie. D'une
autre manière, on peut le considérer quant à la privation de
la gloire attendue. Et, à ce titre, la raison d'enfer et la dou-
leur lui convenait. De là vient que maintenant on appelle
sein d'Abraham le repos des bienheureux » dans le ciel;
« mais on ne parle plus ni d'enfer ni de douleurs à son su-
jet ».
\Jad qu'mlum apporte, du mot que citait l'objection et qui
était emprunté au livre de Job, l'explication qu'en donne
saint Grégoire, dans son livre des Morales (liv. XIII, ch. xlviii,
ou XVII, ou xxii) : Ce sont les parties supérieures de l'enfer, qui
sont appelées en cet endroit le très profond enfer. Si, en effet,
comparé à la hauteur du ciel, cet air ténébreux » qui nous
entoure « est un enfer » , c'est-à-dire quelque chose de
bas, « comparée à la hauteur de cette même atmosphère, la terre,
qui est au bas, peut être tenue pour un enfer et pour une chose
profonde », c'est-à-dire pour un lieu très bas; car le mot la-
lin enfer, infernus, vient d'inferius, qui signifie inférieur, bas,
dessous. (( De même, comparés à la hauteur de la terre elle-
même, ces lieux de l'enfer, qui en sont les parties supérieures,
sont désignés par l'appellation d'enfer très profond » : tout
cela est, en effet, très bas et très profond, comparé à la surface
de la terre.
Ces dernières remarques de saint Grégoire, jointes au texte
formel de saint Paul, cité dans l'argument sed contra de l'ar-
ticle premier, nous montrent qu'il faut entendre que l'enfer,
oij le Christ est descendu, se trouve vraiment sous nos pieds,
c'est-à-dire vers le centre de la terre. El tout cela confirme le
QUESTION LU. — DE LA DESCENTE DU CIIIWST AUX E.NFEUS. 553
sentiment de la tradition chrétienne, tenant que l'enfer des
damnés est au centre de la terre, et qu'il a au-dessus de lui le
purgatoire, comme celui-ci a au-dessus de lui le limbe des en-
fants, au-dessus duquel était autrefois le limbe des patriar-
ches. C'est dans ce dernier limbe, celui des patriarches, que
l'àme du Christ descendit, et de là sa vertu se fit sentir à tou-
tes les autres parties des enfers, comme nous l'a expliqué
saint Thomas. — >ious avons dit que c'est par son âme que le
Christ descendit aux enfers. S'ensuivrait-il qu'il n'y descendit
que selon une partie de Lui-même et non pas Lui-même tout
entier. La question vaut d'être étudiée de près. Saint Thomas
le va faire à l'article qui suit.
Article lll.
Si le Christ fut tout entier dans l'enfer?
Trois objections veulent prouver que « le Christ ne fut pas
tout entier dans l'enfer ». — La première dit que « le corps
du Christ est une partie de Lui-même. Or, le corps du Christ
ne fut pas dans l'enfer. Donc le Christ ne fut pas tout entier
dans l'enfer ». — La seconde objection déclare que « rien de
ce qui a ses parties séparées l'une de l'autre ne peut être dit
tout entiei". Or, le corps et l'àme, qui sont les parties de la
nature humaine, furent séparés l'un de l'autre, après la
mort », pour le Christ, « ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 5o,
art. 3, 4); et le Christ est descendu à l'enfer, étant mort. Donc
Il n'a pas pu être tout entier dans l'enfer ». — La troisième
objection fait remarquer que « ce tout est dit être dans un
lieu, qui n'a aucune de ses parties hors de ce lieu. Mais, pour
le Christ, quelque chose de Lui était hors de l'enfer; puisque
son corps était dans le sépulcre, et sa divinité partout. Donc
le Christ ne fut pas tout entier dans l'enfer ».
L'argument sed contra est un texte de (( saint Augustin »,
qui, « au livre du Symbole (liv, III, aux Catéchumènes, ch. vu),
dit : Le Fils était tout entier chez le Père, tout entier dans le ciel,
554 SOMME THÉOLOGIQUE.
tout entier sur la terre, tout entier dans le sein de la Vierge, tout
entier sur la Croix, tout entier dans l'enfer, tout entier dans le
Paradis ou II introduisit le bon larron ». — Ce beau texte est
aussi intéressant qu'il est expressif. Encore est-il qu'il le faut
bien entendre. Saint Thomas va nous y aider.
Au corps de l'article, le saint Docteur fait observer que
<( comme on le voit par ce qui a été dit, dans la Première
Partie (q. 3i , art. 2, ad ''/"'"), le genre masculin se réfère à l'hy-
postase ou à la personne; et le genre neutre à la nature. Or,
dans la mort du Christ, bien que l'âme ait été séparée du
corps, ni l'une ni l'autre n'ont été séparés de la Personne du
Fils de Dieu, ainsi qu'il a été dit plus haut (q^ 5o, art. 2, 3).
11 faut donc, pour ce triduum de la mort du Christ, dire que
le Christ tout entier », au sens masculin de ce mot (en latin
tolus) , « fut dans le tombeau, parce que toute la Personne fut
là par le corps qui lui était uni; et, pareillement. Il fut tout
entier dans l'enfer, parce que toute la Personne du Christ fut
là en raison de l'âme qui lui était unie. De même aussi, le
Christ était tout entier partout, en raison de la nature di-
vine ». — Tout s'explique ici par le caractère transcendant de
la Personne divine, dont nous ne pouvons pas raisonner
comme nous raisonnerions d'une personne humaine, où la
totalité de la personne est constituée par la totalité des parties
qui l'intègrent. C'est ce que saint Thomas nous va mettre en
lumière dans la réponse aux objections.
Vad prlniuni répond, en effet, que « le corps du Christ, qui
était alors dans le sépulcre, ne fait point partie de la Personne
incréée », en ce sens que cette Personne ne soit pas totalement
elle-même indépendamment de ce corps; « il fait partie de la
nature » humaine « prise )> et unie à soi par la Personne in-
créée. « Par cela donc que le corps du Christ ne fut pas dans
l'enfer, il ne s'ensuit pas que le Christ tout entier », au sens
masculin de ce mot {lotus), « ne s'y soit trou>é; mais il est
montré que dans l'enfer ne se trouva pas tout ce qui appartient
à la nature humaine » dans le Christ.
Vad secundani applique la même doctrine à la difficulté que
présentait l'objection. « De l'âme et du corps réunis est cons-
QUESTION LU. — DK LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS. 555
tituée la totalité de la nature humaine », qui amène aussi, dans
les autres hommes, la totalité de la personne, « mais non la
totalité de la Personne divine », qui est celle du Christ, u 11 suit
de là que l'union de l'âme et du corps étant rompue par la
mort, le Christ demeura tout entier », quant à sa Personne di-
vine (totus), (( mais la nature humaine ne demeura point dans
sa totalité ».
Vad lerllam déclare que « la Personne du Christ est toute
entière en tout lieu, mais non totalement; parce qu'il n'est
aucun lieu où elle soit circonscrite », dans lequel elle soit
renfermée. « Même tous les lieux ensemble ne peuvent enfer-
mer son immensité. Bien plus, c'est elle qui, par son immen-
sité, enferme et contient toutes choses. — Ce que disait l'ob-
jection, que si une chose est tout entière quelque part, il n'est
rien d'elle qui soit hors de ce lieu, ne s'applique qu'aux choses
qui sont dans un lieu corporellement et circonscrites par lui.
Mais cela ne s'applique pointa Dieu. Aussi bien, saint Augus-
tin dit, dans le sermon du Symbole (endroit précité) : Ce nesl
pas en raison de la diversité des temps ou des lieux, que nous
disons que le Christ est tout entier partout, comme si mainte-
nant Il était ici tout entier, et puis tout entier autre part ; mais
parce que toujours II est partout tout entier ». — On aura
remarqué l'ampleur et la transcendance de cette dernière ré-
ponse. Nulle part ailleurs, peut-être, saint Thomas n'a formulé
en termes si explicites la grande vérité de l'omniprésence de
Dieu appliquée à la Personne même du Christ.
Le Fils de Dieu fait homme, alors que son corps était mis au
tombeau et que par son âme II descendait aux enfers, dans le
limbe des Patriarches, s'est trouvé, dans ce limbe, tout entier,
quant à sa Personne de Fils de Dieu et de Fils de Dieu fait
homme, bien qu'il ne s'y soit pas trouvé selon tout ce qui était
de Lui en tant que Fils de Dieu fait homme, puisque son
corps, séparé de son âme, était demeuré dans le sépulcre. —
Mais combien de temps, le Christ, descendu aux enfers, y sera-
t-il demeuré. N'aura-t-ll fait qu'y descendre et en ressortir
aussitôt. Ou bien y sera-t-Il demeuré quelque temps et combien
556 SOMME THÉOLOGIOUE.
de temps? C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et
tel est l'objet de l article qui suit.
Article IV.
Si le Christ a fait quelque arrêt aux enfers?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point
fait d'arrêt aux enfers », mais qu'il en est remonté aussitôt
après y être descendu. — La première dit que « le Christ est
descendu aux enfers pour en libérer les hommes » qui s'y
trouvaient. « Or, cela fut fait par Lui aussitôt qu'il fut des-
cendu aux enfers; car cest chose Jacile que le pauvre soit subi-
tement relevé en présence du Seigneur, comme il est dit dans
V Ecclésiastique, ch xi (v. 2.3). Donc il semble que le Christ n'a
point fait d'arrêt dans l'enfer ». — La seconde objection en
appelle à « saint Augustin », qui, « dans un sermon sur la
Passion, dit que sans aucun retard, au commandement du Sei-
gneur et Sauveur, tous les verrous de Jer Jurent brisés. Aussi
bien, en la personne des anges qui accompagnaient le Seigneur,
il est dit (dans le psaume xxiii, v. 7,9) : Enlevez vos portes,
princes qui les gardez. Or, le Christ n'est descendu là que pour
briser ces portes. Donc II ne fit aucun arrêt, dans l'enfer ». —
La troisième objection cite le verset de l'Évangile, où « il est
dit, en saint Luc (ch. xxin, v. li'ô), que le Seigneur, pendu à
la Croix, fit celle promesse au larron : Aujourd'hui même, tu
seras avec moi dans le Paradis ; d'oii il résulte que ce jour-là
même, le Christ fut dans le Paradis. Or, ce ne fut pas selon le
corps, qui était déposé dans le sépulcre. Donc ce fut selon l'âme,
qui était descendue dans l'enfer. Et, par suite, il semble que
le Christ ne s'arrêta point dans l'enfer ».
L'argument sec:? contra apporte le texte où « saint Pierre dit,
dans le livre des Actes, ch. 11 (v. 2/4) : Lui que Dieu a ressus-
cité, en brisant les douleurs de l'enfer, selon qu'il était impossible
qultyfùt retenu. Il semble donc que c'est jusqu'à l'heure de
la résurrection, que le Christ demeura dans l'enfer ».
QUESTION LU. — DR LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS. 557
Au corps de l'article, saint Tiiomas répond que « comme le
Christ, pour prendre sur Lui nos peines, voulut que son corps
fût dans le tombeau, pareillement aussi II voulut que son âme
descendît dans l'enfer. Or, son corps demeura dans le tombeau
un jour entier et deux nuits, pour prouver la vérité de sa
mort. Il s'ensuit qu'il est à croire que son âme demeura le
même temps dans l'enfer; afin que simultanément son âme
fût tirée de l'enfer et son corps du sépulcre ».
Vad primum déclare que w le Christ, descendant aux enfers,
délivra les saints qui s'y trouvaient, non en les emmenant
tout de suite du lieu de l'enfer, mais en les illuminant, dans
l'enfer lui-même, de la lumière de la gloire. Toutefois, il con-
venait que son âme restât dans l'enfer aussi longtemps que son
corps demeurait dans le tombeau ».
Vad secundam explique qu' « on appelle portes ou verrous
de l'enfer, les empêchements ou obstacles qui ne permettaient
pas aux saints patriarches de sortir de l'enfer, en raison de la
faute du premier père. Tout cela fut brisé par le Christ, dès
qu'il descendit aux enfers, par la vertu de sa Passion et de sa
mort. Et cependant II voulut demeurer encore quelque temps
dans l'enfer, pour la raison qui a été dite » (au corps de l'ar-
ticle).
Vad terl'mni est très précieux pour bien entendre la parole du
Christ au bon larron, sur la croix, lui promettant que ce
jour-là même il serait avec Lui dans le Paradis. (( Cette parole
du Seigneur se doit entendre, non point du paradis terrestre
corporel, mais du Paradis spirituel, oij sont dits se trouver
tous ceux qui jouissent de la gloire divine. Aussi bien le lar-
ron, comme lieu » où se trouva son âme, « descendit avec le
Christ dans l'enfer, pour être là avec Lui, car il lui avait dit ;
la seras avec moi dans le Paradis; mais comme récompense, il
fut dans le Paradis, parce que, là, il jouissait de la divinité
du Christ, avec les autres saints ».
Dès son arrivée au limbe des Patriarches, le Christ, présent
par son âme et sa divinité, communiqua aux âmes des saints
qui l'y attendaient le bonheur de la gloire céleste; mais, parce
558 SOMME THÉOLOGIQUE.
que son corps devait demeurer dans le tombeau jusqu'au mo-
ment de la résurrection, son âme attendit, pour quitter le
limbe des Patriarches et en faire sortir avec elle les âmes sain-
tes, que le moment d'aller rejoindre son corps fût venu. Ce
fut donc seulement au matin du jour de la résurrection, que
l'âme du Christ remonta des enfers. — Nous venons de dire,
en passant, que l'âme du Christ, par sa descente aux enfers, en
a libéré les âmes des saints patriarches. Mais c'est là un point
de doctrine qui demande à être considéré de plus près et à être
étudié en lui-même. Saint Thomas va le faire à l'article sui-
vant.
Article V.
Si le Christ, descendant aux enfers, en a libéré les saints
Patriarches.
Trois objections veulent prouver que « le Christ, descen-
dant aux enfers, n'en a point libéré les saints Patriarches ».
— La première cite un texte de « saint Augustin, dans l'épî-
tre à Évodius (ch. m) », où il est « dit : A ces justes qui
étaient dans le sein d'Abraham, quand le Christ serait descendu
aux enfers, je n'ai pas trouvé encore ce qu'il leur aurait apporté,
alors que je n'ai vu nulle part qu'il se Jiït retiré d'eux quant à la
présence béatijique de sa divinité. Or, Il leur aurait apporté
beaucoup, s'il les eût libérés des enfers. Donc il ne semble
pas que le Christ ait libéré des enfers les saints Patriarches ».
— La seconde objection dit que u nul n'est détenu dans l'en-
fer, si ce n'est en raison du péché. Or, les saints Patriarches,
tandis qu'ils vivaient encore » sur la terre, « avaient été justi-
fiés du péché par la foi du Christ. Donc ils n'avaient pas be-
soin d'être libérés des enfers, à la descente du Christ dans les
enfers ». — La troisième objection déclare que « si on enlève
la cause, l'effet est enlevé. Or, la cause de la descente aux en-
fers était le péché, qui avait été enlevé par la Passion du
Christ, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. ''19, art. 1). Donc ce
QUESTION LU. — DE LA DESCE^TE DU CHRIST AUX ENFERS. OJÇ)
n'est point par la descente du Christ aux enfers, que les saints
Patriarches ont été ramenés de l'enfer ».
L'argument sed contra en appelle à « saint Augustin, dans le
sermon de la Passion », oii il « dit que le Christ, quand II des-
cendit aux enfers, brisa la porte de l'enfer et les verrous de fer,
et II délia tous les Justes qui étaient enchaînés par le pécfié ori-
ginel ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme
il a été dit plus haut (art. précéd., ad 2'""), le Christ, descendant
aux enfers, a produit ses etîets en vertu de sa Passion. Or, par
la Passion du Christ, le genre humain a été libéré, non pas
seulement du péché, mais encore de la dette ou de l'obligation
à l'endroit de la peine, comme il a été dit plus haut (q. ^Q.
art. 1,3). D'autre part, c'est d'une double manière que les
hommes étaient astreints à l'obligation de la peine. D'abord,
pour le péché actuel que chacun avait commis en sa propre
personne. Ensuite, pour le péché de la nature humaine tout
entière, qui provint du premier père, en tous, par voie d'ori-
gine, comme il est dit dans l'Épître aux Romains, ch, v (v. 12
et suiv.) ». On remarquera, au passage, cette notion si nette,
que vient de formuler ici saint Thomas, du péché actuel et du
péché originel : l'un, péché de chacun, commis par lui dans
sa propre personne; l'autre, péché de la nature humaine tout
entière, communiqué à chacun par le fait même de son ori-
gine d'Adam pécheur. C'est la distinction même du péché per-
sonnel ou de la personne, comme telle, et du péché de la na-
ture en chaque personne, recevant sa nature du principe de
cette nature, distinction sur laquelle nous avons eu tant de
fois l'occasion d'insister depuis la question 81 dans la Prima-
Secundae où saint Thomas l'établissait ex professo. « Le péché
de la nature a eu comme peine la mort corporelle et l'exclu-
sion de la vie de la gloire, ainsi qu'on le voit dans ce qui est
dit dans la Genèse, ch. 11 (v. 17), et ch. m (v. 5, ig, 23 et
suiv.) : car Dieu chasse du Paradis, après le péché, l'homme
qu'il avait, avant son péché, menacé de la mort s'il péchait.
C'est pour cela que le Christ, descendant aux enfers, par la
vertu de sa Passion, délia les saints de cette obligation qui les
56o SOMME THÉOLOGIQUE,
excluait de la vie de la gloire, les empêchant de voir Dieu par
son essence, en quoi consiste la béatitude parfaite de l'homme,
ainsi qu'il a été dit dans la Seconde Partie (i''-2''% q. 3, art. 8).
Or, c'était par là que les saints Patriarches étaient détenus
dans l'enfer, parce que pour eux, en raison du péché du pre-
mier père, l'entrée à la gloire n'était point ouverte. Il suit de là
que le Christ, descendant aux enfers, libéra des enfers les saints
Patriarches. Et c'est ce qu'avait dit le prophète Zacharie, ch. ix
(v. Il): Pour vous, dans le sang de votre Alliance, vous avez retiré
les captifs de la Josse sans eau. Et, dans l'Epître aux Colossiens ,
ch. II (v. i5), il est dit que dépouillant les Principautés et les
Puissances, celles de C enfer, enlevant Isaac, Jacob et les autres
justes. Il les fil sortir, c'est-à-dire les emmena, loin de cet empire
des ténèbres, au ciel, comme le marque la Glose au même en-
droit t).
Vad primum explique le texte de saint Augustin que citait
l'objection et qui ne laissait pas que d'être quelque peu diffi-
cile à entendre. Saint Thomas nous dit que « saint Augustin
parle, là, contre certains qui estimaient que les anciens justes,
avant l'avènement du Christ, avaient été soumis, dans l'enfer,
aux douleurs des peines. Aussi bien, un peu avant les paroles
citées, il avait dit : Quelques-uns ajoutent que ce bienfait fut con-
cédé aussi aux anciens justes, que lorsque le Seigneur vint dans
r enfer, ils furent dégagés de ces douleurs. Mais comment se peut
entendre qu'Abraham, dans le sein de qui fut aussi reçu ce pauvre,
pieux », le Lazare dont parle l'Evangile, « aura été dans ces
douleurs, moi je ne le vois pas. Et donc, quand il ajoute, ensuite,
qu il n'a pas encore trouvé ce que la descente du Christ aux enjers
a pu conférer aux anciens justes, il le faut entendre des peines
auxquelles ces justes auraient été soumis et dont le Christ les
aurait délivrés. Toutefois, Il leur conféra ce qui avait trait à
l'acquisition de la gloire; et, par suile, il les délivra de la dou-
leur qu'ils souffraient pour le relard de cette acquisition. Ef,
cependant », même avant la descente du Christ aux enfers, et
l'obtention de leur gloire, « les justes avaient une grande joie
cau.sée par l'espérance de cette gloire; selon cette parole, mar-
quée en saint Jean, ch. vni (v. 50) : Abraham, votre père, a
QUESTION LU. — DE LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS. 5G I
tressailli pour voir mon Jour. Et voilà pourquoi saint Augus-
tin ajoute, dans le passage précité : Je ne vois pas que le Christ
se soit jamais retiré de ces Justes selon la présence héatifique de sa
divinité; en ce sens que, même avant la venue du Christ, ils
étaient bienheureux en espérance, quoiqu'ils ne fussent pas
encore parfaitement bienheureux dans la réalité ».
Vad secnndam précise, en l'appliquant aux justes de l'Ancien
Testament, un point de doctrine de la plus haute importance
pour bien saisir l'harmonie du mystère delà Rédemption. « Les
saints Patriarches, tandis qu'ils vivaient encore, furent libérés,
par la foi du Christ, de tout péché, tant originel qu'actuel, et
de l'obligation de la peine des péchés actuels; mais non cepen-
dant de l'obligation de la peine du péché originel qui les
excluait de la gloire, le prix de la rédemption des hommes
n'étant pas encore payé. C'est ainsi, du reste, que même main-
tenant », après la venue du Christ, « les fidèles du Christ sont
libérés, par le baptême, de l'obligation des péchés actuels et
de l'obligation du péché originel, quant à l'exclusion de la
gloire; mais cependant ils demeurent encore tenus par l'obli-
gation du péché originel, quanta la nécessité » de souffrir les
pénalités de la vie présente et « de mourir : parce qu'ils sont
renouvelés selon l'esprit, mais non selon la chair; conformé-
ment à cette parole de l'Épître aux Romains, ch. viii (v. lo) :
Le corps est mort, à cause du péché; mais l'esprit est vivant, à
cause de la justification ». Nous aurons à appuyer, plus tard,
sur cette grande doctrine, quand nous étudierons les effets du
sacrement de baptême.
Vad tertiumxa nous livrer une parole vraiment d'or, comme
on n'en trouve que sous la plume de l'angélique Maître. Il
déclare que « tout de suite, la Passion du Christ terminée, son
ame descendit à l'enfer et communiqua aux saints qui s'y trou-
vaient détenus, le fruit de cette Passion », en leur donnant la
vision de l'essence divine; « et, toutefois, ils ne sortirent
point de ce lieu, le Christ demeurant aux enfers », pour la rai-
son indiquée à l'article précédent; sans que d'ailleurs il en
résultât pour eux aucun dommage : « parce que la présence
même du Christ constituait un comble de gloire : quia ipsa
XVI. — La Rédemption. 36
aG2 SOMME THÉOLOGIQUE.
Chrisll praesentia pertinebat ad ciimiilam gloriae ». Quelle pléni-
ludede foi, d'intelligence, de sagesse, de science, de contempla-
tion aimante, dans ce merveilleux quia, formulé avec un tel
calme, une telle sérénité, par notre saint Docteur! Et c'est
toute son œuvre qu'on trouve remplie de ces quia, quand on
sait bien la lire.
Le Christ, descendu au limbe des anciens Pères, communi-
qua tout de suite aux âmes des justes qui s'y trouvaient déte-
nues, la gloire de la vision béatifique; par où ces âmes furent,
tout de suite, comme II l'était Lui-même, par le sommet de
son âme, depuis le premier instant de sa conception, dans le
Paradis, ainsi qu'il le promettait au bon larron sur la Croix.
Toutefois, cette présence au ciel n'était que quant à l'opération
de l'âme. Par leur substance, toutes ces âmes des justes demeu-
rèrent encore dans le limbe oiî elles étaient, en compagnie, du
reste, de l'âme même du Christ, qui, par sa présence, trans-
formait en ciel de gloire cet antique séjour de l'expiation ou de
l'attente. Ce ne devait être qu'au matin de la résurrection,
comme nous l'avons déjà noté, que toutes les âmes des justes
sortiraient des limbes, en compagnie toujours de l'âme du
Christ, dont les justes ne se sépareraient plus, et qu'ils sui-
vraient, formant son escorte triomphale, au jour de l'Ascen-
sion, pour aller s'établir, à tout jamais, dans le ciel de la gloire,
avec le Christ prenant place à la droite du Père Tout-Puissant.
— Quand le Christ libéra ainsi des enfers les âmes des justes,
devons-nousadmeltre qu'il libéra aussi quelques-unes des âmes
des damnés. C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner; et
ce va être l'objet de l'article suivant.
Article VI.
Si le Christ a délivré quelques damnés de l'enfer?
Trois objections veulent prouver que a le Christ a délivré
quelques damnés de l'enfer d. — La première rappelle qu' « il
QUESTION Lir. — DE LV DESCENTE DU CHUIST AUX ENFERS. 503
est dit, dans Isaïe, ch. xxiv (v. 22) : fis seront réunis en faisceau
dans Cabinie; et ils seront enjermés dans la prison. Et, après un
f/rand nombre de jours, ils seront visités. Or, il est parlé, en cet
endroit, des damnés, qui ont adoré la milice du ciel. Donc il
semble que les damnés aussi, quand le Christ descendit aux
enfers, durent être visités. Et ceci paraît se rapporter à leur
délivrance ». — La seconde objection fait observer que « sur
cette parole de Zacharie, ch. ix*(v. ri). Pour vous, dans le sang
de votre Alliance, vous avez emmenés ceux qui étaient captijs dans
la fosse sans eau, la glose dit : Vous avez délivré ceux qui étaient
détenus captifs dans les prisons où aucune miséricorde ne les rafraî-
chissait, cette miséricorde que demandcdt le mauvais riche » dont
parle l'Évangile, « Or, seuls les damnés sont enfermés dans des
prisons sans miséricorde. Donc le Christ a délivié quelques
damnés de l'enfer ». — La troisième objection déclare que « la
puissance du Christ ne fut pas moindre dans l'enfer qu'elle ne
l'était en ce monde : de part et d'autre, en effet. Il agissait par
la vertu de sa divinité. Or, dans ce monde, Il a délivré des
sujets de tous les états. Donc 11 a dû aussi, dans l'enfer, déli-
vrer quelques sujets de l'état des damnés ».
L'argument sed contra. cile le mot où a il est dit, dans Osée,
ch. XIII (v, i/i) : Je serai ta mort, o mort ; ta destruction, enfer!
Et la glose l'explique : en tirant de là les élus, et en y laissant
les réprouvés. Or, seuls, les réprouvés sont dans l'enfer des
damnés. Donc, par la descente du Christ aux enfers, il n'est
personne de l'enfer des damnés qui ait été délivré ».
Au corps de l'article, saint Thomas en appelle au principe
tant de fois invoqué déjà et qui commande tout dans l'ordre
de la rédemption. C'est que, « comme il a été dit plus haut
(art, 4, ad 2"'"; art, 5), le Christ, descendant aux enfers, a pro-
duit ses effets de délivrance par la vertu de sa Passion. Il
s'ensuit que sa descente aux enfers aura porté le fruit de la
délivrance ou du salut à ceux-là seuls qui furent unis à la
Passion du Christ par la foi informée de la charité qui enlève
les péchés. Or, ceux qui étaient dans l'enfer des damnés, ou
bien n'avaient eu la foi en aucune manière, comme les infi-
dèles ; ou, s'ils avaient eu la foi, ils n'avaient eu aucune con-
5G/| SOMME THÉOLOGIQUE,
formité à la charité du Christ donnant sa vie dans la Passion.
Par conséquent, ils n'étaient point purifiés de leurs péchés.
Et, à cause de cela, la descente du Christ aux enfers ne leur
conféra point la délivrance de l'obligation à la peine de
l'enfer ».
Vad primnni accorde que « lors de la descente du Christ aux
enfers, tous ceux qui étaient en l'une quelconque des parties
de l'enfer furent visités; mais les uns, pour leur consolation
et leur délivrance; les autres, pour leur condamnation et leur
confusion : et ce furent les damnés. Aussi bien est-il ajouté,
au même endroit », dans le texte d'Isaïe que citait l'objection,
v. 23 : «El la lune rougira; el le soleil sera con fonda ». — Une
seconde réponse consiste à dire que « les paroles citées par
l'objection peuvent se rapporter aussi à la visite dont les dam-
nés seront visités au jour du jugement, non pour être délivrés,
mais pour être condamnés plus encore; selon cette parole de
Sophonie, ch. i (v. 12) : Je visiterai les hommes enj onces dans
leur bourbier ».
Vad secundum répond que « lorsqu'il est dit, dans la glose
citée par l'objection, que là aucune miséricorde ne les rajraî-
chissait, il s'agit du rafraîchissement de la délivrance parfaite.
Car les saints Patriarches ne pouvaient pas, avant la venue du
Christ, être délivrés de ces prisons de l'enfer ». Par consé-
quent, le texte invoqué ne doit pas s'entendre des damnés de
l'enfer, mais des justes qui étaient aux limbes.
Vad lerlium complète, par une distinction essentielle, la
doctrine exposée au corps de l'article. Répondant à l'objection
qui voulait que le Christ, aux enfers, eût libéré des hommes
de toutes les catégories, comme II l'avait fait sur la terre, saint
Thomas dit que « ce ne fut point par impuissance de la part
du Christ, que n'ont pas été délivrés des sujets de tous les états
dans l'enfer, comme des hommes de tous les états avaient été
libérés par Lui sur la terre; mais en raison de la diversité des
conditions de part et d'autre. C'est qu'en effet, les hommes,
tant qu'ils vivent, ici, sur celte terie, peuvent se convertir à la
foi et à la charité », par une grâce de Dieu, qui est, elle
aussi, un fruit de la vertu de la Passion du Christ : ce qui
QUESTION LH. — DE LA DESCEM'E DU CHRIST AUX ENFEHS. 5((5
n'est plus possible pour les damnés de l'enfer; « parce que,
dans cette vie, les hommes ne sont point confirmés dans le
bien ou dans le mal, comme ils le sont après leur sortie de
cette vie ».
Aucun effet de grâce ou de miséricorde n'était possible à
l'endroit des damnés de l'enfer, quand le Christ descendit aux
limbes. Ce fut, au contraire, un effet de châtiment plus rigou-
reux qu'y produisit sa puissance, les convainquant de leur
malice et leur en faisant à nouveau un sujet de plus grande
confusion. — Mais que devons-nous penser des effets de la
puissance et de la miséricorde du Christ descendant aux lim-
bes, pour ce qui est des âmes des enfants morts sans avoir
été purifiés du péché originel. Pouvons-nous admettre qu'ils
auront bénéficié de sa venue et qu'ils auront été délivrés comme
le furent les âmes des justes. C'est ce qu'il nous faut mainte-
nant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article Vil.
Si les enfants qui étaient morts avec le péché originel
furent délivrés par la descente du Christ aux enfers?
Trois objections veulent prouver que « les enfants qui
étaient morts avec le péché originel, furent délivrés par la
descente du Christ aux enfers ». — La première dit que « ces
enfants n'étaient détenus dans l'enfer » des limbes, « que pour
le péché originel, comme aussi les saints patriarches. Or, les
saints patriarches furent délivrés par le Christ, comme il a été
dit plus haut (art. 5). Donc les enfants aussi durent être
semblablement délivrés par le Christ». — La seconde objection
cite le texte de « l'Apôtre », où il est « dit, dans Vépilre aux
Romains (ch. v, v. i5) : Si, par la faute Wun seul, beaucoup
sont morts, combien plus la grâce de Dieu et sa donation, dans la
grâce d'un seul homme Jésus-Christ, aura abondé en plusieurs.
Or, c'est à cause du péché du premier père que les enfants
566 SOMME THÉOLOGIQUE.
morts avec le seul péché originel étaient détenus dans l'enfer.
Donc, à plus forte raison, ils auront été délivrés de l'enfer
par la grâce du Christ ». — La troisième objection rappelle
que « comme le baptême agit en vertu de la Passion du
Christ, de même en est-il de la descente du Christ aux enfers,
ainsi qu'on le voit par ce qui a été dit (art. 4, cid 2""'; art. .'), 6).
Or, les enfants, par le baptême, sont délivrés du péché ori-
ginel et de l'enfor. Donc, pareillement, ils furent délivrés par
la descente du Christ aux enfers ».
L'argument sed contra en appelle au texte de « l'Apùtre »,
où il est « dit, dans l'épitre aux Romains, ch. m (v. 25), que
Dieu a proposé le Christ en propilialion par la Joi en son sang.
Or, les entants qui étaient morts avec le seul péché originel,
n'avaient participé en aucune manière à la foi. Donc ils ne
perçurent point le fruit de la propitialion du Christ, en telle
sorte que par Lui ils aient été délivrés de l'enfer ».
Au corps de l'article, saint Thomas précise à nouveau que
« comme il a été dit plus haut (art. précéd.), la descente du
Christ aux enfers a eu son efl'et en ceux-là seuls qui étaient
unis par la foi et la charité à la Passion du Christ, par la vertu
de laquelle la descente du Christ aux enfers avait un eflct de
délivrance. Or, les enfants qui étaient morts avec le péché
originel, n'avaient, en aucune manière, été unis à la Passion
du Christ par la foi et l'amour. C'est qu'en efl'et, ils n'avaient
pas pu avoir la foi propre ou personnelle, puisqu'ils n'avaient
pas eu l'usage du libre arbitre. Et ils n'avaient pas, non plus,
été purifiés du péché originel par la foi des parents », comme
la chose était possible dans la loi de nature, « ou par quelque
sacrement de la foi », comme il était arrivé pour les enfants
juifs qui avaient reçu la circoncision. « Il s'ensuit que la des-
cente du Christ aux enfers ne délivra point de l'enfer ces sortes
d'enfants. — H y a encore que les saints patriarches furent
délivrés de l'enfer parce qu'ils furent admis à la gloire de la
vision divine, à laquelle nul ne peut parvenir si ce n'est par
la grâce, selon cette parole de l'épitre aux Romains, ch. vi
(v. 23) .• Cesl une grâce de Dieu que la vie éternelle. Puis donc
que les enfants qui étaient morts avec le péché originel
QUESTION LU. — DE LA DESCENTU DU CHUIST AUX liiNFEUS. 067
n'avaient pas eu la grâce, ils ne furent point délivrés de l'en-
fer ».
Vad primum fait observer que (( les saints patriarches, bien
qu'ils fussent encore détenus, astreints par la dette du péché
originel pour autant qu'il regarde la nature humaine, avaient,
cependant, été délivrés, par la foi du Christ, de toute tache
du péché; et, à cause de cela, ils étaient capables de celte libé-
ration que le Christ apporte en descendant aux enfers. iMais
cela ne peut se dire des enfants, ainsi qu'il a été montré » (au
corps de l'article).
L'ad secundam commence par expliquer le texte de saint
Paul, que citait l'objection. « Lorsque l'Apôtre dit que la
grâce de Dieu abonde en plusieurs (le latin a le mot plures) le
mot plures ne doit pas se prendre dans un sens comparatif,
comme s'il était un plus grand nombre d'hommes sauvés par
la grâce du Christ, que perdus par le péché d'Adam ; mais,
d'une façon absolue : comme s'il disait que la grâce du Christ
a abondé ou rejailli sur un grand nombre, de même que le
péché d'Adam est parvenu à un grand nombre ». Ceci dit,
pour l'intelligence du texte, saint Thomas ajoute : « Mais,
comme le péché d'Adam parvient à ceux-là seulement qui
descendent de lui par voie de conception naturelle; ainsi la
grâce du Christ parvient à ceux-là seulement qui, par la régé-
nération spirituelle, ont été faits ses membres. Et ceci ne con-
vient pas aux enfants morts avec le péché originel ».
L\id lerliuni déclare que « le baptême est conféré aux hom-
mes en cette vie, où l'homme peut changer et passer de la
coulpe à la grâce; tandis que la descente du Christ aux enfers
porta sur les âmes après cette vie, où le changement que nous
venons de dire n'est plus possible. Et voilà pourquoi, par le
baptême les enfants sont libérés du péché originel et de l'enfer;
sans qu'ils l'aient été par la descente du Christ aux enfers ».
Les âmes humaines détenues dans le limbe des enfants
morts avec le seul péché originel ne furent point délivrées par
le Christ lors de sa descente aux enfers. Ces âmes étaient, par
le seul fait du trépas, fixées à tout jamais dans un état qui ne
568 SOMME TUÉOLOGIQUE.
leur permellait plus d'avoir part aux bienfaits de la Rédemp-
tion, — Mais, que penser des âmes humaines qui se trouvaient
dans le purgatoire. Devons-nous dire qu'elles, du moins, par-
ticipèrent à la délivrance que le Christ apportait; ou bien laut-il
également les en excepter. Saint Thomas va nous répondre à
l'article qui suit et qui sera le dernier de la question présente.
Article VIII.
Si le Christ, par sa descente aux enfers, délivra les âmes
du purgatoire?
Trois objections veulent prouver que « le Christ, par sa
descente aux enfers, délivra les âmes du purgatoire ». — La
première apporte un texte de « saint Augustin, dans son épilre
à Eoodius (ch. m) », où il « dit : Parce que des témoignages
évidents parlent d'enjer et de douleurs, il ne se présente aucun
motij de croire que le Sauveur y est venu, si ce n'est pour délivrer
ceux qui étaient dans ces douleurs. Mais, s'il délivra tous ceux
quil y trouva, ou seulement quelques-uns qu'il Jugea dignes de
ce bienfait, Je le cherche encore. Toutefois, que le Christ soit
venu aux enjers, et qu'il ait conjéré ce bienjait de la délivrance à
ceux qui s'y trouvaient dans la douleur. Je n'en doute pas.
D'autre part, II ne conféra point le bienfait de la délivrance
aux damnés, comme il a été dit plus haut (art. 0). Et, en dehors
d'eux, il n'est personne qui soit constitué dans la douleur
pénale, si ce n'est ceux qui sont dans le purgatoire », point
de doctrine d'une si grande importance et que saint Thomas
s'est toujours appliqué à mettre en vive lumière. « Donc le
Christ délivra les âmes du purgatoire ». — La seconde objec-
tion touche un autre point de doctrine qu'il importe, aussi,
souverainement de remarquer. « La présence elle-même de
l'âme du Christ n'eut pas un moindre effet que les sacrements
institués par Lui. Or, par les sacrements du Christ, les âmes
sont délivrées du purgatoire; et surtout par le sacrement de
l'Eucharistie, comme il sera dit plus loin » : ce point de doc-
QUESTION Lir. — DG LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFEUS. 669
Irine, que saint Thomas touche ici, et qu'il annonce devoir
établir plus loin, n'a pas été traité par lui dans la Somme l/iéolo •
glqae ; la mort ne lui en a pas laissé le temps. Cependant, il
l'avait déjà traité dans son Commentaire sur les Sentences; et
c'est de là qu'on a pris les questions qui s'y rapportent dans le
Supplément, q. 71, art. 9. « Donc, conclut ici saint Thomas,
c'est à plus forte raison que par la présence du Christ descen-
dant aux enfers les âmes ont été délivrées du purgatoire ». —
La troisième objection fait remarquer que « tous ceux que le
Christ a guéris dans cette vie. Il les a guéris totalement,
comme le dit saint Augustin au livre de ta Pénitence (ch. ix).
Et, en saint Jean, ch. viii (v. 28), le Seigneur dit : J'ai rendu
sain, le Jour du sabbat, un homme tout entier. Or, le Christ
délivra ceux qui étaient dans le purgatoire, de la dette de la
peine du dam, qui les excluait de la gloire. Donc 11 les déli-
vra aussi de la dette de la peine du purgatoire )>.
L'argument sed contra oppose un texte de « saint Grégoire,
dans le livre XIII des Morales (ch. xliii, ou xv, ou xx), oîi il est
dit : Alors que notre Créateur et Rédempteur, en pénétrant dans
les prisons de lenjer, tira de là les âmes des élus, Il ne souffre
plus que nous allions dans ces lieux d'oà II délivra les autres en
y descendant. Or, Il souffre que nous descendions au purgatoire.
Donc, en descendant aux enfers, Il n'a pas délivré les âmes du
purgatoire ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « comme
il a été souvent dit plus haut (art. ^, ad 2'""; art. 5, (i, 7), la
descente du Christ aux enfers eut son effet de délivrance par
la vertu de la Passion. Or, la Passion du Christ n'avait pas une
vertu temporaire et transitoire, mais sempiternelle, selon cette
parole de l'Epître aux Hébreux, ch. x (v. i/j) : Par une seule
oblation, lia consommé », amené à leur perfection, « les sancti-
fiés pour toujours. Et l'on voit, par là, que la Passion du Christ
n'eut point alors une plus grande efficacité que celle qu'elle a
maintenant. Il suit de là que ceux qui furent alors tels que
sont maintenant ceux qui sont détenus dans le purgatoire ne
furent point délivrés du purgatoire par la descente du Christ
aux enfers. Que s'il en fut qui furent trouvés là tels que ceux
0~O SOMMli THEOLOGIQUE.
qui sont mainlenant délivrés du purgatoire, rien n'empêche
que ceux-là aient été délivrés du purgatoire par la descente du
Christ aux enfers ». — On aura remarqué, ici encore, la portée
de la doctrine que vient de nous livrer saint Thomas, comme
aussi la prudence et la sûreté de sa raison Ihéologique, dédui-
sant de principes incontestés des conclusions qui n'apparais-
saient point d'elles-mêmes s'y trouver contenues.
Vad priimiin va confirmer cette doctrine en y ajoutant une
considération nouvelle du plus haut intérêt. « Du texte de
saint Augustin que citait l'ohjection il ne peut pas être conclu
que tous ceux qui étaient dans le purgatoire en furent déli-
vrés, mais que ce bienfait fut accordé à quelques-uns : c'est-à-
dire, à ceux qui étaient suffisamment purifiés; ou, aussi, qui
durant leur vie sur la terre avaient mérité par la foi, l'amour
et la dévotion à la mort du Christ, que, lorsqu'il descendrait
aux enfers, ils fussent délivrés de la peine temporelle du pur-
gatoire ». Ainsi donc, pour saint Tiiomas, une double caté-
gorie d'àmes du purgatoire purent être délivrées par la des-
cente du Christ aux enfers : celles qui, au moment où le
Christ descendit, avaient achevé le temps de leur expiation;
et celles qui, par une dévotion spéciale à la l^assion du Christ,
avaient mérité qu'au moment où le Christ paraîtrait dans la
vertu de sa Passion, ce qui pouvait leur rester encore de peine
à expier leur fût condonné.
L'ad secLindum formule en termes que nous devons retenir
la distinction essentielle existant entre ce que l'objection se
plaisait à identifier ou à confondre. « La vertu du Christ opère
dans les sacrements par mode d'une cerlaine guérison et
expiation. Et aussi bien le sacrement de l'Eucharistie délivre
les hommes du purgatoire en tant qu'il est un sacrifice propi-
tiatoire pour le péché. Mais la descente du Christ aux enfers
ne fut point satisfactoire. Cependant, elle opérait en la vertu
de la Passion, qui fut satisfactoire, comme il a été vu plus
haut (q. ^8, art. •2); mais la Passion était satisfactoire en gé-
néral, et sa vertu devait être appliquée à chacun par quelque
chose de particulier se rapportant à lui (q. 49, art. i, ad 4'"'" et
.5'""). De là vient qu'il ne suit pas que par la descente du Christ
QUESTION LU. — DE LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS. 671
aux enfers, tous eeux qui étaient dans le purgatoire aient
été délivrés ».
Vad terliiim fait observer que « ces misères ou défauts dont
le Christ délivrait simultanément les hommes en ce monde
étaient chose personnelle, appartenant en propre à chacun.
L'exclusion, au contraire, de la gloire de Dieu était un certain
défaut général ayant trait à la totalité de la nature humaine.
Il suit de là que rien n'empêche que ceux qui étaient dans le
purgatoire aient été délivrés, par le Christ, de l'exclusion de la
gloire, sans qu'ils aient été délivrés de la dette de la peine du
purgatoire qui est du domaine des défauts personnels. C'est
ainsi, du reste, qu'inversement les saints patriarches, avant
l'avènement du Christ, s'étaient trouvés délivrés de leurs pro-
pres défauts » ou des pénalités qui leur étaient personnelles,
« mais non du défaut commun », ou de la pénalité qui attei-
gnait toute la nature humaine, c selon qu'il a été dit plus
haut » (art. précéd., ad 7"'"; q. /^q, art. 5, ad /'"").
Dans l'introduction ou le prologue de la question 27, saint
Thomas nous avait annoncé que le traité des mystères du
Christ ou a des choses que le P'ils de Dieu incarné a faites ou
souflertes dans la nature humaine unie à Lui » comprendrait
quatre parties. — La première considérerait ce qui a trait « à
l'entrée du Christ en ce monde ». Elle devait aller de la ques-
tion 27 à la question 89. — La seconde étudierait ce qui a
trait « au progrès » ou à la marche et à l'avancement, au
déploiement, au développement « de sa vie dans ce monde ».
Elle irait de la question 4i à la question !\o. — La troisième
devait traiter « de la sortie du Christ de ce monde ». Et ici
viendrait tout ce qui regarde la Passion, la mort, la sépulture
du Christ, et sa descente aux enfers. Nous l'avons étudié depuis
la question 4(3 jusqu'à la question 62 que nous venons de ter-
miner. — Il ne nous reste plus qu' « à considérer ce qui tou-
che à l'exaltation du Christ », la quatrième et dernière partie
du traité des mystères de la Rédemption accomplis dans la
Personne même du Rédempteur. Cette dernière partie com-
prendra elle-même quatre subdivisions : « premièrement, de
672 SOMME THÉOLOGIQUE.
la résurrection du Christ (de la question 53 à la question 56);
secondement, de son ascension (q. 57); troisièmement, du fait
de s'asseoir à la droite du Père (q. 58); quatrièmement, de sa
puissance judiciaire (q. 59) ».
On le voit : c'est le traité de la gloire du Christ que nous
abordons maintenant. 11 sera le digne couronnement de tout
ce que nous avons étudié jusqu'ici au sujet de la Personne du
Rédempteur et des mystères de la Rédemption accomplis par
Lui ou en Lui.
La première des quatre parties de ce nouveau traité se subdi-
vise de nouveau en quatre : « la première porte sur la résur-
rection du Christ (q. 53) ; la deuxième, sur la qualité du Res-
suscité (q. 54); la troisième, sur la manifestation de la résur-
rection (q. 55); la quatrième, sur sa causalité » (q. 56).
Venons, tout de suite, à ce qui regarde la résurrection du
Christ. — C'est l'objet de la question suivante.
QUESTION LUI
DE L.\ RÉSURRECTION DU CHRIST
Cette question comprend quatre articles :
1° De la nécessité de la résurrection du Christ.
2° Du temps de la résurrection.
'6" De l'ordre de cette résurrection.
4° De sa cause.
Article Premier.
S'il était nécessaire que le Christ ressuscitât?
Trois objections veulent prouver qu' « il n'était point néces-
saire que le Christ ressuscitât ». — La première cite un texte
de « saint Jean Damascène, au livre IV » de la Foi Orthodoxe
(ch. xxvii), où il est « dit : La résurrection est le fait de se rele-
ver pour ce qui est tombé étant animal et vivant, ou la reconstitu-
tion de ce qui avait été dissous. Or, le Christ n'était point tombé
par le péché ; ni, non plus, son corps n'avait été dissous, comme
il a été vu plus haut (q. i5, art. i ; q. 5i, art. 3). Donc il n'a
pu convenir au Christ de ressusciter, au sens propre ». — La
seconde objection dit que quiconque ressuscite » ou se relève
« est promu à quelque chose de plus haut ; car s'élever ou se
lever (en latin surgere) implique un mouvement eh haut. Or, le
corps du Christ, après la mort, demeura uni à la divinité; et,
par suite, il ne put pas être élevé à quelque chose de plus haut.
