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COMMENTAIRE FRANÇAIS LITTÉRAL

SOMME THÉOLOGIQUE

SAINT THOMAS D'AQUIN

Droits de traduction et de reproduction réservés

pour tous pays.

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R. P. Thomas PÈGUES, 0. P.

MAÎTRE EN THÉOLOGIE

MEMBRE DE |/a<;adÉM1E ROMAINE DE SAIN T-T H O M A S-D ' A Q U I N

PROFESSEUR DE SAINT THOMAS AU COLLÈGE ANGÉLIQUE (rOME)

OIMMENTAIKB FMNÇAIS LUTÉKAL

SOMME THÉOLOGIQUE

SAÏNT THOMAS D'AQUIN

XVI

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I^^V REDEjVIPTION

(Saint Jean Daniascciie).

TOULOUSE EDOUARD PRIVAT

LIBRAIRE-ÉDITEUR l4, HUE DES ARTS, l^-

PARIS PIERRE TÉQUI

LIBRAIRE-ÉDITEUR

v8§';^i<0e^bonapakti;, 8:,i.

r^

NIHIL OBSTAT :

Fr. Emmanuel LUSSIAA, O. P.,

Lecteur en théologie.

Fr. ETIENNE LAJELiNIE, O. P.,

Lecteur en théologie.

IMPRIMATUR :

Marseille, a septembre 1936.

Fr. HiLARioN TAPIE, Prieur Provincial.

Toulouse, 7 septembre 1Q26^

J. DÉLIES, ' 1

Vie. gén. -,

AVANT-PROPOS

Sous ce titre. La Rédemption, notre nouveau volume du Commentaire français littéral de la Somme théotogique com- prend les questions qui vont de la question 97 à la question 59, dans la Troisième Partie de la Somme. 11 fait suite au volume du Rédempteur. Les deux forment un tout, dans la Somme elle-même. Le premier traitait de la Personne du Christ Rédempteur. Le second traite des mystères de sa vie. de sa mort, de sa Résurrection, de son Ascension, par lesquels 11 a accompli l'œuvre de notre Rédemption. C'est dire l'intérêt exceptionnel qui s'attache aux questions contenues dans ce volume.

Sa Sainteté le Pape Pie XI, k qui nous avions fait offrir notre précédent volume du Rédempteur^ a daigné nous ma- nifester sa haute bienveillance par la lettre suivante adres- sée au T. R. P. Hugon, du Collège Angélique, à Rome.

SEGRETERIA DI STATO />«' VaUcann, le 30 juin 1926.

1)1 Sla Samita

Mon Tri.s Révérend Pi-;Rr.

Je suis heureux de vous dire la bienveillance avec laquelle le Souverain Pontife a agréé l'envoi des deux volumes : i" \ ie de saint Thomas d'Aquin par Guillaume de Tocco, et 2" Le Commen-

VIII AVANT-PUOPOS.

laire Jrnnçnis lilléral de la Somme théologique sur le Rédempteur. traduits on langue française par le R. P. Pègues.

Sa Sainteté félicite le R. P. Pègues de celte nouvelle preuve de vénération filiale, qui témoigne aussi de son activité pour faire connaître toujours davantage la vie admirable et l'œuvre prodi- gieuse de l'Ange do l'École, el c'est bien de cœur qu'avec Ses rcmercîments le Saint Père lui envoie ainsi qu'à vous-même comme gage de Sa bienveillance une spéciale Bénédiction Apostolique.

Veuillez agréer, mon Très Révérend Père, l'assurance de mes sentiments dévoués en Notre-Seigneur.

P.-C. Gasparri.

LA SOMME THEOLOGIQUE

TROISIÈME PARTIE

QUESTION XXVII

DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE MÈRE DE DIEU

Dans le prologue qui ouvrait la Troisième Partie de la Somme Théologiqae , saint Thomas nous avertissait qu'il y trai- terait du Sauveur des hommes lui-même d'abord ; puis, des sacrements institués par Lui à l'eflet de nous assurer le salut ou les fruits de sa Rédemption ; et enfin, du terme de la vie immortelle II nous doit conduire un jour en nous ressusci- tant. — Le premier de ces traités devait comprendre depuis la question i jusqu'à la question 09 inclusivement. Il était sub- divisé lui-même en deux parts : l'une, allant de la question i à la question 26, traiterait du Sauveur Lui-même considéré dans sa Personne; l'autre, des mystères accomplis en Lui, ou de ce qu'il a fait et souffert pour assurer notre salut.

Cette seconde partie est celle que nous abordons maintenant. Saint Thomas l'introduit en ces termes :

« Après ce qui a été dit précédemment, nous avons traité de l'union de Dieu et de l'homme » dans la Personne du Fils de Dieu, « et des choses qui ont été la suite ou la conséquence de cette union, il reste à considérer ce que le Fils de Dieu in- carné a fait ou souffert dans la nature humaine qu'il s'était unie.

XVI. La Rédemplion. i

2 SOMME TIILOLOGIQUK.

(( Celte considération sera divisée en quatre parties. Car, d'abord, nous considérerons les choses qui ont trait à l'entrée du Fils de Dieu dans le monde (q. 27-39). Secondement, les choses qui ont trait au progrès de sa vie dans le monde (q. /io-45). Troisièmement, sa sortie de ce monde (q. /|6-52).

Quatrièmement, ce qui touche à son exaltation après cette vie )) (q. 53-59). Il serait difficile de trouver une division des mystères accomplis dans la Personne du Verbe fait chair, qui fût tout à la fois plus simple, plus complète et plus harmo- nieusement distribuée.

« Touchant la première partie, quatre choses se présentent à considérer : premièrement, la conception 1 du Christ (q. 27-34) ; secondement, sa nativité (q, 35-36); troisième- ment, sa circoncision (q. 37); quatrièmement, son baptême (q. 38).

u Au sujet de la conception, il faut, d'abord, considérer certaines choses à l'endroit de la Mère qui conçoit (q. 27-30) ;

secondement, quant au mode de la conception (q. 3i-33);

troisièmement, quant à la perfection de l'enfant conçu (q. 34).

u Du côté de la Mère, quatre choses se présentent à considé- rer : d'abord, sa sanctification (q. 27); secondement, sa virginité (q. 28); troisièmement, ses épousailles (q. 29); quatrièmement, son annonciation ou sa préparation à conce- voir » (q. 3o). Le groupe de ces quatre dernières questions constitue le traité par excellence de ce qui pouvait concerner en elle-même, eu égard à la conception du Fils de Dieu incarné. Celle qui était destinée à être « la Mère qui conçoit ».

Venons tout de suite à la première question. Nous l'avons déjà annoncée sous ce titre : De la sanctification de la bien- heureuse Vierge Marie, mère de Dieu.

Celte quesliori comprend six articles :

I" Si la bienheureuse Vierge, inère de Dieu, a été sanclifiée avant

sa naissance dès le sein de sa mère? a" Si elle a clé sanclifiée avant l'animation.^ '^° Si, par celle sorte de sanctification, a été tolalom(>nl enlevé pour

elle le foyer du péché P

Q. XXVir. DE LA SANCTIFICATION Dli LA BIENHEUREUSE VIERGE. 3

Si, par celle soiie de sanctification, elle a eu qu'elle ne péche- rait jamais?

5" Si, par cette sorte de sanctification, elle a obtenu la plénitude des grâces ?

()" Si, d'avoir élé sanctifiée de la sorte a été chose qui lui con- vienne en propre?

De ces six articles, les cinq premiers trailent de la sanctifi- cation de Marie d'une façon absolue; le sixième traite de cette sanctification par comparaison avec la sanctification qui a pu être celle de quelques autres saints. Pour la sanctification de Marie considérée d'une façon absolue, saint Thomas exa- mine : premièrement, le moment elle a eu lieu (art. 1,2); secondement, ses effets (art. 3-5). Relativement au moment de la sanctification de Marie, saint Thomas se pose deux ques- tions : premièrement, si la bienheureuse Vierge Marie, mère de Dieu, a été sanctifiée avant sa naissance (art. i); seconde- ment, si elle a été sanctifiée avant l'animation (art. 2). Nous verrons, en lisant ces deux articles, la portée de la question posée en ces termes et sous cette forme. Remarquons seulement, tout de suite, que nous sommes ici, avec ces deux articles, au point précis où, dans la Somme tliéologiqae, devrait se poser la question de l'Immaculée-Gonception. Saint Thomas, nous le dirons, ne l'a point posée dune façon expresse. Mais, sans la poser expressément, ne l'a-t-il pas indirectement résolue; et en quel sens l'a-t-il fait? C'est ce que nous nous appliquerons à dégager de la lecture même de son texte.

Article Premier.

Si la bienheureuse Vierge a été sanctifiée avant sa naissance dès le sein de sa mère ?

Quatre objections veulent prouver que « la bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée avant sa naissance dès le sein de sa mère ». La première apporte le texte de u l'Apôtre » il est « dit, dans la première épître aux Corinlhiens, ch. xv

4 SOMME théologiquf;.

(v. 40) ; Ce n'est point ce qui est spirituel, qui vient d'abord ; mais ce qui est animal ; et, après, ce qui est spirituel. Or, par la grâce sanctifiante, l'honinrie naît spirituellement comme enfant de Dieu; selon cette parole de saint Jean, ch. i (v. i3) : Ils sont nés de Dieu. D'autre part, la naissance du sein de la mère est la naissance animale. Donc la bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée avant d'être née et hors du sein de sa mère ». La seconde objection en appelle à « saint Augustin », qui « dit, dans sa lettre à Dardanus : La sanctification qui fait de nous le temple de Dieu n appartient qu'aux régénérés » ou à ceux qui sont nés de nouveau. « Mais nul ne peut renaître avant de naître. Donc la bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée avant d'être née et hors du sein de sa mère ». La troisième objection déclare que « quiconque est sanctifié par la grâce est purifié du péché originel et actuel. Si donc la bienheureuse Vierge fut sanctifiée avant sa naissance dès le sein de sa mère, il s'ensuit qu'elle fut alors purifiée du péché originel. D'autre part, seul le péché originel pouvait l'empêcher d'entrer dans le Royaume céleste. Si donc elle était morte alors, il semble que la porte du Royaume céleste eût été ouverte pour elle : ce qui pourtant n'a pu être fait qu'après la Passion du Christ, selon cette parole de l'Apôtre : I\ous avons confiance d'entrer dans le Saint des Saints par la vertu de son sang, comme il est dit dans l'Epître aux Hébreux, ch. x (v. 19). 11 semble donc que la bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée avant d'être née et hors du sein de sa mère ». La quatrième objection dit que « le péché ori- ginel se contracte par l'origine, comme le péché actuel par l'acte. Or, tant que quelqu'un est dans l'acte de pécher, il ne peut pas être purifié du péché actuel. Donc, pareillement, la bienheureuse Vierge, non plus, n'a pas pu être purifiée du pé- ché originel tant qu'elle était encore dans l'acte même de l'ori- gine, existant dans le sein de sa mère ».

L'argument sed conlra fait observer que « l'Eglise célèbre la fêle de la Nativité de la bienheureuse Vierge. Or, dans l'Eglise, il ne se célèbre point de fête si ce n'est pour quelque saint. Donc la bienheureuse Vierge fut sainte dans sa naissance. Donc elle a été sanctifiée dans le sein de sa mère ».

Q. VXVir. DE L\ SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. O

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « tou- chant la sanctification de la bienheureuse Vierge, savoir qu'elle ait été sanctifiée dans le sein de sa mère, rien n'est marqué dans les Écritures canoniques : lesquelles, du reste, ne font même pas mention de sa naissance. Mais, de même que saint Augustin, au sujet de l'Assomption de la même bienheu- reuse Vierge (traité de l'Assomption de la Vierge Marie, parmi les œuvres de saint Augustin), argumente raisonnablement qu'elle a été prise et qu'elle est au ciel avec son corps, chose que cependant l'Écriture ne nous livre pas; de même aussi nous pouvons argumenter laisonnablement qu'elle a été sanc- tifiée dans le sein de sa mère. Il est raisonnable, en effet, de croire que Celle qui a engendré le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité, a reçu de préférence à tous les autres de plus grands privilèges de grâce; et, aussi bien, nous lisons en saint Luc, ch. i (v. 28), que l'Ange lui dit : Salut, pleine de grâce. Or, nous trouvons qu'à certains autres ce privilège a été concédé, qu'ils fussent sanctifiés dans le sein de leur mère; comme Jérémie, à qui il fut dit. Jéiémie, ch. i (v. 5) : Avant que tu sortes du sein de ta mère, Je Vai sanctifié; et comme Jean- Baptiste, dont il fut dit, en saint Luc, ch. i (v. i5) : u II sera rempli de U Esprit-Saint encore dans le sein de sa mère. Donc il est raisonnable de cioire que la bienheureuse Vierge aura été sanctifiée avant sa naissance, dès le sein de sa mère ».

On aura remarqué tout ce qu'a de prudent, et, en même temps, de fort et de concluant, cette argumentation de saint Thomas. L'Écriture Sainte ne nous dit rien d'explicite sur le point qui était en question. Mais elle nous dit explicitement autre chose d'où nous pouvons légitimement conclure ou dé- duire une réponse affirmative. Bien plus, des mêmes données de l'Écriture Sainte nous pouvons légitimement déduire une nou- velle conclusion, plus radicale encore, et qui sera l'affirmation même du privilège de l'Immaculée-Conception. C'est qu'en effet de la belle raison apportée ici par saint Thomas nous pouvons légitimement conclure qu'il a y avoir, pour la glorieuse Vierge Marie, quelque chose d'incomparablement plus excellent que pour Jean-Baptiste et pour Jérémie, dans

6 SOMME THÉOLOGIQUE.

Tordre de leur sanctification ; et que si Dieu a purifié ou sanc- tifié ces saints personnages dès le sein de leur mère, Il aura accorder à la Mère de son Fils un privilège plus haut et plus initial : celui de la sanctification dès le premier instant de son être. Saint Thomas aurait pu, aurait dû, scmhle-t-il, dégager ou tirer, de son argument si bien conduit, cette autre conclu- sion. Un obstacle, que nous allons voir tout à l'heure, l'en a empêché. Dieu voulait que des siècles s'écoulassent encore avant que la pensée de l'Eglise prît entièrement conscience de la vérité sur ce point : sa manifeslalion solennelle était réser- vée, par la Providence, aux temps troublés que nous traver- sons, afin qu'ils pussent y trouver un remède appi^oprié con- tre les erreurs si pernicieuses du rationalisme et du natura- lisme.

Uad priimiin est parfait et peut très bien, même encore, être conservé. Saint Thomas répond que « même pour la bienheu- reuse Vierge vint d'abord ce qui est animal et puis ce qui est spirituel : car elle fut d'abord conçue selon la chair et puis sanctifiée selon l'esprit ». Nous remarquerons, à l'occasion de cette réponse, que, pour saint Thomas, le mot « concep- tion » s'applique plutôt à la formation du corps avant son animation ; tandis qu'aujourd'hui, depuis la définition du dogme, il s'entend aussi, très expressément, de l'animation elle-même.

L'ad secandam distingue entre la loi commune et le privi- lège. « Saint Augustin », dans le texte que citait l'objection, « parle d'après la loi commune, selon laquelle nul n'est ré- généré par les sacrements qu'il ne soit au préalable. Mais Dieu n'a pas lié sa puissance à cette loi des sacrements, de telle sorte qu'il ne puisse, par un privilège spécial, conférer la grâce à certains sujets avant qu'ils soient nés hors du sein de leur mère ». Cette réponse de saint Thomas vaut d'être sou- lignée avec le plus grand soin. Car elle n'est point limitée, dans la pensée du saint Docteur, au cas particulier de la Vierge Marie ou des saints personnages de l'Ancien Testament qui ont été mentionnés au corps de l'article. Même aujourd'hui, ou dans le Testamepf Nouveau et sous la loi d'absolue rigueur

Q. XWII. DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. 7

qu'est le baptême, nous devons réserver les droits de la puis- sance de Dieu, « qui n'est pas liée aux sacrements ». Dans son traité du baptême, au sujet de ceux qui doivent recevoir ce sacrement, saint Thomas se demande si les enfants peuvent être baptisés quand ils sont dans le sein de leur mère, q. 68, art.. II. Et il apporte, dans le sens de l'afTirmative, celte pre- mière objection : « Le don du Christ pour le salut est plus effi- cace que le péché d'Adam pour la condamnation. Or, les en- fants, dans le sein de leur mère, sont condamnés pour le péché d'Adam. Donc, à plus forte raison, ils peuvent être sauvés par le don du Christ que le baptême assure. Donc les enfants qui se trouvent dans le sein de leur mère peuvent être baptisés ». Le saint Docteur répond : « Les enfants qui se trouvent dans le sein de leur mère ne sont pas encore venus à la lumière pour mener avec les autres hommes une vie » de société. « Ils ne peuvent donc pas être soumis à l'action des hommes, de fa- çon à recevoir par leur ministère les sacrements du salut. Ils peuvent cependant être soumis à l'action de Dieu, devant qui ils vivent, de façon à recevoir la sanctification par un certain privilège de la grâce, comme on le voit pour ceux qui ont été sanctifiés dans le sein de leur mère. » La doctrine de cet ad primum de la question 08, art. ii, dans le traité du baptême, est eu parfaite harmonie avec celle du présent article que nous commentons. Et elle ouvre sur les infinies miséricordes de Dieu un horizon des plus précieux pour mitiger la trop juste douleur de bien des parents chrétiens inconsolables d'avoir perdu leurs enfants avant d'avoir pu leur assurer par le bap- tême le bienfait de la régénération.

\Jad lerliuni formule une autre dislinction très importante. Saint Thomas dislingue, dans le péché originel, la tache per- sonnelle de la condamnation qui pèse sur toute la nature. La tâche personnelle est constituée par la privation de la grâce ou de la justice originelle. La condamnation qui pèse sur toute la nature porte, en outre, sur les conditions de vie qui ne sont plus pour nous ce qu'elles eussent été si notre premier père n'avait point péché. Parmi ces conditions, il en est une qui regarde précisément l'entrée immédiate dans le ciel. Le péché

8 SOMME THÉOLOGIQUE.

d'Adam avait fermé cette entrée pour tous ses enfants. Elle ne pouvait être rouverte que par le Christ au jour de sa Passion. Nous dirons donc que « la bienheureuse Vierge fut sanctifiée, dans le sein de sa mère, du péché oîiginel, quant à la tache personnelle, sans être cependant libérée de la condamnation qui pèse sur toute la nature humaine, en telle sorte qu'elle n'enirerait dans le Paradis que par l'immolation du Christ, comme il est enseigné, du reste, au sujet des autres saints Patriarches qui furent avant le Christ » : ceux-là aussi étaient purifiés de la tache personnelle; et, cependant, ils attendaient, aux limbes, que fût accompli le mystère de la Passion du Christ, pour recevoir de Lui la lumière de gloire qui leur don- nerait le bonheur du ciel.

L'ad quartiim précise le moment et le mode selon lesquels il faut entendre que se contracte le péché originel. « Le péché originel se tire de l'origine en tant que par elle est communi- quée la nature humaine que regarde proprement le péché ori- ginel » : il ne regarde ou n'atteint la personne qu'en raison de la nature. « Or, cette transmission » ou communication de la nature humaine au nouvel individu de cette nature « se fait quand le fruit conçu est animé » d'une âme raisonnable. « Rien n'empêchera donc qu'après cette animation la sanctification s'opère » ; car le fait d'où résulte le péché originel est terminé. « Dans la suite, en effet, l'enfant ne demeure pas dans le sein de sa mère pour recevoir la nature humaine, mais en vue d'une certaine perfection de la nature qu'il a déjà reçue ». Ainsi donc c'est instantanément que se contracte le péché ori- ginel ou que s'accomplit le fait de sa contagion pour chaque nouvel individu humain venu par voie d'origine naturelle d'Adam pécheur. Et le moment ou l'instant de cetle contagion est celui-là même oij l'âme raisonnable créée par Dieu en vue de tel corps à animer se trouve, en effet, exister dans ce corps Dieu la crée. Le péché étant contracté à partir de cet instant et l'étant instantanément, aussitôt après il est susceptible d'être remis ou effacé, même quand l'enfant est encore dans le sein de sa mère : car la durée du temps il demeure ensuite dans le sein de sa mère, après l'animation, ne fait plus rien à la con-

Q. XXVn. ^ DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. Q

tagion du péché originel, accomplie tout entière dans le mo- ment précis la nature humaine est communiquée à l'enfant par l'union instantanée de son âme raisonnable au corps Dieu la crée.

Le soin avec lequel saint Thomas vient de préciser le moment et le mode de la contagion du péché originel pour expliquer comment la bienheureuse Vierge a pu être purifiée de ce pé- ché avant sa naissance dès le sein de sa mère, nous laisse déjà bien entendre que le saint Docteur n'a point envisagé la pos- sibilité d'une exemption radicale et absolue. Il ne sera plus possible d'en douter, après la lecture du second article. Dans ce nouvel article, et toujours relativement au lemps ou au mo- ment de la sanctification de Marie, saint Thomas se pose la question de savoir si la bienheureuse Vierge a été sanctifiée avant son animation. Le saint Docteur concluait, dans l'article précédent, que nous n'avions pas à reporter la sanctification de Marie au temps qui suivit sa naissance. Une raison théolo- gique de la plus haute sagesse nous faisait un devoir d'admettre que la bienheureuse Vierge avait été sanctifiée ou purifiée du péché originel avant sa naissance dès le sein de sa mère. Il est bien évident que cette conclusion laissait place à une conclu- sion plus radicale : celle d'une sanctification portant sur l'instant même l'âme de la Très Sainte Vierge avait été créée par Dieu et unie au corps qu'elle devait animer, constituant, par son union à ce corps, la nature humaine individuelle propre à l'au- guste Vierge. Nous avons vu que cet instant est celui-là même se contracte, pour les enfants venus d'Adam par la généra- tion naturelle, le péché originel. La question était donc de sa- voir si au moment même où, pour les autres enfants d'Adam, se contracte le péché originel, la Très Sainte Vierge, par un privilège spécial, n'aurait pas été préservée de la contagion de ce péché et constituée sainte dès ce premier instant de son être. C'eût été poser la question même de l'Im maculée-Conception, au sens elle devait être définie par l'Église. Cette question, saint Thomas ne la pose pas. 11 pose une autre question allant encore plus loin, et se demande si la bienheureuse Vierge a

lO SOMME THEOLOGIQUE.

été sanctifiée avant son animation. Ceci nous montre qu'il y avait, de son temps, une pente à outrer l'enseignement catho- lique sur ce point et à l'expliquei' d'une façon inacceptable. Le saint Docteur réfutera excellemment cette manière outrée. Mais, comme nous l'avons déjà insinué, il ne précisera pas. Dieu le permettant ainsi pour des raisons plus hautes, la pure vérité dont la manifestation solennelle et dernière dans l'Église catholique ne devait avoir lieu que dans un avenir lointain. Venons tout de suite au texte de ce second article.

Article II. Si la bienheureuse Vierge a été sanctifiée avant l'animation ?

Quatre objections veulent prouver que n la bienheureuse Vierge a été sanctifiée avant l'animation », La première s'ap- puie sur ce qu' « il a été dit l'article précédent) qu'une plus grande grâce a été accordée à la Vierge, mère de Dieu, qu'à aucun autre saint. Or, il semble qu'il a été accordé à quelques saints d'avoir été sanctifiés avant l'animation. Il est dit, en efîet, dans Jérémie, ch. i (v. 5) : Avanl que Je V eusse formé dans le sein de ta mère, je Vai connu : et l'âme ne vient pas avant la formation du corps. De même, aussi, parlant de Jean-Baptiste, saint Ambroise dit, sur saint Luc (ch. i, v. i5), que l'esprit ou le soujjle de la vie n'était pas encore en lui et déjà était en lui l'E'iprit de la grâce. Donc, à plus forte laison, la bienheureuse Vierge a pu être sanctifiée avant l'animation ». La seconde objection est ainsi conçue : « Selon que le dit saint Anselme, au livre de la Conception virginale (ch. xviii), il convenait que la Vierge brille d'une pureté telle quon iien piit concevoir une plus grande an-dessous de Dieu; et c'est pourquoi il est dit, au livre du ('antique des Cantiques, ch. iv (v. 7) : Vous êtes toute belle, ma bien-aimée, et de tache il n'en est pas en vous. Or, la pu- reté de la bienheureuse Vierge serait plus grande, si jamais elle n'avait été souillée de la contagion du péché originel. Donc

Q. XXVII. DE L\ SA>CTlFICATION DE LA BIEMIEUlîEUSE VIEI\GE. I I

cela lui a été accordé, qu'avant que sa chair fût animée, elle a été sanctifiée <•>. Nous voyons, parla teneur de cette objection, qu'il y avait une manière de concevoir l'immunité du péché originel, pour la Très Sainte Vierge, d'après laquelle, même sa chair, antérieurement à son union avec l'âme, eût été soustraite à tout influx delà souillure venue d'Adam. Et c'est ce qu'on en- tendait, directement, alors, par la sainteté de la conception, ou par la conception immaculée et sans tache. Il s'agissait d'une exemption absolue qui aurait supprimé toute influence du péché d'Adam sur l'acte conjugal des parents de la Très Sainte Vierge à l'instant même eut lieu ce qu'on appelle au- jourd'hui la conception active. La troisième objection arguë dans le même sens. « Selon qu'il a été dit (art. précéd.), il ne se célèbre point de fête », dans l'Eglise, « si ce n'est au sujet de quelque saint. Or, certains célèbrent la fête de la Concep- tion de la bienheureuse Vierge » ; et celte fête se célébrait au jour de la conception active, ou neuf mois avant la fêle de la Nativité de Marie. (( Donc il semble (|ue dans sa conception elle- même elle a été sainte. Et, par suite, il semble qu'elle a été sanctifiée avant l'animation ». La quatrième objection, tou- jours dans même sens et de la façon la plus radicale, cite le mot de « l'Apôtre », il est « dit, aux Romains, ch \i (v. 16) : Si la racine est sainte, les rameaux le sont aussi. Or, la racine des enfants, ce sont les parents. Donc la bienheureuse Vierge a pu être sanctifiée même dans ses parents, avant son anima- tion ».

L'argument sed contra en appelle à une interprétation allé- gorique d'un point de l'ancienne Alliance qui semble devoir s'appliquer à Marie. (( Les choses », en effet, « qui furent dans l'Ancien Testament sont la figure du Nouveau ; selon celte pa- role de la première Épître aux Corinthiens, ch. x (v. 11) : 7o(i- tes choses leur arrivaient en figure. Or, par la sanctification du tabernacle, dont il est dit, dans le psaume (xlv, v. 5) : Le Très-Haut a sanctijié son tabernacle, il semble qu'a élé signifiée la sanctification de la Mère de Dieu, qui est appelée le taber- nacle de Dieu, selon cette parole du psaume (xviii, v. 6.) : lia placé dans le soleil son tabernacle. D'autre part, il est dit du ta-

12 SOMME THEOLOGIQUE.

bcrnacle, dans V Exode, chapitre dernier (v. 3i, 82) : Après que toutes choses eurent été achevées, la nuée couvrit le tabernacle du Témoignage, et la gloire du Seigneur le remplit. Donc la bien- heureuse Vierge, aussi, n"a été sanctifiée qu'après que tout ce qui était d'elle se trouva achevé, c'est-à-dire et son âme et son corps ». Cet argument sed contra peut être gardé, pourvu qu'on l'entende d'une priorité de nature, non d'une priorité de temps. L'âme de la Très Sainte Vierge, en efTet, n'a pas pu être sanctifiée avant d'être; et elle n'a pas été avant d'être unie au corps, de telle sorte que la bienheureuse Vierge n'a pas été sancti- fiée avant que ne fussent unies les deux parties qui devaient cons- tituer sa nature et sa personne, et qui, par leur bnion même, constituaient cette nature et cette personne ; mais il ne s'ensuit pas qu'il ait y avoir un laps de temps quelconque, non pas même une différence d'instant, entre le fait d'exister, pour les parties qui constituaient la personne de Marie, et celui d'être établies dans une pleine et parfaite sainteté.

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que u la sanctifi- cation de la bienheureuse Vierge Marie ne peut pas s'entendre avant son animation, pour une double raison. D'abord, parce que la sanctification dont nous parlons n'est pas autre que la purification du péché originel : la sainteté, en effet, est la parjaite pureté, comme le dit saint Denys, au chapitre xii des Noms Divins. Or, la coulpe ou la faute ne peut être enlevée et un sujet ne peut en être purifié que par la grâce, qui ne se trouve que dans la seule créature raisonnable, il s'ensuit qu'avant l'infusion de l'âme raisonnable, la bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée n. Celte première raison de saint Thomas est évidente; elle est indiscutable. Et aussi bien les Souverains Pontifes n'ont cessé d'appuyer sur ce point, quand il s'est agi de préciser la doctrine catholique sur le dogme de la Conception de Marie. Dans la bulle IneJJabilis, oh se trouve contenue la définition du dogme de l'Immaculée-Con- ception, le pape Pie IX rappelle les paroles décrétoriales d'Alexandre VII (1655-1G67), « qui expliquent la vraie pensée de l'Eglise » ; et ces paroles justifient la fête de la Conception, dont nous aurons à reparler au sujet de Vad tertium, en ce

Q. XXVII. DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUUEUSE VIERGE. l3

sens, que « l'âme de la bienheureuse Vierge Marie, au premier instant de sa création et de son infusion dans le corps, a été, par une grâce spéciale et un privilège spécial de Dieu, en con- sidération des mérites de Jésus-Christ, son Fils, Rédempteur du genre humain, préservée à l'abri de la tache du péché ori- ginel )), Donc la bienheureuse Vierge n'a pu être sanctifiée, eu égard à l'exclusion du péché originel, avant l'infusion de l'âme raisonnable; car, jusque-là, il n'existait pas, en ce qui est de la glorieuse Vierge, de sujet capable de recevoir la grâce, qui seule sanctifie. La conclusion ainsi formulée et la raison qui la prouve sont tout ce qu'il y a de plus indiscutable et de plus certain.

Mais saint Thomas ajoute une seconde raison, qu'il fait sui- vre d'une nouvelle manière de formuler sa conclusion. Voici cette raison : u Comme la seule créature raisonnable est susceptible de la coulpe » ou de la faute et du péché, « avant l'infusion de l'âme raisonnable le fruit conçu n'est point sou- mis à la coulpe » ou au péché. « Il suit de que, en quelque manière que la bienheureuse Vierge eût été sanctifiée avant l'animation, elle n'eût jamais encouru la tache du péché ori- ginel; et, par suite, elle n'aurait pas eu besoin de la rédemp- tion et du salut qui est par le Christ, de qui il est dit, en saint Matthieu, ch. x (v. 21) : C'est lui qui sauvera son peuple de leurs péchés. Or, c'est chose qui ne convient pas, que le Christ ne soit pas le Sauveur de tous les hommes, comme il est dit dans la première Épître « Timothée, ch. iv (v. 10). Donc il demeure que la sanctification de la bienheureuse Vierge aura été après son animation ».

Si le mot après qui se trouve dans cette seconde formule de la conclusion, était simplement synonyme de non avant, au sens oij nous l'avons expliqué à propos de l'argument sed con- tra et de la première partie du corps de l'article, nous pourrions le garder, même avec la définition venue depuis. Et c'est ainsi qu'ont voulu l'entendre tous ceux qui se sont appliqués à main- tenir dans le sens de la définition l'intelligence des formules que le saint Docteur nous a laissées. Mais, vraiment, c'est faire violence à la lettre et à la pensée du texte. La conclusion for-

SOMMIÎ rHKOl.OOlOL'IÎ.

mulée par sainl Thomas à la suite de la raison qui la motive demande que le mot api-ès s'entende au sens d'une vraie posté- riorité dans la durée. Saint Thomas entend conclure qu'il faut que l'âme de la glorieuse Vierge ait existé unie au corps et for- mant avec lui la personne de Marie, d'une existence préalable au fait d'être sanctifiée par la grâce; pour ce motif quil faut qu'elle ait existé sous le coup de la souillure ou de la tache du péché originel : sans cela, en effet, à ses yeux, elle n'aurait pas eu besoin d'être rachetée et sauvée; chose qui, pour lui, à très bon droit d'ailleurs, était absolument inadmissible.

Que telle soit la pensée du saint Docteur, tout le montre dans, son argumentation; et le texte correspondant du Com- mentaire sur les Senlences le déclare de la façon la plus ex- presse. — Voici ce texte, au livre III, dist. 3, q. i, art. i, q'" 2 : « La sanctification de la bienheureuse Vierge n'a pas pu être convenablement avant l'infusion de l'âme; parce qu'elle n'était pas encore capable » ou susceptible « de la grâce », qui seule sanctifie, au sens nous parlons maintenant de sanctification. Nous reconnaissons, dans cette formule de la conclusion et dans cette raison, qui l'appuie, la première partie de l'article de la Somme. Correspondant à la seconde, nous lisons : « Mais elle n'a pas pu, non plus, être sanctifiée dans l'instant même de l'infusion », c'est-à-dire au moment de l'animation, « de telle sorte, ou en ce sens, que, par la grâce qui lui eût été in- fusée à ce moment, elle aurait été conservée » ou gardée et préservée « à l'effet de ne pas encourir la coulpe originelle ». On le voit : c'est, en termes formels, l'hypothèse même qui devait être plus tard le sens défini par l'Église. Et, là, dans les Senlences, en cet article qui correspond à l'article de la Somme que nous commentons, saint Thomas dit expressément que, même en ce sens, on ne pouvait admettre la sanctifica-: tien de Marie. La raison qu'il en donne est précisément la même raison qu'il donne dans l'article de la Somme pour con^ dure qu'en effet ce n'est qu'après l'animation, que la glorieuse Vierge a pu êlre sanclifiée. Si ce n'élail pas après, si c'était même au moment de l'animation, en telle sorte que Marie, existant dans son âme et dans son corps, n'eût jamais, non

Q. XXVII. DE LA SANCTIFICATION Dlî LA BIENHEUREUSE VIERGE. 10

pas même un instant, encouru la tache ou la coulpe originelle, il s'ensuivrait qu'elle n'aurait pas eu besoin de rédemption. Et c'est chose inadmissible. « Car le Christ a ceci de tout à fait propre, dans le genre humain, qu'il n'ait pas besoin de Ré- demption, parce qu'il est notre tête ou notre chef; mais à tous les autres il convient d'être rachetés par Lui. Or cela ne pour- rait pas être, si une autre âme se trouvait qui n'aurait jamais été infectée de la tache originelle. D'oij il suit que cela n'a été accordé ni à la bienheureuse Vierge ni à aucun autre en dehors du Christ )>.

Aucun doute ne saurait donc rester sur la pensée de saint Thomas, en ce qui est du point qui nous occupe. Il a conclu que la glorieuse Vierge n'avait pas été sanctifiée avant son animation : non seulement en ce sens qu'elle ne l'avait pas été avant que son âme raisonnable fût unie à son corps, ce que l'Église elle-même a maintenu dans son explication du dogme de l'Immaculée-Conceplion, et ce qui est d'ailleurs évi- dent pour la raison théologique saine; mais encore en ce sens qu'elle n'a pu l'être qu'après son animation, excluant de sa pensée qu'elle ait pu l'être à l'instant de l'animation, par mode de préservation : pour cette raison foncière, qu'il fallait qu'elle eût été rachetée par le Christ, et qu'elle ne l'aurait pas été, si elle n'avait, à un moment donné de son être, encouru la tache du péché originel.

C'est ici, à ce point précis, qu'il nous semble que nous ne saurions Irop admirer la conduite de la divine Providence. Il eût suffi d'une simple distinction introduite dans l'argumen- tation de saint Thomas, pour amener le saint Docteur à con- clure dans le sens que l'Église devait définir plus tard. La ma- jeure de son argument est, en effet, indiscutable, et l'Église, dans la définition du dogme, a eu soin de la rappeler expres- sément; c'est à savoir que tout être humain, à la seule excep- tion du Christ, et, par conséquent, la glorieuse Vierge Marie elle-même, est soumis à la nécessité de la rédemption. L'argu- ment ajoutait : Or, quiconque est soumis à la nécessité de la rédemption a encouru, ne serait-ce qu'un instant, la tache du péché originel. Cette proposition n'est plus vraie dans un sens

l6 SOMME THÉOLOGIQUK.

absolu. Car, même sans encourir la tache du péché originel, il se pourra qu'on tombe sous la nécessité de la rédemption : tel, précisément, le cas de la bienheureuse Vierge, qui aurait du contracter le péché originel, en laison de sa naissance, par voie de génération naturelle, d'Adam pécheur, mais qui, par une application plus parfaite des mérites de la rédemption, se trouve avoir été préservée de toute souillure du péché.

Ainsi donc, mise en forme rigoureuse de syllogisme, l'argu- mentation de saint Thomas était la suivante :

Quiconque a été racheté par le Christ a contracté le péché originel.

Or, la bienheureuse Vierge a été rachetée par 1^ Christ.

Donc la bienheureuse Vierge a contracté le péché originel.

Dans cet argument, la majeure devait être distinguée comme il suit : Quiconque a été racheté par le Christ, d'une rédemp- tion ciirative, a contracté le péché originel; c'est vrai; mais, si quelqu'un se trouve avoir été racheté par le Christ d'une ré- demption préventive, il ne sera point nécessaire que ce quel- qu'un ait contracté, en fait, le péché originel : il aura suffi qu'il eût le contracter. La mineure devait se distinguer dans le même sens : Or, la bienheureuse Vierge a été ra- chetée par le Christ : d'une rédemption préventive; non d'une rédemption curative. Et, alors, dans la conclusion, nous n'avions plus que la bienheureuse Vierge a contracté le péché originel ; mais, simplement, qu'elle eût le contracter, sans cette application plus parfaite et plus sublime des méri- tes de la rédemption.

Et c'est exactement ce que l'Église a défini; selon que « la bienheureuse Vierge Marie, dans le premier instant de sa con- ception, a été, par une grâce et un privilège unique du Dieu Tout-Puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ le Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure de la faute originelle », « et, par là-même, rachetée d'un mode de rédemption plus sublime ».

On le voit : une simple distinction, qui, d'ailleurs, semblait devoir se présenter d'elle-même à l'esprit, introduite dans l'ar- gumentation de .saint Thomas, dont la raison foncière, portant

Q. XXVIf. DE LA SANCTM-ICATION DE LA BIENHEUREUSP: VIERGE. I7

sur la nécessité pour tous d'être rachetés par le Christ, devait être confirmée par la définition même du dogme de l'Immacu- lée-Conception, aurait amené le saint Docteur a formuler ex- pressément ce dogme tel que l'Église l'a défini. Gomment se fait-il que cette distinction ne soit pas venue à l'esprit de saint Thomas, et que, par suite, il ait, sur ce point, donné un en- seignement qui devait retarder de plusieurs siècles la posses- sion pleinement consciente de la vérité dans l'Église catholique? C'est, croyons-nous, par un dessein spécial de la miséricorde de Dieu, qui voulait réserver, comme remède souverain aux erreurs et aux maux de nos jours, la définition solennelle du dogme de l'Immaculée-Conception et les merveilles de Lour- des, où la Vierge elle-même se manifesterait sous ce nom. Si, en effet, saint Thomas avait expressément enseigné la vérité sur ce point, tout fait supposer que le dogme eût été défini au concile de Trente.

Les objections du présent article de la Somme voulaient prouver, il nous en souvient, que la bienheureuse Vierge avait été sanctifiée avant l'animation, proposition qui ne peut être soutenue, ainsi que nous l'avous vu au corps de l'article. Il s'agit maintenant de répondre aux objections.

Uad prlmum explique le texte emprunté au livre de Jérémic le Seigneur, parlant au prophète lui-même, dit qu'il /'« connu avant de le former dans le sein de sa mère. « Le Seigneur dit avoir connu Jérémie avant sa formation dans le sein de sa mère, de la connaissance de la prédestination ; mais », dans la suite du même texte, « Il dit l'avoir sanctifié avant qu'il sortît du sein de sa mère, et non plus avant qu'il l'eût formé dans le sein de sa mère. Quant au texte de saint Ambroise',

I. Nous en étions de noire commentaire, quand l'obéissance nous a appelé de Rome à Saint-Maximin pour y venir prendre la direction des études dans notre collège ou Sludiuin générale de la Province de Toulouse, qu'il s'agissait de réorganiser. Nous permellra-l-on de faiie ici un rappro- chement, si parva Ucel coinponere maynis. Cajétan, le grand commentateur de la Somme théoloyique, arrive à l'article- ii de la question 7. dans celte même Troisième Partie de la Somme que nous commentons, écrivait ces lignes : « Pour ne pas manquer à la grâce divine, il est juste que nous poursuivions l'ouvrage commencé; el plus la grâce de Dieu et de Notre

WI. La Rédemption. 2

l8 SOMME ÏHKOLOGIQUF.

disant qu'en saint Jean-Baptiste n'était pas encore l'esprit de la vie, alors qu'il avait déjà l'Esprit de la grâce, on ne doit pas l'entendre selon que l'esprit de la vie désigne l'âme qui vi- vifie, mais selon qu'on appelle esprit ou soutïle l'air extérieur que Ton respire. On peut dire aussi qu'il n'y avait pas encore en lui l'esprit de la vie, c'est-à-dire l'âme, quant à ses opéra- lions apparentes et complètes ».

Vad secandam, revenant sur la grande raison du corps de l'article, déclare que «si jamais l'âme de la bienheureuse Vierge n'avait été souillée par la contagion du péché originel, cela dérogerait à la dignité du Christ selon laquelle 11 est le Sau- veur universel de tous. Et c'est pourquoi, au-dessous du Christ, qui n'a pas eu besoin d'être sauvé, comme étant le Sauveur universel, la pureté de la bienheureuse Vierge a été la plus grande. Le Christ, en effet, n'a, en aucune manière, contracté le péché originel, mais il a été saint dans sa concep- tion même, selon cette parole de saint Luc, ch. i (v. 35) : Le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé Fils de Dieu. Quant à

Très Saint-Père, le Souverain Pontife Léon X m'élevant à la dignité cardi- nalice, a été abondante, plus je dois scruter et mettre en lumière les mys- tères de Jésus-Christ et les sacrements de l'Église. Donc, en cette même année, du salut l'année mille cinq cent dix-septième, et de mon âge l'année neuvième au-dessus de la quarantième, poursuivant, au douzième jour de mon cardinalat qui est en même temps le douzième jour du mois de juillet, l'ouvrage commencé, nous venons au litre de cet article onze. » Nous aussi, voulant ne pas manquer à la grâce de Dieu, nous poursuivrons l'ouvrage commencé. Et plus la grâce de Dieu me ramenant en France au- près des reliques de la grande privilégiée de Jésus, dans ce couvent de Saint-Maximin, vrai berceau de ma vie religieuse, j'avais le bonheur, il y a trente-trois ans, de faire ma première profession, a été abondante, consacrée par la grande parole de notre Très Saint-Père le Pape Benoit XV, me bénissant la veille de mon départ de Rome, avec ces mots de nos Saints Livres : Vir ohediens loquetur victorias, plus je dois scruter et metti'e en lumière les mystères de Jésus-Christ et les sacrements de l'Église. Donc en cette même année, du salut l'année dix-neuf cent vingtième, de mon âge l'année quatrième au-dessus de la cinquantième, poursuivant, au dou- zième jour de mon obédience m'envoyant ici, qui est en même temps le douzième jour du mois de novembre, l'ouvrage commencé, nous repre- nons notre travail nous l'avions laissé, la veille de cette obédience, à Rome. Que nos lecteurs, qui veulent bien s'intéresser à ce travail, con- tinuent à nous aider de leurs prières, afin que soutenus par le secours de Dieu, nous puissions le mener à bonne fin.

Q. XXVH. DR LA SA^CTIFICATIO^' DE LA BIENHEUUEUSE VIERGE. IQ

la bienheureuse Vierge, elle a, il est vrai, contracté le péché originel; mais elle en a été purifiée avant sa naissance du sein nnaternel. Et c'est ce qui est signifié da'ns le livre de Job, ch. ni (v. 9), oij il est dit de la nuit du péché originel : Quelle alteiide la lumière (c'est-à-dire le Christ), el quelle ne la voie pas (car rien de souillé n'esl entré en elle, comme il est dit, au livre de la Sagesse, ch. vu, v. 25), ni non plus le lever de Cau- rore qui paraît, savoir la bienheureuse Vierge, qui, à son le- ver » ou à sa sortie du sein maternel, « a été pure du péché originel ». Rien n'est plus clair que cette réponse pour nous marquer la pensée de saint Thomas. Il est d'avis qu'on ac- corde à la Très Sainte Vierge tout ce qu'on pourra lui accorder, en fait de pureté et de sainteté; mais en deçà du Christ. Or, il considère, ce qui est vrai, comme absolument propre au Christ, qu'il n'ait pas eu besoin de rédemption. Et il en conclut que Lui seul a été exempt de toute souillure au moment même de sa conception. Quant à la bienheureuse Vierge, parce qu'elle a être sauvée et rachetée, elle a donc contracté la souillure du péché originel, et, par suite, on ne peut pas dire qu'elle ait été pure de ce péché au moment même de sa conception ; mais elle en aura été purifiée avant sa sortie du sein de sa mère. Nous savons maintenant que le besoin de rédemption pour la Vierge Marie n'implique pas qu'elle ait contracté la souillure du péché originel; car il a suffi, pour cela, qu'elle fût dans la nécessité de contracter ce péché, en raison de sa venue d'Adam pécheur par voie de génération naturelle : tandis que le Christ, précisément parce que sa conception était due à l'action seule de l'Esprit-Saint, était complètement en dehors de la loi entraînant la transmission du péché originel. D'où il suit que la prééminence du Christ et sa dignité de Rédempteur ou de Sauveur universel, étant le seul qui n'ait pas besoin de rédemption, demeure entière- ment sauvegardé, même en accordant à la Très Sainte Vierge ce degré transcendant de pureté et de sainteté qui l'aura soustraite à toute souillure du péché originel : il aura suffi qu'elle eût contracter ce péché; il n'était pas nécessaire qu'elle le contractât de fait, même un seul instant, pour en

20 SOMME TIIEOLOGIQLR.

être purifiée tout de suite après : jamais, non pas même un seul instant, elle n'a connu celle souillure.

L'ad Icrlium répond à l'objection qui portait sur ce que l'Église romaine s'abstenait de célébrer la fête de la Concep- tion de la bienheureuse Vierge. « Sans doute, dit saint Tho- mas, l'Église romaine s'abstient de célébrer la Conception de la bienheureuse Vierge ; mais elle tolère cependant la coutume de certaines églises qui célèbrent cette fête. Et, par suite, cette célébration ne doit pas être totalement réprouvée. Toutefois, il n'est pas donné à entendre, par cette fête de la Conception » de Marie, « que la bienheureuse Vierge aura été sainte dans sa conception », surtout dans sa première conceptioUi, ou concep- tion active, d'oiî l'objection voulait conclure qu'elle aurait été sanctifiée avant son animation. « Mais, parce que l'on ignore en quel temps elle aura été sanctifiée, on célèbre la fête de sa sanctification, plutôt que celle de sa conception, au jour de sa conception ». Cette réponse de saint Thomas demeure vraie en partie. L'Église a expliqué, en effet, que la sainteté de la conception ou l'Immaculée-Conception de Marie devait.s'en- tendre en ce sens qu'au moment son âme a été créée par Dieu et unie au corps qu'elle devait animer, cette âme a été revêtue de la grâce et tenue entièrement à l'abri de la souil- lure du péché originel. Or, nous ignorons le moment s'est faite cette animation, qu'on appelle parfois du nom de concep- tion passive. Et c'est pourquoi, voulant fêter l'absolue pureté de Marie à ce moment, on l'a rapportée au jour même de la conception active.

L'«d quarlum explique qu'd il est une double sanctification. - L'une est celle de la nature » humaine » tout entière, se- lon que toute la nature humaine est libérée de toute corrup- tion de coulpe et de peine. Elle aura lieu au jour de la résur- rection, — L'autre est la sanctification personnelle. Cette sanctification ne passe pas à l'enfant qui vient par voie de gé- nération charnelle; parce qu'elle ne regarde pas la chair, mais l'esprit » : dans cette sanctification, en effet, la chair n'est pas souslraile aux conséquences du pécbé du premier homme; la sanclificalion ne porte que sur l'âme, qui se trouve

Q. XXVII. DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. '2 1

rétablie dans l'état de grâce, elle participe la rédemption de Jésus-Christ, quant à ses premiers fruits essentiels, qui sont de pouvoir, sur cette terre, imiter les vertus dont Jésus- Christ nous a donné l'exemple, et, dans la mesure l'on est ainsi uni à Jésus-Christ, d'être admis à partager sa gloire, tout de suite après la mort, sans que ni le foyer de la concu- piscence soit totalement éteint dans cette vie, ni que l'âme puisse communiquer, au corps dont elle demeure séparée après la mort, le trop-plein de sa gloire dans le ciel. (( Il suit de » que la sanclificalion personnelle des parents de la Très Sainte Vierge Marie n'emportait point, par elle-même, comme le voulait l'objection, que la Vierge Marie dut être exempte de tout péché dans sa conception. Par conséquent, « bien que les parents de la bienheureuse Vierge fussent purifiés du pé- ché originel, toutefois la bienheureuse Vierge » aurait pu contractei", comme nous, le péché oiiginel et aurait même le contracter, (( ayant été conçue selon la concupiscence de la chair et de l'union de l'homme et de la femme », si, par le privilège unique de son Immaculée-Conception, elle n'avait été prévenue de la grâce de la rédemption qui l'empêcha de contracter, en fait, la souillure de ce péché. Saint Thomas dit, même, toujours en raison de ce qu'il n'a considéré que la ré- demption curative et que la pensée de la rédemption préven- tive n'a point frappé son esprit, que u la bienheureuse Vierge a contracté le péché originel » ; et il appuie la doctrine qu'il vient d'exposer dans cet ad quarlum, doctrine qui, en effet, ne saurait être mise en doute, quant à la nécessité, pour tous, de contracter le péché originel hors le cas unique du privilège de l'Immaculée-Conceplion, bien que les parents desquels on naît aient été déjà personnellement sanctifiés, d'un texte formel de « saint Augustin », qui « dit, au livre Des noces et de la concupiscence (liv. I, cli. xii) : Tout ce qui naît de l'union conjugale est une chair de péché » .

La raison théologique a pu hésiter et a longtemps hésité, même dans la personne de ses représentants les plus autorisés, tels que saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, le bienheu-

2 2 SOMME THEOLOGIQUE.

reux Albert-le-Grand, et, avant eux, saint Bernard, sur la dé- termination du moment la Très Sainte Vierge Marie avait être sanctifiée. Pour ces admirables génies, qui étaient en même temps de si grands saints, il fallait, par-dessus tout, éviter l'écueil, il semble bien que certains esprits allaient se briser, de soustraire la bienheureuse Vierge Marie à la né- cessité de l'universelle rédemption par le Christ son divin Fils. Et dans le zèle qu'ils apportèrent à maintenir cette vérité essentielle, ils ne crurent pas qu'il fût possible d'accorder à Marie un privilège ou plutôt une prérogative qui paraissait ne plus s'harmoniser avec la dignité du Christ, Rédempteur uni- versel de tous ceux qui viennent, par voie de génération natu- relle, d'Adam pécheur. C'est pour cela que tout en voulant que la Très Sainte Vierge eût été sanctifiée avant sa naissance et même le plutôt possible en remontant jusqu'au premier moment de son être par l'union de son âme à son corps, ils ne pouvaient admettre qu'elle eût été entièrement exempte de la souillure originelle; mais qu'elle avait dn, au moins un ins- tant, être sujette à cette souillure. La définition solennelle du dogme de l'Immaculée-Conception a pour jamais fixé la pensée catholique sur ce grand point de doctrine. Nous savons main- tenant que la bienheureuse Vierge Marie n'a jamais connu, non pas même un instant, la souillure du péché originel, son âme ayant été revêtue de la grâce dès le premier instant de son être et au moment même sortie des mains de Dieu elle était unie au corps qu'elle devait animei". Et, cependant, elle n'a pas été soustraite à la rédemption du Christ, parce que, si elle n'a pas connu la souillure du péché originel et si elle n'a point contracté ce péché en fait, au point d'avoir besoin d'en être purifiée, sa venue d'Adam pécheur par voie de génération naturelle entraînait pour elle l'obligation d'être, comme nous tous, sous le coup de cette souillure, et elle l'aurait contractée comme nous, si, par un privilège unique, Dieu ne l'en avait préservée en lui aj)pli(juant à l'avance les mérites de son divin Fils. C'est le vrai sens du -debUam peccati ou de la dette du* péché, qu'il faut garder, même pour la Très Sainte Vierge .Marie; bien que les théologiens semblent parfois n'être point

Q. XXVrr. DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGp;. 23

pleinement d'accord sur sa nature. Ils se divisent, en effet, les uns parlant d'un debitam proximum, quMls disent nécessaire ; et les autres n'exigeant que ce qu'ils appellent du nom de debi- tam remofum. Par debitam proximam, il faudrait entendre cette nécessité qui ferait la Très Sainte Vierge, comme nous, fille d'un Père pécheur. Adam eût été responsable pour elle comme pour nous : elle eût été incluse comme nous dans l'arrêt condam- nant toute la postérité d'Adam ; comme nous, elle aurait pé- ché en Adam. Avec le debitam remotam, la Très Sainte Vierge n'aurait pas péché en Adam : elle n'eût pas été incluse dans la responsabilité universelle d'Adam et dans l'arrêt condamnant toute sa postérité; mais, seulement, elle aurait l'être, et, par privilège, en vue des mérites de .fésus-Ghrist, Dieu l'en aurait exemptée. Ces explications reposent sur une manière d'entendre la participation, pour chacun de nous, au péché d'Adam, qui ne répond pas, nous l'avons établi longuement plus haut (cf. i''-2''% q. 8i-83), à la vraie pensée de saint Tho- mas. Pour saint Thomas, la participation au péché d'Adam consiste en ceci que, par un mouvement de génération parti de lui et arrivé jusqu'à nous, Adam nous communique une nature coupablement dépouillée par lui de la justice origi- nelle. La nature humaine a-t-elle été communiquée à la Très Sainte Vierge de cette façon-là P Oui, sauf qu'en elle, par un privilège unique et en raison des mérites de son divin Fils que Dieu lui appliquait par avance, la nature humaine, qui devait, comme pour chacun de nous, être dépouillée de la grâce .sanctifiante, ne l'a pas été. Au moment précis le corps de la Très Sainte Vierge, suffîsamment formé par la vertu géné- rative venue sans interruption d'Adam pécheur, exigea l'infu- sion d'une âme raisonnable, qui, s'unissant à lui, allait cons- tituer une nouvelle personnalité de la nature humaine, à ce moment la nature humaine de Marie allait ^e constituer comme pour chacun de nous, en vertu du mouvement géné- rateur venu d'Adam, et, par suite, aurait entraîner, comme pour nous, la privation, dans l'âme de Marie, de la grâce sanc- tifiante, privation qui constitue précisément le péché originel, Dieu, par privilège et en considération des mérites de Jésus-

24 SOMME THEOLOGIQUE.

Christ, appliqués par mode de rédemption préventive, arrêta l'effet désastreux de ce mouvement et ne permit point que la nature humaine de Marie fût une nature de péché. L'âme rai- sonnable qui vint informer ce corps et qui aurait du être pri- vée de la grâce à cause de ce corps, arriva, au contraire, pleine de grâce et chassa de ce corps, au moment même il deve- nait le corps de Marie, toute relation à l'infection du péché. Telle est la stricte vérité Ihéologique sur le debiluni peccntl de la Très Sainte Vierge Marie. Et l'on voit, dès lors, en quel sens il peut être vrai de dire que la Très Sainte Vierge est fille d'Adam pécheur et qu'elle ne l'est pas; qu'elle n'a pas péché eu Adam et qu'elle a péché en lui; qu'elle a été incluse dans l'universelle responsabilité d'Adam et qu'elle ne l'a pas été; qu'elle a été soustraite ou non à l'arrêt qui condamnait toute la postérité du premier homme : ces diverses expressions n'ont de sens qu'entendues par rapport au mouvement générateur venu d'Adam et qui portail, de soi, pour la Vierge Marie, comme pour nous tous, une nature de péché en traînant la pri- vation de la grâce, si Dieu, par un privilège unique et en vue des mérites de Jésus-Christ appliqués par avance, n'avait or- donné que celte nature, ainsi communiquée à Marie, bénéficie- rait de la rédemption d'une manière plus sublime et serait, dès le premier instant elle se trouverait constituée, revêtue de la grâce sanctifiante, en dehors, par conséquent, de toute souillure du péché.

C'est donc dès le premier instant de son être, ou quand son âme a été unie à son corps pour constituer sa personne, que la Très Sainte Vierge Marie a été sanctifiée. Il nous faut maintenant étudier les effets de celle sanctification en Marie. Et, d'abord, ces effets par rapport à l'exclusion du mal (art. 3, V); secondement, par rapport à la collation du bien (art. 5). Pour ce qui est de l'exclusion du mal, il y a à considérer le foyer du péché ; et puis, le péché lui-même; la Très Sainte Vierge a-t-elle été préservée du foyer du péché (art. 3); a-t-elle été prémunie contre tout péché à venir (art. /|). L'étude du premier point va faire l'objet de l'article qui suit.

Q. XXVII. DIÎ LV SANCTIFICATION DE LA BIEMIKUUliUSi!: VIERGE. 20

Article III. Si la bienheureuse Vierge a été purifiée du foyer de péché ?

Trois objections veulent prouver que « la bienheureuse Vierge n'a pas été purifiée de l'infection du Jonies ou du foyer de péché », que nous portons tous, en nous, du seul fait de notre naissance d'Adam pécheur. La première dit que « comme le fo-nes ou le foyer de péché, qui consiste dans la rébellion des puissances inférieures à l'endroit de la raison, est la peine du péché originel, de même aussi sont la peine du péché originel la mort et les autres pénalités corporelles. Or, la bienheureuse Vierge a été soumise à ces pénalités. Donc le fouies aussi, ou le foyer de péché n'a pas été totalement éloigné d'elle ». La seconde objection apporte le texte fameux de l'Apôtre saint Paul, « dans la seconde épître aux Corinthiens, ch. XII (v. 9) I) « il est dit : La vertu trouve sa perjeclion dans Cinfirniilé ; et il parle de l'inlirmité du foines » ou de la rébellion des puissances inférieures, « selon laquelle il subis- sait Caiguillon de la chair (v. 7). Or, rien de ce qui appartient à la perfection de la vertu n'a être soustrait à la bienheu- reuse Vierge » (on remarquera, au passage, ce beau principe de Mariologie, en S. Thomas), u Donc \e Jbnies ou le foyer de péché n'a pas être totalement enlevé à la bienheureuse Vierge ». La troisième objection en appelle à « saint Jean Damascène », qui « dit (au livre III, ch. 11), que dans la bien- heureuse Vierge survint CEspril-Saifd qui la- purifia, avant la conception du Fils de Dieu. Or, ceci ne peut s'entendre que de la purification du foines ou du foyer de péché ; car elle n'a point commis de péché » actuel, « comme le dit saint Augus- tin, au livre De la nature et de lu grâce (ch. xxxvi) », et elle élait déjà purifiée du péché originel, depuis le premier instant de son être. « Donc, par la sanctification » dont elle fat grati- fiée « dès le sein de sa mère, elle ne fut point purifiée du /ornes ou du foyer de péché ».

20 SOMME THÉOLOGIQUE.

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit au Cantique des cantiques, ch. iv (v. 7) : Vous êtes toute belle, ma bien- aimée, et il n'est pas de tache en vous. Or, \e fomes appartient à la tache du péché, du moins pour la chair. Donc, dans la bienheureuse Vierge, \e J ornes n'a pas été ». Ceci doit s'en- tendre, pour saint Thomas, après la sanctification. Et puisque, nous le savons maintenant, la sanctification a eu lieu dès le premier instant de l'être personnel de Marie, il s'ensuit que jamais, en Marie, il n'y a eu le fomes.

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « sur le point dont il s'agit, il y a diverses opinions. Quelques-uns, en effet, ont dit que dans la sanctification même de la bienheu- reuse Vierge, dont elle fut sanctifiée dans le sein de sa mère », et que nous savons maintenant avoir été l'infusion de la grâce sanctifiante à l'instant même son âme était unie à son corps pour constituer son être personnel, u le fomes ou le foyer de péché lui fut totalement enlevé. D'autres disent que le fomes demeura, en tant qu'il fait difficulté pour le bien, mais qu'il fut enlevé selon qu'il cause une pente au mal. D'autres disent que ]e Jomes fut enlevé selon qu'il se rattache à la corruption de la personne, ou en tant qu'il porte au mal et fait difriculté pour le bien; mais qu'il demeura cependant en tant qu'il appartient à la corruption de la nature, ou qu'il est la cause de la transmission du péché originel aux enfants. D'autres, enfin, disent que dans cette première sanctification \e Jomes demeura selon son essence, mais qu'il fut lié; et que dans la conception du Fils de Dieu » en Marie « il fut totale- ment enlevé.

« Pour avoir l'intelligence de tout cela », ajoute saint Tho- mas, « il faut considérer que le Jomes n'est pas autre chose que la concupiscence désordonnée de l'appétit sensible; mais habituelle : car la concupiscence actuelle est le mouvement de péché » ou l'acte même peccamineux, à tout le moins comme péché de la sensualité, ainsi que nous l'avons expli- qué dans la Prima Secundae, q. 7^1, art. o. « D'autre part, la concupiscence de la sensualité est dite désordonnée, en tant qu'elle répugne à la raison, ce qui se fait en tant qu'elle in-

Q. XXVII. DE LA SANCTIFICATION DR LA BIEKHEUUi: USE VIERGE. 27

cline au mal ou qu'elle cause difTiculté pour le bien. Il suit de qu'il appartient à la raison même Anfomes, qu'il incline au mal ou fait difficulté dans le bien. Par l'on voit qu'af- firmer que le /ornes serait demeuré dans la bienheureuse Vierge sans incliner au mal », au sens d'inclination habituelle, ainsi qu'il a été dit, « c'est affirmer deux choses opposées. Pareillement, aussi, il semble qu'il y a opposition impliquée à dire que \e Jomes serait demeuré en tant qu'il se rattache à la corruption de la nature mais non en tant qu'il se rattache à la corruption de la personne. Car, selon saint Âugusiin, au livre Des noces et de la concupiscence (livre I, ch. xxiv), c'est la pas- sion » (au sens spécial de ce mot dans les choses de la concu- piscence, en latin libido, d'oîi le mot français libidineux) « qui transmet le péché originel à l'enfant. Et la passion » (au sens que nous venons de dire) a implique la concupiscence désor- donnée 1) ou l'inclination de révolte dans l'appétit sensible « qui n'est point totalement soumise à la raison. Si donc le Jomes était totalement enlevé en tant qu'il appartient à la cor- ruption de la personne, il ne pourrait pas demeurer en tant qu'il appartient à la corruption de la nature.

« Par conséquent, il demeure que nous disions : ou bien que le /ornes aura été totalement enlevé pour la bienheureuse Vierge par la première sanctification; ou bien qu'il aura été lié. L'on pourrait, en effet, entendre que le fonies fut tota- lement enlevé, en ce sens qu'il aurait été accordé à la bien- heureuse Vierge, en vertu de la surabondance de la grâce des- cendue en elle, que la disposition des puissances de l'âme en elle serait telle que les puissances inférieures ne se mouvraient jamais sans le jugement de la raison : comme il a été dit (q. i5, art. 2), que la chose fut dans le Christ, en qui il est certain que le /ornes du péché n'a pas été; et comme la chose fut en Adam, avant le péché, par la justice originelle : de telle sorte que, sur ce point, la grâce de la sanctification dans la bienheureuse Vierge eut la vertu de la justice originelle. Et bien que cette affirmation semble appartenir à la dignité de la Vierge Mère, toutefois elle déroge en quelque chose à la di- gnité du Christ, sans la vertu de qui nul n'a pu être libéré de

20 SOMME THEOLOGIQUE.

la première condamnation. Et bien que, par la foi du Christ, quelques-uns, avant l'Incarnation du Christ, aient été libérés, selon l'esprit, de cette condamnation, cependant que quelqu'un en ait été libéré selon la chair, il ne semble pas que cela ait être fait si ce n'est après son Incarnation, dans laquelle dut apparaître d'abord l'exemption de la condamnation. Et c'est pourquoi, de même qu'avant l'immortalité de la chair du Christ ressuscité nul n'a obtenu l'immortalité de la chair, de même aussi il semble ne pas convenir de dire qu'avant la chair du Christ dans laquelle il n'y eut aucun péché, la chair delà Vierge, sa mère, ou de tout autre, ait été sans \c Jomes , qui est appelé la loi du péché ou des membres {aux Romains, ch. VII, V. 23, 25).

« Par conséquent, il semble mieux de dire que par la sanc- tification dans le sein de sa mère, ne fut pas enlevé à la Vierge le /ornes selon son essence, mais qu'il demeura lié : non par un acte de sa raison, comme il arrive dans les saints person- nages, parce que la Vierge n'eut pas tout de suite l'usage du libre arbitre, existant encore dans le sein de sa mère, ceci étant le privilège spécial du Christ; mais par la grâce sura- bondante qu'elle reçut dans sa sanctification, et aussi, d'une manière plus parfaite, par la Providence divine empêchant tout mouvement désordonné dans sa sensualité » ou dans la partie affective sensible de sa nature. « Plus tard, dans la con- ception même de la chair du Christ, dans laquelle d'abord dut briller l'immunité ou l'exemption du péché, il est à croire que de l'enfant rejaillit sur la mère la disparition totale du Jomes. Et c'est ce qui est signifié dans Ézéchiel, ch. xliii (v. 2), il est dit : Voici; la gloire du Dieu d'Israël enlrail par la voie orienlale, c'est-à-dire par la bienheureuse Vierge, et la terre, c'csl-à dire sa chair, resplendissait de sa majesté, c'est-à-dire du Christ ».

L'on aura remarqué avec quelle prudence et quelle réserve parle saint Thomas dans ce magnifique corps d'article. Il vou- drait accorder à Marie cette belle prérogative de f orne s totale- ment enlevé dès le premier instant de sa sanctification, que nous savons maintenant avoir été le premier instant de son

Q. XXVII. DK LA SANCTIKICATJON DE LA ^IE^HEUH^:US^: VIERGE. '.>.{)

être; et il nous a expliqué de la façon la plus lumineuse con:i- ment on pourrait entendre que celte prérogative aurait été, en effet, accordée à Marie. Mais il se sent arrêté par la grande con- sidération, que nous devons réserver pour la chair du Christ la première manifestation de notre parfaite délivrance ou restau- ration dans l'ordre de la moralité comme dans l'ordre de l'im- mortalité. Celte raison est assurément très forte; et elle est de nature à impressionner vivement. Admettrait-on d'ailleurs la conclusion qu'elle entraîne, qu'on ne serait pas en opposition directe avec le dogme de l'Immaculée-Conceplion. Ce dogme porte directement sur la grâce sanctifiante et sur l'exclusion de la tache du péché originel ; il ne porte pas directement sur le Jomes. Et, de plus, au point de vue de l'effet ou du résultat, lefomesWé ou \e f ornes totalement enlevé revient tout à fait au même; car, dans un cas comme dans l'autre, se trouve ex- clus tout mouvement désordonné. Cependant, du seul fait que le foines dit essentiellement une inclination habituelle et radi- cale, dans la partie sensible de notre être, en opposition avec la raison ou la partie supérieure, tout répugne en nous, sur- tout après la définition du beau privilège de Marie, à laisser ce Jomes, même lié, en la Très Sainte Vierge. Dès l'instant qu'elle n'a jamais eu le péché originel, qu'elle y a été soustraite par privilège, ne faut-il pas que ce privilège s'étende jusqu'aux conséquences du péché originel, surtout jusqu'à ces consé- quences qui ne sont pas seulement une peine, comrrre la faim, la soif, la mort, mais qui ont encore une certaine raison d'in- fection morale. Assurément oui ; nous devons exclure de la Très Sainte Vierge tout foyer de péché et l'exclure totalement, dès le premier instant de son être; puisque aussi bien saint Thomas nous a dit expressément que cette exclusion totale pouvait être admise après la coHception du Christ en Marie. Quant à l'objection tirée ^e la dignité de la chair du Christ, en qui auiait briller d'abord ce fleuron retrouvé de la jus- tice originelle, elle est forte, nous l'avons dit; mais elle n'est pas absolue. Nous avons vu avec quelle extrême réserve saint Thomas lui-même la présentait; il ne pouvait assez multiplier les videtur : il semble. C'est qu'en effet la dignité du Christ peut

3o SOMME TIIÉOLOGIQUE.

aussi être invoquée sous un autre aspect, pour accorder à Marie ce fleuron clans sa couronne. Puisque le Christ devait naître d'elle, ne fallait-il pas qu'avant même la conception du Christ, la chair de Marie fût toute pure? Au surplus, il y avait si près de la chair de Marie à la chair du Christ, même dans l'ordre du temps, qu'à vrai dire l'éclat de la chair de Marie pouvait être pris pour l'éclat même de la chair du Christ : c'était l'aurore du soleil qui allait être là.

Vad pr'unam fait observer que « la mort et les autres péna- lités de même sorte n'inclinent point, de soi, au péché » : elles n'impliquent pas une imperfection dans l'ordre moral, comme \e Jomes ou le foyer de péché. « Et de vient laussi que le Christ, bien qu'il ait pris ces sortes de pénalités, n'a point pris cependant \efomes. Nous dirons donc, pareillement, que, dans la bienheureuse Vierge, afin d'être conforme au Fils qui lui communiquait de sa plénitude de grâce, le fomes fut d'abord lié et ensuite enlevé, mais qu'elle ne fut point libérée de la mort et des autres pénalités de même nature ». Il n'y a, en effet, aucun inconvénient à affirmer que les pénalités du péché originel furent en la Très Sainte Vierge, puisque le Christ Lui- même a voulu les subir; mais, pour le fomes, qui implique- rait une certaine imperfection d'ordre moral, déjà saint Tho- mas voulait que dès la première sanctification de Marie il eût été du moins lié, accordant, du reste, qu'il avait être enlevé au moment de la conception du Christ. Nous avons dit que la dignité de la Vierge, Mère de Dieu, et'son beau privilège de l'Immaculée-Conception demandaient même que ce fomes ait été enlevé totalement dès le premier instant de l'êlre de Marie.

Vad secimdum répond que « l'infirmité de la chair se rat- tachant au Jomes se trouve bien être dans les saints person- nages une occasion de la vertu parfaite; mais elle n'est point une cause sans laquelle la perfection ne puisse pas être pos- sédée. H suffît donc de mettre dans la bienheureuse Vierge la vertu parfaite provenant de l'abondance de la grâce, sans qu'il soit besoin de mettre en elle tout ce qui est une occasion de vertu ».

Vad terlium déclare que <( l'Esprit-Saint produisit en la bien-

Q. XXVH. ^ DE LA SANCTIFIOATION DE LA BIENHEURELSE VIERGE. 3l

heureuse Vierge une double purification », au moment dont parle saint Jean Damascène et qui fut celui de l'Annonciation ou de l'Incarnation du Verbe, u L'utie fut comme une prépa- ration à la conception du Christ. Elle ne consista point dans une exclusion d'impureté de coulpe ou de fomes ; mais en ce que l'Esprit-Saint rendit plus recueilli en Dieu et plus élevé au-dessus de tout le multiple et le divers l'esprit de Marie. C'est ainsi, du reste, que même les anges sont dits être purifiés, alors qu'il n'y a en eux aucune impureté; comme le dit saint Denys au chapitre vi de la Hiérarchie Ecclésiasliqae. L'autre purifica- tion fut celle que l'Esprit-Saint accomplit en Marie par l'entre- mise de la conceplion du Christ qui fut l'œuvre de l'Esprit- Saint. Et c'est alors qu'on peut dire que l'Esprit-Saint purifia totalement du yomes la Vierge Marie ». Nous pouvons le dire aussi du premier moment l'Esprit-Saint combla l'âme de Marie de la surabondance de grâces que nous expliquait saint Thomas lui-même au corps de l'article.

Tout nous porte à affirmer qu'en vertu de son privilège de rimmaculée-Conceplion, la Très Sainte Vierge a été, dès le premier instant de son être, constituée, par la grâce, dans un état, qui, au point de vue de l'harmonie morale, ne le cédait en rien à l'état d'innocence ou de justice originelle. Mais, même dans lélat d'innocence, l'homme pouvait pécher, puis- qu'il péclia en effet. Que penser, à ce sujet, de la Très Sainte Vierge Marie. Devons-nous exclure d'elle absolument tout péché et dire que la sanctification dont elle fut gratifiée dans le sein de sa mère, ou, comme nous le savons maintenant, dès le premier instant de son être, au moment même son âme fut unie à son corps, l'immunisa à tout jamais contre tout péché actuel, soit mortel, soit véniel. C'est ce qu'il nous faut main- tenant considérer ; et tel est l'objet de l'article qui suit.

32 SOMMIi: T H l'O LOGIQUE.

Article IV.

Si par la sanctification dans le sein de sa mère la bienheureuse Vierge a été préservée de tout péché actuel?

Trois objections veulent prouver que « par la sanctification dans le sein de sa mère la bienheureuse Vierge n'a pas été préservée de tout péché actuel ». La première arguë' de la doctrine exposée dans l'arlicle précédent ou de la conclusion que saint Thomas y établissait en partie. Il a été dit, rappelle le saint Docteur, qu'après la première sanctification le Jomes du péché demeura en Marie. Or, le mouvement du Jomes » ou de la concupiscence, « même s'il prévient la raison, est un péché véniel, quoique très léger, comme le dit saint Augus- tin, au Uwedela Trinité ÇSldiHve des, Sentences , liv. II, dist. xxiv) ». (Cf. ce que nous avons dit là-dessus, dans la /«-S"^, q. 7/i, art. 3 ; exposé dont nous trouvons ici, dans le mot de saint Thomas que nous venons de lire la confirmation expresse). « Donc, en la bienheureuse Vierge Marie, a été quelque péché véniel ». La seconde objection cite un texte de « saint Augustin », qui, « dans son livre Des questions du Nouveau et de l'Ancien Tes- tament (q. Lxxiii ; parmi les œuvres de saint Augustin), sur ce texte de saint Luc, ch, 11 (v, 35): Son glaive transpercera votre âme, dit que la bienheureuse Vierge, au moment de la mort du Seigneur, saisie de stupeur, douta. Or, le doute dans la foi est un péché. Donc la bienheureuse Vierge n'a pas été préservée exempte de tout péché ». La troisième objection apporte une série de textes pris dans saint Jean Chrvsostomc, qui, entendus comme ils se présentent, seraient bien défavorables et au sujet desquels saint Thomas aura un mot qu'on ne trouve plus nulle part sous sa plume ou sur ses lèvres, quand il s'agit d'un saint et d'un Père de l'Eglise. « Saint Jean Chrysostome, sur saint Mathieu (hom. XLIV, ou XL\), exposant ce texte (du chapitre xii, v. /j-) : Voici que votre mère et vos Jrères sont dehors qui vous demandent, dit : // est manijesle qu'ils Jaisaient

Q. XXVH. DE LA SANC M FICATIO.N DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. 33

cela uniquement par vaine gloire. Et sur ce mot que nous lisons en saint Jean, ch. ii (v. 3) : Ils n'onl pas de vin », parole qui fut dite par Marie, s'adressant à Jésus pour provoquer son pre- mier miracle, « le même saint Jean Chrysoslome dit (hom. XXI, ou XX) qu elle voulail se montrer agréable aux autres et se faire vfiloir elle-même par son Fils, et peut-être quelle éprouva quelque chose d'humain, comme les Jrères de Jésus quand ils lui disaient : Manifeste-toi donc au monde. Et un peu après il ajoute : Cest qu'elle n'avait pas encore de Lui l'opinion quil Jallait. Or, tout cela est manifestement péché. Donc la bienheureuse Vierge ne fut point préservée de tout péché ».

L'argument sed contra est un beau texte de « saint Augus- tin », qui « dit, au livre De la nature et de la grâce (ch. xxxvi) : Au -sujet de la Sainte Vierge Marie, pour l'honneur du Christ, Je ne veux, en aucune manière, qu'il soit question d'elle, quand il s'agit du péché. Par là, en effet, nous savons qu'il lui a été accordé plus de grâce pour triompher entièrement du péché, qu'elle a mérité de concevoir et d'enfanter Celui dont il est certain qu'il n'a eu aucun péché ». Ce beau texte de saint Augustin, qui résume à lui seul toute la pensée catholique, a été cité pour prouver l'Im- maculée-Conception de Marie. Et, entendu dans un sens pur et simple, il va, en effet, à exclure de la Très Sainte Vierge tout péché sans exception ; par conséquent, même le péché originel. Saint Thomas ne l'apporte ici que pour l'exclusion de tout péché actuel, puisque, à ses yeux, la nécessité de la ré- demption ne permettait pas d'exempter Marie du péché ori- ginel. Nous savons maintenant, par la définition de l'Église, que la nécessité de la rédemption n'entraîne pas celte consé- quence. Et, par suite, nous avons la joie de pouvoir entendre, dans son sens absolu, la raison d'exemption que nous marque saint Augustin dans ce beau texte et que va reproduire saint Thomas dans le magnifique corps d'article que nous allons lire, dont on a pu dire qu'il est la démonstration même de la nécessité du privilège de Marie.

Au début de ce corps d'article, saint Thomas formule un principe qui domine toute l'économie de l'action providentielle, soit dans l'ordre de la nature, soit dans l'ordre de la grâce, et XVI. La Rédemption. 3

3/| SOMME THÉOLOGIQUR.

qui lui permettra, en l'appliquant à Marie, de tirer la conclu- sion qu'il se propose, avec une telle plénitude de lumière que la conséquence de Flmmaculée-Conception s'y trouvera impli- citement comprise. « Ceux-là, fait observer saint Thomas, que Dieu choisit pour quelque chose, Il les prépare et les dispose de telle manière qu'ils se trouvent aptes à ce pour quoi ils sont choisis ; selon cette parole de la seconde Épître aux Corinthiens, ch. m (v. 6) : // nous a faits les dignes ministres du Nouveau Tes- tament. Or », poursuit le saint Docteur, en une parole que rien ne saurait dépasser dans l'ordre des pures créatures, « la bienheureuse Vierge a été choisie, d'un choix divin, pour être Mère de Dieu. Par conséquent, on ne peut mettre en doute que Dieu, par sa grâce, ne l'ait rendue apte à un tel rôle; selon que l'ange s'en ouvrit à elle (S. Luc, ch, i, v. 3o et suiv.) : Vous avez trouvé grâce auprès de Dieu : voici que vous concevrez, etc. D'autre part, elle n'eût pas été mère de Dieu comme il le fallait, si elle avait jamais péché : soit parce que l'honneur des parents rejaillit sur les enfants, selon cette parole des Pro- verbes, ch. XVII (v. 6) : La gloire des enfants est dans leurs pa- rents ; d'où il suit que, par opposition, l'ignominie de la mère rejaillirait sur le Fils; soit aussi parce qu'elle eut une affi- nité singulière au Christ qui prit d'elle la chair; or, il est dit, dans la seconde Épitre aux Corinthiens, ch. vi (v. i5) : Quel rapport y a-t-il du Christ à BéliaU soit enfin parce que le Fils de Dieu, qui est la Sagesse de Dieu (première Épître aux Corinthiens, ch. i, v. 2/i), habita en elle d'une manière toute spéciale, non seulement dans son âme, mais encore dans son sein; or, il est dit, au livre de la Sagesse, ch. 1 (v, 4) : La Sa- gesse n'entrera pas dcms une âme ou se trouve le mal, ni elle n ha- bitera dans un corps soumis au péché. Il suit de qu'il faut avouer purement et simplement que la bienheureuse Vierge n'a commis aucun péché, ni mortel, ni véniel ; de telle sorte que s'est accompli ce qui est dit dans le Ccmtique des cantiques, ch. IV (v. 7) : Vous êtes toutebelle, ma bien-aimée, et il n'est pas de tache en vous ». Comme nous l'avons déjà fait remarquer, cette magnifique argumentation de saint Thomas ne va pas seulement à exclure de Marie tout péché actuel, soit mortel,

Q. XXVtr. DE LA SANCTIFICATION DR LA BIENIlRUnEUSE VIERGE. 35

soit véniel ; elle entraîne aussi nécessairement l'exclusion ab- solue de toute souillure du péché originel : et saint Thomas n'aurait pas hésité à tirer cette conséquence, si Dieu lui avait montré, comme II l'a montré depuis à son Eglise, que la néces- sité de la rédemption pour Marie pouvait être maintenue avec cette exemption. La conclusion du présent corps d'article, précisément parce qu'elle avait été dégagée et affirmée par saint Thomas avec une telle force et une telle netteté, fut insérée par le concile de Trente dans le canon 23 de la session VP. On peut supposer, à la manière dont le même concile réserve la question de l'Immaculée-Gonceplion, quand il traite du péché originel (session V% can. 5), que si le privilège de Marie avait été mis en lumière par saint Thomas comme l'avait été la con- clusion actuelle, le concile l'aurait également définie. Mais Dieu en avait disposé autrement, pour que la définition de ce dogme fût réservée, avec toutes les splendeurs de Lourdes, aux besoins spirituels de nos jours.

Vacl priimiin répond dans le sens de la conclusion de l'arti- cle précédent, il a été dit que jusqu'à la conception du Christ \e Jomes exista en Marie, mais lié. « Dans la bienheu- reuse Vierge Marie, après sa sanctification dans le sein de sa mère, le fomes demeura, mais il demeura lié : de telle sorte qu'il ne s'échappât jamais en un mouvement désordonné pré- venant la raison. Et bien qu'à cet effet agit la grâce de la sanctifi- cation, toutefois elle n'y suffisait point par elle seule; sans quoi, par la vertu de cette grâce, il eût été conféré à Marie qu'aucun mouvement ne pût s'élever dans sa sensualité », ou dans sa partie affective sensible, « avant l'intervention de la raison : et ainsi elle n'aurait pas eu le fomes ; ce qui est contraire à la doctrine précédemment formulée (art. précéd.). Nous dirons donc que ce qui achevait de maintenir lié le fomes, c'était la divine Providence ne permettant pas qu'aucun mouvement dé- sordonné provienne de ce foyer ». Toute difficulté disparaît, si nous admettons, comme nous l'avons établi plus haut, que le privilège de l'Immaculée-Conception entraîna, dès le pre- mier instant de l'être de Marie, l'exclusion absolue du fomes.

Uad secundum fait observer que « cette parole du vieillard

36 SOMME THÉOLOGIQUK.

Siméon », d'où le texte attribué à saint Augustin lirait la no- tion du doute, a été expliquée diversement. ^— » Origène (hom. XVII, sur saint Lac) et d'autres Docteurs (comme Cyrille d'Alexandrie, sur sain l Jean, liv. XII, sur le ch. xix, v, 25; et saint Jean Damascène, livre IV, ch. xiv), l'entendent de la dou- leur que la Très Sainte Vierge éprouva dans la Passion du Christ )). Cette interprétation est la plus obvie et la plus natu- relle. — « Saint Ambroise {sar saint Luc, liv. II), dit que le glaive signifie la prudence de Marie, instruite du mystère de Dieu. La parole de Dieu, en effet, est vivante et pénétrante, plus aiguë qu'aucun glaive si aigu soit-il. D'autres (comme le texte cité dans l'objection) ont entendu, par ce glaive, le doute : que cependant il ne faut pas entendre au sens de l'hésitation dans la foi, mais au sens de l'étonnement ou de l'admiration. Saint Basile dit, en effet, dans sa lettre à Optimus, que la bienheurewie Vierge se tenant au pied de la Croix et considérant toutes choses, après le témoignage de Gabriel, après lejait de VineJJable concep- tion divine, après Vimmense éclat des miracles, hésitait dans son esprit, voyant, d'une part, l'ignominie de la Croix, et, de l'au- tre, les merveilles de son Fils ». Marie hésitait donc, non pas sur l'objet de sa foi, mais sur la manière d'en accorder certains contrastes.

Vad tertium déclare nettement que « dans ces paroles «, que citait l'objection, « saint Jean Chrysostome a dépassé la mesure : in illis verbis Chrysostomus excessil ». Par conséquent, nous n'avons pas à nous y tenir. « Toutefois », reprend aus- sitôt notre admirable saint Thomas, qui, même ici, semble n'avoir dit le mot qu'il vient de dire, qu'à contre-cœur, tant il est plein de respect pour les Pères et les saints Docteurs, « on peut expliquer ces paroles, en leur donnant ce sens, que le Sei- gneur réprima à l'occasion de Marie, non pas un mouvement de vaine gloiie qui se serait élevé en elle, mais ce que les autres auraient pu supposer qui se trouvât en elle »,

Après avoir considéré les effets de la première sanctification de Marie en ce qui louche à l'exclusion du mal ; et nous avons ^u que cette exclusion devait être entendue de la façon la plus

Q. XXVII. DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. 3"]

absolue, écartant jusqu'à l'ombre même d'un mal moral quel- conque; — nous devons maintenant considérer les effets de cette sanctification en ce qui concerne la collation du bien. C'est l'objet de l'article suivant.

Article V.

Si la bienheureuse Vierge, par la sanctification dans le sein de sa mère, a obtenu la plénitude ou la perfection de la grâce?

Trois objections veulent prouver que « la bienheureuse Vierge, par la sanctification dans le sein de sa mère, n'a pas obtenu la plénitude ou la perfection de la grâce ». La première déclare que « cela paraît être le privilège du Christ, selon cette parole de saint. Jean, ch. i (v. i4) : Nous l'avons vu, comme le Fils uni- que venu du Père, plein de grâce et de vérité. Or, les choses qui sont le propre du Christ ne doivent pas être attribuées à quel- que autre. Donc la bienheureuse Vierge n'a pas reçu la pléni- tude de la grâce dans sa sanctification ». La seconde objec- tion dit que « pour ce qui est plein et parfait, il ne reste plus rien à ajouter ; car/e parjait est ce à quoi rien ne manque, comme il est marqué au livre lll des Physiques (ch. vi, n. 8 ; de saint Th., leç. II). Or, la bienheureuse Vierge, dans la suite, reçut une addition de grâce, quand elle conçut le Christ. Il lui fut dit, en effet, comme on le voit en saint Luc, ch. i (v. 35) : L'Esprit- Saint viendra en vous. Pareillement aussi, quand elle fut prise au ciel dans la gloire. Donc il semble qu'elle n'eut pas, dans sa première sanctification, la plénitude de toutes les grâces ». La troisième objection fait observer que « Dieu n'accomplit rien d'inutile, comme il est dit au premier livre du Ciel et du Monde (ch. IV, n. 8; de saint Th., leç. 8). Or, il est certaines grâces que la bienheureuse Vierge aurait eues inutilement, n'en ayant jamais pratiqué l'usage : nous ne lisons pas, en effet, qu'elle ait jamais enseigné, ce qui est l'acte de la sagesse; ou qu'elle ait fait des miracles, ce qui est l'acte de la grâce gratuitement don-

38 SOMME THÉOLOGIQUE.

née. Donc elle n'a pas eu la plénitude de toutes les grâces ».

L'argument sed conlra en appelle à ce que « l'Ange dit à la bienheureuse Vierge : Salut, pleine de grâce (Saint Luc, ch. i, V. 28). Et saint Jérôme expliquant ce mot, dans son sermon de l'Assomption (ou plutôt dans la lettre à Paule et Eustochiani, parmi les œuvres supposées), dit : Oui, vraiment , pleine de grâce : car, aux autres, c'est d'une Jaçon partielle que la grâce est accor- dée; mais, en Marie, la plénitude de la grâce s'est répandue d'un seul coup tout entière ».

Au corps de l'article, saint Thomas évoque, ici encore, un principe lumineux qui va lui permettre de conclure, en faveur de Marie, à la plus entière et la plus parfaite plénitude de toutes les grâces. Plus, nous dit-il, on approche du principe premier, en chaque genre, plus on participe l'effet de ce principe; d'où saint Denys, au chapitre vi de la Hiérarchie céleste, dit que les anges, qui sont plus rapprochés de Dieu, » par leur nature, « participent plus que les hommes aux bontés divines » dans l'ordre naturel. « Or, le Christ est le principe de la grâce : selon la divinité, comme auteur de cette grâce; et, selon l'humanité, par mode d'instrument; ce qui a fait dire à saint Jean, ch. i (v. 17) : La grâce et la vérité a été faite par Jésus-Christ' D'au- tre part, la bienheureuse Vierge a été la plus rapprochée du Christ selon son humanité, puisque c'est d'elle qu'il a pris la nature humaine. Il s'ensuit qu'elle a dû, plus que tous les autres, recevoir du Christ la plénitude de la grâce ».

L'ad primum nous montre les rappoits et les différences qu'il y a entre la plénitude de la grâce que nous attribuons au Christ et celle que nous attribuons à la Très Sainte Vierge. Pour les bien entendre, il nous faut retenir le principe, que « Dieu donne à chacun la grâce selon ce à quoi il est choisi. Et, parce que le Christ, en tant qu'il est homme, a été prédestiné et choisi à cette fin d'être le Fils de Dieu destiné à sanctifier les autres (cf. ép. aux Romains, ch. i, v. 4), H a eu ceci de propre d'avoir une telle plénitude de grâce qu'elle rejaillirait sur tous; selon qu'il est dit en saint Jean, ch. i (v. 16) : De sa plénitude nous avons tous reçu. Quant à la bienheureuse Vierge Marie, elle a obtenu une si grande plénitude de grâce, à être la plus rap-

Q. XXVII. DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUHEUSE VIERGE. Sq

prochée de l'auteur de la grâce : au point qu'elle recevra en elle Celui qui est rempli de toute grâce, et qu'en l'enfantant elle ferait en quelque manière dériver la grâce sur tous ». On aura remarqué la formule employée ici par saint Thomas. Il n'en est pas qui mette en un jour plus précis et plus rigoureu- sement théologique la grande vérité que Dieu a voulu que dans l'ordre de la Rédemption toutes les grâces nous vinssent par Marie : non pas qu'elle-même soit, à proprement parler, la source de toutes les grâces; cette source n'est pas autre que le Christ; mais parce que c'est elle qui a donné au monde celte source, et que, par suite, c'est à elle ou à son action qu'est subordonné, en quelque sorte, son écoulement universel.

Uad secandam explique comment la Très Sainte Vierge a pu grandir et progresser dans la grâce, sans que cela ait nui à la plénitude de la première grâce en elle. Saint Thomas établit une comparaison avec les choses de la nature. « Dans les cho- ses naturelles vient d'abord la perfection de la disposition : telle la matière qui est disposée d'une manière parfaite à recevoir sa forme. Puis, on a la perfection de la forme, qui l'emporte sur la première : c'est ainsi que la chaleur qui provient de la forme du feu est plus parfaite que la chaleur qui disposait à cette forme. Enfin, il y a la perfection du terme : tel le feu, qui a de la manière la plus parfaite toutes ses qualités, quand il se trouve en son lieu », à raisonner dans le sentiment d'Aristote, qui assignait un lieu spécial, dans la nature, à chacun des quatre éléments. ci Pareillement, aussi, pour la bienheureuse Vierge, il y a eu une triple perfection de la grâce. La première, dispo- sitive en quelque sorte, qui la rendait apte à être la mère du Christ; et ce fut la perfection de la sanctification », que nous savons maintenant avoir été sa conception immaculée. « La seconde perfection de la grâce fut en la bienheureuse Vierge par l'effet de la présence du Fils de Dieu incarné dans son sein. La troisième est celle de la fin, qu'elle a dans la gloire. Or, que la seconde perfection l'emporte sur la première, et la troisième sur la seconde, on le voit, d'une première manière, par la libé- ration ou la délivrance du mal : car, d'abord, dans sa sancti- fication, elle fut libérée » ou préservée « de la faute originelle;

4o SOMME THÉOLOGIQGE.

ensuite, dans la conception du Fils de Dieu, elle fut totale- ment purifiée du foines ou du foyer du péché » : nous avons dit que cette purification avait se faire dès la première sanc- tification ; mais nous pouvons garder ici, comme perfection plus grande, une plus grande concentration de toutes les facul- tés de Marie en Dieu, comme nous l'a expliqué saint Thomas lui-même avec saint Jean Damascène; u enfin, dans sa glorifi- cation, elle a été délivrée de toute misère », puisque nous la croyons déjà au ciel en corps et en âme, pleinement glorifiée dans tout son être, comme le Christ son divin Fils. « D'une seconde manière, on le voit pour ce qui est de l'ordre au bien : car, d'abord, dans sa sanctification, elle a reçu la grâce l'incli- nant au bien ; ensuite, dans la conception du Fils de Dieu, a été achevée ou consommée en elle la grâce qui la confirmait dans le bien; el, enfin, dans sa glorification, a été consommée la grâce qui la rendait parfaite dans la fruition de tout bien ». Quelle merveilleuse gradation ; et comme ce dernier mol en montre excellemment le couronnement.

h'ad tertiuin déclare, en une formule magnifique, qu' (( il n'y a pas à mettre en doute que la bienheureuse Vierge n'ait reçu excellemment et le don de sagesse, et la grâce des veitus » ou des miracles, u el aussi la grâce de la prophétie, comme le Christ les a eus. Toutefois, elle n'a pas reçu d'avoir tous les moyens » ou toute la mise en œuvre « de ces grâces et des autres grâces semblables, « comme les a eus le Christ; mais selon qu'il convenait à sa condition. Elle eut, en effet, l'usage du don de sagesse dans l'acte de contempler; selon celte parole de saint Luc, ch. n (v. 19) ; Marie conservait loules ces paroles, les médilanl dans son cœur; mais elle n'eut pas l'usage du don de sagesse quant à l'acte d'enseigner, parce que cela ne convenait pas à son sexe, selon cette parole de la pre- mière Epitre à Timolhée, ch. 11 (v. 12) : Four ce qui est d'ensei- gner, je ne le permets pas à la femme. L'usage des miracles ne lui convenait pas de son vivant; parce qu'en ce temps-là il fallait, par les miracles, confirmer la doctrine du Christ; et c'est pourquoi il ne convenait qu'au seul Christ de faire des miracles, et à ses disciples, qui étaient les poiteurs de sa doc-

Q. XXVir. - DE LA SANCTFFlCATIOxN DE LA BIEMIEUIŒLSE VIERGE. /j I

Irine. Et à cause de cela aussi il est dit de Jean-Baptiste, en saint Jean, cli. x (v. ^i), qu'il ne fît aucun miracle : afin que l'attention de tous se portât sur le Christ ». Cette raison est du plus haut intérêt. Elle nous explique fort hien pourquoi cer- tains aspects du culte, même quand il s'agit de la Très Sainte Vierge, ont pu n'apparaître ou ne se développer que plus lard, dans la suite de la vie de l'Eglise. Saint Thomas termine en déclarant que « Marie eut l'usage de la prophétie, comme on le voit dans le cantique qu'elle fit », au joui' de la Visitation, quand elle répondit à la salutation de sa cousine sainte Elisa- beth, par son divin « Magnificat anima mea Doniinani ».