Donc il ne lui convenait pas de ressusciter ». — La troisième
objection fait observer que « ce qui s'est passé à l'endroit de
l'humanité du Christ est ordonné à notre salut. Or, à notre
salut suffisait la Passion du Christ, par laquelle nous avons
été délivrés de la coulpe et de la peine, comme on le voit par
07^ SOMME THÉOLOOIQUR.
ce qui a été dit plus haut (q. 49, art. i, 3). Donc il n'élait point
nécessaire que le Christ ressuscitât d'entre les morts )>. — Ces
ohjections, on le voit, tendent à discuter le concept même de
résarreclinn appliqué au Christ après sa mort, en même tem|)s
qu'à écarter la nécessité, pour Lui, du fait que ce concept
désigne.
L'argument sed contra oppose simplement qu' u il est dit, en
saint Luc, chapitre dernier (v. /|G) : Il fallait que le Christ souffrit
la Passion et ressuscitât (rentre les morts ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il était néces-
saire que le Christ ressuscitât, pour cinq raisons. — Première-
ment, pour faire éclater la justice divine, à laquelle il appar-
tienld'élever ceux qui s'humilient pour Dieu ; selon celte parole »
du Magnificat, a en saint Luc, ch. i (v. 52) : // a déposé les puis-
sants de leur tnJne, et II a élevé les humbles. Par cela donc que le
Christ, pour l'amour de Dieu et pour lui ohéir, s'était humilié
jusqu'à la mort de la croix, il fallait qu'il fut exalté par Dieu
jusqu'à la résurrection glorieuse. Et aussi bien, il est dit, en sa
Personne, dans le psaume (cxxxviir, v. 2) : Vous ave: connu,
c'est-à-dire approuvé, voulu ma chute, c'est-à-dire l'humiliation
de ma Passion, et ma insurrection, c'est-à-dire ma glorification
dans la résurrection ; comme la glose l'explique. — Seconde-
ment, pour l'instruction de notre foi. Car sa résurrection a
confirmé notre foi au sujet de la divinité du Christ, étant donné
que, comme il est dit dans la seconde Épître aux Corinthiens,
chapitre deinier (v. fi), bien quit cdt été crucifié en raison de notre
infirmité », ou en raison de l'infirmité de sa chair qu'il avait
prise semblable à la nôtre, a cependant II vit par la vertu de Dieu »
ou de la divinité qui était en Lui et qu'il était Lui-même. « Et c'est
pourquoi, dans la première Épître aux Corinthiens, ch. xv (v. i/'i),
il est dit : Si le Christ n'est point ressuscité, vaine est notre prédi-
cation,vaine notre foi. Et dans le psaume (xxix, v. 10) : quelle utilité
sera dans mon sang, c'est-à-dire dans l'effusion de mon sang,
tandis que Je descends, comme par certains degrés de maux
dans la corruption. Comme s'il disait : aucune utilité n'pii ré-
sultera. Si, en cITet, je ne ressuscite pas tout de suite, et si
mon corps se corrompt, je ne l'annoncerai à personne, je ne
i , r r
QUESTION Lin. — DE LA RESURRECTION DU CHRIST. D'O
gagnerai personne, ainsi que s'exprime la Glose. — Troisième-
ment, pour relever noire espérance. Tandis qu'en efTet nous
voyons ressusciter le Christ, qui est notre tête, nous espérons
que nous aussi nous ressusciterons. Aussi bien est-il dit, dans
la première Epître aux Corinthiens, ch. xv (v. 12) : SU esl prê-
ché que le Christ est ressuscité d'entre les morts, comment y en
a-l-il qui disent parmi vous qu'il n'est point de résurrection des
morts? Ei, dans le livre de Job, ch. xix (v. aS, 97), il est dit »,
comme nous le lisons dans la Vulgate : « Je sais, par la certi-
tude de la foi, que mon Rédempteur, savoir le Christ, vit, res-
suscité des morts, et c'est pourquoi, au dernier Jour, Je dois me
relever, ressusciter de terre : cette espérance est fixée dans mon
cœur. — Quatrièmement, pour Vinformation de la vie des fidè-
les; selon cette parole de l'Épître aux Romains, ch. vi (v. /|) :
De même que le Christ est ressuscité des morts par la gloire du
Père, de même, nous aussi, marchons dans une vie renouvelée.
Et plus loin (v. 9, II): Le Christ, ressuscité des morts, ne meurt
plus; de même vous estime:-vous morts au péché, et vivants en
Dieu. — Cinquièmement, pour l'achèvement de notre salut.
Car, de même qu'il a, dans ce but, supporté les maux, en mou-
rant, pour nous délivrer des maux; de même 11 a été glorifié,
en ressuscitant, pour nous promouvoir dans les biens ; selon
cette parole de l'Épître aux Romains, ch. iv (v. 20) : // a été
livré pour nos péchés ; et II est ressuscité pour notre Justifica-
tion ». — Il est aisé de voir que toutes ces raisons données ici
par saint Thomas vont à prouver la nécessité de la résurrec-
tion glorieuse et immédiate pour le Christ; car, s'il s'agissait
simplement de la nécessité en soi de ressusciter, elle se piou-
verait du simple fait que le Christ avaif pris notre nature hu-
maine, laquelle étant composée d'une âme immortelle faite
pour ce corps déterminé dont elle est la forme, la sagesse de
Dieu demande, exige, que même si, par le seul cours de la na-
ture du corps composé d'éléments contraires, ce corps vient à
périr, un jour, par la toute-puissance de Dieu, l'âme soit de
nouveau réunie au corps et ne s'en sépare plus. Cf. Supplé-
ment, q, 74, art. i, ad /"'",
Vad primum fait observer que « si le Christ n'est point
57O SOMMR THÉOLOGIQUE.
tombé par le péché, Il est tombé cependant par la mort; car,
de même que le péché est une chute par rapport à la justice,
la mort est une chute par rapport à la vie. Aussi bien on peut
entendre de la Personne du Christ ce qui est dit, dans le pro-
phète Michée, ch. vu (v. 8) : Ne te réjouis pas sur moi, o toi
mon ennemie, parce que je suis tombé; car je me relèverai. — De
même, aussi, bien que le corps du Christ n'ait pas été dissous
au point d'être réduit en cendres, cependant la séparation elle-
même de l'âme par rapport au corps fut une certaine dissolu-
tion I).
L'ad secandum précise que « la divinité était unie à la chair
du Christ, après sa mort, de l'union personnelle » ou hypo-
stalique ; « mais non de l'union de nature, selon que l'âme
est unie au corps à litre de forme pour constituer la nature
humaine. Et donc par cela que le corps du Christ a été uni à
l'âme, il a été promu à un état plus élevé dans l'ordre de la
nature, bien qu'il n'ait pas été promu à un état plus élevé
dans l'ordre de la Personne ». Il n'avait pas cessé d'être le
corps du Christ, et il n'avait pas à le redevenir; mais il avait
cessé d'être vivant, et il devait être promu à une vie nou-
velle, bien autrement excellente d'ailleurs que celle qu'il avait
eue avant la mort.
h'ad terlium déclare que « la Passion du Christ a opéré no-
tre salut, à proprement parler, quant à l'éloignement des
maux ; tandis que la Résurrection l'a opéré quant au commen-
cement et à l'exemplaire des biens ». La Passion nous a déli-
vrés du péché et de la peine due au péché ; la Résurrection
nous a apporté la vie et tous les biens de la gloire attachés à
cette nouvelle vie : tous ces biens nous apparaissent déjà réa-
lisés dans la Personne du Christ; et nous en avons, dès main-
tenant, le commencement par la vie de la grâce.
II fallait que le Christ ressuscite. La gloire de Dieu le deman-
dait. Car il ne se pouvait pas qu'il laissât dans l'humiliation
du Calvaire son divin Fils et qu'il permît à ses ennemis de
jouir insolemment de leur triomphe. A'otre foi, notre espé-
rance, la perfection de notre vie renouvelée le demandaient
QUESTION un. — DE LA RESURRECTION DU CHRIST. 677
aussi, puisque la Résurreclion du Christ démontrait excellem-
ment qui II était, où II devait nous conduire, et comment nous
devions, dès maintenant, nous modeler sur Lui. — Mais, en
quel temps, à quel moment devait se faire cette Résurreclion.
Convenait-iUque ce fût au troisième jour après ?a mort. C'est
ce qu'il nous faut maintenant examiner; et tel est l'objet de
l'article qui suit :
Article II.
S'il convenait que le Christ ressuscitât au troisième jour?
Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas
que le Christ ressuscitât au troisième jour ». — La première dit
que « les membres doivent se conformer à la tête. Or, nous,
qui sommes les membres du Christ, nous ne ressuscitons pas
de la mort au troisième jour, mais notre résurrection est dif-
lérée jusqu'à la fin du monde. Donc il semble que le Christ,
qui est notre tête, ne devait pas ressusciter au troisième jour,
mais qu'il fallait que sa résurreclion fût différée jusqu'à la fin
du monde ». — La seconde objection en appelle à ce que « dans
les Actes, ch. ii (v. 24), saint Pierre dit qu il était impossible que
le Christ fût détenu par l'enfer et par la mort. D'autre part, tout
le temps que quelqu'un est mort, il est détenu par la mort. Il
semble donc que la Résurrection du Christ n'aurait pas dû
être dilTérée jusqu'au troisième jour, mais qu'il devait ressus-
citer tout de suite, le jour même de sa mort ; alors surtout que
la glose sur le texte (du psaume xxix, v. lo) cité (à l'article pré-
cédent) dit qu'il n'y avait aucune utilité dans l'effusion du
sang du Christ s'il ne ressuscitait pas tout de suite ». — Lu
troisième objection fait observer que « le jour paraît commen-
cer au lever du soleil dont la présence cause le jour. Or, le
Christ ressuscita avant le lever du soleil. Il est dit, en effet,
dans saint Jean, ch. xx (v. i), que, la première férié après le
sabbat, Marie-Magdeleine vint , le matin, quand les ténèbres duraient
encore, au monument; et, dès lors, le Christ était déjà lessuscité;
car le texte poursuit : et elle vil la pierre roulée de devant le
XVI . — La Ftédemption. 87
578 SOMME THÉOLOGIQUE.
monament. Donc le Christ n'est pas ressuscité au troisième
jour ». — Cette dernière objection voudrait prouver que le
Christ n'est pas, en fait, ressuscité au troisième jour ; tandis
que les deux premières s'appliquaient à montrer qu'il n'aurait
pas dû ressusciter à cette date. t
L'argument sed contra apporte le texte où nous voyons que le
Christ Lui-même avait dit, en saint Matthieu, ch. xx (\ . uj) :
Ils livreront le Fils de l'homme aux Gentils pour qu'ils le bafouent,
le Jlagellent et le crucifient; et, au troisième jour, Il ressuscitera ».
Au corps de l'article, saint Thomas s'appuie sur l'une des
raisons marquées à l'article précédent. « Comme il a été dit,
la Résurrection du Christ était nécessaire pour l'instruction
de notre foi. Or, notre foi porte sur la divinité et sur l'huma-
nité du Christ : il ne suffirait pas, en effet, de croire seulement
l'une ou l'autre, ainsi qu'il ressort de ce qui a été dit plus haut
(q. 26, art. /i ; cf. '2''-2"^, q. 2, art. 7, 8). Afin donc que notre
foi en la divinité du Christ fût confirmée, il fallait qu'il res-
suscitât tout de suite et que sa Résurrection ne fût point dif-
lérée jusqu'à la fin du monde. Mais à l'effet de confirmer notre
foi en son humanité et en sa mort, il fallait qu'il y eût un
intervalle entre sa rriort et sa Résurrection : si, en eft'et, Il était
ressuscité tout de suite après sa mort, il eût pu paraître que
sa mort n'était point véritable, et, par conséquent, que sa
Résurrection non plus ne l'était pas. Toutefois, à l'effet de
manifester la vérité de sa mort, il suffisait que sa Résurrection
fût différée jusqu'au troisième jour; parce qu'il n'arrive pas
que dans ce laps de temps, dans un homme qui paraissait mort
alors qu'il vivait, ne se découvrent quelques indices de vie. —
Par cela aussi qu'il ressuscita au troisième jour, était recom-
mandée la perfection du nombre trois, qui esi le nombre de toute
chose, en ce sens qu'i/ a un commencement, un milieu, et unejln,
comme il est dit au livre I du Ciel et du Monde (ch. 1, n. 2 ; de
S. Thomas, leç. 2). — Il est montré aussi, dans le sens du mys-
tère, que le Christ, par son unique mort, qui fut lumière en rai-
son de sa justice, par cette mort corporelle, détruisit nos deux
morts, savoir celle du corps et celle de l'âme, qui sont téné-
breuses en raison du péché. Et voilà pourquoi II demeura dans
QUESTION Lin. -^ DE LA RESURRECTION DU CHRIST. Syg
le tombeau un jour entier et deux nuits, comme le dit saint
Augustin, au livre IV de la Trinité (ch. vi). — Par là encore il
était signifié que par la Résurrection du Christ le troisième
temps commençait », dans la durée f-es siècles qui devaient
composer l'histoire humaine. « Le premier, en effet, était celui
d'avant la loi; le second, sous la loi; et le troisième, sous la
grâce. — Pareillement aussi, dans la Résurrection du Christ
commence le troisième état des saints. Car le premier fut sous
les figures de la loi ; le second est sous la vérité de la foi ; et le
troisième sera dans l'éternité de la gloire, que le Christ, en
ressuscitant, inaugura ». — On aura remarqué, dans ce lumi-
neux corps d'article, l'harmonie des raisons apportées par saint
Thomas, qui a su joindre si heureusement les explications
mystiques aux motifs les plus essentiels exigés par les données
de la foi.
Vad primiim répond que <( la tête et les membres doivent
être conformes en nature, mais non en vertu : la vertu de la
tête, en effet, est plus excellente que celle des membres. Et c'est
pourquoi, afin de démontrer l'excellence de la vertu du Christ,
il était à propos que Lui ressuscitât au troisième jour, la résur-
rection des autres étant remise jusqu'à la fin du monde ».
L'ad secLindum fait observer que « la détention implique une
certaine coaction. Or, le Christ n'était tenu par aucune néces-
sité qui l'astreignit à la mort; mais II était libre panni les morls
(psaume lxxxvii, v. 6). A cause de cela. Il demeura quelque
temps dans la mort, non comme détenu, mais par sa propre
volonté, autant de temps qu'il jugea que c'était nécessaire
pour l'instruction de notre foi. — Et aussi bien on dit se faire
tout de suite ce qui se fait dans un court intervalle de temps ».
— Il n'y a donc pas opposition, comme l'objection semblait
vouloir le conclure, entre le fait que le Christ resta trois jours
dans le tombeau et la raison d'ulilité ou de dignilé qui deman-
dait qu'il ressuscitât tout de suite.
Vad lerlium explique la difficulté que l'objection tirait du
texte de saint Jean cité par elle, et harmonise ce texte avec les
textes des synoptiques qui paraîtraient au premier abord s'y
opposer. — « Comme il a été dit plus haut (q. 5i, art. [\,
58o SOMME THÉOLOGIQUK.
ad /""' et ad 2""'), le Christ ressuscita vers le matin, alors que le
jour déjà commençait à paraître, pour signifier que par sa résur-
rection Il nous introduisait à la lumière de la gloire; de même
qu'il était mort, le jour étant déjà sur le soir et tendant aux
ténèbres » de la nuit, « pour montrer que par sa mort 11 détrui-
sait les ténèbres de la coulpe et de la peine. Et cependant II est
dit être ressuscité au troisième jour, en prenant le jour pour le
jour naturel qui contient un espace de vingt-quatre heures.
Saint Augustin dit, au livre IV de la Trinité (ch. vi), que la
nuit jusqu'au matin où la Résurrection du Christ a été déclarée,
appar lient au troisième Jour. Parce que Dieu qui dit que le jour
sorte des ténèbres, afin que par la grâce du Nouveau Testament et
par la participation de la Résurrection du Christ nous entendions
le sens de ces mots, Vous ave: été autrefois ténèbres, tnais mainte-
nant vous êtes lumière, dans le Seigneur ; nous insinue, en quelque
sorte, que le jour prend son commencement de la nuit. De même,
en effet, que les premiers jours » dans la Genèse, « en raison de
la future chute de t homme, se comptent de la lumière à la nuil:
ainsi les jours nouveaux se comptent des ténèbres à la lumière, en
raison de la restauration de l'homme. (3n voit, par là, que même
si le Christ était ressuscité au milieu de la nuit, on pourrait
diic encore qu'il était ressuscité au troisième jour, en parlant
du jour naturel. Mais, comme II est ressuscité au malin, on
peut dire qu'il est ressuscité au troisième jour, même en l'en-
tendant du jour artificiel, qui est causé par la présence du
soleil; parce que le soleil commençait à illuminer l'atmos-
phère. De là vient qu'il est dit, en saint Marc, chapitie dernier
(v, 2), que les femmes vinrent au monument, le soleil déjà levé.
Ce qui n'est pas contraire à ce que dit saint Jean, que les ténè-
bres duraient encoi'e, comme le dit saint Augustin au livre du
consentement des Évcmgélistes (liv. III, ch. xxiv, n. 05) : parce
que lorsque le jour se lève, ce qui reste de ténèbres disparaît d'au-
tant plus que la lumière monte. Quant à ce que dit saint Marc,
que le soleil était déjà levé, on ne doit pas l'entendre comme si
le soleil lui-même avait paru au-dessus de l'horizon, mais
comme étant sur le point de paraître ».
QUESTIOlN LUI. DE LA UÉSURHLCl ION DU CIIUISI. 58 I
C'est au troisième jour après sa mort que le Christ est res-
suscité, comme en témoigne l'Evangile. Et rien n'était plus
en harmonie, soit avec les exigences de noire foi portant sur
la divinité et l'humanité du Christ, soit avec le symbolisme
naturel ou mystique voulu et ordonné par Dieu dans l'écono-
mie de la Rédemption. — Mais cette Résurrection du Christ
doit-elle être conçue comme la première de toutes les résur-
rections; ou, au contraire, comme ayant été précédée d'autres
résurrections accordées par Dieu à plusieurs saints person-
nages. Nous devons maintenant examiner ce nouveau point
de doctrine; et saint Thomas va le faire à l'article qui suit.
Article 111.
Si le Christ est ressuscité en premier?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'est point
ressuscité en premier d, mais que d'autres étaient ressusci-
tes avant lui. — La première en appelle à ce fait que c dans
l'Ancien Testament, nous lisons que des morts ont été ressus-
cites par Élie et Elisée (III' livre des Rois, ch. xvir, v. 19 et
suiv.; et IV" livre des Rois, ch. iv, v. '62 etsuiv.); selon cette parole
de l'Epître rtM.r Hébreux, ch. xi (v. 35) : par eux, des femmes
ont recouvré leurs morts ressuscites. Pareillement aussi le Christ,
avant sa Passion, ressuscita trois morts (8. Matthieu, ch. ix,
V. 18 et suiv.; S. Luc, ch. vu, v. ii et suiv.; S. Jean, ch. xi).
Donc le Christ n'a pas été le premier qui soit lessuscilé ». — La
seconde objection rappelle que « dans saint Matthieu, ch. xxvii
(v. 52), parmi d'autres miracles qui arrivèrent lors de la Pas-
sion du Christ, il est raconté que les tombeaux s'ouvrirent et
que de nombreux corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent.
Donc le Christ ne fut pas le premier qui ressuscita ». — La
troisième objection déclare que « comme le Christ, par sa
Résurrection, est cause de notre résurrection; de même aussi,
par sa grâce, Il est cause de notre grâce, selon cette parole de
saint Jean, ch. i (v. 16) : Nous avons tous reçu de sa plénitude.
582 SOMME THÉOLOGIQUE.
Or, d'autres eurent la grâce antérieurement au Christ, comme
tous les patriarches de l'Ancien Testament. Donc il en fut
aussi qui parvinrent à la lésurrection corporelle antérieure-
ment au Christ ».
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, dans la pre-
mière Épitre aux Corinthiens, ch. xv (v. 20) : Le Christ est
ressuscité d'entre les morts, prémices de ceux qui dorment » du
sommeil de la mort; « et la glose explique : parce que dans le
temps et dans l'excellence lia été le premier à ressusciter ».
Au corps de l'article, saint Thomas commence par préciser
le sens du mot résurrection. « La résurrection est le retour de
la mort à la vie. Or, c'est d'une double manière que quelqu'un
est arraché à la mort. Ou seulement à la mort actuelle, en ce
sens qu'il commence à vivre d'une façon quelconque après
qu'il avait été mort. Ou parce qu'il est délivré, non pas seule-
ment de la mort, mais aussi de la nécessité, et, ce qui est plus
encore, de la possibilité de mourir. Et celle-ci est la vraie et
parfaite résurrection. Car pour autant que quelqu'un vit sou-
mis à la nécessité de mourir, d'une certaine manière la mort
domine sur lui; selon celte parole de l'Épître aux Romains,
ch. VIII (v. 10) : le corps est mort à cause du péché. Et de même
ce qui peut être est dit être en un certain sens, c'est-à-dire en
puissance. Par oià l'on voit que la résurrection par laquelle un
sujet est arraché seulement à la mort d'une façon actuelle »,
mais en restant soumis à la nécessité ou même à la possibilité
de mourir, « est une résurrection imparfaite. — Si donc nous
parlons de la résurrection parfaite, le Christ a été le premier
ressuscité. Car Lui, en ressuscitant, est parvenu en premier à
la vie pleinement immortelle; selon cette parole de l'Epître
aux Romains, ch. vi (v. 9) : Le Christ, ressuscité des morts, ne
meurt plus. — Mais, de la résurrection imparfaite, certains
autres ressuscitèrent avant le Christ, pour montrer à l'avance,
comme dans un certain signe, sa Résurrection à Lui ».
(( Et par là, fait remarquer saint Thomas, la première objec-
tion se trouve résolue. Car ceux-là qui turent ressuscites dans
l'Ancien Testament, et ceux que U Christ ressuscita revinrent
à la vie en telle manière qu'ils devaient mourir de nouveau ».
QUESTION LUI. — DE LV RÉSURRECTIOxN DU GHhlST. 583
L'ad secundani lépond qu' « au sujet de ceux qui ressus-
citèrent avec le Christ, il y a une double opinion. — Quel-
ques uns, en effet, affirment qu'ils revinrent à la vie comme
ne devant pas mourir de nouveau; parce que c'eût été pour
eux un plus grand tourment de mourir une seconde fois que
de ne pas ressusciter. Et, dans ce sentiment, il faudra enten-
dre, comme ledit saint Jérôme, sur saint Matthieu (ch. xxvii,
V. 52, 53), qu'ils ne ressuscitèrent pas avant la résurrection du
Christ. Et, aussi bien, l'Evangéliste dit que sortis de leurs tom-
beaux après sa Résurrection ils vinrent dans ta sainte Cité et
apparurent à beaucoup. — Mais, saint Augustin, dans son épître
à Evodius (ch. m), rappelant cette opinion, dit : Je sais (ju il
semble à (juelcjues-uns cjuà la mort du Christ déjà Jui accordée
aux justes la résurrection telle quelle nous est prondse pour lajin »
du monde. « S'ils ne retournèrent pas dans leur sommeil, lais-
sant de nouveau leurs corps, il faut voir comment entendre ce qui
est dit que le Christ est le premier-né d'entre les morts, puis-
qu'un si grand nombre le précédèrent dans la résurrection. Que
si l'on répond qu'il s'agit d'une anticipation, en ce sens que les
tombeaux furent ouverts au moment du tremblement de terre,
alors que le Christ était suspendu à la croix, mais que les corps
des justes ne ressuscitèrent pas en ce moment, qu'ils ressuscitèrent
seulement après que le C/irist fut ressuscité le premier » , et nous
avons vu que le texte de l'Evangile, au témoignage de saint
Jérôme, se prête à cette interprétation, « il reste encore que
fait dijficulté le mot de saint Pierre aj'jirmant que ce n'est point
de David, mais du Christ qu'il avait été prédit que sa cliair ne
verrait pas la corruption, et il le prouve par ceci que le tombeau
de David était parmi eux, ce (jui ne les aurait jjas convaincus, si
le corps de David n'y avait plus été » au moment ori Pierre par-
lait : « car, bien quil fût ressuscité auparavant et peu de temps
après sa mort, et que, par conséquent, sa chair n'eut point connu
la corruption, son tombeau pouvait demeurer » au milieu d'eux :
il fallait donc, pour que l'argument de Pierre fût concluant,
que le corps de David fût encore dans son tombeau au mo-
ment où il parlait, n El, d^autre part, il semble dur que David
n'ait pas été de celte résurrection des justes, si déjà elle leur était
àS/i SOMME THÉOLOGIQUE.
donnée pour Céiernllc, alors que le Chrlsl esL marqué comme venu
de lui par sa naissance. Il y a encore que périclilera ce qui est dit,
dans CÉpUre aux Hébreux, au sujet des anciens Justes, quils ne
devaient pas être consommés » dans la gloire « sans nous, s'ils
ont déjà été constitués dans cette incorruption de la résurrection
qui nous est promise comme notre consommation à la fm » du
monde. — « Ainsi donc, conclut saint Thomas, saint Augustin
parait tenir que ces justes ressuscitèrent comme devant mou-
rir de nouveau. Et à cela paraît venir aussi ce que saint
Jérôme dit, sur scdnl Matthieu (endroit précité), que, comme
Lazare ressuscita, de même ressuscitèrent de nombreux corps des
saints, pour signifier la Hésurreclion du Seigneur. Toutefois, il
laisse la chose dans le doute, en son sermon de V Assomption ».
— « Mais, ajoute saiqt Thomas en finissant, les raisons de
saint Augustin paraissent beaucoup plus fortes ».
11 semble donc que tout en penchant pour le sentiment de
saint Augustin, saint Thomas lui-même n'ose conclure. La
(lueslion est, en effet, très délicate. D'autant que les raisons de
saint Augustin, quelques fortes qu'elles soient, ne sont pour-
tant pas démonstratives. Ainsi que le fait remarquer ici Cajé-
tan, l'argument de saint Pierre demeurerait convaincant, alors
même que le corps de David n'aurait plus été là quand il par-
lait. Nul ne doutait, en effet, que pendant de longs siècles le
corps de David n'eût été dans le tombeau qui restait là encore.
De même, pour le mot de l'Épître aux Hébreux ; il reste vrai,
en ce sens que les justes de l'Ancienne yVUiance, pris en géné-
ral, ne ressusciteront qu'à la fin du monde, et que ceux-là
même, qui, par privilège, seraient ainsi ressuscites avec le
Christ, ne l'avaient été qu'au temps de la Nouvelle Alliance,
qui est celle où nous sommes nous-mêmes et où nous pouvons
tous, dès après notre mort, être déjà consommés dans la per-
fection de la gloire, quanta la vision de Dieu. Gajétan ajoute
qu'il semble raisonnable que les justes dont parle l'Évangile
soient ressuscites de la résurrection parfaite et pleinement im-
mortelle, afin que même dans la béatitude corporelle le Christ
eût, dans le ciel, des compagnons de gloire et de bonheur.
C'est, du reste, une croyance ferme dans l'Église que la bien-
QUESTIO^ LUI. DE LA RESURRECTION DU CHRIST. 5oO
heureuse Vierge, après sa inorl, fut ressuscitée de la résurrec-
tion glorieuse et qu'elle est au ciel en corps et en âme. D'aucuns
sont aussi portés à admettre qu'il en a été de même pour saint
Joseph. Et, vraiment, la raison donnée par Cujétan, se pré-
sente ici avec une force spéciale, car il semble difficile que la
Sainte Famille n'ait pas été réunie tout de suite dans le ciel
pour y jouir ensemble, en corps et en âme, du bonheur parfait.
Il est, du reste, frappant, qu'on ne signale nulle part, dans
l'Église, des reliques du corps de saint Joseph, comme on en
signale pour les autres saints. — Toutefois, ce ne sont là que
des conjectures, ou des probabilités. Mais ce que nous devons
tenir pour absolument certain, c'est que le Christ est le premier
qui soit ressuscité des morts pour vivre de la vie immortelle
et glorieuse. S'il en est d'autres qui aient été admis à partager
cette gloire, ce n'a été qu'après que le Christ l'avait inaugurée
en sa propre Personne.
Un dernier point nous reste à examinei", pour ce (|ui est de
la Résurrection du Christ en elle-même ou du fait de celle Ré-
surrection ; et c'est d'en préciser la cause. Quelle a été la cause
de la Résurrection du Christ. Pouvons-nous, devons-nous dire
que le Christ Lui-même a été la cause de sa Résurrection, qu'il
s'est ressuscité Lui-même. Saint Thomas va nous répondre à
l'article qui suit
Article IV.
Si le Christ a été la cause de sa Résurrection?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a pas été
la cause de sa Résurrection ». — La première déclare que « qui-
conque est ressuscité par un autre n'est pas lui-même la cause
de sa lésurrection »>, mais bien cet autre par qui il est ressus-
cité. « Or, le Christ a été ressuscité par un autre; selon cette
parole du livre des Acies, ch. ii (v. ^4) : Celui que Dieu a res-
suscité, brisant pour Lui Les douleurs de l'enfer; et aux Romains,
ch. VIII (v. Il) : Celui qui a ressuscité des morts Jésus-Christ,
586 SOMME THÉOLOGIQUE.
rendra aussi la vie à nos corps mortels, etc. Donc le Christ n'a pas
été la cause de sa Résurrection ». — Li seconde objection fait
observer que « nul n'est dit mériter ou ne demande à un autre
ce dont il est lui-même la cause. Or, le Christ par sa Passion
a mérité la Résurrection; c'est ainsi que saint Augustin dit,
sur saint Jean (tr. CIV), que V humilité de la Passion a été le mé-
rite de la gloire de la Résurrection. De même le Christ a de-
mandé d'être ressuscité par le Père; selon cette parole du
psaume (xl, v. ii) : Pour vous, Seigneur, ayez pitié de moi et
ressuscitez-moi. Donc le Christ n'a pas été la cause de sa Résur-
rection )). — La troisième objection arguë de ce que, » au té-
moignage de saint Jean Damascène, dans le livre IV (ch. xxvii),
la Résurrection n'a pas été le fait de l'âme, mais du corps, qui
était tombé », piivé de l'âme par la mort. « D'autre part le
corps n'a pas pu s'unir l'âme qui est plus noble. Donc ce qui
a été ressuscité dans le Christ n'a pas pu être la cause de sa
Résurrection ».
L'argument .sed contra cite le mot formel où « le Seigneur
dit, en saint Jean, ch. x (v. 17, 18) : Personne ne m'oie la vie;
mais moi-même je la pose et de nouveau je la reprends. Or, res-
susciter n'est pas autre chose que prendre de nouveau la vie.
Donc il semble que le Christ est ressuscité par sa propre vertu ».
Au corps de l'article, saint Thomas emprunte à un principe
essentiel de la doctrine de l'incarnation établi plus haut, une
distinction f|ui va permettre de résoudre immédiatement et en
pleine lumière la fiuestion proposée. « Comme il a été dit
(q. 5o, art. -2, 3), par la mojt la divinité ne fut point séparée
de l'âme du Christ ni de sa chair. Nous pouvons donc considé-
rer d'une double manière soit l'âme soit le corps du Christ
dans sa moit : ou en laison de la divinité », qui leur est de-
meurée unie; 0 ou en raison de la nature créée elle-même ».
VA nous dirons que c selon la vertu de la divinité » qui leur
est restée unie, « et le corps a repris l'âme qu'il avait laissée; et
l'âme a repris le corps dont elle s'était séparée. C'est ce qui est
(lit du (^ihrist, dans la seconde Epître (uix dorinlhiens, chapitre
dernier (v. 1), que s'il a été crucifié en raison de Cinjirmité de la
chair, H vil par la vertu de Dieu » qui était en Lui. « Mais, si
QUESTION LUI. DE LA RÉSURRECTIOlN DU CHRIST. 687
nous considérons le corps et l'âme du Christ mort, selon la
vertu de la nature créée, de ce chef ils ne purent pas se réunir
l'un à l'autre, mais il fallut que le Christ soit ressuscité par
Dieu ».
Vad prinmin répond que « c'est la même vertu divine et la
même opération n, en raison de la même nature, « pour le
Père et pour le Fils. Et aussi bien ces deux choses se suivent »
nécessairement, « que le Christ ait été ressuscité par la vertu
du Père el qu'il l'ait été par sa propre vertu n.
h\id secandiim fait observer que « le Christ, en priant, de-
manda et mérita sa Résurrection, en tant qu'homme; non en
tant que Dieu » : or, c'est en tant que Dieu qu'il fut Lui-même
cause de sa propre Résurrection.
h\id lerluun déclare que « le corps, selon la nature créée,
n'est pas plus puissant que l'âme du Christ; il est cependant
plus puissant qu'elle » selon qu'on la considère elle-même
sous sa raison de nature créée, si on le considère, lui, « selon
la vertu divine », qui lui est unie. « Mais l'àme, à son tour,
selon la divinité qui lui est unie, est plus puissante que le
corps selon la nature créée. Et c'est pourquoi s-elon la vertu
divine le corps et l'âme se prirent de nouveau mutuellement
l'un l'autre; mais non selon la vertu de la nature ciéée ».
La Résurrection du Cliiist est la pierre de Icjuche pour notie
foi. C'est elle qui fait éclater en pleine lumièie la Vérité de
Dieu dans la suite de ses conseils sur la rédemption du monde
par le mystère de son Fils uni(jue mort et enseveli pour nos
péchés. A cette fin, il était nécessaire que le Christ, après avoir
été mis au tombeau, en sortît de nouveau plein de vie et d'une
vie parfaite, que nul, parmi les hommes, n'avait connue avant
Lui, avec ceci, d'ailleurs, que Lui-même, comme 11 l'avait
promis et annoncé, serait la propre cause de sa Résurrection :
par où 11 démontrait, de la façon la plus irrécusable, qu'il
était Celui qu'il s'était donné à la face de tous, sans en excep-
ter ses pires ennemis; savoir : le Fils unique de Dieu, ayant
avec Dieu son Père une seule et même nature divine. — Nous
venons de dire que le Christ avait dû sortir de son tombeau
588 SOMME THÉOLOGIQUE.
plein de vie et d'une vie parfaite, que nul, parmi les hommes,
n'avait connue avant Lui. Il importe de préciser la nature de
celte nouvelle vie. Saint Thomas va le faire, en se demandant
quelle fut la qualité du Christ ressuscité. C'est l'objet de la
question suivante.
QUESTION LIV
DE L\ QUALITÉ DU GHRIST RESSUSCITÉ
Cette question comprend quatre articles :
I" Si, après la Résurrection, le Christ eut un corps véritable;»
2° S'il ressuscita avec l'intégrité de son corps ?
3° Si son corps fut glorieux ?
V De ses cicati'ices apparaissant dans son corps.
Article Premier.
Si le Christ, après la Résurrection, eut un véritable corps?
Trois objections veulent prouver que u le Chrisl, après la
Résurrection, n'eut pas un véritable corps ». — La première
arguë de ce qu' « un corps vrai ne peut pas être simultané-
ment avec un autre corps dans un même lieu. Or, le corps du
Christ, après la Résurrection, fut simuitanémeni avec un autre
corps dans un même lieu : Il entra, en effet, chez les disci-
ples », au Cénacle, « les portes closes, comme il est dit en saint
Jean, ch. xx (v. 26). Donc il semble que le Christ, après la
Résurrection, n'eut pas un véritable corps ». — La seconde ob-
jection dit qu' (( un véritable corps ne disparaît point à la vue
de ceux qui le regardent, à moins peut-être qu'il ne soit dé-
truit. Or, le corps du Christ disparut aux yeux des disciples qui
le regardaient, comme il est dit en saint Luc, chapitre dernier
(v. 3i). Donc il semble que le Christ, après la Résurrection,
n'eut pas un véritable corps ». — La troisième objection dé-
clare que (( tout véritable corps a une figure déterminée. Or, le
corps du Christ apparut aux disciples sous une autre figure,
comme on le voit par saint Marc, chapitre dernier (v. 12). Donc
ogO SOMME THEOLOGIQUE.
il semble que le Christ, après la Résurrection, n'eut pas un
véritable corps humain ».
L'argumo^nl sed contra en appelle à ce qu' <( il est dit en saint
Luc, chapitre dernier (v. 37), que le Christ apparaissant aux
disciples, ceux-ci troublés et enrayés, croyaient voir un esprit,
savoir comme s'il n'avait pas un corps véritable, mais fantas-
tique. Et pour écarter cela, Lui-même ajoute (v. 89) : Palpez et
voye: ; car un esprit n'a point chair et os, comme vous voyez que
fai moi-même. Donc II n'eut pas un corps fantastique, mais un
corps véritable ».
Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « comme
le dit saint Jean Damascène, au livre IV (ch. xxvn), cela est dit
se relever » ou ressusciter, « qui était tombé. Or, le corps du
Christ était tombé par la mort, en ce sens et pour autant que
fut séparée de lui l'âme qui était sa perfection formelle. Il
fallait donc, pour que la Résurrection du Christ fût véritable,
que le même corps du Christ fût de nouveau uni à la même
âme. Et parce que la vérité de la nature du corps vient de la
forme, il s'ensuit que le corps du Christ, après la Résurrec-
tion, et fut un véritable corps, et eut la même nature qu'il avait
auparavant. Si le corps du Christ eut été fantastique, sa Résur-
rection n'eût pas été vraie, mais apparente ». Ce n'eût été
qu'un semblant de résurrection ; chose absolument inadmissi-
ble, comme contraire à la vérité de Dieu et à la fin même de
l'Incarnation rédemptrice.
L'«(i primum signale une opinion, d'après laquelle « le corps
du Christ, après la Résurrection, entra auprès de ses disciples,
les portes étant closes, et exista simultanément avec un autre
corps dans un même lieu, non en vertu d'un miracle, mais par
la condition de la gloire » ou de son état glorieux, « comme
disent certains. — Mais, reprend saint Thomas, si un corps glo-
lieux peut faire cela, par une propriété inhérente à lui, d'être
simultanément avec un autre corps dans un même lieu, nous
le discuterons plus loin, quand il s'agira de la résurrection
générale »). Ce que saint Thomas nous annonçait ici, il n'a pu
le réaliser, surpris par la mort. On y a suppléé par un extrait
du Commentaiie sur les Sentences {Supplément, q. 83, art 2).
QUEST. LIV. ^- DF LA QUALITE DU CHRIST RESSUSCITE. 09I
« Pour le moment, ajoute ici saint Thomas, et tout autant qu'il
suffît à la question actuelle, nous dirons que ce ne fut point
par la nature du corps, mais plutôt par la vertu de la divinité
unie à lui, que ce corps, bien qu'il fut véritable, entra auprès
des disciples, les portes étant closes. Aussi bien saint Augustin
dit, dans un sermon de Pâques (serm. XVlll), que d'aucuns
posent celte question : Si c'était an corps, si le même corps sor-
tit du sépulcre, qui avait été pendu à la croix, comment put-il en-
trer les portes closes ? Et il répond : Si vous comprenez le mode •>
ou le comment, « ce n'est déjà plus un miracle. Ou la raison
fait défaut, la foi édifie. Et, sur saint Jean (tr. GXXl), il dit : A
la masse du corps, dès là que la divinité s'y trouvait, les portes
closes ne firent pas d'obstacle : Celui-là, en effet, pat entrer .sans
les ouvrir, dont la naissance avait laissée inviolée la virginité de sa
Mère. Et saint (Grégoire dit la même chose, en lune de ses
Homélies sur l'octave de Pâques » (Hom. XVII, sur l'Évangile).
L'ad secundum rappelle que a comme il a été dit (q. 53,
art. 3), le Christ lessuscila à la vie immortelle de la gloire.
Or, telle est la disposition du corps glorieux, qu'il soit spiri-
tuel, c'est-à-dire soumis à l'esprit, comme dit l'Apôtre » saint
Paul, (( dans la première épître aux Corinthiens, ch. xv ( v. 44)-
D'autre part, à l'effet d'être entièrement soumis à l'esprit, pour
le corps, il est requis que toute action de ce corps soit soumise
à la volonté de l'esprit. Et parce que, qu'une chose soit vue,
cela se fait par l'action de l'objet visible sur l'organe qui voit,
ainsi que le montre Aristole au livre 11 de l'Ame (ch. vu, n, 5,
0; de S. Th., leç. i5), à cause de cela, quiconque a un corps
glorifié a en son pouvoir d'être vu quand il le veut, et, quand
il ne le veut pas, de n'être point vu. Toutefois, le Christ eut
cela, non pas seulement en vertu de la condition de corps glo-
rieux, mais aussi par la vertu de la divinité, par laquelle il
peut être fait que même les corps non glorieux miraculeuse-
ment ne soient point vus; comme cela fut accordé miraculeu-
sement à saint Barthélémy, que s'il voulait il fût va, et qu'il ne
fût point vu, s'il ne voulait pas (Fabric. Hist., liv. VIII, ch. ii).
Si donc il est dit que le Christ disparut aux yeux des disciples,
ce n'est point que son corps fut détruit ou dissous en une ma-
092 SOMME THEOLOGIQUE.
lière invisible, mais parce que sa volonté fil qu'il cessa
d'elle vu par eux, ou en demeurant présent, ou en s'éloignant
par la dol de l'agilité ». — Nous ne saurions trop retenir la
doctrine de cet ad secundum. Elle nous fixe sur la vraie pensée
de saint Thomas, au moment où il écrivait la Somme théologi-
(jue et alors qu'il était à la fin de sa vie, en ce qui est de la
nature des corps glorieux.
Vnd (ertiiun n'offre pas un moindre intérêt. Saint Thomas y
déclare que u comme le dit Sévérien (ou plutôt saint Pierre
Chrysologue), dans un sermon de Pâques (^serm. LXXXII), Wul
ne doit penser que le Christ, dans sa Résurrection, ait changé les
traits de son aspect. Ce qu'il faut entendre des lignes ou linéa-
ments des membres ; c'est qu'en effet, dans le corps du Christ
conçu par l'Esprit-Saint, il n'avait rien été de désordonné ou
de difforme, qui eût à être corrigé dans la Résurrection. Tou-
tefois, il reçut, dans la Résurrection, la gloire de la clarté. Et
aussi bien le même auteur ajoute : Son aspect changea, alors
(jue de mortel il devint immortel; et ceci fut l'acquisition de la
gloire des traits, non la perte de la substance de son aspect. Et,
cependant, ajoute saint Thomas, le Christ n'apparut point aux
disciples dont parlait l'objection, dans son aspect glorieux ;
mais, de même qu'il était en son pouvoir, que son corps fût vu
ou ne fût point vu, de même il était en son pouvoir qu'à son
aspect fût formée, dans les yeux de ceux qui le voyaient, soit
la forme glorieuse, soit la forme non glorieuse, ou une forme
mixte, ou toute autre forme quelle qu'elle fût. Il suffit d'ail-
leurs d'un très petit changement pour qu'un homme paraisse
et soit vu en une forme étrangère » : celle dernière remarque
de saint Thomas trouve son illustration dans les aspects si dif-
férents que se donnent les artistes de théâtre selon la diversité
des rôles qu'ils ont à jouer; avec des modifications très légè-
res, ils sont pris pour des personnages multiples et divers.
Après sa Résurrection, le Christ a eu le même corps qu'il
avait avant sa mort. C'est ce même corps qui avait été cloué à
la croix et placé dans le tombeau, qui s'est relevé de dessus la
pierre où on l'avait couché et qui est sorti plein de vie au ma-
QUEST. LIV. — DE LA QUALITE DU CHRIST RESSUSCITÉ. ÔgS
tin du jour de Pâques. — Mais cette vérité du corps du Christ
exige-t-elle qu'il soit ressuscité avec loul ce qu'il avait aupara-
vant; et, par exemple, devons-nous admettre qu'il a eu de nou-
veau tout le sang qu'il avait versé au cours de la Passion. D'un
mol, le corps du Christ est-il ressuscité dans son ahsolue et
parfaite intégrité. C'est ce qu'il nous faut considérer mainte-
nant; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article II.
Si le corps du Christ est ressuscité dans son intégrité ' ?
Trois objections veulent prouver que « le corps du Christ
n'est pas ressuscité dans son intégrité ». — La première dit
qu' a à l'intégrité du corps humain appartiennent la chair et
le sang, que le Christ ne semble pas avoir eus » après sa Ré-
surrection. « Il est dit, en effet, dans la première Epître aux
Corinthiens, ch. xv (v. 5o) : La chair el le sang ne posséderont
pas. le Royaume de Dieu. Or, le Christ est ressuscité dans la gloire
du Royaume de Dieu. Donc il semble qu'il n'a pas eu la chair
et le sang ». — La seconde objection en appelle à ce que « le
sang est une des quatre humeurs », qui se trouvent dans le
I. Sauf dans un des manusciits de la Somme, cet article, dans toutes les
éditions, est placé le troisième. Cependant, il était annoncé le second, dans
le sommaire de la question. Et l'ordre logique demande, en etret, qu'il soit
le second. L'édition léonine a cru devoir le maintenir le troisième. Elle ar-
guë de ce que le début du corps d'article cite, avec la formule sicut supra
dictum est, un texte de saint Grégoire qui se trouve à l'ad 2'"" de ce qui serait
l'article 111. Mais on peut dire que le siciit supra dlclum est porte sur les
mots : ejusdem nalurge, auxquels sont joints accidentellement et parce que
dans la mémoire de saint Thomas ils ne faisaient qu'un, dans l'unité d'une
même formule, les mots sed altérais glorise. Or, la vérité des premiers mots,
qui est ce qui importe pour ce que saint Thomas voulait démontrer dans
son nouvel article, avait été établie dans l'article premier. Ils en étaient
même la conclusion directe. Et. par conséquent, saint Thomas pouvait les
rappeler ici, avec la formule sicnt supra dirlum est. D'autre part, nous avions
noté plus haut, dans la Prima-Secunda^ (tome VI, p. lii) un autre exemple,
où les éditions de la Somme avaient déplacé, à tort, non seulement un arti-
cle, mais une question entière, confondant très probablement l'ordre des
feuillets qui composaient le premier manuscrit.
XVI. — La Rédemption. 38
094 SOMME THEOLOGIQUE.
corps humain, avec l'humeur pituilaire, l'humeur biliaire,
l'humeur noire, comme s'exprimaient les anciens. « Si donc
le Christ » ressuscité « eut le sang, pour la même raison II
aura eu les autres humeurs, desquelles provient la corruption
dans les corps des animaux. Il s'ensuivrait donc que le corps
du Christ » ressuscité « eût été corruptible; ce qui ne saurait
être admis. Donc le Christ n'a pas eu la chair et le sang ». —
La troisième objection arguë de ce que (( le corps du Christ
qui est ressuscité est monté au ciel. Or, dans certaines églises,
on conserve de son sang parmi les reliques. Donc le corps du
Christ n'est pas ressuscité avec l'inlégrité de toutes ses
parties ». v
L'argument sed contra apporte le texte formel où •• le Seigneur
dit, en saint Luc, chapitre dernier (v. 3o), après la Résurrec-
tion, parlant aux disciples : Un esprit n'a point chair et os,
comme vous voyez que fai moi-même » .
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que (( comme
il a été dit plus haut (art. précéd,), le corps du Christ, dans la
Késurreotion, fut de même nature, bien que d'une autre gloire.
Il suit de là que tout ce qui appartient à la nature du corps
Iminain, tout cela fut dans le corps du Christ ressuscité. Or,
il est manifeste qu'à la nature du corps humain appartiennent
les chairs et les os et le sang et les autres choses de même genre.
Il s'ensuit que toutes ces choses-là ont été dans le corps du
Christ ressuscité. Et tout cela s'y est trouvé intégralement,
sans aucune diminution; car sa Résurrection n'eût pas été par-
faite », s'il n'avait recouvré tout ce qu'il avait perdu, « si tout
ce qui était tombé » par la mort « n'avait été reconstitué dans
son intégrité. Aussi bien le Seigneur donne-t-Il à ses fidèles,
en saint Matthieu, ch. x (v. 3o), cette promesse : Les cheveux de
votre tête, tous sont comptés. Et, en saint Luc. Il dit, ch. xxi
(v. 18) : Pas un cheveu de votre tête ne périra ». — Il s'agit donc,
comme on le voit, de l'intégrité la plus parfaite, la plus abso-
lue. — Saint Thomas fait observer, dans la seconde partie de
son article, que ce point de doctrine, de « dire que le corps
du Christ n'aurait pas eu », dans sa Résurrection, a la chair
et les os et les autres parties naturelles au corps humain fait
QUEST. LIV. — DE LA QUALITÉ DU CHRIST RESSUSCITÉ. OqS
partie de l'erreur d'Eutychès, évêque de Constanlinople (cf.
S. Grégoire, Morales, liv. XIV, ch. lvi, ou xxix, ou xxxi), qui
disait que notre corps, dans la gloire de la Résurrection, sera
impalpable et plus subtil que Cair et les vents ; et que le Seigneur,
après avoir confirmé la foi des disciples qui purent le palper, ré-
duisit à une certaine subtilité tout ce qui en Lui avait pu être pcdpé.
— Mais, reprend saint Thomas, à l'endroit précité saint Grégoire
réprouve ce sentiment; parce que le corps du Christ, après la
Résurrection, n'a pas été changé, selon cette parole de l'Epître
aux Romains, ch. vi (v. 9) .Le CJirist ressuscité des morts ne
meurt plus. Et, aussi bien, Eutychès au moment de mourir. ré-
tracta ce qu'il avait dit. C'est qu'en effet, si l'on ne peut admet-
tre que le Christ, dans sa conception, ait pris un corps d'une
autre nature, par exemple, un corps céleste, comme Valentin
l'alTirmait; à bien plus forte raison il est inadmissible que le
Christ, dans la Résurrection, ait repris un corps d'une autre
nature; car II a repris, dans la Résurrection, pour la vie im-
mortelle, le corps qu'il avait pris, dans la conception, pour la
vie mortelle ».
Vad primum explique le texte de saint Paul que citait l'ob-
jection. « Dans ce texte, la chair et le sang ne sont point pris
pour la nature de la chair et du sang » ou pour leur réalité
physique, « mais, soit pour la faute de la chair et du sang,
comme le dit saint Grégoire, au livre XIV des Morales (endroit
précité), soit pour la corruption de la chair et du sang, parce
que, comme le dit saint Augustin, à Consentius (ch. 11), sur la
résurrection de la chcdr : il n'y aura plus cdors la corruption et la
mortalité de la chair et du sang. Ainsi donc la chair, prise selon
sa substance, possédera le Royaume de Dieu; selon qu'il est
dit (cf. arg. sed contra) : in esprit n'a point chair et os, comme
vous voyez que fai moi-même ; mais la chair, selon qu'on
l'entend au sens de corruption, ne le possédera pas; et aussi
bien il est ajouté tout de suite après, dans le texte de l'Apôtre :
ni la corruption ne possédera l'incorruptibilité •».
L'ad secundum répond ([ue « comme le dit saint Augustin,
au même livre (à Consentius, ch. i), peut-être, à l'occasion du
sang, notre persécuteur insistera pour nous presser et dira ; si
b()C) SOMME THÉOLOGIQUE.
dans le corps du Christ ressuscité s'est trouvé le sang, pourquoi
pas aussi la pituite, c'est-à-dire le flegme, pourquoi pas le fiel
Jaune, c'est-à-dire la bile, pourquoi pas le fiel noir, c'est-à-dire
riiumeurde la mélancolie; attendu que la science médicale elle-
même confesse que la nature de la chair est la résultante de ces
quatre humeurs? Mais on peut ajouter tout ce que l'on voudra,
pourvu quon évite d'ajouter la corruption, ajin de ne pas corrom-
pre la santé et la pureté de lajoi. La puissance divine, en effet, est
à même d'enlever de cette nature visible et malléable des corps, en
gardant certaines choses, telles qualités qu'il lui plaira ; de telle
sorte que disparaisse la souillure de la corruption et que reste la
figure; que le mouvement demeure et que la fatigue disparaisse ;
qu'il y ait le pouvoir de se nourrir et qu'il n'y oit pas la nécessité
d'avoir Jaim » .
h'ad tertium déclare, de la façon la plus expresse, que u lout
le sang qui coula du corps du Christ », au cours de la Passion,
« parce qu'il appartenait à la vérilé de la nature humaine, est
ressuscité dans le corps du Christ. Et la raison est la même
pour toutes les autres parties appartenant à la vérité et à l'in-
tégrité de la nature humaine. — Quant à ce sang qui est con-
servé comme relique dans certaines églises, il n'a pas coulé
du côté du Christ, mais on le donne comme ayant coulé
miraculeusement d'une certaine image du Christ qu'on avait
frappée » (cf. Actes du concile de Nicée, sermon de S. Atha-
nase). — C'est ainsi, du reste, que l'on conserve à Bolsena,
en Italie, le corporal qui fut marqué du sang miraculeux,
apparu aux yeux du prêtre dont la foi à la présence du corps
et du sang du Christ dans l'Eucharistie était vacillante. On
sait que le pinceau de Raphaël a immortalisé le souvenir de
ce miracle.
Plusieurs fois déjà, dans les deux articles précédents, notam-
ment dans le premier, a été prononcé, au sujet du corps du
Christ ressuscité, le mot de glorieux. Mais ce n'a été qu'en pas-
sant et comme pai- mode d'allusion. Ce qui était établi directe-
ment dans ces deux premiers articles, c'était la vérilé et l'in-
tégrité du môme corps du Christ avant etaprès la Résurrection.
QUEST. LIV. — Di: L\ QUALITÉ DU CHHISI HESSUSCITÉ. 697
Nous devons maintenant étudier en elle-même la question de
la qualité du corps glorieux poui' le corps du Christ ressuscité.
Elle sera d'ailleurs. [)Our la raison que nous soulignions à pro-
pos de ïad secandnni de l'article premier, d'une imporlance
extrême. Saint Thomas va la traiter dans l'article qui suit :
Ahticle III.
Si le corps du Christ ressuscita glorieux?
Trois objections veulent prouver que « le corps du Christ
ne ressuscita pas glorieux ». — La première déclare que « les
corps glorieux sont brillants; selon celte parole marquée en
saint Matthieu, ch. xiii (v. 43) : Les Justes brilleront comme le
soleil dans le royaume de leur Père. Or, les corps brillants sont
vus sous la raison de lumière, non sous la laison de couleur.
Puis donc que le corps du Christ fut aperçu sous la raison de
couleur, comme il était auparavant, il semble qu'il ne fut pas
glorieux ». — La seconde objection dit que « le corps glorieux
est incorruptible. Or, le corps du Christ » ressuscité. « ne sem-
ble pas avoir été incorruptible. On pouvait, en effet, le palper;
selon qu'il dit Lui-même, en saint Luc, chapitre dernier
(v. 39) : Palpez et voyez. Et saint Grégoire dil, dans une homé-
lie (Hom. XXVI, sur l'Évangile), que ce qui se palpe doit néces-
sairement se corrompre , et ne peut se palper que ce qui .se cor-
rompt. Donc le corps du Christ ne fut pas glorieux ». — La
troisième objection arguë de ce que « le corps glorieux n'est
pas animal, mais spirituel ; comme on le voit par la première
Épître aux Corinthiens , ch. xv (v. 35 et suiv.). Or, le corps du
Christ semble avoir été animal, après sa Hrsurrection ; puis-
qu'il mangea et but avec ses disciples, comme nous le lisons
en saint Luc, chapitre dernier (v. 4i et suiv.) et en saint. Jean,
chapitre dernier (v. 9 et suiv.). Donc il semble que le corps du
Christ ne fut pas glorieux ».
L'argument sed contra est le texte de « l'Apotre, dans l'épîtrc
aux PhUippiens, ch. m (v. 21) », où il « dit : Le Christ réfor-
598 SOMME THÉOLOGIQUE.
merd le corps de nuire ha/nilité » ou de notre bassesse, « confi-
guré », rendu semblable « au corps de sa clarlé ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « le corps
du Christ, dans sa Résurrection, fut glorieux. — Et on le
montre, ajoute-t-il, par une triple raison. — Premièrement,
parce que la Késurrection du Christ fut l'exemplaire et la cause
de notre résurrection ; comme il est marqué dans la première
Epître aux Corinthiens, ch. xv (v. 12 et suiv.). Or, les saints,
dans la résurrection, auront leurs corps glorieux,; comme il
est dit, au même endroit (v. 43) : On le sème dans l'ignominie ;
il ressuscitera dans la gloire. Puis donc que l'exemplaire l'emporte
sur la copie, et la cause sui* son effet, à plus foHe raison le
corps du Christ ressuscité aura été glorieux. — Secondement,
parce que, par l'humilité de la Passion, le Christ avait mérité
la gloire de la Résurrection. Aussi bien disait-Il Lui-même »,
quelques jours avant la Passion (en saint Jean, ch. xii, v. 27) :
(( Maintenant , mon âme est troublée; ce qui a trait à la Passion ;
et puis. Il ajoutait : Père, glorifiez votre Nom ; par où II deman-
dait la gloire de la Résurrection. — Troisièmement, parce que,
comme il a été vu plus haut (q. 34, art. 4), l'âme du Christ,
dès le premier instant de sa conception fut glorieuse par la
fruition parfaite de la divinité. Et ce n'était que par dispense
qu'il avait été fait que de l'âme la gloire ne rejaillisse point sur
le corps, afin que le mystère de notre rédemption fût accompli
par sa Passion. Il suit de là, qu'une fois accompli ce mystère
de la Passion et de la mort du Christ, l'âme du Christ, immé-
diatement, déversa sa gloire sur le corps repris dans la Résur-
rection. Et, ainsi, le corps du Christ fut fait glorieux ».
Vad primum fait observer que « tout ce qui est reçu en un
sujet donné est reçu en lui selon le mode de ce sujet. Puis
donc que la gloire du corps découle de l'âme, ainsi que le dit
saint Augustin dans l'épîlre à Dioscore (ch. in), l'éclat ou la
clarté du corps glorieux est selon la couleur naturelle au corps
humain : c'est ainsi que le verre diversement coloré reçoit la
splendeur, en vertu de l'illumination du soleil, selon le mode
de sa couleur. Or, de même qu'il est au pouvoir de l'homme
glorifié que son corps soit vu ou ne soit pas vu, com.me il a
QUB6T. LIV. — Dl5 LA QUAL[TÉ DU CHRIST RESSUSCITÉ. SqQ
été dit (ait. i, ad 2"'"); de même il en est en son pouvoir qne
sa clarté soit vue ou ne soit pas vue. Il suit de là qu'il peut
être vu dans sa couleur, sans clarté. Et c'est de cette manière
que le Christ apparut à ses disciples, après sa Résurrection ».
L'«ri secandum déclare qu' (( un corps est dit apte à être
palpé, non pas seulement en raison de sa résistance, mais aussi
en raison de sa densité. Or, selon qu'il est raréfié ou dense, un
corps est lourd et léger, chaud et froid, et autres qualités con-
traires du même genre, qui sont les principes de la corruption
pour les corps composés d'éléments )i. Les anciens supposaient
qu'il n'y avait à être composés de la sorte, que les corps ren-
fermés dans ce qu'ils appelaient la sphère des éléments. Tous
ces corps étaient de nature à tomber sous le sens du toucher
de l'homme et à pouvoir être palpés par lui, selon qu'ils étaient
plus ou moins denses, chauds et froids, secs et humides, et le
reste de même nature. « Il suit de là, concluait saint Thomas,
que tout corps qui esl de nature à tomber ainsi sous le sens
du toucher de l'homme est naturellement corruptible » ; parce
qu'il est composé d'éléments contraires, destinés tôt ou lard à
se détruire. « Mais, ajoutait le saint Docteui", argumentant datis
le sens de la conception aristotélicienne du monde, k s'il est un
corps résistant au toucher, qui ne soit pas disposé selon les
qualités tangibles précitées, objet propre du sens du touclier
de l'homme, comme est le corps céleste, un lel corps ne peut
pas être dit apte à être palpé. Quant au corps du Christ, il fut
vraiment, après sa Résurrection, composé d'éléments, ayant
en soi les qualités tangibles, selon que le lequiert la nature du
corps humain ; et c'est pourquoi il était naturellement apte à
être palpé. Et s'il n'avait rien eu au-dessus de la nature du
corps humain, il eût été aussi corruptible. Mais il est quelque
autre chose qui le rendit incorruptible : non qu'il ait eu la na-
ture du corps céleste », à supposer que le corps céleste fût d'une
autre nature ou d'une autre essence que les corps terrestres
composés d'éléments, comme le voulait Aristole, « ainsi que
certains le disent; et nous traiterons plus à fond, de cela, plus
loin )) (ici encore, le saint Docteur, surpiis par la mort, n'a
pu traiter dans [a Somme la question annoncée : cf. Supplément,
6oO SOMME THKOLOGIQUE.
q. 82, art. 1); mais il eut la gloire rejaillissant de l'âme bien-
heureuse : parce que, comme le dit saint Augustin, à Dios-
core (endroit précité), Dieu a fait rame d\me nature si puissante,
que de Cabsoluc plénitude de sa béatitude rejaillira dans le corps
la plénitude de la santé, c'est-à-dire la vigueur de f incorruption.
Et par là, comme le dit saint Grégoire, au même endroit
(cf. argument sed contra), il est montré que le corps du Christ,
après la Résurrection, fut de même nature, mais d'une autre
gloire ».
Uad tertium dit que a comme s'exprime saint Augustin, au
livre XIII de la Cité de Dieu (ch. xxii), notre Sauveur, après la
Résurrection, déjà dans une chair spirituelle, mais cependant vérita-
ble, prit avec ses disciples de la nourriture et de la boisson, non par
besoin d'aliments, mcds en usant du pouvoir qu'il avcdt de lejaire.
Comme, en effet, le dit le vénérable Bède, sur saint Luc (ch. xxiv,
V. ^ii), c'est d'une autre manière que la terre qui a soif absorbe l'eau
et d'une autre manière le rayon du soleil qui la dessèche : d'un côté,
c'est le besoin; de l'autre, la puisscmce ». El vraiment cette com-
paraison du vénérable Bède est à retenir : elle s'harmonise si
bien avec ce qu'il fallait faire entendre. « Ainsi donc, conclut
saint Thomas, citant toujours le vénérable Bède, le Christ man-
gea, après la Résurrection, non pas comme ayant besoin de nourri-
ture, mais pour établir, de cette manière, la nature du corps ressus-
cité. Et, à cause de cela, il ne suit pas, de ce fait, que le corps
du Christ aura été animal, dont le propre est d'avoir besoin de
nourriture n. — Le corps du Christ ressuscité était véritable,
d'ordre humain, comme le nôtre, composé des mêmes élé-
ments, et pouvant donc, s'il lui plaisait, user d'aliments et de
boissons, comme nous, comme tout corps humain. Seulement,
à la différence du corps humain dans la vie présente, il n'usait
point de ces aliments par nécessité et pour se conserver dans
la vie en se nourrissant. C'était par pure condescendance et
pour donner aux disciples la preuve manifeste de sa vérité.
Il fallait qu'en retournant à la vie, aprè.s les trois jours passés
dans le tombeau, le corps du Christ, tout en restant lui-même,
dans son intégrité parfaite, soit revêtu de qualités nouvelles,
QUEST. LIV. — DE LA QUALITÉ DU CHRIST RESSUSCITÉ. 6o I
absolument transcendantes, (jui le rendissent en quelque sorte,
spirituel, et fussent en lui le rejaillissement nécessaire de son
âme glorifiée. — Mais cette glorification du corps du Christ
souffrait-elle qu'il poitât en Lui les cicatrices de la Passion!*
C'est ce qu'il nous faut maintenant examinei-; et tel est l'objet
de l'article qui suit.
Article IV.
Si le corps du Christ devait ressusciter avec les cicatrices
de la Fassiou?
Trois objections veulent prouver que « le corps du Christ
ne devait point ressusciter avec les cicatrices » de la Passion.
— La première arguë de ce qu' « il est dit, dans la premièie
Épître aux Corinthiens, ch, xv (v. 5s>), que les morts ressuscitent
incorruptibles. Or, les cicatrices et les blessures appartiennent
à une ceitaine corruption et à un certain défaut. Donc il ne
convenait pas que le Christ, qui est l'Auteur de la Résurrection,
ressuscitât avec des cicatrices ». — La seconde objection rap-
pelle que M le corps du Christ est ressuscité dans son intégrité,
at'nsi qu'il a été dit (art. précéd.). Or, les ouvertures des bles-
sures sont contraires à l'intégrité du corps, puisque par elles
existe une solution de continuité dans le corps. Donc il ne sem-
ble pas qu'il ait été convenable que les ouvertures des blessures
demeurassent dans le corps du Christ, bien que soient demeu-
rées là certaines traces des blessures, qui suffisaient à la vue sur
laquelle Thomas donna sa foi, pour laquelle le Christ lui dit
(S. Jean, ch. XX, V. 29) : Farce que tu m'as vu, Thomas, tu as cru ».
— La troisième objection en appelle à un texte de « saint Jean
Damascène, dans le livre lY » {de la Foi orthodoxe), où il est
« dit qu après la Résurrection, certaines choses sont dites du Christ
véritablement , non selon la nature, mais selon une disposition vou-
lue, pour certifier que le même corps qui avait soujjerl était ressus-
cité, comme les ciccdrices. Donc il semble qu'une fois les disci-
ples rendus certains de sa Késurrection, le Christ n'a plus eu
les cicatrices. D'autre part, il ne convenait pas à l'immutabilité
6o2 SOMME ÏHÉOLOGIQUE.
de la gloiie, que le Christ prît quelque chose qui ne devait pas
demeurer toujours en Lui. Donc il semble qu'il n'a pas dû, dans
sa Résurrection, leprendre le corps avec les cicatrices » de la
Passion.
L'argument sed conlra est le fait même rapporté dans l'Évan-
gile, oij « le Seigneurdil à Thomas, en saint Jean, ch. xx (v. 27) :
Donne Ion doigl, ici; et vois mes mains; avance la main, el mets-la
dans mon côté ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare (ju' k il conve-
nait que l'àme du Christ, dans la Résurrection, reprenne son
corps avec les cicatrices » de la Passion. — « Premièrement,
pour la gloire du Christ Lui-même. Le vénérable Bède, en eff'et,
sur saint Lac (ch. xxiv, v. 4o), dit que ce n'est point par impuis-
sance de les guérir, que le Christ garda les cicatrices, mais
pour faire rayonner à loal jamais le triomphe de sa victoire. Aussi
bien saint Augustin dit, au livre XXll de la Cité de Dieu (ch. xix,
ou xx), que peut-être, dans ce Royaume de Dieu, nous verrons,
dans les corps des martyrs, les cicatrices des blessures (pi ils endu-
rèrent pour le nom du Cfirist. Car ce ne sera point, chez eux, une
difformité , mais une dignité », nous dirions une décoration : « //
y aura là, dans le corps, n'étant pas du corps mais de l'àtne, une
beauté de vertu gui resplendira. — Secondement, pour confirmer
les cœurs des disciples dans la foi de sa Résurrection (vén. Bède,
endroit précité). — troisièmement, pour montrer toujours au
Père, intercédfmt pour /kjus, quel genre de mort II a soujjerl pour
t homme (Ibid.) — Quatrièmement, pour suggérer à ceux gui
auront été rachetés par sa mort, avec guelle miséricorde ils auront
été aidés, mettant sous leurs yeux les indices de sa mort {Ibid.) —
Enfin, pour signifier, au jour du jugement, combien juste sera la
condamnation des réprouvés », qui auront méprisé et rendu vain
un tel amour, u Aussi bien saint Augustin dit, au livre du.
Symbole (liv. II, ch. vin) : Le Christ savait pourquoi II gardait
dans son corps ces cicatrices. De même, en effet , qu'il les montra à
Thomas, qui ne voulait pas croire à moins de les voir et de les tou-
cher; de même, aussi. Il doit un jour les montrer à ses ennemis
et leur dire. Vérité souveraine , pour les convaincre : Voici l'homme
que vous avez crucijlé. Voyez les blessures que vous lui avez faites.
QUEST. LIV. -^ DE LA QUALITÉ DU CHIUST RESSUSCITÉ. 6o3
Reconnaissez le Jlanc que vous aocz percé. Car il a été ouvert par
vous et pour vous; et, cependant, vous n'êtes point entrés ».
L'ad prlinuni dit que « ces cicatrices qui sont demeurées
dans le corps du Giirist, n'appartiennent pas à la corruption
ou au défaut: mais à un plus grand cumul de gloire, pour
autant qu'elles sont des emblèmes de vertu. Et, à ces endroits
des blessures, apparaîtra un certain éclat spécial de particulière
beauté ».
h'ad secunduta insiste encore dans le sens de celte première
réponse. « L'ouverture de ces blessures implique, en efîet, une
certaine solution de continuité; mais, cependant, tout cela sera
compensé par un plus grand éclat de gloire; si bien que le
corps ne sera pas moins dans son intégrité, et il en sera plus
parfait ». — Quant à la raison que donnait l'objection, savoir
que l'apparence des blessures pouvait suffire pour expliquer
la parole du Christ à Thomas, qui avait cru parce qu'il l'avait
vu, saint Thomas répond que « Thomas ne vit pas seulement,
mais aussi il toucha les blessures ; parce que, selon que le dit
le pape saint Léon (parmi les œuvres de saint Augustin, ser-
mon CLXIl), il suffisait à sa Joi personnelle d'avoir vu ce (ju'il
avait vu ; mais il a travaillé pour nous, en touchant ce (ju'il
voyait ».
L'ad tertium répond que « le Christ voulut que les cicatrices
des blessures demeurassent dans son corps, non pas seulement
pour rendre certaine la foi des disciples, mais aussi pour les
autres raisons », que nous avons marquées. « Et de ces rai-
sons il ressort que les cicatrices demeureront toujours dans le
corps du Christ. Car, selon que le dit saint Augustin a Consen-
lius, sur la résurrection de la chair (ch. i) : ./e crois que le corps
du Christ est dans le ciel, tel qu'il était quand le Christ monta au
ciel. Et saint Grégoire dit, au livre XIV^ des Morales (ch lvi,
ou XXIX, ou xxxi), que si quelque chose a pu être changé dans le
corps du Christ, après la Résurrection, contrairement à la pensée
véridique de saint Paul, après la Résurrection le Seigneur est re-
tourné à la' mort. Et quel serait l'insensé qui oserait l'affirmer,
à moins de nier la véritable résurrection de la chair. — Par où
l'on voit, conclut magnifiquement saint Thomas, que les cica-
6o4 SOMME THÉOLOGIQUE.
trices que le Chrisl monlra dans son corps après la Résurrec-
tion n'ont jamais été dans la suite enlevées de ce corps », Elles
y demeureront éternellement. Et leur vue, dans le ciel, sera,
pour les élus, la cause la plus parfaite de leur infini bon-
heur, après la vision de l'essence divine par la lumière de
gloire.
Après avoir considéré la Résurrection du Chrisl en elle-
même, et l'état ou la qualité du corps du Christ ressuscité,
« nous devons maintenant considérer ce qui a trait à la mani-
festation de la Résurrection » du Christ.
C'est l'objet de la question suivante.
QUESTION LV
DE L\ MANIFESTATION DE LA RESURRECTION
Cette question comprend six articles :
1" Si la Résurrection du Christ devait être manifestée à tous les
hommes ou seulement à quelques hommes supérieurs?
a" S'il eût été convenable qu'il ressuscitât à leurs yeux?
.H" Si. après la Résurrection, le Christ aurait dû vivre en compa-
gnie de ses disciples?
4" S'il était convenable qu'il apparaisse à ses disciples sous uno
forme étrangère?
5° S'il devait manifester sa Résurrection par des arguments?
6" De la suffisance de ces arguments.
De ces six articles, le premier examine à qui devait être failo
la manifestation du Christ ressuscité ; les cinq autres, com-
ment devait se faire cette manifestation : quant au moment
(art. 2); quant à la durée (art. 3); quant au mode (art. 4);
quant aux preuves (art. 5, G). Voyons tout de suite l'article
premier, où saint Thomas traite de ceux à qui devait se faiic
la manifestation de la Résurrection.
Akticle Phemieu.
Si la Résurrection du Christ devait être manifestée à tous?
Trois objections veulent prouver que « la Résuriection du
Christ devait être nianifestée à tous ». — l.a première dit que
n comme au péché public est due une peine publique, selon
cette parole de la première épîlre à Tiinolliée, cli, v (v. 20),
Celui qui pèche, reprends-le en présence de (ous ; de même au
fio6 SOMME THÉOLOGIQUE.
mérite public est due une récompense publique. Or, la clarté
ou la gloire fie la Hrsarrecllon est la récompense de C humilité ou de
C humiliation de la Passion, comme ledit saint Augustin sur saint
Jean (ch. civ). Puis donc que la Passion du Christ avait été mani-
festée à tous, le Christ ayant subi sa Passion en public, il sem-
ble que la gloire de sa Résurrection aurait dû être manifestée
à tous ». — [.a seconde objection déclare que « comme la
Passion du Christ est ordonnée à notre salut; de même aussi
sa Résurrection, selon cette parole de l'Epître aux Romains,
ch. IV (v. 25) : // est ressuscité pour notre justification. Or, ce
qui est pour l'utilité commune doit être manifesté à tous.
Donc la Résurrection du Christ devait être manifestée à tous et
non pas spécialement à quelques-uns ». — La troisième objec-
tion fait observer que « ceux à qui la RésuiTeclion fut mani-
festée en furent les témoins; aussi bien est-il dit, dans le livre
des Actes, ch. m (v. i5) : Celui que Dieu a ressuscité des morts,
et dont nous sommes les témoins. Or, ce témoignage ils le por-
taient en public. Chose qui ne convient pas aux femmes; se-
lon cette parole de la première Épître aux Corinthiens, ch. xiv
(v. 34) : gue les femmes se taisent dans les assemblées: et cette
autre de la première Épître à Timothée, ch. ii (v. 12) : Je ne
permets point à lajemme d'enseigner. Donc il semble que c'est
mal à propos que la Résurrection du Christ fut manifestée
aux femmes avant de l'être aux hommes réunis ».
L'argument sed contra est le texte où « il est dit, dans le li-
vre des Actes, ch. x. (v. 4o,' l\i) : Dieu le ressuscita au troisième
Jour, et fU qu'il Jut manijesté, non à tout le peuple, mais aux
témoins que Dieu avait préordonnés » .
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « des
choses qui sont connues, les unes sont connues par la loi com-
mune de la nature; et les autres, par un don spécial de la
grâce, comme celles qui sont révélées par Dieu. Ces dernières,
ainsi que saint Denys le marque au livre de la Hiérarchie
céleste (ch. iv), ont pour loi, instituée par Dieu, que Dieu les
révèle immédiatement aux êtres supérieurs, et, par l'intermé-
diaire de ceux-ci, elles arrivent aux inférieurs; comme on le
voit dans l'ordonnance des esprits célestes. D'autre part, les
QUEST. LV. — DE LA MANIFESTATION DE LA RÉSURRECTION. 607
choses qui ont trait à la gloire future excèdent la connaissance
commune des hommes; selon celte parole d'Isaïe, ch. lxiv
(v. 4) : L'œil n'a point vu, 6 Dieu, en dehors de vous, ce que vous
avez préparé à ceux qui vous aiment. Il suit de là que ces choses
ne sont connues de l'homme que si Dieu les révèle ; comme le
dit l'Apôtre, dans la première Épître aux Corinthiens, ch. ii
(v. lo) : Dieu nous l'a révélé par son Esprit-Saint. Par cela donc
que le Christ est ressuscité d'une résurrection glorieuse, il s'en-
suit que sa Résurrection n'a pas été manifestée à tout le peu-
ple, mais à quelques-uns dont le témoignage la porterait à la
connaissance des autres ».
Vad prirnum fait observer que « la Passion du Christ a été
accomplie dans le corps ayant encore la nature passible, qui,
par la loi commune, est connue de tous. Et c'est pourquoi la
Passion du Christ put être manifestée immédiatement à tout
le peuple. Mais la Résurrection du Christ a été faite pa/' la gloire
du Père, comme ledit l'Apôtre, aux Ronudns, ch. vi (v. 4)- Et
c'est pour cela qu'elle a été manifestée immédiatement, non
pas à tous, mais à quelques-uns. — Quant à ce que disait
l'objection, qu'aux pécheurs publics est imposée une peine pu-
blique, cela doit s'entendre de la peine de la vie présente. El,
pareillement, les mérites publics doivent être publiquement
récompensés, afin que les autres hommes soient provoqués
au bien. Mais les peines et les récompenses de la vie future ne
sont point manifestées publiquement à tous; elles sont mani-
festées spécialement à ceux qui ont été préordonnés par Dieu à
cela ».
L'ad secundum accorde que « la Résurrection du Christ, qui
est pour le salut commun de nous tous, devait parvenir, en
effet, à la connaissance de tous ; mais non de telle sorte qu'elle
fut manifestée immédiatement à tous : elle serait manifestée
immédiatement à quelques-uns; et, par le témoignage do
ceux-ci, portée à tous n.
L'ad tertium explique qu' « il n'est point permis à la femme
d'enseigner publiquement dans l'église; mais il lui est permis
d'instruire en particulier, sous forme d'admonition domes-
tique, certains sujets. Et c'est pourquoi, comme saint Am-
6o8 SOMME THÉOLOGIQUE.
broise le dit, sur éaint Luc (ch. xxiv), la femme est envoyée à
ceux qui sont de la maison; mais elle n'est pas envoyée à l'effet
de porter le témoignage de la Hésurreclion au peuple » : ceci
était réservé au\ Apôtres. — « Que si le Christ apparut en
premier aux femmes, ce fut pour que la femme qui en pre-
mier avait porté à l'homme le commencement de la mort »,
en lui offrant le fruit défendu, « porte aussi en premier à
riiomme la nouvelle des commencements du Christ ressuscité
dans la gloire. Aussi bien saint Cyrille dit : La femme, qui,
aalrejois, avait clé le ministre de la mort, perçut la première et
annonça le vénérable mystère de la Hésurreclion. Le genre féminin
a donc reçu et C absolalion de l'ignominie et le rejet de la malé-
diction. — Par là encore, ajoute saint Thomas, il est montré
que, pour ce qui est de l'étal de la gloire, le sexe féminin
ne subira aucun dommage; mais si les femmes sont animées
dans leur ferveur d'une plus grande chaiité » que les hommes,
a elles jouiront d'une plus grande gloire en vertu de la vision
divine. Et, en elfet, les femmes qui avaient aimé plus étroite-
ment le Seigneur, au point que les disciples eux-mêmes se reti-
rant, elles ne s'étaient pas retirées (cf. S. Grégoire, sur l'Évangile,
hom. XXV), furent les premières à voir le Seigneur ressus-
citant dans la gloire ». — On ne saurait trop souligner cette
dernière remarque de saint Thomas qui rétablit si excellem-
ment, dans l'ordre de la plus haute vérité catholique, la
dignité de la femme, trop souvent sacrifiée à l'orgueil de
l'homme dans l'ordre de la vie présente.
Assurément, la Résurrection du Christ était ordonnée, dans
les conseils divins, à être connue de tous parmi les hommes;
puisque aussi bien elle devait être la pierre angulaire de l'édi-
fice surnaturel de la foi sans laquelle aucun être humain ne
peut obtenir le salut. Mais c'était d'une façon graduée, harmo-
nisée par Dieu Lui-même, que sa connaissance parviendrait
aux divers hommes. Dieu la manifesterait d'abord aux témoins
de son choix; et ceux-ci. envoyés par Lui, iraient ensuite
])orter ce témoignage au reste des hommes qui se le trans-
njeltraienl de génération en génération. — Mais comment de-
QUEST. LV. — DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. 609
vait se faire aux premiers témoins choisis par Dieu, la mani-
festation de la Résurrection. Ne convenait-il pas, pour la
perfection de leur témoignage, qu'ils vissent eux-mêmes, de
leurs yeux, le Christ au moment où 11 sortirait de son tom-
beau. La question, on le voit, est du plus haut intérêt. Saint
Thomas va la résoudre à l'article qui suit.
Article II.
S'il convenait que les disciples vissent le Christ ressusciter?
Trois objections veulent prouver qu' « il convenait que les
disciples vissent le Christ ressusciter ». — La première arguë
de ce qu' « il appartenait aux disciples d'être les témoins de
la Résurrection du Christ; selon cette parole du livre des
Acles, ch. IV (v. 33) : En grande vertu les Apdtres rendaient
témoignage de la Résurrection de Jésus-Christ, Moire-Seigneur.
Or, le plus certain des témoignages est celui de la vue. Donc
il convenait qu'ils vissent la Résurrection elle-même du
Christ ». — La seconde objection fait observer que « pour
avoir la certitude de la foi, les disciples virent l'Ascension du
Christ; selon cette parole du livre des Actes, ch. i (v. 9) : Eux
le voyant. Il s'éleva » au ciel, o Mais il fallait pareillement
qu'ils eussent une foi certaine de la Résurrection du Christ.
Donc il semble que le Christ aurait dû ressusciter en pré-
sence de ses disciples et sous leurs yeux ». — La troisième ob-
jection dit que « la résurrection de Lazare était un certain
indice de la future Résurrection du Christ. Or, c'est à la vue
des disciples que le Seigneur ressuscita Lazare. Donc il sem-
ble que le Christ aussi aurait dû ressusciter à la vue de ses
disciples ».
L'argument sed contra en appelle à ce qu' « il est dit en
saint Marc, chapitre dernier (v. 9) : Le Seigneur étant ressus-
cité au malin de la première Jérie après le sabbat, apparut d'abord
à Marie-Magdeleine. Or, Marie-Magdeleine ne le vit pas ressus-
citer; mais, alors qu'elle le cherchait dans le tombeau, elle
XVI. — La Rédemption. 89
r»IO SOMME THEOLOGIQUR.
enlendil de l'ange ces paroles : Le Seigneur est ressuscité; Il
n'est pas ici'. Donc personne ne le vit ressusciter ».
Au corps de l'article, saint Thomas va faire une belle appli-
cation de la doctrine exposée à l'article précédent. « Comme
le dit l'Apolre, dans l'épîlre aux Romains, ch. xni (v. i), les
choses qui viennent de Dieu sont ordonnées. Et, précisément, il
existe cet ordre établi par Dieu, que les choses qui sont au-
dessus des hommes sont révélées aux hommes par les anges;
comme on le voit, par saint Denys, au chapitre iv des Noms
Divins » : et nous en avons le plus bel exemple dans le mys-
tère de l'Incarnation annoncé à la glorieuse Vierge Marie, par
l'ange Gabriel envoyé de Dieu auprès d'elle à Nazareth. « Or,
le Christ, dans sa Résurrection, ne revenait point à la vie con-
nue par tous communément, mais à une certaine vie immor-
telle et conforme à Dieu ». [On lemarquera la splendeur de
ces derniers mots; le texte latin porte : sed ad qucuidam vitam
immorlalem et conjormem Deo]; « selon celte parole de l'Epître
aux Romains, ch. vi (v. lo) : Mais ce qui vit vil à Dieu. Par con-
séquent, la Résurrection elle-même du Christ ne devait pas
être vue immédiatement des hommes, mais elle devait leur
êlre annoncée par les anges. Aussi bien saint Hilaire dit, sur
saint Matthieu (Commentaire, ch. xxxni, num. 9) : L'ange
est le premier indicateur de la Résurrection, afin d'être le mes-
sager de la volonté du Père pour cuinoncer la Résurrection ».
L'«d prinium déclare que c les Apôtres purent rendre témoi-
gnage, comme l'ayant vue, au sujet de la Résurrection du
Christ; en ce sens qu'ils virent de leurs yeux vivant après la
Résurrection le Christ qu'ils savaient mort. Mais, de même
que l'on parvient à la vision bienheureuse par l'audition,
de même les hommes parvinrent à la vision du Christ res-
I. .\ vrai dire, ce n'est point Maric-Magdcleine, qui entendit ces paroles
de l'ange; mais les autres saintes femmes, restées devant le tombeau, alors
que Marie-Maodeleine, afTolée par la vue du tombeau vide, avait couru
annoncer aux disciples, que l'on avait profané le coips du Seigneur, ((^f.
notre volume : Jésus-Christ dans l'Évangile, lome II, p. 353). — Toutefois,
la laison donnée par l'aigutnent garde sa force; parce que la conduite de
Mario-Magdeloiiie montre bien qu'en effet elle n'avait point vu le Christ
ressusciter.
QUEST. LV. — DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. 6 II
suscilé par les choses qu'ils avaient auparavant entendues des
anges ».
L'ad secandam répond que « l'Ascension du Christ, quant
au point de départ, ne dépassait pas la connaissance commune
des hommes; mais seulement quant au point d'arrivée. Et
voilà pourquoi les disciples purent voir l'Ascension du Chiist
quant au point de départ, c'est-à-dire selon qu'il s'élevait de
terre. Mais ils ne la virent pas, quant au point d'arrivée; car
ils ne virent pas comment II était reçu dans le ciel. La Résur-
rection du Christ, au contraire, dépassait la connaissance com-
mune : et quant au point de départ, selon que son âme
revint des enfers, et que son corps sortit du sépulcre fermé ;
et quant au point djarrivée, selon qu'il acquérait la vie glo-
rieuse. Et c'est pourquoi la Résurrection ne dut point se faire
de telle sorte qu'elle fût vue par les hommes ».
L'ad tertiuni fait observer que « Lazare ressuscita pour reve-
nir à la vie telle qu'il l'avait eue auparavant, laquelle ne
dépasse pas la connaissance commune des hommes. D'où il
suit que la raison n'est pas la même ».
S'il s'était agi d'une simple résurrection dans l'ordre naturel,
les témoins humains de la Résurrection du Christ auraient
pu être admis à la voir de leurs yeux quand elle se produisit.
Mais il s'agissait d'une résurrection qui est au sommet de l'or-
dre surnaturel, où tout dépasse le mode de connaissance ordi-
naire parmi les hommes. En raison de cela, il fallait que sa
connaissance parvint aux liommes par l'entremise des anges
que Dieu députerait à l'elTet d'être ses ministres pour cette
manifestation. — Mais, une fois ressuscité, dans quels rap-
ports convenait-il que le Christ fût avec ses disciples. Fallait-
il qu'il vive avec eux continuellement jusqu'au jour où II
les quitterait pour monter au ciel. Saint Thomas va nous ré-
pondre à l'arlicle qui suit.
ftl'î SOMME THÉOLOniQUE.
Article III.
Si le Christ, après la Résurrection, devait continuellement
vivre avec ses disciples?
Nous avons ici quatre objections. Elles veulent prouver (jue
« leChrisl, après la Résurrection, devait continuellement vivre
avec ses disciples », jusqu'au jour de son Ascension. — La
première fait observer que « le Christ, après sa Résurrection,
apparut aux disciples, pour leur donner la certitude de la foi
de sa Résurrection et les consoler dans leur atïliction ; selon
cette parole de saint Jean, ch. xx (v. 20) : Les disciples furent
dans la joie, à la vue du Seigneur. Or, leur certitude et leur joie
eussent été plus grandes, s'il les avait continuellement grati-
fiés de sa présence. Donc il semble qu'il aurait dû vivre conti-
nuellement avec eux ». — La seconde objection dit que « le
Christ ressuscité des morls ne monta point tout de suite au
ciel, mais après quarante Jours, comme il est marqué au livre
des Actes, ch. i (v. 3). Or, durant cet intervalle de temps, il
ne pouvait être nulle part ailleurs plus convenablement que
dans le lieu où les disciples étaient groupés ensemble. Donc 11
devait, semble-t-il, vivre continuellement avec eux ». — La
troisième objection rappelle que « le jour même de la Résur-
rection, le Christ est marqué avoir apparu cinq fois, comme
le dit saint Augustin, au livre De la concordance des Évangiles
(liv. III, ch. XXV, n. 83) : D'abord aux saintes Jeninies », plus
exactement, à Marie-Magdeleine, «près du monument ; seconde-
ment, aux saintes femmes qui s'en allaient du monument, sur le
chemin; troisièmement, à Pierre; quatrièmement, aux deux disci-
ples qui allaient au bour.j d'Emmaiis ; cinquièmement, à plusieurs,
dans Jérusalem, sans que Thomas y fût. Donc il semble que les
autres jours, aussi, jusqu'à son Ascension, Il aurait du appa-
jaître, au moins plusieurs fois, à ses disciples ». — La qua-
trième objection arguë de ce que « le Seigneur, avant la Pas-
sion, avait dit aux disciples, en saint Matthieu, ch. xxvi(v. 3j) :
QUEST. LV. — DE LA MANIFESTATION DE LA RÉSURRECTION. Gi',\
Après que Je serai ressiiscilé, je vous précéderai dans la Galilée.
Et, après la Résurrection, l'ange » du tombeau, « et le Seigneur
Lui-même le redirent aux saintes femmes. Et cependant, aupa-
ravant, à Jérusalem, Il fut vu par eux : et le jour même de la
Hésurrection, ainsi qu'il a été dit (arg. précéd.); et aussi huit
jours après, comme on le lit en saint Jean, ch. xx (v. 26).
Donc il ne semble pas que le Christ, après la Résurreclion, ait
vécu avec ses disciples dans les conditions qu'il aurait fallu ».
L'argument sed contra ci le le texte de « saint Jean, ch. xx
(v. 26) I), où il est « dit qu'après huit jours le Christ apparut
aux disciples. Donc II ne vivait pas continuellement avec
eux ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' «à l'endroit
de la Résurrection du Christ, deux choses devaient être ren-
dues claires pour les disciples; savoir : la vérité même de la
Résurrection ; et la gloire du Ressuscité. A l'elïet de manifester
la vérité de la Résurreclion, il devait suffire que le Christ leur
apparaisse plusieurs fois, et qu'il parle familièrement avec
eux, et quTl mange et qu'il boive » en leur présence, « et
qu'il les invite à le palper. A l'ettet de manifester la gloire de
la Résurrection, Il ne voulut pas converser continuellement
avec eux, comme II l'avait fait auparavant, i)Our qu'il ne pa-
rût point être ressuscité à une vie telle qu'il l'avait eue aupara-
vant. Aussi bien, en saint Luc, chapitre dernier (\ . ^4), H leur
dit : Ce sont là les paroles que je vous adressai quand j'étais en-
core avec vous. Maintenant, en effet, 11 était avec eux par sa
présence corporelle; mais, auparavant, Il avait été a\ec eux non
seulement par sa présence coiporelle, mais aussi par la simili-
tude de la mortalité. Et c'est pourquoi le vénérable Bède dit :
Quand j'étais avec vous, cesl-à-dire, quand j'étais encore dans la
chair mortelle dans laquelle vous êtes. Désormais, en effet, Il était
bien ressuscité dans la même chair , mais II n était pas avec eux
dans la même mortalité ».
L'ad primum dit que « les fréquentes apparitions du Christ
suffisaient pour rendre les disciples certains de la vérité de la
Résurrection. La continuité de vie avec eux aurait pu, au con-
traire, les induire en erreur s'ils avaient cru qu'il était ressus-
6l4 SOMME THÉOLOGIQUE.
cité à une vie semblable à celle qu'il avait aupaiavanl. — Quant
à la consolation de la continuité de sa présence, Il la leur avait
promise pour l'autre vie; selon cette parole marquée en saint
Jean, cli. xvi (v. 22) : Je vous verrai de nouveau, et voire cœur
se réjouira ; et votre joie, personne ne vous l'enlèvera ».
L'rtd secundum déclare que « ce n'est point pour cela, que le
Christ ne conversait pas continuellement avec ses disciples,
comme s'il avait estimé qu'il lui convenait mieux d'être ail-
leurs; mais parce qu'il jugeait cela, plus en harmonie avec
leur formation ou leur instruction, de ne pas converser conti-
nuellement avec eux, pour la raison qui a été dite. — Quant à
ce qui est des lieux où II se trouvait corporcllëment dans le
temps oiî 11 n'était pas avec ses disciples, c'est pour nous chose
inconnue, l'Ecriture ne nous le disant pas, et tous les lieux
relevant de son domaine » (ps. en, v. 22).
Uad tertiuni dit que « c'est dans ce but, que le premier jour
le Christ apparut plus fréquemment, parce que plusieurs
indices devaient être donnés aux disciples afin que dès le prin-
cipe ils fussent à même de recevoir la foi de la Résurrection.
Mais, après qu'ils l'eurent reçue, il n'était point nécessaire,
alors qu'ils étaient déjà établis dans la certitude, qu'ils fussent
instruits par d'aussi fréquentes apparitions. Aussi bien nous
ne lisons pas, dans l'Evangile, qu'après le premier jour, Il leur
ait apparu si ce n'est cinq lois. Comme, en effet, le dit saint
Augustin, au livre De l'accord des Évangélistes (liv. III, ch. xxv,
n. 83, 84), après les cinq premières apparitions, en sixième
lieu II leur apparut, alors que Thomas le vil ; en septième lieu,
auprès de la mer de Tibériade, dans la capture des poissons; en
huitième lieu, sur la montagne de la Galilée, d'après saint Matthieu ;
en neuvième lieu, lorsque, au témoignage de saint Mcwc, ils pri-
rent le dernier repas, car ils ne devaient plus se trouver ensemble
avec Lui sur cette terre ; en dixième lieu, au Jour même où ils ne
devaient déjà plus le voir sur cette terre, mais élevé dans la nuée,
quand II montait au ciel. Il J'aui dire cependant que tout na pas
été écrit, comme l'avoue saint Jean. Et, enejjet, ses rapports avec
eux étaient Jréquents, avant qu'il montât au ciel; et cela, pour
leur consolation, Aussi bien est-il dit, dans la première Épître
QUBST. LV. — DE LA MANIFESTATION Dli LA HÉSURUECTION . Gl5
aux Corinthiens, ch. xv (v. G, 7), qu II fut ou par plus de cinq
cents frères réunis; et ensuite II fut vu par Jacques : apparitions
dont l'Évangile ne fait point mention ». Cette dernière réflexion
de saint Thomas est vraie de l'apparition à saint Jacques. Pour
ce qui est de l'apparition dont paile saint Paul, il semble bien
que c'est la même que celle dont il est question en saint iMat-
thieu et qui était marquée, ici, la huitième, par saint Au-
gustin.