Il eût été dilïicile de mettre en un plus beau jour la pléni- tude de grâce qui a été conférée à Marie. Elle est si rapprochée de celle du Christ que c'est à peine si elle s'en distingue : ou plutôt elle s'en distingue comme il convenait que ce fût entre la plénitude de Celui qui est la source de toutes les grâces et la plénitude de Celle qui a mérité de porter en elle cette source et de la donner au monde.

Saint Thomas, dans un dernier article, considère la sancti- fication de Marie, qui était tout l'objet de la question présente, en la comparant à la sanctification (|ui a pu être celle de quel- ques autres saints. Il se demande si d'avoir été sanctifiée dans le sein de sa mère, a été, après le Christ Lui-même, une chose tout à fait propre à la Très Sainte Vierge, de telle sorte que nul autre, en dehors d'elle, n'ait été gratifié d'une pareille fa- veur. Voyons tout de suite quelle a été, sur ce dernier point, la pensée de notre saint Docteur.

Article VI.

Si d'avoir été sanctifiée dans le sein de sa mère, après le Christ a été chose propre à la bienheureuse Vierge ?

Trois objections veulent prouver que « d'avoir été sanctifiée dans le sein de sa mère, après le Christ a été chose propre à la

^2 SOMME THÉOLOGIQUE.

bienheureuse Vierge ». La première arguë de ce qu' « il a été dit (art. k) que la raison pour laquelle la bienheureuse Vierge a été sanctifiée dans le sein de sa mère était qu'il fallait qu'elle fût rendue digne d'être la mère de Dieu. Or, ceci lui est tout à fait propre. Donc elle seule a été sanclifiée dans le sein de sa mère ». La seconde objection, supposant bien qu'il s'agif, dans la question posée ici, de Jérémie et de saint Jean-Baptiste, fait observer que « d'autres semblent avoir été plus rapprochés du Christ que ne l'ont été » ces deux saints personnages, « Jérémie et Jean-Baptiste, dont on dit qu'ils ont été sanctifiés dans le sein de leur mère. C'est ainsi que le Christ est dit spécialement fils de David et d'Abraham, en raison de la promesse qui leur avait été faite spécialement louchant le Christ. Isaïe aussi a d'une manière très expresse prophétisé au sujet du Christ. Pareillement, les Apôtres ont vécu avec le Christ. Et, cependant, nul de ceux-là n'est dit avoir été sanctifié dans le sein de sa mère. Donc pour Jérémie, non plus, et pour Jean-Baptiste, il n'y a pas de raison qu'ils aient été sanctifiés dans le sein de leur mère ». La troisième objection cite un texte 011 (( Job a dit, parlant de lui-même, ch. xxxi (v. i8) : Depuis mon enjance, la miséricorde a grandi avec moi ; et elle est sortie du sein de ma mère avec moi. Et, cependant, nous ne di- sons point, pour cela, qu'il ait été sanctifié dans le sein de sa mère. Donc, pareillement, nous ne sommes pas forcés de dire que Jérémie et Jean-Baptiste ont été sanctifiés dans le sein de leur mère ».

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, au sujet de Jé- rémie, dans le livre qui porte son nom, ch. i (v. 5) : Avant que tajusses sorti du sein de la mère, je t'ai sanctifié. Et, au sujet de Jean-Baptiste, il est dit en saint Luc, ch. i (v, i5) : Il sera rem- pli de l" Esprit-Saint , encore dans le sein de sa mère ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « saint Augustin, dans l'Épître « Dardanus (ch. vu), semble parler, comme d'une chose qui est pour lui dans le doute, de la sanc- lilicalion de ces deux saints personnages dans le sein de leur mère. Il se pourrait, en effet, que le tressaillement de Jean dans le sein de sa mère, ainsi s'exprime saint Augustin, yà/ pour si-

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gnijier qu'une si grande chose, savoir qu'une femme était mère de Dieu, serait connu des parents, non qu'elle le fût de l'enfant lui-même. Et, aussi bien, il n'est pas dit, dans l'Évangile, que l'en- fant crût dans le sein de sa mère, mais qu'il tressaillit : or, nous voyons que le tressaillement n'est pas seulement le Jait des enfants, mais qu'il l'est aussi des animaux. Toutefois, il y eut cela d'étrange, ici, que le fait se produisit dans le sein de la mère. Et c'est pour- quoi, comme il arrive pour les miracles, ce fut un effet divin pro- duit dans l'enfant, non un effet divin provenant de r enfant. Quoi- que, du reste, même si l'usage de la raison et de la volonté a été avancé dans cet enfant, au point que même dans le sein de sa mère il ait pu connaître, croire et consentir, choses qui ne sont possibles, pour les autres enfants, qu'avec l'âge, cela aussi doit être rangé parmi les miracles de la divine puissance. Mais, reprend saint Thomas, parce qu'il est dit expressément dans l'Évangile », au sujet de .lean-Baptisle, « que l'enfant serait rempli de l'Esprit- Saint, encore dans le sein de sa mère ; et qu'au sujet de Jérémie il est dit expressément (dans son livre) : Avant que lu sortes du sein maternel, je t'ai sanctifié, il semble que nous devons affir- mer qu'ils ont été sanctifiés dans le sein de leur mère, bien qu'ils n'aient pas eu, dans le sein de leur mère, l'usage du libre arbitre, au sujet duquel saint Augustin pose la question ; pas plus, du reste, que les enfants, qui sont sanctifiés par le bap- tême n'ont tout de suite l'usage du libre arbitre ». Donc, nous pouvons et devons, semble-l-il, affirmer que soit par .lérémie, soit plus encore par Jean-Baptiste, la grâce sanctifiante due à l'action directe de l'Esprit-Saint leur a été accordée encore dans le sein de leur mère.

Mais si nous l'admettons pour eux, « il n'y a pas à croire que d'autres aient été sanctifiés dans le sein de leur mère, sans que l'Écriture en fasse mention. C'est qu'en clïèt, ces sortes de privilèges de la grâce, qui sont conférés à quelques-uns en de- hors de la loi commune, sont ordonnés à l'ulililé des autres, selon cette parole de la première Épitre aux Corinthiens, ch. xii (v. 7) : A chacun est donnée la manifestatian de l'Esprit pour l'uli- lilé : laquelle serait nulle, au sujet de la sanctification de quel- ques-uns dans le sein de leur mère, si la chose n'était pas con-

ai SOMMIÎ ÏHEOLOGIQUE.

nue de l'Eglise ». Que si nous nous demandons pourquoi ces deux saints personnages, Jérémie et Jean-Baptiste, ont été gratifiés de ce privilège, et non pas les autres, « bien que nous ne puissions pas assigner de raison des jugements de Dieu pourquoi II accorde à un tel, et non à un autre, tel don de la grâce, toutefois il semble avoir été convenable que ces deux saints personnages fussent sanctifiés dans le sein de leur mère, pour figurer par avance la sanctification qui devait se faire par le Christ. Cette sanctification, en effet, devait se faire, d'abord, par la Passion du Christ, selon celte parole de l'Épître aux Hébreux, chapitre dernier (v. 12) : Jésus, pour sanclifier, par son sang, son peuple, a souffert hors de la porte » de la ville. « Et cette Passion a été annoncée d'avance, d'une manière très ouverte, par les paroles et les mystères de Jérémie, et aussi figurée d'une manière très expresse par ses souffrances. La sanctification, œuvre du Christ, devait se faire ensuite par le baptême; il est dit, dans la première Épître aux Corinthiens, ch. VI (v. 6) : Vous avez été lavés {hapl'isés) ; vous avez été sanc- tifiés. Or, à ce baptême, Jean prépara les hommes par son bap- tême à lui ».

Vad prinuun répond que la bienheureuse Vieige, qui fut choisie par Dieu pour être sa mère, a obtenu une plus grande grâce de sanctification, que Jean-Baptiste et Jérémie, qui avaient été choisis comme figures spéciales de la sanctification du Christ. Et le signe en est qu'il fut accordé à la bienheureuse Vierge de ne jamais pécher dans la suite, ni mortellement, ni véniellement, tandis qu'à ces autres saints, sanctifiés dans le sein de leur mère, l'on croit qu'il a été accordé de ne point pécher mortellement, la grâce de Dieu les préservant », sans qu'il soit nécessaire d'admettre qu'ils n'ont point péché véniel- lement, et surtout qu'ils n'ont plus rien conservé du Jomes, comme saint Thomas l'a admis pour la Très Sainte Vierge, à partir de la conception du Fils de Dieu en elle. Nous pou- vons même, aujourd'hui, accuser davantage, et sans propor- tion aucune, le privilège de Marie, puisque nous savons que pour elle non seulement il y a eu la sanctification avant de naître;, comme pour Jérémie et Jean-Baptiste, mais la sanctifica-

Q. XXVII. DE LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEURKUSr; Vll'HGE. /|5

tion dès le premier instant de son être, de telle sorte qu'elle n'a jamais élé sous l'empire du péché et du démon : privilège unique, qu'aucun autre des enfants d'Adam n'a connu; et qui a été accordé à la Très Sainte Vierge, précisément à cause de sa dignité de créature unique choisie par Dieu pour être sa mère.

L'ad secLindam dit que a d'autres saints ont pu être plus unis au Christ par rapport à d'autres choses. Mais Jérémie et Jean-Baptiste ont été le plus unis au Christ quant à la figure expresse de sa sanctification, ainsi qu'il a été marqué » (au corps de l'article).

L'ad terliam explique que « la miséricorde dont parle Job ne signifie pas la vertu infuse », provenant de la grâce sancti- fiante et dépendant de la charité, « mais une certaine inclina- tion naturelle à l'acte de cette vertu »..

L'heureuse créature choisie de Dieu pour être la mère de son Fils dans le mystère de son Incarnation devait bien, comme nous tous, appartenir à la race d'Adam pécheur. Elle de- vait même venir de notre commun père par la même voie de génération naturelle qui est celle de nous tous. A ce titre, elle aurait dû, comme nous, contracter la souillure originelle qui nous vient de notre naissance. Mais, d'autre part, il ne se pouvait pas que la mère du Fils de Dieu fût jamais, ne se- rait-ce qu'un inslanl, souillée d'un péché quelconque. Dieu se devait à Lui-même de se choisir une mère toute pure et d'ab- solue sainteté. Pour cela. Il résolut, dans son infinie sagesse, d'appliquer à Marie, par avance, les mérites de la Rédemption. La rachetant d'une rédemption préventive, Il ne permit pas que le péché arrive jusqu'à elle. Il la revêtit de grâce, d'ufte grâce de rédemption qui prévenait le péché, dès le premier instant de son être, au moment même son âme raisonna- ble s'unissait à son corps. Ce fut le privilège de l'Immaculée- Conception. Ce privilège unique, en même temps qu'il excluait de l'âme de Marie, même dans sa partie attective sensible, jus- qu'à l'ombre du péché, rendant, pour elle, tout péché impos- sible, lui conférait, dès ce premier instant, sous forme de don

/|G SOMMR TIIKOLOGIQUE.

habituel, la plénitude de toutes les grâces, au point que tou- tes les grâces qui seraient dans l'âme du Christ comme dans leur source, avaient déjà en Marie et devaient avoir de plus en plus en elle jusqu'au jour de leur épanouissement parfait dans la gloire du ciel, leur reflet le plus immédiat, le plus intense, le plus radieux.

Après la question de sa sanctification ou de son Immaculée- Conception, nous devons considérer, au sujet de la Mère du Christ Rédempteur, sa virginité. C'est l'objet de la question suivante.

(GESTION XXVIII

DE LV VIRGINITE DE L\ VIERE DE DIEU

Cette question comprend quatre articles :

i' Si la Mère de Dieu a été vierge dans la conception du Christ?

Si elle a été vierge dans l'enfantement?

Si elle a été vierge après l'enfantement?

Si elle avait fait le vœu de virginité?

De ces quatre articles, les trois premiers traitent de la virgi- nité de Marie; le quatrième examine si ce fait a été consacré par le vœu. Au sujet du fait de la virginité de Marie, trois aspects essentiels sont à considérer; car, pour être réel, dans le sens absolu du mot, il faut qu'il ait été maintenu : et au mo- ment de la conception du Christ; et au moment de sa nais- sance; et toujours dans la suite. De les trois points exami- nés en chacun des trois premiers articles. Venons, tout de suite, à l'article premier.

Article Premier. Si la Mère de Dieu a été vierge en concevant le Christ?

Nous avons ici cinq objections. Elles veulent prouver que « la Mère de Dieu n'a pas été vierge dans le fait de la concep- tion du Christ ». La première déclare qu' « aucun enfant qui a un père et une mère n'est conçu d'une mère vierge. Or, le Christ n'est pas seulement dit avoir une mère; il est dit aussi avoir un père. Nous lisons, en effet, dans saint Luc, ch. II (v. 33) : Son père et sa mère étaient dans Vétonnemenl et V admiration au sujet des choses qui se disaient de Lui. Et, plus

48 SOM-MD TIIKOLOGIQUI5.

loin, dans le même saint Luc (v. /i8), il est dit : Voici que vo- tre père et moi, pleins de douleur, nous vous cherchions. Donc le Christ n'a pas été conçu d'une Mère vierge ». La seconde objection en appelle à ce que « dans saint Matthieu, ch. i (v. I et suiv.), il est prouvé que le Christ était fils d'Abraham et de David, par ce Fait que Joseph descendait de David. Or, cette preuve paraît être nulle, si Joseph n'est pas le père du Christ. Donc il semble que la Mère du Christ l'a conçu par l'ac- tion de Joseph. Et, dès lors, il ne semble pas qu'elle ait été vierge dans la conception ». La troisième objection apporte le texte de saint Paul, « il est dit, dans l'épître aux Galates, ch. IV (v. /i) : Dieu a envoyé son Fils engendré de la femme. Or, selon le mode ordinaire de parler, on appelle femme, celle qui a été unie à un homme par l'acte du mariage. Donc le Christ n'a pas été conçu d'une Mère vierge ». La quatrième objec- tion dit que « pour les êtres de même espèce, il y a un même mode de génération, attendu que la génération reçoit son es- pèce de son terme, comme aussi tous les autres mouvements. Or, le Christ a été de même espèce avec les autres hommes; selon cette parole de l'Ëpître aux Philippiens, ch. ii (v. 7) : Fait à la ressemblance des hommes, et trouvé extérieurement comme un homme. Puis donc que les autres hommes sont engendrés de l'union de l'homme et de la femme, il semble que le Christ aussi a été engendré d'une semblable manière. Et, par suite, il ne semble pas qu'il ait été conçu d'une Mère vierge ». La cinquième objection, d'ordre encore plus rationnel ou philo- sophique, fait observer que (( toute forme naturelle a une ma^» tière déterminée pour elle en dehors de laquelle elle ne peut pas être. Or, la matière de la forme humaine paraît être l'élé- ment générateur qui vient de l'homme et de la femme. Si donc le corps du Christ n'a pas été conçu de cet élément, il semble qu'il n'est pas un corps humain; ce qui ne saurait être. Donc il semble qu'il n'a pas été conçu d'une Mère vierge ». Nous n'avons pas à insister pour souligner le caractère des objec- tions que vient de se poser saint Thomas. Il serait impossible d'en formuler de plus essentielles ni de plus radicales. Aucun hérétique ou aucun incrédule n'en a donné de plus fortes.

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()UI.Sr. WVIM. Dl' l.\ MUGlMTl': \m LA MKllR DD DIEU. /iQ

L'argument sed contra se conleiilc d'apporter le fameux texte d'Isaïe, « il est dit, ch. vu (v. i^i) : ] oie i que la Vierge con- cevra ». L'application de ce texte d'Isaïe à la conception du Christ ne saurait faire de doute pour le théologien. Saint Mat- thieu, en effet, après avoir rapporté le songe de Joseph, l'époux de Marie, et la parole de l'ange qui était venu dissiper ses craintes, ajoute, ch. i (v. 2-2, 28) : 7o«/ ceci s'esl fait afin fjuejùl accomplie la parole du Seigneur par le prophète quand il dit : ]'oici que la Vierge aura dans son sein et enfantera un Jils, et on appellera son nom Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous.

Au corps de l'article, saint Thomas déclare qu' « il faut pu- rement et simplement confesser que la Mère du Christ a conçu étant et demeurant vierge. Car le contraire appartient à l'héré- sie des Ébionites et de Gorinthe, lesquels tenaient le Christ pour un pur homme et le crurent de l'un et l'autre sexe ». La même erreur est celle des protestants rationalistes et de tous ceux qui nient l'action ou l'intervention surnaturelle de Dieu dans l'his- toire. Une fois rappelée et nettement alfirmée la vérité catholi- que, consignée, du reste, expressément dans le symbole : de Maria Virgine; saint Thomas nous apporte les raisons théolo- giques destinées à montrer l'harmonie de ce mystère. « Que le Christ fût conçu d'une Vierge, c'était à propos, nous dit saint Thomas, pour quatre raisons. Premièrement, pour conserver la dignité du Père qui l'envoyait. Dès là, en effet, que le Christ était le vrai et naturel Fils de Dieu, il n'était pas à propos qu'il eût un autre père que Dieu, afin que la dignité » paternelle « de Dieu ne fût pas transférée à un autre. Secon- dement, cela convenait à la propiiété du Fils envoyé. Il est, en effet, le Verbe de Dieu. Or, le Verbe » ou la parole intérieure « est conçu sans aucune coiruption » ou altération « du cœur » ou de l'esprit qui le conçoit : a bien plus la corruption du cœur ne souffre pas la conception d'un verbe parfait ». Cela veut dire, comme le noie très justement Cajétan, ici, que l'in- telligence dont l'opération est défectueuse ne saurait exprimer intérieurement une pensée exacte. « Puis donc que la chair a été prise par le Verbe de Dieu à l'effet d élre la chair du Verbe de Dieu, il était convenable qu'elle aussi fût conçue sans la cor- XVI. La Rédemption. !\

ÔO SOMME TIIEOLOGIQUE.

ruplion » ou l'altération de la virginité « de sa Mère. Troi- sièmement, cela convenait à la dignité de l'humanité du Christ, dans laquelle le péché ne dut pas avoir de place, alors que par elle était enlevé le péché du monde, selon cette parole marquée en saint Jean, ch. i (v. 29) : Voici V Agneau de Dieu, savoir Celui qui est innocent, lequel enlève le péché du monde. Or, il ne se pouvait pas que dans une nature déjà corrompue par l'acte conjugal, la chair naquît » ou fût conçue u sans l'in- fection du péché originel. Et aussi hien saint Augustin dit, au livre Des noces et de la concupiscence (livre I, ch. xii) : Seul racle conjugal ne s'est point trouvé là, savoir dans le mariage de Marie et de Joseph, parce que dans une chair de péché il ne pouvait pas se faire sans aucune concupiscence de la chair, la- quelle se produit en raison du péché, et sans laquelle voulut être conçu Celai qui devait être sans péché ». On aura remarqué dans la formule de cette troisième raison ce que vient de dire saint Thomas, au sujet de l'impossibilité qu'il y a, après le péché, qu'une conception humaine se produise selon les lois ordinai- res de la conception, sans que la chair conçue soit infectée du pécîié originel. Cette déclaration ne va pas contre le dogme de riinmaculée-Gonception et explique bien plutôt la vraie na- ture du privilège de Marie tel que l'a défini l'Église. Ce n'est qu'au moment de l'animation que Marie a été constituée exemple de toute souillure. Et cette exemption a constitué, à ce moment, un privilège, précisément parce que la chair con- çue par voie de génération naturelle portait avec elle l'obliga- tion de recevoir une âme privée de la grâce sanctifiante, priva- tion qui eût constitué, au sens formel, la souillure du péché originel. Il est donc permis de dire qu'en raison de la concep- tion naturelle, la chair qui devait être unie à l'âme de Marie et faire partie de son être personnel, portait avec elle, avant d'être a'insi unie à cette âme qui allait lui communiquer le trop-plein de sa propre sanctification et avant de faire partie de l'être personnel de Marie, l'infection du péché originel : c'est même, à vrai dire, cette infection ainsi entendue, au sens matériel et antérieurement à la conslitulion de l'être personnel de Marie par son animation, qui était la raison même de la dette du

OUEST. XXVIII. DE L\ VIIIGIMTE DE LA MERE DE DIEU. 0 1

péché motivant la nécessité de la rédemption qui allait être appliquée à Marie d'une manière préventive au moment de son animation. «. La quatrième raison », pour laquelle il fallait que le Christ fût conçu d'une mère vierge, « se lire de la fin de l'Incarnation du Christ, lequel a été fait pour que les hom- mes pussent renaître en enfants de Dieu, non en vertu de la chair, ou de ta volonté de V homme, mais de par Dieu (S. Jean, ch. I, v. i3); c'est-à-dire par la vertu de Dieu, Aussi bien saint Augustin dit, au livre De la sainte virginité (ch. vi) : // Jallait que notre tête, par un miracle insigne, naisse, selon son corps, d'une vierge, pour signifier que ses membres naîtraient, selon l'es- prit, de l' Église vierge ».

Vad primum donne une double réponse. La première con- siste en ce que c comme le dit le vénérable Bède, sur saint Luc, Joseph est appelé père du Sauveur, non qu'il ait été son vrai père, au sens des Pholiniens, mais parce que dans le but de con- server la réputation de Marie, il passait pour tel aux yeux des hommes. Et aussi bien il est dit en saint Luc, ch. m (v. aS) : qui était, penscdt-on, fds de Joseph ». La seconde consiste en ce que « comme le dit saint Augustin, au livre Du bien conjugal (ou plutôt Da consentement des Évangiles, liv. I, ch. i), Joseph est dit père du Christ de la même manière qu'on le tient pour l'époux de Marie, uni à elle du lien conjugal, sans qu'il y eut ja- mais eu entre eux de rapports conjugaux ; et cela veut dire qu'il était plus intimement uni au Clirist que si le Christ avait été son fds par adoption. Et, en ejjet, il n'y avait pas à s'abstenir d'appe- ler Joseph son père, bien qu'il ne l'eut pas engendré par voie de génération cliarnelle, alors qu'il aurait pu être le père de tout autre qui, non engendré par son épouse, aurait été adopté par lui ». C'est un fait constant, que, parmi les hommes, tel su- jet est appelé du nom de père à l'endroit de tel autre, même s'il n'a pas été engendré par lui ou par sa femme, par cela seul qu'il l'a adopté comme fils. A combien plus forte raison, saint Joseph pouvait-il être appelé le père de l'Enfant qui était le fruit miraculeux de sa sainte épouse.

L'ad secundum résout excellemment l'objection par la double autorité de saint Jérôme et de saint Aug-ustin. « Comme le

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dit saint Jérôme, sur saint Mallldeii, bien que Joseph ne soif pas le père du Sauveur Notre-Seigneur, tordre de la génération du Sauveur est continué jusqu'à Josepli : premièrement, parce que ce nest pas C usage des Écritures d'établir l'ordre des générations par les femmes ; ensuite, parce que Josepli et Marie appartenaient à la même tribu, et, à cause de cela, la loi l'obligeait à la prendre comme épouse en raison de la parenté. E\, comme le dit saint Augustin, au livre Des noces et delà concupiscence {\\\ . I,cli. xi), la série des générations dut être continuée jusqu'à Joseph, afin que dans ce mariage il ne Jùt pas fait injure au sexe masculin, comme le plus digne ; alors surtout que la vérité n'en souffrait pas, puisque Marie et Joseph étaient tous deux de la race de David ». Par conséquent, donner les ancêtres de Joseph était donner les ancêtres de Marie.

Vad tertium répond que « comme le dit la (ilose, au même endroit, l'Apôtre a mis le mot femme pour désigner une personne du sexe, selon l'usage de la langue hébraïque. L'usage de la lan- gue hébraïque, en effet, est d'appeler femmes non les personnes qui ont perdu leur virginité, mcds, en général, toute personne du sexe »; comme nous le faisons aussi dans notre langue fran- çaise.

L'ad quartum dit que « la raison de l'objection s'applique dans les choses qui viennent à l'être par la voie de la nature, à cause que la nature, de même qu'elle est déterminée à une chose, est déterminée aussi à un mode de produire telle chose. Mais la vertu surnaturelle divine, parce qu'elle s'étend à l'in- fini, de même qu'elle n'est pas déterminée à un effet, de même elle n'est pas déterminée à un mode de production de quelque effet qu'il s'agisse. Et c'est pourquoi, de même que par la vertu divine il put être fait que le premier homme fût formé du limon de la terre », étant cependant de même espèce avec nous, « pareillement aussi il a pu être fait par la vertu divine que le corps du Christ fût formé d'une vierge sans aucune ac- tion de l'homme », et néanmoins ce corps est de même espèce que le nôtre.

L'ad quint uni fait observer que « d'après Arislote, au livre De la génération des animaux (liv. 1, ch. n, ch. xx ; liv. II,

QUESÏ. XXVIII. DE LA VlUGlMlÉ DE L\ MERE DE DIEU. 7)3

ch. IV ; liv. IV, ch. i), ce qui est du père n'a pas raison de ma- tière dans la conception de l'animal, mais seulement de prin- cipe actif; seule la mère fournit la matière dans la conception. Il suit de que si l'action de l'homme n'est pas intervenue dans la conception du corps du Christ, rien cependant n'a manqué du côté de la matière )>. Cette réponse est excel- lente; et l'on ne saurait trop, même aujourd'hui, appuyer sur la doctrine physiologique ou biologique qui en est le fon- dement. — Si toutefois, poursuit saint Thomas, ce qui est du père était matière du fruit conçu parmi les animaux, il est manifeste cependant que ce n'est pas une matière qui demeure dans l'état elle se trouve, mais qu'elle se transforme. Et bien que la vertu naturelle ne puisse faire passer à une certaine forme qu'une matière déterminée, loulefois, la vertu divine, qui est infinie, peut faire passer n'importe quelle matière à n'importe quelle forme. Aussi bien, de même qu'elle fit pas- ser le limon de la teire au corps d'Adam, pareillement elle a pu faire passer au corps du Christ lu matière fournie par la mère, même si elle n'était pas la matière suffisante à la concep- lion naturelle ». Cette seconde réponse est bonne aussi et peut parfaitement suffire pour ceux qui accepteraient la doc- trine physiologique signalée à ce sujet et que l'objection faisait sienne.

xNous devons dire, et c'est absolument de foi, que l'auguste Mère du Sauveur a conçu son divin Fils en dehors des lois de la nature, sans rien perdre de sa parfaite virginité. Mais pouvons-nous en dire autant dii fait de son enfantement. Pou- vons-nous dire que Marie a enfanté son divin Fils sans cesser d'être vierge. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Ol\ SOMME ÏIIEOLOGIQUE.

Article II. Si la Mère du Christ a été vierge dans renfautement?

Trois objections veulent prou ver, que la « Mère du Christ n'a pas été vierge dans l'enfantement)). La première est un texte de « saint Ambroise », qui, « sur saint Luc (ch. ii, v. 28), s'ex- prime ainsi : Celui qui sanctifie le sein (Vautrui pour la naissance du prophète, est le même qui a ouvert le sein de sa Mère, pour naî- tre de immaculé. Or, l'ouvcLture du sein exclut la virginité. Donc la Mère du Christ n'a'jias été vierge dans l'enfantement».

La seconde objection déclare- qu' « il n'a rien se trouver dans le mystère du Christ, qui put faire apparaître son corps comme fantastique. Or, ceci semble appartenir non à un vrai corps, mais à un corps fantastique, de pouvoir passer par ce qui est fermé; car deux corps ne peuvent pas être ensem- ble )) dans un même lieu. « Donc il n'a pas être, que le corps du Christ sorte du sein fermé de sa Mère. Et, par suite, il ne convenait pas que sa Mère fût vierge dans l'enfantement ».

La troisième objection fait observer que « comme le dit saint Grégoire, dans l'homélie des Octaves de Pâques (ou hom. XXVI, sur rÉvangile), par cela que le Seigneur entra 011 étaient ses disciples, après sa résurrection, les portes closes, // montra que son corps était de même nature mais dans une autre gloire; iVou il suit que passer par des choses fermées semble apparte- nir à la gloire du corps » ressuscité. *< Or, le corps du Christ, dans sa conception, ne fut pas glorieux, mais passible, portant la similitude de la chair du péché, comme le dit l'Apôtre aux Romains, ch. vni (v. 3). Donc il n'est point sorti du sein fermé de sa Mère ».

L'argument sed contra rappelle qu' « il est dit dans un cer- tain sermon du concile d'Éphèse », prononcé par Théodore d'Ancyre, (( que si la nature ne connaît plus de vierge après Ven- fanlemenl, la grâce nous montre une Mère qui enfante sans qu'il

QUEST. XXVIir. DE LA VIRGINITÉ DE LA MÈRE DE DIEU. Ô5

soit porté atteinte à sa virginité. Donc la Mère du Christ a été vierge même dans l'enfantement ».

Au corps de l'article, saint Thomas est on ne peut plus for- mel au sujet du point qui nous occupe. « Il faut, déclare-t-il, affirmer sans aucun doute que la Mère du Christ a été vierge même dans l'enfantement ». Et il apporte, pour le prouver, le texte d'Isaïe reproduit par saint Matthieu, que nous avons cité à l'article précédent. Dans ce texte, en effet, d le prophète ne dit pas seulement : Voici que la Vierge concevra; mais il ajoute: et elle enfantera an Jils ». Malgré ce texte, cependant, il n'y pas eu unanimité parmi les premiers écrivains ecclésiastiques. Terlullien, argumentant contre le gnoslique Apelles, qui niait la maternité véritable de Marie, a été trop loin ; et, pour établir la maternité, il a sacrifié la virginité au moment de l'enfante- ment. Origcne aussi parle du « sein ouvert » de la Mère du Sauveur. Avant les Pères du concile de Nicée, on ne trouverait peut-être pas de texte formel en faveur du « sein fermé ». Ce fut surtout au quatrième et au cinquième siècle, que les Pères se prononcèrent nettement dans ce sens. Mais, dans les pre- miers siècles, on trouve ce sens affirmé dans divers apocry- phes. Les scolastiques du Moyen âge adoptèrent unanimement l'affirmation relative à la virginité de Marie dans son enfante- ment. Il n'y eut qu'un certain Ralramne de C^Iorbie, au neu- vième siècle, qui voulut faire là-dessus quelques réserves; mais sa doctrine ne trouva point d'écho (cf. Scheeben, Histoire des dogmes, p. Siy). Saint Thomas, qui n'admettait pas la moindre hésitation sur ce point, à cause du texte d'Isaïe, ap- porte de la vérité établie par ce texte, une triple raison théolo- gique destinée à en montrer la convenance parfaite. « C'était là, dit, chose convenable pour trois raisons. D'abord, parce que cela convenait à la propriété de Celui qui naissait, qui est le Verbe de Dieu. Or, le verbe non seulement est conçu dans le cœur, sans aucune corruption, mais il procède aussi du cœur sans corruption. Afin donc qu'il fût montré que ce corps était celui Du Verbe Dieu, il fut convenable qu'il naquît du sein intact de la Vierge. De vient que nous lisons dans le sermon du concile d'Éphèse (déjà cité) ; Celle qui enfante une chair

5C SOMME THÉOLOGIQUE.

piwe OU qui n'csl que chair, perd sa virginité. Mais parce que le Verbe est dans la chair. Dieu garde la virginité, montrant par que Lui-même est le Verbe. De même, en effet, que notre verbe, quand il est enfanté, ne corrompt pas l'esprit; de même Dieu le Verbe substantiel, choisissant de naître, ne porte au- cune atteinte à la virginité. La seconde raison porte sur l'effet de l'Incarnation. Car le Fils de Dieu est venu à cette fin de guérir notre corruption. Il ne convenait donc pas qu'en naissant 11 corrompît la virginité de sa Mère. Aussi bien saint Augustin dit, dans un certain sermon de la Nativité du Sei- gneur (parmi les œuvres supposées) : // ne se pouvait pas que fût violée Vinlégrité par son avènement, alors qud venait pour rejaire ce qui était corrompu. La troisième raison est qu'il fallait qu'il en fût ainsi, afin qu'en naissant ne diminuât pas l'honneur de sa Mère, Celui qui avait ordonné d'honorei- les Parents ».

L'fld primuni fait observer, au sujet du texte cité dans l'ob- jection, que « saint Ambroise dit cela en expliquant le texte que l'Evangéliste a ci de la Loi, savoir que tout mâle qui ouvre le sein sera appelé saint ou consacré au Seigneur. Et il dit cela, comme le note ici le vénérable Bèdc, en parlant du mode ordi- naire de la naissance ; non quon doive croire que le Seigneur ail privé de sa virginité le séjour du sein sacré qu II avcdt sanctifié en y venant. 11 suit de que l'ouverture dont il est parlé ne signi- fie pas que le sceau de la pudeur virginale ait été brisé, mais seulement la sortie de l'Enfant du sein de la Mère ».

\jad secundum répond que u le Christ a voulu démontrer la vérité de son corps de telle sorte que sa di\ inilé fût déclaiée en même temps. l']t c'est pourquoi H a mêlé les merveilles aux humiliations. Aussi bien, pour que son corps fût montré vrai. Il naît d'une femme. Mais, pour (jue sa tlivinité fût montrée, 11 naît d'une vierge. C'est là, en eft'et, CenfaïUemcnt qui conve- nait pour un Dieu, comme le dit saint Ambroise dans l'hymne de la Nativité » (aux Vêpres). On aura remarqué le beau mot de cette réponse « Dieu a mêlé savamment les merveilles aux humiliations », dans le mystère de sa venue au monde : per- nùscuit mira luunilibas. C'est ce que les mystères joyeux du

0^ QUEST. XXVIII. Dli LA VIKGIMTÉ DE I, A MKUE DE DIEU. Ô"]

Kosaiie nous mettent sans cesse devant les yeux, depuis celui de l'Annonciation jusqu'à celui du Recouvrement.

Vad terliuin précise excellemment un" point de doctrine de très bons esprits avaient pu hésiter jusque-là. « Quelques- uns disaient », en ell'et, et, parmi eux, le grand pape Inno- cent 111, parlant comme docteur privé, dans son traité du Sacrement de l'autel, Uv. IV, ch. xii, « que le Christ, dans sa naissance, avait pris la dot de la subtilité », propre aux corps glorieux, u quand il sortit du sein fermé de la Vierge; « comme Il prit la dot de l'agilité, quand II marcha, les pieds secs, sur les (lois de la mer (S. Matthieu, ch. xrv, v. 25). Mais, reprend saint Thomas, cela ne s'accorde pas avec ce qui a été déterminé plus haut (q. i/i)- C'est qu'en elTet, ces sortes de dots du corps glorieux proviennent en lui du rejaillissement de la gloire de l'àme sur le corps, ainsi que nous le dirons, (juand il sera tiaité des corps glorieux (cf. Supplément, q. 82 et suiv.). Or, il a été dit plu? haut (q. i3. art. 3, ad 2'"" ; q. lO, art. 1, ad 5"'"), que le Christ permettait à sa c/iair de faire et de pàtir ce qui lui revient en propre; et il ne se produisait pas le rejaillissement de la gloire de l'âme sur le coips. Nous dirons donc que tous ces faits dont il est question ont été produits miraculeusement par la vertu divine. Aussi bieji saint Augustin, sur saint Jean » (tr., cxxi), a ces paroles : « A la masse du corps était la divi- nité les portes closes ne Jlrent point obstacle. Celui-là, en ejjet, peut entrer, sans tes ouvrir, qui, dans sa naissance, laissa inviolée Il virginité de sa Mère. Et saint Dcnvs dit, dans une de ses épî- tres (ép. IV, à Caïus), que le Christ accomplissait cui-dessus de C homme ce qui est de l" homme : c'est ce que montre la Vierge qui conçoit surnaturellement , et l'eau instable ipd porte le poids de pieds terrestres ».

L'auguste Marie est demeurée vierge, non seulement au mo- ment de la conception du Christ, mais encore au moment 11 est né. Le symbole de la foi nous fait dire que Jésus-Christ, le Fils de Dieu, est de la \ icrgc Mcœie. Aucun doute n'est donc possible sur ce point. Il ne nous reste plus qu'à nous demander si c'est à tout jamais et d'une façon absolue que

58 SOMME THÉOLCGIQUE.

Marie est demeurée vierge, après l'enfantement du Christ, comme elle l'était demeurée dans cet enfantement et dans la conception. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article III. Si la Mère du Christ demeura vierge après l'enfantement?

Six objections veulent prouver que « la Mère du Christ n'est pas demeurée vierge après l'enfantement >}. La pre- mière arguë de ce qu' u il est dit en saint Matthieu, ch. i (v. i8) : Avant que Joseph el Marie s unissent, elle fat trouvée avoir dans son sein par l'action de l'Esprit-Saint. Or, l'Évangile ne dirait pas cela, avant qu'ils s'unissent, s'il n'élait certain qu'ils devaient s'unir, pas plus que personne ne dira de celui qui ne doit pas dîner, avant qu'il dîne (cf. S. Jérôme, contre Helvidius, n. 3). Donc il semble que la bienheureuse Vierge a s'unir, à un moment donné, à Joseph par l'acte conjugal ; et, dès lors, elle n'est pas demeurée vierge après l'enfante- ment •). La seconde objection appuie sur le même passage de l'Evangile; car « il est ajouté, au même endroit (v. 20), et ce sont les paroles de l'Ange s'adressant à Joseph : A'e crains pas d'accepter Marie comme épouse. Or, les épousailles se con- somment par l'acte conjugal. Donc il semble qu'à un moment donné l'acte conjugal est intervenu entre Marie et Joseph. Et, par suite, Marie n'est pas demeurée vierge après Lenfanle- mcnt I). La troisième objection poursuit, toujours au sujet du même passage. « Il est dit, même, un peu après (v. 24, 25) : Kl Josep/i accepta son épouse. Et il ne la connais- sait pas », dans l'ordre du mariage, <x jusqu'à ce qu'elle enfanta son fds premier -né. Or, cet adverbe Jusqu'à ce que a coutume de marquer le temps, qui, une fois accompli, voit se faire ce (]iii ne se faisait pas jusqu'à ce moment-là. Quant au mot connaître, dans ce texte », comme nous l'avons déjà noté, « il se prend pour l'acte conjugal (cL S. Jérôme, endroit précité,

QUEST. XWIII. DE LA VIRGINITE DE LA MERE DE DIEU. -XJ

11" 5) : c'est ainsi, du reste, que dans la Genèse, cli. iv ;v. i), il est dit qxïAdani connut sa femme. Donc il semble qu'après l'enfantement » du Christ, « la bienheureuse Vierge fui connue de Joseph; et que, par suite, elle n'est pas demeu- rée vierge après cet enfantement ». La quatrième objection fait remarquer, toujours au sujet du même passage, qu' « on ne peut appeler premier-né que celui qui a des frères venus après lui; aussi bien est-il dit, aux Romains, ch. viii (v. 29) : Ceux qu'il a connus d'avance et qu'il a prédestinés devoir être conformes à l'image de son Fils, de telle sorte qu'il soit le pre- mier-né d'un grand nombre de frères. Or, l'Évangélislc appelle le Christ le premier-né de sa Mère (S. Matthieu, cli. i, v. 25; S. Luc, ch. II, V. 7). Donc elle a eu d'autres fils après le Christ. Et, par suite, il semble que la Mère du Christ n'est pas demeu- rée vierge après l'enfanlemeni ». La cinquième objection en appelle à ce qu' « il est dit, en saint Jean, ch. 11 (v. 12) : Après ces choses, Il descendit à Capharnaiim, Lui, savoir le Christ, sa mère et ses frères. Or, sont appelés frères ceux qui sont nés des mêmes parents. Donc il semble que la bien- heureuse Vierge a eu d'autres enfants après le Christ ». La sixième objection apporte le passage « il est dit ; en saint Matthieu, ch. \xvii (v. 55, 5G) : Étaient là, savoir auprès de la Croix du Christ, plusieurs femmes se tenant à l'écart, lesquelles avaient suivi Jésus de la Galilée et s'étaient mises à son service : parmi elles, était Marie-Magdeleine , et Marie, mère de Jacques et de .Joseph, et la mère des Jils de Zébédée. Or, il semble que cette Marie, qui est appelée, là, mère de Jacques et de .Joseph, est aussi la Mère du Christ : il est dit, en effet, dans saint Jean, ch. xxix (v. aS), que se tertait auprès de la Croix de Jésus, Marie, sa Mère. Donc il semble que la Mère du Christ n'est pas demeurée vierge apiès l'enfantement ».

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, dans Ézéchiel, ch. xLiv (v. 9; cf. V. 3) : Cette porte sera fermée; et on ne l'ou- vrira point; et l'homme n'entrera point par elle; parce que le Seigneur, Dieu d'Israël, est passé par elle. Ce qu'explique saint Augustin, dans un seimon (parmi les œuvres supposées), en disant : Que signifie cette porte Jermée dans la maison du Sei-

Go SOMMFÎ TllÉOLOGIQUE.

(jiieiii', sinon (/ne Marie sera toujours inviolée? El que signifie, que l'homme n'entrera point par elle, sinon que Joseph ne la con- naîtra point? El que signifie, que le Seigneur seul entre et sort par elle, sinon que l' Esprit-Saint Ca rendue féconde, et que le Seigneur des anges est d'elle? El que signifie, quelle sera fer- mée à tout Jamais, sinon que Marie est vierge avant l'enfante- ment, vierge dans Venjantement, vierge après l'enjanlement? ». Ce beau texte, quel qu'en soit l'auteur, méritait d'être cité ici, à la suite du lexte d'Ézéchiel, qu'il commente si excellemment. Au corps de l'article, saint Thomas déclare, ici encore, et avec une énergie d'expression toule spéciale, qu" « en dehors de tout doute il faut détester l'erreur d'Helvidiiis » contre le- quel avait lulté saint Jérôme, « qui avait eu la présomption de dire que la Mère du Christ avait été connue charnellement par Joseph après son enfantement » divin u et qu'elle avait eu d'autres enfants. Cela, en effet, a comme premier tort de déroger à la perfection du Christ; car, de même que selon la nature divine, Il est le Fils unique du Père {S. Jean, ch. i, v. i4), comme étant son Fils parfait de tout point » et épuisant en quelque sorte, par son infinie perfection, la fécondité du Père, « de même ainsi il convenait qu'il fût le Fils unique de sa mère, comme étant son fruit souverainement parfait. En second lieu, cette erreur fait injure à l'I^sprit-Saint, dont le sein virginal fut le temple dans lequel II forma la chair du Christ; aussi bien ne convenait-il pas que ce temple fût violé dans la suite par un commerce humain. En troisième lieu, cela déroge à la sainteté de la Mère de Dieu : laquelle paraî- trait souverainement ingrate si elle ne se contentait pas d'un tel Fils; et si d'elle-même elle avait consenti à perdre par un commerce charnel la virginité qui avait été conservée en elle miraculeusement. En quatrième lieu, ce serait pour Joseph lui-même une présomption souveraine, s'il avait eu l'audace de souiller Celle qu'il avait connu, par la révélation de l'ange, avoir conçu Dieu [)ar l'action de l'Espril-Saint. Et c'est pourquoi >/, conclut à nouveau saint Thomas, résumant la doc- trine des trois premiers articles de la question présente, « il faut affirmer purement et simplement que la Mère de Dieu, de

QUl'ST. XWIII. ^- DF lA VIKCIMTE DF lA MKIΠDF. DIFU. Ul

même que vierge elle a conçu et que vierge elle a enfanté, pareillement aussi vierge après son enfantement à tout jamais elle estdemeurée ». L'on ne peut scmpèclier d'éprouver un sentiment de pieuse admiration à la vue de l'énergie avec la- quelle saint Thomas, au cours des trois arlicles que nous venons de lire, a revendiqué, dans son absolue intégrité, la vir- ginité de Marie, et de la sainte indignation que son génie, tou- jours si calme, a manifesté contre ceux qui avaient osé s'atta- quer à la gloire de la Mère de Dieu. On y sent l'émotion d'un fils vengeant l'honneui" de sa mère.

Vad prininni répond que « comme le dit saint Jérôme, au livre contre Heividliis (n. ''i), il /nul entendre que cette préposi- tion « avant », bien rjae souvent elle indique que telle chose doit suivre, cependant quelquejois elle montre seulement ce qui d'abord avait été un objet de pensée, sans qu'il soit nécessaire que ce qui avait été pensé se fasse, quand dans la suite est intervenu quelque chose qui a déterminé le contraire. Cest ainsi que si quelqu'un dit : avant que je prisse mon repas dans le port. Je me suis em- barqué; on n'entendra pas qu'après s'être embarqué il a pris son repas dans le port, mais qu'il avait eu la pensée cle prendre son repas dans le port. Et. pareillement, l'Évangile dit : Avant qu'ils s'unissent, Mcwie Jut trouvée avoir dans son sein par l'ac- tion de l'Es prit- Saint, non que dans la suite ils se soient unis ; mais parce que, alors qu'ils paraissaient devoir s'unir, la con- ception due à l'action de l'Esprit-Saint est intervenue qui a fait que dans la suite ils ne se sont jamais unis »,

L'ad secundum fait observer que. comme ledit saint Augus- tin, au livre Des noces et de la concupiscence (livre 1, ch. xi), la Mère de Dieu est appelée épouse, en raison de la première Joi Jurée des épousailles , bien qu'il n'y eût pas de rapports conjugaux entre les deux époux et qu'il ne dût Jamais y en avoir. Selon qu'en effet saint Ambroise le dit {sur saint Luc, chap. i, v. 27), ce n'est point la perte de la virginité, mcds l'attestation du lien ma- trimonial que marque la célébration de noces ». Et comme nous aurons à le dire, bientôt, à la raison de mariage suffit la par- faite et irrévocable tradition de part et d'aulrc, sans que l'ac- tion charnelle soit nécessaire.