Uad quarlum donne plusieurs explications au sujet de la
contradiction apparente signalée par l'objection. : — « Comme
le dit saint Jean Chrysostome, expliquant ce qui est marqué
en saint Matthieu, ch. xxvi, Après que Je serai ressuscité, Je vous
précéderai dans la Galilée : — // ne s'en va pas dans une région
lointaine pour leur apparaître ; mais par/ni son peuple, et dans le
pays rncnie, où II avait vécu le plus longtemps avec eux ; afin
que par là ils pussent se convaincre que Celui-là même qui avait
été crucifié, était Celui aussi quits voyaient ressuscité. Pareille-
ment, // leur dit qu'il va en Galilée, pour les délivrer de la crainte
des Juifs. Ainsi donc, comme le note saint Ambroise, sur saint
Luc ; — le Seigneur avait mandé à ses disciples qu'ils le verraient
dans la Galilée ; mais parce qu'ils restaient enfermés au Cénacle,
tenus par la crainte, Il vient d'abord à leur rencontre. El il n'y a
point là une transgression de ta promesse ; mais plufdt une cmtici-
pation due à la bonté. Après, quand ils eurent été affermis, ils par-
tirent pour la Galilée. On peut dire aussi, et il n'y a aucun incon-
vénient à cela, que dcms le Cénacle ils étaient peu nombreux, et
que sur la montagne ils furent bien davantage. C'est qu'en ell'et,
ainsi que le dit Eusèbe (Patr. grecque, Migne, t. XXII, p. ioo3),
deux Evangélistes, savoir saint Luc et saint Jean ont écrit seu-
lement qu'il était apparu aux Onze, à Jérusalem », le jour de
la Résurrection ; « les deux autres » savoir saint Matthieu et
saint Marc « rapportent que non pas seulement aux Onze mais
à tous les disciples et à tous les frères, l'ange et le Seigneur
avaient ordonné de se rendre en hâte dans la Galilée » et que
c'est là qu'ils le verraient. « Ce sont ceux-là dont fait mémoire
saint Paul, quand il dit : Ensuite, Il apparut à plus de cinq
cents frères réunis. La vraie solution est donc que, d'abord.
'>lO SOMME THÉOLOGIQUE.
tandis qu'ils se cachaient à Jérusalem II leur apparut une ou
deux fois pour leur consolation. Dans la Galilée, au contraire,
ce n'est pas en secret, ni une fois ou deux, mais en grande
puissance qu'il se inonlra aux disciples se faisant voir vivant
après sa Passion en des signes nombreux, comme le témoigne
saint Luc, dans les Actes ». El nous avons, dans saint Mat-
thieu, au moins le récit de l'une de ces manifestations solen-
nelles, celle-là même où le Christ prononça les paroles qui
étaient comme la prise de possession de son empire souverain :
« Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre. Allez
donc, enseigne: toutes les nations, les baptisant au nom du Père
et du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que
je vous ai prescrit. Et voici que Je suis avec vous tous les jours
jusqu'à la consommation des siècles. Nul doute que ce ne fût en
vue de cette manifestation et en raison de son universalité en
même temps que de son exceptionnelle solennité que les anges
du tombeau avaient dit aux saintes femmes le jour même de
la Résurrection : Allez vile. Dites à ses disciples qu'il est res-
suscité d'entre les morts. Et voici qu'il vous précédera dans la
Galilée. Là, vous le verrez. — Saint Thomas ajoute une dernière^
explication empruntée à saint Augustin et qui est plutôt d'or-
dre mystique, u Comme le dit saint Augustin, au livre De l'ac-
cord des Évangélistes (liv. 111. ch. xxv, n. 86), ce qui est dit par
l'ange et par le Seigneur, qu'il les précéderait dans la Galilée, doit
s'entendre dans un sens prophétique. Dans la Galilée, en effet, au
sens de transmigration, signifie que du peuple d'Israël ils iraient
aux Gentils ; lesquels ne croiraient à la prédication des Apôtres,
que si Lui-même leur préparait la voie dans les cœurs des hommes.
Et c'est ce que signifient les mots : Il vous précédera dans la Gali-
lée. Que si le mot Galilée est pris au sens de révélation, on ne
doit plus l'entendre du Christ dans sa forme d'esclave, mais dans
celle oh II est égal au Père, qu'il a promise à ceux qui l'aiment et
ou II nous a précédés sans nous abandonner » .
L'harmonie des conseils divins et leur infinie sagesse deman-
dait que le Christ, après sa Résurrection, se montrât à ses dis-
ciples, qu'il se montrât à eux dès le premier jour et à plusieurs
QUESï, LV. — DE LA MANIFESTATION DE LA UÉSURRECTION. 617
reprises, ce jour-là, devant renouveler dans la suile et jusqu'au
jour de son Ascension, ses apparitions tantôt plus intimes et
tantôt plus solennelles ; mais non qu'il demeurât continuelle-
ment avec eux : pour que tout ensemble leur foi en la vérité
de sa Résurrection se trouvât établie, et qu'ils ne courussent
pas le risque de croire que la nouvelle vie du Christ ressuscité
était la même que celle qui était la sienne avant sa Passion. —
Mais convenait-il que le Cbrisl apparût à ses disciples sous
une autre forme que sa forme véritable, au point qu'ils ne pus-
sent pas le reconnaître. C'est ce qu'il nous laul maintenant
examiner; et tel est l'objet de l'ai ticle qui suit.
Article IV.
Si le Christ devait apparaître aux disciples
sous une forme étrangère?
Trois objections veulent prouver que « le Christ ne devait
point apparaître à ses disciples sous une forme étrangère ». —
La première déclare que « cela seul peut apparaître selon la
vérité, qui est. Or, dans le Christ il n'y avait qu'utie forme. Si
donc II apparut sous une autie forme, l'apparition ne fut point
vraie, mais feinte. D'autre part, c'est là chose impossible. Car,
ainsi que le dit saint Augustin, au livre des Quatre-virujt-lrois
Questions (q. xiv), s'il (rompe, Il n est plus la vérité. Or, le Christ
est la vérité. Donc il semble que le Christ n'a pas du apparaître
sous une forme étrangère ». — La seconde objection dit que
u rien ne peut apparaître sous une forme autre que celle qu'il
a, si les yeux de ceux qui regardent ne sont point tenus par
certains prestiges. Or, ces soites de prestiges étant dus aux arts
de la magie ne pouvaient convenir au Clirist ; selon cette pa-
role de la seconde Épilve aux Corinthiens, ch. vi (v, i5) : Quel
rapport y a t-il entre le Christ et Bélial? Donc il semble que le
Christ n'a pas dû apparaître sous une forme étrangère ». —
La troisième objection fait observer que <i comme parla Sainte
Écriture notre foi est rendue certaine, de même les disciples
6l8 SOMMB THÉOLOGIQUE.
furent rendus certains de la foi de la Résurrection par les appa-
ritions du Chiisl. Or, selon que le dit saint Augustin dans
l'épître à Jérôme (ch. in), si l'on admet un seul mensonge dans
l'Ecrilure, toute l'autorité de l'Écriture est ruinée. Donc, si,
même dans une seule de ses apparitions, le Christ apparut à
ses disciples autrement qu'il était, tout ce qui aura pu être vu
par eux, apiès la Résurrection, dans le Christ, se trouvera in-
firmé. Et c'est là chose impossible. Donc le Christ n'a pas dû
apparaître » même une seule fois, aux disciples, (( sous une
forme étrangère ».
L'argument sed ronlra oppose qu' « il est dit, en saint Marc,
chapitre dernier (v. 12) : Après ces choses, à deux d'entre eux
qui cdlaient au bourg, Il se montra sous une autre forme ».
\u corps de l'article, saint Thomas se rapportant au sens des
déclarations faites dans les deux précédents articles, rappelle
que « comme il a été dit, la Résurrection du Christ devait être
manifestée aux hommes à la manière dont les choses divines
leur sont révélées. Or, les choses divines sont connues des
hommes selon qu'ils sont diversement affectés. Car ceux dont
l'esprit est bien disposé perçoivent les choses divines dans leur
vérité. Ceux-là, au contraire, dont l'esprit n'est pas bien dis-
posé perçoivent les choses divines avec un certain mélange de
doute ou d'erreur, attendu que Chomine animal ne perçoit pas
les choses de Dieu, comme il est dit dans la première Epître aux
Corinthiens, ch. n (v. i4). El voilà pourquoi, à quelques-uns
qui étaient disposés à croire, le Christ apparut, après sa Résur-
rection, sous sa forme vraie; mais II apparut sous une forme
étrangère, à ceux qui paraissaient déjà tiédir à l'endroit de la
foi ; car ils disaient : Nous espérions que c'était Lui qui devait
racheter Israël. Aussi bien saint Crégoire dit dans l'homélie
(XXIII, sur l'Évangile), qu'Use montra tel à leurs yeux qu'il étcdl
dans leur esprit. Par cela, en effet, qu7/ était encore dans leur
esprit étranger à la Joi, Il feignit d'aller plus loin, comme s'il était,
en effet, pour eux un étranger ».
L'ad primum réyiond que « comme le dit saint Augustin, au
livre des Questions sur les Évangiles (liv. H, q. li), ce n'est pas
tout ce que nous feignons, qui est mensonge. Mais quand nous
QUEST, LV. — DE LA MAMFESTATIOIN DE LA UÉSURRECTION . G l ()
feignons ce qui ne signifie rien, c'est alors qail y a mensonge.
Quand noire fiction se rapporte à une chose signifiée, dans ce cas,
il n'y a point mensonge, mais figure ou symbole de vérité. Sans
cela, tout ce qui est dit en style figuré par les sages et les saints
ou aussi par le Seigneur Lui-même, serait tenu pour mensonge,
puisque selon le sens ordinaire, il n'y a pas de vérité dans ces sym-
boles. Et, de même qu'on use de signes, dans ces fictions, pareil-
lement on use d'actes, sans qu'il y ait mensonge, en vue de signi-
fier quelque chose. Or, il en fut ainsi dans le cas présent, comme
il a été dit » (au corps de l'article).
L'ad secundum en appelle encore à « saint Augustin, dans le
livre De l'accord des Évangétistes » (liv. III, ch. xxv, n. 72), où
il « dit que le Seigneur pouvait transformer sa chair pour qu'elle
présentât^ vraiment des traits autres que ceux qu'ils avaient cou-
tume de voir ; puisque aussi bien, avant la Passion, Il s'était trans-
figuré, sur la montagne, an point que sa face brillait comme le so-
leil. Mais il n'en fut pas ainsi dans le cas dont il s'agit. Car il n'est
pas hors de propos de croire que cet empêchement (/ui était sur leurs
yeux et qui ne leur permettait pas de reconnaître Jésus, était l'œu-
vre de Satan. Aussi bien, dans saint Luc, chapitre deinier (v. iG),
il est dit que leurs yeux étaient tenus pour qu'ils ne le reconnussent
point ». — On aura remarqué cette explication donnée par
saint Augustin de la sorte d'aveuglement dos deux disciples.
L'ad tertiam dit que « cette raison donnée par l'objection vau-
drait, s'ils n'avaient pas été amenés de cet aspect étranger à
voir dans sa vérité ras})ecl du Christ. Comme le note, en effet,
saint Augustin, au même endroit (cité toutà riicuie), le Christ
permit qa'Uen fût ainsi, c'est-à-dire que leurs yeux fussent tenus,
jusqu'au sacrement du pain, afin que la participation à l'unité de
son corps soit montrée être le remède qui enlève l'obstacle de l'en-
nemi de manière à ce que le Christ puisse être reconnu. Aussi
bien il est ajouté, en ce même endroit (S. Luc, ch. xxiv, v, 01),
que leurs yeux furent ouverts et qu'ils le reconnurent : non pas
qu'auparavant ils eussemt marché, les yeux fermés ; mais il y avait
quelque chose qui ne leur permettait pas de reconnaître ce qu'ils
voyaient, selon qu'il arrive d'ordinaire par un brouillard on quel-
que humeur ».
<32(> SOMME THÉOLOGIQUE.
Ce fut donc par une sorte de demi châtiment que le Christ
apparut aux deux disciples d'Emmaiis sous des traits qui pour
eux n'étaient point les siens. Si, dans leur cœur, ils n'avaient
pas faibli ou chancelé en ce qui était de la foi en Jésus, ils
l'auraient reconnu tout de suite. Car II était vraiment Lui-
même. D'ailleurs, même en permettant cette illusion momen-
tanée, due à l'action du tentateur qui agissait sur eux, le Christ
usait envers eux d'une souveraine niiséricoriJe, puisqu'il allait
peu à peu, par sa présence même cachée, les libérer de l'obs-
tacle qui les empêchait de le reconnaître. Et II voulait montrer
aussi, par ce fait symbolique, que la Vérité de Dieu, dans l'or-
dre surnaturel, se manifeste aux âmes selon qu'elles s'y trou-
vent disposées. — Mais, dans cette manfestation de sa Résur-
rection, ainsi diversement graduée selon que le demandait la
disposition diverse de ceux à qui elle s'adressait, convenait-il
que le Christ usât de preuves ou d'arguments, à l'effet de
convaincre ceux à qui II se manifestait. C'est ce qu'il nous
faut maintenant examiner; et tel est l'objet de l'article qui
suit.
Article V.
Si le Christ devait faire éclater la vérité de sa Résurrection
par des arguments?
Trois objections veulent j)rouver (jue « le Christ ne devait
point faire éclater- la vérité de sa Késurrrclion par des argu-
ments 1). — La première cite le mot do « saint Ambroise » (De
In Foi, liv. I, ch. v, n. (S'4), où il « dit : Enlèue les arguments,
Ih on lu C/ierc/ics la Joi. Or, à l'endroit de la Résurrection du
Christ, c'est la foi que l'on cherche. Donc il ne doit pas y avoir
place pour les arguments .). — La seconde objection en ap-
pelle au mot de a saint Grégoire » (hom. XXVI, sur r Évan-
gile), où il est « dit : La foi na pltis de mcrlle, si la raison
humaine lui fournil des preuves. Or, il n'appartenait pas au
Christ de diminuer le mérite de la foi. Donc il ne lui appar-
tenait pas de confirmer par des arguments la vérité de la
QUEST. LV. — Dli LA MAMFEâTATlON DK LA RESLRRECTION. 62 I
Résurrection ». — La troisième objection dit que « le Christ
est venu dans le monde afin que par Lui les hommes obtien-
nent la béatitude; selon cette parole marquée en saint Jean,
ch. X (v. 10) : Je suis venu afin qu'ils alenl la vie cl quils C aient
surabundamnienl. Or, par ces sortes de démonslralions d'argu-
ments il semble qu'est mis obstacle à la béalilude des hommes.
Il est dit, en efl'et, en saint Jean, ch. xx (v. 29). de la bouche
du Seigneur Lui-même : Bienlieureux ceux qui nont point vu et
qui ont cru. Donc il semble que le Christ n'aurait point du ma-
nifester sa Résurrection par des arguments ».
L'argument sed contra est le texte formel du livre des Actes,
ch. I (v. 3), où « il est dit que le Christ apparut aux disciples
pendant quarante Jours, en de multiples arguments, leur parlant
du Royaume de Dieu » .
Au corps de l'arlicle, saint Thomas nous avertit que « l'ar-
gument se dit dans un double sens. Quelquefois il signifie
toute raison qui J ail foi en chose douteuse (Cicéron, Topiques,
ch. II, n. 6). D'autre fois, on appelle argument un signe sen-
sible qui est donné pour manifester quelque vérité ; et c'isl
ainsi que même Arislote use quelquefois dans ses livres du niol
argument (cf. Premiers Analytiques, liv. II, ch. xxix, n. 10;
Rhétorique, liv. I, ch. 11, n. iG elsuiv.). — A prendre le mol
argument dans le premier sens, le Christ ne prouva point aux
disciples sa Résurrection par des arguments. C'est qu'en efl'ct,
une telle preuve argumenlative procède de certains principes:
lesquels, s'ils n'étaient point connus des disciples, ne pouvaient
rien leur manifestei", car une chose inconnue ne peut pas en
faire connaître une autre; et s'ils étaient connus d'eux, ils ne
dépassaient point la raison humaine, d'où il suit qu'ils n'avaient
point d'efficacité pour élablii- la foi de la Résurrection, qui est
au-dessus de la raison humaine : il faut, en effet, que les prin-
cipes soient du même genre que la chose à établir, ainsi qu'il
est dit au premier livre des Seconds Analytiques (ch. vu ; de
S. Th., leç. i5). En ce sens, le Christ prouve aux disciples sa
Résurrection », non point par des arguments tirés de la raison
humaine, mais « par l'autorité de l'Ecriture Sainte, qui est le
fondement de la foi, lorsqu'il dit : Il Jaut que soit accompli tout
622 SOMME THÉOLOGIQUE.
ce qui esl écril de moi dans la loi el les psaumes el les prophètes,
ainsi qu'on le trouve en saint Luc, chapitre dernier (v. 44 et
suiv.). — Mais, à prendre l'argurnent dans le second sens, de
celle sorte le Christ esl dit avoir fait éclater sa Résurrection
par des arguments, pour autant que par des signes souverai-
nementévidenls 11 montre qu'il était véritablement ressuscité.
Aussi bien, dans le grec, là où nous avons », pour le texte du
livre des Acles, « en de nombreux arguments, au lieu d'argu-
ment, on lit T£xaY|Ctc'.,:, qui veut dire signe évident pour prouver.
Ces signes, le Christ les montra à ses disciples, pour deux rai-
sons. D'abord, parce que leurs cœurs n'étaient point disposés
à accepter facilement la foi de la Résurrection », comme en
témoigne le récit des Évangélisles. (( Et aussi bien le Christ leur
dit, en saint Luc, chapitre dernier (v. 25) : 0 insensés et lents à
croire! Et, en saint Marc, chapitre dernier (v. i/j), // leur re-
procha leur incrédulité et la dureté de leur cœur. Ensuite, afin
que par ces sortes de signes qui leur étaient montrés, leur témoi-
gnage fût rendu plus efficace; selon cette parole de la première
épîlre de saint Jean, ch. i (v. i, 2) : Ce que nous avons vu et
entendu et que nos mains ont touché, c'est cela dont nous rendons
témoignage ».
Quand on parle de la foi de la Résurrection el des preuves
qui l'établissent, il faut distinguer soigneusement deux choses:
ce qu'il y a de surnaturel el de formellement divin dans la
Résurrection, c'est-à-dire son caractère de résurrection glo-
rieuse, amenant le Christ à une vie nouvelle qui est l'épanouis-
sement connaturel de l'âme glorifiée jouissant de la vision de
Dieu; et ce qu'il y a d'accessible aux sens des hommes selon
qu'ils vivent de la vie présente sur cette terre. Le premier de
ces deux caractères est ce qui relève de la foi dans la Résurrec-
tion du Christ; et qui, par conséquent, ne saurait être accessi-
ble à la raison de l'homme vivant de la vie présente. Que le
Christ soit ressuscité d'une telle résurrection, les disciples n'ont
pu le savoir, le connaître, que par le témoignage des Écritures,
invoqué devant eux par Jésus Lui-même; nullement par des
raisons d'ordre humain, que le Christ leur aurait données.
Mais le second aspect de la Résurrection du Christ n'avait rien
QUEST. LV. — DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. 628
qui ne pût tomber sous les sens des disciples. Us l'avaient vu
mort; ils le voyaient de nouveau vivant ; il élait donc nnanifeste
pour eux qu'il était ressuscité, c'est-à-dire vivant de nouveau,
après qu'il avait été mort. C'est pour leur donner {'évidence de
la Résurrection, ainsi comprise, que le Christ s'est montré à
eux comme II l'a fait : une telle évidence est parfaitement
compatible avec la foi ; car elle ne porte pas sur le même ob-
jet : l'évidence porte sur le fait du retour à la vie ; la foi, sur
la nature ou le caractère surnaturel et transcendant de cette
vie nouvelle qui est celle du Christ retourné à la vie.
Vad primiim dit que a saint Âmbroise parle, dans ce texte
que citait l'objection, des arguments qui concluent dans le
sens de la raison humaine; et ces arguments, en effet, n'ont
pas de valeur pour montrer les choses qui relèvent de la foi,
ainsi qu'il a été dit »> (au corps de l'article).
Vad secundam fait observer que « le mérite de la foi vient
de ce que l'homme, sur l'ordre de Dieu, croit ce que la raison
ne voit pas. Il suit de là que cette raison seule exclut le mérite,
qui fait voir par la science ce qui est proposé à croire. Et c'est
la raison démonstrative ». Dans ce cas, en effet, il n'y a plus
le mérite d'adhérer à une vérité sur la seule proposition de
Dieu, puisque la raison démontre cette vérité. « Mais ce ne
furent point ces sortes de raisons «jue le Christ apporta à l'effet
de manifester sa Résurrection ».
h'ad lerliam précise, à nouveau, que « comme il vient d'être
dit {ad '2"'"), le mérite de la béatitude que cause la foi n'est
totalement exclu que si l'homme ne voulait croire » ou admet-
tre (I que ce qu'il verrait; mais que quelqu'un ne croie ce
qu'il ne voit pas, que sur certains signes vus, ceci n'exclut
pas totalement la foi ni son mérite. C'est ainsi que Thomas, à
qui il fut dit ; Parce que tu m'as va, ta as cra, vit une chose et
en crut une autre : il vit les blessures; et il crut Dieu. Tou-
tefois, celui qui ne requiert pas ces sortes de secours pour
croire, a une foi plus parfaite. Et c'est pourquoi, voulant re-
prendre le défaut de la foi en quelques-uns, le Seigneur dit, en
saint Jean, ch. iv (v. 48) : Si vous ne voyez pas des signes et des
prodiges, vous ne croyez pas. Et, d'après cela, on peut entendre
62/1 SOMMR THÉOLOOÎOUE.
que ceux qui sont d'un cœur si prompt et si disposé à croire,
quand Dieu parle, qu'ils ne requièrent point des signes tombant
sous leurs sens, sont bienheureux par rapport à ceux qui ne
croient que s'ils voient ces sortes de signes ». — La parole du
Christ que citait l'objection et qui fut dite à l'occasion de l'in-
crédulité première de l'Apôtre Thomas, ne doit pas s'entendre
en ce sens que la foi, pour garder tout son mérite, ne doive
reposer sur aucun motif ou aucune évidence. Bien au con-
traire, toute foi, pour être raisonnable, demande à être appuyée
sur quelque évidence. Mais il y a ou il peut y avoir, même
dans ce sens, des exigences outrées. Et c'était le cas de l'Âpôtre
Thomas. Il aurait dû se rendre au témoignage des autres Apô-
tres et des saintes femmes, lui annonçant la Résurrection du
Christ. Ne vouloir se rendre que quand il aurait vu lui-même
était une exigence déraisonnable : elle pouvait témoigner d'un
esprit positif et peu porté à la crédulité; mais elle prouvait
aussi que cet esprit n'allait pas à la vérité avec assez de sim-
plicité. Tout esprit sage doit se rendre compte avant de croire :
c'est de la prudence ou de la saine critique. Mais ne vouloir se
rendre qu'à un certain rafïînement de preuves, non nécessaires
en soi, c'est sortir de la saine critique poui- tomber dans l'excès
d'une hypercritique blâmable.
Il était à propos que le Christ donnât à ceux qui devaient
èlre les témoins de sa Résurrection, des preuves de cette Résur-
rection. Il fallait qu'ils fussent eux-mêmes convaincus, pour
pouvoir convaincre les autres. — Mais, précisément, une der-
nière question se pose, à ce sujet. Et c'est desavoir si les preu-
ves données par le Christ à ses disciples étaient de nature à
les convaincre. Étaient-elles suffisantes pour cela ? Question
importante au plus haut point ; puisque, nous le savons, toute
la foi chrétienne repose sur la foi en la Résurrection du Christ;
et cette foi en la Résurrection repose elle-même tout entière
sur le témoignage de ceux à qui le Christ a donné les preuves
dont nous nous enquérons. — Saint Thomas va nous répondre
à l'article qui suit.
QUËST. LV. — DE LA M ViVIFE STATION DE LA RESURRECTION. 625
Article VI.
Si les arguments que le Christ présenta manifestèrent
suffisamment la vérité de sa Résurrection?
Nous avons ici cinq objections'. Elles veulent prouver que
(( les arguments que le Christ présenta ne manifestèrent pas
suffisamment la vérité de sa Résurrection ». — La première
déclare que « le Christ ne montra rien à ses disciples, après la
Résurrection, que les anges aussi, apparaissant aux hommes,
n'eussent montré on n'eussent pu montrer. Car les anges, fré-
quemment, se montrèrent aux hommes sous une forme hu-
maine, et avec eux ils parlaient, ils vivaient, ils mangeaient
comme s'ils eussent été des hommes véritables : comme on le
voit, dans la Genèse, ch. xviii, des anges que reçut Abraham
et à qui il donna l'hospitalité; et dans le livre de Tobie, de
l'ange qui conduisit el ramena » le jeune homme. « Et, cependant,
les anges n'ont point de véritables corps qui leur soient unis
naturellement : chose requise pour la résurrection. Donc les
signes que le Christ donna à ses disciples ne furent pas suffi-
sants pour manifester sa Résurrection )). — La seconde objec-
tion arguë de ce que « le Christ ressuscita d'une résurrection
glorieuse, c'est-à-dire ayant ensemble la nature humaine avec
la gloire. Or, le Christ montra à ses disciples certaines choses
qui semblent contraires à la nature humaine; comme de dis-
pnrailre à leurs yeux, ou d'entrer les portes étant closes. D'autres
choses, par contre, semblent avoir été contraires à la gloire ;
par exemple, qu'il mangea el but; qu'il eut les cicatrices des
i. La cinquième objection manque dans la plupart des manuscrits el
dans certaines éditions. L'édition léonine elle-même ne l'a mise qu'en note.
Mais, outre que toutes les éditions, y compris l'édition léonine, portent,
dans le texte, un ad quinlum, qui suppose, par conséquent, une cinquième
objection, on ne voit vraiment pas ce qui peut arrêter dans l'acceptation
pure et simple du texte de l'objection cinquième qu'on trouve en marge
du Codex P, el que l'édition de \enise (1767) n'a pas hésité à mettre dans
son texte.
XVI. — La Rédemption. 4o
G26 SOMME THEOLOGIQUÉ.
blessures. Donc il semble que ces arguments ne turent pas suf-
fisants, ni à propos, pour établir la foi de la Résurrection »,
— La troisième objection dit que « le corps du Christ n'était
point tel, après la Résurrectioi), qu'il put être touché par un
homme mortel ; et aussi bien Lui-même dit à Magdeleine, en
saint Jean, ch. xx (v. 17) : f^e me touche point; car Je ne suis
pas encore monté vers mon Père. Donc il n'était pas à propos
que pour manifester la vérité de sa Résurrection, 11 se prêtât
Lui-même à ce que ses disciples le touchent et le palpent ». —
La quatrième objection fait observer que « parmi les dots du
corps glorieux semble se trouver la clarté (cf. Supplément,
q. 85, art. i); que, cependant, le Christ, dans sa^ Résurrection,
ne montra par aucun argument. Donc il semble que ces argu-
ments furent insuffisants pour montrer la qualité de la Résur-
rection du Christ ». — La cinquième objection est ainsi for-
mulée : « Les anges, donnés comme témoins de la Résurrec-
tion, semblent être convaincus d'insuffisance dans leur témoi-
gnage, par la dissonance même des Évangélistes à leur sujet.
Car, en saint Matthieu, l'ange est décrit comme étant assis sur
la pierre roulée d'auprès du monument, tandis qu'en saint
Marc il est décrit comme ayant été vu par les femmes qui
avaient pénétré à l'intérieur du monument. De plus, saint Mat-
thieu et saint Marc parlent d'un ange, saint Jean parle de deux
qui étaient assis; et saint Luc, de deux qui étaient debout. Il
semble donc que les témoignages de la Résurrection ne con-
viennent pas ».
L'argument sed contra oppose simplement que « le Christ,
qui est la Sagesse de Dieu {i" aux Corinthiens, ch. i, v. 24), dis-
pose toutes choses suavement et comme il convient, ainsi qu'il
est dit au livre de la Sagssse, ch. vni (v, 1) ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « le Christ
a manifesté sa Résurrection d'une double manière : par le
témoignage; et par l'argument ou le signe. Et chacune de ces
deux manifestations fut, dans son genre, suffisante. Il a, en
efl'et, usé d'un double témoignage, pour manifester sa Résur-
rection à ses disciples ; et aucun ne peut être rejeté. Le premier
fut le témoignage des anges qui annoncèrent aux femmes la
QUEST. LV. — DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. 627
Résurrection, comme on le voit partons les Évangélistes. L'au-
tre fut le témoignage des Eciitures, qu'il présenta Lui-même
pour démontrer sa Résurrection, comme il est dit en saint
Luc, chapitre dernier (v. 20 et suiv,; 44 et suiv.). — Les argu-
ments aussi furent suffisants pour montrer que la Résurrection
était vraie, et, aussi, glorieuse. — Que la Résurrection était
vraie, Il le montra, d'une première manière, du côté du corps.
Et, à ce sujet, Il montra trois choses : — Premièrement, que
le corps était vrai et résistant ; non un corps fantastique, ou
gazeux, comme l'air. Ce qu'il montra en donnant son corps à
palper. Aussi bien II dit Lui-même, en saint Luc, chapitre der-
nier (v. 39) : Palpez et voye: ; un esprit n'a point chair et os, ,
comme vous voye: que fai. — Secondement, Il montra que
c'était un corps humain, leur montrant de véritables trails
qu'ils voyaient de leurs yeux. — Troisièmement, Il leur mon-
tra que c'était le même corps numérique qu'il avait eu aupa-
ravant, en leur montrant les cicatrices des blessures. Aussi bien
lisons-nous, dans saint Luc, chapitre dernier (v. 38, 39), qu II
leur dit : \^oye: mes mains et mes pieds : Je suis bien moi-même.
— D'une seconde manière, Il leur montra la vérité de sa Résur-
rection du côté de l'âme unie de nouveau à son corps. Ce qu'il
montra par les opérations du triple genre de vie » propre à l'âme
humaine. — « D'abord, par l'opération de la vie nutritive :
dans le fait, qu'il mangea et but avec ses disciples, comme
nous le lisons au chapitre dernier de saint Luc (v. 3o, 43). —
Secondement, par les opérations de la vie sensitive : en ce qu'il
répondait à ses disciples qui l'interrogeaient (S. Jean, ch. xxi,
v. 21, 22; Actes, ch. I, V. 6 et suiv.); qu'il les saluait présents
(S, Luc, ch. XXIV, V. 36; S. Jean, ch. xx, v. 10, 26) : par où
Il montrait qu'il voyait et qu'il entendait. — Troisièmement,
par les opérations de la vie intellective : en ce qu'ils conver-
saient avec Lui et qu'ils discouraient des Écritures (S. Luc,
ch. XXIV, V. i5 et suiv.; 44 et suiv.; Actes, ch. i, v. 3). — Et,
pour que rien ne manquât à la perfection de la manifestation,
Il montra aussi qu'il avait la nature divine, par le miracle qu'il
fît dans la capture des poissons (S. Jean, ch. xxi, v. 6) ; et, plus
tard, en ce que, sous leurs yeux. Il monta au ciel (S. Luc,
628 SOMME THÉOLOGIQUte.
ch. XXIV, V. 5i ; Actes, ch. vu, v. 9), parce que, comme il est
dit en saint Jean, ch. m (v. i3). Nul ne monte au ciel, si ce nest
Celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme, qui est au ciel.
— Pareillement, 11 montra à ses disciples la gloire de sa Résur-
reclion, parle faitqu'll entra vers eux, les portes closes (S. Jean,
ch. XX, v. 26) ; selon que saint Grégoire le dît, dans son homé-
lie (XXVI, sur rÉvangile) : Le Seigneur donna à palper sa chair
qu'il avait introduite, les portes closes, pour montrer que son
corps était de même nature mais d'une autre gloire. — De même
encore, il appartenait à la propriété de la gloire, qu7/ disparût
subitement de leurs yeux, comme il est dit en saint Luc, chapi-
tre dernier (v. 3i); car il montrait par là qu'il était en son
pouvoir d'être vu et de ne pas être vu ; ce qui appartient à la
condition du corps glorieux, comme il a été dit plus haut »
(q. 54, art. 1, ad 2"""; art. 2, ad /"'"). — Quand nous disons
qu'il montra que sa Résurrection était glorieuse, cela ne veut
point signifier que les disciples virent la nature du corps glorifié
selon qu'elle est en elle-même et dans ses rapports avec la gloire
de l'âme jouissant de la vision béatifique : de ce chef, nous
l'avons dit, la Résurrection du Christ était, pour les disciples,
un objet de foi, comme l'était aussi la divinté du Christ, en
elle-même. Mais, par les arguments qui étaient donnés, ils
voyaient qu'il fallait admettre qu'il y avait, dans le Christ res-
suscité, d'autres qualités que celles de la vie présente, qui est
la nôtre, et une autre nature que la seule nature humaine exis-
tant dans les êtres purement hommes; sans voir le comment
ou la nature intime, soit de la gloire du corps, soit de la divi-
nité présente dans le Christ.
Il serait difficile de trouver, en moins de paroles, mis dans
un relief plus saisissant, l'ensemble des preuves données par
le Christ au sujet de sa Résurrection, qui, prises ainsi dans
leur ensemble, ne laissent plus de place à l'hésitation ou au
doute, et font un devoir imprescriptible, pour tout esprit droit
et apte à les saisir, de donner son assentiment le plus motivé
et le plus inébranlable. — INous avons dit ces preuves prises
dans leur ensemble. Car,
L'ad primum nous avertit que d ces preuves prises isolément
OUEST. LV. — DE LA MAMFESTATION DE LA KESURHECTION . 629
ne sulFisaient point à manifester la Résurrection du Christ;
mais, prises toutes ensemble, elles manifestent cette Résurrec-
tion dune manière parfaite », sans laisser place, nous l'avons
dit, à aucun doute plausible ou à aucune hésitation raisonnable
de l'esprit; « surtout, fait remarquer saint Thomas, en raison
du témoignage des Écritures, et des paroles des anges, et de
l'affirmation du Christ confirmée par les* miracles ». — Quant
à la diffîcultée tirée des apparitions d'anges dans l'Ancien Tes-
tament, saint Thomas fait remarquer que d ces anges qui ap-
raissaienln'atïirmaienlpointqu'ils fussent des hommes ; comme
le Christ affirmait qu'il était homme », ayant un corps sem-
blable au nôtre et le même corps qui était le sien avant de
subir la Passion. — Pour ce qui est du fait que les anges
aussi, qui étaient apparus à Abraham et à Tobie, avaient mangé
et bu, comme le Christ, saint Thomas nous avertit que c c'est
autrement que le Christ mangea » et but avec ses disciples;
« et autrement, les anges », dans les apparitions mentionnées.
« Par cela, en effet, que les corps piis par les anges n'étaient
point des corps vivants ou animés, ce n'était pas une véritable
manducation, bien qu'il y eût véritable broiement des ali-
ments et passage de ces aliments dans l'intérieur du corps qu'ils
avaient pris; aussi bien l'ange même dit à Tobie, ch. xii
(v. 18, 19) : Quand J'étais avec vous, je paraissais manger et
boire; mais moi fuse d'un aliment invisible ». Ce n'était donc,
au témoignage même de l'ange, qu'une apparence de mandu-
cation, « Pour le corps du Christ, au contraire, parce qu'il
était un véritable corps vivant ou animé, sa manducation fut
véritable » : elle fut véritablement un acte de vie végétative,
dans le corps du Christ ressuscité. « Comme le dit, en effet,
saint Augustin, au livre Xljl de la Cité de Dieu {ch. xxn), ce
n'est pas le pouvoir, mais bien le besoin de m<uiger, qui est enlevé
aux corps de ceux qui sont ressuscites. Et \oilà pourquoi, comme
le dit le vénérable Bède {sur S. Luc, ch. xxiv, v. /ji), le Christ
mangea pcw pouvoir, non par besoin ».
Vad secundum déclare que « comme il a été dit (au corps de
l'article), certains arguments étaient apportés par le Christ
pour prouver la vérité de la nature humaine; et d'autres, pour
63o SOMME THÉOLOGIQUE.
prouver la gloire du Ressuscité. Or, la condition de la nature
humaine, selon qu'on la considère en elle-même, c'est-à-dire
quant à son état présent, est contraire à la condition de la
gloire; selon cette parole de la première Épître aux Corinthiens,
ch. XV (v. 43) : On le sème clans T infirmité; et il ressuscitera
dans la puissance. De là vient que les choses qui sont appor-
tées pour montrer la Condition de la gloire semblent être con-
traires à la nature, non point purement et simplement, mais
selon l'état présent; el inversement. Aussi bien saint Grégoire
dit, dans une homélie (XXVI, sur l'Évangile), que le Seigneur
montra deux choses admirables, et, pour la raison humaine, Jort
contraires, alors qa après sa Résurrection II présenta son corps
incorruptible et cependant apte à être palpé ».
Vad tertiuni répond que «. comme le dit saint Augustin, sur
saint Jean (tr. GXXl), ce que le Seigneur dit » en parlant à
Magdeleine : « Ne me touche point; car je ne suis pas encore
remonté à mon Père, était pour figurer, dans cette femme, l'Église
des Gentils, qui ne crut au Christ qu'après qu'il fut monté vers
son Père. Ou, encore, Jésus voulut que l'on crût en Lui, c'est-à-
dire qu'on le touchât spirituellement, selon que Lui et le Père ne
sont qu'un. C'est qu'en effet le Christ monte en quelque sorte vers
son Père, dans le sens intime de celui qui a progressé Jusqu'à le
reconnaître égal au Père. Magdeleine, au contraire, croyait
encore d'une Jaçon charnelle en Celui qu'elle pleurait comme un
homme. — Quant à ce qu'on lit ailleurs (en S. Matthieu,
ch. xxviii, V. 9), que Marie le toucha, quand, ensemble avec les
autres Jemmes », au sortir du jardin, (( elle s'approcha et em-
brassa ses pieds, cela ne fait point de difficulté, comme le dit
Sévérien (ou plutôt S. Pierre Ghrysologue, Serm. LXXVl);
car, dans le premier cas, il s'agit d'une figure; dans le second,
de la réalité présente : l'un s'entend de la grâce divine; l'autre,
de la nature humaine. — On peut dire aussi, avec saint Jean
Chrysostome (hom. LXXXVl, sur S. Jean), que cette femme
voulait encore traiter avec le Christ comme avant la Passion.
Dans sa joie, en effet, elle ne concevait rien de grand, bien que la
chair du Christ Jùt devenue, par la Résurrection, d'une condition
g^randement meilleure. Et c'est pourquoi le Ghrist lui dit : Je ne
QUEST. LV. — DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. 63 1
suis pas encore nionlé vers mon Père. Comme s'il disait : A^é
pense pas que Je mène désormais une vie terrestre. Si tu me vois
encore sur la terre, c'est que je ne suis pas encore monté vers
mon Père; mais le moment est proche oh je vais monter vers Lui.
Aussi bien II ajoute : Je monte vers mon Père et votre Père ». —
Toutes ces explications sont données pour expliquer le texte
de l'Évangile selon le sens du Noli me tangere : Ne me touche
point. Le texte grec se prête à une traduction plus simple, et,
semble-t-il, plus littérale. Au lieu de : iVe me touche point, il
faudrait lire : I\e me retiens pas. Et qu'en elîet, il n'y eut
aucune impossibilité à toucher Jésus, même après sa Résur-
rection, nous en avons pour preuve le double fait que les
saintes femmes embrassèrent ses pieds; et que Lui-même
invita ses disciples à palper son corps. Tout permet donc de
supposer que Marie-Magdeleine, quand Jésus eut prononcé son
nom et qu'elle-même s'écriait : Rabboni! se jeta aux pieds de
Jésus et qu'elle les tenait embrassés, ne pouvant plus s'en
détacher. C'est alors que Jésus, après un moment, lui dit :
Ne me retiens pas: Je ne suis pas encore remonté à mon Père: —
comme s'il disait : Tu me retrouveras. Maintenant, va vers mes
frères et dis-leur : Je monte à mon Père et votre Père, à mon
Dieu, et votre Dieu. — Le texte grec porte, en effet : y-Vi [j-ou x-ktou.
qui signifie, à la lettre : ne f attache pas à moi, au point de me
retenir, de ne pas vouloir me laisser. Cette traduction lève
toute difficulté, et donne un sens qui s'iiarmonise de tout
point avec le contexte. C'est ainsi que nous l'avions donnée
nous-mêrne, au deuxième volume de Jésus-Christ dans lÉvan-
gile, p. 35i, et 367).
Vad quartum dit que « comme l'explique saint Augustin, à
Orosius (Dialogue LXV, q. xiv; parmi les Œuvres de S. Augus-
tin), te Seigneur ressuscita dans une chair dotée de clarté; toute-
fois, Il ne voulut point apparaître à ses disciples dans l'éclat dé
cette dot glorieuse, parce qu'ils n'auraient pu fixer de leurs yeux
une telle clarté. -Si, en effet, avant de mourir pour nous et de
ressusciter, quand Iljut transfiguré sur la montagne, les disciples
ne purent pas soutenir sa vue, combien plus n auraient-ils pas pu
voir le Seigneur dans sa chair éblouissante de la clarté de gloire. —
6o2 SOMME THÉOLOGIQUE.
Il faut aussi considérer, ajoute saint Thomas, qu'après la
Résurrection, le Seigneur voulait surtout montrer qu'il était
le même qui avait été mort. Et ceci eût pu être empêché
grandement s'il leur avait montré la clarté de son corps. C'est
qu'en effet, le changement qui se produit dans l'aspect montre
le plus la diversité de ce qui est vu; parce que les sensibles
communs, parmi lesquels se trouvent Vun et le plusieurs,
Videntique et le divers, relèvent le plus du sens de la vue » :
non pas que le sens de la vue suffise absolument à connaître
ces sensibles communs, dont le propre est toujours de relever
de plusieurs sens; mais parce que, dans l'usage de la vie et
quand s'est faite l'éducation des sens, celui de la vue est le
mieux placé pour se prononcer à leur sujet. « Avant la Pas-
sion, au contraire, de peur que les disciples ne vinssent à
mépriser l'infirmité de cette Passion, le Christ se proposait
surtout de montrer la gloire de sa majesté, que démontre sur-
tout la clarté du corps. Et voilà pourquoi, avant la Passion,
le Christ montra d'avance sa gloire par la clarté; mais, après
la Résurrection, 11 la montre par d'autres signes ». — On aura
remarqué combien cette observation de saint Thomas est en
harmonie avec le mystère du Christ dans sa double manifes-
tation, avant et après la Résurrection.
Vadquintuni fait observer que u comme le dit saint Augustin,
au livre De l'accorddes Évangélistes (liv. 111, ch. xxiv, n. 67, (J9),
nous pouvons entendre que fange unique, vu par les Jemmes, est
le même en saint Matthieu et en saint Marc, pour autant que ces
femmes étant entrées dans le monument, là, dans un espace inter-
médiaire, elles virent l'ange assis sur la pierre du monument,
comme le dit saint Matthieu; et cela revient à l'ange assis à droite,
dont parte saint Marc. Puis, cdors quelles regardaient à l'inté-
rieur du monument , à l'endroit où avait été déposé le corps du
Seigneur, deux autres anges furent vus par elles, d'abord assis,
comme ledit saint Jean; et, ensuite, parce qu'ils s'étaient levés,
elles les virent debout, comme le dit saint Luc ». — Cette ques-
tion de l'accord des Évangélistes, au sujet de l'apparition des
anges au tombeau, est une des plus délicates. Voici comment
nous pensons qu'elle peut se résoudre, — L'ange dont parle
QUEST. LV. — DE LA MANIFESTATION DE LA HÉSURHECTION . 633
saint Matthieu comiiie étant assis sur la pierre roulée de
devant le monument (S. Matthieu, eh. xxviii, v. 3, 'i), n'a pas
été vu, au moment où saint Mattliieu le mentionne assis de la
sorte, par les saintes femmes. Ce moment se rapporte à ce qui
s'était passé lorsque le Christ sortit, plein de gloire, de son
tombeau. C'est alors que l'ange du Seigneur était descendu du
ciel, ébranlant et faisant tout trembler autour de lui; puis,
roulant la pierre du sépulcre, il s'était assis dessus, glaçant
d'épouvante les malheureux gardes du sanhédrin, qui, après
êlre restés cfomme morts, devaient ensuite, quand les femmes
dont il va être question furent parties, se rendre dans la ville
auprès des princes des prêtres et raconter tout ce qui s'était
passé (S. Matthieu, ch. xxviii, v. 2, 4, n). Donc, ce n'est point
des saintes femmes que les Evangélistes ont eu le détail rap-
porté par saint Matthieu, au sujet de lange assis sur la pierre
roulée de devant le monument. Quand les saintes femmes
arrivèrent, en effet, l'ange n'était plus assis sur cette pierre;
ou, du moins, elles ne le virent point. A ce moment, tout
était dans le calme. Seule, la pierre roulée de devant la porte
du monument témoignait que quelque chose d'extraordinaire
venait de se passer. Et la première pensée qui dut se présenter
à l'esprit des saintes femmes fut que la sépulture de leur Maître
avait été violée. Cette appréhension ne pouvait que s'affermir,
quand, étant entrées dans le monument, elles n'y trouvèrent
pas le corps du Seigneur Jésus, comme le rapporte saint Luc
(ch. XXIV, V. 2, 3). Évidemment, jusqu'à ce moment, elles
n'ont encore vu aucun ange au tombeau. Mais, à ce moment
précis et u tandis qu'elles étaient inquiètes à ce sujet, paru-
rent près d'elles deux hommes aux vêtements éclatants (S. Luc,
Ibid., V. 5). Il faut remarquer toutefois, qu'à ce moment,
Marie-Magdeleine n'était plus là. Plus prompte que ses com-
pagnes et plus émue que les autres à la pensée ^'une profa-
nation de la sépulture du divin Ami, elle avait couru auprès
de Simon-Pierre et de Jean, pour leur annoncer la terrible
nouvelle (S. Jean, ch. xx, v. 2). Ce fut en l'absence de Mag-
deleine, que les autres femmes, restées au tombeau, virent,
à l'intérieur du monument, les deux anges dont parle saint
G3/j SOMME THÉOLOniQUE.
Luc. C'est l'un de ces deux anges, celui qui était « assis à
droite » (S. Marc, ch. xvi, v. 5), qui leur adressa, au nom de
tous les deux, les paroles rapportées en saint Matthieu, ch. xxviii,
V. 5-7, et en saint Marc, ch. xvi, v. 6, 7, et en saint Luc,
ch. XXIV, V. 5-7. Quant à la vision des deux anges dont parle
saint Jean, ch. xx, v. ii-io, elle est distincte des précédentes
et n'eut lieu que pour Marie-Magdeleine, retournée au tombeau
avec Pierre et Jean, après le départ des autres femmes, et restée
seule, abîmée dans sa douleur, quand les deux disciples,
ayant tout inspecté au dedans du tombeau, étaient repartis,
persuadés, eux aussi, comme le disait Magdeleine, que le corps
de Jésus avait été enlevé. — Ce fut, à ce moment, et après sa
réponse aux anges du tombeau (S. Jean, v. i3), que Magde-
leine fut gratifiée, la première (S. Marc, ch. xvi, v. 9) de l'ap-
parition de Jésus, qu'elle ne reconnut pas d'abord, et dont
elle ne pouvait se détacher ensuite (S. Jean, ch. xx, v. 10-17).
L'apparition de Jésus aux autres femmes n'eut lieu qu'ensuite,
alors que sorties du jardin et se rendant à la ville par un che-
min où elles n'avaient rencontré ni Magdeleine ni les apôtres
Pierre et Jean, elles allaient s'acquitter du message que les
anges leur avaient donné (S. Matthieu, ch. xxviii, v. 8-10).
Les choses ainsi entendues, tout s'harmonise parfaitement
dans le récit des Évangélistes. Pour plus de détails, cf. Jésus-
Christ dans l'Évangile, tom. LI, p. 3/j6-362,
La Résurrection du Christ devait être, dans l'ordre du salut
des hommes parla foi au mystère de l'Incarnation rédemptive,
le fondement de tout. C'est par elle que devait être rendue
manifeste à tous la vérité de la Personne du Rédempteur en
sa double nature divine et humaine, et aussi la splendeur de
vie nouvelle qui nous était promise comme fruit de sa Rédemp-
tion. Pour cela, il fallait évidemment que la connaissance de
cette Résurrection avec son double caractère de résurrection
véritable et de résurrection glorieuse put arriver d'une ma-
nière absolument certaine à tous, selon l'économie des conseils
de Dieu et de son gouvernement. Oi', cette économie deman-
dait que la Résurrection ne fût pas immédiatement connue de
QUEST. LV. — DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. G35
tous; mais qu'elle fût d'abord manifestée à des témoins de
choix, lesquels en porteraient la nouvelle, par eux ou par leurs
successeurs, à tous les êtres humains jusqu'à la fin des temps.
Encore fallait-il que ces témoins choisis, appartenant au monde
humain selon le cours de la vie présente, fussent instruits de
ce grand fait, essentiellement surnaturel et divin, par des in-
termédiaires appartenant au monde des esprits. Du reste, et
afin que leur témoignage eût la valeur irrécusable du témoi-
gnage appuyé sur le contrôle des sens de la vue, de l'ouïe, du
loucher même, dans les sujets qui le rendraient, le Christ res-
suscité multiplia les preuves avec une sorte de prodigalité di-
vine, ménageant les circonstances d'une façon telle que les
moins disposés à se rendre et à accepter, dans sa réalité aveu-
glante, un fait aussi prodigieux, comme l'irréductible Thomas
Didyme, seraient forcés de tombera genoux et de s'écrier, vain-
cus par l'évidence : Mon Seigneur! et mon Dieu!
Après avoir étudié la Résurrection du Christ en elle-même,
dans sa qualité et dans sa manifestation, « nous devons main-
tenant l'étudier dans sa causalité ».
C'est l'objet de la question suivante.
QLESTIOA LYI
DE LA CALSALtTE DE I.A KÉSURRECTION DU CHRIST
Cette question conipiend deux articles :
1" Si la Résurrection du Christ est cause de notre résurrection?
3" Si elle est cause de notre justification ?
Il est aisé de voir que ces deux articles embrassent tout, dans
l'ordre de nos biens surnaturels. L'un, en effet, regarde la con-
sommation de tous nos biens par la résurrection glorieuse;
l'autre, leur commencement, par l'acquisition de la grâce qui
nous justifie. — Venons tout de suite à l'article premier.
Article Premier .
Si la Résurrection du Christ est cause de la résurrection
des corps?
Quatre objeclions veulent prouver que « la Résurrection du
Christ n'est point cause de la résurrection des corps ». — La
première dit que » si l'on pose une cause suffisante » à la pro-
duction d'un effet, « il est nécessaire que l'effet soit posé. Par
conséquent, si la Résurrection tlu Christ est la cause sutTisante
de la résurrection des corps, il s'ensuit qu'immédiatement,
quand le Christ ressuscita, tous les morts durent ressusciter » ;
ce qui ne fut pas. d Donc la Résurrection du Christ n'est point
la cause de la résurrection des corps ». — La seconde objection
déclare que o la cause de la résurrection des morts est la jus-
tice divine ; en ce sens que les corps doivent ensemble être
QÙEST. LVI. — CAUSALITÉ DE LA UÉSURRECTION DU CHRIST. 687
récompensés ou punis avec les ùmes, de même qu'ils ont com-
muniqué avec elles dans le mérite ou le péché, ainsi que le dit
saint Denys, au chapitre dernier de la Hiérarchie Ecclésiastique
(ch. vu), et aussi saint Jean Damascène, au livre IV {De la foi
orthodoxe, ch. xxvii). Or, il eût été nécessaire que la justice de
Dieu s'accomplisse, même si le Christ n'était pas ressuscité.
Donc, même si le Christ n'était pas ressuscité, les morls res-
susciteraient. Ce n'est donc pas la Résurrection du Christ, qui
est la cause de la résurrection des morts ». — La troisième ob-
jection fait observer que <( si la Résurrection du Christ était
la cause de la résurrection des corps, ou elle serait la cause
exemplaire, ou la cause efficiente, ou la cause méritoire. Elle
n'est point la cause exemplaire. Parce que c'est Dieu qui opé-
rera la résurrection des corps; selon celte parole marquée en
saint Jean, ch. v (v. 21) : Le Père ressuscite les morts. Et Dieu
n'a pas besoin de regarder, quand II agit, un exemplaire qui
serait hors de Lui. Semblablemenl, elle n'est point la cause
efficiente. La cause efficiente, en effet, n'agit que par contact,
spirituel ou corporel. Or, il est manifeste que la Résurrection
du Christ n'agit point par contact corporel sur les morls qui
ressusciteront, à cause de la distance du temps et de l'espace.
Elle n'agit pas, non plus, par contact spirituel, lequel se fait
par la foi et la charité, puisque même les infidèles et les pé-
cheurs ressusciteront aussi. Enfin, la Résurrection du Christ
n'est point la cause méritoire de la résurrection des corps;
parce que le Christ, quand 11 ressuscita, n'était déjà plus de
cette terre; et, par suite, Il n'était plus dans l'état de mériter.
Il suit de là qu'en aucune manière la Résurrection du Christ
ne paraît être la cause de notre résurrection ». — La quatrième
objection part de ce que u la mort étant ta privation de la vie,
il semble que détruire la mort n'est rien autre que ramener la
vie, ce qui appartient à la résurrection. Or, c'est en mourant
que le Christ a déirait notre mort (préface du temps pascal).
Donc la mort du Christ est la cause de notre résurrection; et
non pas sa Résurrection ».
L'argument sed contra cite le mot de « la glose », qui, « sur
cette parole de la première É\)\lre aux Corinthiens, ch. xv (v. 12),
638 SOMME THEOLOGIQUE.
si l'on prêche du Christ qu'il est ressuscité des morts, etc., dit :
Lui qui est la cause efficiente de notre résurrection » .
Au corps de l'article, saint Thomas en appelle au fameux
principe, emprunté d'Aristole, que « ce qui est premier, en tout
genre, est la cause de ce qui vient après, comme il est dit au
livre II des Métaphysiques (de S. Th., leç. 2; la formule est
d'Averroës, commentant le texte d'Aristole). Or, ce qu'il y a de
premier, dans l'ordre de notre résurrection, c'est la Résurrec-
tion du Christ, ainsi qu'on le voit par ce qui a été dit plus
haut (q. 53, art. 3). Il s'ensuit qu'il faut que la Résurrection
du Christ soit la cause de notre résurrection. Et c'est ce que
l'Apôtre dit, dans la première épître aux Corinthiens , ch. xv
(v. 20, 21) : Le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux
qui dorment; car c'est par un homme (Adam), que la mort existe,
et c'est par un homme (le Christ), qu'existe la résurrection des
morts. — Qu'il en soit ainsi » poursuit saint Thomas, « c'est
conforme à la raison. Car le principe de toute vie pour l'homme
est le Verbe de Dieu, dont il est dit, dans le psaume (xxxv,
V. 10) : En vous, est la source de la vie. Et, aussi bien, Lui-
même », le Verbe incarné, « dit, en saint Jean, ch. v (v. 21) :
Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, de même le Fils
aussi donne la vie à ceux qu'il veut. D'autre part, l'ordre natu-
rel des choses, institué par Dieu, a ceci, que toute cause agit
d'abord en ce qui est le plus rapproché d'elle, et, par ce pre-
mier effet, agit ensuite sur ce qui est plus éloigné. C'est ainsi
que le feu », dont le lieu, dans la physique aristotélicienne,
était la partie supérieure de la sphère des éléments, ayant, sous
lui, l'air, puis l'eau, puis la terre, « chaulï'e d'abord l'air, plus
rapproché de lui, par lequel il chauff'e ensuite les corps plus
distants; et Dieu Lui-même illumine d'abord les substances »
des purs esprits « qui sont les plus rapprochées de Lui, et, par
elles, les substances » spirituelles « plus éloignées, comme le
dit saint Denys, au chapitre xni de la Hiérarchie Céleste. Et
voilà pourquoi le Verbe de Dieu a d'abord donné la vie im-
mortelle au corps qu'il s'était uni » personnellement « d'une
union naturelle, et, par lui. Il opère la résurrection en tous les
autres ».
1
QUEST. LVr. -- CAL'SALITÉ DE LA IlÉSURRECTION DU CHRIST. 689
Vad primam fait observer que « comme il a été dit (au corps
de l'article), la Résurrection du Christ est la cause de noire
résurrection par la vertu du Verbe uni » au corps ressuscité.
« Or, le Verbe agit par sa volonté. Il suit de là qu'il n'est point
nécessaire que l'elVet provienne immédiatement, mais selon la
disposition du Verbe de Dieu, selon laquelle il faut que nous
soyons d'abord conformes au Christ souffrant et mourant,
durant celte vie passible et mortelle, et qu'ensuite nous par-
venions à participer la ressemblance de la Résurrection » , quand
le temps de l'épreuve marqué pour tout le genre humain sera
révolu.
Vad secundum explique que « la justice divine est la cause
première de notre résurrection; mais la Résurrection du Christ
en est la cause seconde et quasi instrumentale. Or, bien que la
vertu de la cause principale ne soit pas déterminée à tel ins-
trument déterminé, cependant dès là qu'elle agit par cet ins-
trument, cet instrument est cause de l'effet. Nous dirons donc
que lajustice divine, considérée en elle-même, n'est pas obli-
gée de causer notre résurrection par la Résurrection du Christ;
et Dieu aurait pu, en effet, nous délivrer » du péché et de la
mort « d'une autre manière que par la Passion et la mort du
Christ, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 46, art. 2). Mais, dès
là cependant que Dieu a décrété de nous délivrer de cette façon,
il est manifeste que la Résurrection du Christ est cause de notre
résurrection ».
Vad terliam déclare que « la Résurrection du Christ n'est
poifit proprement cause méritoire de notre résurrection; mais
elle est cause efficiente et exemplaire. Elle est cause efficiente,
pour autant que l'humanité du Christ, selon laquelle 11 est
ressuscité, est, d'une certaine manière, l'instrument de la divi-
nité et agit dans sa vertu, comme il a été dit plus haut (q. i3,
art. 2, 3; q. 19, art. 1; q. /13, art. 2). Et c'est pourquoi, de
même que les autres choses que le Christ, dans son humanité,
à faites ou souffeites, en vertu de sa divinité, nous sont salu-
taires , ainsi qu'il a été dit plus haut (q. [\'6, art. 6); de même
aussi la Résurrection du Christ est cause elliciente de notre
résurrection par la vertu divine, dont c'est le propre de rend^^
(U|0 SOMME THÉÔLOGIQUE.
la vie aux morts. D'autre part, cette vertu » divine « atteint,
par sa présence, tous les lieux et tous les temps. Or, ce contact
virtuel suffit pour la raison d'un tel mode de cause efficiente.
Et parce que, comme il a été dit (ad 2'""), la cause primordiale
de la résurrection humaine est la justice divine, de laquelle
vient au Christ qu7/ a le pouvoir de faire le jugement en tant
qu'Ilest le Fils de Vhomme (S. Jean, ch. v, v. 27), la vertu effec-
tive de sa Résurrection s'étend, non pas seulement aux bons,
mais aussi aux méchants, qui sont soumis à son jugement ».
On aura remarqué le point de doctrine que vient de nous livrer
ici saint Thomas et qui jette un jour si précieux sur la ques-
tion de la causalité instrumentale de l'humanité du Christ.
Saint Thomas vient de nous dire expressément que cette cau-
salité instrumentale garde toute sa raison et s'exerce excellem-
ment, du simple fait que la vertu divine, dont l'humanité du
Christ est l'instrument uni à elle dans la même Personne du
Verbe, veut bien, en effet, se servir de cette humanité pour pro-
duire ce qu'il lui plaît de produire où que ce soit et quand que
ce soit ; bien que l'humanité du Christ, dans la réalité de sa
présence sensible, ne soit qu'en un seul lieu, elle peut cepen-
dant agir partout, en raison de la vertu divine, qui, présente
elle-même partout, soumet toute chose à l'action de l'humanité
du Christ, dont elle se sert comme d'un instrument.
Mais nous avons dit aussi que la Résurrection du Christ était
la cause exemplaire de notre résurrection. Saint Thomas le
prouve comme il suit. (( De même que la Résurrection du corps
du Christ, par cela que ce corps est uni personnellement au
Verbe, est la première dans le temps, de même aussi elle est la
première en dignité et en perfection, comme le dit la glose, sur la
première Epître aux Corinthiens, ch. xv (v. 20, 28). Or, tou-
jours, ce qui est le plus parfait est ce qu'imitent les choses qui
sont moins parfaites, à leur manière. Et voilà pourquoi la
Résurrection du Christ est l'exemplaire de notre résurrection.
Mon pas que ce soit nécessaire, du coté de Celui qui cause la
résurrection, lequel n'a pas besoin d'exemplaire », comme le
disait l'objection; a mais c'est nécessaire du côté de ceux qui
doivent ressusciter, lesquels doivent être conformes à cette
QUEST. LVI. ^^ CAUSALITÉ DE LA RESURRECTION DU CHRIST. 6^1
Résurrection » première et plus parfaite; « selon cette parole
de rÉpître aux PhUippiens, ch. m (v. 21) : // réformera le corps
de notre fiumilUé » ou de notre bassesse « configuré au corps de
sa clarté » .
Saint Thomas ajoute, en finissant, que «si la vertu efficiente
de la Résurrection du Christ s'étend à la résurrection tant des
bons que des méchants », ainsi qu'il a été dit, « toutefois, sa
raison de cause exemplaire s'étend, proprement, seulement aux
bons, qui ont été faits conformes à la filiation du Christ,
comme il est dit aux Romains, ch. viii (v. 29) ».
V ad quart um répond à robjection, en s'appuyant sur la dis-
tinction de la double causalité dont nous venons de parler dans
Vad lertium. « Selon la raison de cause efficiente, qui dépend
delà vertu divine, c'est d'une façon commune que, soit la mort
du Christ, soit aussi sa Résurrection, l'une et l'autre sont cause
et de la destruction de la mort et de la restauration de la vie.
Mais, selon la raison de cause exemplaire, la mort du Christ, par
laquelle II abandonna la vie mortelle, est cause de la destruc-
tion de notre mort; et la Résurrection, par laquelle II com-
mença la vie immortelle, est cause de la restauration de notre
vie. — Pour ce qui est de la Passion, elle a ceci, en plus,
qu'elle est cause méritoire, ainsi qu'il a été dit plus haut »
(q. 48, art. i).
Ces admirables distinctions ne laissent plus aucune ombre sur
cette question si délicate de la causalité de la Résurrection du
Christ, soit prise en elle-même, soit dans sa comparaison avec
la causalité de la mort ou de la Passion du Christ, par rapport
à notre résurrection future. — Mais que penser de la Résur-
rection du Christ et de sa causalité par rapport à notre justifi-
cation. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel
est l'objet de l'article qui suit.
XVÎ. — La Rédemption. 4i
I
642 SOMME THÉOLOGIQÙE.
Article II,
Si la Résurrection du Christ est cause de la résurrection
des âmes? •
On voit, par les termes nouveaux dont se sert ici saint Tho-
mas, au début de ce nouvel article, le sens précis qu'il donnait
au mot Justification; et, pareillement, le rapport qu'il entendait
établir, entre la chose signifiée par ce mot, et la Résurrection
du Christ. Il s'agit, ici encore, de véritable résurrection : mais,
non pas de résurrection corporelle, comme dans l'article pre-
mier; il s'agit de résurrection spirituelle. La résurrection spi-
rituelle doit-elle être assignée comme l'effet propre de la Résur-
rection corporelle du Christ, au même titre que la résurrection
des corps.
Quatre objections veulent prouver, ici encore, que « la Résur-
rection du Christ n'est point la cause de la résurrection des
âmes ». — La première cite un texte de « saint Augustin, sur
saint Jean (tr. XXIII) », oii il est « dit que les corps ressuscitent
par la dispensalion humaine; mais les âmes ressuscitent par la
substance de Dieu. Or, la Résurrection du Christ napparlient
pas à la substance de Dieu, mais à la dispensation humaine.
Donc la Résurrection du Christ, bien qu'elle soit cause de la
résurrection des corps, ne semble pas cependant être cause de
la résurrection des âmes », — La seconde objection dit que « le
corps n'agit point sur l'esprit. Or, la Résurrection du Christ
appartient à son corps, qui tomba par la mort » (la résurrec-
tion, en effet, ou le relèvement se dit par rapporta la chute ou au
fait d'être tombé). « Donc la Résurrection du Christ n'est point
la cause de la résurrection des âmes ». — La troisième objec-
tion déclare qu' « en raison de ce que la Résurrection du
Christ est cause de la résurrection des corps, les corps de tous
les hommes ressusciteront; selon cette parole de la première
Épître aux Corinthiens , ch. xv (v, 5i) : Tous, nous ressuscite-
rons, à la vérité. Or, ce ne sont point les âmes de tous, qui res-
QUEST. LVI. — CAUSALITÉ DE LA RESURRECTION DU CHRIST, 643
suscitent; car certains iront au supplice éternel, comme il est
dit en saint Matthieu, ch. xxv (v. f\^). Donc la Résurrection
du Christ n'est point la cause de la résurrection des âmes ».
— La quatrième objection arguë de ce que « la résurrction des
âmes se fait par la rémission des péchés. Or, ceci a été fait par
la Passion du Ghiist; selon cette parole de V Apocalypse, ch. i.
(V. 5) : fl nous a lavés de nos péchés dans son. sang. Donc la
Passion du Christ est cause de la résurrection des âmes, plus
que n'en est cause la Résurrection ».
L'argument sed contra en appelle à ce que « l'Apôtre dit, aux
Romains, ch. iv (v. 26) : Il est ressuscité pour notre Justification :
laquelle n'est pas autre chose que la résurrection des âmes. Et,
sur ce mot du psaume (xxix, v. 6) : Sur le soir, il y aura les
pleurs, la glose dit que la Résurrection du Christ est cause de
notre résurrection : et de lame, présentement; et du corps,
dans l'avenir ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il
a été dit (art. précéd., «0? .?"'"), la Résurrection du Christ agit
en vertu de la divinité ; laquelle s'étend, non pas seulement à
la résurrection des corps, mais aussi à la résurrection des âmes :
c'est de Dieu, en effet, qu'il vient et que l'âme vit par la grâce
et que le corps vit par l'âme. Il suit de là que la Résurrection
du Christ a, par mode de cause instrumentale, la vertu effec-
tive, non pas seulement eu égard à la résurrection des corps,
mais aussi eu égard à la résurrection des âmes. Pareillement
aussi, elle a la raison de cause exemplaire, eu égard à la résur^
reclion des âmes. C'est qu'en effet, nous devons aussi nous con-
former au Christ ressuscité, en raison de l'âme, afin que, selon
l'Apôtre dans son épître aux Romains, ch. vi (v. /j), de même
que le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, de
même, nous aussi, nous marchions dans la nouveauté de vie ; et de
même que Lui, nmintenant ressuscité des morts, ne meurt plus,
pareillement, nous aussi, nous nous estimions morts au péché (v, 8,
9, II), afin que, de nouveau, nous vivions avec Lui »,
L'ad primum explique le mol de saint Augustin, que citait
l'objection. « Saint Augustin dit que la résurrection des âmes
se fait par la substance de Dieu, quant à la participation : en
044 SOMME THÉOLOGIQUE.
ce sens que c'est en participant la bonté de Dieu » selon qu'elle
est en elle-même, « que les âmes deviennent justes et bonnes;
non en participant quelque créature que ce puisse être. Aussi'
bien, alors qu'il avait dit : les âmes ressuscitent par la substance
de Dieu, il ajoute : c'esl, en ejjet, par la participation de Dieu,
que l'âme est faite bienheureuse ; non par la participation de l'âme
sainte. Nos corps, au contraire, sont rendus glorieux, en par-
ticipant la gloire du corps du Clirist », Voilà donc tout ce qu'a
voulu dire saint Augustin ; mais non pas, comme le concluait
l'objection, que Dieu seul soit la cause efficiente de la résur-
rection des âmes, à l'exclusion du corps du Clirist ressuscité.
Vad secundum fait une application à la question présente de
la doctrine de la causalité instrumentale de l'humanité du
Christ exposée à l'article précédent. « L'efficace de la Résur-
rection du Christ parvient jusqu'aux âmes, non point par la
vertii propre du corps du Christ ressuscité, mais par la vertu de
la divinité à laquelle il est uni personnellement ».
L'ad tertium répond que « la résurrection des âmes appartient
au mérite, qui est l'effet de la justification » : l'âme ressuscilée,
et par là même justifiée, est constituée dans l'état de mérite.
« Au contraire, la résurrection des corps est ordonnée », non
plus au mérite, effet de la justification, mais « à la peine ou à
la récompense, qui sont l'effet du juge. Or, il n'appartient pas
au Christ de justifier tous les hommes; mais il lui appartient
de les juger tous. Et voilà pourquoi tous ressuscitent selon le
corps, mais non pas tous selon l'âme ».
L'ad qaarlum déclare que « dans la justification des âmes,
deux choses concourent; savoir : la rémission de la faute ; et la
nouveauté de la vie par la grâce. Si donc il s'agit de la causa-
lité par mode de cause efficiente, laquelle est due à la vertu di-
vine, soit la Passion du Christ soit sa Résurrection, toutes deux
sont causes de la justification quant à l'une et à l'autre des deux
choses qu'elle comprend. Mais, s'il s'agit de la causalité par
mode de cause exemplaire, proprement la Passion du Christ et
sa mort sont cause de la rémission de la faute, par laquelle
nous mourons au péché; tandis que la Résurrection est cause
de la nouveauté de la vie, qui est par la grâce ou la justice. Et
QUEST. LVr. — CAUSALITÉ DE LA RESURRECTION DU CHRIST. 6^45
c'est pourquoi l'Apôtre dit, aux Romains, ch. iv (v. 25), que le
Christ a été livré, savoir à la mort, à cause de nos péchés, pour
les enlever; et qu'/f est ressuscité pour notre justification. - De
plus, la Passion du Christ est, aussi, cause méritoire, ainsi
qu'il a été dit » (art. précéd., ad /i""'; q. 48, art. i).
Quand un être humain, au cours de la vie présente, perdu
par le péché, renaît à la vie de l'àme par la grâce de la justifi-
cation, cette vie nouvelle doit se modeler, dans l'ordre spirituel,
sur la vie nouvelle du Christ ressuscité, qui est revenu à la vie
pour ne plus mourir. Et, à ce titre, la Résurrection du Christ
est la cause exemplaire de la résurrection des âmes. Elle en est
aussi la cause efficiente, par mode de cause instrumentale,
agissant en vertu de la divinité unie à l'humanité du Christ
dans la même Personne du Verbe fait chair. C'est donc par
l'humanité du Christ ressuscité que s'accomplit désormais tout
mystère de vie surnaturelle pour nous : présentement, dans
l'ordre de la vie de l'âme; plus tard, au jour des suprêmes
rétributions, dans l'ordre de la vie du corps, qui sera immor-
telle pour tous, mais en vue de la gloire au ciel pour les justes,
tandis que pour les réprouvés, celte vie immortelle n'aboutira
qu'à l'horreur d'une éternité de supplices dans l'enfer.
L'étude des mystères ayant trait à l'exaltation du Christ
devait comprendre d'abord ce qui regardait sa Résurrection.
Nous avons vu cette Résurrection en elle-même, dans sa
qualité, dans sa manifestation, dans sa causalité. Le Christ,
après sa mort ignominieuse sur la croix et sa sépulture, ne
pouvait rester ainsi dans l'ignominie de son supplice. Il fal-
lait qu'il fut glorifié dans la mesure même où 11 s'était hu-
milié par amour pour son Père et pour nous. Sa gloire éclata
au troisième joui-, quand II sortit vivant du tombeau où ses
ennemis l'avaient scellé dans la mort. La vie nouvelle qui était
désormais la sienne ne ressemblait plus à celle qu'il avait
menée avant sa mort. Sans doute, elle était une vraie vie hu-
maine, constituée par l'union de son âme à son corps dont elle
était, comme auparavant et par nature, la forme substantielle.
646 SOMME THÉOLOGIQUE.
Mais la gloire dont celte âme jouissait depuis le premier mo-
ment de la conception dans le sein de Marie, et qu'elle avait
retenue en sa partie supérieure, sans la laisser déborder sur le
corps, jusqu'à l'accomplissement du mystère de notre rédemp-
tion, pouvait désormais se répandre en toute liberté et selon
toute sa vertu sur le corps qui lui était de nouveau uni par la
toute-puissance de Dieu. Les quatre qualités des corps glorieux
étaient désormais les propriétés inaliénables du corps du Christ
ressuscité. Impassible et immortel, subtil, agile, lumineux, il
participait en quelque sorte, tout en restant un vrai corps, un
vrai corps humain et le même corps qu'il était auparavant, à
la vie des esprits. Cette vie nouvelle, dont la certitude devait
être le fondement indestructible de notre foi, fut manifestée à
des témoins choisis de Dieu, qui devaient en porter la nouvelle
à tout le genre humain. Leur témoignage serait irrécusable,
parce que les conditions ou les circonstances dans lesquelles
il s'était établi ne permettraient jamais de le révoquer en doute,
La gloire du Christ le demandait, puisque tous les êtres hu-
mains devaient vivre désormais à la lumière et par la vertu
vivifiante de sa Résurrection. Les justes, sur cette terre, lui
devraient leur justice ou la vie de leur âme; et, au dernier jour,
tous les hommes lui devront leur retour à la vie définitive qui
sera la leur, dans leur corps réuni à leur âme pour ne plus s'en
séparer, qu'il s'agisse d'une vie d'éternelle gloire ou d'une vie
de supplices éternels.
Mais oii et comment devrait vivre désormais le Christ res-
suscité? AUait-Il rester surla terre, parmi nous; ou bien prendre
place en un lieu qui ne saurait être le nôtre tant que nous vi-
vons de notre vie mortelle ici-bas. C'est la question même de
son Ascension; et c'est elle que nous devons maintenant abor-
der.
QUESTION LVII
DE L'ASCENSION DU CHRIST
Cette question comprend six articles : ,.
i" S'il était convenable que le Christ eût son Ascension!»
-2" Selon quelle nature l'Ascension lui convient?
3° Si son Ascension s'est produite par sa propre vertu?
4° Si dans son Ascension 11 est monté par-dessus tous les cieux
corporels?
5" Si dans son Ascension II est monté par-dessus toutes les créa-
tures spirituelles?
6° De l'effet de TÂscension.
Article Premier.
S'il était convenable que le Christ eût son Ascension?
Quatre objections veulent prouver qu' « il n'était pas con-
venable que le Christ eût son Ascension », mais qu'il devait
rester parmi nous sur cette terre. — La première arguë de ce
que « dans le second livre Du ciel et du monde (ch. xii, n. /j et
suiv.; de S. Th., leç. i8), Aristote dit que les choses qui sont
dans le meilleur état possèdent leur bien sans mouvement. Or, le
Christ fut dans le meilleur état qu'il soit possible : puisque,
selon la nature divine, 11 est le Souverain Bien; et, selon la
nature humaine, Il est au comble de la gloire. Donc II a son
bien sans mouvement. Puis donc que l'Ascension est un cer-
tain mouvement, l'Ascension ne pouvait lui convenir ». — La
seconde objection, insistant dans le même sens, dit que « tout
ce qui se meut se meut en vue de quelque chose de meilleur.
Or, il n'était point meilleur, pour le Christ, d'être au ciel, que
d'être sur la terre : par cela, en effet, qu'il se trouva au ciel, Il
648 SOMME THÉOLOGIQUE.
n'acquit rien, ni quant à l'âme, ni quant au corps. Donc il
semble que le Christ ne devait pas monter au ciel ». — La troi-
sième objection fait observer que « le Christ prit la nature
humaine pour notre salut. Or, il eut été plus salutaire aux
hommes, que le Christ demeurât toujours avec nous sur la
terre: Il dit Lui-même, en effet, à ses disciples, en saint Luc,
ch. XVII (v, 22) : Viendront des Jours oà vous désirerez voir un
des jours du Fils de r homme; et vous ne le verrez pas. Donc il
semble qu'il n'était pas convenable que le Christ montât au
ciel »). — La quatrième objection en appelle à ce que « saint Gré-
goire dit, au livre XIV des Morales (ch. lvi, ou xxix, ou xxxi),
que le corps du Christ, après la Résurrection, n'a changé en
rien. Or, ce n'est pas immédiatement après la Résurrection,
qu'il est monté au ciel; puisqu'il dit Lui-même après la Résur-
rection, en saint Jean, ch. xx (v. 17) : Je ne sais pas encore
monté vers mon Père. Donc il semble qu'il n'a pas dû monter,
non plus, après quarante jours ».
L'argument sed contra oppose que « le Seigneur dit, en
saint Jean, ch. xx (v. 17) : Je monte vers mon Père et votre
Père ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « le lieu doit
être proportionné à l'être qui s'y trouve. Or, le Christ, par sa
Résurrection, commença une vie immortelle et incorruptible.
Le lieu, au contraire, dans lequel nous habitons, est le lieu de
la génération et de la corruption : tandis que le ciel est le lieu
qui ne connaît point la corruption. Il s'ensuit qu'il ne conve-
nait pas que le Christ, après sa Résurrection, demeurât sur la
terre, mais il convenait qu'il montât au ciel ». — Sous cette,
forme générale et absolue, la raison donnée par saint Thomas
dans ce corps d'article garde toute sa valeur. Si on l'entendait
au sens de la physique aristotélicienne, les savants d'aujourd'hui
ne l'admettraient pas; puisque, pour eux, notre terre est une
planète qui ressemble aux autres et que les astres sont soumis
à des mutations semblables à celles qui ont pu se produire ou
qui se produisent sur notre terre. Mais ces positions des savants
modernes laissent intacte la question de la possibilité et de l'exis-
tence, au-dessus et en dehors sx)it de notre terre, soit des corps
QUESTION LVJI. ^- DE l'aSCENSION DU CHRIST. 6^9
célestes qui seraient plus ou moins semblables à elle, d'un lieu
corporel qui serait dans des conditions tout aulros et qui aurait
précisément pour destination de servir de séjour aux esprits
bienheureux et aux êtres humains glorifiés dans leur âme d'abord
et, plus tard, aussi, dans leur corps ressuscité. Non seulement
il y a place, même aujourd'hui, pour la question ainsi posée;
mais il faut dire que la raison, marquée ici par saint Thomas
dans le corps de l'article, nous montre que la question doit
être résolue, aujourd'hui non moins qu'autiefois, dans le sens
de l'affirmative : c'est-à-dire qu'il ne se peut pas que Dieu n'ait
préparé quelque part, dans le monde corporel, une place, un
séjour, qui soit en parfaite harmonie, d'une part avec les subs-
tances angéliques qui ont dû s'y trouver dès le premier instant
de leur création, et, d'autre part, avec les êtres humains pré-
destinés à y être admis après l'Ascension du Christ.
L'ad primuni fait observer que « cet Excellent qui se trouve
dans le meilleur état possible, de façon à posséder son bien
sans mouvement, est Dieu, lequel est absolument immuable,
selon cette parole que nous lisons dans Malachie, ch. m (v. 6) :
Je suis le Seigneur, et Je ne change pas. Mais toute créature, quelle
qu'elle soit, est muable d'une certaine manière, comme on le
voit par saint Augustin, au livre Vlll du Coinnienlaire lifléral de
la Genèse (ch. \iv) », et comme il a été démontré dans la Pre-
mière Paotie, q. 9, art. 2. « Puis donc que la nature humaine
prise par le Fils de Dieu, est demeurée quelque chose de créé,
comme il ressort de ce qui a été dit plus haut (q. 2, art. 7;
q. 16, art. 8, 10; q. 20, art. 1), il n'y a aucun inconvénient à
ce que quelque mouvement lui soit attribué »r
L'ad secundum déclare que « du fait que le Christ est monté
au ciel, il ne lui a été rien ajouté quant aux choses qui sont de
l'essence de la gloire, soit au jjointde vue du corps, soiLau point
de vue de l'âme ; mais cependant quelque chose lui a été ajouté,
quant à la convenance du lieu : ce qui appartient », non pas à
l'essence de la gloire, mais « au mieux » accidentel « de celte
gloire. Non pas que son corps ait acquis quelque chose dans
l'ordre de la perfection ou de la conservation en étant au ciel,
mais seulement en raison d'une certaine convenance. Or, ceci
65o SOMME 111ÉOLOGIQUE.
appartenait dune certaine manière », accidentelle, comme nous
l'avons dit, mais nécessaire cependant pour son parfait épa-
nouissement, « à sa gloire. Et, de cette convenance. Il eut une
certaine joie : noti pas toutefois qu'il ait commencé alors à se
réjouir de cela, quand II monta au ciel, mais parce qu'il s'en
réjouit alors d'une manière nouvelle, c'est-à-dire comme d'une
chose désormais réalisée. Aussi bien, sur cette parole du psaume
(xv, v. lo) ; Des joies sont à voire droite à tout Jamais, la glose
dit : Le plaisir et la Joie seront pour moi quand Je serai assis à
coté de vous, loin des regards humains ». — On aura remarqué
le soin minutieux apporté ici par saint Thomas, pour préciser
les nuances de ce que pouvait apporter de complément de gloire,
au Christ, le fait de son Ascension, sans supposer aucun man-
que ou défaut dans la Personne du Christ, même avant qu'il
eût reçu ce complément de gloire.
L'rtd ^é-z'/mm explique délicieusement que c si la présence cor-
porelle du Christ fut soustraite aux fidèles par son Ascension,
toutefois, la présence de sa divinité leur demeure toujours,
selon que Lui-même dit : en saint Matthieu, chapitre dernier
(V. 20) : Voici que Je suis avec vous tous les Jours, Jusqu'à la con-
sommation des siècles. Car Celui qui monte aux deux n'aban-
donne pas les fds d'adoption, comme le dit le pape saint Léon
{De la Résurrection, serm. Il, ch. m). — D'ailleurs, l'Ascension
elle-même, qui nous a ravi la présence corporelle cUi Christ,
nous a été plus utile que ne l'eût été cette présence corporelle.
D'abord, pour l'accroissement de la foi, qui porte sur ce qu'on
ne voit pas. Aussi bien le Seigneur Lui-même dit, en saint Jean,
ch. XVI (v. 8), qnc l'Esprit-Saint, (juand II viendra, convaincra
le monde au sujet de la Justice ; savoir ; de ceux-là qui croiront,
comme le dit saint yVuguslin, sur saint Jean (tr. XCV, n. 2, 3) :
la comparaison même des jidcles, en effet, avec les infidèles, est la
condamnation de ces derniers. C'est pourquoi le Christ ajoute (au
même endroit, v. 10) : Car Je vcds au Père, et désormais vous
ne me verrez pas. Et saint Augustin reprend : Bienheureux, en
effet, ceux qui ne voient pas et qui croient. Et ce sera donc là notre
Justice, par laquelle le monde sera condamné : de ce que vous avez
cru en moi sans me voir. — Secondement, pour le relèvement
QUEST10^ LVII. DE L ASCENSION DU CHRIST. 00 1
de l'espérance. Et de là vient que Lui-même dit, en saint Jean,
ch. XIV (y. 3) : Si je ni en vais el si je vous prépare la place, de
nouveau je viendrai et je vous prendrai avec moi, afin que vous
soyez là où je suis nioi-mênie. Par cela, en eflet, que le (Christ
plaça dans le ciel la nature humaine qu'il s'était unie, Il nous
a donné l'espoir d'y parvenir nous-mêmes; car, où le corps sera,
là les aigles se rassembleront , comme il est dit en saint Matthieu,
ch, XXIV (v. 28). Aussi bien il était dit dans Michéc, ch. ii
(V. i3) : // monte, J'raycml le chemin devant eux. — Troisième-
ment, afin d'élever le mouvement aflectif de la charilé vers les
choses du ciel. Et c'est pourquoi l'Apôtre dit, dans son épitre
aux Colossiens, ch. m (v. 1,2), Cherchez les choses qui sont en Haut,
où le Christ est assis à la droite de Dieu ; goûtez les choses qui sont
en Haut, noncelles qui sont sur la terre. Comme il est dit, enellet,
dans saint Matthieu, ch. vi (v. 21) : Oh est voire trésor, là aussi
est votre cœur. Et parce que », poursuit divinement saint Tho-
mas, « l'Esprit-Saint est l'Amour qui nous emporte aux cho-
ses du ciel — quia Spiritas Scmctus est Amor nos in cœlestia
rapiens; — à cause de cela, le Seigneur dit aux disciples, en
saint Jean, ch. xvi (v. 7) : // vous est bon que je m'en aille : si,
en effet, je ne m'en vais pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous ;
si, au contraire, je nïen vais, je l'enverrai vers vous. Ce que
saint Augustin, sur saint Jean (tr. XCIV, n. /i, 5), explique en
disant : Vous ne pouvez pas saisir l'Esprit, tant que vous persistez
à connaître le Christ selon la chair. Mais le Christ disparaissant
corporellement, non seulement l'Esprit-Saint, mais encore et le Père
et le Fils leur devinrent présents spirituellement ».
L'ad quartum dit qu' « au Christ ressuscité à la vie immor-
telle, aurait convenu », tout de suite, « comme lieu propor-
tionné, le ciel; toutefois, Il retarda son Ascension, afin que la
vérité de la Résurrection fût établie par les preuves qu'il fal-
lait. Et voilà pourquoi il est dit, dans les Actes, ch. i (v. 3),
qu'après sa Passion, Il se montra vivant à ses disciples en de
nombreux arguments, pendant quarante jours. Et, là-dessus, une
glose dit que parce qu'il était resté mort pendant qucwante heu-
res, pendant quarante jours II conjirme qu'il est vivant. On peut
aussi, par ces quarante jours, entendre le temps de la vie pré-
602 SOMME THÉOLOGIQUE.
senle oh Le Christ vil dans V Église, selon que C homme est composé
des quatre éléments et qu'il est instruit contre les transgressions
du Décalogue » .
Le Christ, après sa Résurrection, ne pouvait pas demeurer
sur la terre. Celte terre est le lieu des mutations perpétuelles,
qui vont à transformer les divers êtres qui s'y trouvent, jus-
qu'à leur destruction et à leur mort. Un tel séjour ne conve-
nait plus au corps du Christ ressuscité, vivant désormais, et
pour toujours, de la vie de la gloire. Il fallait qu'il monte au
séjour de la gloire, c'est-à-dire au ciel, dans ce lieu fortuné,
que la toute-puissance divine avait préparé, dès la constitution
du monde, pour être le séjour définitif de tous ceux, anges ou
hommes, qui auraient leur nom inscrit dans le livre de vie. —
Mais, comment devons-nous entendre cette Ascension du Christ:
faut-il la limiter à la seule nature humaine; ou bien devons-
nous dire que même selon la nature divine le Christ est remonté
au ciel. C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner; et tel
est l'objet de l'article qui suit.
Article II.
Si le fait de monter au ciel a convenu au Christ selon
la nature divine?
Trois objections veulent prouver que « le fait de monter au
ciel a convenu au Christ selon la nature divine ». — La pre-
mière rappelle qu' a il est dit, dans le psaume (xlvi, v. 6) :
Dieu monte dans la Jubilation; et, dans le Deutéronome, ch. xxni
(v. 26) : Celui qui monte au ciel est ton secours. Or, cos paroles
sont dites de Dieu, même avant l'Incarnatioa du Christ. Donc
il a convenu au Christ de monter au ciel, selon qu'il est Dieu ».
— La seconde objection fait observer qu' « il appartient de
monter au ciel à Celui-là même qui en est descendu; selon
cette parole, marquée en saint Jean, ch. ui (v. i3) : Personne
ne monte au ciel, si ce nest Celui qui en est descendu ; et, dans
QUESTION LVII. — DE l'aSCENSION DU CHRIST. 653
l'Épître aux Éphésiens, ch. iv (v. lo) : Celai qui est descendu,
c'est Celui-là qui monte. Or, le Chrisl est descendu du ciel, non pas
selon qu'il est homme, mais selon qu'il est Dieu : ce n'était
pas, en effet, sa nature humaine, qui avait été auparavant dans
le ciel, mais sa nature divine. Donc il semble que le Christ
est monté au ciel selon qu'il est Dieu ». — La troisième objec-
tion dit que « le Christ, par son Ascension, est monté à son
Père. Or, Il n'est point parvenu à l'égalité du Père, selon
qu'il est homme : à ce titre, en effet. Il dit : Le Père est plus
grand que moi, comme on le voit en saint Jean, ch. xiv
(v. 28). Donc il semble que le Christ est monté, selon qu'il
est Dieu ».
L'argument sed contra en appelle à ce que u sur cette parole
de l'Épître aux Éphésiens (v. 9), qu'il est monte, qu'est-ce sinon
qu'il était descendu, la glose dit : // est établi que selon la nature
humaine le Christ descendit et monta ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous prévient que u les
mots selon ou en tant que peuvent noter deux choses », dans la
question qui nous occupe; « savoir: la condition de Celui
qui monte » au ciel; « et la cause de l'Ascension. — Si ces
naots désignent la condition de Celui qui monte, dans ce cas
le fait de monter n'a pu convenir au Christ selon la condition
de la nature divine : soit parce qu'il n'est rien de plus haut que
la divinité, où il serait possible de monter; soit parce que
l'Ascension est un mouvement local, lequel ne convient pas à
la nature divine, qui est immuable et hors de toute localisa-
tion. Mais, de cette manière, l'Ascension convient au Christ
selon la nature humaine, qui est contenue par le lieu et qui
peut être soumise au mouvement. Il s'ensuit qu'en ce sens
nous pourrons dire que le Christ est monté au ciel, selon qu'il
est homme, non selon qu'il est Dieu. — Que si les mots en
question désignent la cause de l'Ascension, comme le Christ est
monté aux cieux par la vertu de la divinité, non par la vertu de
la nature humaine, il faudra dire que le Christ est monté au ciel,
non selon qu'il est honime, mais selon qu'il est Dieu. Aussi
bien saint Augustin dit » excellemment « dans le sermon de
l'Ascension (serm. CLXXVI) : C'est parce qu'il avait du nôtre,
654 SOMME THÉOLOGIQUE.
que le Fils de Dieu pendit à la croix ; c'est par ce qu'il avait du
sien, qu'il monta » au ciel.
Vad primum donne une double réponse pour expliquer les
textes que citait l'objection. La première consiste à dire que
« ces textes ont un sens prophétique et doivent s'entendre de
Dieu selon qu'il devait s'incarner un jour. On peut dire aussi »,
et c'est une seconde réponse, « que si le fait de monter ne
convient pas, entendu dans son sens propre, à la nature divine;
cependant, à le prendre dans un sens métaphorique, il peut
lui convenir : pour autant que Dieu est dit monter dans le cœur
de l'homme (ps. lxxxui, v. 6), quand le cœur de l'homme se
soumet à Dieu et s'humilie devant Lui ».
L'ad secundum répond que « c'est le même qui est i;nonté et
qui est descendu. Saint Augustin dit, en effet, au livre Du Sym-
bole : Qui est-ce qui est descendu ? Le Dieu-Homme. Qui est-ce
qui est monté? Le même Dieu-Homme. C'est, toutefois, une dou-
ble descente qui est attribuée au Christ. — L'une est celle par
laquelle II est dit êlre descendu du ciel. Cette descente est attri-
buée au Dieu-Homme, selon qu'il est Dieu. Car cette descente
ne doit pas s'entendre selon le mouvement local; mais selon
V anéantissement, par lequel, alors qu'il était dans la nature di-
vine. Il a pris la nature d'esclave {aux Phitippiens, ch. ii, v. 6, 7).
De même, en effet, qu'il est dit anéanti, non qu'il ait perdu
de sa plénitude, mais parce qu'il a pris notre petitesse; de
même 11 est dit être descendu du ciel, non point parce qu'il
aurait quitté le ciel, mais parce qu'il a pris la nature humaine
dans l'unité de sa Personne. — L'autre descente est celle par
laquelle // est descendu dans les parties inférieures de la terre,
comme il est dit, aux Éphésiens, ch. iv (v. 9). Cette descente
est locale. Et voilà pourquoi elle convient au Christ selon la
condition de la nature liumaine ».
L'ad tertium déclare que « le Christ fut dit monter au Père,
pour autant qu'il monta s'asseoir à sa droite. Et cela con-
vient au Christ, en partie selon la nature divine, et en partie
selon la nature humaine, comme il sera dit plus loin (q. lvih,
art. 3).
QUESTION LVII. — DE l'aSCENSION DU CHUIST. 655
A parler de la verlu ou de la puissance selon laquelle le
Christ est monté au ciel, le jour de son Ascension, il faut dire
que le Christ est monté au ciel selon sa nature divine. Car
c'est par la vertu de la nature divine existant en Lui et s'iden-
tifiant à sa Personne, qu'il est monté au ciel. Mais, si l'on
veut parler de ce qui, dans le Christ, était susceptible de quit-
ter la terre et de s'en aller au ciel, il n'y a plus à en appeler
à la nature divine : c'est la nature humaine, seule, au sens
propre de l'ascension et selon qu'il s'agit d'un déplacement
local, qui est ainsi montée au ciel. On ne parlera d'ascension
pour la nature divine ou pour le Christ en tant qu'il est Dieu,
que dans un sens métaphorique et spirituel, selon que par la
pratique de l'humilité l'homme fait que Dieu grandit dans son
cœur alors que lui-même s'abaisse et s'humilie. — jNous avons
parlé de vertu divine au sujet de l'Ascension du Christ. Nous
devons appuyer là-dessus et préciser le sens de cette formule.
A quelle vertu, proprement, faut-il attribuer l'Ascension du
Christ : est-ce à la vertu divine seule? est-ce à la vertu de l'hu-
manité, aussi : peut-on dire, en toute vérité, que le Christ est
monté au ciel par sa propre vertu; et quel sera bien, ici, le
sens de cette expression. C'est ce qu'il nous faut maintenant
considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article 111.