()2 SOMMK THKOLOGIQUE.

L'ad lertiani donne plusieurs explications du passage que ci- tait l'objection. « D'aucuns ont dit qu'il ne fallait pas en- tendre ce texte de la connaissance charnelle, mais de la con- naissance 1) au sens ordinaire de ce mot ou au sens « de la pensée. Saint Jean Chrysostome dit, en effet {Ouvrage inachevé sur saint Mallhieu, hom. I; parmi les Œuvres), que Joseph ne connaissait point, avant quelle enjante, quelle était sa dignité, !nais qu'il la connut après son enfantement . Par son Fils, en ejjet, elle remportait en beauté et en dignité sur tout l'univers ; car Celui que tout r univers ne peut enjermer, elle le reçut seule dans les étroites limites de son sein virgincd ». Bien que celte explication ne soit pas obvie et littérale, elle ne laisse pas que d'être fort juste et fort belle. « D'autres ont rapporté le texle en question à la con- naissance de la vue. De même, en effet, que Moïse, parlant avec Dieu, avait eu sa face couverte de gloire au point que les en- fants d'Israël n'en pouvaient soutenir l'éclat (a' Épître aux Corin- thienSy ch. m, v. 7), de môme Marie, couverte de la clarté de la vertu du Très-Haut (S. Luc, ch. i, v. 35), ne pouvait être connue de Joseph avant qu'elle enfante. Mais, après l'enfantement, elle fut connue de Joseph, non par des rapports charnels, mais par la communauté de vie. Quant à saint Jérôme, il con- cède {contre Helvidius, n. 5 et suiv.) que cela doit s'entendre de la connaissance par l'acte de mariage. Mais il dit que Jusqu'à ce que ou qu'on n'eût, peut s'entendre d'une double manière dans les Écritures. Quelquefois, en effet, cette expression dési- gne un temps déterminé; ainsi, dans ce passage ,de l'Épître aux Gâtâtes : La loi J ut donnée en vue de la transgression, Jusqu'à ce que vint le Germe de la promesse. D'autres fois, elle désigne un temps indéfini ; ainsi, dans ce passage du psaume (cxxn, v. 2) : Nos yeux vont au Seigneur, notre Dieu, Jusqu'à ce qu'il ait pitié de nous ; ce qui ne veut pas dire qu'après qu'on aura obtenu sa miséricorde, les yeux se détourneront de Dieu. Et, selon ce mode de parler sont signifiées les choses dont on pourrcdl douter, si elles n'étaient pas écrites ; quant aux autres choses, elles sont laissées à notre intelligence. Et, dans ce sens, l'Évangéliste dit que la Mère de Dieu ne Jut pas connue de son époux Jusqu'à l'enfcmte- ment, afm que nous entendions quelle devait l'être bien moins en-

QUEST. XXVIII. DE LA VIRGIMTÉ DE LA MERE DE DIEU. TlS

core après cel enjanlemenl ». Celle explication^de sainl Jé- rôme est parfaite : nul doute qu'elle ne traduise le texte de rÉvangile dans son sens le plus litlcral et le plus vrai.

L'ad quarlum a une remarque très juste et qui résout pleine- ment l'objection. C'est qu' « il est d'usage, dans les Saintes Écritures, d'appeler premier-né, non pas seulement celui que des frères suivent, mais aussi celui qui nait d'abord. Et, en effet, si nélail le premier-né que celui que des Jrères suivent, n'au- raient été dues les obligations relatives au premier-né, dans la loi, qu'après que d'autres enjants seraient venus. Et cela est mani- festement faux ; puisque, d'après la loi, c'est dans l'espace d'un mois que les premiers-nés devaient être rachetés ».

L'ad qaintuni répond excellemment à l'objection tirée des « frères » de Jésus dont il est parlé dans l'Evangile. « // en est, comme le dit sainl Jérôme, sur saint Matthieu (ch. xn, v. lig, 5o), qui supposent que Joseph aurait eu d'une autre femme ceux qui sont appelés Jrères du Seigneur. Pour nous, nous entendons par les Jrères du Seigneur, les cousins germains du Sauveur, fils de la sœur utérine de Marie. Et, en elîet, c'est d'une quadrui)le manière que dcms l'Écriture il est parlé des Jrères ; savoir : par la nature, par la race, par la parenté, par l'ajfection. Il suit de que ceux qui sont appelés frères du Seigneur n'étaient point tels selon la nature, comme étant nés de la même mère, mais selon la parenté, comme ayant part au même sang. Quant à Joseph, comme le dit saint Jérôme contre Helvidias (n, 19), nous devons plutôt croire qu'il est demeuré vierge; car il n'est point marqué qu'il ait eu une autre Jemme; et la Jornication ne saurait être le Jait d'un homme saint ».

Vad sexlum nous avertit que les deux Marie dont parlait l'objection ne doivent pas être confondues. « Cette Marie qui est dite mère de Jacques et de Joseph jie doit pas être prise pour la Mère du Seigneur, qui, dans l'Évangile, n'a pas coutume d'être nommée si ce n'est avec la mention de sa dignité de Mère de Jésus. Quant à cette autre Marie, il faut entendre que c'est la femme d'Alphée, dont le fils est Jacques le mineur, qui est appelé Jrère du Seigneur » (aux Galates, ch. i, v. jg). Cajétan fait remarquer, avec raison, que dans l'Évangile même

C)\ SOMMF. TlIKOLOGlnl r .

les deux Marie sont dislinguées l'une de l'aulre : Marie, Mère de Jésus, est nfiarquée se tenir auprès de la Croix; tandis que l'autre Marie avec les saintes femmes, se tenait au loin.

Marie est demeurée toujours vierge. Et c'est même sous le beau titre de u Très Sainte Vierge » qu'elle est le plus commu- nément désignée dans la langue chrétienne. Un dernier point nous reste à examiner au sujet de sa virginité. C'est celui de savoir si la virginité de Marie était consacrée ])ar un vœu. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Ahticlf IV. Si la Mère de Dieu avait voué la virginité ?

Trois objections veulent prouver que « la Mère de Dieu n'avait pas voué la virginité ». La première fait observer qu' « il est dit, dans le Deuléronoine, ch. vu (v. i[\) : Il ny aura point parmi loi de stérile ni pour l'un ni pour l'autre sexe. Or, la stérilité suit la virginité. Donc la conservation de la virginité était contre le précepte de l'ancienne loi. D'autre part, la loi ancienne était encore en vigueur avant la naissance du Christ. Donc la bienheureuse Vierge ne pouvait pas licitement vouer la virginilé en ce temps-là ». La seconde objection cite le mot de « l'Apôtre », qui v dit, dans la première Épître aux Corinthiens, ch. vu (v. aS) : Au sujet des vierqes,je n'ai point de précepte du Seigneur ; mais Je donne le conseil. Or, la perfection des conseils a être inaugurée par le Christ, qui est la fin de la loi, comme le dit l'Apôtre, aux Romains, ch. x (v. 4)- Donc il n'était pas convenable que la Vierge émît le vœu de virginité ». La troisième objection apporte « la glose de saint Jérôme » (ou plutôt de sain! Augustin), qui ((dit, sur la première Épître a Timolhée, ch. v (v. 12), que poa/' ceux (pu vouent la virginilé, non seulement c'est chose condamnable de se marier, mais même de vouloir se marier. D'autre part, la Mère du Christ n'a com- oiis aucun péché condamnable, ainsi qu'il a été vu plus haut

QUEST. XXVIII. DE L\ VIRGINITE DE LA MERE DE DIEU. 65

(q. 27, art, 4). Puis donc qu'elle a été mariée, comme il est dit en saint Luc, ch. i (v. 27; cf. ch. 11, v. 5; S. Matthieu, ch. i, V. 18), il semble qu'elle n'a pas émis le vœu de virginité ».

L'argument sed contra est le texte de « saint Augustin », qui « dit, au livre De la sainte virginité (ch. iv) : A. l'ange de l'an- nonciation Marie répondit : Comment cela se Jera-t-il, puisque je ne connais point d'homme. Or, elle n'aurait pas dit cela si elle n'avait auparavant voué de demeurer vierge à Dieu » . L'argu- ment est excellent; car, en effet, l'objection faite par Marie à l'Ange n'a de sens et de portée que si elle a résolu de ne jamais connaître d'homme.

Au corps de l'article, saint Thomas nous rappelle que « comme il a été vu dans la Seconde Partie {2"'2''^, q. 88, art. 6), les œuvres de la perfection sont plus louables si on les accomplit avec la célébration du vœu. D'autre part, la virginité dut, sur- tout dans la Mère de Dieu, briller de tout son éclat, comme il ressort des raisons marquées plus haut (art. i, 2, 3). Et c'est pourquoi il fut convenable que sa virginité fût par vœu con- sacrée à Dieu. Toutefois, parce que, au temps de la loi, il fal- lait que soit les femmes, soit les hommes, vaquent à l'œuvre de la génération, le culte de Dieu se propageant par la génération charnelle avant que le Christ naquit de ce peuple, la Mère de Dieu n'est point crue, avant qu'elle fût fiancée à Joseph, avoir* voué d'une façon absolue la virginité, bien qu'elle l'eût en dé- sir, mais elle s'en remettait de cel-a au bon plaisir de Dieu. Ce ne fut qu'après, lorsqu'elle eut pris un époux, selon que les mœurs de ce temps l'exigeaient, que de concert avec lui elle émit le vœu de virginité ». On aura remarqué la belle doc- trine de ce corps d'article. Elle est tout ce qu'il y a de plus sage, de plus en harmonie avec la tradition et avec les docu- ments scripturaires ; et elle met, dans le plus grand relief, le côté exceptionnel du caractère moral de Joseph et de Marie préludant, même sous l'ancienne loi, aux splendeurs de l'Évan- gile.

Vad primuni répond dans le sens de la distinction formulée au corps de l'article. « Parce qu'il semblait être défendu par la loi de ne pas vaquer, à laisser des descendants sur la terre, à XVI. La Rédemption. 5

6fi SOMME THÉOLOGIQUR.

cause de cela la Mère de Dieu ne voua point d'une façon pure et simple la virginité, mais sous condition, si cela plaisait à Dieu. Après, quand elle connut que Dieu l'avait pour agréable, elle voua la virginité d'une façon absolue, avant qu'elle reçût l'annonciation de l'Ange ».

L'ad secandum dit que « comme la plénitude de la grâce, fnt d'une manière parfaite dans le Christ, avec ceci pourtant qu'un certain commencement de cette plénitude précéda déjà dans sa Mère; pareillement aussi l'observance des conseils, qui se fait par la grâce de Dieu, eut son commencement parfait dans le Christ, mais elle fut commencée d'une certaine manière dans la Vierge, sa Mère ».

L'ad tertium déclare que u cette parole », citée par l'objection, « doit s'entendre de ceux qui vouent la chasteté d'une façon absolue. Ce que la Mère de Dieu ne fit point avant d'être fian- cée à Joseph. Mais, après ses épousailles, d'un commun accord, ensemble avec son époux, elle émit le vœu de virginité ».

Nous venons de mentionner les épousailles de Marie et de Joseph. Et nous avons vu leur importance même dans la ques- tion de la virginité de Marie. Il nous faut maintenant les exa- miner en elles-mêmes. C'est l'objet de la question suivante.

01 ESTION XXIX

DES EPOUSAILLES DE L.\ MERE DE DIEL

Celle qucslion comprend deux articles :

Si le Ghrisl devait naître d'une vierge épousée? a" S'il y a eu un véritable mariage entre la Mère du Seigneur et Joseph :'

De ces deux articles, le premier traite du pourquoi de l'union qui a existé entre Marie et Joseph; le second examine la nature de cette union. D'abord, le pourquoi.

Article Premier. Si le Christ devait naître d'une vierge épousée?

Quatre objections veulent prouver que « le Christ ne devait pas naître d'une vierge épousée », mais plutôt d'une vierge ou jeune fille libre, non engagée à un homme par un lien quel- conque. — La première dit que « les épousailles sont ordon- nées à l'union charnelle. Or, la Mère du Seigneur n'a jamais voulu user de l'union charnelle avec un homme; car une telle volonté dérogerait à la virginité de son âme. Donc elle n'a pas être épousée »>. La seconde objection déclare que « ce fut un miracle que le Christ naquît d'une vierge; aussi bien saint Augustin dit, dans sa lettre à Volusien (ch. ii) : La même vertu de Dieu fît sortir les membres de l'enfant au travers des en- trailles virginales inviolées de sa Mère, qui introduisit les mem- bres du Jeune homme à travers les portes closes : si l'on veut une raison de cela, ce ne sera plus une merveille; si l'on en cherche un

68 SOMME THIEOLOGIQUÉ.

exemple, ce ne sera plus une chose ijLnique. Or, les miracles, qui se font pour confirmer la foi, doivent être manifestes. Puis donc que par les épousailles, le miracle dont il s'agit se trou- vait voilé, il semble qu'il n'était pas à propos que le Christ na- quît d'une vierge épousée ». La troisième objection fait re- marquer que « saint Ignace, martyr, comme le dit saint Jé- rôme, sur saint Matthieu, ch. i (v. i8), assigne cette cause des épousailles de la Mère de Dieu, afin que l" enfantement du Christ Jût caché au démon, alors qu'il ne pensait pas qu'il fût d'une vierge, mais d'une femme mariée. Cette cause semble être nulle. Soit parce que le démon connaît par l'acuité de son intelligence ce qui se passe dans le monde des corps. Soit parce que de nombreux signes évidents firent que dans la suite les démons connurent d'une certaine manière le Christ; aussi bien est-il dit, en saint Marc, ch. i (v. 23, 2^), que l'homme, par l'esprit immonde, s'écria : Qu'y a-t-il, entre nous et toi, Jésus de Nazareth? Tu es venu nous perdre. Je sais que tu es le saint de Dieu. Il ne semble donc pas à propos que la Mère de Dieu ait été épousée ». La quatrième objection fait observer que « saint Jérôme assigne une autre raison l'endroit précité), afm que la Mère de Dieu ne fût point lapidée par les Juijs comme adultère. Or, cette raison semble aussi être nulle. Carsi la Vierge n'avait pas été mariée, elle ne pouvait pas être condamnée comme adultère. Et, par suite, il ne semble pas raisonnable que le Christ naquît d'une vierge épousée »>.

L'argument 5ed co/i/ra oppose qu' « il est dit, en saint Mat- thieu, ch. I (v. i8) : Alors que Marie , sa Mère , était fiancée à Jo- seph. Et, en saint Luc, ch. i (v. 26, 27) : L'ange Gabriel fut envoyé à Marie, la vierge, fiancée à un homme qui avait nom Jo- seph ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il fut conve- nable que le Christ naisse d'une vierge fiancée ou épousée : soit à cause de Lui; soit à cause de sa Mère; soit aussi à cause de nous.

« Ce fut convenable à cause de Lui, pour quatre raisons. D'abord, pour qu'il ne fût pas repoussé par les infidèles, comme d'une façon illégitime. Aussi bien saint Arabroise

I - _^

QUEST. XXIX. '^- DES ÉPOUSAILLES DE LA MERE DE DIEU. 69

dit, 5a/" saint Luc (ch. i, v. 26, 27) ; Que pourrait-on mettre au compte des Juifs et au compte (VHérode, s'ils paraissaient pour- suivre un fruit de Vadultère? Secondement, pour que sa gé- néalogie fût établie selon le mode ordinaire, du côté de l'homme. Et c'est pourquoi saint Ambroise dit encore, sur saint Luc (ch. 11, v. 33, 48) : Celui qui venait en ce monde devait être inscrit à la manière du monde. Or, c'est la personne de l'homme qui est recherchée, quand il s'agit de marquer la dignité d'une famille au Sénat et dans les autres ministères des cités. L'Écriture elle-même pratique cet usage, recherchant toujours l'origine de l'homme. Troisièmement, pour la préservation de l'Enfant nouveau-né; afin que le démon ne suscitât point con- tre Lui de trop violents assauts. Et c'est pourquoi, saint Ignace martyr dit qu'il fallait que Marie fût fiancée ou épou- sée, afm que l'enfantement du Fils de Dieu fût caché au démon.

Quatrièmement, pour qu'il fût nourri par Joseph. Et, aussi bien, Joseph est-il appelé son père, comme son nourricier,

« Ce fut aussi convenable du côté de la Vierge. D'abord, parce que de la sorte elle était soustraite à toute peine, ne ris- quant pas d'être lapidée par les Juifs comme adultère, ainsi que saint Jérôme s'exprime. Secondement, pour être de la sorte libérée de toute note d'infamie. Ce qui fait dire à saint Am- broise, sur saint Luc (ch. i, v. 26, 27), qu elle fut fiancée ou épousée pour qu'on ne lui jetât point la note infamante de la vir- ginité violée, dont sa grossesse aurait pu paraître fournir le motif.

Troisièmement, pour être assistée du ministère de Joseph, comme le dit saint Jérôme (endroit précité).

u De notre côté aussi cela fut convenable. D'abord, parce que le témoignage de Joseph nous a fourni la preuve que le Christ était n^ d'une vierge. Ce qui fait dire à saint Ambroise, sur saint Luc (endroit précité) : Quel plus riche témoin de la pu- deur de la Vierge, que le mari, qui pourrait et ressentir Cinjure et venger l'opprobre, s'il ne reconnaissait le mystère. En second lieu, parce que les paroles mêmes de la Vierge sont rendues plus croyables, quand elle affirme sa virginité. Aussi bien saint Ambroise dit encore, sur saint Luc (endroit précité) : La foi aux paroles de Marie est rendue i^us forte et toute cause de men-

70 SOMME THEOLOGIQUE.

songe est écartée. Une Jeune Jitle, en ejjet, non mariée, qui porte- rait dans son sein, semblerait vouloir masquer sa faute », si elle parlait d'une conception miraculeuse; u mais celle qui était fiancée ou épousée n'avait aucune raison de mentir, puisque Ven- fanlement pour la femme est la récompense du mariage et ta gloire de ses noces. Ces deux premières raisons, remarque saint Thomas, se rapportent à la fermeté de notre foi ». Elles vont, en effet, comme il a été dit, à nous garantir l'absolue certitude du fait historique qui porte toute notre foi au mystère de l'In- carnalion dans le sein de Marie. o Une troisième raison est qu'il fallait enlever toute excuse aux vierges ou jeunes filles, qui, par leur incurie, n'évitent point la note d'infamie. Et c'est pourquoi toujours saint Ambroise dit, sur saint Luc (endroit précité) : Il ne convenait pas de laisser une excuse aux vierges ou jeunes fûtes qui vivent avec une mauvaise réputation, en permet- tant que même la Mère du Seigneur fût notée d'infamie » , quel- que fausse d'ailleurs qu'eût été une telle note. « Une qua- trième laison est que par était signifiée l'Église universelle, laquelle, bien qu'étant vierge a été fiancée ou donnée comme épouse à un Époux, le C/irisl, comme le dit saint Augustin, au livre De la sainte virginité (ch. xii). On peut encore, ajoute saint Thomas, donner une cinquième raison ; et c'est que dans la personne de la Mère du Seigneur, ayant été épousée et vierge, se trouvent honorés et la virginité et le mariage; contre les hérétiques qui se sont attaqués à l'une ou à l'au- tre » .

Vad primum dit qu' « il faut croire que la bienheureuse Vierge, Mère de Dieu, sous la poussée intime de l'Esprit-Saint, voulut être épousée, comptant sur le secouis divin qui ne permettrait pas que jamais elle en vînt à l'union charnelle; toutefois, elle s'en remettait au bon plaisir divin. D'où il suit que sa virginité », même au plus intime de sa pensée ou de son cœur, « n'en éprouva aucun dommage ».

L'a'/ secundum répond que « comme le dit saint Ambroise, sur saint Luc (ch. i, v. 2C, 27), le Seigneur aima mieux qu'on doute de sa naissance » virginale, « que de la pudeur de sa Mère. Il savait, en efjet, combien tendre est la pudeur de la vierge et

QUEST. XXIX. DES EPOUSAILLES DE LA MERE DE DIEU. 7I

déshonorante la suspicion qui l'atteint; et II ne voulut pas établit' la Joi de sa naissance sur l'injure de sa Mère. D'ailleurs », ajoute saint Tiioinas, pour répondre directement à l'objection, « il faut savoir que parmi les miracles de Dieu, il en est qui sont eux-mêmes objet de foi; comme le miracle de l'enfante- ment virginal, celui de la résurrection du Seigneur, et aussi celui du Sacrement de l'autel. Et c'esl pourquoi Dieu a voulu que ces miracles fussent plus cachés, afin que la foi portant sur eux fût plus méritoire. D'autres miracles, au contraire, sont ordonnés à prouver la foi », étant le signe de Dieu, par lequel nous savons que Dieu a, en eft'et, parlé et nous a révélé telle vérité à croire. « Ces miracles-là », précisément parce qu'ils ont la raison de signes ou de preuves, « doivent être mani- festes », comme le voulait l'objection.

Vad tertium fait observer que « comme le dit saint Augus- tin, au livre 111 de la Trinité (cli. ix), le démon peut, par la vertu de sa nature, connaître beaucoup de choses, que cepen- dant la vertu divine l'empêche de connaître. Et, de cette sorte, on peut dire que par la vertu de sa nature le démon pouvait connaître que la Mère de Dieu n'avait pas été déflorée, mais qu'elle était vierge ; et toutefois Dieu l'empêchait de connaître le mode de l'enfantement divin. Et à cela ne s'oppose point (jue, dans la suite, le démon ail pu connaître, d'une certaine manière, que Jésus était le Fils de Dieu; parce que c'était déjà le temps le Christ devait montrer sa vertu contre le démon et souffrir la persécution excitée par lui. Mais, dans l'enfance, il fallait empêcher la malice du démon, afin qu'il ne persé- cutât point le Christ trop durement, alors que le Christ n'avait point disposé de souffrir encore » sa Passion, « ni de montrer sa vertu, mais qu'il s'offrait en tout semblable aux autres en- fants. C'est ce qui fait dire à saint Léon (1"), pape, dans un sermon sur C Epiphanie (IV, ch. m), que les Mages trouvèrent l" Enfant Jésus, petit de taille, ayant besoin du secours d' autrui, impuissant à parler, et ne se distinguant en rien des conditions gé- nérales de l'enfant parmi les hommes. Toutefois, saint Am- broise, sur saint Luc (endroit précité), semble rapporter plutôt les paroles de l'objection aux membres du démon. Ayant, en

72 SOMME IHEOLOGIQUE,

efiFel. mentionné la raison en question, savoir que c'était pour tromper le prince de ce monde, il ajoute : .4 vrai dire, ce fait /rompait platêt les princes de la terre. Car la malice des démons saisit facilement même ce qui est caché; mais ceux qui s'occupent des vanités du siècle ne peuvent point savoir les choses divines », Vad qaartum déclare que « par le jugement des adultères était lapidée, selon la loi, non pas seulement la femme qui était déjà épousée ou mariée, mais aussi celle qui était gardée dans la maison de son père comme jeune fille devant se ma- rier un jour. Aussi bien est-il dit, dans le Deuiéronome, ch. xxii (v. 20, 2i) : Si la jeune fdle nest point trouvée vierge, que les hommes de celte cité la lapident et quelle meure; parce quelle a commis une infamie en Israël, se livrant à la fornication dans la maison de son père. On peut dire aussi, avec d'autres (cf. S. Augustin, au livre des 83 Questions, q. lxi) que la bienheu- reuse Vierge était de la race ou de la parenté d'Aaron ; aussi bien était-elle parente d'Elizabeth, comme il est marqué en saint Luc, ch. i (v. 36). Or, la vierge ou jeune fille de race sa- cerdotale était mise à mort si elle était en faute. jNous lisons, en effet, dans le Lévitique, ch. xxi (v. 9) : Une fdle de prêtre, si elle a été prise en délit et quelle ait violé le nom de son père sera livrée aux flammes. D'autres enfin rapportent la parole de saint Jérôme à la lapidation de l'infamie », et, par suite, enten- dent cette parole dans un sens spirituel ou métaphorique.

Pour des raisons de la plus haute sagesse et d'une infinie miséricorde, il fallait que la Vierge, Mère du Sauveur, se trou- vât unie, dans l'ordre du mariage, à un homme, qui avait pour mission d'être regardé par tous, sur la terre, comme le père du fruit béni des entrailles de son épouse, n'étant cepen- dant que son père nourricier, d'être le protecteur et le gardien de la Mère et du Fils, et de nous servir de suprême garant dans la vérité historique du fait pour nous le plus important et le plus délicat à établir, savoir la virginité de la Mère du Ré- dempteur. — Ce lien ou cette union a existé entre Marie et Joseph. Reste à nous demander quelle fut, exactement, la nature de ce lien ou de cette union : pouvons-nous, devons-

QUEST. XXIX. DES ÉPOUSAILLES DE LA MÈUE DE DIEU. yS

nous parler d'union matrimoniale : entre Marie et Joseph a-l- il existé le lien d'un véritable mariage, au sens le plus formel Je ce mol. Saint Thomas va nous répondre dans l'article qui suit.

Article II. Si entre Marie et Joseph a existé un véritable mariage?

Trois objections veulent prouver qu' « entre Marie et Joseph n'a pas existe un véritable mariage ». La première arguë de ce que « saint Jérôme dit, contre Helvidius (u. !i), que Joseph fut le gardien de Marie plutôt que son mari. Or, s'il y avait eu un vrai mariage, Joseph eut été vraiment le mari de la Vierge. Donc il semble qu'il n'y a pas eu un véritable mariage entre Marie et Joseph ». La seconde objection fait observer que « sur ce passage de saint Matthieu, ch. i (v. 16) : Jacob engen- dra Joseph, l'époux de Marie, saint Jérôme dit : Quand tu en- tends le mot, mari, qu'il ne te vienne pas la pensée des noces: mais rappelle-toi la coutume des Écritures, l'on appelle maris les fiancés ou les époux; et Jemmes, les fiancées ou les épouses. Or, le vrai mariage ne résulte pas des épousailles ou des fian - cailles, mais de la célébration des noces. Donc il n'y eut pas un vrai mariage entre la bienheureuse Vierge et Joseph ». La troisième objection cite le mot de saint Matthieu, ch. i (v. ig), « il est dit : Joseph, son mari, parce quil était Juste et qu'il ne voulait point l'emmener, c'est-à-dire dans sa maison, à l'effet de cohabiter assidûment arec elle, voulut lu renvoyer en secret, c'est-à dire changer le temps des noces, comme l'explique saint Remy (hom. IV). Donc il semble que les noces n'étant pas encore célébrées il n'y avait pas encore de véritable ma- riage ; alors surtout qu'après le mariage contracté, il n'est per- mis à personne de renvoyer son épouse ».

L'argument sed contra en appelle à « saint Augustin », qui dit, au liv. II Du consentement des Évangélistes (ch. i) : L'on ne doit pas supposer que l'Évangéliste (quand il parle de Joseph l'époux de Marie) entende séparer Joseph de l'union matrimoniale

74 SOMME THÉOLOGIQUE.

avec Marie, pour ce motif qu'elle a enjanlé le Christ, étant vierge, et non en vertu de cette union. Car il est manifestement suggéré aux mariés fidèles, par cet exemple, qu'eux aussi, même en gardant d'un commun accord la continence et sans avoir de rapports char- nels, peuvent demeurer dans un état qui est un vrai mariage et en garde le nom » .

Au corps de l'article, saint Thomas formule cette règle ou ce principe, qu' « un mariage est dit vrai du fait qu'il atteint sa perfection. Or, il est une double perfection, pour chaque chose : la première; et la seconde. La perfection première con- siste dans la forme même de la chose d'où cette chose tire son espèce » : c est une perfection d'ordre statique. « La perfection seconde consiste dans l'opération de la chose, par laquelle une chose atteint d'une certaine manière sa fin » : cette perfection est d'ordre dynamique. « Quand il s'agit du mariage, sa forme consiste en une certaine union indivisible des esprits ou des cœurs, qui fait que l'un des époux est tenu de garder à l'autre sa foi indivisiblement. La fin du mariage est l'enfant à procréer et à élever : ce qu'on obtient par l'acte conjugal et par les autres œuvres du mari et de la femme s'aidant l'un l'autre à l'effet de nourrir l'enfant. Nous dirons donc que pour ce qui regarde la perfection première du mariage, le mariage de la Vierge, Mère de Dieu, et de Joseph, fut entièrement véritable : car l'un et l'autre consentit au lien conjugal, sans consentir cependant d'une façon expresse à l'acte charnel, si ce n'est sous la condition qu'ils s'en remettaient au bon plaisir de Dieu. Et aussi bien l'ange appelle Marie l'épouse ou la femme de Joseph, quand il dit à ce dernier, en saint Matthieu, ch. i (v. 20) : I\e crains point d'accepter Marie, fa Jemme. Ce que saint Augustin explique, au livre Des noces et de la concupiscence, en disant : Elle est appelée sa Jemme, en raison de la Joi première des épou- sailles, sans qu'il l'eût connue ou qu'il dût la connaître charnelle- ment. Pour ce qui est de la perfection seconde qui se réalise par l'acte du mariage, si cela se rapporte à l'union charnelle de laquelle provient l'enfant, le mariage dont il s'agit ne fut pas consommé. Et c'est pourquoi saint Ambroise dit, sur saint Luc (ch. 1, v. 26, 27) : Ne te troubles pas de ce que l'Écri-

QUEST. XXIX. -^ DES EPOUSAILLES DE LA MÈKE DE DIEU. 7.')

Uire appelle Marie la femme de Joseph. La célébralion des noces, en ejjfel, ne marque pas ici la perte de la virginité, mais témoigne seu- lement de la vérité du mariage. Toutefois, ce mariage eut la per- fection seconde quant à l'éducation de l'Enfant. Et c'est pour- quoi saint Augustin dit, au livre Des noces et de la concupiscence (liv I, ch. XI, xii) : Tout le bien des noces s'est trouvé rempli dans ces parents du Christ : Venjant, la foi ou la jidélité, et le sacre- ment. Nous connaissons l'EnJant : c'est le Seigneur Jésus-Christ Lui-même. Il y eut la Joi ou la fidélité; car jamais ne s'y trouva l'adultère. Et le sacrement : car il n'y eut pas de divorce. Il n'y manqua que le seul acte conjugal d'ordre charnel » : et cela même achève d'en marquer l'excellence, puisque tous les biens du mariage y parurent, en ce qu'ils contiennent d'harmonie et de dévouement, sans aucune ombre de convoitise ou de plaisir égoïste et sensuel.

Vad prinium répond que « dans le texte cité par l'objection, sainlJérôme prend le mot mari selon qu'il se rapporte à l'acte du mariage consommé ».

L'ad secundum dit également que « dans cet autre texte, saint .lérôme appelle noces les rapports nuptiaux » ayant trait à l'acte conjugal.

L'ad tertium esl p\us délicat, comme interprétation du texte évangélique. Il y est dit que « selon l'explication de saint .lean Chrysostome, sur saint Matthieu (Anonyme, liom. l), la bien- heureuse Vierge était de telle sorte fiancée à Joseph qu'elle était déjà dans la maison de ce dernier. Car, de même que pour celle qui conçoit dans la maison de son mari, la conception est regardée comme matrimoniale, de même pour celle qui conroit hors de la maison du mari, l'union est suspecte. Il suit de qu'il n'eût pas été suffisamment pourvu à la réputation de la bienheureuse Vierge, par cela quelle aurait été fiancée, si elle n'avait été en même temps déjà dans la maison de son époux. Lors donc qu'il est dit qu'fV ne voulait pas l' emmener , il est mieux de l'entendre en ce sens qu'iV ne voulait pas la diffamer en public, plutôt que de l'entendre en ce sens qu'il ne voulait pas l'introduire ou l'em- mener dans sa maison. Aussi bien l'Évangéliste lui-même ajoute qu'tV voulait la renvoyer d'une manière secrète. Toutefois, bien

76 SOMME THÉOLOGIQUE.

qu'elle fût déjà dans la maison, en raison de la première foi des épousailles, la célébration solennelle des noces n'était pas encore intervenue ; et c'est aussi en raison de cela qu'ils n'avaient pas eu encore de rapports conjugaux. Aussi bien, comme le note saint Jean Chrysostome (hom. IV, sur saint Matthieu), l'Évan- géliste ne dit pas : avant qu'elle fût introduite dans la maison de l'époux ; elle y était, en effet, déjà. Car c'était souvent la coutume, chez les anciens, d'avoir dans la maison les fiancées. Et c'est pourquoi l'ange dit à Joseph (saint Matthieu, ch. i, v. 20) : I\é crains pas de recevoir Marie, ton épouse, c'est-à-dire : Ne crains pas de célébrer avec elle la solennité des nçces. Cepen- dant, d'autres disent que Marie n'était pas encore introduite dans la maison de Joseph ; et qu'elle n'était que fiancée (cf. la glose d'Origène sur ce passage de l'Évangile). Mais, ajoute saint Thomas, la première explication s'harmonise mieux avec l'Évan- gile ». Il y aurait un troisième sentiment, qui est, aujour- d'hui, celui de beaucoup de critiques, et qui, en effet, semble- rait excellemment harmoniser toutes les expressions marquées dans l'Évangile. Il consiste à appuyer sur la coutume ou l'usage du temps des événements dont il s'agit, qui faisait que le mariage comprenait deux cérémonies. L'une, appelée d'ail- leurs du nom de fiançailles, était celle du contrat; elle liait définitivement les contractants, au point qu'ils étaient tenus pour adultères, s'ils manquaient à la foi jurée. L'autre était la cérémonie des noces : c'était l'introduction solennelle de l'épouse dans la maison de l'époux. C'est entre les deux cérémonies qu'auraient eu lieu l'Annonciation et les faits mentionnés par saint Mathieu. Cf. P. Didon : Jésus-Christ; appendice B.

Après avoir étudié ce qui avait trait au mariage de Marie avec Joseph, nous devons maintenant considérer ce qui regarde l'Annonciation de la Mère de Dieu. C'est l'objet de la ques- tion suivante.

QUESTION XXX

DE L'ANNONCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE

Cette question comprend quatre articles :

S'il était convenable que fût annoncé à Marie ce qui devait être

engendré en elle? Par qui cela devait lui être annoncé ? 3" En quel mode cela devait-il lui être annoncé? De l'ordre de l'annonciation.

Article Premier.

S'il était nécessaire que fût annoncé à la bienheureuse Vierge ce qui devait se faire en elle?

Trois objections veulent prouver qu' « il n'était pas néces- saire que fût annoncé à la bienheureuse Vierge ce qui devait se faire en elle >k La première dit que « l'Annonciation semblait nécessaire uniquement pour avoir le consentement de la Vierge. Or, son consentement ne paraît pas avoir été nécessaire : la conception de la Vierge, en effet, avait été an- noncée d'avance par la prophétie de prédestination, qui s'ac- complit en dehors de notre libre arbitre, comme le note une certaine glose sur saint Matthieu, ch. i (v. 22). Donc il n'était pas nécessaire que cette Annonciation se fît ». La seconde objection fait observer que « la bienheureuse Vierge avait la foi de l'Incarnation, sans laquelle nul ne peut être dans l'état du salut, parce que, comme il est dit anx Romains, ch. m (v. 22) : la justice de Dieu est par la foi de Jésus-Christ. Or, de ce que quelqu'un croit avec certitude, il n'a pas besoin d'en être ins- truit de par ailleurs. Donc il n'était pas nécessaire' que l'Incar-

78 SOMME THÉOLOGIQUK.

nation du Fils de Dieu fût annoncée à la bienheureuse Vierge». La troisiènie objection déclare que « comme la bienheu- reuse Vierge a conçu corporellement le Christ, ainsi chaque àme sainte le conçoit spirituellement ; ce qui fait dire à l'Apôtre, dans son épître aux Galates, ch. iv (v. 19) : Mes petits enfants, que j'enfante à nouveau, jusqu'à ce que te Christ soit formé en vous. Or, pour ceux qui doivent concevoir le Christ spirituelle- ment, cette conception ne leur est pas annoncée. Donc il ne devait pas être annoncé, non plus, à la bienheureuse Vierge, qu'elle allait concevoir dans son sein le Fils de Dieu ».

L'argument sed contra se réfère simplement à ce que u nous lisons dans saint Luc, ch. i (v. 3i), que l'Ange dit à Marie : Voici que vous concevrez dans votre sein et vous enfanterez un Fils ».

Au corps de l'article, saint Thomas formule ainsi sa conclu- sion : (I 11 était convenable et à propos, qu'il fût annoncé à la bienheureuse Vierge qu'elle allait concevoir le Christ. D'a- bord, pour garder l'ordre voulu dans l'union du Fils de Dieu à la Vierge : il fallait, en effet, que son esprit en fût instruit avant que la conception s'en fit dans sa chair. Aussi bien saint Augustin dit, au livre De la virginité (ch. m) : Marie est plus lieurease en percevant ta foi du Christ qu'en concevant la chair du Christ. Et, après, il ajoute : La proximité maternelle n'aurait servi de rien à Marie, si elle n'avait avec plus de bonheur porté le Christ dans son cœur plutôt que dans sa chair. En second lieu, pour qu'elle pût être un témoin plus certain de ce mys- tère, en étant instruite elle-même divinement. Troisième- mentj afin qu'elle pût offrir à Dieu les dons volontaires de ses services; à quoi elle se montra prompte, en disant : Voici la servante du Seigneur (saint Luc, ch. i, v. 3i). Quatrième- ment, pour que fût montré qu'il y avait un certain mariage spirituel entre le Fils de Dieu et la nature humaine. Et c'est pourquoi par l'Annonciation était attendu le consentement de la \ ierge en lieu et place de toute la nature humaine ». On aura lemarqué ce qu'a de particulièrement transcendant cette quatrième raison formulée ici par saint Thomas. Elle est d'or- dre mystique, mais appuyée sur toute la grande doctrine pau-

Q. XXX. DE l' ANNONCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. yi)

linienne de l'union du Fils de Dieu avec notre nature et avec l'Église.

Vad primum répond que « la prophétie de prédestination s'accomplit sans que notre libre arbitre la cause, mais non sans que notre libre arbitre y consente )^.

Vad secundum accorde que y sans doute, la bienheureuse Vierge avait la foi expresse ou explicite de l'Incarnation future ; mais, parce qu'elle était humble, elle n'avait point de si hautes pensées d'elle-même », qu'elle pût songer qu'elle-même serait choisie comme instrument de ce mystère. « Et c'est pourquoi elle devait en être instruite »

Vad tertiiim fait observer que « la conception spirituelle du Christ, qui est par la foi, est précédée de l'annonciation qui se fait par la prédication de la foi, selon que la foi vient de l'ouïe, cbmme il est dit aux Honiains, ch. x |v. 17) ». Et, cependant, ajoute saint Thomas, il ne s'ensuit pas pour cela que quelqu'un sache avec certitude qu'il a la grâce ; mais il sait que la foi qu'il a reçue est vraie ». Sur cette distinction ou cette difl'é- rence, cf. ce qui a été dit dans la Prima-Secundae, q. 112, art 5.

Parmi les raisons que nous a données saint Thomas pour montrer qu'il était bon et souverainement convenable que le mystère de l'Incarnation fût annoncé à Marie avant de s'ac- complir en elle, la raison qui a trait à son consentement est d'une importance exceptionnelle. Elle nous permet d'entrevoir la dette de reconnaissance que toute créature, mais surtout la créature humaine, a contractée envers Marie, puisque, en pro- nonçant le sublime/ta^ que nous trouvons marqué dans l'évan- gile de saint Luc, elle a été la cause volontaire immédiate permettant à Dieu de réaliser, comme II l'avait ordonné dans les conseils de sa prédestination, le chef-d'œuvre de son amour, rincarnation de son Fils, principe et source de tous nos biens dans l'ordre du salut. Il était donc souverainement conve- nable que Dieu fît annoncer à Marie le mystère qu'il avait résolu d'accomplir en elle. Mais fallait-il que cette annonce fût faite par un ange? Nous devons maintenant examiner ce nou- veau point de doctrine. Et ce va être l'objet de l'article suivant.

80 SOMME THÉOLOGIQUK.

Article II.

Si à la bienheureuse Vierge l'Annonciation devait être faite

par un ange?

Quatre objections veulent prouver qu' « à la bienheureuse Vierge l'Annonciation ne devait pas être faite par un ange ».

La première rappelle qu' « aux anges supérieurs la révéla- tion est faite immédiatement par Dieu, comme le dit saint Denys, au chapitre vu de la Hiérarchie céleste. Or, la Mère de Dieu a été élevée au-dessus de tous les anges. Donc il semble qu'à elle c'est immédiatement par Dieu qu'aurait être an- noncé le mystère de l'Incarnation, et non point par un ange »,

La seconde objection dit que « s'il fallait, sur ce point, garder l'ordre établi selon lequel les choses divines sont révé- lées aux hommes par les anges, pareillement c'est par l'homme que sont transmises à la femme les choses de Dieu ; aussi bien l'Apôtre lui-même dit, dans la première épître aax Corinthiens, ch. XIV (v. 34, 35) : Que les femmes, dans les églises, se taisent; et si elles veulent apprendre quelque chose, qu'elles le demandent aux hommes à la maison. Donc il semble qu'à la bienheureuse Vierge devait être annoncé le mystère de l'Incarnation par quelque homme; surtout parce que Joseph, son mari, avait reçu, à ce sujet, les instructions d'un ange, comme on le voit par saint Matthieu, ch. i (v. 20, 21) ». La troisième objection fait observer que « nul ne peut convenablement annoncer ce qu'il ignore. Or, les anges supérieurs ne connurent point pleinement le mystère de l'Incarnation ; aussi bien saint Denys dit qu'il faut entendre comme faite par eux la question qui est posée dans Isaïe, ch. lxiii (v. i) : Quel est celui qui vient d'Edom? Donc il semble que l'Annonciation de l'Incarnation ne put être faite convenablement par aucun ange ». La quatrième objection déclare que « les plus grandes choses doivent être annoncées par les plus grands messagers. Or, le mystère de l'Incarnation est ce qu'il y a de plus grand parmi toutes les

Q. XXX. DB l'aNNONCIATION DE LA BIEMIRIJUEUSF VIERGE. 8r

antres choses qui ont été annoncées parles anges aux hommes. Donc il semble que si ce mystère avait être annoncé par un ange, il aurait l'être par un des anges de l'ordre suprême. D'autre part, Gabriel », qui est marqué pour cette Annoncia- tion, « n'appartient pas à l'ordre suprême, mais à celui des archanges, qui est l'avanl-dernier; car l'Église chante (dans la fête de la Purification, 9" répons des matines) : Nous savons que l'archange Gabriel t'a parlé au nom de Dieu. Ce n'est donc pas à propos, que celle Annonciation a été faite par l'archange Gabriel ».

L'argument sed conlra cite simplement le mot de saint Luc, 'X il est dit, ch. i (v. 26) : L'ange Gabriel fui envoyé par Dieu, etc. ».

Au corps de larticle, saint Thomas répond qu' « il fut conve- nable qu'à la Mère de Dieu fût annoncé par un ange le mystère de l'Incarnation, pour trois raisons. D'abord, afin que, même en cela, fût gardé l'ordre divin selon lequel par l'intermédiaire des anges les choses divines parviennent aux hommes. Aussi bien saint Denys dit, au chapitre iv de la Hiérarchie céleste, que les anges ont été d'atmrd instruits du divin mystère de la bénignité de Jésus ; ensuite, par eux la grâce de la connaissance arriva Jus- qu'à nous. C'est ainsi donc que le très divin Gabriel apprenait à Zacharie que le prophète devait naître de lui; et, à Marie, com- ment en elle se produirait le mystère souverainement divin de la formation inejjable de Dieu. En second lieu, parce que cela convenait à la restauration humaine, qui devait se faire par le Christ. De vienl que le vénérable Bède dit, dans l'homélie (de l'Annonciation) : C'était le début qui convenait, pour la restau- ration humaine, qu'un ange fût envoyé par Dieu à la Vierge que devait consacrer l'enfantement divin ; parce que la première cause de la perte des hommes fut quand le serpent Jut envoyé par le démon à la femme qui devait tromper l'esprit d'orgueil. Troi- sièmemenl, parce que cela convenait à la virginité de la Mère de Dieu. Aussi bien saint Jérôme dit, dans son sermon de l'As- somption (ou plutôt dans l'épître à Paule et Eustochée, qui n'est pas authentique) : C'est à propos qu'un ange est envoyé à la Vierge ; parce que toujours il y a liarmonie entre la virginité et XYI, La Rédemption. 6

'*^2 SOMMB THÉOLOGIQUE.

les anges, car vivre dans la chair en dehors de la chair n'est pas une vie terrestre mais céleste d.

Vad primuni accorde que « la Mère de Dieu élait supérieure aux anges, quant à la dignité à laquelle elle élait élue. Mais, quant à l'état de la vie présente, elle élait inférieure aux an- ges; puisque, même le Christ, en laison de sa vie passible, a été mis un peu au-dessous des (uiges, comme il est dit aux Hébreux, ch. ii (v. 9). Toutefois, parce que le Christ était dans la voie el au terme, Il n'avait pas besoin d'être instruit par les anges, quant à la connaissance des choses divines. La Mère de Dieu, au contraire, n'était pas encore dans l'état de ceux qui sont au terme. Et c'est pourquoi elle devait être instruite (le la conception divine par les anges ».

Vad secundum répond que « comme le dit saint Augustin, au sermon de l Assomption, la bienheureuse Vierge Marie est tenue à bon droit comme exceptée de certaines conditions générales; car, ni elle na vu ses conceptions multipliées, ni elle n\t été sous la jouissance » ou sous l'action de l'homme, c'est- à-dire « du mari {Genèse, ch. m, v. 16), Celle qui a reçu le Cfirist de l'Esprit-Saint dans ses entrailles très pures. Et c'est pourquoi elle ne devait pas être instruite du mystère de l'Incarnation par l'entremise de l'homme, mais par l'entremise d'un ange. C'est à cause de cela aussi qu'elle-même en a été instruite avant Joseph; car elle fut instruite du mystère avant la con- ception, tandis que Joseph ne le fut qu'après la concep- tion ».