Si le Christ est monté au ciel par sa propre vertu?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'est pas
monté au ciel par sa propre vertu ». — La première arguë de
ce qu' « il est dit, au chapitre dernier de saint Matthieu (v. 19),
que le Seigneur Jésus, après qull eut [jarlé à ses Uisciples, fut
pris dans le ciel. Et, au livre des Actes, ch. i (v. 9), il est dit que
ceux-là le voyant, Il fut élevé, et une nuée le déroba à leurs yeux.
Or, ce qui est pris et élevé semble être mû par un autre. Donc
ce n'était point par sa vertu, mais par une vertu étrangère, que
le Christ était porté vers le ciel ». — La seconde objection dit
656 SOMME THÉOLOGIQUE.
que (( le corps du Christ fut terrestre, comme aussi nos corps.
Et il est coulre la nature du corps terrestre de se porter en haut.
D'autre pari, il n'est aucun mouvement qui soit par la vertu
propre de ce qui est mû contre sa nature. Donc le Christ ne
monta point au ciel par sa propre vertu ». — La troisième ob-
jection déclare que la vertu propre du Christ est la vertu divine.
Or, ce mouvement n de l'Ascension « ne semble pas avoir été
par la vertu divine. La vertu divine, en effet, étant infinie, ce
mouvement aurait été instantané; et, par suite, le Christ n'au-
rait pas pu s'élever à la vue des disciples, comme il est dit au
livre des Actes, ch. i. Donc il semble que le Christ n'est pas
monté au ciel par sa propre vertu ».
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, dans Isaïe,
ch. Lxni (v. i) : Celui-ci est beau dans son vêtement, marchant
dans la multitude de sa force. Et saint Grégoire dit, dans son
homélie de l'Ascension (hom. XXIX sur l'Évangile) : Il faut
noter qu'Élie est dit être monté dans un char, afin de montrer ou-
vertement qu'un pur homme avcdt besoin d'un secours étranger.
Notre Rédempteur, au contraire, n'est point marqué avoir été sou-
levé par un char ou même par des anges ; car Celui qui avait fait
toutes choses était porté par sa vertu au-dessus de toutes choses » .
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « dans le
Christ il est une double nature, la nature divine et la nature
humaine. Il s'ensuit que selon l'une et l'autre nature peut se
prendre la vertu propre du Christ. Mais, selon la nature hu-
maine, peut être prise une double vertu du Christ. L'une est
naturelle; elle procède des principes de la nature. II est mani-
feste que le Christ n'est point monté au ciel par cette vertu.
L'autre vertu dans la nature humaine » du Christ « est la vertu
de la gloire. Selon celle-là, le Christ est monté au ciel. Quel-
ques-uns ont voulu assigner la raison de cette vertu » de
la gloire dans le corps du Christ ressuscité, « en la tirant
de la nature delà cinquième essence », en plus et distinctement
de la quadruple essence des quatre corps simples élémentaires,
« laquelle cinquième ou quinte essence est la lumière, comme
ils disent : pour eux, elle entre dans la composition du corps
humain » glorifié « et, par elle, les éléments contraires s'har-
QUESTION LVII. — DE l'aSCËNSION DU CHRIST. 667
monisent et ne fonl qu'un. En telle sorte que dans l'état de la
vie présente mortelle, la nature des » quatre u éléments domine
dans les corps humains; et voilà pourquoi, selon la nature de
l'élément qui prédomine » et qui est la terre, « le corps humain,
par sa vertu naturelle, tend en bas. Mais, dans l'état de la
gloire, prédomine la nature » du corps « céleste; et selon l'in-
clination et la vertu de celte nature, le corps du Christ et les
corps des autres saints sont portés vers le ciel ». Saint Thomas
ajoute que « de cette opinion, il à été question dans la Première
Partie (q. 7G, art 7); et, plus loin, il en sera traité plus longue-
ment, dans le traité de la résurrection commune » ou générale.
(Malheureusement, saint Thomas n'a pas eu le temps d'écrire
ou de dicter cette partie qu'il nous annonçait ici ; on y a sup-
pléé par les questions correspondantes déjà traitées dans le
commentaire sur les Sentences. C(. Sapplémenl, q. 84, art. i). —
Le saint Docteur poursuit : « Celte opinion étant laissée, d'au-
tres assignent la raison de la vertu dont il s'agit, du côté de
l'âme glorifiée, dont le rejaillissement causera la gloire du
corps, ainsi que saint Augustin le dit à Dioscore (ch. m). C'est
qu'en effet, l'obéissance du corps glorifié à l'endroit de l'àme
bienheureuse sera si grande que, au témoignage de saint Au-
gustin, dans le livre XXII de la Cité de Dieu (cliap.xxx) : oà l'es^
prit voudra, là se portera tout de suite le corps ; et l'esprit ne vou-
dra rien qui puisse ne pas convenir soit à l'esprit soit au corps.
D'autre part, il convient au corps glorieux et immortel d'être
au ciel, ainsi qu'il a été dit (art. 1). 11 s'ensuit que par la vertu
de l'âme qui le voulait le corps du Christ monta au ciel. Mais,
de même que le corps est rendu glorieux par la participation
de l'âme bienheureuse, ainsi, comme le dit saint Augustin, sur
saint Jean (tr. XXIII, n. 5), rame est rendue bienheureuse par la
participation de Dieu. Par conséquent, la première origine de
l'Ascension dans le ciel est la vertu divine. Et nous dirons
donc que le Christ est monté au ciel par sa propre vertu : d'abord ,
par la vertu divine; ensuite, par la vertu de l'âme glorifiée mou-
vant le corps à son gré ».
Vad prinuun fait observer que « comme le Christ est dit être
ressuscité par sa propre vertu, et cependant II a été ressuscité »
XVI. — La Rédemption. 4»
658 SOMME THEOLOGtQUË.
aussi par le Père, (( attendu que la vertu est la même pour le
Père et pour le Fils; de même, également, le Christ est monté
au ciel par sa propre vertu, et cependant II a été élevé et pris
par le Père ».
L'ad secundain répond que d cette raison », donnée par l'ob-
jection, (( prouve que le Christ n'est point monté au ciel par
sa propre vertu, selon qu'il s'agil de la vertu naturelle à la na-
ture humaine » qui était en Lui. « Mais, cependant, Il est
monté au ciel par sa propre vertu, qui est la vertu divine; et
par sa propre vertu, qui est celle de l'âme béatifiée. Et bien
que le fait de s'élever en haut soit contre la nature du corps
humain selon l'état présent où le corps n'est pas entièrement
soumis à l'esprit, ce ne sera point contre nature ni chose vio-
lente pour le corps glorieux, dont toute la nature est entière-
ment soumise à l'esprit ». — Celte réponse est fondée sur la
doctrine du corps de l'article où il a été montré que ce n'est
point du côté du corps en lui-même, mais du côté de l'âme et
selon que le corps est soumis à l'âme, dans l'ordre de la gloire,
que nous devons chercher la raison de la propriété que sera
pour le corps glorieux la dot de l'agilité.
Cad terliam dit que (i si la vertu divine est infinie, en effet,
et si elle opère d'une manière infinie en ce qui est du sujet qui
agit, cependant l'effet de cette vertu est reçu dans les choses
selon leur capacité et selon que Dieu l'a disposé. Or, le corps
n'est point capable d'être mû instantanément, dans l'ordre du
mouvement local, parce qu'il faut qu'il se mesure à l'espace
dont la division cause la division du temps, comme il est prouvé
au livre VI des Physiques » (ch. iv, n. 6, 8; de S. Th., leç. 6).
On remarquera, en passant, cette dépendance absolue du temps
à l'endroit de l'étendue, si nettement alfirmée ici par saint
Thomas, après Aristote, et que tant de philosophes modernes
méconnaissent si imprudemment. « Et voilà pourquoi, conclut
saint Thomas, il n'est point nécessaire que le corps mû par
Dieu soit mû instantanément; mais il est mû avec la rapidité
qu'il plait à Dieu de déterminer ».
Le corps du Christ ressuscité ne pouvait pas demeurer sur
QUESTION LVII. — DE l'aSCENSION DU CHRIST. C)^g
notre terre. Il fallait qu'il montât au ciel. C'est même en rai-
son de son corps et aussi de son âme, que le Christ est dit être
monté au ciel. Ce n'est pas en raison de sa divinité. La divi-
nité ne serait en cause que s'il s'agissait de la vertu par laquelle
le Christ est monté au ciel, le jour de son Ascension. Encore
est-il que c'est aussi par la vertu de son âme glorifiée et par la
dot de l'agilité, propre aux corps glorieux, que le Christ s'est
élevé de terre. — Mais où donc est monté le corps du Christ,
au jour de l'Ascension. Nous avons dit qu'il était monté au
ciel. De quel ciel s'agit- il? Faudra-t-il dire que le Christ est
monlé au-dessus de tous les cieux ou de tous les espaces cé-
lestes. La question est doublement délicate aujourd'hui, en rai-
son de la conception moderne du monde corporel. Voyons
comment saint Thomas la résout, en se plaçant d'ailleurs dans
l'hypothèse ou dans le système aristotélicien. Il va nous ré-
pondre à l'article qui suit.
Article IV.
Si le Christ est monté par-dessus tous les cieux?
Quatre objections veulent prouver que (( le Christ n'est point
monté par-dessus tous les cieux ». — La première fait observer
qu' « il est dit dans le psaume (x, v. 5) : Le Seigneur est dans son
temple ; le Seigneur , dont le trône est dans le ciel. Or, ce qui est dans
le ciel n'est point par-dessus le ciel. Donc le Christ n'est point
monté par-dessus tous les cieux ». — La seconde objection dit
que (i deux oorps ne peuvent pas être dans un même lieu. Puis
donc qu'on ne peut passer d'un extrême à l'autre extrême
qu'en traversant le milieu, il semble que le Christ n'a pas pu
monter », en s'élevant de terre, « par-dessus tous les cieux,
sans que le ciel ait été divisé; ce qui est impossible » : dans
la conception aristotélicienne du monde, les cieux étaient d'une
nature telle que s'il était possible, pour eux, de se mouvoir
d'un mouvement local circulaire, ils n'étaient accessibles à
aucune mutation impliquant un changement quelconque en
66o SOMME THÉOLOGIQtJE.
eux-mêmes, et, par suite, ils ne pouvaient être divisés pour li-
vrer passage à quelque autre corps que ce pût être. — « La troi-
sième objection en appelle à ce que « dans le livre des Actes,
cil. I (v. 9), il est dit quane nuée déroba Jésus aux yeux de ses
disciples. Or, les nuées ne peuvent point s'élever par-dessus le
ciel », même à prendre le ciel au sens de notre atmosphère ter-
restre. « Donc le Christ n'est point monté par-dessus tous les
cieuxD. — La quatrième objection déclare que « nous croyons »,
par la foi surnaturelle, « que le Christ doit demeurer éternel-
lement dans le lieu où II est monté » le jour de son Ascension
« Or, ce qui est contre nature ne peut pas durer éternellement;
parce que ce qui est selon la nature est dans la plupart des cas
et le plus fréquemment. Puis donc qu'il est contre nature, pour
un corps terrestre, d'être par-dessus le ciel », sa nature étant
d'être 011 se trouve la terre, » il semble que le corps du Christ
n'est point monté par-dessus le ciel ».
L'argument sed contra cite le texte formel où « il est dit, dans
l'Épître aux Éphésiens, ch. iv (v. 10) : // est monté par-des-
sus tous les deux, afin d'emplir » de sa présence « toutes cho-
ses ».
Au corps de l'article, saint Thomas formule ce beau prin-
cipe de hiérarchie parmi les êtres du monde corporel, que
« tels corps sont d'autant plus hauts dans l'ordre corporel, qui
est l'ordre local, qu'ils participent plus parfaitement la bonté
divine. Aussi bien voyons-nous que les corps où la forme do-
mine sont plus élevés naturellement, comme il est montré par
Aristote, au livre II du Ciel et du Monde (ch. v, n. 3, G; de
S. Th., leç. 7, 8) : c'est, en ellet, par la forme, que les corps
participent l'être divin,, comme on le voit au premier livre
des Physiques (ch. iv, n. g; ch. xni, n. 3; de S. Th., leç. 6, 20).
Or, le corps » glorifié « reçoit une plus grande participation
de la bonté divine par la gloire, que n'importe quel corps na-
turel par la forme de sa nature. Et, parmi tous les autres
corps glorieux, il est manifeste que le corps du Christ brille
d'une plus grande gloire. Il suit de là qu'il est souverainement
convenable pour lui de se trouver placé par-dessus tous les
autres corps, dans les hauteurs : unde convenientissime est sibi
QUESTION LVII. ^ DE l'aSCENSION DU CHRIST. 66 1
qaod s'il supra oninia corpora consliluliim in alto. Et c'est pour-
quoi, sur cette parole de l'Épître aux Éphésiens, ch. iv (v. 8) ;
Montant dans les hauteurs, la glose dit : et par le lieu et par la
dignité ».
L'ad primum déclare que « le trône de Dieu est dit être dans
le ciel, non comme en ce qui le contiendrait, mais plutôt
comme en ce qui est contenu » par Lui. « Et, par suite, il
n'est point nécessaire que quelque partie du ciel soit supé-
rieure à Lui; mais il faut, au contraire, que Lui soit par-des-
sus fous les deux, comme, du reste, il est dit dans le psaume
(viii, V. 2) : Votre magnificence, 6 Dieu, se trouve élevée par^
dessus les deux ».
Vad secundum accor.le que « sans doute, il est de la nature
du corps, qu'il ne puisse pas être dans un même lieu avec
un autre corps; mais, cependant, Dieu peut faire cela, par mi-
racle, que plusieurs corps soient dans un même lieu; comme
Il fit que le corps du Christ sortît du sein inviolé de la bien-
heureuse Vierge, et qu'il entra, les portes closes » dans le céna-
cle où étaient les Apôtres, (( selon que le dit saint Grégoire
(hom. XXVI, sur l'Éuangile). Il peut donc convenir au corps
du Christ d'être avec un autre corps, dans un même lieu, non
en vertu d'une pro[)rieté du corps, mais par la vertu divine
qui est là et qui le fait ». — Du reste, pour ce qui est du
point précis de l'objection et pour autant qu'elle repose sur la
conception aristotélicienne de l'indivisibilité ou de l'impéné-
trabilité du corps céleste, nous n'avons plus aujourd'hui à
nous en préoccuper, la conception moderne étant tout au-
tre, et se trouvant elle-même sujette à des variations qui
laissent le champ libre à des hypothèses nombreuses et di-
verses.
L'ad terliuni fait observer que « cette nuée », que mention-
nait l'objection, « ne vint pas au secours du Christ, pour
monter, à la manière d'un véhicule; mais elle apparut comme
signe de la divinité, selon que la gloire du Dieu d'Israël ap-
paraissait au-dessus du tabernacle, dans la nuée » (cf. Exode,
ch. XL, V. 32; Nombres, ch. ix, v. i5).
L'ad quartum répond que « le corps glorieux n'a point des
662 SOMME THÉOLOGIQUE.
principes de sa nature, qu'il puisse être dans le ciel ou par-
dessus le ciel; mais il a cela de l'âme bienheureuse, de laquelle
il reçoit la gloire. Et, de même que le mouvement du corps
glorieux en haut n'est pas violent (cf. art. précéd., ad 2""'), de
même, non plus, son repos en haut. Et c'est pourquoi rien
n'empêche que ce repos ne demeure toujours durant l'élernité >>.
Nous avons donné cet article h, tel qu'il est reproduit, comme
texte, dans l'édition léonine. Mais une variante notable se ren-
contre en de nombreuses éditions précédentes. A la place de la
deuxième objection et de la solution qui lui correspond, un
manuscrit avait une autre objection et une autre réponse. Plu-
sieurs manuscrits ont les deux objections et les deux répon-
ses, plaçant, avant la seconde objection et sa réponse que nous
avons gardée dans notre texte, l'objection et la réponse que
l'édition léonine n'a pas cru devoir insérer dans le texte, mais
qu'elle a ajoutée en note. Nous allons donner ici cette objec-
tion et sa réponse. Nous l'empruntons à l'édition de Venise,
1757, qui l'avait insérée dans le texte de l'article.
L'objection est ainsi formulée : « Par-dessus tous les cieux,
il n'est aucun lieu, comme il est prouve au livre I du Ciel et
du Monde. Or, tout corps doit être dans un lieu. Donc le
corps du Christ n'est point monté par-dessus tous les cieux ».
Voici la réponse : « Le lieu a raison de chose qui contient.
Il suit de là que le premier corps qui contient a raison de pre-
mier lieu, et c'est le premier ciel », dans l'hypothèse des ciels
superposés et concentriques tels que les concevait Aristote.
(( Nous dirons donc que les corps ont besoin d'être dans un
lieu, par soi, dans la mesure où ils ont besoin d'être contenus
par le corps céleste », ou par le premier ciel contenant tout le
monde des corps, et n'étant lui-même contenu par rien de
corporel autre que lui-même. « Mais pour les corps glorieux,
et surtout pour le corps du Christ, il n'est pas besoin d'être
ainsi contenus; car ce corps ne reçoit rien des corps célestes,
mais de Dieu par l'intermédiaire de l'âme. Il s'ensuit que rien
n'empêche que le corps du Christ soit en dehors de toute la
contenance des corps célestes et qu'il ne soit pas en un lieu
QUESTIOiN LVII. — ' DE l'aSCENSION DU CHKISï. 663
qui le contienne. Toutefois, il ne suit pas de là qu'en dehors
du ciel le vide existe : car il n'est point de lieu, là; il n'y a au-
cune puissance réceptive d'un corps quelconque, mais la puis-
sance pour le Christ de parvenir là. Quant à ce que dit Aris-
tote, dans le passage que citait l'objection, qu'en dehors du
ciel il n'y a aucun corps, il faut l'entendre des corps existant
dans les seules conditions de leur nature, comme on le voit
par les preuves qu'il apporte ».
Plusieurs des manuscrits qui donnent cette objection et
celte réponse, ajoutent, en note que « cette objection et sa ré-
ponse ont été elTacées dans l'original et remplacées par l'ob-
jection seconde et sa réponse », (elles que nous les avons don-
nées dans le corps de l'article; « et qu'elles ne sont pas du
frère Thomas »,
De fait, nous trouvons, dans le Commentaire sur les Sen-
tences, liv. III, dist. xxii, q. 3, art. ni, q'" i, une objection, la
première, ainsi conçue : (( Le corps du Christ doit être néces-
sairement dans un lieu. Oi', en dehors de tous les cieux, il n'est
point de lieu, d'après Aristole, au livre I du Ciel et du. Monde.
Donc le Christ n'a pas pu monter par-dessus tous les cieux ».
Il est facile de reconnaître, dans celte objection, celle-là même
qui est en question, au sujet de l'article de la Somme qui nous
occupe. — Mais voici la réponse, qui n'a plus rien de com-
mun avec celle que nous lisions tout à l'heure. « Le Christ
n'est point dit être monté par-dessus les cieux, comme s'il
était en dehors du ciel empyrée; mais parce qu'il est monté
dans la partie la plus haute du ciel empyrée ».
Ainsi donc, dans le Commentaire sur les Sentences, saint
Thomas ne s'arrête pas à la pensée que le Christ, monté au
ciel, se trouve par-dessus et en dehors, comparativement à
runiversalilé des corps, ainsi que l'admettait la réponse de
l'objection insérée dans l'article de la Somme. Le Christ n'est
dit se trouver par-dessus tous les cieux, qu'eu égard aux cieux
superposés depuis le ciel de la lune jusqu'au ciel empyrée, en
nous plaçant dans la conception aristotélicienne du monde.
Cette réponse des Sentences paraît plus en harmonie avec
l'ensemble des données de la foi, d'après lesquelles il semble
664 SOMME THÉOLOGIQUE.
bien que nous devons admettre un lieu corporel, préparé par
Dieu dès la constitution du monde et qui est le ciel des
bienheureux. C'est dans ce ciel, que le Christ aura pénétré au
jour de son Ascension et c'est là qu'il régnera toute l'élcrnité
au milieu de l'assemblée des élus. Cf. Première Partie, q. 60,
art. 3.
Cependant, Cajétan a lu l'article de la Somme avec l'objec-
tion dont il s'agit et sa réponse; et il en accepte la doctrine. Il
dit même qu'elle est exigée par la raison donnée au corps de
l'article. Le corps du Christ, en effet, ne serait pas au-dessus
de tous les corps, s'il occupait une place, même la plus haute,
dans une sphère qui le contiendrait. — Et, comn^e Durand de
Saint-Pourçain objectait qu'à ce compte, le corps du Christ et
ceux des bienheureux n'étant point dans un milieu corporel,
ils ne pourraient rien voir, Cajétan répond que celte objection
est vaine; puisque, même si on les suppose dans le ciel em-
pyrée, on ne saurait expliquer comment ils pourront entendre,
l'audition se faisant par l'entremise de l'air, qui ne se trou-
vera pas dans un tel milieu. Et Cajétan conclut que « nous
devons laisser ces choses surnaturelles du siècle à venir, à la
science du siècle à venir : Miltamiis hiec snpernataralia futuri
ssRcali scientiae Jatari sœciili ». Il est difficile, en effet, d'avoir une
idée bien arrêtée et bien précise là-dessus. S'il était vrai que
l'objection et la solution dont nous avons parlé eussent
été mises par saint Thomas et (Qu'elles eussent ensuite été effa-
cées de son manuscrit, à supposer que ce fût lui-même qui les
aurait effacées, nous aurions là une preuve manifeste que
saint Thomas aurait lui-même hésité au sujet de la question
dont il s'agit, mettant, d'abord, ici, une solution autre que
celle des Sentences, et puis, la supprimant de sa main, sans
reproduire la première. Dans cette hypothèse, saint Thomas
aurait donc évité de se prononcer, ici, sur la question de
savoir si le Christ était monté par-dessus tous les corps et en
dehors, ou s'il se serait établi dans la partie la plus élevée du
ciel empyrée, qui serait le ciel de la gloire. Toutefois, nous
l'avons dit, ce dernier sentiment paraît le plus en harmonie
avec la doctrine générale de la foi, supposant qu'il existe un
QUESTION LVII. — DE l'aSCENSION DU CHRIST. 665
lieu corporel véritable, préparé par Dieu pour servir de séjour
éternel aux anges bienheureux et aux êtres humains prédes-
tinés. Et la raison donnée par saint Thomas au corps de l'ar-
ticle, que le corps du Christ doit occuper la place la plus
élevée dans le monde des corps, semble suffisamment sauve-
gardée, si l'on admet que le Christ habite et occupe la place
d'honneur dans ce ciel de la gloire qu'est le ciel empyréc ou le
ciel des bienheureux.
Voilà donc en quel sens le Christ est monté, au jour de son
Ascension, par-dessus tous les cieux ou au sommet du monde
corporel. — Mais devons-nous dire aussi qu'il est monté par-
dessus toute créature spirituelle. C'est ce qu'il nous faut main-
tenant examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article V.
Si le corps du Christ est monté par-dessus toute créature
spirituelle?
Trois objections veulent prouver (juc « le corps du Cliiist
n'est point monté par-dessus toute créature spirituelle ». —
La première dit que « pour les choses qui ne sont pas de
même nature, on ne peut pas établir de comparaison. Or, le
lieu ne se dit pas au même titre des corps et des créatures
spirituelles; comme on le voit par ce qui a été dit dans la
Première Partie (q. 8, art. 2, ad /'"", ad '2'""; q. 52, art. i).
Donc il semble qu'on ne peut pas dire que le corps du Christ
est monté par-dessus toute créature spirituelle ». — La Seconde
objection apporte un mot de « saint Augustin, dans le livre
De la vraie religion (ch. lv) n, où il est « dit que l'esprit
est préféré à tout corps. D'autre part, à l'être plus noble
est dû le plus noble lieu. Donc il semble que le Christ n'est
point monté par-dessus toute créature spirituelle ». — La
troisième objection déclare qu' « en tout lieu se trouve quelque
corps, le vide n'étant point dans la nature. Si donc aucun
666 SOMME THÉOLOGIQUE.
corps n'oblient un lieu plus élevé que l'esprit dans l'ordre des
corps naturels, il n'y aura aucun lieu par-dessus toute la créa-
ture spirituelle. Et, par suite, le corps du Christ », qui doit
être et qui est dans un lieu, « n'a pu monter par-dessus toute
créature spirituelle ».
L'argument sed contra en appelle, ici encore, au texte for-
mel de l'apôtre saint Paul. o. Il est dit, aux Éphésiens, ch. i
(v. 20, 21) : Dlea Ca placé au-dessus de toute principauté et de
toute puissance, et au-dessus de tout nom qui est prononcé dans
ce siècle ou dans le siècle à venir » .
Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « un
être a droit à un lieu d'autant plus élevé, qu'il est lui-
même plus noble » et plus parfait : « soit qu'il ait droit à
un lieu par mode de contact corporel, comme les corps;
soit qu'il ail droit à un lieu par mode de contact spirituel,
comme les substances spirituelles. Aux créatures spirituelles,
en effet, est du, en raison d'une certaine convenance, le lieu
du ciel, qui est le lieu suprême, parce que ces substances sont
les plus élevées dans Tordre des substances. D'autre part, le
corps du Christ, bien qu'à considérer la condition de la nature
corporelle il soit au-dessous des substances spirituelles, cepen-
dant, à considérer la dignité de l'union qui l'unit personnelle-
ment à Dieu, excède la dignité de toutes les créatures spiri-
tuelles. Et c'est pourquoi, selon la raison de la convenance
qui vient d'être signalée, il lui est dû le lieu le plus élevé,
au-dessus et au delà de toute créature même spirituelle. Aussi
bien saint Grégoire dit, dans l'homélie de l'Ascension
(hom. XXIX, sur l'Évangile), que délai qui avait fait toutes cho-
ses était porté, par sa vertu, au-dessus de toutes choses ». — Ce
dernier mot de saint Thomas et de saint Grégoire semblerait
exiger que le Christ soit monté et demeure au-dessus et en
dehors de toute créature corporelle ou spirituelle. Cependant,
la raison même donnée au corps de l'article suppose que le
Christ est dans un lieu corporel, le plus élevé, sans doute,
même par rapport aux substances spirituelles, (jui, elles aussi,
sont dans un lieu, — dans ce que saint Thomas a appelé, ici
même, le lieu céleste, — mais enfin dans un lieu, et, précisé-
QUESTION LVII. — DE LASCENSION DU CHRIST. 667
ment, dans ce même lieu céleste, qui est le lieu suprême,
comme nous l'a dit encore saint Thomas. Et tout cela con-
firme la solution que nous avons reproduite du Commentaire
sur les Sentences, que « leChiist n'est point dit ètie monté par-
dessus les cieux, comme s'il était en dehors du ciel empyrée;
mais parce qu'il est monté dans la partie la plus haute du ciel
empyrée », qui est lui-même le séjour des esprits bienheureux.
Dans ce ciel empyrée, qui est vraiment, dans l'ordre corporel
harmonisé avec l'ordre spirituel de la vision béatilique, u la
maison du Père », se trouvent, comme le Christ disait à ses
Apôtres, des places ou « des demeures nombreuses ». C'est là
qu'il s'est rendu Lui-même, au jour de son Ascension, pour
y occuper la place que son Père lui avait préparée de toute
éternité, et pour nous préparer à nous les places qu'il nous
destine.
L'ad prlniani fait observer que « si le lieu est attribué à la
créature corporelle et à la créature spirituelle pour une toute
autre raison, l'une et l'autre rai;>on a ceci de commun, que
le lieu supérieur est attribué à l'être le plus digne ».
L'«(/ secimdum répond que m cette raison » donnée par l'ob-
jection, « vaut pour le corps du Christ selon la condition de
la nature corporelle, mais non sulon la raison de l'union ».
Uad lerllani dit que « celte comparaison » faite par l'objec-
tion, « peut se prendre ou selon la raison des lieux; et, en ce
sens, il n'est aucun lieu si élevé qu'il dépasse la dignité de la
substance spirituelle : auquel sens procède l'objection. Ou,
selon la dignité des êtres auxquels le lieu est attribué. Et, en
ce sens, il est dû au corps du Christ d'être au-dessus des créa-
tures spirituelles ». — r^ous voyons donc, expressément, par
cette réponse, qu'il n'est pas nécessaire de dire que le Chiist
est en dehors de tout lieu corporel. Nullement. Il sullit de dire
que parmi tous les lieux corporels, assignés à n'importe quels
êtres, sans en excepter les esprits les plus sublimes, le lieu le
plus élevé doit être réservé au corps du Christ.
Cette admirable Ascension du Christ, qui l'a porté au plus
haut sommet du monde de la création, dans ce ciel de la gloire
668 SOMME TIIÉOLOOIQIJE,
OÙ les anges et les bienheureux jouissent de sa présence éter-
nellement, est-elle de quelque influence à l'endroit de notre
salut. Pouvons-nous dire qu'elle en soit la cause ? C'est ce qu'il
nous faut maintenant examiner ; et tel est l'objet de l'article
qui suit.
Article VI.
Si l'Ascension du Christ est cause de notre salut ?
Trois objections veulent prouver que « l'Ascension du Christ
n'est point cause de notre salut ». — La première déclare que
« le Christ fut cause de notre salut, en tant qu'il mérita notre
salut. Or, par l'Ascension, Il n'a rien mérité pour nous; parce
que l'Ascension appartient à la récompense de son exaltation:
et le mérite n'est pas une même chose avec la récompense,
ni, non plus, le chemin avec le terme auquel il aboutit. Donc
il setnble que l'.Ascension du Christ n'a pas été la cause de notre
salut ». — La seconde objection dit que « si l'Ascension du
Christ est cause de notre salut, il semble que ce sera surtout
en ce que cette Ascension sera cause de la nôtre. Or, ceci nous
a été conféré par sa Passion ; parce que, conjme il est dit, nax
Hébreux, ch. x (v. ] g), nous avons confiance (Centrer dans te Saint
des Saints par son sanrj. Donc il semble que l'Ascension du
Christ n'a pas été cause de notre salut ». — La troisième ob-
jection fait observer que o le salut qui nous est conféré par le
Christ est éternel; selon celte parole d'Isaïe, ch. li (v. 6), Mon
salai durera toujours Or, le Christ n'est point monté au ciel
pour y être à tout jamais. Il est dit, en effet, dans le livre des
Actes, ch. I (v. 1 1) : Comme vous l'avez va monter dcms le ciel,
ainsi II reviendra. Nous lisons aussi qu'il s'est montré, sur la
terre, à de nombreux saints; comme on le lit de saint Paul,
dans les Actes, ch. ix. Donc il semble que son Ascension n'est
point cause de notre salut ».
L'argument sed contra cite le texte où « Lui-même dit. en
saint Jean, cb. xvi (v. 7) : // vous est bon (jue Je m'en aille ; c'est-
à-dire que je m'éloigne de vous par l'Ascension.
QUESTION LVir. — DE l'aSCENSIOn DU CHRIST. 669
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « l'Ascension
du Christ est cause de notre salut, d'une double manière : de
notre côté ; et du sien. — De notre côté, selon que par l'Ascen-
sion du Christ, notre cœur est mû vers Lui, C'est qu'en effet,
par son Ascension, comme il a été dit plus haut (art. i, ad 5"""),
d'abord est donné lieu à la foi ; puis, à l'espérance ; puis à la
charité. 11 y a, aussi, que par là est augmentée notre révérence
à son endroit, alors que nous ne le considérons plus comme un
homme de la terre, mais comme le Dieu qui règne au ciel;
selon que le dit l'Apôtre, dans la seconde épître aux Corinthiens,
ch. V (v. i6) : Sans doute, nous avons connu le Christ selon la
chair, c'est-à-dire mortel et par là nous le tenions seulement
pour un homme, comme l'explique la glose; mais maintenant
nous ne le connaissons plus », de cette manière. — « Du côté du
Christ », son Ascension est cause de notre salut, « quant à ce
que Lui-même montant au ciel a fait pour notre salut. Et,
d'abord. Il nous a préparé la voie qui nous permettra à nous
de monter au ciel; selon ce qu'il dit Lui-même, en saint Jean,
ch. XIV (v. 2) : Je vois vous préparer la place; et, dans Michée,
il est dit, ch. 11 (v. i3) : // est monté, ouvrant le chemin devant
nous. Dès là, en effet, que Lui-même est notre tête, il faut que
les membres suivent là où la tête a pénétré; aussi bien, il est
dit, en saint Jean, ch. xiv(v. 3) : Afm que où moi je suis, vous
aussi vous soye:. Et, en signe de cela, Il transporta au ciel les
âmes saintes qu'il avait emmenées avec Lui des enfers; selon
cette parole du psaume (lxvii, v. 19 ; cf. aux Éphésiens, ch. iv,
v. 8) : Montant au ciel, Il a emmené captive la captivité : en ce
sens que ceux qui avaient été faits captifs par le démon. Il les
emmena avec Lui au ciel, comme en un lieu étranger à la na-
ture humaine, captifs d'une bonne capture, les ayant acquis
par la victoire. En second lieu, parce que, comme le Pontife,
dans l'Ancien Testament, entrait dans le sanctuaire afin de s'y
tenir devant Dieu pour le peuple; de même aussi le Christ est
entré au ciel, afin d'intercéder pour nous, comme il est dit dans
l'Épître rtMj; Hébreux, ch. vu (v. 25; ch, ix, v. 7, a^). Et, en
effet, sa seule présence dans la nature humaine qu'il a intro-
duite au ciel est une certaine intercession pour nous : car, dès
OyO SOMME THÉOLOGIQUE.
là que Dieu a ainsi exalté la nature humaine dans le Christ, Il
doit aussi avoir pitié de ceux pour qui le Fils de Dieu a pris la
nature humaine. En troisième lieu, afin que, ayant pris place
sur le trône des cieux comme Dieu et Seigneur, Il envoyât de
là aux hommes ses dons divins; selon cette parole de l'Epître
aux Éphéslens, ch. iv (v. lo) : Il est monté par-dessus tous les
cieux, afin de remplir toutes choses, de les emplir de ses dons,
explique la glose ».
Vad primum fait observer que « l'Ascension du Christ est
cause de notre salut, non par mode de mérite, mais par mode
de cause efficiente; comme il a été dit, plus haut, de la Résur-
rection » (q. 56, art. i, ad 5""', ad 4""»). ^
L'arf secundum répond que « la Passion du Christ est cause
de notre ascension au ciel, à proprement parler, par l'éloigne-
ment du péché qui était un obstacle, et par mode de mérite.
L'Ascension du Christ, au contraire, est cause de notre ascen-
sion directement, la commençant en Celui qui est notre tête, à
qui les membres doivent être joints » un jour.
Vad terliam déclare que <( le Christ, une fois monté au ciel,
a acquis, pour Lui et pour nous, à tout jamais, le droit et la
dignité de demeurer dans le ciel. Or, à cette dignité n'est point
faite de dérogation, si, pour quelque motif, le Christ descend
quelquefois, corporellement, sur la terre : soit pour se montrer
à tous, comme II le fera au jour du jugement; soit pour se
montrera quelqu'un spécialement, comme II le fit pour saint
Paul, ainsi qu'on le voit au livre des Actes, ch. ix. Et pour que
l'on ne croie pas que cette manifestation a eu lieu, sans que le
Christ se trouvât là corporellement, mais par mode d'une cer-
taine apparition, le contraire se voit par ce que l'Apôtre lui-
même dit, dans la première épîtreaM.x Corinthiens, ch. xv (v. 8),
à l'effet de confirmer la foi de la Résurrection », du Christ :
« En dernier lieu. Il a été vu de moi, pauvre avorton : celte vision,
en eff'et, ne prouverait pas la vérité de la Résurrection » du
Christ, « si l'Apôtre n'avait point vu le vrai corps du Christ »
ressuscité. — La raison que vient de nous donner ici saint Tho-
mas ne prouve que pour la manifestation du Christ à saint
PauL — Quant aux multiples apparitions dont il est parlé dans
QUESTION LVII. — DE l'aSCENSFON DU CHRIST. 67 1
certaines vies de saints, et même l'apparition dont fut gratifiée
sainte Marguerite-Marie, au sujet du Sacré-Cœur, il n'y a au-
cune nécessité à admettre qu'il se soit agi, dans ces divers cas,
d'un déplacement effectif du corps du Christ monté au ciel et
assis à la droite du Père. La fin poursuivie en ces sortes de
manifestations pouvait être atteinte par le simple mode u d'une
certaine apparition — aliqualiter apparente », comme disait ici
saint Thomas, dans la réponse que nous venons de lire.
L'exaltation ou la glorification du Christ ne demandait pas
seulement qu'il réapparût vivant et désormais immortel, au
lendemain de sa mort ignominieuse. Celte vie nouvelle, qui était
maintenant la sienne, exigeait qu'après un certain temps passé
encore sur notre terre, à l'efTet de confirmer les disciples dans
la foi de sa Résurrection, Il s'éloignât de nous, et se rendît, par
la puissance de sa propre vertu, en un séjour digne de Lui. Il
le fit au jour de son Ascension, quand, sous les yeux même de
ses disciples. Il s'éleva d'auprès d'eux et monta au ciel. Le ciel
où II monta n'est pas autre que le lieu, préparé dès la consti-
tution du monde, pour servir d'éternel séjour aux anges restés
fidèles et aux élus du monde humain qui recevront dans son
couronnement le fruit de la Rédemption. Encore est-il que le
Christ, montant ainsi dans ce séjour de la gloire, y devait occu-
per une place et y exercer un rôle en harmonie avec la di-
gnité de sa Personne et avec les droits acquis par les mys-
tères de sa vie et de sa mort. La place occupée par le Christ
nous est apparue déjà comme la plus haute dans l'ordre de
tout le monde créé. Mais il est un aspect sous lequel nous ne
l'avons pas encore considérée, et qui cependant lui donne, par
excellence, le caractère de gloire qui devait lui convenir par
rapport au Christ. C'est que le Christ monté au ciel nous y est
présenté comme assis à la droite du Père. Que signifie bien
celte formule mystérieuse imposée à notre foi. Nous devons
maintenant la considérer; et tel est l'objet de la question sui-
vante.
QUESTION LVIII
DU CHRIST ASSIS A L.\ DROITE DU PERE
Cette question comprend quatre articles :
1° Si le Christ est assis à la droite du Père?
2" Si cela lui convient selon la nature divine?
3» Si cela lui convient selon la nature humaine?
4" Si cela est propre au Christ?
Article Premier.
S'il convient au Christ d'être à la droite du Père.
Trois objections veulent prouver qu' a il ne convient pas au
Christ d'être assis à la droile du Père ». — La première dit
que « la droite et la gauche sont des différences de positions
corporelles. Or, rien de corporel ne convient à Dieu; car Dieu
est esprit, comme il est marqué en saint Jean, ch. iv (v. 2/1).
Donc il semble que le Christ n'est pas assis à la droite du
Père ». — La seconde objection fait observer que « si quel-
qu'un est assis à la droite d'un autre, celui-ci est assis à la gau-
che du premier. Si donc le Fils est assis à la droite du Père, il
s'ensuit que le Père est assis à la gauche du Fils; ce qui ne con-
vient pas », la gauche étant une place moins honorable que la
droite. — La troisième objection arguë de ce que « s'asseoir et se
tenir paraissent choses opposées. Or, saint Etienne dit, dans le
livre des Actes, ch. vu (v. 55) : Voici que je vois les deux ouverts,
et le Fils de l'homme se tenant à la droite de la vertu de Dieu.
Donc il semble que le Christ n'est pas assis à la droile du
Père ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous va donner un mo-
QUESTION LVIII. — DU CHRIST ASSIS A LA DROITE DU PERE. 678
dèle achevé d'interprétation scripturaire à la lumière de l'Écri-
ture, de la raison théologique et de la tradition patristique.
« Dans le mot s'asseoir^ déclare le saint Docteur, nous pou-
vons entendre deux choses; savoir ; le repos, selon cette parole
marquée en saint Luc, chapitre dernier (v. 49) : Asseyez-vous »,
c'est-à-dire demeurez en repos « ici dans la cité; et aussi la
puissance royale ou judiciaire, selon celte parole, des Proverbes,
ch, XX (v. 8) : Le roi, qui est assis sur le trône de sa justice, dis-
sipe tout mal d'un seul de ses regards. C'est de l'une et de
l'autre manière, qu'il convient au Christ d'être assis à la droite
du Père. — D'abord, en tant qu'il demeure éternellement in-
corruptible dans la béatitude du Père, qui est appelée sa droite;
selon celte parole du psaume (xv, v. ii) : Les joies sont dans
voire droite Jusqu'à la fin. Et de là vient que saint Augustin, dans
son livre Du Symbole (ch. iv), dit : // est assis à la droite du Père.
Il est assis ; entendez II habite ; comme nous disons de n'importe
quel homme : Il siégea (il demeura) dans ce pays durant trois
ans ». Le mot latin sedit, sedere, correspond à notre mot fran-
çais : séjourner; il séjourna. « Ainsi donc », reprend saint Au-
gustin, par cet article du Symbole, // est assis à la droite du
Père, (( entendez que le Christ habite à la droite de Dieu le Père :
Il est bienheureux, en ejjtet, et le nom dé sa béatitude est appelé la
droite du Père . — De l'autre manière, le Christ est dit siéger
à la droite du Père, en tant qu'il règne avec le Père et qu'il
tient de Lui la puissance judiciaire : comme celui qui est assis
avec le roi, à sa droite, est dit siéger avec lui dans l'acte de ré-
gner et de juger. Aussi bien saint Augustin dit, dans le second
livre Du Symbole (ch. vu; parmi les œuvres douteuses de saint
Augustin) : Entendez, par la droite elle-même, la puissance qua
reçue cet homme, pris par Dieu, de venir pour juger, lui qui était
venu d'abord pour être jugé » .
L'ad primum répond que « comme le dit saint Jean Damas-
cène, au livre IV (ch. ii), ce n'est point dans un sens local que
nous parlons de la droite du Père. Comment, en effet, Celui qui
n'a point de limite pourrait-il avoir une droite, au sens local de ce
mot? La droite, en effet, et la gauche se disent, au sens loccd,
des êtres qui sont circonscrits. Mais nous appelons la droite
XVI . — La Rédemption. 43
67/1 SOMME THÉOLOGIQUË.
du Père la gloire et l'honneur de la divinilé »). C'est une ex-
pression métaphorique empruntée aux choses de la terre, où
le fait de s'asseoir sur un même trône à la droite du roi est le
signe de la participation à sa puissance et à sa royauté.
Uad seciinduni insiste dans le même sens, u Ce que l'objec-
tion disait s'entend de l'expression dont il s'agit prise dans un
sens corporel. Aussi bien saint Augustin dit, dans le livre Du
Symbole (cii. iv) : Si nous entendons d'une façon cliarnelle, cjue le
Christ est assis à la droite du Père, le Père sera a sa gauche. Or,
là, savoir dans la béatitude éternelle, tout est la droite, parce
qu il n'est, là, aucune misère ».
Vad terlium fait observer que « comme le dit s^aint Grégoire,
dans l'homélie de l'Ascension (hom. XXIX sur l'Évangile), être
assis convient au juge; se tenir debout, au contraire, est le propre
de celui qui combat ou qui pot te secours. Par cela donc qu'Etienne
était encore dans le combat, il vit debout Celui qui lui portait se-
cours. Mais Celui-là même, après son Ascension, est décrit
par saint Marc comme étant assis, paire que, après la gloire
de son Ascension, à la fui II apparaîtra comme juge ». —
L'explication, assurément, est excellente, et suffit pour
faire taire l'objection. — On pourrait dire aussi que l'op-
position signalée dans les deux textes, celui de saint Marc,
consacré dans le Symbole, et celui des Actes, n'est qu'appa-
rente, nullement réelle, même dans la littéralilé du texte. Le
mot stantem, en effet (en grec écTfo-a), ne signifie pas nécessaire-
ment 5e tenir debout, mais se tenir. Or, on peut se tenir assis,
non moins que se tenir debout. Il n'y a donc aucune opposi-
tion entre le moi stantem des Actes et le mot sedentem de saint
Marc et du Symbole.
Quand il s'agit de Dieu, considéré dans l'acte de sa souve-
raine béatitude et de sa royauté suprême à l'endroit de tout le
monde créé, dire de quelqu'un qu'il est assis à sa droite n'est
pas autre chose qu'alfirmer que ce quelqu'un est admis à par-
tager sa souveraine béatitude et sa royauté suprême. La foi
nous le fait dire du Christ. — Mais à quel titre nous le fait-
elle dire ainsi du Christ. Est-ce en raison de sa divinilé? Est-
QUESTION LVIII. — DU CHKIST ASSIS A LA DROITE DU PERE. 676
ce en raison de son humanité? Est-ce à un litre exceptionnel
et qui ne convient qu'à Lui? Il nous reste à examiner succès*
sivemenl ces divers points. D'abord, le premier. C'est l'objet
de l'article qui suit.
Article II.
Si le fait d'être assis â la droite de Dieu le Père
convient au Christ selon qu'il est Dieu?
Trois objections veulent prouver que « le fait d'être assis à
la droite de Dieu le Père ne convient pas au Christ selon qu'il
est Dieu ». — La première objection dit que « le Christ, selon
qu'il est Dieu, est la droite du Père (Cf. S. Augustin, ps. lxxxi,
v. 12). Or, il ne semble pas que ce soit une même chose d'être
la droite de quelqu'un et d'être celui qui est assisà la droite de
ce quelqu'un. Donc le Christ, selon qu'il est Dieu, n'est point
assis à la droite du Père ». — La seconde objection en appelle
à ce que « dans saint Marc, chapitre dernier (v. 19), il est dit
que le Seigneur Jésus Jul pris dans le ciel et qu'il est assis à la
droite de Dieu. Or, le Christ n'a pas été pris au ciel selon qu'il
est Dieu. Donc, pareillement, ce n'est point en tant qu'il est
Dieu, qu'il est assis à la droite du Père ». — La troisième ob-
jection fait observer que v le Christ, selon qu'il est Dieu,
est égal au Père et à l'Esprit-Saint. Si donc le Christ, selon
qu'il est Dieu, est assis à la droite du Père, par la même
raison l'Esprit-Saint aussi sera assis à la droite du Père et du
Fils, et le Père Lui-même sera assis à la droite du Fils et de
l'Esprit-Saint. Chose qu'on ne trouve exprimée nulle part ».
L'argument 5edcon//'a apporte le texte de « saint Jean Damas-
cène », où il est « dit (au livre IV, ch. 11), que nous appelons
la droite du Père la gloire et l'honneur de la divinité, dans laquelle
le Fils existe avant tous les siècles comme Dieu et consuhstantiel au
Père ».
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « comme
on peut le voir par ce qui a été dit (à l'article précédent; et
ici même dans l'argument sed contra), dans le nom de droite »,
C)']6 SOMME THÉOLOGIQUÈ.
appliqué à Dieu, « nous pouvons entendre trois choses : d'abord,
selon saint Jean Damascène, la gloire de la divinité; ensuite,
selon saint Augustin, la béatitude du Père : troisièmement, selon le
même saint Augustin, la puissance Judiciaire. Quant au fait
d'être assis, il désigne, comme il a été dit (art. précéd.), ou
l'habitation, ou la dignité, soit royale soit judiciaire. Il suit de
là qu être assis à la droite du Père n'est rien autre que, simulta-
nément avec le Père, avoir la gloire de la divinité, et la béati-
tude et la puissance judiciaire, et cela immuablement et roya-
lement — sedere ad dexteram Patris nihil aliud est qaam siniul
cum Pâtre habere gloriam divinitalis , et beatitudinem, et judiciariam
poteslatem, et hoc inimutabiliter , et regaliter. Ov », poursuit saint
Thomas, après celte admirable précision de doctrine, « cela
convient au Fils selon qu'il est Dieu. Donc il est manifeste que
le Christ, selon qu'il est Dieu, est assis à la droite du Père :
avec ceci, toutefois, que cette préposition à, qui est transitive (en
latin, ad), implique la seule distinction personnelle et l'ordre
d'origine, non le degré de nature ou de dignité qui n'existe
point parmi les Personnes divines, comme il a été vu dans la
Première Partie (q. Ii2, art. 3, 4) »•
Vad primuni répond que « le Fils est dit la droite du Père,
par appropriation, à la manière dont II est dit aussi la verlu
du Père (r* Épîlre aux Corinthiens, ch. i, v. 2!^). Mais la droite
du Père, selon les trois acceptions qui ont été marquées (au
corps de l'article), est quelque chose de commun aux trois Per-
sonnes ».
Vad secundum accorde que u le Christ, selon qu'il est homme,
a été pris et élevé à l'honneur divin, qui est désigné par le fait
d'être assis, dans l'expression dont il s'agit. Mais, cependant,
le même honneur divin convient au Christ, en tant qu'il est
Dieu, non en raison d'une assomplion, mais par voie d'éter-
nelle origine ».
Vad lertium déclare qu' u en aucune manière il ne peut être
dit que le Père est assis à la droite du Fils ou de l'Esprit-Saint;
parce que le Fils et l'Espril-Saint ont leur origine du Père, et
non inversement. Mais l'Esprit-Saint peut être dit, au sens
propre, être assis à la droite du Père ou du Fils selon le sens
QUESTION LVIII. — DU CHRIST ASSIS A LA DROITE DU PERE. G77
qui a été précisé; bien que, selon une certaine appropriation,
on attribue cela au Fils, auquel est appropriée l'égalité. Saint
Augustin dit, en effet (au livre Ide laDocIrine chrétienne, eh. v),
que dans le Père est r unité; dans le Fils, l'égalité ; dans l'Esprit-
Saint, la connexion de f unité et de l'égalité ».
L'expression scripluraire et canonique qui applique au Christ
le fait d'être assis à la droite du Père doit s'entendre, au sens le
plus exact et le plus rigoureux, de la divinité que le Fils reçoit
du Père, mais qui lui est commune avec le Père, et dans laquelle
Il jouit d'une même gloire, d'une même béatitude, d'une même
puissance déjuger, en souverain Roi, pour toute l'éternité. —
Mais que penser de cette même expression ou de celte même
formule, entendue dans la rigueur de son acception dogmati-
que, s'il s'agit du Christ en lant qu'homme. Peut-on également
la lui appliquer en toute vérité. C'est ce qu'il nous faut exami-
ner maintenant; et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article III.
Si d'être assis à la droite du Père convient au Christ
selon qu'il est homme?
Trois objections veulent prouver que « d'être assis à la droite
du Père ne convient pas au Christ selon qu'il est homme ». — -
La première rappelle que « comme le dit saint Jean Damas-
cène (liv. IV, ch II), nous appelons la droite du Père la gloire et
l'honneur de la divinité. Or, la gloire et l'honneur de la divinité
ne convient pas au Christ selon qu'il est homme. Donc il semble
que le Christ, selon qu'il est homme, n'est point assis à la droite
du Père ». — La seconde objection fait observer qu' « être assis
à la droite de celui qui règne semble exclure la sujétion ; car
celui qui est assis à la drpite de celui qui règne lui est associé
en quelque sorte dans l'acte même de régner. Or, le Christ,
selon qu'il est homme, est soumis au Père, comme il est dit
dans la première Épître aux Corinthiens, ch. xv (v. 28). Donc
678 SOMME THÉOLOGIQUE.
il semble que le Christ, selon qu'il est homme, n'est pointassis
à la droite du Père ». — La troisième objection en appelle à
ce que (( sur ce mol de l'Épître aux Romains, ch. vni (v. 3l^) :
Celai qui est à la droite de Dieu, la glose dit : c'est-à-dire, égal au
Père dans l'honneur par lequel le Père est Dieu; ou, à la droite du
Père, c est-à-dire dans les meilleurs biens de Dieu. Et, sur cette
parole de l'Épitre aux Hébreux, ch. i (v. 3) : Il est assis à la droite
■ de Dieu, dans les hauteurs, la glose explique : c'est-à-dire à l'éga-
lité du Père, au-dessus de toutes choses par le lieu et la dignité.
Or, être égal à Dieu ne convient pas au Christ selon qu'il est
homme; car, Il dit Lui-même en saint Jean, ch. xiv (v. 28) :
Le Père est plus grand que moi. Donc il semble qu'être assis à la
droite du Père ne convient pas au Christ selon qu'il est homme ».
L'argument sed contra reproduit le texte emprunté au livre II
Du Symbole, ch. vu, qui se trouve parmi les œuvres de saint
Augustin et ori « il est dit : Entendez par la droite elle-même, la
puissance conjérée à cet homme pris par Dieu, de telle sorte qu'il
viendra pour juger. Lui qui était venu pour être jugé ».
Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il
a été dit (art. précéd.), dans le nom de la droite du Père on
entend ou la gloire même de la divinité elle-même, ou sa béati-
" tude éternelle, ou la puissance judiciaire et royale. Quant à la
préposition à (en latin ad), elle désigne un certain accès à la
droite, où se trouve marquée la convenance, avec une certaine
distinction, ainsi qu'il a été dit plus haut (art. précéd.). Et ceci
peut s'entendre d'une triple manière. — D'abord, de la conve-
nance dans IsTnature et de la distinction personnelle. De ce chef,
le Christ, selon qu'il est le Fils de Dieu, est assis à la droite
du Père, parce qu'il a la même nature avec le Père. Aussi bien,
les choses dont il s'agit » et que signifie ce mot la droite du
Père, c'est-à-dire la gloire de la divinité, la béatitude éternelle,
la puissance judiciaire et royale, u conviennent essentiellement
au Fils comme aussi au Père. Et c'est là ce qui est se trouver
dans l'égalité du Père. — D'une autre manière », la convenance
et la distinction marquées par la préposition à (ad) u se pren-
nent selon la grâce de l'union » hypostatique : « laquelle impli-
que, en sens inverse » du premier mode mentionné tout à
QUESTION LVIII. — DU CHRIST ASSIS A LA DROITE DU PÈRE. G79
l'heure, <i la distinction de nature et l'unité de Personne. Et,
de ce chef, le Christ, selon qu'il est homme, est le Fils de Dieu,
et, par conséquent, Il est assis à la droite du Père, avec ceci
cependant que l'expression selon que ne désigne pas la condi-
tion de la nature » humaine, dans le Christ, « mais l'unité du
suppôt, ainsi qu'il a été exposé plus haut (q. i6, art. lo, 1 1). —
D'une troisième manière, l'accès dont il s'agit peut s'entendre
selon la grâce habituelle, laquelle se trouve d'une façon plus
abondante dans le Christ, l'emportant sur toutes les autres
créatures, au point que la nature humaine elle-même, dans le
Christ, a plus de béatitude que toutes les autres créatures et
possède au-dessus de toutes les autres créatures la puissance
royale et judiciaire. — Ainsi donc », conclut saint Thomas,
« si, par l'expression selon que, on désigne la condition de la
nature », dans le Christ, « le Christ, selon qu'il est Dieu »,
c'est-à-dire selon qu'il a, ensemble avec le Père, la nature divine,
« est assis à ladroUe du Père, c'est-à-dire dans l" égalité du Père »,
ayant, avec Lui, une même gloire, une même béatitude, une
même puissance judiciaire et royale. t( Selon qu'il est homme»,
c'est-à-dire selon qu'il a notre nature humaine et dans cette
nature humaine, « le Christ est assis à la droite du Père, c'est-
à-dire, dans les biens du Père par-dessus toutes les autres créatures,
c'est-à-dire dans une plus grande béatitude et possédant la puis-
sance Judiciaire. Que si l'expression selon que désigne l'unité
du suppôt » et de la Personne, « en ce sens encore, selon qu'il
est homme, H est assis à la droite du Père selon l'égalité
de l'honneur, en ce sens que nous rendons le même hon-
neur qu'au Père, au Fils de Dieu Lui-même revêtu de la
nature humaine qu'il a prise » et qu'il s'est unie hyposlatique-
ment, « ainsi qu'il a été dit plus haut » (q. 26, art. i). — On
peut entrevoir, à lu lumière de ce magnifique article, la gran-
deur, l'excellence, la splendeur, la majesté du Christ, Dieu et
homme, établi au ciel, depuis son Ascension, sur son trône
de gloire.
L'ad prinuun accorde que « l'humanité du Christ, selon la
condition de sa nature », ou sous sa raison de nature humaine,
« n'a point la gloire ou l'honneur de la divinité ; que cepen-
68o SOMME THÉOLOGIQUE.
danl elle a en raison de la Personne » divine « à laquelle elle
est unie d hypostaliquement. « Aussi bien saint Jean Damas-
cène ajoute, au même endroit : Dans laquelle gloire de la divi-
nité, le Fils de Dieu, existanl avant tous les siècles convne Dieu el
consubstantiel au Père, se trouve assis, ayant », maintenant,
« associée à sa gloire, sa chair. C'est, en effet, une seule et même
Personne qui est adorée, d'une seule et même adoration, avec sa
chcdr, par toute créature ». — On remarquera l'admirable préci-
sion de formule dans ce beau texte de saint Jean Damascène,
que l'objection n'avait cité qu'en partie.
V ad sec andum répond que « le Christ, selon qu'il est homme,
est soumis au Père, pour autant que l'expression selon que dé-
signe la condition de la nature » humaine, sous sa laison pro-
pre et distinctement. « Et, de ce chef, il ne convient pas au
Christ d'être assis à la droite du Père, selon la raison d'égalité,
en tant qu'il est homme. Toutefois, même ainsi, il lui con-
vient d^être assis à la droite du Père, selon que par là on dé-
signe l'excellence de la béatitude et la puissance judiciaire sur
toute créature » .
Vad tertium précise, à nouveau, que « se trouver dans Téga-
lité du Père ne convient pas à la nature humaine elle-même
du Christ, mais seulement à la Personne qui l'a prise » et se
l'est unie hypostatiquement. « Mais se trouver dans les meil-
leurs biens de Dieu, selon qu'on désigne par là l'excès » ou
l'excellence « à l'endroit de toutes les autres créatures, est chose
qui convient aussi à la nature humaine elle-même, prise » par
le Verbe de Dieu et unie hypostatiquement à la Personne di-
vine.
Même en tant qu'il est homme, le Christ est dit être assis à
la droite du Père en un sens exceptionnellement transcendant :
au sens le plus absolu, s'il s'agit de la Personne même du Verbe
ou du Fils de Dieu, qui subsiste seule dans la nature humaine
du Christ, comme dans la nature divine; et, aussi, en un
sens de perfection ou de plénitude incomparable, même à con-
sidérer, dans le Christ, la nature humaine que le Fils de Dieu
s'est unie hypostatiquement, sous sa raison de nature humaine.
QUESTION LVIII. — DU CHRIST ASSIS A LA DROITE DL PERE. (i8l
OU selon qu'elle est admise à participer en elle et sous sa rai-
son propre les biens qui sont le propre de l'auguste Trinité.
. — Nous venons de parler de perfection exceptionnelle et trans-
cendante pour le Christ, même à le considérer dans sa nature
humaine, comprise dans le sens formel de l'expression scrip-
luraire et canonique imposée à notre foi, quand cette foi nous
fait dire que le Christ est assis à la droite de Dieu le Père.
Faut-il entendre ces mois dans un sens exclusif? En d'autres
termes, la gloire du Christ qui lui est attribuée, même comme
homme, quand nous le disons assis à la droite du Père, lui
apparlient-elle absolument en propre, de telle sorte qu'aucune
autre créature ne la partage avec Lui? C'est ce que nous de-
vons maintenant examiner; et tel est l'objet de l'article qui
suit.
Article IV.
Si d'être assis à la droite du Père est le propre du Christ?
Quatre objections veulent prouver que « d'être assis à la
droite du Père n'est point le propre du Christ ». — La première
en appelle à ce que « l'Apôtre dit, aux Éphésiens, ch. ii (v. 6),
que Dieu nous a ressuscites el nous a Jait asseoir dans les deux,
dans le Christ Jésus. Or, le fait de ressusciter n'est point le pro-
pre du Christ. Donc, pour la même raison, non plus, le fait
d'être assis à la droite de Dieu dans les hauteurs » {aux Hébreux,
ch. I, V. 3). — La seconde objection rappelle que u comme le
dit saint Augustin, dans le livre du Symbole (ch. iv), que le
Christ soit assis à la droite du Père, c'est, pour Lui, habiter dans
sa béatitude. Or, ceci convient à beaucoup d'autres. Donc il
semble que d'être assis à la droite du Père n'est point le pro-
pre du Christ ». — La troisième objection fait observer que
« le Christ Lui-même dit, dans ['Apocalypse, ch. m (v. 21) :
Celui qui vaincra. Je lui donnerai de s'asseoir avec moi sur mon
trône ; comme moi aussi, J'ai vaincu et Je suis assis avec mon
Père sur son trône. Or, c'est par là que le Chiist est assis à la
droite du Père, qu'il est assis sur son trône. Donc les autres
()8-2 SOMME ÏHÉOLOGIQUE.
aussi, qui sont vainqueurs, sont assis à la droite du Père ». —
La quatrième objection arguë de ce que « le Seigneur, en saint
Matthieu, cli. xx (v. 28), dit : Être assis à la droite ou à la gau-
che, il ne m'appartient pas de vous le donner, mais ce sera pour
ceux à qui cela a été préparé par mon Père. Or, ceci serait dit
en vain, si ce n'était point préparé pour quelques-uns. Donc
être assis à la droite ne convient pas au seul Christ ».
L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, aux Hébreux,
ch. 1 (v. i3) : .4 qui, jamais, a-t-il dit parmi les anges : Asseyez-
vous à ma droite; c'est-à-dire, en ce que f ai de meilleur; ou :
pour être égal à moi selon la divinité? Comme pour signifier :
A aucun. Or, les anges sont supérieurs aux autres créatures.
Donc bien moins encore il convient à quelque autre qu'au
Christ d'être assis à la droite du Père ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « comme il
a été dit (art. précéd.), le Christ est dit être assis à la droite du
Père, en fant que selon la nature divine 11 est dans l'égalité
du Père et que selon la nature humaine 11 possède excellem-
ment les biens divins par-dessus toutes les autres créatures. Or,
l'une et l'autre de ces deux choses convient au Christ seul.
Donc il ne convient à aucun autre, ni ange, ni homme, d'être
assis à la droite du Père, si ce n'est au Christ seul ». — Rien
de plus clair et de plus péremptoire que cette réponse, en har-
monie si parfaite d'ailhurs avec le texte de saint Paul cité dans
l'argument sed contra. Mais comment expliquer, dès lors, les
autres textes cités par les objections et qui semblent conclure,
d'une manière si formelle, dans un sens opposé. Saint Pho-
mas va résoudre la difficulté en répondant aux objections.
Vad primum dit que « le Christ étant notre tête, ce qui est
conféré au Chiist, est aussi conféré à nous dans sa Personne.
Et voilà pounjuoi, parce que Lui est déjà ressuscité, l'Apôtre
dit que Dieu nous a en quelque sorte ressuscites avec Lui, alors
que cependant nous ne sommes pas encore ressuscites en
nous-mêmes, mais devons seulement r( ssusciter un jour, selon
cette parole de l'Épîlre aux Romcdns, ch. vni (v. 11) : Celui (jui
a suscité des morts Jésus-Christ, vivifiera aussi nos corps mortels.
Et, selon le même mode de parler, l'Apôtre ajoute qu7/ nous
QUESTION LVIII. — DU CHRIST ASSIS A LA DROITE DU PÈRE. 683
a fait asseoir avec Lai dans les deux, pour autant que Celui qui
est notre tête, le Christ, y est assis ».
L'ad secundam souligne une nuance dans le texte dont il
s'agit qui va permettre de préciser la vraie doctrine en ce
point si délicat. « Parce que la droite est la béatitude divine,
être assis à la droite ne signifie pas simplement être dans la
béatitude, mais avoir la béatitude avec une certaine puissance
dominatrice et comme chose propre et naturelle. Ce qui con-
vient au Christ seul, et à aucune autre créature. — On peut
dire cependant que chaque saint qui est dans la béatitude, est
placé à la droite de Dieu , ad dexteram Del constitutus
(cf. deuxième Épître aux Corinthiens, ch. iv, v. i4; Épître aux
Éphésiens, ch. i, v. 20; Epître de S. Jude, v. 4)- Et de là vient
qu'il est dit aussi en saint Matthieu, ch. xxv (v. 33), qu7/
placera les brebis à sa droite » .
L'ad terlium déclare que u par le trône » ou le siège (( est si-
gnifiée la puissance judiciaire que le Chiist a du Père. Et, de
ce chef, Il est dit siéger sur le trône du Père. Quant aux auties
saints, ils l'auront du Christ. Et c'est pourquoi ils sont dits
siéger sur le trône du Christ; selon cette parole marquée en
saint Mallhieu, ch. xix (v. 28) : \'ous siégerez, vous aussi, sur
douze trônes, jugeant les douze tribus d' Israël ».
Uad quartum apporte un texte de u saint Jean Chrysos-
tome », où il est « dit, sur saint Matthieu (hom. LXV) : Cette
place, savoir d'être assis à la droite, est inaccessible à tous, non
pas seulement parmi les hommes, mais aussi parmi les anges.
Scdnt Paul, en ejjet, Vassigne comme prérogative du Fils unique,
quand il dit : A qui, parmi les anges, a-l-ll dit Jamais : Asseyez-
vous à ma droite? Le Seigneur répondit donc aux enfants de
Zébédée, non pas comme si quelques-uns devaient s'asseoir à cette
place, mais pour condescendre à la supplupie de ceux qui l'inter-
rogeaient : Ils ne demandaient, en effet, que cela, d'être auprès
de Lui de préférence aux autres. — On peut dire cependant »,
ajoute saint Thomas, « que les fils de Zébédée demandaient
d'avoir, de préférence aux autres, l'excellence dans la partici-
pation à sa puissance judiciaire. Et, par suite, ils ne deman-
daient pas d'être assis à la droite ou à la gauche du Père,
r)84 SOMME THÉOLOGIQUE.
mais à la droite ou à la gauche du Chrisl », comme le dit, en
etl'et, expressément le texte de l'Évangile.
Le Christ, monté au ciel, a pris place pour jamais au-des-
sus de toute créature. Le Père l'a fait asseoir à sa droite; c'est-
à-dire qu'il a fait éclater aux yeux de tous ceux qui peuvent
le voir, à découvert dans le ciel, ou par la foi sur la terre, que
le Christ, Dieu et homme tout ensemble, possède, avec Lui,
la même divinité, la même béatitude, la même royauté souve-
raine, ayant droit aux mêmes honneurs, à la même adoration.
11 a comblé de ses dons l'humanité du Christ, comme n'en
recevra jamais aucune créature; et, même comme homme, Il
l'a constitué roi souverain et juge suprême de tout ce qui est
dans le monde créé. — Il ne nous reste plus qu'à considé-
rer en lui-même ce pouvoir suprême de juger que Dieu a con-
féré au Christ, même en tant qu'homme. Ce va être l'objet de
la question suivante, la dernière ayant trait directement au
Christ dans sa propre Personne.
QUESTION LIX
DE LA PLISSVNCE JUDICIAIRE DU CHRIST
Cette question comprend six articles :
1° Si la puissance judiciaire doit être attribuée au Christ?
2° Si elle lui convient selon qu'il est homme?
3° S'il l'a obtenue par voie de mérite?
4° Si sa puissance judiciaire est universelle par rapport à tous les
hommes?
5° Si, en plus du jugement qu'il fait dans le temps présent. Il doit
être attendu pour un jugement futur?
6° Si sa puissance judiciaire s'étend aussi aux anges?
u Pour ce qui est de l'exécution du jugement final, il en sera
traité plus convenablement quand nous considérerons ce qui a
trait à la fin du monde. (Le S. Docteur n'a pas eu le temps
de traiter cette partie qu'il nous annonçait ici; on y a suppléé
par le texte correspondant du Commentaire sur les Sentences,
cf. Supplément,, q. 88 et suiv.). Maintenant, il suffit de toucher
cela seul qui regarde la dignité du Christ ».
Nous voyons, par cette note de saint Thomas, le rapport
étroit qui unit les questions relatives au Christ dans sa Per-
sonne, surtout cette dernière question que nous abordons,
avec les questions qui doivent consommer toute notre étude
de la Doctrine sacrée, savoir les questions relatives à la res-
tauration finale, lors de la résurrection et du jugement der-
nier. Et la même note nous fait pressentir aussi l'harmonie de
la suite de notre étude, quand nous considérerons l'œuvre du
Christ dans le monde, depuis le jour de son Ascension et de
sa glorification à la droite du Père, jusqu'à son retour à la fin
des temps, œuvre de sanctification par les sacrements du sa-
lut qu'administrera son Église, organe de l'Esprit-Saint en-
686 SOMME THÉOLOGIQUE.
voyé par le Christ sur la terre, comme II lavait promis à ses
disciples. — Mais n'anticipons pas; et restons, pour le mo-
ment, dans l'étude de la question présente. L'ordre des arti-
cles qui la composent éclate de lui-même. Venons donc tout
de suite à l'article premier.
Article Premier.
Si la puissance judiciaire doit être spécialement attribuée
au Christ?
Trois objections veulent prouver que « la puissance judi-
ciaire ne doit pas être spécialement attribuée au Christ ». —
La première fait observer que « le jugement des sujets doit
appartenir au maître et seigneur; et, aussi bien, il est dit, aax
Romains, ch. xiv (v. 4) : Toi, qui es-la poar Juger le servileur
d'aalrai? Or, être le Seigneur des créatures est commun à
toute la Trinité. Donc ce n'est point spécialement au Clirist
que doit être attribuée la puissance judiciaire ». — La se-
conde objection en appelle à ce qu' « il est dit, dans le liv^re
de Daniel, ch. vu (v. 9) : V Ancien des Jours s'assil; et puis, il
est ajouté (v. 10) : Le Jugement s'élablil et les livres furent ou-
verts. Or, l'Ancien des jours désigne le Père; parce que,
comme ledit saint Hilaire {de la Trinité, liv. Il, n. i), dans le
Père est Céternilé. Donc la puissance judiciaire doit être attri-
buée au Père plutôt qu'au Christ )>. — La troisième objection
déclare que « juger semble appartenir à celui-là même à qui
il appartient de convaincre. Or, convaincre appartient à l'Es-
prit-Saint. Le Seigneur dit, en eflet, en saint Jean, ch. xvi
(v. 8) : Quand II sera venu, Lai, savoir l'Esprit-Saint, // con-
vaincra le monde au sujet du péché, de la Justice et du Juge-
ment. Donc la puissance judiciaire doit être attribuée à l'Es-
prit-Saint plutôt qu'au Christ ».
L'argument sed contra cite le texte formel où « il est dit,
dans les Actes, ch. x (v. [^-i) : Cest Lui qui a été constitué
par Dieu, Juge des vivants et des morts ».
QUESTION LIX. — DE LA PUISSANCE JUDICIAIUE DU CHUISÏ. 687
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « pour faire
le jugement, trois choses sont requises. Premièrement, la puis-
sance de contraindre les sujets; et de là vient qu'il est dit, dans
Y Ecclésiastique, ch. vu (v. 6) : ISe cherche point à être fuit Juge,
à moins que tu n'aies le pouvoir et la force de briser les injustices.
Secondement, est requis le zèle de la droiture, c'est-à-dire que
celui qui doit juger ne profère point le jugement par haine ou
jalousie, mais par l'amour de la justice; selon cette parole du
livre des Proverbes, ch. m (v. 12) : Celui que le Seigneur aime,
Il le corrige; et II se complaît en lui comme en un fils. Troisième-
ment, est requise la sagesse, selon laquelle est formé le juge-
ment; aussi bien il est dit, dans V Ecclésiastique, ch. x (v, i) :
Le juge sage jugera le peuple. Les deux premières conditions
sont prérequises ou exigées antérieurement au jugement; mais,
proprement, la troisième est selon laquelle se prend la forme
du jugement; parce que la raison du jugement est la loi de la
sagesse ou de la vérité, selon laquelle on juge. Et parce que le
Fils est la Sagesse engendrée (S. Augustin : de la Trinité,
livre VII, ch. 11), et la Vérité qui procède du Père et qui le
représente d'une manière parfaite, à cause de cela, proprement,
la puissance judiciaire est attribuée au Fils de Dieu. Aussi bien
saint Augustin dit, au livre de la Vraie Religion (ch. xxxi) :
C'est là cette incommutable Vérité, qui est appelée justement la loi
de tous les arts et l'art de l'Ouvrier tout-puissant. De même que
nous, et toutes les âmes raisonnables , nous jugeons avec droiture,
selon la vérité, de toutes les choses inférieures, ainsi celte Vérité
elle-même, seule, juge de nous, quand nous lui sommes unis. Mais,
d'elle, personne ne juge, pas même le Père, car elle n'est pas
moins que Lui. Il suit de là que tout ce que le Père juge. Il le juge
pcw elle. Et ensuite, il conclut : Le Père donc ne juge personne ;
mais II a donné tout jugement au Fils » .
L'ad primum répond que <■. la raison donnée par l'objection
prouve que la puissance judiciaire est commune à toute la Tri-
nité; ce qui est vrai aussi. Mais, cependant, par une certaine
appropriation, la puissance judiciaire est attribuée au Fils,
ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).
L'ad secundum fait observer que « comme le dit saint Augus-
G88 SOMME théologique.
tin, au livre VI de la Trinité (cli. x), l'éternité est attribuée au
Père par considération pour la raison de Principe », qui appar-
tient spécialement au Père; « et cette raison est impliquée aussi
dans la raison d'éternité. Là même, aussi, saint Augustin dit
que le Fils est l'a// du Père. Ainsi donc l'autorité de juger est
attribuée au Père, en tant qu'il est Principe du Fils; mais la
raison elle-même de jugement est attribuée au Fils, qui est
l'Art et la Sagesse du Père; de telle sorte que comme le Père a
fait toutes choses par son Fils en tant qu'il est son art, de même
aussi II juge toutes choses par son Fils en tant qu'il est sa
Sagesse et sa Vérité. Et cela est signifié dans le livre de Daniel »,
que citait l'objection, « où il est dit d'abord que V Ancien des jours
s'assied; et puis il est ajouté (v. i3, i[\) que le Fils de V homme
parvint jusqu'à l'Ancien des jours et II lui donna la puissance, et
Vhonnenr, et la royauté ; par où il est donnée entendre que l'auto-
rité de juger est chez le Père, de qui le Fils reçoit la puissance
de juger ».
h'ad terlium explique le texte de saint Jean que citait l'ob-
jection, en disant que « comme le note saint Augustin, sur scdnt
Jean {[r. XC\ , n. i), le Christ dit que l'Esprit-Saint coAiyamcra
le monde au sujet du péché, comme s'il disait : Lui répandra dans
vos cœurs la charité. De la sorte, en ejjet, ayant chassé la crainte,
vous aurez la liberté de convaincre. Ainsi donc le jugement est
attribué à l'Esprit-Saint, non quant à la raison du jugement,
mais quant à la disposition affective relativement au jugement,
que les hommes possèdent ».
C'est à un litre lout spécial et par mode d'appropriation, en
raison des rapports harmonieux du jugement, œuvre de vérité
et de sagesse, et du Fils, la Sagesse et la Vérité du Père, que le
jugement est attribué au Fils parmi les trois Personnes de l'au-
guste Trinité. Et parce que le Fils n'est pas autre que le Christ,
c'est donc au Christ qu'est attribuée tout spécialement la puis-
sance déjuger quant à son exercice dans l'acte même du juge-
ment. — Mais est-ce au ChristcommeDieu, ou au Christ comme
homme, qu'est attribuée cette puissance judiciaire? Le rôle de
juge appartient-il au Christ en tant qu'il est homme? C'est ce
QUEStlON LIX. — DE LA PUISSANCE JUbiCIAIRE DU CHftIST. C89
qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'ar-
ticle qui suit.
Article 11.
Si la puissance judiciaire convient au Christ
selon qu'il est homme?
Trois objections veulent prouver que « la puissance judi-
ciaire ne convient pas au Glirist selon qu'il est boinnie », —
La première se réfère à ce texte de « saint Augustin », que nous
connaissons déjà et oui il est « dit, au livre de la Vraie Religion
(ch. xxxi), que le jugement est attribué au Fils en tant qu'il
est la loi même de la première Vérité. Or, ceci appartient au
Christ selon qu'il est Dieu. Donc la puissancejudiciaire ne con-
vient pas au Christ selon qu'il est homme, mais selon qu'il est
Dieu ». — La seconde objection déclare qu' « il appartient à la
puissance judiciaire de récompenser ceux qui agissent bien,
comme aussi de punir les méchants. Or, la récompense des
bonnes œuvres est la béatitude éternelle, qui n'est donnée
que par Dieu. Saint Augustin dit, en effet, sur saint Jean
(tr. XXIII, n. 5), que c'est par la participation de Dieu que
Came est faite bienheureuse, non par la participation de Câtne
sainte. Donc il semble que la puissance judiciaire ne con-
vient pas au Christ selon qu'il est homme, mais selon qu'il est
Dieu ». — La troisième objection fait observer qu' « il appar-
tient à la puissance judiciaire du Christ de juger les secrets des
cœurs; selon cette parole de la première Épîtreaux Corinthiens,
ch. IV (v. 5) : Ne jugez point avant le temps, jusqu'à ce que vienne
le Seigneur, qui illuminera ce qui est caché dans les ténèbres et qui
manijestera les conseils des cœurs. Or, ceci appartient à la seule
vertu divine; selon celte parole marquée en Jérémie, ch. xvii,
(v. g. lo) : Le cœur de l'homme est dépravé et insondable : qui le con-
naîtra ? Moi, le Seigneur, qui scrute les cœurs et sonde les reins, qui
donne à chacun selon sa voie. Donc la puissance judiciaire con-
vient au Christ selon qu'il est Dieu, et non pas selon qu'il est
homme ».
XVI. — La Rédemption. 4i
690 SOMME THÉOLOGIQUÉ.
L'argument sed contra en appelle à ce qu' « il est dit, en saint
Jean, ch. v (v. 27) : Illui a donné le pouvoir défaire le Jugement,
parce qu'il est Fils de V homme » .
Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « saint
Jean Ghrysostome, sur saint Jean (hom. XXXIX), semble pen-
ser que la puissance judiciaire ne convient pas au Christ selon
qu'il est homme, mais uniquement selon qu'il est Dieu. Et
aussi bien il explique ainsi le texte de saint Jean cité » dans
l'argument sed contra : « Il lui a donné la puissance de faire le
jugement, parce qu'il est Fils de lliomme; cela ne doit point vous
étonner. Ce n'est pas, en effet, parce qu'il est homme, qu'il a reçu
le jugement; s'il est juge, c'est parce qu'il est le Fils du DieuineJ-
fable. Et parce que les choses qui étaient dites étaient plus grcmdes
que ce qui est de l'homme; à cause de cela, écartant cette opinion.
Il leur dit : Ne vous étonnez point , parce qu' Il est Fils de l' homme ;
car II est aussi le Fils de Dieu. Ce qu'il prouve par l'effet de la
Résurrection; aussi bien 11 ajoute : El l'heure vient oà tous ceux
qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de Dieu. —
Toutefois, répond saint Thomas, il faut savoir que si l'auto-
rité première de juger demeure en Dieu, aux hommes cepen-
dant est confiée par Dieu la puissance judiciaire par rapport
à ceux qui sont soumis à leur juridiction. De là vient qu'il est
dit, dans le Deutéronome, ch. i (v. 16) : Jugez ce qui est juste ]
et, après, il est ajouté : pcwce que c'est le jugement de Dieu. Or,
il a été dit plus haut (q. 8, art. i, 4; q. 20, art. i, ad S'"") que
le Christ, même dans sa nature humaine, est la tête ou le chef
de toute l'Eglise, et que Dieu a placé toutes choses sous ses
pieds (ps. VIII, v. 8; épître aux Hébreux, ch. 11, v. 8). Il suit de
là qu'il lui appartient aussi, même selon la nature humaine,
d'avoir la puissance judiciaire. A cause de cela, il semble que
l'autorité » ou le texte « de l'Évangile, dont il s'agit » (cité
dans l'argument sed contra et que saint Jean Chrysostome ex-
pliquait comme nous venons de voir) « doit s'entendre ainsi :
// lui a donné la puissance de faire le jugement, parce qu'il est Fils
de l'homme, non en raison de la condition de la nature hu-
maine, car il s'ensuivrait que tous les hommes auraient cette
même puissance, comme l'objecte saint Jean Chrysostome, à
QtEStlON LIX. ^^ DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. G9I
l'endroit précité; mais cela appartient à la grâce capitale, que
le Christ a reçue dans la nature humaine. — Et la puissance
judiciaire convient au Christ, de cette sorte, selon la nature
humaine, pour trois raisons. — Premièrement, en raison de sa
convenance et de son affinité par rapport aux hommes. De
même, en effet, que Dieu accomplit ses œuvres par les causes
intermédiaires, comme étant plus rapprochées des effets à pro-
duire ; ainsi, Il juge par l'homme Christ les hommes, afin que
le jugement soit plus suave pour eux. Aussi hien l'Apôlre dit,
aux Hébreux, ch. iv (v. i5, iG) : IVous n'avons pas un Pontife
qui ne puisse point compatir à nos infirmités, tenté comme nous en
toutes choses, sauf le péché. Allons donc avec confiance au Irdne
de sa grâce. — Secondernent, parce que dans le jugement der-
nier, comme le dit saint Augustin, sur saint Jean (tr. XIX,
n. i5), aura lieu la résurrection des corps morts, que Dieu res-
suscite par le Fils de l'Homme, comme, par le même Christ, Il
ressuscite les âmes; en tant qu'il est Fils de Dieu. — Troisiè-
mement, parce que, au témoignage du même saint Augustin,
dans le livre des Paroles du Seigneur (ch. vu), il était juste que
ceux qui doivent être jugés voient le Juge. Or, doivent être jugés
et les bons et les méchants. Il demeurait donc que dans le ju-
gement, la forme de l'esclave » qu'il a prise dans son Incar-
nation rédemptrice, « fût montrée aux bons et aux méchants,
<( et que la forme de Dieu fût réservée aux seuls bons ».
Vad primum a, pour expliquer la difficulté tirée du texte de
saint Augustin, un mot que nous n'avions encore nulle part
rencontré dans l'œuvre de saint Thomas. Il n'en est peut-être
pas de plus beau dans la langue humaine, ayant trait aux
choses de la justice parmi les hommes. « Nous disons, explique
saint Thomas, que le jugement appartient à la vérité, comme
à la règle du jugement; mais il appartient à l'homme qui est
imbu de la vérité, selon qu'il est en quelque sorte une même
chose avec la vérité, comme étant une certaine loi et une cer-
taine justice vivante : judicium pertinet ad veritatemsicut ad regu-
lam judicii ; sed ad hominam qui est veritate imbutus pertinet secun-
dum quod est unum quodammodo cum ipsa veritate, quasi quœdam lex
et quœdam justitia animata ». Ainsi donc tout homme revêtu de
692 SOMME THÉOLOGIQUE.
l'autorité parmi les hommes, s'il est ce qu'il doit être quand il
agit dans l'ordre ou dans la sphère de son autorité, est comme
l'incarnation de la vérité et de la justice : le jugement ou l'acte
d'autorité lui appartient selon qu'il est imbu de la vérité — ve-
r'itale imbulus ; et le mot s'applique au domaine de l'enseigne-
ment comme au domaine du gouvernement et de l'adminis-
tration et de la justice : nul ne peut agir avec quelque droit
parmi les hommes, que s'il est imbu de la vérité et dans la
mesure même 011 il en est imbu. Quelle parole! Et quelles con-
séquences n'aurait-elle pas, à l'effet de tout pacifier et de tout
harmoniser dans le monde humain, si toutes choses y étaient
ordonnées à sa lumière. Saint Thomas, après avoir projeté une
telle clarté sur le texte de saint Augustin cité dans l'objection,
en appelle à (( saint Augustin » lui-même, qui «introduit, dans
ce même passage, ce qui est dit dans la première Epître aux
Corinthiens, ch. 11 (v. i5), que l'homme spirituel juge toutes cho-
ses.Or », poursuit saint Thomas, toujours dans la magnifique
langue de cet adprimum, « l'âme du Christ a été, plus que toutes
les autres créatures, unie à la vérité et remplie de la vérité: se-
lon cette parole du prologue de saint Jean, ch. i (v. i^) : ISous
l'avons vu plein de grâce et de vérité. Il s'ensuit qu'à ce litre,
c'est à l'âme du Christ qu'il appartient le plus de juger toutes
choses ».
Vad secundum accorde qu' « il appartient à Dieu seul de ren-
dre les âmes bienheureuses par la participation de Lui-même,
Mais conduire les âmes à la béatitude en tant qu'il est la tête
et l'auteur de leur salut, appartient au Christ; selon cette pa-
role de l'Épître aux Hébreux, ch. 11 (v. 10) : // convenait que
Celui qui avait amené de nombreux fds à la gloire élevât, par la
Passion, au plus haut degré de perfection l'Auteur de leur salut ».
Vad tertiuni dit que « connaître les secrets des cœurs et les
juger par soi appartient à Dieu seul; mais en raison du rejail-
lissement de la divinité sur l'âme du Christ, il lui convient
aussi de connaître et de jyger les secrets des cœurs, comme il
a été dit plus haut (q. 10, art. 2), quand il s'agissait de la science
du Christ. Et c'est pourquoi il est ûil, aux Romains , ch. 11 {\ . iG) : «
Au jour où Dieu Jugera les secrets des hommes par Jésus-Christ ».
QUESTION LIX. — DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 698
C'est bien véritablement au Christ en tant qu'homme que
convient la puissance judiciaire. Si la première source de cette
puissance est en Dieu; pour des raisons d'une exquise suavité
et d'une harmonie parfaite, depuis la glorification du Christ,
c'est par Lui comme homme que Dieu exerce désormais sa
puissance déjuger. — Mais à quel titre le Christ exerce-t-Il ce
pouvoir? est-ce par mode de droit connaturel, en raison de sa
dignité de Fils unique de Dieu; ou, est-ce aussi parce que ce
pouvoir lui serait dû en raison de ses mérites. Saint Thomas va
nous répondre à l'article qui suit.
Article III.
Si le Christ a reçu la puissance judiciaire
en raison de ses mérites?
Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point
reçu la puissance judiciaire en raison de ses mérites ». — La
première dit que « la puissance judiciaire est une suite de la
dignité royale; selon cette parole du livre des Proverbes, ch. xx
(v. 8) : Le roi, assis sur son trône de Juge, dissipe tout mal par
son seul regard. Or, le Christ a obtenu la dignité royale, en de-
hors de tout mérite : elle lui convient, en effet, par cela seul
qu'il est le Fils unique de Dieu ; car il est dit, en saint Luc, ch. i
(v. 32) : Le Seigneur Dieu lai donnera le trône de David, son père,
et II régnera dans la maison de Jacob, à tout jamais. Donc le
Christ n'a pas obtenu la puissance judiciaire en raison de ses
mérites ». — La seconde objection fait observer que « comme
il a été dit (art. précéd.), la puissance judiciaire convient au
Christ en tant qu'il est notre tête. Or, la grâce capitale ne con-
vient pas au Christ en raison de ses mérites; mais elle suit
l'union personnelle de la nature divine et de la nature humaine,
selon cette parole (S. Jean, ch. i, v. i/j, i6) : Nous avons vu sa
gloire, comme celle du Fils unique venu du Père, plein de grâce et
de vérité; et de sa plénitude nous avons tous reçu; ce qui appar-
tient à la raison de tête » ou de chef. « Donc il semble que le
694 SOMME THÉOLOGIQUE.
Christ n'a pas eu la puissance judiciaire en raison de ses mé-
rites ». — La troisième objection en appelle au texte de « l'Apô-
tre », où il est « dit, dans la première épître aax Corinthiens,
ch. II (v. i5) : L'homme spirituel Juge toutes choses. Or, l'homme
est fait spirituel par la grâce : laquelle n'est point due aux mé-
rites, sans quoi elle ne serait déjà plus la grâce, comme il est dit
aux Romains, ch. xi (v. 6). Donc il semble que la puissance
judiciaire ne convient pas au Christ ni aux autres, en raison
des mérites, mais seulement par grâce ».
L'argument sed contra apporte le texte où « il est dit, dans le
livre de Job, ch. xxxvi (v. 17) : Ta cause a été jugée comme
celle d'un impie : tu recevras le Jugement de toute cause. Et saint
Augustin dit, au livre des Paroles du Seigneur (ch. vu) : Il sié-
gera comme juge, Celui qui a comparu devant un Juge : Il con-
damnera les vrais coupables, Celui gui a été faussement déclaré
coupable ».
Au corps de l'article, saint J'homas formule un principe,
qui va permettre de résoudre en pleine lumière la question
proposée. « Rien n'empêche, dit-il, qu'une seule et même
chose soit due à quelqu'un en raison de causes diverses. C'est
ainsi que la gloire du corps ressuscité fut due au Christ non
pas seulement eu égard à la divinité et à cause de la gloire
de l'âme, mais aussi par le mérite de r humiliation de la Passion
(S. Augustin, sur S. Jean, Ir. CIY). Et, pareillement, il
faut dire que la puissance judiciaire convient à l'homme
Christ et en raison de la Personne divine et en raison de la
dignité de chef ou de tête » du genre humain restauré « et en
raison de la plénitude de la grâce habituelle; et toutefois
aussi II l'a obtenue par voie de mérite; ce qui veut dire que
selon la justice de Dieu, Celui-là devait être juge, qui avait
combattu et vaincu pour la justice de Dieu et avait été jugé
injustement. Aussi bien II dit Lui-même, dans l'Apocalypse,
ch. m (v. 21) : J'ai vaincu; et Je suis assis sur le trône de mon
Père. Or, dans le mot trône, on entend la puissance judi-
ciaire; selon cette parole du psaume (ix, v. 5) : Il est assis sur
le trône, et II rend la Justice ».
Vad primum répond que « la raison donnée par l'objection
QUESTION LIX. — DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 696
porte sur la puissance judiciaire selon qu'elle est due au Christ
en vertu de l'union elle-même au Verbe de Dieu ».
Vad secundum fait observer que « l'objection procède du
côté de la grâce capitale », dont nous avons dit qu'elle est
aussi une des raisons de la puissance judiciaire dans le
Christ.
Vad tertlam accorde « l'objection » pour aulant qu'elle
« procède du côté de la grâce habituelle qui perfectionne
l'âme du Christ. — Mais », ajoute saint Thomas, reprodui-
sant l'observation même présentée au corps de l'article,
« pîirce que de ces divers modes » ou en raison de ces diver-
ses causes et à ces divers titres « la puissance judiciaire est due
au Christ, cela n'exclut pas qu'elle lui soit due en raison du
mérite » et à titre de juste rétribution.
Parmi les divers titres qui motivent et justifient l'attribution
faite au Christ, assis à la droite du Père, de la puissance de
juger, il faut comprendre très spécialement le titre de la juste
rétribution en raison des actes méritoires accomplis par Lui à
la gloire de son Père, alors qu'au cours de sa Passion II avait
accepté d'être vilipendé Lui-môme pour venger l'honneur de
Dieu et de passer pour coupable, malgré son innocence, en
présence de juges criminels. — Cette puissance judiciaire qui
convient au Christ, même et très spécialement selon qu'il est
homme, à titre de juste récompense pour le mérite des humi-
liations de sa Passion, à qui ou à quoi s'étend-elle? S'étend-
elle aux hommes; et aussi aux anges (art. 6). Pour les hom-
mes, s'étend-elle à tout, dans l'oidre des choses humaines; et
comment s'exerce-t-elle à leur sujet? doit-elle se limiter au ju-
gement de la vie présente; ou bien, après cette vie, y aura-t-il
un autre jugement, un jugement général qui portera à nou-
veau sur toutes choses. Tels sont les divers points qu'il nous
faut maintenant examiner, et qui, nous pouvons le pressentir,
vont être du plus haut intérêt. — D'abord, le premier point :
si la puissance judiciaire du Christ s'étend à tout dans l'ordre
des choses humaines. C'est l'objet de l'article qui suit.
696 SOMME THÉOLOGIQUE.
Article IV.
Si au Christ appartient la puissance judiciaire à l'endroit
de toutes les choses humaines?
Tiois objections veulent prouver qu' « au Christ n'appar-
tient pas la puissance judiciaire à l'endroit de toutes les cho-
ses humaines 0. — La première arguë de ce que « nous lisons,
en saint Luc, ch. xn (v. i3, l^), qu'un homme, dans la foule,
ayant demandé », s'adressant à Jésus : « Diles à mon frère de
partager avec moi l'héritage, Jésus répondit : Homme, qui m'a
constitué juge ou distributeur parmi vous? Donc 11 n'a pas reçu
le jugement sur toutes les choses humaines ». — La seconde
objection en appelle à ce que « nul n'a le jugement si ce n'est
sur les choses qui lui sont soumises. Or, nous ne voyons pas en-
core que toutes choses soient soumises au Christ, comme il est
dit, aux Hébreux, ch. 11 (v. S). Donc il semble que le Christ
n'a point le jugement sur toutes les choses humaines ». — La
troisième objection apporte un texte de « saint Augustin, dans
le livre XX de la Cité de Dieu (ch. 11) », oiî il est « dit qu'il
appartient au jugement divin que parfois les bons sont affligés
dans ce monde et que parfois ils prospèrent; cl pareillement
aussi les méchants. Or, il en fut ainsi même avant l'Incarna-
tion du Christ. Donc il n'est pas vrai que tous les jugements
de Dieu à l'endroit des choses humaines appartiennent à la
puissance judiciaire du Christ ».
L'argument sed contra oppose simplement qu' « il est dit,
en saint Jean, ch. v (v. 22) : Le Père a donné tout Jugement au
Fils ».
Au corps de l'article, saint Thomas déclare que (( si nous
parlons du Christ selon la nature divine, il est manifeste que
tout jugement du Père appartient au Fils : de même, en efl'et,
que le Père fait toutes choses par son Verbe, de même aussi
Il juge toutes choses par son Verbe. Mais si nous parlons du
Christ selon la nature humaine, même alors il est manifeste
QUESTION LIX. — DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 697
que toutes les choses humaines sont soumises à son jugement.