Vad lerlium déclare que « comme il ressort du texte de saint Denys. cité (au corps de l'article), les anges connurent le mys- tère de rincarnation ; toutefois, ils interrogent, désireux de connaître plus parfaitement du Christ, les raisons- de ce mys- tère, qui sont incompréhensibles à toute intelligence créée. Aussi bien Maxime (l'abbé Maxime, Questions, Interrogations et Réponses, rép. à l'interrog. xlu) dit qu'i7 n'y a pas à mettre en doute si les anges connurent rincarnation à venir. Mais l'inson- dable conception du Seigneur leur demeurait cachée, et aussi le mode selon lequel tout entier en son Père, Il demeurait encore tout entier en tous et également dans le sein de la Vierge ».

Q. XXX. DE L'A^NONCIATIO^" DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. 83

L'ad qaarlum en appelle à ce que « quelques-uns disent que Gabriel fut de l'ordre le plus élevé ; en raison de cette parole de saint Grégoire (liom. \XIV, sur l'Évangile, n. 8) : // élcdl cnnvenablle que vtiil lange suprême pour parler le suprême mes- sage. Mais, reprend saint Thomas, il ne suit pas de qu'il fût le plus élevé de tous les ordres ; c'était le plus élevé parmi les anges : et, en efTet, il était de l'ordre des archaqges. Aussi bien l'Église l'appelle archange; et saint Grégoire lui-même dit, dans l'homélie (précitée) des Cent brebis, que ceux qui annoncent les messages suprêmes sont appelés archanges. Il est donc assez à croire qu'il est le plus élevé dans l'ordre des archanges. Et, comme le dit saint Grégoire (au même endroit, n. 9), son nom convient à son office : Gabriel, en effet, signifie, Force de Dieu. Car il fcdlail que le Christ Jùt annoncé par la Force de Dieu, parce que, Seigneur des vertus et puissant dans le combat. Il venait triompher des puissances de l'air »,

Le mystère de l'Incarnation devait être annoncé à la bien- heureuse Vierge; et il devait lui être annoncé par un ange, par l'archange Gabriel. Mais fallait-il que cet ange, cet ar- change Gabriel, se présentât à elle sous une forme humaine? Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article III.

Si l'ange de l'Annonciation devait apparaître à la Vierge en vision corporelle ?

Trois objections veulent prouver que « l'Ange de l'Annon- ciation ne devait pas apparaître à la Vierge en vision corpo- relle ». La première fait observer que « la vision intellec- tuelle est plus digne que la vision corporelle, comme le dit saint Augustin, au livre XII du Commentaire littéral de la Genèse (ch. xxiv) ; et surtout elle convient davantage à l'ange lui- même ; car, par la vision intellectuelle, l'ange est vu dans sa substance, tandis que par la vision corporelle il est vu dans

84 SOMME THÉOLOGIQLE.

une figure corporelle empruntée. Or, de même que pour an- noncer la conception divine il convenait que vînt le messager suprême, de même il semble aussi qu'il convenait que ce fût le suprême genre de vision. Donc il semble que l'Ange de l'Annonciation apparut à la Vierge dans une vision intellec- tuelle ». La seconde objection déclare que a la visioji par l'imagination semble aussi être plus noble que la vision cor- porelle ; comme l'imagination est une puissance plus baute que le sens. Or, l'ange apparut à Joseph dans le sommeil, selon la vision de l'imagination ; comme on le voit par saint Mat- thieu, ch. I (V. 20) et ch. II (v. i3, 19). Donc il semble qu'il aurait apparaître aussi à la bienheureuse Vierge, dans une vision de l'imagination et non pas dans une vision corpo- relle ». La troisième objection dit que « la vision corporelle d'une substance spirituelle cause de la stupeur en ceux qui la voien.t; et aussi bien, de la Vierge elle-même on chante (dans la fête de V Annonciation , 2" rép. des Matines) : La Vierge s'ej- fraye de la lumière. Or, il eût été mieux que son esprit fût pré- servé d'un tel trouble. Donc il n'était pas convenable que cette sorte d'Annonciation se fît par une vision corporelle ».

L'argument sed contra cite « saint Augustin 0, qui, " dans un sermon (sermon IIP de V Annonciation, parmi les Œuvres) introduit la bienheureuse Vierge parlant ainsi : Vint à moi r archange Gabriel, à la face rayonnante, au vêtement éclatant, à la marche admirable. Or, ces choses n'appartiennent qu'à la vi- sion corporelle. Donc c'est par une vision corporelle que l'ange de l'Annonciation apparut à Marie ».

Au corps de l'article, saint Thomas affirme de la façon la plus nette et sans hésitation aucune, que « l'Ange de l'Annon- ciation apparut à Marie en vision corporelle. Et ce fut, là, chose convenable, poursuit le saint Docteur, d'abord quant à ce qui était annoncé. L'ange, en effet, venait annoncer l'In- carnation du Dieu invisible. Il convenait donc que pour décla- rer ce mystère la créature invisible prît une forme en laquelle elle apparaîtrait visiblement : alors d'ailleurs que toutes les apparitions de l'Ancien Testament », lesquelles ordinairement étaient sous forme de vision corporelle, « étaient ordonnées à

Q. XXX. DE l'aNNONCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. ^5

cette apparition par laquelle le Fils de Dieu apparut dans la chair ». On remarquera, en passant, cette belle déclaration de saint Thomas, au sujet des apparitions relatées dans l'Ancien Testament. « Secondement, cela convenait à la dignité de la Mère de Dieu, laquelle non seulement dans son. esprit, mais aussi dans son sein corporel devait recevoir le Fils de Dieu. Et c'est pourquoi non seulement son esprit, mais encore ses sens corporels devaient être réconfortés par la vision de l'ange. Troisièmement, cela convenait à la certitude de la chose qui était annoncée. Les choses, en effet, qui tombent sous nos yeux sont perçues par nous avec plus de certitude que celles que nous avons dans l'imagination. Aussi bien saint Jean Ghrysostome dit, sur saint Matthieu (hom. ÏV), que l'ange n'ap- parut pas en songe à la Vierge, mais d'une manière visible. Comme, en ejffet, elle recevait de l'ange un rapport souveraine- ment grand; elle avait besoin, avant qu'un si grand événement se produise, d'une vision solennelle ».

Vad primurn répond que « la vision intellectuelle est plus digne que la vision imaginaire ou corporelle, si l'une ou l'au- tre de ces dernières est seule. Mais, saint Augustin lui-même dit (endroit cité dans l'objection, ch. rx), que cette prophétie est plus excellente, qui a tout ensemble la vision intellec- tuelle et imaginaire, comparée à celle qui a l'une d'elles seu- lement. Or, la bienheureuse Vierge ne perçut pas seulement la vision corporelle, mais encore l'illumination intellectuelle. Aussi bien une telle apparition fut-elle plus noble. Toutefois, elle eût été plus noble encore, si Marie avait vu l'ange, d'une vision intellectuelle, dans sa substance même » de pur esprit, ( mais son état de personne humaine encore dans cette vie d'exil ne souffrait pas que Marie vît l'ange par son essence ».

U ad seeundum accorde que « l'imagination est, en effet, une puissance plus haute que le sens extérieur. Toutefois, parce que le principe de la connaissance humaine est le sens, en lui consiste la plus grande certitude; car il faut toujours que les principes de la connaissance soient plus certains. Et c'est pour- quoi Joseph, à qui l'ange apparut en songe, n'eut pas une apparition aussi excellente que la bienheureuse Vierge ».

S6 SOMMK THÉOLOGlQLi:.

Soulignons, une l'ois déplus, au passage, la magnifique doc- trine critériologique de saint Thomas, formulée de nouveau dans cet roi secandam. La philosophie moderne, depuis Des- cartes, ejt au suprême degré dans Kant, s'est vouée au sepli- cismc et au désespoir d'atteindre toute certitude, parce qu'elle a méconnu ce point de doctrine si essentiel, que toutes nos connaissances ont leur principe dans l'usage de nos sens; et que, par conséquent, rien ne saurait être plus certain, pour nous, que ce dont nos sens témoignent: bien plus, toute autre connaissance, sans en excepter la connaissance intellectuelle la plus haute, devra être passée au crible de ce témoignage, sous peine de n'avoir pour nous qu'une valeur suspecte : en fait d'être et de réalité, nous ne percevons, par mode de perception directe et immédiate ou intuitive, que la réalité qui existe à l'état concret, et celte réalité n'est perçue que par nos sens. Quant à l'idée, objet de la perception intellectuelle, elle ne porte directement que sur l'abstrait; et l'abstrait, comme tel, n'existe point dans la réalité des choses. Il est vrai qu'en- suite, en utilisant ces idées abstraites et en vo\ant leurs rap- ports avec les êtres concrets d'où elles nous sont tenues, nous pourrons, par voie de raisonnement, atteindre d'autres êtres (jui existent réellement sans être objet de la connaissance sen- sible. Mais, comme nous le disait ici saint Thomas à Yad pri- mani, dans notre état actuel, nous ne percevons pas ces êtres en eux-mêmes ou dans leur substance, et par mode de con- naissance intuitive ou directe. Leur être réel n'est connu de nous que par voie d'analogie et en nous appuyant sur l'être réel perçu par nos sens, le seul qui soit à notre portée. De l'absolue prédominance de la connaissance sensible, chez nous, quand il s'agit de certitude, comme nous l'a dit saint Thomas dans cet ad secandam.

\.'ad levliam explique que « comme le dit saint Ambroise, sur saint Lac (ch. i, v. ii), noas nous troublons et nous sortons de notre état habituel, quand noas sommes saisis par la venue à nous d'une puissance supérieure. Et cela se produit, non pas seulement par la vision corporelle : mais encore par la vision de l'imagination. Aussi bien, dans la Genèse, ch. xv (v. 12),

Q. \xx. DE l'Annonciation dk la bienheureuse vierge. 87

il est dit que comme le soleil s'fHail couché, l'assoupissement sai- sit Abraham et il fut envahi par une horreur immense et léné- t)reuse. Toutefois, ce trouble ne nuit pas tellement à l'homme, que l'apparition angélique doive pour cela ne pas se produire. D'abord, parce que du fait que l'homme est élevé au-dessus de lui, ce qui est de sa dignité, sa partie inférieure est affaiblie cl de provient le trouble dont il s'agit; comme, du reste, même dans l'ordre physique, si la chaleur naturelle est rame- née à l'intérieur, les extrémités du corps se prennent à trem- bler. — Secondement, parce que, comme Origène le dit, sur saint Luc (hom. lY), Vange qui apparaît, sachant que c'est une condition de la nature humaine, commence par remédier à ce trouble. Aussi bien soit à Zacharie, soit à Marie, après le trou- ble, il dit : iVe craigne: pas. Et, à cause de cela, comme nous le lisons dans la Vie de saint Antoine,, // n'est pas dijjicile de discerner les bons esprits des mauvais. Si, en ejfet, après la crcunle succède la Joie, sachons que le secours nous vient du Seigneur ; car la sécurité de l'âme est l'indice de la présence de la Majesté. Si, au contraire, la crainte ressentie persiste, c'est l'ennemi qui est là. Quant au trouble de la Vierge elle-même, il convenait à la pudeur virginale. Car, comme le dit saint Ambroise, sur saint Luc (ch. I, v. 28), trembler est le propre des vierges, et de s'ej- Jrayer à toute approche dés hommes, de redouter toute parole des hommes. Toutefois, il en est qui disent que la bienheu- reuse Vierge, habituée aux visions des anges, ne fut point trou- blée par la vue de l'ange, mais dans l'admiration ou l'étonne- ment au sujet des choses qui lui étaient dites par l'ange; parce qu'elle n'avait point sur elle-même des pensées si magnifiques. Aussi bien l'Évangélisle ne dit pas qu'elle fût troublée à la vue de l'ange, mais à sa parole » (S. Luc, ch. i, v. 29).

Il nous reste un dernier point à examiner au sujet de l'An- nonciation. C'est celui de l'ordre même dans lequel cette Annonciation s'est déroulée. Saint Thomas se demande s'il a bien été ce qu'il fallait. Il va nous répondre à l'article qui suit.

88 SOMMIi THÉOLOGIQUi;.

Article IV. Si l'Annonciation s'est déroulée dans l'ordre qu'il fallait ?

Trois objections veulent prouver que « rAiinonciation ne s'est pas déroulée dans l'ordre qu'il fallait ». - La première dit que « la dignité de la Mère de Dieu dépendait du fruit de la conception. Or, la cause doit être manifestée avant l'effet. Donc l'ange aurait annoncer la conception du Fils avant de mar- ([uer la dignité de la Mère en la saluant ». La^ seconde ob- jection déclare que « la preuve doit ou bien être omise dans les choses qui ne sont pas douteuses, ou bien venir avant dans les choses il peut y avoir doute. Or, l'ange semble avoir annoncé d'abord ce qui devait faire doute pour la Vierge et amener sa question : Comment cela se Jera-t-U? Et ce n'est qu'après qu'il a ajouté la preuve en apportant soit l'exemple d'Élizabeth soit la toute-puissance de Dieu. Donc ce n'est point dans l'ordre voulu que l'Annonciation a été faite par l'ange ». La troisième objection fait remarquer que « le plus ne peut pas se prouver par le moins. Or, qu'une vierge enfante était chose plus grande que le fait qu'une femme âgée enfante. Donc la preuve de l'ange prouvant la conception de Ma'rie par la conception d'une personne âgée n'était pas suffisante ).

L'argument sed contra apporte le mot de l'Épître aux Hu- mains, ch. XIII (v. i), oij « il est dit : Les choses qui viennent (le Dieu sont ordonnées. Or, l'ange était envoyé par Dieu, à l'effet d'annoncer à la Vierge le mystère divin, comme il est dit en saint Luc, ch. i (v. 26). Donc l'Annonciation a été accomplie par l'ange de la façon la plus souverainement ordonnée ». Dès que le messager céleste se présentant à Marie, venait avec les instructions de Dieu, il n'est point possible que tout n'ait été de la plus absolue perfection dans l'accomplissement de son message.

An corps de l'article, saint Thomas déclare que « l'Annon- ciation a été accomplie par l'ange dans l'ordre qui convenait.»

Q, XXX. DE L'A^NO^CIATlO^ DE LA BIEiNHEUREUSK VIERGE. 8()

L'ange, en effet, se proposait trois choses au sujet de la Vierge. Premièrement, rendre son esprit attentif à la considération d'un si grand message. Ce qu'il fait, en la saluant d'une salu- tation nouvelle et inaccoutumée. Aussi bien Origène dit que si la Vierge avait su qu'un semblable discours avait été tenu à quelque autre et elle l'aurait pu, ayant la science de la f.oi, ja- mais une telle salutation ne l'aurait terrifiée comme extraordinaire. Dans laquelle salutation, l'ange marqua d'abord l'aptitude de la Vierge à la conception qu'il annonçait, quand il dit ; pleine de grâce; il marqua ensuite la conception, quand il dit : le Seigneur est avec vous : et enfin il annonça l'honneur qui s'en- suivrait, quand il dit : Vous êtes bénie parmi les Jenimes ». On aura remarqué ce délicieux commentaire de la salutation angé- lique, si profond et si lumineux. « En second lieu, l'ange se proposait d'instruire Marie du mystère de l'Incarnation qui devait s'accomplir en elle. Et c'est ce qu'il fait, en annonçant d'abord la conception et l'enfantement : Voici que vous conce- vrez dans votre sein et que vous enfanterez un Fils ; en montrant ensuite la dignité de l'Enfant conçu, quand il dit : // sera grand; et enfin en indiquant le mode de la conception, quand il dit : L' Esprit-Saint viendra en vous, etc. Troisièmement, l'ange voulait amener l'esprit de Marie à donner son consen- tement. C'est ce qu'il fait en apportant l'exemple d'Élizabeth, et la raison tirée de la toute-puissance de Dieu », dernier mot de tout dans ce profond mystère. Voilà, certes, un beau com- mentaire de l'évangile de l'Annonciation!

L'ad primuni est délicieux. Il nous dit que « pour une âme ou un cœur humble, rien n'est plus étonnant que d'entendre parler de son excellence. D'autre part, l'étonnement excite au plus haut point l'attention de l'esprit. Et c'est pourquoi l'ange qui voulait rendre l'esprit de la Vierge attentif à l'annonce d'un si grand mystère, commença par sa louange ».

L'ad secundum donne une première réponse, tirée de « saint Ambroise », qui « dit expressément, sur saint Lac (ch. i, v. 34), que la bienheureuse Vierge ne douta point des paroles de l'ange. Il dit, en efî'et : La réponse de Marie est plus mesurée que les paroles du prêtre Zqcharie. Car celle-là dit : Comment cela se

^O SOMME THEOLOGIQUE.

fera-t-il? Lui, au contraire : Ouest-ce (jui me fera savoir que ce que vous me dites est vrai. Lui qui nie savoir ce qui lui est dit, nie le croire. Marie, au contraire, ne doute pas que ce qui lui est dit sejasse; elle s'enquiert seulement du comment ». « Toute- fois, ajoute saint Thomas, saint Augustin semble dire que Ma- rie douta. Il dit, en etïet, au livre des Questions de l'Ancien et du Nouveau Testament (q. ir, parmi les Œuvres) : A Marie qui doute de la conception, lange affirme que c'est possible. Mais, ex- plique saint Thomas, un tel doute marque plutôt l'admiration ou rétonnement que l'incrédulité. Et c'est pourquoi l'ange ap- porte la preuve, non pour enlever l'infidélité » ou l'incroyance, « mais pour écarter l'admiration » ou l'étonnertient.

Uad tertium répond que « comme le dit saint Ambroise, dans V Hexaméron (ou plutôt saint Ghrysostome, hom. XLIX, sur la Genèse; cf. saint Ambroise, Hexaméron, liv. V, ch. xx), cesL pour cela que de nombreuses femmes stériles précédèrent, afin que l'enfantement de la Vierge fût cru » plus facilement. « Et c'est pourquoi la conception d'Élizabeth stérile est citée, non comme un argument suffisant, mais comme un certain exemple figu- ratif. Et, aussi bien, pour confirmer cet exemple est ajouté l'argument efficace tiré de la toute-puissance divine ».

Dans le prologue de la seconde partie du traité de ITncar- nation, au début de la question 27, saint Thomas nous avait annoncé que la première considération, relative aux mystères du Christ, portant sur sa conception, comprendrait un premier groupe de questions oh il s'agirait de la Mère en qui se ferait cette conception. Ce groupe de questions devait étudier, suc- cessivement : la sanctification; la virginité; le mariage ; l'an- uonciation de la glorieuse Mère du Sauveur. Cette dernière question était mentionnée encore sous ce litre : de la prépara- tion do la Mère du Christ à la conception. iSous avons vu, en effet, par toute la teneur de la question de l'Annonciation, que saint Thomas la considérait comme la préparation inamédiate de l'âme de Marie à l'accomplissement du grand mystère. Maintenant, il s'agit d'étudier ce mystère en lui-même : « Nous devons considérer maintenant ce qui a trait à la conception

Q. \XX. DE l'aNNOJCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE. 91

elle-même du Sauveur ». Là-dessus, saint Thomas nous an- nonce trois questions, qui, en effet, étudieront le mystère sous le triple aspect il devait se poser devant notre esprit : « premièrement, quant à la matière dont le corps du Sauveur a été conçu (q. 3i); secondement, quant à l'Auteur de la conception (q. 82); troisièmement, quant au mode et à l'ordre de la conception » (q. 33). D'abord, la matière dont le corps du Sauveur a été conçu. C'est Tobjet delà question suivante.

QUESTION XXXI

DE LA MATIÈRE DONT LE CORPS DU SAUVEUR A ÉTÉ CONÇU

Cette question comprend huit articles :

\" Si la chair du Christ a été prise d'Adam ?

Si elle a été prise de David ?

'i" De la généalogie du Christ qui est donnée dans les Évangiles.

V S'il convenait que le Christ naisse d'une femme ?

Si son corps a été formé du très pur sang de la Vierge '}

Si la chair du Christ fut dans les anciens Pères selon quelque

chose de déterminé ? 7" Si la chair du Christ a été dans les anciens Pères atFectée du

péché ? 8" Si elle a été décimée dans son Père Abraham ':

De ces huit articles, les cinq premiers examinent la tige qui a porté le corps du Christ; les Irois autres s'enquièrent de la ma- nière selon laquelle le corps du Christ a précédé dans cette lige. Pour ce qui est de la lige, saint Thomas l'examine, d'abord d'une façon éloignée (art. i-'6) ; puis, d'une façon pro- chaine (art. 4-5). D'une façon éloignée, en remontant jus- qu'à Adam, qui est le point extrême (art. i); et en s'arrêtant à David, le point définitivement fixé (art. 2); puis, en l'exa- niiaanl dans toute sa suite (art. 3). D'abord, en remontant jusqu'au point le plus éloigné. C'est l'objet de l'article premier.

Article Premier. Si la chair du Christ a été prise d'Adam?

Trois objections veulent prouver que « la chair du Christ n'a pas été prise d'Adam ». La première arguë de ce que « l'Apô- tre dit, dans la première Épître aux Corinthiens, ch. xv (v. 47) :

QLEST. XXXI. DE LA MATIEItE DU CORPS DU SAUVEUlt. 9.)

Le premier homme, tiré de la terre, est terrestre; le second, venu du ciel, est céleste. Or, le premier homme est Adam; et le se- cond est le Christ. Donc le Christ ne vient pas d'Adam ; mais Il a une origine distincte de lui ;<, La seconde objection dit que « la conception du Christ a être la plus miraculeuse. Or, c'est un plus grand miracle de former le corps de l'homme du limon de la terre, que de le former de la matière humaine qui vient d'Adam. Donc il semble qu'il ne convenait pas que le Christ prît sa chair d'Adam. Et, par suite, il semble que le corps du Christ n'a pas être formé de la masse du genre hu- main dérivée d'Adam, mais de quelque autre matière ». La troisième objection rappelle que « le péché est entré en ce monde par un seul homme, savoir Adam; parce que toutes les nations ont péché originairement en lui, comme on le voit aux Ro- mains, ch. V (v. 12). Or, si le corps du Christ avait été pris d'Adam, Lui-même aussi eût été originairement en Adam, quand il pécha. Donc II eût contracté le péché originel. Chose qui ne convenait pas à la pureté du Christ. Donc le corps du Christ n'a pas été formé d'une matière prise d'Adam ». La te- neur de cette objection et la réponse qu'y fera saint Thomas confirment excellemment toutes nos précédentes remarques sur le péché originel et la vraie cause de sa transmission.

L'argument sed contra cite le mot de « l'Apôtre », qui « dit, aux Hébreux, ch. ii (v. i6) : // n a Jamais pris les anges, savoir le Fils de Dieu; mais // a pris la race d'Abraham. Or, la race d'Abraham a été prise d'Adam. Donc le corps du Christ a été formé d'une matière prise d'Adam ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « le Christ a pris la nature humaine pour la purifier du péché. Or, la na- ture humaine n'avait besoin d'être purifiée qu'en tant qu'elle était infectée par l'origine viciée qui la faisait descendre d'Adam. Il suit de qu'il convenait que le Christ prît sa chair d'une matière dérivée d'Adam, afin que la nature humaine fût gué- rie par le fait de l'assomplion ». C'est toujours, nous le voyons, la raison de salut ou de guérison et de purification pour la nature humaine gâtée par le péché d'origine, qui com- mande tout dans l'Incarnation du Fils de Dieu.

() I SOMME TllIiOLOGIQUC.

Uad prinmin explique que « le second homme, savoir le Christ, est dit être du ciel, non pas quant à la matière du corps ; mais soit quant à la vertu qui a formé ce corps, soit aussi quant à sa divinité elle-même. Quant à la matière, le corps du Christ fut terrestre, comme le corps d'Adam ».

Vad secundiiin fait observer que o comme il a été dit plus haut (q. 29, art. 1, ad 2""^), le mystère de l'Incarnation du Christ est quelque chose de miraculeux, non comme ordonné à la confirmation de la foi, mais comme article de la foi. Il suit de que dans le mystère de l'Incarnation, on ne recherche pas ce qui est un plus grand miracle, comme dans les miracles qui se font pour la confirmation de la foi, mais ce qui convient davantage à la divine Sagesse et ce qui est le plus expédient au salut de l'homme, ce que l'on requiert dans toutes les choses qui appartiennent à la foi. On peut dire aussi », et c'est une seconde réponse, (( que dans le mystère de l'Incarnation, le miracle ne se considère pas seulement en raison de la ma- tière de la conception ; mais surtout en raison du mode de la conception et de l'enfantement, pour autant qu'une vierge a conçu et enfanté un Dieu », ce qui est bien, assurément, et sans comparaison aucune, le plus grand de tous les miracles, à l'exception du miracle de la transsubstantiation, qui, seul, pourrait, d'une certaine manière, lui être comparé. On aura remarqué, dans la première réponse de cet ad secandam, ce que saint Thomas nous a dit, à nouveau, de la double sorte de mi- racles qui peuvent se rapporter aux choses de la foi : les uns étant pluôt d'ordre apologétique, en vue de l'établissement ou de la confirmation de la foi ; les autres, d'ordre plutôt théolo- gique, faisant partie de la' foi elle-même, à titre de principes ou d'articles.

Vad terlium se réfère à ce qu' « il a été dit plus haut (q. 1 5, art. I, ad 2"""), que le corps du Christ a été en \dam selon la substance corporelle, en ce sens que la matière corporelle du corps du Christ est dérivée d'Adam ; mais elle n'a pas été en Adam selon la raison séminale, parce qu'elle n'a pas été conçue par l'action de l'hoiiiine. Il suit de que le Christ n'a pas contracté le péché originel comme les autres » êtres humaitis

QUEST. XXXI. DE LA MATIERE DU COUPS DU SAUVEUR. <J0

v( qui dérivent d'Adam par voie de génération ordinaire >>. C'est donc toujours cette unique raison de la propagation de la nature iiumaine, venue, par voie de génération ordinaire et ininterrompue, d'Adam pécheur, transmettant celte nature dépouillée coupablement par lui de la justice originelle, qui fait que tout être humain venu ainsi d'Adam contracte ou de- vrait contracter le péché originel ; et non pas le fait d'avoir été en Adam comme en celui qui a péché a l'origine, ainsi que .semblait l'entendre l'objection et qut)nt voulu l'entendre tant d'auteurs ou de théologiens trop peu exacts et trop peu con- formes à la pensée de saint Thomas sur cette question si essen- tielle.

La chair du Christ a été prise d'Adam pécheur. 11 le fallait, puisque le Christ venait pour libérer de son péché la nature humaine ainsi gâtée et corrompue en Adam et par Adam. Mais devons-nous dire que c'est en passant par la lignée de Da- vid que le Christ a pris ainsi sa chair d'Adam pécheur. C'est ce qu'il nous taut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article II. Si le Christ a pris sa chair de la race de David?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point pris sa chair de la race de David ». La première arguë de ce que u saint Matthieu, donnant la généalogie du Christ, la conduit jusqu'à Joseph. Or, Joseph ne fut pas le père du Christ, comme il a été montré plus haut (q. 28. art. i, ad /'""et ad '3""*). Donc il ne semble pas que le Christ soit descendu de la race de David ». La seconde objection fait observer qu' « Aaron était de la tribu de Lévi; comme on le voit par VExode (ch. vi) (v. 16 et suiv.). Or, Marie, la Mère du Christ, est dite parente d'Élizabeth, qui était y?//e d' Aaron, comme on le voit par saint Luc, ch. I (v. 5, 36), Puis donc que David était de la tribu de Juda, comme on le voit par saint Matthieu, ch. i (v, 3 et suiv.),

(><» SOMMli THEOLOGlQUi:.

il semble que le Christ n'est pas descendu de la race de David ». La troisième objection rappelle que « dans Jérémie, ch. xxii (v. 3o), il est dit de Jéchonias : Inscris-le comme stérile : car nul de ses descendants ne s'asseoira sur le trône de David. Or, il est dit du Christ dans Isaïe, ch. ix (v. 7) : Il s'asseoira sur le trône de David. Donc le Christ ne fut pas de la race de Jécho- nias. Et, par conséquent, non plus de la race de David, puis- que saint Matthieu fait passer la série des générations David par Jéchonias ».

L'argument sed contra oppose simplement qu' « il est dit, aux Romains, ch. i (v. 3) : Qui lui a été fait de la race de David selon la chair » .

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « le Christ est dit être spécialement le Fils de deux des anciens Pères; savoir : Abraham et David; comme on le voit par saint Mat- thieu, ch. I (v. 1). De cela, on peut donner plusieurs rai- sons. — La première est que à ces deux Pères avait été faite spécialement la promesse au sujet du Christ. 11 fut dit, en effet, à Abraham, Genèse, ch. xxn (v. 18) : Toutes les nations de la terre seront bénies en la semence; ce que l'Apôtre explique du Christ, quand il dit, aux Galates, ch. in (v. i6) : Les pro- messes ont été faites à Abraham et à sa semence. Il n'est pas dit : aux semences ; comme s'il y en avait plusieurs ; mais : à ta semence, comme à un seul, qui est le Christ. A David, aussi, il fut dit (ps. cxxxi, v. Il) : Du fruit de tes entrailles je placerai sur ton trône. Et, aussi bien, les Juifs, quand ils reçurent le Christ en triomphe, voulant l'honorer, disaient, saint Matthieu, ch. xxi (v. 9) : Hosanna au fds de David. Une seconde raison est que le Christ devait être joi, prophète et prêtre. Or, Abraham fut prêtre; comme on le voit par ce que le Seigneur lui dit, Genèse, ch. xv (v. 9) : Prends avec toi une génisse de trois ans, etc. Il fut aussi prophète, selon qu'il est dit, dans la Genèse, ch. xx (v. 7) : // est prophète, et il priera pour loi. Quant à David, il fui roi et prophète. Une troisième raison est que en Abra- ham commença d'abord la circoncision {Genèse, ch. xxvn, v. 10 et suiv.); et en David se manifeste au plus haut point l'élection de Dieu, selon qu'il est dit, au livre 1 des Rois,

QUÈSt. XXXI. DE LA MATIERE DU CORPS DU SAUVEUR. t)^

ch. XIII (n . l'i) : Dieu s'est choisi un homme selon sou cœur. Et c'est pourquoi le Christ est dit très spécialement fils de l'un et de l'autre, afin de montrer qu'il est donné comme salut à la Circoncision et à l'élection des Gentils ».

L'ad primuin fait observer que « l'objection était de Fauste, le Manichéen , lequel voulait prouver que le Christ n'était pas fils de David, parce qu'il n'avait pas été conçu de Joseph, à qui s'arrête la série de la génération en saint Matthieu. A cela, saint Augustin répond, au livre XXIII, contre Fauste (ch. VIII, ix), que puisque le même Évangéliste dit que Joseph était répoux de Marie, et que la Mère du Christ était vierge, et que le Christ est de la race de David, que reste-t-il sinon de croire que Marie n'était pas étrangère à la parenté de David ; et que ce n'esti pas en vain qu'elle est appelée la femme de Joseph, en raison de r union des cœurs, bien que les corps ne se soient jamais unis ; et que c'est plutôt en raison de la dignité de f homme, que l'ordre de la génération a été conduit jusqu'à Joseph. Ainsi donc nous croyons que Marie aussi était dans la parenté de David ; parce que nous croyons aux Écritures, qui disent l'une et l'autre chose : et que le Christ vient de David selon la chair; et que Marie sa Mère, n'a pas eu de rapports avec son époux, mais qu'elle est demeurée Vierge. Comme, en effet, le dit saint Jérôme, sur saint Mat- thieu (ch. i, v. i8), Marie et Joseph étaient de la même tribu; et, à cause de cela, selon la loi, il était tenu de la prendre pour épouse, à titre de proche parente. Aussi bien vont- ils ensemble à Bethléem pour le recensement, comme issus d'une même souche ».

L'ad secundum donne une double réponse. La première est tirée de u saint Grégoire de Nazianze » (ou plutôt du vénérable Bède; sur saint Luc; cf. S. Grég. de Naz., Poèmes Dogmatiques, sect. I, ch. xviii), qui, « répondant à cette objection, dit que ce fut par une volonté supérieure que la race royale se trouva réunie à la race sacerdotale, afin que le Christ, qui est prêtre et roi, naquît de l'un et de l'autre selon la chair. Aussi bien, même Aaron, qui fut le premier prêtre selon la loi, prit une femme de la tribu de Juda, Élizabeth, fille d'Aminadab {Exode, ch. VI, V. 22 ; cf. Nombres, ch. i, v. 7). Ainsi donc il a pu se faire que le père d'Élizabeth », la parente de Marie, « ait eu X.VI. La Rédemption. 7

(^B SOMME THEOLOGIQUÉ.

quelque lemme de la race de David, en raison de laquelle la bienheureuse Vierge, qui était de la race de David, se trouva être la parente d'Élizabeth ; ou plutôt, inversement, que le père de la bienheureuse Vierge, qui était de la race de David, eut une femme de la race d'Aaron. Ou bien »>, et c'est une seconde réponse, « nous pouvons dire avec saint Augustin, au livre XXIIl Contre Faaste (ch. ix), que si Joachim, le père de Marie, fut de la race d'Aaron, comme l'affirmait Fauste l'hérétique, sur la foi de certains écrits apocryphes, il faut croire que la mère de Joachim, ou aussi sa femme, était de la race de David : de telle sorte qu'en quelque manière nous di- sions que Marie était de la race de David » ; car suivant la belle remarque de saint Augustin, dans la réponse précédente, nous, nous croyons aux Écritures; et les Écritures nous affirmant que le Christ est de la race de David et que sa Mère est vierge, il faut de toute nécessité que Marie soit de la race de David.

L'ad tertiam déclare que « par ce texte du prophète Jérémie, comme le dit saint Ambroise, sur saint Luc (ch. in, v. 25 et suiv.), il n'est pas nié que Jéchonias ail eu des descendants. El aussi bien le Christ est de sa race. Que cependant, le Christ ait régné, ce n'est pas contraire à la prophétie; car II n'a pas régné d'an règne terrestre : Lui-même, en effet, a dit : Mon Royaume n'est pas de ce monde )>.

Étant donné que ces deux points demeurent bien établis; savoir : que le Christ appartient vraiment, par son corps, à la grande famille humaine; et qu'il est fils de David; il reste à nous demander si la généalogie du Christ telle que nous la trouvons dans l'Évangile, en saint Matthieu, ch. i, v. i-iG, et en saint Luc, ch. m, v. 2/i-38, a été convenablement établie. Ce va être l'objet de l'article suivant.

QUEST. XXXI. DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. ()()

Article 111.

Si la généalogie du Christ est convenablement établie par les Évangélistes?

Nous avons ici cinq objections. Elles veulent prouver que « la généalogie du Christ a été mal établie par les Evangélis- tes ». La première en appelle à ce qu' « il est dit, dans Isaïe, au sujet du Christ, ch. lui (v. 8) : Qui donc racontera sa génération? Donc la génération du Christ ne doit pas être racontée » ou établie. La seconde objection déclare qu' « il est impossible qu'un même homme ait deux pères. Or, saint Matthieu dit que Jacob engendra Joseph, l'époux de Marie; saint Luc, au contraire, dit que Joseph était fils d'Héli. Donc les Évangélistes écrivent des choses contraires ». La troisième objection, très précieuse, et qui nous vaudra une réponse du plus haut intérêt, dit que « les deux Évangélistes semblent, en plusieurs points, ne pas être d'accord entre eux. C'est ainsi que saint Matthieu, au début de son livre, commençant à Abraham et descendant jusqu'à Joseph, énumère quarante-deux généra- tions. Saint Luc, au contraire, place la génération du Christ après le baptême du Christ, et commençant à partir du Christ, il conduit le nombre des générations jusqu'à Dieu, mettant soixante-dix générations, en comptant l'un et l'autre extrême. Il semble donc que les deux Évangélistes décrivent mal la gé- nération du Christ ». La quatrième objection fait observer qu' « au livre IV des Rois, ch. viii, on lit que Joram engendra Ochozias, auquel succéda Joas, son fils ; à celui-ci, succéda son fils Amazias; après lui, régna son fils Azarias, qui est appelé Ozias : auquel succéda Joatham, son fils. Or, saint Mat- thieu dit que Joram engendra Ozias. Il semble donc qu'il éta- blit mal la génération du Christ, omettant au milieu trois rois ». La cinquième objection souligne que « tous ceux qui sont marqués dans la génération du Christ ont eu un père et une mère, et plusieurs d'entre eux ont eu aussi des frères.

lOO t^OMME THEOLOGIQtJE.

Or, saint Matthieu, dans lu génération du Christ, nomme seu- Jemenl trois mères, savoir Thamar. Kuth, et la femme d'Urie. Il signale aussi les frères de Juda et de .léclionias; et, égale- ment, Phares ctZaram. De tous ceux-là, saint Luc ne dit rien. Donc il semble que les Évangélistes ont mal décrit la généalo- gie du Christ ».

Vargyimenl sed conira oppose k l'autorité de l'Ecriture ».

Au corps de l'article, saint Thomas ne lait qu'expliquer, en y appuyant, cet argument sed contra, qui, en eftet, tranche tout, dans l'ordre des choses révélées. « Comme il est dit, dans la seconde Épître à Timothée, ch. iir (v. iC), toute Écri- ture sacrée est inspirée par Dieu. Or, ce que Dieu fait est fait dans un ordre souverain, selon cette parole de l'Épîlre aux Romains, ch. xiii (v. i) : Ce fjui est de Dieu est ordonné. Donc la généalogie du Christ a été décrite par les Évangélistes dans l'ordre qui convenait ». Nul doute, à ce sujet, quant à l'af- firmation de la vérité. Mais le présent article a été posé surtout en raison des difficultés, d'ailleurs fort délicates, que nous avons vu formuler dans les objections. Et, aussi bien, est-ce à résoudre ces difficultés que saint Thomas va s'appliquer avec un soin tout spécial.

Uad priinuNi répond que « comme le dit saint Jérôme, sur saint Matthieu (ch. i, v. i), Isaïe parle de la génération de la divinité du Christ; tandis que saint Matthieu raconte la géné- ration du Christ selon l'humanité : non qu'il explique le mode de l'Incarnation, car cela aussi est ineffable; mais il énumère les pères dont le Christ est venu selon la chair ».

L'ad secunduiii fait observer qu' « à cette objection soulevée par Julien l'Apostat (cf. S. Jérôme, sur le verset i6), il a été fait diverses réponses. Quelques-uns, en efl'et, comme saint Gré- goire de Nazianze le rapporte, disent que ce sont les mêmes personnages dont parlent les Évangélistes, mais sous des noms différents, comme s'appelant, chacun, de deux noms. Mais, dit saint Thomas, cela ne peut pas tenir; car saint Matthieu donne un fils de David, Salomon, el saint Luc en donne un autre, Nathan, qui tous deux sont marqués comme frères dans l'his- toire du livre des /Vof. s (liv. Il, ch. v, v. i4; ef. Paraiipornènes,

QUEST. XXXr. DE LA MATIEKF DU CORPS DU SAUVEUU. lOr

ch. III, V. 5). Aussi bien, d'autres ont dit que saint Matthieu a donné la vraie généalogie du Christ ; tandis que saint Luc aurait donné cette généalogie d'après ce que d'aucuns croyaient ; et de vient qu'il la commence par ces mots : f/ai éloit, pen- sait-on, fils de Joseph. Il \ en avait, en ertet, quelques-uns, parmi les Juifs, qui, en raison des péctiés des rois de Juda, croyaient que le Christ devait naître de David, non par la lignée des rois, mais par une autre lignée de particuliers. D'autres ont dit que saint Matthieu a donné les pères charnels; et saint Luc, les pères spirituels, c'est-ù-dirc les hommes jus- tes, qui s<mt appelés pères en raison d'une similitude ou res- semblance d'honnêteté. Dans le livre des Questions de l'An- cien et du Nouveau Testament (q. lvi ; parmi les Œuvres de saint Augustin), on répond qu'il ne faut pas entendre que Jo- seph soit dit, par saint Luc, être fils d'Héli. mais que Joseph et Héli descendaient, tous deux, quoique diversement, de Da- vid, au temps du Christ, Aussi bien est-il dit du Christ qu'// (Hait, pensait-on, fds de Joseph," ei qu'// était Lui-même fds d'Héli, comme pour dire que le Christ, par celle raison qui le faisait dire fils de Joseph, pouvait être dit fils d'Héli et de tous ceux qui descendent de la race de David; comme l'Apotre dit, aux Ro- mains (ch. IX, v. 5) : Desquels, savoir des Juifs, le Christ vient selon la chair. Quant à saint Augustin, dans son livre des Questions sur CÉvangile (liv. 11, q. 5), il donne une triple solu- tion, en ces termes : l'rois causes se présentent dont l'Évangé- liste a pu suivre telle ou telle : Ou bien l'un des Évangélistes a nommé père de Joseph celui qui a engendré ce dernier : et l'autre aura assigné soit le grand-père maternel, soit l'an quelconque des grands- parents. Ou bien, l'un des personnages assignés était le père de Joseph: et l'autre l'avait adopté. Ou bien, selon la cou- tume des Juifs, l'un des anciens étant mort sans enfant, sa femme fut prise par un proche parent qui attribua au parent mort le fils engendré par lui, ce qui est encore un certain genre d'adop- tion, comme le dit saint Augustin lui-même, au livre 11 Du consentement des Évangiles (ou plutôt Rétractations, liv. H, ch. vu). Et cette dernière cause o ou raison, conclut saint Thomas, « est la plus vraie. C'est aussi celle que donne saint

I02 SOMME THEOLOGIQUE.

Jérôme, sur saint Matthieu, ch. i (v. i6). Et Eusèbe de Césarée, dans son Histoire ecclésiastique (liv. I, ch. vn), la donne comme rapportée par l'Africain Historiographe. On dit, en eiîet, que Mathan et Melchi eurent, en divers temps, de la même femme, Estha, chacun, des enfants. C'est qu'en effet, Mathan, qui des- cendait de David par Salomon, l'eut d'abord pour femme, et, ayant laissé un fils, du nom de Jacob, il mourut. Après sa mort, comme la loi ne défendait pas à la veuve d'épouser un autre homme, Melchi, descendant de David par Nathan, prit comme femme celle qu'avait laissée Mathan, et il en eut un fils du nom d'Héli ; ce qui fait que .Jacob et Héli, fï;ères utérins, venaient de deux pères différents. L'un de ces deux frères, sa- voir Jacob, ayant pris, selon le précepte de la loi, la femme de son frère, mort sans enfants, engendra d'elle Joseph, son fils par nature, mais fils d'Héli selon le précepte de la loi. Et c'est pourquoi saint Matthieu dit que Jacob engendra Joseph ; tandis que saint Luc, parce qu'il décrit la génération légale, ne dit, d'aucun de ceux qu'il nomme, qu'il ait engendré l'autre. Et », ajoute saint Thomas, « bien que saint Jean Damascène dise (liv. IV, ch. xiv) que la bienheureuse Vierge Marie se rattachait à Joseph selon cette origine qui ferait que Héli est son père, parce qu'il dit qu'elle descendait de Melchi, cependant il faut croire qu'elle tirait aussi son origine de Salomon, selon quelque manière, par ces pères qu'énu mère saint Matthieu, lequel est dit raconter la génération charnelle du Christ : alors surtout que saint Ambroise {sur saint Luc, ch. m, v. 28 et suiv.) affirme que le Christ est descendu de la race de Jéchonias ». Ainsi donc, saint Jean Damascène semble plutôt chercher la parenté, entre Marie et Joseph, du côté d'Héli, qui, d'après lui, serait le père de Marie. Saint Thomas n'y contredit pas, pourvu qu'on sauve que par la même lignée que donne saint Matthieu, la sainte Vierge se rattache à David. Et c'est, en effet, ce dernier senti- ment qui prévaut aujourdhui. Le P. Didon l'a mis en parfaite lumière. D'après ce système. Héli ne serait autre qu'Héliakim ou Joachim, père de la Très Sainte Vierge et beau-père de Jo- seph ; et la Sainte Vierge se rattacherait à la lignée de Mathan par sa mère, Anne, tante ou sœur de Joseph,

QUEST. X\XI. DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. 1 OO

Vad tertiam, nous l'avons déjà fait pressentir, est délicieux, et harmonise excellemment les deux généalogies d'aspect si différent, que nous donnent saint Matthieu et saint Luc. « Gomme le dit saint Augustin, au livre du Consentement des Évangélistes (liv. II, ch. iv), saint Matthieu se proposait de mar- quer dans le Christ la personne » ou la dignité « royale; saint Luc, la dignité sacerdotale. Aussi bien, dans les générations de saint Matthieu est signifiée l'acceptation de nos péchés par le Sei- gneur Jésus-Christ », qui s'en est chargé à notre place : « en tant que par l'origine de sa chair, Il a pris la similitude de notre chair de péché (aux Romains, ch. vin, v. 3). Dans les généra- tions de saint Luc, au contraire, est signifiée l'ablation de nos pé- chés, laquelle se fait par le sacrifice du Christ. Et c'est pour- quoi saint Matthieu énumère les générations en descendant: saint Luc, au contraire, en remontant. De vient aussi que saint Matthieu descend de David par Salonion, dont la mère avait été pour David une occasion de péché; saint Luc, au contraire, remonte à David par \athan, dont le nom rappelle le prophète par lequel Dieu amena l'expiation du péché de David. De vient aussi que saint Matthieu, parce qu'il voulait marquer que le Christ est descendu Jusqu'à notre mortalité, rappelle, dès le début de son Évangile, en descendant, les générations depuis Abraham jusqu'à Joseph et Jusqu'à la nativité du Christ Lui-même ; saint Luc, au contraire, ne donne pas la génération du Christ au commencement, mais après le baptême, non pas en descendant, mais en remontant, comme pour marquer, de préjérence, le prêtre qui expie les péchés, au moment ou Jean lui rend témoignage en disant : Voici l'agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde : et, en remontant, il dépasse Abraham et arrive à Dieu, à qui, par l'expiation et la purification, nous sommes réconciliés. C'est aussi à bon droit qu'il a pris l'origHhe d'adoption », non de nature, comme saint Matthieu, « parce que c'est par l'adoption que nous sommes Jaits enfants de Dieu ; tandis que par la génération char- nelle le Fils de Dieu a été fait fils de l'homme. Et il marquait as- sez clairement qu'il avait dit Joseph fds d'Héli, non qu'il fût de lui, mais qu'il avait été adopté par lui, par cela même qu'il disait Adam fils de Dieu, ayant été fait par Dieu ».

I04 SOMME THÉOLOGIQUE.

Quant au nombre des générations, s'il s'agit de celui que donne saint Maltliieu, il se trouve diversement interprété, les uns voulant le porter à /li ; les autres, voulant qu'il s'arrête à 4o. Mais on le peut justifier, au point de vue mystique, dans un cas comme dans l'autre. c Le nombre /jo, en effet, se rapporte au temps de la vie présente : en raison des quatre parties du monde nous menons notre vie mortelle sous le règne du Christ ». On remarquera, au passage, cette belle l'or- mule donnée ici par saint Thomas : morlalem vitam diicunus in hoc nuindo sub Chrislo régnante. « Le nombre quarante, en ef- fet, comprend quatre fois dix; et le nombre dix lui-même se forme d'un à quatre par l'addition du nombre, car un et deux font tro'is\ trois et trois (ont six: ei quatre font dix. « On pour- rait aussi rapporter le nombre dix au Décalogue ; et le nom- bre quatre, à la vie présente, ou encore aux quatre Évangiles, selon que le Christ règne en nous. Et c'est pourquoi saint Mat- thieu, appuyant sur la personne » ou la dignité « royale du Christ, donne quarante personnes, sans compter le Christ Lui- même (S. Augustin, endroit précité). Mais ceci n'est vrai que si le Jéchonias qui se trouve placé », par saint Matthieu, « à la fin de la seconde série de quatorze, est le même que celui qui se trouve au début de la tioisième série; comme le veut saint Augustin (endroit précité) : ce qu'il dit avoir été fait pour signifier qu'en Jéchonias s'est produit un certain passage aux nations étrangères, lors de la transmigration à Babylone; et ceci était la figure du Christ allant des Circoncis aux Incirconcis. Saint Jérôme, lui, dit qu'il y a eu deux Joachim, ou deux Jéchonias, savoir le père et le fils, dont l'un et l'autre est pris dans la génération du Christ, pour qu'apparaisse la distinction des générations que l'Évangéliste distingue en trois séries de quatorze : ce qui fait monter le*nombrc à quarante-deux per- sonnes. Et ce nombre aussi convioni à la sainte Eglise. Ce nombre, en effet, résulte du nombre six, qui signifie le travail de la vie présente », symbolisé par les six jours de travail qui composent la semaine, « et du nombre sept, qui signifie le re- pos de la vie future », symbolisé par le septième jour de la semaine, qui est le jour du repos. « Six fois sept, en effet,

QUEST. XXXI. DE LA MATIERE DU CORPS DU SAUVEUR. lOO

donnent quarante-deux. D'ailleurs, le nombre ((ualor/e lui- même, qui est constitué des nombre dix et quatre additionnés, peut se rapporter à la même signification qui a été attribuée au nombre quarante, résultant des mêmes nombres multi- pliés ) : de même, en elïet, que dix et quatre font quatorze, dix multiplié par quatre fait quarante. Voilà pour le nom- bre des générations, tel qu'on peut le trouver en saint Mat- thieu. — « Quant au nombre marqué par saint Luc dans les générations du Christ, il signifie l'universalité des péchés. Le nombre dix, en effet, comme étant le nombre de la Justice, se re- trouve dans les dix préceptes du Décalogue. Et le péché est la transgression de la loi; comme la transgression du nombre dix est le nombre onze {S. Augustin, endroit précité). D'autre part, le nombre sept signifie l'universalité; cwrVuniverscdité du temps se trouve comprise dans le roulement du nombre des sept jours. El, précisément, onze fois sept donnent soixante-dix-sept. Ce qui arrive à signifier l'universalité des péchés qui sont enle- vés par le Christ ». Ceci fait allusion au passage de l'Evangile, le Christ, interrogé par Simon Pierre pour savoir s'il fallait remettre les péchés jusqu'à sept fois, répondit : non pas jus- qu'à sept Jois, mais jusqu'à soixante-dix-sept fois sept Jois, c'est-à-dire toujours (S. Matthieu, ch. xvni, v. 21, ■22).

Vad quartam explique la suppression des trois rois dont par- lait l'objection. « Comme le dit saint Jérôme, sur saint Mat- thieu (ch. I, V. S, 1 1), parce que le roi Joram s'était uni à la race de i impie Jézabel, à cause de cela jusqu'à la troisième génération sa mémoire est ejfacée pour quelle ne Jigurâl pas dans l'ordre sacré de la \fUivité « du Sauveur. « Et ainsi, comme le dit saint Jean Chrysostome (ou plutôt l'Anonyme de V(Euvre ina- chevée sur saint Matthieu, boni. I), dans la même mesure la bénédiction tomba sur JéJui, qui avait tiré vengeance de la. maison d'Achab et de Jézabel, dans cette même mesure la nudédictioa tomba sur la maison de Joram, à cause de la fille impie d'Achab et de Jézabel », qu'il avait épousée, « en telle sorte que jusqu'à ta quatrième génération ses enfants soient retranchés du nombre des rois; selon quil est écrit dcms l'Exode, ch. xx (v. 5) : Je rendrai le péché des parents sur les enfants jusqu'à la troi-

Io6 SOMME THÉOLOGIQUE.

sième et à la quatrième génération. Il est bien vrai qu'il y a eu d'autres rois qui furent pécheurs et qui se trouvent placés dans la généalogie du Christ; mais leur impiété n'avait pas été continue », comme celle de Joram et de ses fils. « Car, ainsi qu'il est dit, au livre des Questions du Noti- veau et de l'Ancien Testament (q. lxxxv, parmi les Œuvres de saint Augustin), Salomon fut maintenu roi, par le mérite de son père » David, « et Roboam, par le mérite d'Asa fils d'Abias, son fils. Pour les trois dont il s'agit, au contraire, l'impiété fut continue ».

Vad quintam répond à l'objection tirée des anomalies appa- rentes dans la mention de certains personnages et non de cer- tains autres dans la généalogie du Christ telle que la donne saint Matthieu. « Comme le dit saint Jérôme, sur saint Mat- thieu (ch. I, V. 3), dans la généalogie du Sauveur ne se trouve mar- quée aucune des saintes femmes, mais celles que l'Écriture blâme, afin que Celui qui venait pour les pécheurs, par sa naissance de femmes pécheresses, détruisît les péchés de tous. C'est pour cela qu'on \ voit ïhamar, qui est blâmée pour son union avec son beau-père; et Rahab, qui fut prostituée; et Ruth, qui fui étrangère; et Bethsabée, la femme d'Urie, qui fut adultère; celle-ci, toutefois, n'est pas désignée par son nom, mais par le nom de son mari : soit à cause de son péché, car elle fui complice de l'adultère et de l'homicide » commis par David ; <( soit, aussi, parce que le nom du mari rappelait tout de suite à la mémoire le péché de David. Et, parce que saint Luc entend désigner le Christ comme venant expier les péchés, il ne lait mention d'aucune de ces femmes. Pour ce qui est des frères de.luda, saint Matthieu les rappelle pour marquer qu'ils appartenaient au peuple de Dieu; alors qu'Ismaël, frère d'isaac, et Esaii frère de Jacob avaient été séparés ou exclus du peuple de Dieu : et c'est pourquoi ils ne sont pas rappelés dans la génération du Christ. C'était aussi pour écarter tout orgueil de race; car plusieurs des frères de Juda étaient nés de servantes; mais tous ensemble étaient patriarches et i)ères des douze tribus. Quant à Phares et à Zaram, ils sont nommés ensemble, comme le dit saint Ambroise sur saint Luc (ch. m,

QUEST. XXXI. DE LA MATIERE DU COHPS DU SAUVEUR. IO7

V. 2 3 et suiv.); parce qu'en eux est marquée la double vie des peuples : l'une, selon la loi, et elle est signifiée par Zaram; l\iu- Ire, selon la foi, et elle est marquée par Phares. Pour ce qui est des frères de Jéchonias, saint Matthieu les signale, parce que tous régnèrent en des temps différents; ce qui n'avait pas eu lieu pour d'autres rois. Ou encore parce qu'ils avaient communiqué dans la même iniquité et dans la même mi- sère ».

Après avoir examiné la tige d'où est sorti le Christ, d'une façon éloignée, nous la devons maintenant considérer du côté elle se rattache immédiatement au Christ, c'est-à-dire en la Très Sainte Vierge Marie, sa Mère. Et, là-dessus, nous avons deux points à étudier : piemièrement, s'il convenait que le Christ naquît d'une femme; secondement, si son corps a été formé du plus pur sang de la Très Sainte Vierge Marie. Ce va être l'objet des deux articles qui suivent. Venons tout de suite au pre- mier.

Article IV.

Si la matière du corps du Christ devait être prise d'une femme?

Trois objections veulent prouver que « la matière du corps du Christ ne devait pas être prise d'une femme ». La pre- mière arguë de ce que « le sexe masculin est plus noble que le sexe féminin. Or, il convenait souverainement que le Christ prît ce qui est parfait dans la nature humaine. Donc il ne semble pas qu'il dut prendre sa chair d'une femme, mais plutôt d'un homme, comme c'est de la côte de l'homme que la femme fut formée » {Genèse, ch. n, v. 21, 22). La se- conde objection fait observer que « quiconque est conçu de la femme est inclus dans le sein de la femme. Or, il ne convient pas que Dieu, qui remplit le ciel et la terre, comme il est dil dans Jérémie, ch. xxiii (v. 2/j), soit inclus ou renfermé dans le sein si petit d'une femme. Donc il semble qu'il n'a pas

Io8 SOMME THÉOLOGIQUK.

être conçu d'une femme ». lia troisième objection déclare que (I ceux qui sont conçus de la femme subissent une cer- taine impureté; comme il est dit, au livre de Job, ch. \xv (v. 4) : Est-ce (jiie l'homme peut être Justifié, si on le compare à Dieu? on apparaître pur, alors qu'il est ne de la femme? Or, dans le Christ ne dut être aucune impureté. Car Lui-même est d'il \a Sagesse de Dieu (}'" Épiire aux Corinthiens, ch. x, v. ■j.li), dont nous lisons, au livre de la Sagesse, ch. vn (v. :>5), que rien de souillé n'entre en elle. Donc il ne semble pas <ju'll ait prendre sa chair d'une femme ».

L'argument sed contra cite le texte formel de l'Apôtre saint Paul, « il est dit, aux Galates, ch. iv (v. /|) : Dieu a envoyé son Fils fait de la femme »> .

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « si le Fils de Dieu pouvait prendre sa chair de n'importe quelle matière qu'il eût voulu, toutefois il était souverainement convenable qu'il la prît d'une femme. D'abord, parce que par toute la nature humaine se trouve ennoblie. Aussi bien saint Augus- tin dit, au livre des Quatre-vingt-trois Questions (q. xi) : La libé- rtdion de l'homme devait apparaître en l'un et l'autre sexe. Donc, parce r/u' il fallait prendre l'homme, son sexe étant le plus tionora- ble, il était convenable que la libération du sexe féminin apparût en cela que cet homme naîtrait d'une fenune ». De la sorte, en eflet, la nature humaine toute entière participait à la splendeur du mystère divin : le sexe masculin, en étant uni à Dieu h\- postatiquement ; le sexe féminin, en étant le temple s'opé- jail l'union hxpostatique. « IJnc; seconde raison se trouve en ce que par est établie la vérité de l'Incarnation. Aussi bien saint Ambroise dit, au \i\ve de l'IncarncUion (ch. vi) : Vous trou- vère: beaucoup de choses selon la nature ; et beaucoup de cfioses au delà de la nature. C'est selon la condition de la nature, que le Christ J ut dans le sein d'une femme; mais c'est au-dessus de la condition de la nature, qu'une vierge conçut et qu'une vierge en- gendra : afin que vous croyie: qu'il était Dieu, puisqu'il renouve- lait la nature: et (/u'il était homme, puisqu'il naissait de l'homme selon la nature. Et saint Augustin dit, dans l'épître à Volusien (ch. m) ; Site Dieu tout-puissant avait formé t'fiomme de partout

QUÉST. XXXI. DE LA MATIKKE DU CORPS DU SAUVIiUR. lOl)

ailleurs, non du sein maternel, el qall l'eût présenté soudain à nos regards, n aurait-Il pas confirmé le sentiment de l'erreur et aurait-on cru qu II avait pris un homme véritable? Alors qu II au- rait Jait toutes choses par miracle, Il aurait enlevé ce quilajail par miséricorde . Maintenant, au contrcdre, le Médiateur est ainsi apparu entre Dieu et fhomme, qu unissant dans C unité de la Per- sonne Tune et l'autre nature, Il a surélevé les choses ordinaires par les choses exlraordincdres et tempéré les choses extraordinaires parles choses ordinaires ». Suivant le beau mot de saint Tho- mas à Vadsecundum de l'article 2, question 28, « Il a mêlé aux choses humbles les choses admirables : pernùscuil mira humili- bus )). Le saint Docteur nous donne « une troisième rai- son », pour montrer que le Christ devait prendre d'une femme la matière de son corps. Cette raison « consiste en ce que par ce mode de production s'achevait toute la diversité de la géné- ration humaine. Le premier homme, en effet, fut produit du limon de la terre {Genèse, ch. 11, v. 7), sans le concours ni de l'homme ni de la femme; Eve fut produite de l'homme, sans le concours de la femme, les autres hommes sont produits de l'homme et de la femme. D'où il suit qu'il restait ce quatrième mode, comme propre au Christ, qu'il fût produit de la femme sans l'homme ».

L'ttd primum accorde que « le sexe masculin est plus noble que le sexe féminin. Et c'est pour cela », comme nous l'avons dit, « que le Christ prit la nature humaine dans le sexe mas- culin. Mais toutefois pour que le sexe féminin ne fut pas mé- prisé, il convenait que le Christ prit sa chair d'une femme. Aussi bien, saint Augustin dit, au livre Du combat chrétien (ch. xi) : Hommes, gardez-vous de vous mépriser : le Fils de Dieu a pris un homme. Et vous, femmes, ne vous méprisez pas, non plus : Le Fils de Dieu est d'une Jemme ». Comment ne pas admirer ici le soin qu'ont apporté ces grands saints et ces merveilleux génies à souligner, dans le mystère de l'In- carnation, tout ce qui était à même de rehausser à nos propres yeux ce que la Providence nous a faits et les uns et les autres dans la diversité de notre nature humaine.

Uad secundum déciave que « comme le dit saint Augustin, au

IIO SOMME THEOLOGIQUE.

livre XXIII Contre i^att5/e(ch.x), répondant à la même objection: La foi catholique t qui lient que le Christ, ^ils de Dieu, est de la Vierge, selon la chair, n'entend aucunement enjermer de telle sorte le Fils de Dieu dans le sein d'une femme, qu'il ne serait plus en dehors de ce sein, comme s II avait abandonné le sein du Père et le gouvernement du ciel et de la terre. Mais vous. Mani- chéens, avec ce cœur qui ne vous permet pas de rien concevoir en dehors des images corporelles, vous ne saisisse: rien de nos mys- tères. Comme, en effet, s'exprime le même saint Augustin, dans son épître à Volusien (ch. ii) : Cest le sentiment des hom- mes qui ne peuvent rien concevoir en dehors des corps, dont au- cun, en effet, ne peut être tout entier en tous lieux et qui doivent occuper les divers lieux par d'innombrables parties. Mais il y a loin de la nature de l'âme à celle du corps. Combien plus, s'il s'agit de Dieu, qui a créé le corps et l'âme. Lui sait être partout tout en- tier sans être contenu nulle part. Il sait venir, sans partir d'où II était. Il sait s'en aller, sans quitter le lieu ou II était venu ».

L'ad tertium répond que « dans la conception de l'homme formé de la femme, il n'y a rien d'impur, en tant que c'est l'œuvre de Dieu ; aussi bien est-il dit, dans le livre des Actes, ch. X (v. i5) : Ce que Dieu a créé, garde-toi de le dire profane, c'est-à-dire impur. Toutefois, il y a une certaine impureté, provenant du péché, pour autant que l'homme est conçu de l'union de l'homme et de la femme sous le coup de la passion. Mais ceci n'a pas eu lieu dans le Christ, ainsi qu'il a été mon- tré plus haut » (q. 28, art. i); tandis que cela avait eu lieu, même pour la conception active de la bienheureuse Vierge Marie : auquel sens beaucoup d'anciens Docteurs affirmaient que la conception de Marie n'avait pas été sans péché; et, en ce sens, on pourrait l'affirmer encore, puisque, nous l'avons vu plus haut, la conception de Marie a été définie immaculée uniquement au sens de la conception passive ou de l'anima- tion. Ce sera toujours en cela que consistera la grande diffé- rence entre la conception de Marie et la conception du Christ : celle-ci n'impliquant aucun rapport avec le péché inhérent à la conception ordinaire parmi les hommes; celle-là consis- tant dans une préservation miraculeuse, au moment de la con-

QUEST. XXXI. DE LA MATIERE DU CORPS DU SAUVEUH. r I l

ception passive, empêchent que l'àme de Marie ne lût souillée du péché d'origine qu'entraînait avec elle la conception active.

Ainsi donc, dans la conception du Christ, il n'y a absolu- ment pas à parler d'impureté. « Et même », ajoute saint Tho- mas, « s'il > avait quelque impureté, le Verbe de Dieu n'en aurait pas été souillé. Lui qui ne saurait être en rien muable. Aussi bien saint Augustin dit, au livre Contre les cinq hérésies (ch. V ; parmi les Œuvres) : Dieu dit, le créateur de r homme : Qu est-ce qui t'émeut dans ma naissance? Je n'ai pas été conçu par le désir de la passion. Moi, j'ai fait la Mère, de qui Je devais naître. Si le rayon du soleil peut sécher les immondices des cloa- ques, il ne peut en être souillé. A plus forte raison, la Splendeur de la lumière éternelle, partout ow vont .ses rayons, peut purifier, mais elle-même ne saurait être souillée » .

Des raisons de la plus haute harmonie dictaient au Fils de Dieu, voulant se revêtir de notre nature humaine, qu'il prenne d'une femme la portion de rriatière qui devait être sa chair ou son corps. Mais qu'est-ce donc que le Fils de Dieu aura pris ainsi dans le sein de sa Mère pour se former un corps semblable au nôtre. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article N.

Si la chair du Christ a été conçue du très pur sang de la Vierge?

Trois objections veulent prouver que « la chair du Christ n'a pas été conçue du très pur sang de la Vierge ». La pre- mière arguë de ce qu' « il est dit, dans la collecte » ou lorai- son (de la fête de l'Annonciation), « que Dieu a voulu que son Verbe prit la chair de la Vierge. Or, la chair diffère du sang. Donc le corps du Christ n'a pas été pris du sang de la Vierge ».

La seconde objection dit que a comme la femme fut for- mée miraculeusement cle l'homme; ainsi le corps du Christ a été formé miraculeusement de la Vierge. Or, la femme n'est

I 1 :^ SOMME THEOLOGIQUt.

point dite avoir été formée du sang de l'homme, mais plutôt de sa chair et de ses os ; "selon ce qui est marqué dans la Genèse, eh. II (v. 23) : Ceci est Cos de mes os, la chair de ma chair. Donc il semble que le corps du Christ, non plus, n'aurait pas être formé du sang de la Vierge, mais plutôt de sa chair et de ses os ». La troisième objection déclare que « le corps du Christ fut de même espèce avec les corps des autres hommes. Or, les corps des autres hommes ne sont point formés du sang très pur, mais de la semence et du sang des règles. Donc il semble que le corps du Christ, non plus, n'a pas été conçu du très pur sang de la Vierge ».

L'argument sed contra en appelle à « saint Jean Damascèno) qui « dit, au livre LII (ch. ii), que le Fils de Dieu s'est édifié pour Lui, du sang très chaste et très pur de la Vierge, une chair animée d'une âme raisonnable ».

Au corps de l'article, saint Thomas commence par rappeler que « comme il a été dit plus haut (art. précéd.), dans la con- ception du Christ, il fut selon la condition de la nature qu'il est d'une femme; mais au-dessus de la condition de la nature, qu'il est d'une vierge. Or, la condition naturelle a ceci, que, dans la génération du vivant, la femme fournit la matière, tan- dis que du côté du mâh se trouve le principe actif de la géné- ration ; comme le prouve Aristote, au livre De la génération des animaux {U\. I, ch. x.\ ; liv. II, ch. iv). D'autre part, la femme qui conçoit par l'action de l'homme n'est point vierge. Il suit de qu'il appartient au mode surnaturel de la génération du Christ, que le principe actif dans cette génération aura été la vertu surnaturelle divine; mais au mode naturel de sa géné- ration il appartient que la matière dont le corps du Christ a été conçu soit conforme à la matière que les autres femmes fournissent dans la génération de l'enfant. Cette matière, selon Aristote, au livre Delà génération des animaux (liv. I, ch. xix), est le sang delafemine, non pris d'une façon quelconque, mais amené à une certaine perfection plus achevée par la vertu gé- nérativc de la mère, de façon à être la matière apte pour le fruit à concevoir. Par conséquent c'est d'une telle matière que le corps du Christ a été conçu ».

OÙËSt. XXXr. DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. ilS

Uad prinmm répond que « la bienheureuse Vierge a élé de même nature avec les autres femmes; et, par conséquent; elle a eu une chair et des os de même nature. Or, les chairs et les os, dans les autres femmes, sont des parties actuelles du corps, desquelles l'intégrité du corps est constituée. 11 s'ensuit qu'on ne peut pas les enlever sans la corruption ou la diminution du corps. D'autre part, le Christ, qui venait réparer ce qui avait été corrompu, ne devait causer aucune corruption, ou aticune diminution à l'intégrité de sa Mère. Par conséquent, le corps du Christ ne dut pas être formé de la chair ou des os de la Vierge, mais du sang, qui n'est pas encore partie actuelle » du tout, « mais seulement en puissance, comme il est dit au livre De la génération des animaux (liv. I, ch. xix ; cf. Des par- ties des animaux, liv. Il, ch. x; liv. llï, ch. v). Et c'est pour- quoi il est dit que le Verbe a pris la chair de la Vierge, non que la matière du corps du Christ fût la chair en acte, mais parce que ce fut le sang, qui est la chair en puissence ».

Uad secundum n'accepte pas la parité avec Adam, que pro- posait l'objection. C'est qu'en effet, « selon qu'il a été dit, dans la Première Partie (q. 92, art. 3, ad 2"'"), Adam, parce qu'il avait été institué comme un certain principe de la nature humaine, avait dans son corps un quelque chose de chair et d'os qui n'appartenait pas à son intégrité personnelle, mais qui était en lui seulement en tant qu'il était le priricipe de la nature hu- maine. D'une telle matière fut formée la femme, sans détri- ment pour l'homme. Mais il n'y eut rien de tel dans le corps de la Vierge, d'où le corps du Christ pût être formé sans la corruption du corps de la Mère ».

Vad tertium dit que o la semence de lu femme n'est pas apte à la génération, mais est un quelque chose d'imparfait dans le genre de la semence, qui n'a pas pu être amené à son complément parfait, en raison de l'imperfection de la vertu » généralive « de la femme. Il suit de qu'une telle semence n'est pas une matière qui soit requise nécessairement pour la conception du fruit ; comme le dit Aristote, au livre De la géné- ration des animaux (liv. I, ch. xix et suiv.). Et, à cause de cela, dans la conception du Christ, elle ne se trouva point; alors XVI. La Rédemption. 8

1 I k SOMME THÉOLOGIQUÈ.

surtout que tout en étant chose imparfaite dans le genre se- mence, toutefois elle entraîne, en se résolvant, une certaine concupiscence, comme aussi la semence de l'homme : et, dans cette conception virginale, la concupiscence ne put avoir au- cune place. De vient que saint Jean Damascène (liv. III ch. Il) dit que le corps du Christ n'a pas été conçu par mode de semence. Pour ce qui est du sang des règles que les fem- mes rejettent tous les mois, il a une certaine impureté natu- relle de corruption ; comme, du reste, toutes les autres super- fluités dont la nature n'a pas besoin et qu'elle chasse. Ce sang des règles qui a ainsi une certaine corruption au point que la nature le répudie n'est point la matière dont est formé le fruit conçu; mais il est un certain rejet de ce sang très pur qui est préparé par une certaine digestion » plus parfaite, « en vue du fruit de la conception, comme étant plus pur et plus parfait que l'autre sang. Toutefois, ce sang entraîne une certaine im- pureté de la passion, dans la conception des autres hommes : en tant que c'est par l'union de l'homme et de la femme que ce sang est amené au lieu qui convient pour la génération. Mais ceci n'a pas eu lieu dans la conception du Christ; parce que ce fut par l'opération du Saint-Esprit que ce sang fut réuni et formé en corps de l'Enfant dans le sein de la Vierge. Et c'est pour cela qu'il est dit », comme nous l'avons vu à l'argument sed contra, « que le corps du Christ a été Jormé du sang très chaste et très pur de la Vierge » sa Mère. Ce sang très pur dont nous a parlé ici saint Thomas semble assez se confondre avec ce qu'on appelle aujourd'hui les ovules et qui constituent, en effet, la matière propre ordonnée immédiatement à la conception.

Après avoir examiné la race d'où est venue, pour le Christ, la matière de son corps, il nous faut maintenant étudier les conditions selon lesquelles le corps du Christ y a préexisté. Et, d'abord, s'il y a préexisté d'une façon déterminée et pré- cise ou par mode plutôt potentiel ; secondement, si, selon le mode il y a préexisté, il y a été exempt de l'infection du pé- ché ; troisièmement, si le Christ a payé la dîme en la personne

QÙEST. XXXI. DE LA MATIERE DU CORPS DU SAUVEUR. IlÔ

d'Abraham, son ancêtre. Le premier point va faire l'objet de l'article qui suit.

Article VI.

Si le corps du Christ a été selon quelque chose de déterminé en Adam et dans les autres Pères ?

Trois objections veulent prouver que « le corps du Christ a été selon quelque chose de déterminé en Adam et dans les au- tres Pères ». La première est le mot de « saint Augustin », qui « dit, au livre X du Commentaire littéral de la Genèse (ch. xx), que la chair du Christ a été en Adam et Abraham selon la substance corporelle. Or, la substance corporelle est quelque chose de déterminé. Donc la chair du Christ a été en Adam, Abraham et les autres Pères, selon quelque chose de déter- miné ». La seconde objection en appelle à ce qu' « il est dit, dans rÉpître aax Romains, ch. i (v. 3), que le Christ a été Jait » ou formé « de la semence de David, selon la chair. Or, la semence de David était quelque chose de déterminé en lui. Donc le Christ a été en David selon quelque chose de déterminé ; et, pareillement, pour la même raison, dans les autres Pères ». La troisième objection fait observer que « le Christ a une affinité au genre humain en tant qu'il a pris sa chair du genre humain. Or, si cette chair n'a pas été selon quelque chose de déterminé en Adam, le Christ ne semble avoir aucune affinité au genre humain dérivé d'Adam, mais plutôt aux autres cho- ses d'oii la matière de sa chair a été prise. Il semble donc que la chair du Christ a été en Adam et dans les autres Pères selon quelque chose de déterminé ».

L'argument 5ed contra s'appuie sur ce que « saint Augustin dit, au livre X du Commentaire littéral de la Genèse (ch. xix, xx) : En quelque manière que le Christ ait été en Adam et Abraham, les autres hommes y ont été aussi; mais non inversement. Or, les autres hommes n'ont pas été en Adam et Abraham selon une certaine matière déterminée, mais uniquement selon l'ori- gine » ou en raison de la vertu générative qui les a amenés à

IIO SOMME THEOLOGIQUÉ.

l'existence, « ainsi qu'il a été vu dans la Première Partie (q. 119, art. 1; art •>.. ad ^/'""). Donc le Christ, non plus, n'a pas été en Adam et Abraham selon (juelque chose de dé- terminé; ni, non ])lus, pour la même raison, dans les autres Pères ». ^

Au corps de l'article, saint Thomas, se référant à la doctrine de l'article précédent, rappelle que « comme il a été dit, la ma- tière du corps du Christ n'a pas été la chair et l'os de la bien- heureuse Vierge » sa Mère, « ni quelque autre chose qui fit partie intégrante » de son corps ou de son être personnel, u mais le sang, qui est chair en puissance Or, tout ce qui fut reçu de ses parents en la bienheureuse Vierge fit actuellement partie de son corps » : et, en effet, le fruit de l'action généra- tive des parents de la bienheureuse Vierge ne fut pas autre que son corps et ses diverses parties intégiantes. c H suit de laque ce qui fut, en la bienheureuse Vierge, reçu de ses parents, ne lut point la matière du corps du Christ. Et, par conséquent, il faut dire que le corps du Christ ne fut pas en Adam et dans les autres Pères selon quelque chose de déterminé, en ce sens qu'une partie quelconque du corps d'Adam ou du corps de quelque autre pût être désignée déterminément de manière à pouvoir dire que de celle matière serait formé le corps du Christ; mais il fut selon l'origine » ou par voie de principe qui de- vait amener la matière d'oii il serait tiré, « comme, du reste, poui- la chair des autres hommes. C'est, en effet, par l'entre- mise du corps de sa Mère, que le corps du Christ a jappoit à Adam et aux autres Pères. Il s'ensuit que le corps du Christ n'a pas été dans les Pères d'une autre manière que n'y a été le corps de sa Mère, lequel n'y a pas été selon une matière dé- terminée ; pas plus que les corps des autres hommes, ainsi qu'il a été dit dans la Première Partie » (endroit précité). On le voit : il s'agissait, dans le présent article, de maintenir, pour la venue du corps du Christ en tant que ce corps se rat- tache aux anciens Pères, les lois ordinaires de la génération du corps humain, sans recourir aux rêveries ou à l'imagination de certains esprits qui voulaient que le corps du Christ eut été formé d'une portion de matière venue, identique et sans trans-

QUEST. XXXI. DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. II"

l'ormalion, depuis Adam jusqu'au Christ; ainsi que le note ici Cajétan.

L'ad primum explique que « lorsqu'il est dit que le corps du Christ a été en Adam selon la substance corporelle, on ne doit pas l'entendre en ce sens que le corps du Christ aurait été en Adam une certaine substance corporelle, mais en ce sens que la substance du corps du Christ, c'est-à-dire la matière qu'il a prise de la Vierge, fût en Adam comme dans le principe actif, non comme dans le principe matériel : et cela veut dire que par la verlu générative d'Adam et des autres descendants d'Adam jusqu'à la bienheureuse Vierge, il a été fait que cette matière se trouverait ainsi préparée pour la conception du corps du Christ ». C'est exactement l'explication que nous avions dégagée de la lettre môme du corps de l'article. Saint Thomas ajoute que « toutefois, cette matière n'a pas été formée en corps du Christ par la vertu de la semence dérivée d'Adam. Et c'est pour cela que le Christ est dit avoir été en Adam selon la subs- tance corporelle et non selon la raison séminale », comme il arrive poui' tous les autres descendants d'Adam, \ compris la bienheureuse Vierge elle-même.

L'ad secundum souligne expressément la remarque que nous venons de formuler. « Bien que le corps du Chrisl n'ait pas été en Adam et dans les autres Pères selon la raison séminale, toutefois le corps de la bienheureuse Vierge, qui a été conçu de la semence virile, a été en Adam et dans les autres Pères selon la raison séminale. Et, à cause de cela, par l'intermédiaire de la bienheureuse Vierge, le Christ est dit être selon la chair de la semence de David par mode d'oiigine » : 11 est tils et de la semence de David, parce qu'il est fils de la bienheureuse Vierge, qui, elle, est fille et de la semence de David.

Vad lertiani applique cette même doctrine à la difficulté que soulevait la troisième objection, u Le Christ », en effet, « a affinité au genre humain selon la similitude de l'espèce », en ce sens qu'il est d'une même espèce humaine avec nous tous. « Or, la similitude de l'espèce se considère, non pas selon la matière éloignée, mais selon la matière prochaine et selon le principe actif, qui engendre un semblable à soi. Il suit de que l'affi-

ÎIO SOMME THéOLOGIQUE.

nité du Christ au genre humain est suffisamment sauvegardée, par cela que le corps du Christ a été formé du sang de la Vierge, dérivé, selon l'origine, d'Adam et des autres Pères. Et il n'im- porte pas à cette affinité, de quelque matière que ce sang ait pu être pris, pas plus que cela n'importe dans la génération des autres hommes, ainsi qu'il a été dit dans la Première Partie ». (q. 119, art. 2, ad S""').

Le second point à examiner, relativement au mode dont le corps du Christ a préexisté dans les anciens Pères, était de savoir si la chair du Christ aura été infectée en eux de la contagion du péché. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article VII.

Si la chair du Christ, dans les anciens Pères, aura été infectée du péché?

Trois objections veulent prouver que u la chair du Christ, dans les anciens Pères, n'aura pas été infectée du péché ». La première arguë de ce qu' « il est dit, au livre de la Sagesse, ch.vii (v. 26), que dans la divine Sagesse U n entre rien de souillé . Or, le Christ est la Sagesse de Dieu, comme il est dit dans la première Épître aux Corinthiens, ch. i (v. 2[i). Donc la chair du Christ n'a jamais été souillée du péché », non pas même selon qu'elle a été dans les anciens Pères. La seconde objection cite le mot de « saint Jean Damascène », qui, « au livre III (ch. n, xi), dit que le Christ a pris les prémices de notre nature. Or, dans le premier état, la chair humaine n'était pas infectée du péché. Donc la chair du Christ ne fut pas infectée, ni en Adam, ni dans les autres Pères ». La troisième objection est un texte de « saint Augustin », qui, d au livre X du Commentaire lilléralde la Genèse (ch. xx), dit que la nature humaine a toujours eu, avec ta blessure, le remède à cette blessure. Or, ce qui est infecté ne peut pas être le remède à la blessure, mais plutôt cela a besoin de remède. Donc il y a toujours eu, dans la nature

QUEST. XXXf. DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. Ilf)

humaine, quelque chose qui n'était pas infecté : et c'est de cela qu'ensuite le corps du Christ a été formé >». Ces objections nous montrent le point précis de la question, et aussi l'intérêt tout spécial qui s'y trouve attaché.

L'argument sed contra s'appuie sur la doctrine des précédents articles, savoir que « le corps du Christ ne se réfère à Adam et aux autres Pères que par l'entremise du corps de la bienheu- reuse Vierge de laquelle le Christ a pris sa chair. Or, le corps de la bienheureuse Vierge a été tout entier conçu dans le péché originel, comme il a été dit plus haut » (q. i/j, art. 3, ad /""*), formule, nous l'avons déjà fait remarquer, qui ne contredit point la définition de l'Immaculée-Conception de Marie, celle-ci portant expressément sur l'animation ou la conception passive, non sur la formation du corps ou la conception active; « et d, poursuit l'argument, « selon qu'il a été dans les Pères, il a été affecté du péché. Donc la chair du Christ, selon qu'elle a été dans les Pères, a été affectée du péché ».

Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « quand nous disons que le Christ ou sa chair a été en Adam et dans les autres Pères, nous le comparons. Lui, ou sa chair, à Adam et aux autres Pères. Or, il est manifeste que, autre fut la condi- tion des Pères, et autre celle du Christ; car les Pères furent soumis au péché; et le Christ est entièrement à l'abri du péché. C'est donc d'une double manière qu'il arrive qu'on se trompe dans cette comparaison. D'abord, en attribuant au Christ ou à sa chair la condition qui fut celle des Pères; comme si l'on dit que le Christ a péché en Adam, parce qu'il a été en lui d'une certaine manière. Cela est faux; parce que le Christ n'a pas été en Adam en telle manière que le péché d'Adam lui appartînt : parce qu'il ne dérive point d'Adam selon la loi de la concu- piscence, ou selon la raison séminale, ainsi qu'il a été dit ». Une lois de plus et avec une attention nouvelle remarquons la doctrine de saint Thomas au sujet du péché originel. Ce qui fait que le péché d'Adam nous est communiqué ou qu'il nous touche et devient nôtre, c'est parce que le mode de notre nais- sance nous le transmet : c'est parce que nous venons d'Adam selon la raison séminale, ou selon le mode naturel de la gêné-

120 SOMME THEOLOGIQUE.

ration humaine ; nullement parce que nous aurions été en Adam de n'importe quelle manière, à plus forte raison pour ce seul motif que par une clause divine son péché devait nous être imputé. Il suit de que ceux-là seuls ont rapport au péché d'Adam, qui viennent de lui par cette voie; mais que tous ceux qui viennent de lui par cette voie ont rapport à son péché et le contractent par le fait même, à moins d'une piéservation tout à fait gratuite, comme nous savons que c'a été le privilège uni- que de la bienheureuse Vierge. a D'une autre manière, il arrive d'errer, si l'on attribue à ce qui fut actuellement dans les anciens Pères la condition du Christ ou de sa chair; comme si, du fait que la chair du Christ, selon qu'elle a été dans le Christ, n'a pas été aiïectée du péché, de même ou dit qu'aussi en Adam et dans les autres Pères a été une certaine partie de leur corps qui n'a pas été affectée du péché et que c'est d'elle que dans la suite le corps du Christ aurait été formé; ainsi que quelques-uns l'ont aflirmé (cf. Hugues de ►Saint-Victor, des Sacrements, liv. II, part, i, ch. v). Mais cela ne peut pas être. D'abord, parce que la chair du Christ ne fui pas selon quelque chose de déterminé en Adam et dans les autres Pères, qui pût être distingué du reste de leur chair comme le pur de l'impur, ainsi qu'il a été déjà dit plus haut (art. précéd.). Ensuite, parce que, la chair humaine étant infectée du péché en raison de ce qu'elle est conçue par la concupiscence » ou par l'acte conju- gal qu'accompagne toujours la passion depuis la perte de l'état d'innocence, « de même que toute la chair d'un homme est conçue par la concupiscence », sans qu'aucune de ses parties en soit exemple, « de même aussi elle est toute entière infectée du péché ». Ici encore, nous ne saurions trop remarquer tou- tes ces expressions de saint Thomas, qui jettent une si vive clarté sur la (juestion du péché originel et sur le vrai sens de telles ou telles formules appliquées à la bienheureuse Vierge par saint Thomas lui-même et par les anciens docteurs, formu- les qui peuvent être gardées même avec la définition du dogme de rimmaculée-Conceplion, bien (ju'on ne doive plus s'en ser- vir dans le langage ordinaire par crainte de l'équivoque. Saint Thomas conclut : « Ainsi donc il faut dire que toute la chair des

QUEST. XXXI. DE LA MATIERE DU COHPS DU SAUVEUR. 12 1

anciens Pères a été affectée du péché, el qu'il n\ a pas eu en eux quelque chose qui aurait été conservé à l'abri du péclié, d'où le corps du Christ aurait été formé dans la suite ».

L'ad primiim déclare que « le Christ n'a point pris la chair du genre humain soumise au péché, mais purifiée de toute infec- tion du péché. Et, par suite, dans la Sagesse de Dieu rien de souillé n'est entré ». Nous avons vu qu'en raison de sa con- ception miraculeuse, le corps du Christ, en tant que corps du Christ, bien qu'il ait été pris d'une matière qui venait d'Adam par voie de génération ordinaire, et qui, à ce titre, avait été en rapport avec le péché du premier père, au point qu'elle aurait même communiqué à l'âme de la Mère du Christ la souil- lure du péché d'origine, sans le privilège de l'Immaculée-Con- ception, toutefois n'a eu lui-même aucun rapport avec le péché d'Adam, en ce qui est d'avoir pu être affecté ou souillé par lui. El, par conséquent, la pureté du Christ, Sagesse de Dieu, n'est ici aucunement en cause.

Vad seeunduni explique le mot de saint. lean Damascène que citait l'objection. « Le Christ est dit avoir pris les prémices de notre nature, quant à la ressemblance de la condition, en ce sens qu'il a pris une chair non infectée du péché, comme avait été la chair de l'homme avant le péché. Mais cela ne doit pas s'entendre selon la continuation de la pureté , ou en ce sens que cette chair de riiomme autrefois pur se serait conservée exempte de péché jusqu'à la formation du corps du Christ »,

L'ad tertiuni répond que « dans la nature humaine, avant le Christ, était la blessure, c'est-à-dire, l'infection du péché origi- nel, d'une façon actuelle. Quant au remède de la blessure, il n'était point en acte, mais uniquement selon la vertu de l'origine, en tant que de ces Pères devait être propagée la chair du Christ », qui serait, en effet, le remède à la blessure du péché.

ÎSous n'avons plus qu'à examiner le dernier point, relative- ment au mode dont le corps du Christ a préexisté dans les an- ciens Pères, et c'est de savoir si le Christ a payé la dîme dans

122 SOMME THEO LOGIQUE.

la personne d'Abraham, son père. Saint Thomas va nous ré- pondre à l'article qui suit.

Article VIII. Si le Christ a payé la dîme en la personne d'Abraham ?

L'article est posé en raison d'un texte de saint Paul, que nous allons trouver dans les objections et qui pouvait, en efl'et, prêter à l'équivoque. Quatre objections veulent prou- ver que « le Christ a payé la dîme en la personne d'Abraham ». La première est précisément le texte de « l'Apôtre », qui, (• dans l'épître aux Hébreux, ch. vu (v. 6 et suiv.), dit que Lévi, descendant d'Abraham, a été décimé », c'est-à-dire a payé la dîqne, « en Abraham, parce que celui-ci payant la dîme à Mel- chisédech, Lévi était encore en lui. Or, pareillement, le Christ était aussi en Abraham, quand celui-ci donna la dîme. Donc le Christ, Lui aussi, a payé la dîme en Abraham ». La se- conde objection dit que « le Christ est de la semence d'Abra- ham, selon la chair qu'il a reçue de sa Mère, Or, la Mère du Christ a payé la dîme en Abraham. Donc, pour la même rai- son, le Christ l'a payée aussi ». La troisième objection dé- clare que « cela était décimé » ou payait la dîme « en Abraham, qui avait besoin de guérison, comme le dit saint Augustin, au livre X du Commentaire littéral de la Genèse (ch. xx). Or, avait besoin de guérison toute chair alï'ectée du péché. Puis donc que la chair du Christ était affectée du péché, comme il a été dit (art. précéd.), il semble que la chair du Christ a été déci- mée en Abraham ». La quatrième objection, prévenant une réponse, fait observer que « cela ne semble pas en quelque chose déroger à la dignité du Christ. Rien n'empêche, en effet, que le père du pontife donne la dîme à un prêtre, et que son fils pontife soit plus grand que le simple prêtre. Quand bien même donc le Christ soit dit avoir payé la dîme, alors qu'Abraham donnait la dîme à Melchisédech, cela n'exclut pas que le Christ ne soit plus grand que Melchisédech ».

QUEST. XXXI. DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. 123

L'argument sed contra se retranche derrière l'autorité de •( saint Augustin », qui, « au livre X de son Commentaire litté- ral de la Genèse (endroit précité), dit que le Christ na point, là, payé la dime, savoir en Abraham ; parce que sa chair n'a point tiré de l'ardeur de la blessure, mais la matière du médicament ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « selon l'in- tention de l'Apôtre » dans le texte que citait la première objec- tion, « il faut dire que le Christ n'a pas été soumis à la dîme dans la personne d'Abraham. L'Apôtre, en effet, prouve que le sacerdoce qui est selon l'ordre de Melchisédech est plus grand que le sacerdoce iévilique, par cela qu'Abraham a donné la dîme à Melchisédech, alors que Lévi, auquel appartint le sa- cerdoce légal, était contenu en lui. Or, si le Christ aussi avait donnç la dîme, en Abraham, à Melchisédech, son sacerdoce ne serait point selon l'ordre de ce dernier, mais inférieur à lui. Donc il faut dire que le Christ n'a pas été atteint par la dîme en Abraham, comme le fut Lévi. C'est qu'en effet », pour- suit saint Thomas, nous donnant la raison profonde de l'en- seignement de l'Apôtre et expliquant en même temps le vrai sens théologique du paiement de la dîme, « celui qui donne » les dîmes ou « les dixièmes (en latin décimas), retient neuf pour soi et donne le dixième à un autre, dixième qui est le signe de la perfection, en tant que c'est en quelque sorte le terme de tous les nombres, lesquels vont jusqu'à dix » et puis recom- mencent. « De vient que celui qui donne les dixièmes » ou les dîmes, a proleste qu'il est lui-même imparfait et attribue la perfection à un autre. Or, l'imperfection du genre humain tient au péché ; et il a besoin de la perfection de celui qui gué- rit le péché. D'autre part, guérir le péché n'appartient qu'au seul Jésus-Christ; c'est Lui, en effet, qui est l'Agneau qui en- lève le péché du monde, comme il est dit en saint Jean, ch. i (v. 29). Et Melchisédech était sa figure, comme le prouve l'Apôtre, aux Hébreux, ch. vu. Par cela donc qu'Abraham donna les dîmes à Melchisédech, il avouait en figure que lui- même, comme ayant été conçu dans le péché, et tous ceux qui descendraient de lui en tel mode qu'ils contracteraient» ou qu'ils devraient contracter <i le péché originel » (toujours la

12^ 80MME THÉOLOGIQUE.

même doctrine admirable de la Iransmission du péché du pre- mier père par voie d'origine) « auraient besoin de la guérison » ou de la rédemption préventive « qui est par le Christ. Or, Isaac et Jacob et Lévi et tous les autres», sans en excepter la bienheureuse Vierge Marie, « furent de telle sorte en Abraham qu'ils dériveraient de lui, non pas seulement en raison de la substance corporelle, mais aussi selon la raison séminale » ou par voie de génération ordinaire, par laquelle se contracte le péché originel n ou du moins se contracte l'obligation de le contracter. « 11 s'ensuit que tous ont payé la dîme eu Abraham, c'est-à-dire qu'ils ont été compris dans l'acte figuratif qui mon- trait ou qui affirmait qu'ils avaient besoin de îa guérison » ou de la rédemption « qui est par le Christ. Seul, le Christ a été en Abraham de telle sorte qu'il dériverait de lui non selon la raison séminale, mais selon la substance corporelle. Et c'est po]Lirquoi 11 fut en Abraham, non pas comme ayant besoin de guérison, mais plutôt comme remède de la blessure (cf. art. pré- céd., arg. 3^). Aussi bien II n'a point payé la dîme en la per- sonne d'Abraham ».

« Et, par », dit saint Thotnas, « la première objection se trouve résolue ». Comment ne pas traduire ici notre admi- ration devant cette incomparable page de théologie. A l'occa- sion d'un texte de saint Paul très mystérieux et d'apparence assez étrange, saint Thomas nous a donné comme un abrégé de toute l'économie de la rédemption, en même temps qu'il a précisé à nouveau la doctrine si importante et trop imparfaite- ment comprise pai' un si grand nombre, du péché originel et de sa transmission.