La chose est manifeste, d'abord, si nous considérons le rap-
port de l'âme du Christ au Verbe de Dieu. Si, en effet, Chomme
spirituel juge toutes choses, comme il est dit dans la première
Épïire aux Corinthiens, ch. ii (v. i5), pour autant que son es-
prit adhère au Verbe de Dieu, combien plus l'àme du Christ,
qui est pleine de la vérité du Verbe de Dieu, aura le juge-
ment sur toutes choses. Secondement, la même chose apparaît
en raison du méiile de sa mort. Car, ainsi qu'il est dit, aux
Romains, ch. xiv (v. 9), c'est pour cela que le Christ est mort et
ressuscité, pour dominer les vivants et les morts. Et, à cause de
cela, il a le jugement sur tous. Aussi bien l'Apôtre ajoute, au
même endroit (v. 10), que tous nous comparaîtrons devant le
tribunal du Christ. Et, dans le livre de Daniel, ch. vu (v. i^),
il est dit que Dieu lui a donné la puissance et l'honneur et la
royauté, et tous les peuples, toutes les tribus, toutes les langues le
serviront. Troisièmement, la même chose apparaît si l'on com-
pare les choses humaines à la fin du salut de l'homme. A ce-
lui, en effet, à qui l'on commet le principal, on commet aussi
l'accessoire. Or, toutes les choses humaines sont ordonnées à
la fin de la béatitude, qui est le salut éternel, à laquelle les
hommes sont admis ou dont ils sont repoussés par le juge-
ment du Christ, comme on le voit en saint Matthieu, ch. xxv
(v. 3i et suiv.). Par conséquent, il est bien manifeste que tou-
tes les choses humaines appartiennent à la puissance judi-
ciaire du Christ ». — On aura remarqué la formule de saint
Thomas dans celte troisième raison, que toutes les choses hu-
maines sont ordonnées à la fin de la béatitude. Nous ne saurions
trop la souligner au passage. Qu'il s'agisse de l'individu hu-
main, qu'il s'agisse de la famille, de la cité, des nations et de
tout le roulement des choses humaines depuis l'origine jus-
qu'à la fin des temps, tout y est commandé par cette fin de la
béatitude que les uns — les prédestinés — doivent posséder
éternellement, et que la vie présente a pour objet de leur faire
conquérir; tandis que les autres — les non prédestinés — la
perdront par leur faute. Et c'est le Christ qui prononcera la
sentence d'admission pour les uns, de rejet pour les autres,
698 SOMME THÉOLOGIQUE.
Gomme il importe de se mettre bien avec Lui et de gagner sa
faveur, sur cette terre, disposant à cet effet tout et tout dans
l'ordonnance de notre vie présente!
Vad primum formule une explication lumineuse au sujet de
la difTiculté si délicate que présentait la première objection. Il
rappelle que « comme il a été dit plus haut (art. préc, arg. i),
la puissance judiciaire suit la dignité royale. Or, le Christ,
bien qu'il fût constitué roi par Dieu, ne voulut pourtant pas,
vivant sur la terre, administrer dans le temps le royaume »
ou exercer la royauté « terrestre; et aussi bien 11 dit Lui-même,
en saint Jean, ch. xviii (v. 36) : Mon royaume n'est pas de ce
monde. Pareillement aussi. Il ne voulut pas exercer la puis-
sance judiciaire sur les choses temporelles, alors qu'il était
venu transférer les hommes aux choses divines; comme le dit
saint Ambroise, au même endroit (ou plutôt sur saint Luc,
liv. VII) : C'est à bon droit quil décline les choses de la terre, Lui
qui était descendu pour les choses divines. Il ne daigne pas être le
Juge des litiges et l'arbitre des fortunes, ayant le jugement des
morts et étant l'arbitre des mérites n. — Nous voyons, par cette ré-
ponse, que le Christ aurait eu, s'il l'avait voulu, le droit le plus
absolu de tout régir et de tout juger sur la terre, même avant
d'être glorifié. Mais l'économie de son œuvre demandait qu'il
ne s'occupât point du gouvernement effectif des choses de ce
monde.
L'ad secunduni confirme cette doctrine. « Au Christ sont
soumises toutes choses, quanta la puissance qu'il a reçue du
Père sur toutes choses; selon celte parole marquée en saint
Matthieu, chapitre dernier (v. 18) : Toute puissance m'a été
donnée au ciel et sur la terre. Cependant toutes choses ne lui
sont pas encore soumises, quanta l'exécution de sa puissance.
Ceci aura lieu plus tard, dans le siècle à venir, quand il aura
accompli sa volonté sur tous, sauvant les uns et punissant les
autres ».
L'ad tertium repond qu' « avant l'Incarnation, ces sortes de
jugements étaient exercés par le Christ en tant qu'il est le Verbe
de Dieu; et de cette puissance a été rendue participante par
l'Incarnation l'âme qui lui est unie personnellement. »
QUESTION LIX. — DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 699
Il n'est absolument rien ayant trait à l'ordre des choses hu-
maines qui ne soit soumis à la puissance judiciaire du Christ,
puissance qu'il exerce depuis toujours en tant qu'il est le
Verbe de Dieu existant dans sa nature divine et qu'il exerce,
même comme homme, depuis son Incarnation, bien que
l'exercice de cette puissance ne doive se faire, dans sa dernière
perfection et plénitude, qu'à partir du jugement final qui clora
pour toujours, soit en bien, soit en mal, les destinées du genre
humain. — Nous venons de parler du jugement final qui doit
clore les destinées du genre humain et où se manifestera dans
son absolue plénitude et perfection la puissance judiciaiie du
Christ. Mais comment faut-il entendre ce jugement final et cet
exercice dernier de la puissance judiciaire du Christ 1* Sera-ce
un nouveau jugement distinct de tous les jugements particu-
liers qui servent à clore, eux aussi, les destinées de chaque in-
dividu humain; ou bien n'est-ce que l'accomplissement de ces
divers jugements s'achevant avec le cours même de l'histoire
des hommes. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer;
et tel est l'objet de l'article qui suit.
Article V.
Si après le jugement qui se fait dans le temps présent,
il reste encore un autre jugement général?
Trois objections veulent prouver qu' « apiès le jugement qui
se fait dans le temps présent il ne reste pas un autre jugement
général ». — La première dit qu' « après la dernière rétribu-
tion des récompenses et des peines, c'est en vain qu'on insti-
tuerait un jugement. Or, dans ce temps présent se fait la rétri-
bution des récompenses et des peines. Le Seigneur dit, en effet,
au larron, sur la Croix, en saint Luc, ch. xxiii (v. 43) : Aujour-
d'hui, tu seras avec moidans le Paradis. Et, en saint Luc, ch. xvi
(v. 22), il est dit que le riche mourut et Jut enseveli dans l'enfer.
Donc c'est en vain qu'on attend le jugement final ». — La se-
conde objection apporte un texte du livre de Nahum oij « se-
700 SOMME THEOLOGIQUE.
Ion une autre version » que celle de la Vulgate (savoir celle des
Septante), « il est dit, ch. i (v, 9) : Dieu ne juge pas deux Jois
une même chose. Or, dans ce temps présent, le jugement de
Dieu s'exerce et quant aux choses temporelles et quant aux
choses spirituelles. Donc il semble qu'il n'y a pas à attendre
un autre jugement final », — La troisième objection fait obser-
ver que « la récompense et la peine répondent au mérite et au
démérite. Or, le mérite et le démérite n'appartiennent pas au
corps si ce n'est en tant qu'il est l'instrument de l'âme. Donc ni la
récompense ni la peine ne sont dues au corps si ce n'est par
l'âme. Et, par suite, il n'est pas requis un autre jugement à la
fin, pour que l'homme soit récompensé ou puni dans le corps,
en dehors de ce par quoi les âmes sont maintenant punies ou
récompensées ».
L'argument sed contra cite le texte où « il est dit, en saint
Jean,ch. xii (v, liS) : La parole que Je vous ai dite, c'est elle qui
vous Jugera au dernier Jour. Il y aura donc un jugement, au
dernier jour, en plus du jugement qui se fait maintenant ».
Au corps de l'article, saint Thomas énonce, comme principe,
que (( le jugement d'une chose muable ne peut être donné
parfaitement avant la consommation » ou l'achèvement « de
cette chose. C'est ainsi que le jugement d'une action, disant
quelle elle est, ne peut être donné parfaitement avant qu'elle soit
consommée » ou achevée « et en soi et dans ses effets; car
beaucoup d'actions paraissent utiles, qui par leurs effets sont
démontrées nuisibles. Et, semblablement, au sujet d'un homme
il ne peut être donné de jugement parfait tant que sa vie n'est
point terminée; car il peut, de multiple manière, être changé du
bien au mal ou inversement, et du bien au mieux ou du mal au
pire. Aussi bien l'Apôtre dit, aux Hébreux, ch. ix (27), que,
pour les hommes, il a été statué qu'ils mourraient une fois, et,
après cela, le Jugement. — Toutefois, il faut savoir que, si par
la mort la vie temporelle de l'homme est terminée, elle demeure
cependant d'une certaine manière dépendante des choses à ve-
nir. — D'abord, selon que l'homme vit encore dans la mé-
moire des hommes, où, parfois, contrairement à la vérité, il
conserve une renomniée soit bonne soit mauvaise. — D'une
QUESTION LIX. — DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 7OI
autre manière, dans ses enfants, qui sont quelque chose du
père; selon cette parole de l'Ecclésiastique, ch. xxx (v. 4) : Son
père est mort, et c'est comme s'il n'était point mort : il laisse, en
ejjet, son semblable après soi; bien que cependant beaucoup
d'hommes bons aient de mauvais fils, et inversement. — Troi-
sièmement, quanta l'effet des œuvres accomplies par les hom-
mes. C'est ainsi que de la déception d'Arius et des autres
séducteurs pullule l'infidélité jusqu'à la fin du monde; et
jusqu'alors aussi progresse la foi due à la prédication des Apô-
tres. — Quatrièmement, quant au corps : lequel, parfois, est
enseveli avec honneur, parfois aussi abandonné sans sépulture,
et, enfin, réduit en cendre, il disparaît totalement. — Cinquiè-
mement, quant aux choses dans lesquelles l'homme avait placé
son affection, comme sont toutes les choses temporelles, dont
les unes passent vite, tandis que les autres durent plus long-
temps. — Or, toutes ces choses sont soumises à l'appréciation
du jugement divin. Il suit de là que sur toutes ces choses le
jugement parfait et manifeste ne peut pas être donné tant que
le cours de ce temps dure. Et voilà pourquoi il faut qu'il y ait
un jugement final au dernier jour, dans lequel, d'une manière
parfaite, ce qui appartient à un homme quelconque comment
que ce soit, sera définitivement jugé et manifesté ».
L'homme, élant ce qu'il est, un composé de corps et d'âme,
qui n'est point isolé dans le monde, mais qui fait partie soit
du monde matériel dans lequel plonge sa vie présente, soit du
monde humain où son action peut avoir des répercussions
multiples et diverses, ne peut être jugé définitivement, d'une
façon absolue, au seul terme de sa vie présente. Le jugement
parfait, définitif, rendant raison de tout et pour tous dans l'ordre
des responsabilités morales, soit en bien, soit en mal, ne pourra
être porté qu'au terme de l'histoire humaine. Saint Thomas
vient de nous démontrer cette vérité dans une page qui est bien
l'une des plus grandioses de sa Somme théologique. Elle est aussi
l'une des plus poignantes; car il est permis d'entrevoir, à sa
lumière, l'effroyable responsabilité encourue, dans le mal, par
ces hommes néfastes qui auront joué, sur celte terre, au cours
de leur vie, un rôle prépondérant, de façon à entraîner, pour
702 SOMME THÉOLOGIQUE,
des siècles, loin du vrai ou loin du bien, des familles, des ci-
tés, des nations entières. Par contre, est-il rien de plus conso-
lant que la pensée du bien fait parmi les hommes, et cela jus-
qu'à la fin des temps, par ces natures privilégiées, instruments
dociles entre les mains de Dieu, qui concourent, sous son ac-
tion, à répandre autour d'eux la vérité et la vertu. Quelle mois-
son de gloire, pour eux, au jour du jugement dernier !
Vad prinmni nous rappelle que « ce fut l'opinion de quel-
ques-uns, que les âmes des saints ne sont point récompensées
dans le ciel, ni celles des damnés punies dans l'enfer, jusqu'au
jour du jugement ». Cette opinion que saint Thomas signalait
comme ayant existé déjà, devait être reprise par le pape
Jean XXII, celui-là même qui a canonisé le saint Docteur. Mais
ce n'était point comme pape, c'était comme docteur privé que
Jean XXII semblait faire sienne celte opinion. Toutefois, et en
raison même de cela, son successeur le pape Benoît XII jugea
bon de fixer la doctrine catholique sur ce point si important;
et, dans sa Constitution Benedlclus Deus, du 29 janvier i336, il
définit cela même que va nous enseigner ici saint Thomas. Le
saint Docteur, en effet, après avoir signalé l'opinion. précitée,
ajoutait : « La fausseté de cette opinion apparaît par ce que
l'Apôtre dit dans la seconde épître aux Corinthiens , ch. v (v. 5
et suiv ) : Dans cette assurance, nous aimons mieux déloger de ce
corps et habiter auprès du Seigneur, ce qui est déjà ne point
marcher par la foi, mais par la vue, comme il ressort du con-
texte. Or, cela même est voir Dieu par son essence, en quoi
consiste la vie éternelle, ainsi qu'on le voit par ce qui est dit
en saint Jean, ch. xvii (v. 3). D'oii il suit manifestement que
les âmes » justes « séparées du corps sont dans la vie éternelle.
Et c'est pourquoi il faut dire », répondant à l'objection, « qu'a-
près la mort, pour ce qui est de l'âme, l'homme est placé dans
une certaine immutabilité d'état. Par conséquent, pour ce qui
est de la récompense de l'âme, le jugement n'a pas à être dif-
féré ultéiieurement. Mais, parce qu'il y a certaines autres cho-
ses se rapportant à l'homme, qui se déroulent dans le cours du
temps », ainsi qu'il a été montré au corps de l'article, « les-
quelles choses relèvent du jugement divin, il faut que toutes
QUESTION LIX. — DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 708
ces choses soient, de nouveau, à la fin des temps appelées en
jugement. Bien qu'en effet, selon ces choses-là l'homme ne mé-
rite pas ni ne démérite, cependant elles appartiennent à une
certaine récompense ou à une certaine peine par rapport à lui.
Et, à cause de cela, il faut que toutes ces choses soient soumises
à l'estimation dans un jugement dernier ».
Vad secLindam déclare que « Dieu ne jugera pas deux fois
la même chose, c'est-à-dire sous le même rapport; mais, à des
titres divers il n'y a pas d'inconvénient à ce que Dieu juge
deux fois ».
Vad tertiuni accorde que « la récompense ou la peine du
corps dépend de la récompense ou de la peine de l'âme. Tou-
tefois, parce que l'âme n'est pas muable, si ce n'est accidentel-
lement ou par occasion et en raison du corps, lorsqu'elle est
séparée du corps elle a tout de suite un état immuable et re-
çoit son jugement. Le corps, au contraire, demeure soumis au
changement ou à la mutabilité jusqu'à la fin des temps. Et
c'est pourquoi il faut qu'il reçoive alors, à la fin, sa récom-
pense ou sa peine, dans un jugement dernier ».
La puissance judiciaire du Christ s'étend à toutes les choses
humaines. Et cela même demande qu'outre les divers jugements
particuliers, exercés dès maintenant, notamment au terme de
la vie présente pour chaque individu, soit tenu en réserve, pour
l'universalité du genre humain, un jugement dernier qui sera
rendu par le Christ à la fin des générations. C'est alors, et alors
seulement, que pourra être dit, sur toutes choses, le dernier
mot de la justice. — Dans cet acte final, ou aussi au cours des
manifestations de son pouvoir judiciaire dans la suite de l'his-
toire, devons-nous entendre que les anges relèvent de la puis-
sance judiciaire du Christ; ou faut-il limiter l'action de cette
puissance au seul monde humain? C'est le dernier point qu'il
nous reste à examiner. Il va faire l'objet de l'article qui suit :
7o4 SOMME THÉÔLÔGIQUÈ.
Article VI.
Si la puissance judiciaire du Christ s'étend aux anges?
Trois objections veulent prouver que « la puissance judi-
ciaire du Christ ne s'étend pas aux anges ». — La première
fait observer que « les anges, tant bons que mauvais, ont été
jugés dès le commencement du monde, alors que quelques-uns
tombant par le péché, les autres furent confirmés dans la béa-
titude. Or, ceux qui ont été jugés n'ont pas besoin d'être jugés
de nouveau. Donc la puissance judiciaire du Christ ne s'étend
pas aux anges ». — La seconde objection dit qu' « il n'appar-
tient pas au même de juger et d'être jugé. Or, les anges vien-
dront avec le Christ pour juger; selon cette parole marquée en
saint Matthieu, ch. xxv (v. 3i) : Quand viendra le Fils de V homme
dans sa majesté, et tous ses anges avec Lui. Donc il semble que
les anges ne doivent pas être jugés par le Christ ». — La troi-
sième objection déclare que « les anges sont supérieurs aux
autres créatures. Si donc le Christ est juge non seulement des
hommes, mais aussi des anges, par la même raison 11 sera juge
de toutes les créatures. Chose qui paraît fausse ; car c'est là le
propre de la Providence divine; et de là vient qu'il est dit,
dans le livre de Job, ch. xxxiv (v. i3) : Quel autre a-t-Il établi
sur la terre? Ou qui a-t- Il placé sur le globe qu'il a formé? Donc
le Christ n'est point juge des a'nges ».
L'argument sed co/i/ra apporte le mot de « l'Apôtre », où il
est « dit, dans la première épîlre aux Corinthiens, ch. vi (v. 3) :
Ne save:-vous pas que nous Jugerons les anges? Or, les saints
ne jugeront que par l'autorité du Christ. Donc, à plus forte
raison, le Christ a puissance judiciaire sur les anges ».
Au corps de l'article, saint Thomas répond que « les anges
sont soumis à la puissance judiciaire du Chrisl, non pas seu-
lement quant à la nature divine, selon qu'il est le Verbe de
Dieu, mais aussi en raison de la nature humaine. — On le voit
à un triple chef de preuves. — D'abord, par la proximité de la
QUESTION LIX. DE L\ PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 7OO
nature prise à l'endroit de Dieu; car, ainsi qu'il est dit, aux Hé-
breux, ch. II (v. 16), ce ne sont point les anges qu'il a pris ja-
mais; c'est la postérité d' Abraham. Et c'est pourquoi l'âme du
Christ est plus remplie de la vérité du Verbe qu'aucun des an-
ges ne l'est. Aussi bien a-t-elle d'illuminer les anges, comme le
dit saint Denys, au chapitre vu de la Hiérarchie céleste. Et de
là vient qu'elle a de les juger. — Secondement, parce que, en
raison de l'humiliation de la Passion, la nature humaine, dans
le Christ, a mérité d'être exaltée par-dessus les anges : de telle
sorte que, comme il est dit dans l'Epître aux Philippiens, ch. ii
(v. 10), «a nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre,
et dans les enfers. Et voilà pourquoi le Christ a la puissance
judiciaire même sur les anges bons et mauvais. En signe de
quoi il est dit, dans l'Apocalypse, ch. vu (v. ii), que tous les
anges se tenaient autour de son trdne. — Troisièmement, en rai-
son de ce que les anges font pour ou contre les hommes, dont
le Christ est, à titre spécial, la tête ou le chef. Aussi bien il
est dit, dans l'Épître aux Hébreux, ch. i (v. i4) : Tous sont des
esprits de service, envoyés en ministère pour ceux qui reçoivent
l'héritage du salut ». Ainsi donc, pour les raisons qui viennent
d'être données, tous les anges soit bons soit mauvais sont sou-
mis au pouvoir judiciaire du Christ. — « Or, poursuit, saint
Thomas, ils sont soumis au jugement du Christ, d'abord quant
à la dispensation des choses qui sont faites par eux : laquelle
dispensation se fait » sans doute, et comme première cause,
par Dieu ou par la Providence divine, mais u aussi par l'homme
Christ, que les anges servaient, comme il est dit en saint Mat-
thieu, ch. IV (v. Il), et à qui les démons demandaient qu'il
les envoyât dans les porcs, ainsi qu'il est dit en saint Matthieu,
ch. VIII (v. 3(). — En second lieu, quant aux autres récom-
penses accidentelles », en dehors de la récompense essentielle
qu'est la vision de Dieu, « pour les bons anges : lesquelles ré-
compenses sont constituées par la joie qu'ils ont du salut des
hommes; selon celte parole marquée en saint Luc, ch. xv
(v. lo) : Il y a de la joie pour les anges de Dieu au sujet d'un seul
pécheur qui fait pénitence. Et, aussi, quant aux peines acciden-
telles des démons dont ils sont tourmentés soit ici soit dans l'en-
XVI. — La Rédemption. 45
706 SOMME THÉOLOGIQUE.
fer. Et ceci encore relève du Christ en tant qu'homme. Aussi
bien en saint Marc il est dit, ch. i (v. 2-^), que le démon clama :
Quy a-l-il enire nous el loi, Jésus de Nazareth ? Tu es venu nous
perdre! — ïroisicmement », les anges soit bons soit mauvais
sont soumis aussi au jugement du Christ, « quant à la récom-
pense essentielle des bons anges, qui est la béatitude éternelle,
et quant à la peine essentielle des mauvais anges, qui est la
damnation éternelle. Mais ceci a été fait par le Christ en tant
qu'il est le Verbe de Dieu, au commencement du monde »,
quand se produisit, immédiatement après leur création, la sé-
paration des anges bons et des anges mauvais, les uns étant
demeurés fidèles et les autres s'élant révoltés contÉ^e Dieu.
V ad primai n résout, par cette dernière remarque du corps de
l'article, la difficulté que faisait la première objection, u Cette
difficulté procède du jugement quant à la récompense essen-
tielle et à la peine principale ». Et nous accordons qu'en effet,
de ce chef ou à ce titre, la puissance judiciaire du Christ en tant
qu'homme ne s'étend pas aux anges. — On remarquera la por-
tée de ce point de doctrine, en ce qui touche au motif de l'In-
carnation. Si, comme le veut l'école scotiste, l'Incarnation avait
été résolue par Dieu, même en dehors de la considération du
péché des hommes à réparer, il eût fallu, semble-t-il, que même
les anges attendissent la glorification du Christ avant de rece-
voir la leur. Nous savons, par la foi, qu'il n'en a pas été ainsi.
Donc c'est bien premièrement en raison de l'homme et de
l'homme pécheur à racheter, que le Verbe de Dieu s'est revêtu
de notre chair et s'est fait homme.
Vad secundam répond que « comme le dit saint Augustin,
au livre de la Vraie Religion (ch. x\xi), bien que l'être spirituel
Juge toutes choses, cependant il est jugé lui-même par la Vé-
rité. Et c'est pourquoi, bien que les anges, par cela qu'ils sont
spirituels, jugent, ils sont jugés cependant par le Christ en
tant qu'il est la Vérité ». Ils sont jugés par Lui, même quant
à leur récompense essentielle ou à leur châtiment principal,
selon qu'il est, comme Dieu, la Vérité subsistante; et ils sont
jugés par Lui, quant aux récompenses ou aux châtiments d'or-
dre accidentel, dans le sens qui a été dit au corps de l'article,
QUESTION Lrx. -^ DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 707
même par le Christ en tant qu'homme, selon que l'âme du
Christ « est remplie de la Vérité plus qu'aucun d'eux — inagis
repleta verilate Verbi Del quani aliqais angelorum », pour gar-
der l'admirable formule de saint Thomas au corps de l'article.
Vad tertium dit que « le Christ a le jugement non seulement
sur les anges, mais aussi sur l'administration de toute créa-
ture. Si, en effet, comme le dit saint Augustin, au livre lll de
la Triniié (ch. iv), les choses inférieures sont régies selon un
certain ordre par Dieu au moyen des êtres supérieurs, il faut
dire que toutes choses sont régies par 1 ame du Christ qui est
au-dessus de toute créature — oporfet dicere quod oninia regantur
per animam Chrlsti quœ est super omnem creafaram. Aussi bien
l'Apôtre dit, aux Hébreux, ch. ii (v, 5) : Ce n'est pas, en ejjet,
aux anges que Dieu soumit lejutur globe terrestre, lequel, au con-
traire, comme l'explique la glose, a été soumis à Celui dont nous
parlons, savoir le Christ. — Il ne suit d'ailleurs point, de là »,
comme le voulait l'objection, « qu'un autre que Dieu soit
préposé au gouvernement du monde. Car c'est une seule et
même Personne qui est le Dieu et l'homme Seigneur Jésus-
Christ, dont ce que nous avons dit jusqu'ici, touchant le mys-
tère de son Incarnation, doit suffire pour le moment ».
Ces derniers mots de saint Thomas constituent le sceau mis
par le saint Docteur lui-même à son traité de l'Incarnation.
Nous nous reprocherions d'y rien ajouter. Ceux qui nous au-
ront suivi pas à pas dans la lecture que nous venons d'en faire,
auront pu apprécier à chaque instant la richesse scriptuiaire,
patristique, philosophique, des éléments qui la composent. Ils
en auront goûté aussi la beauté, l'harmonie, et l'exquise suavité
en même temps que la majesté toute divine. 11 ne pouvait
mieux se clore que sur cette question de la puissance judiciaire
du Christ, nous montrant le Dieu-Homme, Celui qui constitue
une seule et même Personne qui est le Seigneur Jésus-Christ,
ayant tout à ses pieds, et gouvernant désormais toutes choses,
au ciel, sur la terre et dans les enfers, non seulement comme
Dieu et par la vertu de sa nature infinie, mais aussi comme
Homme, par cette Humanité sainte qu'il a daigné s'unir hy-
7o8 SOMME THÉOLOGIQUE.
postatiquement : dans laquelle il a été conçu, par l'action de
l'Esprit-Saint, du très pur sang de la glorieuse Vierge Marie, sa
Mère; Il est né, conservant intacte la Virginité de sa Mère; Il a
vécu de notre vie pendant trente-trois ans sur notre terre, don-
nant aux hommes l'exemple de toutes les vertus, semant à pleines
mains les bienfaits de sa grâce et révélant aux âmes de bonne
volonté, par la prédication de son Évangile, le mystère du
Royaume des cieux ; Il a subi, par amour pour nous et pour
nous racheter, les ignominies de sa Passion, la mort sur la
Croix, la sépulture; Il est ressuscité, le troisième jour; quarante
jours après, Il est monté au Ciel, oii 11 est assis à la droite de
son Père, jusqu'au jour où II reviendra, sur les nuées du ciel,
entouré de ses anges, pour juger les vivants et les morts.
En attendant ce retour du Christ souverain Juge, et prépa-
rant une part, la part principale de ce qui sera la matière
même du grand jugement, se déroule le cours des générations
humaines, mettant à profit, ou, au contraire, rendant inutile
le fruit de la Rédemption désormais accomplie. Cette mise à
profit du fruit de la Rédemption du Christ est avant tout et par-
dessus tout l'œuvre de l'Esprit-Saint, envoyé par le Christ Lui-
même, au jour de la Pentecôte, dix jours après son Ascension
glorieuse, comme II l'avait promis à ses disciples. Depuis ce
jour, et par l'action de l'Esprit-Saint ainsi envoyé, la face du
monde a été changée. L'ancienne idolâtrie qui régnait partout,
même dans les nations les plus polies et les plus civilisées, à la
seule exception du petit peuple juif, a fait place au culte du
vrai Dieu. Une société, celle-là même dont le Christ avait jeté
les fondements et dressé le cadre essentiel tandis qu'il vivait
sur la terre, s'est répandue dans tout l'univers. A sa tête, on
voit toujours le successeur de l'Apôtie Simon-Pierre qui en
avait été constitué le chef par le Christ Lui-même, Sous sa
dépendance et en communion avec lui, les évêques, succes-
seurs des autres Apùtres, partagent la sollicitude du Pasteur
suprême et se divisent, en portions distinctes, pour les gou-
verner spirituellement, toutes les nations. Aucune autre société
n'existe comparable à celle-là. Elle est unique, manifestée par
QUESTION LIX. — DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHIUST. 709
sa seule existence, sans possibilité aucune de confusion. Seule,
elle a un chef, dont le gouvernement ou le pouvoir, purement
spirituel, s'étend à tout l'univers. Seule, elle revendique le
droit d'enseigner toutes les nations, leur annonçant toutes les
choses que le Christ lui a confiées, en vue de leur salut éter-
nel, et elle les baptise, avec autorité, au nom du Père et du Fils
et du Sainl-Ksprit, selon l'ordre formel qu'elle en a reçu du
Christ, la veille même de son Ascension. Tous ceux qui croi-
ront, acceptant son enseignement, et qui auront été baptisés,
seront sauvés. Tous ceux qui ne croiront pas seront condam-
nes. La sentence a été portée par le Christ Lui-même, au mo-
ment où II investissait de ses pleins pouvoirs le corps des pas-
teurs de son Église groupés autour de Lui dans la personne de
ses Apôtres, sur la montagne de la Galilée, et où II promulguait,
pour tous, la loi d'accepter leur enseignement et de se soumet-
tre à leur ministère (cf. S. Vlatthieu, ch. xxviii, v. 16-20;
S. Marc, ch. xvi, v. i5-i8).
\\y 1)1 TOMt; \vi
TABLE DES MATIERES
l'aies.
AVANT-PHOPOS VU
QUESTIO \\\ II. — \)K la SANCTtFlCATION HE I.A BIENHEUHEUSIC \ I KUr.K M AHIE
Mèhe de Diel .
(Six articles.)
I" Si la bienheureuse \ ierge a été sanctifiée avant sa naissance dès le ^
sein de sa mère? .H
a" Si la bienheureuse \ ierge a été sanctifiée avant l'animafiju;* lo
3" Si la bienheureuse \ ierge a été purifiée du foyer de péché? a5
4" Si par la sanctification dans le sein de sa mère la bienheureuse
Vierge a élé préservée de tout péché actuel .3 ^2
b" Si la bienheureuse Merge, par la sanctification dans le sein de sa
mère, a obtenu la plénitude ou la perfection de la grâce.* 37
6° Si d'avoir été sanctifiée dans le sein de sa mère, après le Christ a
été chose propre à la bicnhcureure Vierge? !n
QUESTION WVIII. — De la virgl-stpé de la Mère de Dieu.
(Ouairc arliciesl
i" Si la Mère de Dieu a été vierge en concevant le (^lirist ? '17
•2" Si la Mère du Christ a été vierge dans l'enfantement? .Vj
3" Si la Mère du Christ demeura vierge après l'enfantement? ô8
'1" Si la Mère de Dieu avait voué la virginité? 6/|
QUESTION \\l\. — Des épousailles de la Mèue de Diel.
(Deux arlitles.)
1" Si le (Christ devait naître d'une. vierge épousée? 117
2" Si entre Marie et Joseph a existé un véritable mariage? 73
QUESTION \\\. — De l'Annonciatio.n de la bie.nheuhelse \ii;uc;e.
lOuatre articles. )
1" S'il était nécessalreque fùl annoncée la bienheureuse N ierge ce qui
devait se faire en elle? 77
■2^' Si à la bienheureuse \ ierge l'Annonciation devait èlrc faite par un
ange ? 80
712 TABLE DBS MATIERES.
3" Si l'ange de l'Annonciation devait apparaître à la Vierge en vision
corporelle ? 83
4° Si l'Annonciation s'est déroulée dans l'ordre qu'il fallait? 88
(^)UESÏION \\\r. — Ulî LA MATIÈRE UO.NT LE CORPS DU SaUVEUH
A ÉTÉ CONÇU.
(Huit articles.)
r Si la chair du Christ a été prise d'.\.dam? 93
3" Si le (Jhrist a pris sa chair de la race de David ? (j5
3" Si la généalogie du Christ est convenablement établie par les
Évangélistes.^ ((()
l\" Si la matière du corps du Christ devait être prise d'une femme:'.. 107
5° Si la chair du Christ a été conçue du très pur sang de laVierge.^. . m
0' Si le corps du Christ a été selon quelque chose de déterminé en
Adam et dans les autres Pères? 1 15
7" Si la chair du Christ, dans les anciens Pères, aura été infectée du
péché? j 18
8" Si le Christ a payé la dime en la personne d'Abraham? 132
QUESTION XXXII. — Du principe actif uans la conckpiion uu Christ.
(Quatre aiticles^
1" Si d'être le principe ellîcient de la conception du (Christ doit èlrc
attribué à l'Esprit-Saint ? 1 a8
2° Si le Christ doit êtVe dit conçu du Saint-Esprit? '. iSa
3° Si l'Esprit-Saint doit être dit père du Christ selon l'humanité? . . . i35
4° Si la bienheureuse Vierge a fait quelque chose par mode de prin-
cipe actif dans la conception du corps du Christ? i38
QUESTION XXXIII. — Du mode ut de lohdre ui; la conception di Christ.
(Quatre articleîs.)
1° Si le C(jrps du Christ a été formé dans le premier instant de la
conception ? 1 43
a" Si le corps du Christ a été animé dans le premier instant de sa
conception? 1^7
3" Si la chair du Christ a été conçue d'abord, et ensuite prise?. i5o
4° Si la conception du Christ fut naturelle? i5a
QUESTION WXIV. — De la perfection de l'enfant conçu.
(Quatre articles.)
i" Si le Christ a été sanctifié dans le premier instant de sa conception? i55
•2" Si le Christ, en tant qu'homme, a eu l'usage du libre arbitre dans
le premier instant de sa conception? i58
3" Si le Christ, dans le premier instant de sa conception, a pu méri-
ter? i<ii
4" Si le Christ cul la parfaite vision des bienheureux dans le premier
instant de sa conception ? 164
TABLE DES MATIERES. 7IO
QUESTION \X\\ . — De la ^ArlVlrÉ du Chklsi.
(Huit arlicles.)
1° Si la nativité convient à la nature plutôt qu'à la l*eisonnc:' it)8
3° Si au Christ doit être attribuée une nativité teinporelle? 171
3" Si, selon la nativité temporelle du (Christ, la bienheureuse Vierge
peut être dite sa Mère? i~'i
4° Si la bienheureuse Vierge doit être dite Mère de Dieu? i-(i
5" Si. dans le Christ, se trouvent deux filiations? 180
6" Si le Christ est né sans douleur de la part de sa Mère? i8ô
7° Si le Christ devait naître à Bethléem ? 188
8" Si le Christ est né au temps qui convenait? 191
QUESTION XWVI. — De la MAMKKsrxnoN dl (Jiiiusr né.
(Huit articles.)
1" Si la nativité du Christ devait être manifeste pour tous? 190
a" Si la nativité du Christ devait être manifeste à quelqu'un? i()8
3° Si furent convenablement choisis ceux à qui la nativité du Christ
a été manifestée? mm
4° Si le Christ devait par Lui-même manifester sa nativité? io'i
h" Si la nativité du Christ devait être manifestée par des anges et une
étoile ? !jo7
t)" Si c'est dans l'ordic voulu que la nativité du Christ a été mani-
festée ? jii
7" Si rétoile qui apparut aux Mages était l'une des étoiles du ciel? . . •n-
8" Si les Mages vinrent à propos adorer et vénérer le (Christ ? :juo
QUESTION \\\\ II. — De la circoiscision et des authes preschiptions
LÉGALES OBSEHVÉES A l'eNDROIT DL GhUIST ENFANT.
(Quatre arlicles. )
1° Si le Chris! devait être circoncis ? sai
3" Si ce fut comme il fallait que le nom fut imposé au Christ? 237
3° Si c'est à propos que le Christ fut ofTert dans le Temple? :j3o
4" S'il était à propos que la Mère du Christ vietme au Temple pour
être purifiée ? 33.j
QUESTION XWVIII. — Du baptême de Jean.
(Six articles )
I" S'il était à propos que .lean baptisât? 337
3" Si le baptême de Jean fut de Dieu? a^o
3° Si dans le baptême de Jean la grâce était donnée? a/js
4° Si, du baptême de Jean, seul, le Christ aurait dû être baptisé? . . . ^45
5" Si le baptême de Jean aurait dû cesser après que le (Christ eut été
baptisé? 247
fi" Si ceux qui avaient été baptisés du baptême de Jean durent être
baptisés du baptême du Christ ?....' 349
7l/i TABLE DKS MATIÈRES.
QUESTION \\\l\. — Du baptèmk ueçu i'ak le Christ.
(Huit articles.)
I" S'il était convenable que le Christ fût baptisé? 354
a" S'il convenait que le Christ fût baptisé du baptême de Jean?. . . . 256
3" Si le Christ fut baptisé au temps qu'il fallait? aSg
4" Si le Christ devait être baptisé dans le Jourdain? 262
5" Si pour le Christ une fois baptisé les cicux devaient s'ouvrir? 264
6° Si c'est à propos qu'il est dit que l'Esprit-Saint descendit, sur le
Christ baptisé, sous la forme d'une colombe? 268
7" Si cette colombe dans laquelle l'Esprit-Saint apparut était un véri-
table animal? 278
8° Si ce fut à propos que le Christ étant baptisé la voix du Père fut
entendue rendant témoignage au Mis? 275
\
QUESTION XL. — Dv moue de vie du Christ.
(Quatre articles.)
1" Si le Christ devait converser parmi les hommes ou mener une vie
solitaire ? 279
2" S'il convenait que le Christ mène une vie austère en ce monde?. . 382
3" Si le Christ, dans ce monde, devait mener une; vie pauvre? 386
4° Si le Christ a vécu selon la loi ? 290
nUESTlOiN XLl. — De l\ tentation du Christ.
(Quatre articles )
I" S'il convenait au Christ d'être tenté? 294
2° Si le Christ devait être tenté dans le désert? 297
3" Si la tentation du Christ devait être après le jeûne? 3oo
4" Si le mode et l'ordre de la tentation ont été ce qu'ils devaient cire? 3o3
QUESTION XLII. — De la docthine du Chuist.
(Quatre articles.)
1" Si le Christ devait prêcher non seulement aux Juifs mais aussi
aux Gentils? 309
2° Si le Christ devait prêcher aux Juifs sans les heurter? 3i4
.3" Si le Christ a dû donner tout son enseignement en public? 317
4° Si le Christ devait donner son enseignement par écrit? 32 1
QUESTION \MII. — Des miracles accomi>lis par le Christ, en général.
(Quatre articles.)
1" Si le (Jhrist a dû faire dos miracles ? 3<8
2° Si le Christ faisait les miracles par la vertu divine ? 332
3" Si le Christ a commencé de faire des miracles aux noces de Cana
en changeant l'eau en vin ? 335
TABLE DES MATIERES.
710
4" Si les miracles faits par le Christ furent sufTisants pour montrer
sa divinité ? 887
QUESTION XLI\ . — De chaque espèce des miracles uu Chhist.
(Quatre articles. )
1" Si les miracles que le Christ a faits sur les substances spirituelles
ont été à propos ? 3^8
2° Si c'est à propos que furent faits par le Christ ses miracles sur les
corps célestes ? ! 354
3" Si le Christ a opéré, à l'endroit des hommes, les miracles qu'il
fallait? 362
li" Si les miracles faits par le Christ sur les créatures irraisonnables
furent à propos ? 871
QUESTION XLV. — De i,a Tkansfigl ration du Christ.
(Quatre articles.)
i" S'il fut convenable que le Christ se transfigurât? 875
3" Si cette darté fut la clarté glorieuse ? 880
8° Si les témoins produits pour la Transfiguration ont été ceux qu'il
fallait ? 381
4" S'il était à propos que fût ajouté le témoignage de la voix du Père
disant : Celui-ci est mon Fils, le bien-dimé? 388
QUESTION^XLM. — De i.a I>assion ellk-mème.
( Douze articles, i
1" S'il était nécessaire que le Christ subît sa Passion |)our la libéra-
tion du genre humain ? 898
2" S'il était quelque autre mode possible de libération de la nature
humaine en dehors de la Passion du Christ? 897
3° Si quelque autre mode de libération de l'homme eût été plus
convenable que celui de la libération par la Passion du Christ? 4<jo
4" Si le Christ devait subir sa Passion sur la Croix ? V)4
5° Si le Christ a subi toutes les souffrances ? ^09
6° Si la douleur de la Passion du Christ a été plus grande que toutes
les autres douleurs? . lia
7" Si le Christ a souffert selon toute son âme ?. 419
8° Si, à l'article de celte Passion, l'âme du Christ jouissait toute de
la fruition bienheureuse ? 428
9" Si le Christ a souffert sa Passion au temps qu'il fallait ? 4:^5
10° Si le Christ a souffert sa Passion dans le lieu qu'il fallail ? 43 1
11° S'il convenait que le Christ fût crucifié avec des larrons? 485
12° Si la Passion du Christ doit être attribuée à sa divinité? 438
716 TABLI': DliS MMIKKKS.
QUKSTION \LN II. - Ui: la (alsi: em-icik.\ti; de l\ Passion du (Ihkist.
(Six articles. )
1" Si le Christ a élé lue par quelque autre ou par Lui-mètne !* 44'
!" Si le Christ est mort par obéissance;' .'i44
3" Si Dieu le Père a livré le Christ à la Passion !' 'l'i;»
/i" S'il convenait que le Christ subit la Passion par l'entiemise des
Gentils ;> !ibi
5° Si les persécuteurs fin Christ le connurent:* 455
6° Si le péché de ceux qui ont crucifié te Christ a été le plus grave:'. 46 1
QUESTION \LVill. — Du .mode dont i.\ Passion dl Chkist
A HHODUIT SON EFFET.
(Six articles.)
i" Si la Passion du Christ a causé notre salut par mode de mérite^'.. 4^5
2" Si la Passion du Christ a causé notre salul par mode de satisfaction i' 4<i8
3° Si la Passion du Christ a eu son cfTet par mode de sacrifice? 471
4" Si la Passion du Christ a opéré notre salut par mode de rédemption i' 47»
5" Si d'être Rédempteur est le propre du Christ:' 479
6" Si la Passion û\i Christ a opéré notre salut par mode de cause
efficiente :' 482
QUESTION \LI\. — Des effets de la F^assion du Christ.
(Six articles.)
I" Si par la Passion du (Christ nous avons été délivrés du péché.^. . . . 'i85
2 ' Si par la Passion du (Ihrisl nous avons été délivrés de la puissance
du démon i' 490
3" Si par la Passion du (Christ les hommes ont été délivrés de la peine
du péché ? 491
4" Si par la Passion du Christ nous avons été réconciliés avec Dieu?. 497
5" Si le Christ, par sa Passion, nous a ouvert la porte du ciel:' 5oi
fi" Si le Christ, par sa Passion, a mérité d'être exalté? 5o5
QUESTION L. — De la .moht du (Ihhjst.
(Six articles )
1" S'il était convenable que le Christ mourût ? 609
2" Si, dans la mort du Christ, la divinité a été sépart'c de la chair?. ôi3
3" Si. dans la inort fin Christ, il y a eu séparation de la divinité
d'avec l'âme? 5i<i
4" Si le Christ, durant les trois jours de sa mort, a été homme? .... 5i9
5" Si le corps du Christ vivant et mort fut le même numériquement? 524
6" Si la mort du Christ a été de quelque efficacité pour notre salut. . SaS
TABLE DES MATIERES. 7 I •y
QUESTION Ll. — De i,a sÉPUtTOKE du Chiust.
(Quatre articles.)
I" S'il convonail que lo Christ fût enseveli:' 58i
2° Si le Clirisf fut enseveli de la manière qui convenait!' 533
3" Si le corps du Christ, dans le sépulcre, fut incinéré? 538
'4" Si le corps du Christ fut dans le sépulcre seulement un jour et
deux nuits? 541
QUESTION LIi. — Oe la desceme du Chkist aux enfeks.
(Huit articles.)
I ' S'il était à propos que le Christ descende aux enfers ? 545
2" Si le Christ est descendu aussi à l'enfer des damnés!' 5^8
3° Si le Christ fut tout entier dans l'enfer? 553
4° Si le Christ a fait quelque arrêt aux enfers? 556
5° Si le Christ, descendant aux enfers, en a libéré les saints Patriarches? 558
b" Si le Christ a délivré quelques damnés de l'enfer? 56a
7" Si les enfants qui étaient morts avec le péché oiiginei furent déli-
vrés par la descente du Christ aux enfers? r)65
8° Si le Christ, par sa descente aux enfers, délivra les âmes du pur-
gatoire? 568
QUESTION LUI. — De la RÉsuRRECTlO^ nu Chiust.
(Quatre articles. 1
1° S'il était nécessaire que le Christ ressuscitât?. r>73
2" S'il convenait que le Christ ressuscitât au troisième jour?. 577
3" Si le Christ est ressuscité en premier? 58 1
4° Si le Christ a été la cause de sa Résurrection ?. 585
QUESTION IJ\ . — De la qualité nu Christ ressuscité.
(Quatre articles.)
r Si le Christ, après la Résurrection, eut un véritable corps? 58ç)
2" Si le corps du Christ est ressuscité dans son intégrité? 093
3' Si le corps du Christ ressuscita glorieux? 597
'4° Si le corps du (Jhrisl devait ressusciter avec les cicatrices de la
Passion ? 60 1
QUESTION LV. — De la manifestation de la Résurrection.
(Six artiites )
r Si la Résurrection du Christ devait être manifestée à tous? (io5
■y S'il convenait que les disciples vissent le Christ ressusciter? 609
3" Si le Christ, après la Résurrection, devait continuellement vivre
avec ses disciples? O12
V Si le Christ devait apparaître aux disciples sous une forme étran-
gère ? 617
-JlS TABLE DRS MATIÈRES.
5" Si le Christ devait faire éclater la vérité de sa Résuwection par des
arguments ? 620
G" Si les arguments cjue le Christ présenta manifestèrent sullisam-
luenl la vérité de sa Uésurreclion;' 625
QUESTION LVI. — De la causalité ue la Réscrrection du Christ.
(Deux articles.)
i" Si la Résurrection du Christ est cause delà résurrection des corps? 636
2" Si la Résurrection du Clirist est cause de la résurrection des âmes? 642
QUESTION \M\. — De l'A^scension du Christ.
(Six articles )
I" S'il était convenable que le Christ eût son Ascension!', .y. 6/17
2" Si le fait de monter au ciel a convenu au Christ selon la nature
divine ? 052
3° Si le Christ est monté au ciel par sa propre vertu ? G55
4" Si le Christ est monté par-dessus tous les cieux? ôSg
5° Si le corps du Christ est monté par-dessus toute créature spirituelle ? 665
6° Si l'Ascension du Christ est cause de notre salut? 668
QUESTION LVIII. — Du Christ assis a la droite du Père.
(Quatre articles.)
1° S'il convient au Christ d'être à la droite du Père? 672
2 " Si le fait d'être assis à la droite de Dieu le Père convient au Christ
selon qu'il est Dieu ? 675
3° Si d'être assis à la droite du Père convient au Christ selon qu'il est
homme? 677
4" Si d'être assis à la droite du Père est le propre du Christ? 681
QUESTION El\. — De la puissance jidicimre du Christ.
(Six articles.)
I" Si la puissance Judiciaire doit être spécialement attribuée au Christ? 086
2" Si la puissance judiciaire convient au Christ selon qu'il est homme? 689
3" Si le Christ a reçu la puissance judiciaire en raison de ses mérites? (k)3
4° Si an Christ appartient la puissance judiciaire à l'endroit de toutes
les choses humaines? 6()0
5" Si après le jugement qui se fait dans le temps présent, il reste en-
core un autre jugement général ? 699
6" Si la puissance judiciaire du Christ s'étend aux anges? 704
Totri.ousE, — linpr. et Kibr, T.uotîahij Phivat. — 73.'i3
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