L'ad secundum dit que « parce que la bienheureuse \ iergo fut conçue dans le péché originel, elle fut en Abraham comme ayant besoin de guérison. Et, par suite, elle fut décimée » ou payant la dîme, « comme descendant de selon la raison séminale. Mais, pour le corps du Christ, il n'en est pas ainsi, comme il a étç dit » (au corps de l'article). Après toutes les explications déjà données, il est aisé de mettre au point la por- tée des formules que nous trouvons dans cet ad secundum. L'expression, marquée au début, que « la bienheureuse Vierge

QUESt. \XXI. DE L\ MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. l'J.b

fut conçue dans le péché originel » irait directement contre le dogme défini au sujet de l'Imniaculée-Conception, si on l'en- tendait de la conception passive ou de l'animation : nous avons vu, plus haut, ce qu'il fallait penser à ce sujet, de l'enseigne- ment de saint Thomas. Mais, si on entendait l'expression au sens de la conception active, et comme simple équivalent de ce que saint Thomas ajoute tout de suite après, quand il dit que la bienheureuse Vierge « descendait d'Abraham selon la raison séminale » ou par voie de génération ordinaire, ce qui cons- titue précisément la raison même de la transmission du péché originel, la formule serait tout à fait vraie : car c'est cela même qui fondait, pour la bienheureuse Vierge, la raison de néces- sité d'avoir une âme privée de la grâce sanctifiante et par même souillée du péché originel : chose qui nécessitait pour elle, non moins que pour nous, la rédemption, avec cette dif- férence que la rédemption serait, pour elle, appliquée par mode de remède préventif ou préservatif, tandis que, pour nous, elle est appliquée par mode de remède curatif, comme disait ici saint Thomas indistinctement cnratione indigens.

h'ad tertium explique, à nouveau, que « la chair du Christ est dite avoir été dans les anciens Pères aflfectée du péché, selon la qualité qu'elle eut dans les parents, qui furent soumis à la dîme : mais non selon la qualité qu'elle a en tant qu'elle se trouve actuellement dans le Christ, qui n'a pas été soumis à la dîme ».

Vad quœium répond que « le sacerdoce lévitique dérivait selon l'origine de la chair )> ; c'est-à-dire qu'il était attaclié à la famille elle-même et se transmettait de père en fils par voie d'origine. « De vient qu'il ne fut pas moindre en Abraham qu'en Lévi. Et, [)ar suite, le fait qu'Abraham donna les dîmes à Melchisédech comme à quelqu'un qui était plus grand, mon- tre que le sacerdoce de Melchisédech, en tant qu'il gère la figure du Christ, est plus grand que le sacerdoce lévitique. Le sacerdoce du Christ, au contraire, ne suit pas l'origine char- nelle; mais la grâce spirituelle » : il ne se transmet point par voie de génération et de père en fils, mais par voie d'élection et de consécration gratuite, selon la disposition des chefs spi-

126 SOMME THÉOLOGIQUE.

rituels tenant la place du Christ dans l'Église. « Il suit de qu'il peut être qu'un père ait donné les dîmes à un prêtre, comme un inférieur à un supérieur, et que, cependant, son fils, s'il est pontife, soit plus grand que ce prêtre, non point à cause de son origine charnelle », ou parce qu'il est le fils de ce père, « mais à cause de la grâce spirituelle » de la consécra- tion M qu'il tient du Christ ». On voit la portée de celte ré- ponse. La parité que semblait faire l'objection entre le sacer- doce lévitique et le sacerdoce chrétien n'existe pas. Il est vrai qu'il peut arriver que, dans le sacerdoce chrétien, le père d'un évêque ait à payer, comme inférieur, la dime à un simple prê- tre, sans que cela entraîne pour son fils évêque la conséquence qu'il sera lui-même, comme évêque, inférieur à ce prêtre. Et cela, parce que la qualité de pontife, dans ce fils, n'a rien à voir avec sa qualité de fils de tel père; ce n'est pas, en eflel, comme fils de tel père qu'il est évêque, mais comme choisi par le Christ. Il n'en était pas de même pour Lévi à l'endroit d'Abraham. Son sacerdoce n'était pas indépendant de sa qua- lité de fils d'Abraham. El c'est à ce titre qu'il fut soumis à la dîme dans la personne du Patriarche, participant, du même coup, à sa raison d'inférieur ou de moins parfçiit par rapport au sacerdoce de Melcliisédech à qui Abraham payait la dîme comme à son supérieur. Si donc le Christ avait également payé la dîme en la personne d'Abraham, il s'ensuivrait nécessaire- ment que son sacerdoce serait inférieur comme celui de Lévi; car cela prouverait que. Lui aussi, aurait eu besoin de guérison ou de rédemption : chose qui répugne absolument, puisqu'il venait, au contraire, pour guérir et racheter tous ceux qui étaient dans ce besoin.

La matière du corps que le Christ devait prendre n'était pas étrangère à la masse d'où se constitue le genre humain. Elle se rattache même, très directement, et sans solution de continuité, à la première origine de cette masse ; car elle vient, par voie de génération ordinaire, d'Adam pécheur : sa prépa- ration immédiate est due à l'action naturelle du principe de la génération dans l'heureuse créature choisie de Dieu pour

QÙEST. XXXI. DE LA MATIÈRE DU CORPS DU SAUVEUR. 137

être sa Mère, laquelle est fille d'Adam au même titre que tous les autres humains. Il suit de que cette matière humaine d'où le Christ prendra son corps aura été en Adam et dans les anciens patriarches, non pas comme un quelque chose de déterminé et de fixe ou d'immuable qui se serait transmis tel quel de génération en génération, mais comme dans les prin- cipes de sa génération ou de sa formation. Et, du même coup, elle aura été en eux avec la qualité qui lui convenait en eux, c'est-à-dire la qualité de chair pécheresse. Mais ce n'est pas à ce titre ou avec cette qualité qu'elle se trouvera dans le Christ. La raison de cette diflerence consiste précisément en ceci, que pour tous les autres la transmission s'est faite par la vertu gé- nérative du père, laquelle seule transmet le péché du premier père ; tandis que, pour le Christ, s'il est vrai que ce qui devra être son corps est pris du corps de sa Mère venu ainsi d'Adam pécheur par voie de génération ordinaire, cela ne deviendra point son corps à Lui par ce même mode de génération, mais par un mode de génération absolument autre, la vertu gé- nérative d'un père humain n'aura aucune part. C'est « de ce principe actif », absolument autre « dans la conception du Christ », que « nous devons nous occuper maintenant ». Il va faire l'objet de la question suivante.

OUESTION XXXII

DU PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST

Cette question comprend quatre articles :

i" Si l'Esprit-Sainl a été le principe actif dans la conception du Christ?

•2" S'il peut être dit que le Christ a été conçu de l'Esprit-Saint P

S'il peut être dit que l'Esprit-Saint est le père du Christ selon la chair ?

4" Si la bienheureuse Vierge a eu quelque part active dans la con- ception du Christ? %

De ces quatre articles, les trois premiers considèrent la rai- son du principe actif dans l'Esprit-Saint; le quatrième l'exa- mine en Marie. Au sujet de l'Esprit-Saint, l'ordre des trois articles qui s'y réfèrent apparaît de lui-même, ^ous pouvons donc tout de suite venir à l'article premier.

Article Premier.

Si d'être le principe efficient de la conception du Christ doit être attribué à l'Esprit-Saint?

Trois objections veulent prouver que « d'être le principe efficient de la conception du Christ ne doit pas être attribué à l'Esprit-Saint ». La première arguë de ce que, « comme le dit saint Augustin, au livre 1 de la Trinilé (ch. iv, v), les œu- vres (le la Trinité sont indivises, comme indivise est son essence. Or, la réalisation de la conception du Christ est une œuvre divine. Donc il semble qu'elle ne doit pas être attribiiee à l'Es- prit-Saint plutôt qu'au Père ou au Fils ». La seconde objec- tion cite le mot de « l'Apôtre », qui, « dans son épître aux Gala-

Q. XXXil. DU PRINCIPE ACtiF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. liÇ)

tes, ch. IV (v. 4), dit : Lorsque est venue la plénitude du temps, Dieu a envoyé son Fils fait de la femme; ce que saint Augustin explique, au livre IV de /a Trinité {ch. xix), en disant : C'est par même quil a été envoyé, quil a été fait de la femme. Or, la mis- sion du Fils est attribuée surtout au Père, comme il a été vu dans la Première Partie (q. 43, art. 8). Donc la conception aussi, selon laquelle II a été fait de la femme, doit surtout être attri- buée au Père ». La troisième objection en appelle au livre des Proverbes, il est dit, ch. ix (v. i) : La Sagesse s'est cons- truit une maison. Or, la Sagesse de Dieu est le Christ Lui-même; selon cette parole de la première Épître aux Corinthiens , ch. i (v. 24) : Le Christ, la Vertu de Dieu et la Sagesse de Dieu. D'au- tre part, la maison de cette » divine « Sagesse est le corps du Christ, qui est dit aussi son temple, selon cette parole de saint Jean, ch. II (v. 21) : Il disait cela du temple de son corps. Donc il semble que la réalisation de la conception du corps du Christ doit être attribuée surtout au Fils. Ce n'est donc pas à l'Esprit- Saint ».

L'argument sed contra rappelle qu' « il est dit en saint Luc, ch. I (v. 35) : L'Es prit- Saint descendra sur vous, etc. »

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « la concep- tion du corps du Christ a été l'œuvre de la Trinité tout en- tière ; mais cependant elle est attribuée spécialement à l'Esprit- Saint pour une triple raison. D'abord, parce que cela convient à la cause de l'Incarnation qui se considère du côté de Dieu. L'Esprit-Saint, en effet, est l'Amour du Père et du Fils, comme il a été vu dans la Première Partie (q. 07, art. i). Or, c'est du plus grand amour de Dieu qu'il est provenu que le Fils de Dieu prît à Lui la chair dans le sein virginal ; d'où nous lisons en saint Jean, ch. m (v. 16) : Dieu a aimé le monde à ce point qu'il a donné son Fils unique. Secondement, cela convient à la cause de l'Incarnation, du côté de la nature prise. Par là, en effet, il est donné à entendre que la nature humaine a été prise par le Fils de Dieu dans l'unité de Personne, non en raison de certains mérites, mais par pure grâce ; car la grâce est attribuée à l'Es- prit-Saint, selon cette parole de la première Épître aux Corin- thiens, ch. XII (v. Il) : Il y a diversité de grâces, mais l'Esprit est X.VI. La Rédemption. 9

I 3o SOMME THÉOLOGIQUE.

le même. Aussi bien saint Augustin dit, dans VEnchiridion (ch. XL) : Ce mode dont le Christ est de l'Esprit-Saint nous sug- gère la grâce de Dieu, par laquelle l'homme » (ou la nature hu- maine prise par le Verbe de Dieu), « sans qu'aucun mérite eût précédé, du premier instant de sa nature il commença d'être, a été joint au Verbe de Dieu dans une si grande unité de Personne qu'il serait Lui-même identiquement le Fils de Dieu. Troisiè- mement, cela convient au terme de l'Incarnation. L'Incarna- tion, en effet, s'est terminée à cela que cet homme qui était conçu fût saint et Fils de Dieu. Or, l'une et l'autre de ces deux choses sont attribuées à l'Esprit-Saint. C'est par Lui, en effet, que les hommes sont faits enfants de Dieu ; selon cette parole de l'Épître aux Galates, ch. iv (v. G) : Parce que vous êtes fils de Dieu, Dieu a mis l'Esprit de son Fils dans nos cœurs, qui crie : Abba, Père. Lui-même est aussi l'Esprit de sanctification, comme il est dit aux Romains, ch. i (v. 4). De même donc que les autres, par l'Esprit-Saint, sont sanctifiés spirituellement pour qu'ils soient les fils de Dieu adoptifs ; de même, le Christ, par l'Esprit-Saint, a été conçu dans la sainteté pour qu'il fût le Fils de Dieu par nature. Aussi bien, dans l'Épître aux Romains, ch. i (endroit précité), selon une glose, ce qui est dit d'abord, Celui qui a été prédestiné Fils de Dieu en vertu, est manifesté par ce qui est ajouté immédiatement après, selon l'Esprit de sancti- Jication, c'est-à-dire par cela qu'il a été conçu de l'Esprit-Saint. Et l'Ange lui-même, au jour de l'Annonciation, de ce qu'il avait déjà dit : L'Esprit-Saint descendra en vous, conclut : à cause de cela, le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu » .

Vad primum accorde que c l'œuvre de la conception » du corps du Christ « est commune à la Trinité tout entière; cepen- dant, selon un certain mode, on l'attribue à chacune des Per- sonnes en particulier. Au Père, en effet, est attribuée l'autorité par rapport à la Personne du Fils qui s'unit la chair par cette conception ; au Fils est attribuée l'assomption de la chair; et à l'Esprit-Saint, la formation du corps qui est pris par le Fils. C'est qu'en effet, l'Esprit-Saint est l'Esprit du Fils; selon cette parole de l'Épître aux Galates, ch. iv (v. 6) : Dieu a envoyé l'Es-

Q. XXXII. -^bu PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. l3l

prit de son Fils. Or, de même que la vertu de l'âme qui est dans la semence, par l'esprit » (au sens Bossuet parle des esprits vitaux) « qui est renfermé dans cette semence, forme le corps dans la génération des autres hommes ; de même, la Vertu de Dieu, qui est le Fils de Dieu, selon cette parole de la première Épître aux Corinthiens , ch. i (v. 24), le Christ, la Vertu de Dieu, par l'Esprit-Saint a formé le corps que le Fils de Dieu s'est uni. Et c'est ce que montrent les paroles mêmes de l'ange, quand il dit : L'Esprit-Saint viendra sur vous, comme pour préparer et former la matière du corps du Christ, et la Vertu du Très-Haut, c'est-à-dire, le Christ, vous couvrira de son ombre, c'est-à-dire que la lumière incorruptible de la divinité prendra en vous le corps de l'humanité, et, en ejjet, C ombre est Jormée du corps et de la lumière, comme le dit saint Grégoire, au livre XVIII de ses Morales (ch. xx, ou xii). Quant au Très- Haut, dans ce texte, il le faut entendre du Père, dont le Fils est la Vertu ». On aura remarqué, dans cet ad primum, la belle interprétation de la parole de l'Ange au jour de l'Annon- ciation.

Uad secundum explique que « la mission se rapporte à la Personne qui prend à elle » la chair ou la nature humaine, « laquelle Personne est envoyée par le Père ; mais la concep- tion se rapporte au corps qui est pris, lequel est formé par l'opération de l'Esprit-Saint. Et c'est pourquoi, bien que la mission et la conception soient au fond la même chose, parce que cependant elles diffèrent d'aspect ou de notion, la mis- sion est attribuée au Père; la réalisation de la conception, à l'Esprit-Saint; et, au Fils, l'assomption de la chair ». On voit, par celte réponse, quelle attention il faut apporter dans l'emploi des divers termes quand il s'agit d'attribuer certaines choses spéciales à telle ou telle des diverses Personnes.

L'ad tertium déclare que « comme le dit saint Augustin, au livre des Questions de l Ancien et du Nouveau Testament (q. lu ; parmi les Œuvres), celle question peut s'entendre d'une double manière. D'abord, la maison du Christ est CÉglise, qu'il s'est cons- truite par son sang. Ensuite, son corps aussi peut être dit sa mai- son; comme il est dit son temple. Et tout en étant le fait » ou

i3a ;;omMe theologiqUë.

l'œuvre « de CEspril-Subil, il Cesl aussi du Fils de Dieu, en mi- son de l'unité de nature et de rmlonté ».

Nous pouvons donc, el à très bon droit, attribuer, d'une fa- çon toute spéciale, à l'Esprit-Saint, la conception du corps du (^brist, el dire que cette conception est son œuvre, que c'est Lui qui en est l'auteur. Mais s'ensnil-il de que nous puis- sions dire que le Christ a été conçu de l'Esprit-Saint. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer ; et tel est l'objet de l'ar- ticle qui suit.

Article II. Si le Christ doit être dit conçu du Saint-Esprit?

Trois objections veulent prouver que « le Christ ne doit pas être dit conçu du Saint-Espril ». La preniière est que « sur cette parole de l'Épître aux Romains, ch. xi (v. 36), De Lui, et par Lui, el en Lui sont toutes choses, la glose de saint Augustin dit : Il faut prendre garde qu'il n'est pas dit de Ipso, mais ex Ipso (il est diiricile de rendre en français la nuance marquée en latin par ces deux prépositions de el ex, les deux se traduisant par la préposition de, laquelle traduit tout ensemble le sens qu'une chose vient d'une autre et qu'elle est tirée d'elle). Et, en ejjet, de Lui {ex Ipso) sont le ciel et la terre », en ce sens qu'ils viennent de Lui, (' parce qu'il les ajaits; mais ils ne sont pas de Lui {de Ipso) », c'est-à-dire qu'ils ne sont pas tirés de Lui, « parce qu'ils ne sont pas de sa substance. Or, l'Esprit-Saint » n'a pas formé le corps du Christ de sa subslance. Donc le Christ ne doit pas être dit conçu de l'Esprit-Saint « (en lalin de Spirilu Sancto). La seconde objection dit que « le principe actif d'oii un être vivant est conçu, a raison de semence dans la génération. Or. l'Esprit-Saint n'a pas eu raison de semence dans la conception du Christ. Saint Jérôme dit, en eflet, dans VExposition de la foi catholique (parmi les Œuvres de saint Jé- rôme) : Nous ne disons pas, comme d'aucuns l'ont pensé d'une façon très scélérate, que l'Esprit-Saint ail tenu lieu de semence;

Q. XXXII. ^ DU PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. 1 33

mais que par la vertu et la puissance du Créateur a été fait ou formé le corps du Christ. Donc on ne doit pas dire que le Christ ait été conçu de TEsprit-Saint ». La troisième objection dé- clare que « rien de ce qui est un n'est formé » de plusieurs ou « de deux, à moins qu'ils ne soient en quelque manière mé- langés. Or, le corps du Christ a été formé de la Vierge Marie. Si donc le Christ est dit conçu de l'Esprit-Saint, il semble qu'il se sera fait un certain mélange de l'Esprit-Saint et de la matière fournie par la Vierge; ce qui est manifestement faux. Donc le Christ ne doit pas être dit conçu de l'Esprit-Saint ».

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, en saint Mat- thieu, ch. I (v. i8) : Avant qu'ils s'unissent, elle fut trouvée avoir, dans son sein, de l" Esprit-Saint ». Et l'Église dit tous les jours, dans son Symbole : « Qui a été conçu du Saint-Esprit : Qui conceptus est de Spiritu Sancto ». L'usage de la formule n'est donc pas douteux. Il ne reste que d'en montrer la légiti- mité. C'est ce que va faire saint Thomas au corps de l'article.

Au corps de l'article, en effet, le saint Docteur nous avertit que « la conception n'est pas attribuée au seul corps du Christ, mais aussi au Christ Lui-même en raison du corps. D'autre part, dans l'Esprit-Saint se considère un double lapport eu égard au Christ. Car, au Fils de Dieu Lui-même, qui est dit conçu, l'Esprit-Saint a le rapport de consubstantialilé ; tandis qti'Ii a, au corps du Christ, le rapport de cause elïicieiite. Et, précisément, cette préposition de désigne l'un et l'autre rap- port; comme quand nous disons que tel homme est de son père. 11 suit de que nous pouvons dire, à propos, que le Christ a été conçu de l'Esprit-Saint, en telle sorte que l'efficace du Saint-Esprit se rapporte au corps pris par le Christ ; et la consubstantialité à la Personne » du Christ u qui a pris ce corps ».

L'ad primurn explique la difficulté de l'objection en appuyant sur cette distinction qui vient d'être marquée au corps de l'ar- ticle. La préposition de, au sens latin du de par opposition à C.T, ne peut s'appliquer qu'en raison de la consubstantialité entre le Fils et l'Esprit-Saint, laquelle consubstantialité, nous l'avons dit, n'existe, dans le cas de la conception dont il s'agit, qu'en

l3/4 SOMME THÉOLOGIQUE.

raison de la Personne du Fils qui a pris le corps. Au con- traire, « s'il s'agit du corps du Christ, parce qu'il n'est pas consubstantiel à l'Esprit-Saint, il ne peut pas être dit conçu de l'Esprit-Saint » au sens de la préposition latine de, « mais du Saint-Esprit », au sens de la préposition latine ex, qui marque le rapport de cause elTiciente, non celui de consubstantialité comme le précédent. « C'est ce que dit saint Ambroise, au livre de CEspril-Sainl (liv. II, ch. v) : Ce qid est d'un autre est de sa substance ou de sa puissance : de sa substance, comme le Fils qui est du Père; de sa puissance, comme de Dieu sont toutes choses, et c'est aussi en cette manière que la Vierge Marie eut, dans son sein, de l'Esprit-Saint »,

Vad secundum dit que « sur ce point, il semble y avoir quel- que diversité entre saint Jérôme et certains autres Docteurs qui affirment que l'Esprit-Saint, dans la conception du Christ, a tenu lieu de semence. Saint Jean Chrysostome, en efîet (ou plutôt l'Anonyme) dit sur saint Matthieu (ouvrage inachevé, hom. I) : Le Fils unique de Dieu devant venir dans le sein de la Vierge a été précédé de l Esprit-Saint, afin que C Es prit- Saint le précédant, le Christ naisse en sanctification, selon le corps, la divi- nité pénétrant comme semence. Et saint Jean Damascène dit, au livre III (ch. n) : La Sagesse de Dieu et sa Vertu couvrit Marie de son ombre, comme une divine semence. Mais, ajoute saint Thomas, on résout cela facilement. Car, selon que dans la se- mence on considère la vertu active, saint Jean Chrysostome et saint Jean Daniascème comparent à la semence l'Esprit-Saint ou même le Fils qui est la Vertu du Très-Haut (cf. art. précéd., ad /"'"). Selon que, au contraire, dans la semence on entend la substance corporelle qui se transforme dans la conception, saint Jérôme nie que l'Esprit-Saint ait tenu lieu de semence ». Il n'y a donc pas de contradiction entre les saints Docteurs; et nous voyons, sans peine, que la pensée de chacun reste vraie.

Vad tertium répond que a comme le dit saint Augustin, dans VEnchiridion (ch. xl), ce n'est point de la même manière que le Christ est dit conçu ou de l'Esprit-Saint et de la Vierge Marie. Car de la Vierge Marie, c'est au sens matériel;

Q. XXXII. DU PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. I 35

et de l'Esprit-Saint, au sens de cause efficiente. Il n'y a donc pas eu de mélange » comme le voulait à tort l'objection.

Le point que nous venons d'élucider n'était qu'un corollaire de l'article premier. Il en est de même pour l'autre point qu'il nous reste à examiner, et qui est de savoir si l'Esprit-Saint peut ou doit être dit père du Christ selon la chair. Il va faire l'objet de l'article suivant.

Article III.

Si l'Esprit-Saint doit être dit père du Christ selon l'humanité?

Trois objections veulent prouver que « l'Espril-Sainl doit être dit père du Christ selon l'humanité ». La première ar- guë de ce que « selon Aristote, au livre de La Génération des animaux (liv, 1, ch. xx, xxi; liv. II, ch. iv), le père apporte le principe actif dans la génération, et la mère fournit la matière. Or, la bienheureuse Vierge est dite mère du Christ en raison de la matière qu'elle a fourni dans sa conception. Donc il sem- ble que l'Esprit-Saint aussi peut être dit son père, pour celte raison qu'il a été le principe actif dans la conception du Christ » . La seconde objection fait observer que « comme les esprits des autres saints sont formés par l'Esprit-Saint; de même, aussi, c'est par l'Esprit-Saint qu'a été formé le corps du Christ. Or, les autres saints, en raison de cette formation, sont dits les fils de la Trinité, et, par conséquent, de l'Esprit-Saint. Il semble donc que le Christ doit être dit le fils de l'Esprit-Saint en tant que son corps a été formé par Lui ». La troisième objection déclare que c Dieu est dit notre Père, pour ce motif qu'il nous a faits, selon cette parole du Deutéronome, ch. xxxii (v. 6) : N' est-Il pas. Lui, ton père, qui t'a possédé, et qui Va fait, et qui Va créé? Or, l'Esprit-Saint a fait le corps du Christ, ainsi qu'il a été dit (art. i, 2). Donc l'Esprit-Saint doit être dit père du Christ selon le corps qui a été formé par Lui » .

l36 SOMME THÉOLOGIQUE.

L'argument sed contra est le texte formel de « saint Augus- tin », qui « dit, dans VEnchiridion (oh. xl) : Le Christ est de r Esprit-Saint, non comme fils ; et II est de la Vierge Marie, comme fils ».

Au corps de l'article, saint Thomas explique que « les noms de paternité, de maternité et àe fUiation se disent en conséquence de la génération, non pas d'une génération quelconque, mais de la génération des vivants, et surtout des animaux. Nous ne disons pas, en effet, que le feu » produit ou « engendré (au sens l'on prend ce mot dans la philosophie aristotélicienne), soit le fils du feu qui l'engendre (au même sens que tout à l'heure) » ou qui le produit, « si ce n'est peut-être par métaphore » et à la manière des poètes ; « mais nous le disons seulement parmi les animaux » ou les êtres doués de vie sensitive, « dont la gé- nération )) ou le mode de production « est chose plus parfaite. Toutefois, ce n'est pas tout ce qui est engendré » ou produit, même « parmi les animaux, qui prend le nom de filiation; mais seulement ce qui est engendré dans la ressemblance du sujet qui engendre. Aussi bien, comme le note saint Augustin {Enchiridion, ch. xxxix), nous ne disons pas que le cheveu qui naît de l'homme soit le fils de l'homme ; ni, non plus, que l'homme qui naît soit le fils de la semence : parce que ni le cheveu n'a la ressemblance de l'homme, ni l'homme qui naît n'a la ressemblance de la semence, mais de l'homme qui engen- dre. Et si la ressemblance est parfaite, la filiation aussi sera parfaite, soit parmi les hommes, soit en Dieu. Si, au contraire, la ressemblance est imparfaite, la filiation sera également im- parfaite. C'est ainsi que dans l'homme se trouve une certaine ressemblance imparfaite de Dieu, et en tant qu'il est créé à l'image de Dieu, et en tant qu'il est selon la ressemblance de la grâce. Et c'est pourquoi de Tune et de l'autre manière l'homme peut être dit enfant de Dieu : et parce qu'il est créé à son image; et parce qu'il lui est rendu semblable par la grâce. D'autre part, il faut considérer que ce qui est dit d'un sujet selon la raison parfaite ne doit pas être dit de lui selon une raison imparfaite. C'est ainsi que Socrate élant dit homme naturellement selon la raison propre de l'homme » ou parc^

Q. XXXII. DU PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. iSy

qu'il porte en lui la nature humaine, « ne sera jamais dit homme selon celte signification qui fait qu'on dit homme le portrait d'un homme quelconque, quand bien même peut-être Socrate ressemble en effet à un autre homme » et soit en quelque sorte son portrait. « Or, le Christ est Fils de Dieu, selon la rai- son parfaite de filiation. Il s'ensuit que même en étant, selon la nature humaine, créé et justifié. Il ne doit cependant pas être dit fils de Dieu, ni en raison de la création, ni en raison de la justification, mais seulement en raison de la génération éter- nelle, selon laquelle II est le Fils du Père seul. Par conséquent, le Christ ne doit, en aucune manière, être dit fils de l'Esprit- Saint, ni de la Trinité », quand bien même l'Esprit-Sainl ou la Trinité tout entière soient le principe actif de sa nature hu- maine ou de la grâce qui affecte celte nature. Cet article est magnifique. Et quel beau modèle d'argumentation précise, serrée, éblouissante de lumière.

Vad primam répond que ^ le Christ a été conçu de la Vierge Marie, qui a fourni la matière de son corps, dans la ressem- blance de l'espèce d ou de la nature humaine. « Et c'est pour cela qu'il est dit son fils. Le Christ, au contraire, en tant qu'homme, s'il est conçu de l'Esprit-Saint comme du prin- cipe actif, n'est cependant pas conçu selon la similitude de l'es- pèce » ou de la nature, « comme l'homme naît de son père. Et c'est pourquoi II n'est point dit fils de l'Esprit-Saint ».

L'ad secnndam précise que « les hommes qui sont formés spirituellement par l'Esprit-Saint ne peuvent pas être dits fils de Dieu selon la raison parfaite de filiation. Et c'est pourquoi ils sont dits fils de Dieu selon la filiation imparfaite, laquelle est selon la similitude de la grâce, (jni a pour cause toute la Trinité. Mais, pour le Christ, la raison est tout autre, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

f( Et, ajoute saint Thomas, il faut en dire autant de la troi- sième objection '), portant sur la paternité qui se dit de Dieu à l'endroit des créatures en raison de la création.

La doctrine exposée par saint Thomas dans l'article que nous venons de lire, avait été formulée, sous le pape Adeodat (ou

l38 SOMME THÉOLOGIQUE.

Dieudonné), 672-676, dans le symbole de la foi du onzième con- cile de Tolède (675). Il y est dit expressément que « l'Esprit- Saint ne doit pas être cru Père du Fils pour ce motif que Marie a conçu par l'action du même Esprit-Saint; afin que nous ne paraissions pas affirmer deux Pères pour le Fils : chose qu'on ne peut absolument pas dire ». Après avoir examiné la raison de principe actif dans la conception du Christ, eu égard à l'Esprit-Saint, nous devons maintenant la considérer eu égard à la Vierge Marie. Et c'est nous demander si Marie a eu quelque part active dans la conception du Christ. Saint Tho- mas va nous répondre à l'article qui suit.

Article IV.

Si la bienheureuse Vierge a fait quelque chose par mode de principe actif dans la conception du corps du Christ?

Trois objections veulent prouver que u la bienheureuse Vierge a fait quelque chose par mode de principe actit dans la conception du corps du Christ». La première apporte le texte de « saint Jean Damascène », qui « dit, au livre III (ch. n), que l Esprit-Saint survint en la Vierge, la purifiant et lui conjérant la vertu de recevoir le Verbe de Dieu et en même temps celle de l'en- gendrer. Or, elle avait la vertu passive d'engendrer, du fait même de sa nature, comme toutes les autres femmes. Donc l'Esprit-Saint lui a donné la vertu active d'engendrer. Et, par suite, elle a fait quelque chose par mode de principe actif dans la conception du Christ ». La seconde objection dit que « toutes les vertus » ou puissances « de l'âme végétative sont des vertus actives; comme le note » Averroès « le Commenta- teur » d'Aristote u sur le livre II de CAme (comm. xxxiii). Or la puissance générative, soit dans l'homme, soit dans la femme, appartient à l'âme végétative. Donc, soit dans l'homme, soit dans la femme, elle fait quelque chose par mode de principe ac- tif, par rapport à la conception de l'enfant». La troisième ob- jection rappelle que « la femme, dans la conception de l'enfant,

Q. XXXII. —DU PRINCIPE ACTIF DANS LA CONCEPTION DU CHRIST. iSj)

donne la matière de laquelle le corps de l'enfant est formé naturellement. Or, la nature est un principe intrinsèque de mouvement (cf. Aristole, livr. II des Physiques, ch. i, n. 2; de S. Th., leç. i). Donc il semble que dans la matière même que la bienheureuse Vierge a fourni pour la conception du Christ, il y a eu un certain principe actif ».

L'argument sed contra oppose que « le principe actif dans la génération est appelé la raison séminale. Or, comme ledit saint Augustin, au livre X du Commentaire littéral de la Genèse (ch. xx), le corps du Christ dans la seule matière corporelle, par la raison divine de la conception et de la formation , a été pris de la Vierge ; non selon une raison séminale humaine quelconque. Donc la bien- heureuse Vierge n'a rien fait, par mode de principe actif, dans la cpnception du Christ ».

Au corps de l'article, saint Thomas, faisant allusion à des docteurs de son temps, nous avertit que « quelques-uns (cf. Alexandre de Halès, Somme théologique, partie m, q. viii, memb, i, q. incid. 3; saint Bonaventure, Sentences, livr. 111, dist. IV, art. 3, q. i) disent que la bienheureuse Vierge a fait quelque chose, par mode de principe actif, dans la conception du Christ, et de vertu naturelle et de vertu surnaturelle. De vertu naturelle; parce que, d'après eux, en toute matière natu- relle » ou physique « se trouve quelque principe actif; sans quoi ils pensent qu'il n'y aurait point de transmutation natu- relle. — Mais en cela ils se trompent. Car la transmutation est dite naturelle en raison du principe intrinsèque non seulement actif mais aussi passif. Aristote, en effet, dit expressément, au livre Vlll des Physiques (ch. iv, n. 0; de S. Th., leç. 8), que dans les corps lourds et légers se trouve un principe passif de mouvement naturel, et non un principe actif. D'ailleurs, il n'est point possible que la matière agisse en vue de sa formation ; car elle n'est point en acte. Il n'est point possible, non plus, qu'un être se meuve soi-même, à moins qu'il ne soit divisé en deux parties, dont l'une meut et l'autre est mue ; chose qui n'ar- rive que dans les seuls êtres animés, comme il est prouvé au livre VIII des Physiques » (ch. iv, n. 3, à; de S. Th., leç. 7). On remarquera, au passage, ces importantes précisions de

l4o v^ SOMME THÉOLOGIQUE.

doctrine en ce qui touche à la science de la nature : il serait facile de montrer leurs points de contact avec les théories les plus modernes et comment elles s'harmonisent merveilleuse- ment avec les observations ou expériences scientifiques les plus récentes. Voilà donc comment les auteurs dont parle saint Thomas expliquaient que la bienheureuse Vierge avait eu sa part active, dans la conception du Christ, même de vertu natu- relle. Elle l'aurait eu aussi « de vertu surnaturelle; parce que, disent-ils, la mère », dans la génération du vivant, a ne four- nit pas seulement la matière, qui est le sang des règles, mais aussi la semence, qui, mêlée à la semence de l'homme, a une vertu active dans la génération. Et parce que dans la bienheu- reuse Vierge ne se trouve aucune action résolutive de la semence, en raison de son absolue et parfaite virginité, ils disent que l'Es- prit-Saint lui donna surnaturellement la vertu active, dans la conception du Christ, qu'ont les autres mères par l'action réso- lutive de la semence. Mais cela, non plus, ne peut pas tenir » , déclare saint Thomas; « parce que chaque chose étant pour son opération, comme il est dit au Vivre ]l du Ciel et du Monde (ch, in, n. I ; de S. Th., leç. l\), la nature ne distinguerait pas, dans la génération, le sexe masculin et le sexe féminin, si l'opération de l'homme n'était pas distincte de celle de la femme. Et parce que, dans la génération, est distincte l'opération de l'agent et celle du patient, il s'ensuit que toute la vertu active est du côté de l'homme et ce qu'il y a de passif du coté de la femme. De vient que dans les plantes, l'une et l'autre vertu se trouve mêlée, il n'y a pas la distinction de mâle et de femelle. Par cela donc que la bienheureuse Vierge n'a pas reçu d'être le Père du Christ, mais sa Mère, il s'ensuit qu'elle n'a point reçu de puissance active dans la conception du Christ : soit que cette puissance active eût fait quelque chose, d'où il suivrait que la Vierge eût été Père du Christ ; soit qu'elle n'eût pas eu d'action, comme; quelques-uns le disent, d'où il suivrait que cette puis- sance lui eût été accordée en vain. Et donc il faut dire que dans la conception elle-même du Christ la bienheureuse Vierge n'a rien fait par mode de |)rincipc actif, mais qu'elle a seulement fourni la matière », comme il arrive, du reste, pour toutes les

Q. XXXII. tiV PRINCIPE ACtiF DANS LA CONCKi*TION DU CHRIST. I^i

autres mères, dans la génération naturelle. « Toutefois elle a fait quelque chose, par mode de principe actif », dans Tordre de la vertu générative, « avant la conception, selon qu'elle a préparé la matière afin qu'elle fût apte à l'acte de la conception ».

L\id primiun explique la parole de saint Jean Damascène, citée dans l'objection, en disant que « cette conception » du Christ K a eu trois privilèges; savoir : qu'elle fut sans le péché originel ; qu'elle ne fut point » la conception u d'un pur homme, mais de » Quelqu'un qui est « Dieu et homme; pa- reillement, qu'elle fut la conception » qui laissa à la Mère qui concevait son caractère « d'une Mère Vierge. Et ces trois cho- ses lui vinrent de l'Esprit-Saint. De vient que saint Jean Da- mascène dit, pour le premier de ces privilèges, que l'Esprit- Saint survint en Marie, la purifiant, c'est-à-dire la préservant afin qu'elle ne conçut point avec le péché originel ; pour le second privilège, qu'// lai accorda la vertu de recevoir le Verbe de Dieu, c'est-à-dire de concevoir le Verbe ; pour le troisième, et aussi la vertu de l" engendrer, c'est-à-dire de pouvoir, tout en demeurant vierge, engendrer, non par mode de principe actif, mais par mode de principe passif, comme les autres mères reçoivent ce pouvoir de la semence de l'homme ».

h'ad secundum, d'une précision doctrinale du plus haut in- térêt dans l'ordre même des sciences naturelles, répond que « la puissance générative de la femme est imparfaite comparée à la puissance générative de l'homme. Et c'est pourquoi, de même que dans les arts celui qui est inférieur dispose la ma- tière », par son action, « tandis ([ue celui qui est supérieur in- troduit la forme, ainsi qu'il est dit au livre 11 des Physiques (ch. II, n. lo; de S. Th., leç. 4); pareillement aussi la vertu générative de la femme prépare la matière, et la vertu généra- tive de l'homme Jorine » ou injornie, lui donnant sa forme, « la matière préparée ». On voit, par là, comment le principe gé- nérateur, dans la femme, est vraiment une vertu active appar- tenant à l'âme végétative, sans qu'il y ait à le confondre avec le principe de la génération qui a raison du principe actif pur et simple et qui est le propre de l'homme, chez qui la vertu générative ne va pas à préparer la matière, mais à fournir le

1^2 SOMME THEOLOGIQUÈ.

principe actif qui donnera sa forme à la matière suffisamment préparée.

Vad tertium précise qu' « à l'etlet d'avoir une transmutation naturelle il n'est point requis que dans la matière soit un prin- cipe actif, mais seulement un principe passif, comme il a été dit » (au corps de l'article).

Il était une troisième étude que nous nous étions proposée touchant la conception du Christ en elle-même. C'était celle du mode ou de l'ordre selon lequel cette, conception a eu lieu. Il nous faut l'aborder maintenant; et ce va être l'objet de la question suivante.

Ql ESTIO^ XXXIII

DU MODE ET DE L'ORDRE DE LA CONCEPTION DU CHRIST

Celte queslioii comprend quatre articles :

I" Si le corps du Christ, dans le premier instant de la conception,

a été formé :' ■1" Si dans le premier instant de la conception il a été animé ? 3" Si dans le premier instant de la conception il a été pris par le

Verbe l* 4" Si cette conception a été naturelle ou miraculeuse ?

De ces quatre articles, les trois premiers examinent la con- ception du Christ dans le détail; le quatrième en étudie le ca- ractère distinctif. Dans le détail, sont examinées : la forma- tion, l'animation et l'assomption du corps du Christ dans le sein de Marie, par l'action de TEsprit-Saint s'exerçant sur la matière que fournissait la Vierge en vue de cette conception. D'abord, la formation. C'est l'objet de l'article premier.

Article Premier.

Si le corps du Christ a été formé dans le premier instant de la conception ?

Quatre objections veulent prouver que « le corps du Christ n'a pas été formé » en corps déjà parfait « dans le premier ins- tant de la conception ». La première arguë de ce qu' « il est dit, en saint Jean, ch. ii (v. 20) : On a mis quarante et six ans pour édifier ce temple; ce que saint Augustin explique au livre IV de la Trinité (ch. v), en disant : Ce nombre convient ma- nijestemenl à la perfection » ou au temps qu'a demandé l'achè- vement « du corps du Seigneur. Et au livre des Quatre-vingt-

l44 SOMME THÉOLOGlQtJE.

trois Questions (q. lvi), il dit : Ce n'est pas sans raison qu'est dit avoir été édifié en quarante-six ans le temple, qui figurait le corps du Seigneur, en telle sorte que le nombre des années marqué pour l'édification du temple corresponde au nombre de jours requis pour la perfection du corps du Seigneur. Donc au premier instant de la conception le corps du Christ ne fut point parfaitement formé )). La seconde objection déclare que << pour la forma- tion du corps du Christ élait requis le mouvement local ame- nant le très pur sang du corps de la Vierge au lieu qui conve- nait à la génération. Or, aucun corps ne peut être d'un mouvement local instantanément; pour cette raison que le temps du mouvement se divise selon la division du mobile, comme il est prouvé au livre VI des Physiques (ch. iv, n. 6 et suiv. ; de S. Th., leç. 6). Donc le corps du Christ ne fut pas formé instantanément ». La troisième objection rappelle que «' le corps du Christ a été formé du très pur sang de la Vierge, comme il a été vu plus haut (q. xxxi, art. 5). Or, cette matière ne put pas être, dans le même instant, sang et chair; car, de la sorte, la matière eût été simultanément sous deux formes », chose qui est impossible. « Donc aulre fut l'ins- tant qui fut le dernier le sang fut là, et autre l'instant qui fut le premier la chair fut formée. D'autre part, toujours entre deux instants le temps se trouve au milieu. Donc le corps du Christ ne fui point formé instanlanément ; mais il fallut un certain temps ». La quatrième objection dit que « comme la puissance de croître requiert un temps déterminé dans son acte; de même aussi la vertu générativc; car l'une et l'autre est une puissance naturelle appartenant à l'àme végétative. Or, le corps du Christ s'accrut en un certain temps déterminé, comme les corps des autres hommes. Il est dit, en effet, dans saint Luc, ch. n (v. ôa), qu'il progressait en âge et en sagesse. Donc il semble que, pour la même raison, la formation de son corps, qui appartient à la puissance gétiérative, n'a pas eu lieu en un instant, mais dans le temps déterminé qui est celui de la formation des autres hommes ».

L'argument sed contra cite le texte de a saint Grégoire », qui « dit, au livre XVIIl de ses Morales (ch. lu, ou xxvii, ou xxxvi) :

Q. XXXIH. DU MODE DK LA CONCEPTION DU CHRIST. l YO

4 l'anfionciation de l'Ange et à lu venue de t' Esprit-Saint, aussitôt le Verbe a été dans le sein de Marie, aussitôt dans le sein de Marie le Verbe Jait chair ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « dans la conception du Christ, trois choses sont à considérer : premiè- rement, le mouvement local du sang- au lieu de la génération ; secondement, la formation du corps à l'aide de cette malière; troisièmement, la croissance qui devait l'amener aux propor- tions voulues pour un homme parlait. C'est dans la seconde de ces trois choses que consiste la raison de la conception ; car la première est le préambule de la conception ; et la troisième en est la suite. La première de ces trois choses ne put pas être en un instant; ce serait, en effet, contre la raison même de mouvement local d'un coips quelconque dont les parties pénètrent successivement dans un lieu donné. Pareillement, aussi, la troisième demande d'être successive. Soit parce que la croissance n'est pas sans mouvement local. Soit aussi parce qu'elle procède de la vertu de l'âme qui agit dans le corps déjà formé et qui n'agit, en eifet, que dans le temps. Mais la formation elle-même du corps, dans laquelle consiste princi- palement la conception, fut faite en un instant » dans la con- ception du Christ. Et cela, « pour une double raison. Pre- mièrement, en raison de la vertu infinie du principe actif ou de l'Espril-Saint par qui le corps du Christ a été formé, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 82, art. 1). Un principe d'action, en effet, peut d'autant plus vite disposer la matière qu'il est d'une vertu plus grande. Et, par conséquent, un agent de vertu infinie peut en un instant disposer la malière à la forme voulue. Secondement, en iaison de la Personne du Fils dont c'était le corps qui était formé. Il ne convenait pas, en effet, qu'il prît un corps humain si ce n'est formé. Or, si, avant la formation achevée, avait précédé un certain temps pour la conception, la conception tout entière ne pourrait pas être attribuée au Fils de Dieu, laquelle ne lui est attribuée qu'en raison de l'assomption du corps. Il suit de que dans le premier instant la matière rassemblée parvint au lieu de la génération, le corps du Christ (ut pleinement formé et pris X.VI. La Rédemption. 10

f^a SOMME THÉOLOGIQUE.

par le Verbe. Et c'est ainsi que le Fils de Dieu peut être dit conçu; ce qui ne pourrait pas être dit autrement ». Par l'on voit que la question actuelle relève de la foi, intéressant direc- tenrient larticle du symbole oij nous disons : « Je crois en Jésus-Christ le Fils unique de Dieu le Père tout-puissant, qui a été conçu du Saint-Esprit ».

Vad primum dit que « le mot de saint Augustin, dans les deux textes que citait l'objection, ne se rapporte pas à la seule formation du corps du Christ, mais à la formation ensemble avec la croissance voulue jusqu'au temps de l'enfantement. Aussi bien selon la raison du nombre indiqué est dit s'être achevé le temps des neuf mois le corps du Christ fut dans le sein de la Vierge ».

L'ad secLindum accorde l'objection, mais fait remarquer que « ce mouvement local n'est pas compris dans la conception elle-même; il en a été le préambule ».

L'ad terlium déclare qu' « il n'y a pas à assigner un dernier instant cette matière ait été sang, mais il y a à assigner un dernier temps, qui s'est relié, sans aucun intermédiaire, au premier instant la chair du Christ se trouva formée. Et cet instant fut le terme du temps du mouvement local de la ma- tière au lieu de la génération ».

Vad qaarliim n'accepte pas la parité entre la conception et la croissance. C'est qu'en effet, « l'augmentation » ou la crois- sance (( se fait par la puissance de croissance qui est en celui qui croît; tandis que la formation se fait par la puissance gé- nérative, non de celui qui est engendré, mais du père qui l'engendre en vertu de la semence dans laquelle agit la vertu formative qui dérive de l'âme du père Or, le corps du Christ ne fut point formé par une semence d'homme, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 3r, art. 5, ad 5"'"), mais par l'opération de l'Esprit-Saint. Il suit de que cette formation a être telle selon qu'il convenait à l'Esprit-Saint. La croissance du corps du Christ, au contraire, s'est faite selon la puissance de croissance qui était dans l'âme du Christ, laquelle étant spécifi- quement conforme à notre âme, le corps du Chri^t a croî- tre de la même manière que croissent les autres corps des

Q. XXXIII. DU MODE DE LA CONCEPTION DU CHRIST. l^T

hommes, afin que par fût montrée la vérité de la nature hu- maine ») dans le Christ.

La formation du corps du Christ, ou sa constitution en corps humain véritahie et complet s'est faite en un instant. Pouvons-nous en dire autant de son animation, de telle sorte qu'au même instant oii il a été formé il a été aussi animé de son âme raisonnable. C'est ce qu'il nous faut maintenant con- sidérer : et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article II.

Si le corps du Christ a été animé dans le premier instant de sa conception?

Trois objections veulent prouver que (( le corps du Christ n'a pas été animé dans le premier instant de sa conception ». La première est un texte de « saint Léon, pape, dans sa let- tre à Julien » (ch. m), oii il est « dit : La chair du Christ n était pas d'une autre nature que la nôtre ; et l'âme ne lui a pas été in- sufflée par un autre principe qaaux autres hommes. Or, pour les autres hommes, l'âme n'est pas donnée au premier instant de leur conception. Donc elle n'a pas l'être, non plus, pour le corps du Christ ». La seconde objection dit que « l'âme, comme toute autre forme naturelle, requiert une cer- taine quantité déterminée dans sa matière. Or, dans le premier instant de sa conception, le corps du Christ n'eut pas une si grande quantité que l'ont les corps des autres hommes quand ils sont animés; sans quoi, s'il avait crû ensuite sans inter- ruption, ou bien il serait plus tôt, ou bien il aurait été, à sa naissance, plus grand que les autres enfants. La première de ces deux hypothèses est contre saint Augustin au livre I\ de la Trinité (ch. v), il prouve que le corps du Christ est resté l'espace de neuf mois dans le sein de la Vierge. Et la se- conde est contre saint Léon, pape, qui, dans un sermon sur l'Epiphanie (ch. m), dit : Ils trouvèrent l'Enfant Jésus ne dijfé-

ï48 SOMME THÉOLOGIQUE.

rant en rien de la généralité de l" enfance parmi les hommes. Donc le corps du Christ ne fui pas animé dans le premier ins- tant de sa conception ». La troisième objection déclare que « partout se trouve un avant et un après, il faut que se trouvent plusieurs instants. Or, d'après Arislote, au livre De la génération des animaux (11 v. Il, ch. in), dans la génération de l'homme est requis un avant et un après; l'homme, en effet, est, d'abord. Vivant; puis, animal; puis, homme. Donc l'animation du Christ n'a pas pu être dans le premier instant de la conception ».

L'argument sed contra est un texte formel de « saint Jean Damascène », qui « dit, au livre III (ch. ii) : Ce fut simultané- ment la chair ; simultanément, la chair du Verbe de Dieu; simul- tanément, la chair animée de l'âme raisonnable et intellectuelle ».

Au corps de l'article, saint Thomas, reprenant la considéra- tion si grave qui terminait l'article précédent et dont nous disions qu'elle intéresse directement la foi dans un des arti- cles du symbole, déclare précisément que « pour que la con- ception soit attribuée au Fils de Dieu Lui-même, comme nous le confessons dans le Symbole, quand nous disons : Qui a été conçu de l'Es prit-Saint; il est nécessaire de dire que le corps lui-même, alors que se faisait la conception, était pris par le Verbe de Dieu. D'autre part, il a été montré plus haut (q. 6, art. 1,2), que le Verbe de Dieu a pris le corps par l'entremise de l'âme; et l'âme par l'entremise de l'esprit, c'est-à-diie de l'intelligence. Il fallut donc que dans le premier instant de la conception le corps du Christ fût animé de l'âme rai- sonnable ». La conclusion est inéluctable pour la saine théologie; et, par suite, nous sommes ici en présence d'une conclusion de foi aux yeux du théologien qui voit la conséquence. Cf. I p., q. 82, art. 4-

Vad primum répond que « le principe de l'infusion de l'âme peut se considérer d'une double manière. D'abord, se- lon la disposition du corps. De ce chef, l'âme n'a pas été donnée au corps du Christ par un autre principe que pour les corps des autres hommes. De même, en effet, que, tout de suite, dès qu'est formé le corps des autres hommes,

t

Q. XXXIII. DU MODE DE LA CONCEPTION DU CHRIST. l llC)

l'âme leur est donnée; de même en fut-il aussi pour le Christ. D'une autre manière, on peut considérer le principe dont il s'agit, uniquement selon le temps. Et, de ce chef, parce que le corps du Christ fut formé d'une manière parfaite avant que ne soit celui des autres hommes, il fut aussi animé avant ».

Vad secundnm accorde que « l'âme requiert une quantité voulue dans la matière à laquelle elle est unie; mais celte quantité a une certaine latitude : car elle est sauvegardée dans une quantité plus grande et une quantité plus petite » : il ne s'agit pas ici d'une limilalion consistant en quelque chose d'in- divisible. « D'autre part, la quantité du corps qu'il a lorsque l'âme lui est unie d'abord, est proportionnée à la quantité par- faite à laquelle il doit arriver par la croissance; en telle sorte que les corps des hommes plus grands sont plus plus grands dans la première animation. Or, le Christ, dans son âge par- fait, eut une grandeur convenable et sans excès* : à laquelle était proportionnée la quantité qu'eut son corps dans le temps les corps des autres hommes sont animés; et, toutefois, il l'eut plus petite au commencement de sa conception. Mais, cependant, celte petite quantité n'était point si petite, qu'en elle ne pût être conservée la raison d'un corps animé, puis- que les corps de certains hommes sont animés en cette petite quantité ».

Uad terlium répond que « dans la génération des autres hommes a lieu ce que dit Aristote, parce que c'est d'une ma- nière successive que le corps est formé et disposé en vue de l'âme; et c'est pourquoi, d'abord, comme imparfaitement dis- posé, il reçoit une âme imparfaite » ou l'âme à son premier degré ({ui est celui de la vie végétative ; et, après, à son second degré, qui est celui de l'âme sensilive; «et, ensuite, quand il est parfaitement disposé, il reçoit une âme parfaite » ou l'âme raisonnable. « Mais le corps du Christ, en raison de la vertu infinie du principeactif », qui était l'Esprit-Saint, « s'est trouvé parfaitement disposé en un instant. Et c'est pourquoi, tout de

I. Les proportions relevées sur l'image du Saint Suaire de Turin don- nent aux environs d'un mètre 77. pour la hauteur du corps du Christ.

lOO SOMME THEOLOGIQUE.

suite, dans le premier instant, il a reçu la forme parfaite, c'est- à-dire rame raisonnable >>.

Le corps du Christ a été conçu en un instant ; il a été, au même instant, animé de l'âme intellectuelle ou raisonnable. A-t-il été, au même instant, pris par le Verbe et uni à Lui hyposlaliquement? C'est ce qu'il nous faut maintenant consi- dérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article III. Si la chair du Christ a été conçue d'abord, et ensuite prise ?

Trois objections veulent prouver que « la chair du Christ a été conçue d'abord, et ensuite prise ». La première arguë comme il suit : « Ce qui n'est pas ne saurait être pris. Or, la chair du Christ commença d'être par la conception. Donc il semble qu'elle aura été prise par le Verbe de Dieu après avoir été conçue ». La seconde objection rappelle que « la chair du Christ fut prise par le Verbe de Dieu par l'entremise de l'âme raisonnable. Or, c'est au terme de la conception qu'elle a reçu l'âme raisonnable. Donc c'est au terme de la concep- tion qu'elle a été prise. Mais au terme de la conception elle est déjà dite conçue. Donc elle a été conçue d'abord, et prise en- suite '). La troisième objection dit qu" « en tout être engen- dré, ce qui est imparfait précède dans le temps ce qui est par- fait; comme on le voit par Aristote, au livre IX des Métaphy- siques (de S. Thomas, leç. 7; Did., liv. VIll, ch. vni, n. 3). Or, le corps du Christ est un quelque chose d'engendré. Donc à la perfection dernière qui consiste dans l'union au Verbe de Dieu il n'est i)oint parvenu tout de suite dans le premier ins- tant de la conception, mais la chair fut d'abord conçue, et en- suite prise ».

L'argument sed contra est un texte très formel et très expres- sif de « saint Augustin 0 ou plutôt saint Fulgence, qui « dit, dans le [i\re De la foi, à Pierre (ch. xviii) : Tiens fermement et

Q. XXXIII. DU MODE DE LA CO^CEPTION DU CHHIST. l5l

ne doute en aucune manière que la chair du Christ n'a pas été con- çue dans le sein de la Vierge avant d'être prise par le Verbe » .

Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « comme il a été dit plus haut (q. i6, art. 6, 7), nous disons propre- ment que Dieu s'est Jait homme ; tandis que nous ne disons pas, au sens propre, que l'homme a été fait Dieu; et cela, parce que Dieu a pris et s'est uni ce qui est de l'homme; mais ce qui est de l'homme n'a point préexisté, comme subsistant par soi, avant d'être pris par le Verbe. Or, si la chair du Christ avait été con- çue avant d'être prise par le Verbe, elle aurait eu, à un moment, une hypostase » propre « en dehors de l'hypostase du Verbe. Ge qui est contre la raison de l'Incarnation, selon laquelle nous tenons que le Verbe de Dieu s'est uni à la nature humaine et à toutes ses parties dans l'unité de l'hypostase; et il ne con- venait pas d'ailleurs que le Verbe de Dieu, par l'acte qui lui faisait prendre notre nature, détruisît l'hypostase préexistante de la nature humaine ou de quelqu'une de ses parties. D'où il suit que c'est contre la foi de dire que la chair du Christ a été conçue d'abord, et prise ensuite par le Verbe de Dieu ». Ici encore, nous avons un nouvel exemple d'une conclusion inté- ressant la foi au plus haut point et qui est montrée telle par la raison théologique.

L'ad primum déclare que « si la chair du Christ n'avait pas été formée ou conçue en un instant, mais selon une durée de temps et par mode successif, il faudrait choisir l'un des deux membres du dilemme : ou que ce qui était pris n'était pas en- core la chair; ou que la conception de la chair aurait été avant son assomption. Mais parce que nous tenons que la conception a été parfaite en un instant, il s'ensuit que dans cette chair le lait de la conception et le fait d'être conçue furent simultanés. El ainsi, comme le dit saint Augustin (ou plutôt S. Fulgence), dans le livre De la Joi, à Pierre {endroit précité), nous disons que le Verbe de Dieu, par l'acceptation de sa chair, a été conçu, et que la chair elle-même a été conçue par l'Incarnation du Verbe ».

« Et, par là, ajoute saint Thomas, ta seconde objection se trouve résolue. Car, tout ensemble, tandis que cette chair est

l5a SOMME THÉOLOGIQUi:.

dans l'acte de la conception, elle est dans le fait d'être déjà conçue et d'être animée ».

Vnd (erliani répond que « dans le mystère de l'Incarnation, ne se considère point une ascension, comme d'un quelque chose de préexistant qui s'avancerait jusqu'à la dignité de l'union » hypostatique, <( ainsi que l'affirme l'hérétique Photin. Mais plutôt se considère, là, une descente, selon que le Verbe de Dieu, parfait, prit à Lui l'imperfection de la nature humaine, conformément à cette parole marquée en saint Jean, ch. vi (v. 38, 5i) : Je suis descendu du ciel ». On aura remarqué l'admirable précision de doctrine formulée en cet ad lertiuni et la belle explication qu'il nous donne de la grande parole dite par le Christ en saint Jean, parole que l'Église a insérée dans le symbole qui se chante à la messe.

Un dernier point à étudier, au sujet du mode ou de l'ordre de la conception du Christ, est celui de savoir si cette concep- tion doit être dite naturelle ou miraculeuse. iNous allons l'examiner dans l'article qui suit.

Akticle IV. Si la conception du Christ fut naturelle?

Trois objections veulent prouver que « la conception du Christ a été naturelle ». La première fait observer que « se- lon la conception de la chair, le Christ est dit Fils de l'homme. Or, Il est vraiment, et au sens naturel, Fils de l'homme ; comme 11 est vraiment, et au sens naturel. Fils de Dieu. Donc sa conception a été naturelle ». La seconde objection dit qu' (I aucune créature ne produit une opération miraculeuse », comme opération (jui lui soit propre; car le miracle est exclu- sivement l'opération propre de Dieu. « Or, la conception du Christ est attribuée à la bienheureuse Vierge, qui est une pure créature. Nous disons, en elîet, que la Vierge a conçu le Christ. Donc il semble (jue cette conception n'est pas miraculeuse,

Q. XXXIII. DV MODE DE LA CONCEPTION DU CHRIST. 10,^

mais naturelle ». La troisième objection déclare que (( pour qu'une transmutation soit naturelle, il suffît que le principe passif soit naturel; comme il a été vu plus haut (q. 32, art. 4). Or, le principe passif, du côté de la Mère, dans la conception du Christ, fut naturel, comme il ressort de ce quia été dit (Ibid.). Donc la conception du Christ a été naturelle ».

L'argument sed contra est un mot formel de <( saint Denys », qui « dit, dans sa lettre à Caius, le moine : Le Christ opère d'une manière au-dessus de l'homme ce qui est de lliomme, et c'est ce que montre la Vierge concevant surnaturellement ».

Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « comme le dit saint Ambroise, au livre de i Incarnation (ch. vi), on trouve, dans ce mystère, beaucoup de choses qui sont selon la na- ture, et beaucoup de choses qui sont au-dessus de la nature. Si, en effet, nous considérons ce qui est du côté de la matière de la conception, que la mère fournil, tout est naturel. Mais si nous considérons ce qui est du côté de la vertu active, tout est mira- culeux. Et, parce que toute chose se juge en raison de sa forme plutôt qu'en raison de sa matière; et, pareillemeiil, en raison de l'agent plutôt qu'en raison du patient; de vient que la conception du Christ doit être dite purement et simplement miraculeuse; et naturelle, seulement à un certain litre ou à un certain égard ».

Vad primum répond que « le Christ est dit Fils de l'homme, au sens naturel, en tant qu'il a une vraie nature humaine, par laquelle il est le Fils de l'homme; bien qu'il l'ait d'une façon miraculeuse. Et c'est ainsi que l'aveugle ayant miraculeuse- ment recouvré la vue voit d'une façon naturelle par la puis- sance visive qu'il a reçue miraculeusement ».

Uad secundum précise à nouveau que « la conception est attribuée à la bienheureuse Vierge, non comme au principe actif, mais parce qu'elle a fourni la matière de cette concep- tion et que la conception s'est faite dans son sein ». [S. Tho- mas a ici une bien belle expression : il dit que la conception a été « célébrée - celebrata » dans le sein de Marie].

L'ad tertium dit que « le principe passif naturel suffit pour que la transmutation soit naturelle, quand il est d'une fa-

lô/i SOMME THKOLOGIQUE.

çon naturelle et accoutumée par le principe actif qui lui cor- respond en propre. Mais, ici, la chose n'a point lieu. Et c'est pourquoi la conception dont il s'agit ne peut pas être dite na- turelle purement et simplement ».

Nous avons examiné déjà, au sujet de la conception du Christ, son principe matériel, son principe actif et l'union des deux. Il ne nous reste plus qu'à étudier le fruit de cette union d'or- dre si transcendant et si divin. C'est la question de « la per- fection de l'Enfant conçu ». Elle va faire l'objet de la question suivante.

QUESTION XXXIV

DE LA PERFECTION DE L'ENFANT CONÇU

Celte question comprend quatre articles :

1" Si, dans le premier instant de la conception, le Christ a été

sanctifié par la grâce ? a" Si, dans le même instant 11 a eu l'usage du libre arbitre!' Si, dans le même instant, Il a pu mériter? '(' Si, dans le même instant, 11 a été pleinement dans le terme de

la vision béatifîque ?

De ces quatre articles, les trois premiers considèrent la per- fection du Christ au point de vue de la grâce ; le quatrième, au point de vue de la gloire ; quand II fut conçu. Au point de vue de la grâce : d'abord, quant à l'être; puis, quant à Tagir, La première question est celle de la grâce sanctifiante. Elle va faire l'objet de l'article premier.

Article Premier.

Si le Christ a été sanctifié dans le premier instant de sa conception?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a pas été sanctifié dans le premier instant de sa conception ». La pre- mière arguë de ce qu' « il est dit, dans la première Epître aux Corinthiens, ch. xv (v. liQ) : Ce nest pas ce qui est spirituel, qui vient d'abord; mais ce qui est animal. Ce qui est spirituel vient ensuite. Or, la sanctification de la grâce appartient à la spiri- tualité. Ce n'est donc pas tout de suite, au commencement de sa conception, que le Christ a reçu la grâce de la sanctifica- tion; mais après un certain laps de temps ». La seconde ob-

100 SOMME THi:OLOOIQtJE.

jeclion dit que « la sanclificalion semble partir du péché; selon cette parole de la premièieÉpîtrer/aa; Corinthiens, ch. vi (v. ii) : Et vous avez été cela autrefois, cesi-dire pécheurs; mais vous avez été lavés; mais vous avez été sanctifiés. Or, dans le Christ, n'a jamais été le péché. Donc il ne lui convient pas d'avoir été sanctifié par la grâce ». La troisième objection déclare que « comme par le Verbe de Dieu toutes choses ont été faites (S. Jean, ch. i, v. 3) ; de même par le Verbe incarné sont sanc- tifiés tous les hommes qui sont sanctifiés; aux Hébreux, ch. ii (v. Il) : Celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés, tous vien- nent d'un seul. Or, le Verbe de Dieu, par qui toutes choses ont été Jaites, n'a pas été fait, comme le dit saint Augustin, au livre 1 de la Trinité (ch, vi; liv. IV, ch. i). Donc le Christ, par qui tous sont sanctifiés, n'a pas été sanctifié ».

L'argument sed contra apporte un double texte de l'Écriture. « H est dit en saint Luc, ch. i (v. 35) : Le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé Fils de Dieu; et, en saint Jean, ch. x (v, 36) : Celui que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il a été dit plus haut (q. 7, art. 9, 10, 11), l'abondance de la grâce qui sanctifie l'âme du Christ dérive de l'union même du Verbe; selon cette parole de saint Jean. ch. i (v. \[i) : Nous avons vu sa gloire comme celle du Fils unique venant du Père, plein de grâce et de vérité. D'autre part, il a été montré plus haut (q. 33, art. 2, 3), que dans le premier instant de la con- ception le corps du Christ fut animé et pris par le Verbe de Dieu. Il s'ensuit donc que dans le premier instant de la con- ception le Christ eut la plénitude de la grâce sanctifiant son âme et son corps ». La conclusion s'impose inéluctable. Elle n'est que la conséquence des deux points de doctrine mis en lumière plus haut, comme vient de le montrer excellemment saint Thomas.

Vad primum dit que « cet ordre que montre l'Apôtre dans le texte cité par l'objection s'applique à ceux qui parviennent à l'état spirituel en progressant » et par voie d'ascension. « Mais, dans le mystère de l'Incarnation, se considère la des- cente de la divine plénitude à la nature humaine plutôt que le

QUEST. XXXIV. DE LV PERFECTfON DE L ENFANT CONÇU. 1^7

progrès » ou l'avancement et l'ascension « de la nature hu- maine comme d'un quelque chose de préexistant » et qui serait monté « vers Dieu », comme nous l'avions déjà noté à Vad 5""" de l'article 3 de la question précédente. « Et c'est pourquoi dans l'homme qu'est le Christ, dès le principe la spiritualité a été parfaite )>.

Uad secandam explique qu' « être sanctifié pour un être donné, c'est être fait saint. Or, une chose est faite, non point seulement de ce qui lui est contraire ; mais aussi du terme op- posé par voie de négation ou de privation : c'est ainsi que le blanc est fait du noir, et aussi du non blanc. Pour nous, de pécheurs nous sommes faits saints ; et, de la sorte, notre sanc- tification part du péché » qu'elle présuppose et qu'elle chasse. « Mais le Christ, en tant qu'homme, a été fait saint, parce qu'il n'a pas toujours eu cette grâce de sainteté »; et, en effet, Il ne l'avait pas, comme homme, avant qu'il fût homme par son Incarnation ; « et cependant, Il n'a pas été fait saint, de pé- cheur » qu'il eût été ; « parce qu'il n'a jamais eu le péché : Il a été fait saint, de non saint >^ qu'il n'était pas, « en tant qu'homme » ; car, en effet, comme homme, avant qu'il fût homme. Il n'était pas saint : « non dans un sens privatif, comme s'il avait été homme, un temps donné, sans être saint; mais dans un sens négatif, ou en ce sens que lorsqu'il n'était pas homme », avant son Incarnation, « H n'avait pas la sain- teté humaine », qui suppose la grâce en une nature humaine déterminée. <■ Et, par conséquent, c'est tout ensemble qu'il a été fait homme et qu'il a été fait saint » ou sanctifié. « Aussi bien l'Ange dit » à Marie, le jour de l'Annonciation, « en saint Luc, ch. I (v. 35) : Le fruit saint qui naîtra de vous. Ce que saint Grégoire explique en disant, au livre XVIII de ses Mora- les (ch. LU, ou xxvH, ou xxxv) : A la différence de notre sain- teté, il est marqué de Jésus quil doit naître saint. Nous, en effet, si nous sommes faits saints, toutefois nous ne naissons pas saints, parce que nous sommes tenus par la condition d'une nature cor- rompue. Lui seul est vraiment saint, qui n'a pas été conçu par l'acte de l'union charnelle ». Et, en ce sens, la Vierge Marie elle- même ne peut pas être dite née sainte; car sa conception active

ir»8 SOMME THÉOLOOIQUE.

a été comme la conception de nous tous : le privilège de son Immaculée-Conception, en effet, ne porte, nous l'avons vu, que sur la conception passive, ou sur l'animation.

Vad tertiuni fait observer que (( ce n'est point de la même manière que le Père réalise la création des choses par le Fils ; et la Trinité, la sanctification des hommes par l'homme » qu'est Ijc « Christ. C'est qu'en effet, le Verbe de Dieu est d'une même vertu et d'une même opération avec Dieu le Père; d'où il suit que le Père n'agit point par le Fils comme par un ins- trument qui meut étant mû. L'humanité du Christ, au con- traire, est comme l'instrument de la divinité, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 2, art. 6, arg. /i ; q. 7, art. i> ad 3"'"; q. 8, art. 1, ad i""*; q. 18, art. i, ad 2""»). Et voilà pourquoi l'huma- nité du Christ sanctifie mais est aussi sanctifiée ».

Le Christ a été sanctifié dès le premier instant de son être. Il a eu, dès ce premier instant, dans sa nature humaine, toute la plénitude de grâce que nous avons admirée en Lui, quand nous étudiions les privilèges de la nature humaine dans la Personne du Yeibequi se l'est unie hypostatiquement. Mais pouvons- nous et devons-nous dire que dès ce premier instant, le Christ a eu aussi l'agir moral qui correspond à celte plénitude de grâce : A-t-Il, dès ce premier instant, joui de l'usage du libre arbitre ? A-l-Il pu, dès ce premier instant, mériter d'un mérite parfait? C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer. Le premier point va faire l'objet de l'article qui suit.

Article II.

Si le Christ, en tant qu'homme, a eu l'usage du libre arbitre dans le premier instant de sa conception ?

Trois objections veulent prouver que « le Christ, en tant qu'homme, n'a pas eu l'usage du libre arbitre dans le premier instant de sa conception ». La première dit que « l'être d'une chose vient avant son agir ou son opérer. Or, l'usage du

QUEST. XXXrV. DE LA PERFECTION DE 1,'eNFANT CONÇU. l^(}

libre arbitre est une certaine opération. Puis donc que l'âme du Christ a commencé d'être dans le premier instant de sa conception, ainsi qu'on le voit par ce qui a été dit précédem- ment (q. 33, art, 2), il semble être impossible que dans le pre- mier instant de la conception elle ait eu l'usage du libre arbi- tre ». La seconde objection déclare que « l'usage du libre arbitre est l'élection » ou le choix. « Or, l'élection présuppose la délibération du conseil. Aristote dit, en efl'et, au livre III de VÉthiqae (ch. 11, n. i6, 17; de S. Th., leç. 6), que l'élection esl/e désir de ce qui a été déterminé par un conseil préalable . Donc il semble impossible que dans le premier instant de sa concep- tion le Christ ait eu l'usage du libre arbitre ». La troisième objection rappelle que « le libre arbitre est la faculté de la vo- lonté et de la raison, comme il a été vu dans la Première Partie (q. 83, art. 2, arg. 2); et, de la sorte, l'usage du libre arbitre est un acte de la volonté et de la raison ou de l'intelligence. Or, l'acte de l'intelligence présuppose Pacte du sens, qui n'a pas pu être sans la disposition convenable des organes, laquelle ne semble pas avoir existé dans le premier instant de la con- ception du Christ. Donc il semble que le Christ n'a pas pu avoir l'usage du libre arbitre dans le premier instant de sa conception ».

L'argument ^ed contra apporte un texte de « saint Augustin, au livre de la Trinité » (ou plutôt S. Grégoire, Registre, liv.Xl, ép. Lxvii, ou Lxi), il est « dit : Dès que le Verbe vint dans le sein » de la Vierge, « conservant la vérité de sa nature propre. Il fut fait chair et homme parfait. Or, l'homme parfait a l'usage du libre arbitre. Donc le Christ eut, dans le premier instant de la conception, l'usage du libre arbitre ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « comme il a été dit plus haut (art. i), à la nature humaine que prit le Christ convient la perfection, qu'il n'a pas atteinte progressi- vement mais qu'il a eue tout de suite dès le commencement. Or, la perfection dernière ne consiste pas dans la puissance ou dans Phabitus, mais dans l'opération ; et de vient qu'au livre llde l'Ame (ch. i, n. 5 ; de S. Th., leç. i), il est dit que l'opé- ration est Vacte second. Il suit de que nous devons dire que

f6o SOMME THKOLOGIQUE.

le Christ, Jans le premier instant de sa conception, a eu celle opération de l'àme qui peut être instantanément. Et, précisé- ment, telle est l'opération de la volonté et de l'intelligence, dans laquelle consiste l'usage du libre arbitre. C'est, en efï'et. subitement et en un instant que s'achève l'opération de l'intel- ligence et de la volonté, beaucoup plus que la vision corporelle ; par cette raison que l'acte d'entendre, de vouloir, de sentir, n'est pas un mouvement qui soit l'acle d'un sujet imparfait, qui se parfait successivement, mais Cacte d'un sujet déjà parfait, comme il est dit au livre III de l'Ame (ch. vn, n. i ; de S. Th., leç. 12). Et donc il faut dire que le Christ, dans le premier instant de sa conception, a eu l'usage du libre arbitre ».

Uad prinium répond que « l'être précède l'agir dans l'ordre de la nature, non dans l'ordre du temps, car le sujet qui agit, dès qu'il a l'être parfait, commence d'agir, à moins qu'il n'en soit empêché par quelque chose. C'est ainsi que le feu, dès qu'il est produit, commence de chauffer et d'éclairer. Seule- ment, l'acte de chauffer ne se termine pas en un instant, il demande la succession du temps ; l'acte d'éclairer, au contraire, s'achève en un instant », du moins à l'entendre dans le sens de la physique aristotélicienne. Mais, quoi qu'il en soit de cet exemple d'ordre sensible d l'usage du libre arbitre est une opé- ration de cette nature », qui s'achève en un instant, « ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

h' ad secundum fait observer qu' u ensemble avec le terme du conseil ou de la délibération, peut être l'élection. Or, ceux qui ont besoin de la délibération du conseil, au terme même du conseil, tout de suite ont la certitude de ce qu'il faut choisir; et c'est pourquoi ils choisirent tout de suite. Par l'on voit que la délibération du conseil n'est requise au préalable, pour l'élection, qu'en raison de la recherche ou de l'enquête au sujet de ce qui est incertain. Mais le Christ, dans le premier instant de sa conception, de même qu'il eut la plénitude de la grâce qui justifie, eut pareillement la plénitude de la vérité connue; selon cette parole (S. Jean, ch. i, v. i/j) : plein de grâce et de vérité. Et, par suite, comme ayant la certitude de toutes choses, Il put aussitôt choisir ».

QUEST. XXXIV. DR LA PERFECTION DE I.'eNFANT CONÇU. l6l

Vad terliiim dit que « rintelligence du Christ, selon la science infuse, pouvait entendre même sans se tourner du côté des images » venues des sens, « ainsi qu'il a été vu plus haut (q. II, art. 2). Par conséquent, il pouvait y avoir en Lui Topé- ralion de la volonté et de l'intelligence dans l'opération du sens. Toutefois, il put y avoir, en Lui, même l'opération du sens, dans le premier instant de sa conception ; surtout quant au sens du toucher; car l'enfant conçu a l'usage de ce sens, dans le sein de sa mère, même avant qu'il ait obtenu l'àme rai- sonnable, comme il est dit au livre De la génération des ani- maux (liv. Il, ch. m). Par conséquent, comme le Christ, dans le premier instant de sa conception, a eu l'âme raisonnable, son corps étant déjà formé et organisé, Il a pu avoir, bien plus encore, dans le même instant, l'opération du sens du tou- cher ».

Le Christ, revêtu de grâce dès le premier instant de son être, a eu, dès ce premier instant, l'usage parfait du libre arbitre. A-t-il pu mériter, dès ce premier instant? C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article III.

Si le Christ, dans le premier instant de sa conception, a pu mériter?

Trois objections veulent prouver que » le Christ, dans le premier instant de sa conception, n'a pas pu mériter ». La première fait observer que « le libre arbitre, comme il a rap- port au mérite, a aussi rapport au démérite. Or, le démon, dans le premier instant de sa création, n'a point pu pécher, ainsi qu'il a été vu dans la Première Partie (q. 63, art. 5). Donc, l'âme du Christ, non plus, au premier instant de sa création, qui fut le premier instant de la conception du Christ, n'a pas pu mériter ». La seconde objection dit que ^< ce que l'homme a au premier instant de sa conception, semble lui être natu- XVI. La Rédemption. 1 1

l62 SOMME THÉOLOGIQUE.

rel ; parce que c'est à quoi se termine sa génération naturelle. Or, par les choses naturelles nous ne méritons pas; comme on le voit par ce qui a été dit dans la Seconde Partie (/"-S"*, q. 109, art. 5; q. ii4. art. 2). Donc il semble que l'usage du libre ar- bitre que le Christ eut, en tant qu'homme, dans premier instant de sa conception, ne fut pas méritoire ». La troi- sième objection déclare que « ce qui a été une fois mérité par quelqu'un est en quelque sorte déjà fait sien; et, par suite, il ne semble pas que de nouveau il puisse le mériter : car nul ne mérite ce qui est à lui, Si donc le Christ, dans le premier instant de sa conception, a mérité, il semble que, dans la suite, Il n'aura plus rien mérité. Ce qui est manifestement faux. Donc le Christ, au premier instant de sa conception, n'a pas mérité ».

L'argument sèd contra en appelle à un mot de « saint Augus- tin » (ou plulôt Paterius) qui « dit, sur VExode (ch. xl) : Le Christ n'eut absolument rien, en ce gui est du mérite de fâme, en quoi II ait pu progresser. Or, il aurait pu progresser dans le mérite, si dans le premier instant de sa conception II n'avait pas mérité. Donc, dans le premier instant de sa conception, le Christ a mérité ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « comme il a été dit plus haut (art. i), le Christ, dans le premier instant de sa conception, a été sanctifié par la giâce. Or, il est une dou- ble sanctification : l'une est celle des adultes, qui sont sancti- fiés par leur acte propre », en ce sens que l'acle de leur libre arbitre intervient dans lour justification ; « l'autre est celle des enfants, qui ne sont pas sanctifiés selon leur acte propre de foi, mais selon la foi des parents ou de l'Église. La première de ces deux sanctifications est plus parfaite que la seconde; comme l'acte est plus parfait que l'habitus; et ce gui est par soi, plus parfait que ce gui est par un autre (Arislote, Physiques, liv. VIII, ch, V, n. 7 ; de S. Th., leç. 9). Puis donc que la sanctification du Christ a été la plus parfaite, car II a été sanctifié de telle sorte qu'il fût la sanctification des autres, il s'ensuit qu'il aura été sanctifié selon le mouvement propre de son libie arbitre vers Dieu. Et, parce que ce mouvement du libre arbitre est

QUEST. XXXfV. DE LA PERFECTION DE l'eNFANT CONÇU. l63

méritoire, il s'ensuit que dans le premier instant de sa concep- tion le Christ a mérité ».

lucid primam déclare que « le libre arbitre ne se rapporte pas de la même manière au bien et au mal : car il se rapporte au bien par soi et naturellement; tandis qu'il se rapporte au mal par mode de défaut » ou de manque « et en dehors de la na- ture » ou contre la nature. « Or, comme le dit Aristote, au livre II du Ciel et du Monde (ch. m, n. i ; de S. Th., leç. 4 ; cf. S. Jean Damascène, de la Foi orthodoxe, liv. II, ch. iv), ce qui est en dehors de la nature est postérieur à ce qui est selon la nature ; car ce qui est en dehors de la nature est comme un retran- chement de ce qui est selon la nature. Il suit de que le libre arbitre de la créature, dans le premier instant de sa création, peut se mouvoir au bien en méritant, mais non au mal en pé- chant; si toutefois la nature est intègre » ; car s'il s'agit de la nature déchue, son premier acte peut être un acte de péché.

Vad secundum accorde que « ce que l'homme a au commen- de sa création selon le cours ordinaire de la nature, lui est naturel ; mais rien cependant n'empêche qu'une créature, au commencement de sa création, ne reçoive de Dieu quelque bienfait de la grâce. Et c'est de cette manière que l'âme du Christ, au commencement de sa création, a eu la grâce par laquelle elle pouvait mériter. Et, pour cette raison, celte grâce, selon une certaine similitude, est dite avoir été naturelle à cet homme » que fut le Christ; « comme on le voit par saint Augustin, dans VEnchiridion » (ch. xl).

Vad tertium dit que « rien n'empêche qu'une même chose appartienne à quelqu'un à plusieurs titres. Et, pour autant, le Christ put mériter encore, dans la suite, par ses actes et ses soulïrances, la gloire de l'immortalité, qu'il mérita déjà au premier instant de sa conception ; non pas afin qu'elle lui fût due davantage, mais pour qu'elle lui fût due à plusieurs titres )>.

Au sujet du mot que nous a dit saint Thomas à la fin du corps de l'article, que « le Christ a été sanctifié selon le mouve- ment propre du libre arbitre se portant veis Dieu ; mouvement du libre arbitre qui a été méritoire », on s'est demandé com-

ï64 SOMME THÉOLOGIQUE.

ment ce premier mouvement avait pu être méritoire, puisqu'il a porté sur Dieu vu par le Christ face à face, comme il sera dit à l'article suivant, et que l'acte qui porte sur Dieu vu face à face n'est pas un acte libre ni méritoire, mais nécessaire. Cer- tains auteurs ont répondu que l'acte de l'âme du Christ se por- tant sur Dieu avait pu être libre et méritoire, du côté il était dirigé par la science infuse, non du côlé il était nécessité par la vision face à face. D'autres disent que cet acte a été libre et méritoire, non pas en tant qu'il portait sur Dieu, car de ce chef il était nécessaire; mais quant à ses manifestations dans le temps : en ce sens que, par amour pour Dieu, le Christ a accepté librement le plan et l'œuvre de la Rédemption, chose qui, évidemment, n'était pas, de soi, de nature à nécessiter la volonlé du Christ, puisqu'elle impliquait certaines raisons de mal, dans l'ordre physique ou de la souffrance, qui eussent plutôt provoqué la répugnance et le rejet. Cette seconde expli- cation est en parfaite harmonie avec ce que nous avons dit plus haut de la liberté du Christ (q. 19, art. 3). Un dernier point nous reste à coasidérer, au sujet de la perfection de l'Enfant conçu. Il a trait à la parfaite vision de la gloire qui est le pro- pre des bienheureux. Nous Talions étudier à l'article qui suit.

Article IV.

Si le Christ eut la parfaite vision des bienheureux dans le premier instant de sa conception?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'eut point la parfaite vision des bienheureux dans le premier instant de sa conception ». La première dit que « le mérite précède la récompense; comme aussi la faute précède la peine. Or, le Christ, dans le premier instant de sa conception, a mérité, comme il a été dit (art. précéd.). Puis donc que l'état de vision des bienheu- reux est ce qu'il y a de principal dans la récompense » promise au mérite, k il semble que le Christ, dans le premier instant de sa conception, n'a pas eu la vision des bienheureux ». La

QUEST. XXXIV. DE LA PERFECTION DE LENFANT COiNÇU. l65

seconde objection en appelle à ce que « le Seigneur dit, en saint Luc, chapitre dernier (v, 26) : Il fallut que le Christ soujjre ces choses et qa II entre ainsi dans sa gloire. Or, la gloire appar- tient à l'état des bienheureux. Donc le Christ n'a pas été dans l'étal de la vision des bienheureux dans le premier instant de sa conception, alors qu'il n'avait encore supporté aucune souf- france ». La troisième objection déclare que « ce qui ne convient ni à l'homme ni à l'ange semble être le propre de Dieu ; et, par suile, ne convient pas au Christ en tant qu'homme. Or, avoir été toujours bienheureux ne convient ni à l'homme ni à l'ange : si, en effet, ils eussent été constilués bienheureux » dans le premier instant de leur être, « ils n'auraient jamais péché dans la suite » : car il est impossible que celui qui voit Dieu peu à peu se détourne de Lui et commette le péché. « Donc le Christ, en tant qu'homme, n'a pas été bienheureux dans le pre- mier instant de sa conception ».

L'argument sed contra apporte le texte du psaume (lxiv, v. 5), 011 « il est dit : Bienheureux celui que vous avez choisi et que vous avez pris : ce qui, selon la glose, se rapporte à la nature humaine du Christ, qui a élé prise par le Verbe de Dieu dans l'unilé de sa Personne. Or, dans le premier instant de la conception, la nature humaine fut prise par le Verbe de Dieu. Donc, dans le premier instan t de sa conception, le Christ, en tant qu'homme, a été bienheureux ou au terme de la vision intuitive •>>.

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que u comme on le voit par ce qui a été dit (art. précéd.), il ne convenait pas que le Christ, dans sa conception, reçût la grâce seulement habituelle sans ses actes. Et II a reçu la grâce non mesurée ou limitée, comme il a été vu plus haut (q. 7, art. 1 1 ; S. Jean, ch. III, V. 34). D'autre part, la grâce de ceux qui sont dans la voie de la vie présente, parce qu'elle est en deçà ou en défaut par rapport à la grâce des bienheureux qui sont au terme, a une mesure ou un d 'gré moindre que celle des bienheureux. Il est donc manifeste que le Christ, dans le premier inslant de sa conception, a reçu non pas seulement une grâce comme celle que les bienheureux ont dans le ciel, mais encore plus grande que celle de tous les bienheureux » anges ou hommes réunis.

l66 SOMME THÉOLOGIQUE.

« Et parce que cette grâce n'a pus été sans son acte » qui est celui du terme ou de la vision, « il s'ensuit que le Christ a été dans lacté du terme, voyant Dieu par son essence plus claire- ment que les autres chrétiens ».

Vad priniuni répond que (( comme il a été dit plus haut (q. 19, art. o), le Christ n 'a pas mérité la gloire de l'âme, selon laquelle Il est dit s'être trouvé au terme, mais la gloire du corps, à laquelle 11 est parvenu par sa Passion ».

« Et, par là, se trouve résolue la seconde objection ».

Vad lerliam dit que « le Christ, par cela qu'il fut Dieu et homme, a eu, même dans son humanité, quelque chose en plus des autres créatures », soit anges, soit hommes ; « savoir, que tout de suite, dès le commencement, Il serait bienheureux ».

Ainsi donc, la souveraine dignité de la nature humaine dans laPersonnedu VerbedemandaitqueleChrist, en tantqu'homme, dès le premier instant de son êlre et au moment même de sa conception dans le sein de Marie, quand l'humble Vierge pro- nonça son sublime /ta/, eût toutes les perfections dans l'ordre de la science infuse et divine et dans l'ordre de la grâce et de la gloire du côté de l'âme : de telle sorte que dès ce premier instant, l'Enfant, dans le sein de sa Mère, « voyait Dieu par son essence, plus clairement que toutes les autres créatures », comme s'ex- primait saint Thomas à la fin du corps de l'article. C'est une conclusion éblouissante de clarté à la lumière de la grande rai- son théologique. Et quelle splendeur ne projetteA-elle pas sur l'ineffable merveille que fut dès ce premier instant le fruit béni du sein de la Très Sainte Vierge, sur le chef-d'œuvre d'in- Jinie perfection produit par Dieu en un instant, à la parole de Marie : fiât mihi secundum verbam tuum : qull me soit fait selon votre parole!

Dans le prologue de la question 27, quand saint Thomas nous annonçait la division de notre élude sur les mystères du Verbe incarné, il nous disait qu'au sujet de l'entrée du Christ en ce monde, il traiterait, en premier lieu, de la conception du Christ, et puis, de sa nativité. Les questions relatives à la conception

QUEST. \XX1V. DE L\ PERFECTION DE l'eNFANT CONÇU. 167

ont été vues. « Par conséquent, nous devons, après la concep- tion du Christ, traiter de sa nativité. Et, d'abord, quant à la nativité elle-même; ensuite, quanta la manifestation du nou- veau-né ». L'élude de la nativité elle-même va faire l'objet de la question suivante.

QUESTION XXXV

DE LA NATIVITE DU CHRIST

Cette question comprend huit articles :

Si la nativité appartient à la nature ou à la Personne?

3" Si au Christ doit être attribuée une autre nativité, on dehors

de la naissance éternelle? Si, selon la nativité temporelle, ia bienheureuse Vierge est sa

Mère? Si elle doit être dite Mère de Dieu? Si le Christ selon deux filiations est Fils de Dieu le Père et de

la Vierge sa Mère? Du mode de la nativité? Du lieu. Du temps de la nativité.

De ces huit articles, les cinq premiers traitent de la nativité du Christ en elle-même et dans ses relations essentielles avec le dogme de l'Incarnation. Les trois autres articles en étu- dient les conditions accidentelles. Au point de vue essen- tiel, il faut examiner à quoi se rapporte la nativité dans le Christ; et s'il y en a plusieurs (art. 2); puis, les conséquences pour la Mère (art. 3, 4), et les conséquences pour le Fils (arL 5). Le premier point va faire l'objet de l'article pre- mier.

Article Premier. Si la nativité convient à la nature plutôt qu'à la Personne?

Trois objections veulent prouver que « la nativité convient plutôt à la nature qu'à la Personne ». La première en ap- pelle à « saint Augustin ). (ou plutôt saint Fulgence), qui it dit, dans le livre de la foi, à Pierre (ch. 11) : La nature divine

QUESTION XXXV. DE LA NATIVITE DU CHKIST. 169

et éternelle ne pourrait pas être conçue et naître de la nature hu- maine sinon selon la vérité de la nature humaine. Ainsi donc il convient à la nature divine d'être conçue et de naître en rai- son de la nature humaine. Par conséquent, cela conviendra bien plus encore à la nature humaine ». La seconde objec- tion rappelle que « d'après Arislote, au livre V des Métaphysi- ques (deS.Th.,leç. 5; Did., liv.IV, ch.iv, n. i),le nom de nature ^ est pris du fait de naître. Or, les dénominations se font selon la convenance de la similitude. Donc il semble que la nati- vité ou la naissance appartient à la nature plus qu'à la Per- sonne ». La troisième objection dit que « cela, propre- ment, naît, qui commence d'être par la nativité. Or, par la nativité du Christ n'a pas commencé d'être la Personne du Christ, mais sa nature humaine. Donc il semble que la nativité appartient proprement à la nature, non à la Per- sonne ». .

L'argument sed contra est le mot formel de « saint Jean Damascène », qui « dit, au livre III (ch. vu) :■ La nativité ap- partient à fhyposlase, non à la nature ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « la nativité » ou la naissance « peut être attribuée à une chose d'une double manière : ou comme au sujet; ou comme au terme. Comme au sujet, elle est attribuée à cela même qui naît. Or, cela est, proprement, l'hypostase, non la nature. La naissance, en effet, étant une certaine génération » ou produc- tion ; M de même qu'une chose est engendrée » ou produite « pour qu'elle soit; de même, elle naît pour être. Or, le fait d'être appartient proprement à la chose qui subsiste; car la^ forme qui ne subsiste pas est dite être seulement parce que par elle quelque chose est. D'autre part, la personne, ou l'hy- postase, est signifiée par mode de chose qui subsiste; la na- ture, au contraire, est signifiée par mode de foi me en laquelle une chose subsiste. Il suit de que la nativité, comme sujet qui proprement vient à naître, est attribuée à la personne ou à l'hypostase, non à la nature. Mais, comme au terme, la na- tivité est attribuée à la nature. C'est qu'en eifet, le terme de la génération et de toute nativité » ou naissance « est la forme »

lyO SOMME THEOLOGIQUF.

que le sujet acquiert par celte naissance ou cette génération. « D'autre part, la forme est signifiée par mode de nature. Et aussi bien la nativité est dite la voie à la nalure, comme Àris- tote le montre au livre II des Physiques (ch. i, n. i4; de S. Th., loç. II) : l'intention de la nature, en efî'et, se termine à la forme ou à la nalure de l'espèce » : quand un être, dans le processus de son évolution ou de sa génération, est arrivé à posséder la forme ou la nature de son espèce, ou plutôt de l'espèce du principe actif naturel ou proportionné qui l'engen- dre, le mouvement de la génération s'arrête, comme arrivé à son terme. On noiera, au passage, cette doctrine, pour voir, une fois de plus, que la doctrine moderne de l'évolution est contraire aux principes les plus essentiels de la philosophie naturelle : jamais un produit ne dépassera en perfection la vertu active des principes qui le produisent.

Vad primum dit que « parfois, en raison de l'identité qui existe en Dieu enlre l'hypostase et la nalure, la nature se prend pour rhy|)Ostase ou la Personne. Et c'est ainsi que saint Augustin (ou saint Fulgence) dit que la nature divine a été conçue et qu'elle est née : en ce sens que la Personne du Fils a été conçue et est née selon la nature humaine ». Tou- tefois, ce sont des manières de s'exprimer qu'il ne faudrait pas étendre.

Uad secandam déclare qu' « aucun mouvement ou aucune mutation ne lire son nom du sujet qui est mû; mais du terme du mouvement, qui lui donne son espèce. Et, à cause de cela, la nativité se dénomme non pas de la Personne qui naît, mais de la nature à laquelle la nativité se termine ».

L'ad terliuni fait observer que « la nature, à proprement par- ler, ne commence pas d'être; niais plutôt la personne com- mence d'être en une certaine nature; parce que, comme il a été dit (au corps de l'article), la nature est signifiée comme ce par quoi une chose est, tandis que la personne est signifiée comme le sujet qui a l'être subsistant ». Et donc, dans le Christ, ce n'est pas la nature humaine qui commence d'être; mais c'est la Personne du Verbe ou du Fils de Dieu qui com- mence d'être, non pas purement et simplement, puisqu'Elle

QUESTION XXXV. DE LA iNATIVîTK DU (JHHIST. I/I

est (le loule élernilé, mais dans la nature hurraine, par la ré- ception de laquelle le Fils de Dieu devient homme.

C'est donc tout ensemble et à la nature et à la personne qu'on attribue la nativité ou le fait de la naissance; mais à la personne, comme à ce qui en est le sujet; et à la nature comme à ce qui en est le terme. Pouvons-nous, quand il s'agit du Christ, lui attribuer une naissance temporelle. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article 11. Si au Christ doit être attribuée une nativité temporelle?

Quatre objections veulent prouver qu" « au Christ ne doit pas être attribuée une nativité temporelle ). La première cite une définition de,la naissance qui se trouve dans un livre intitulé De Can'iLé de la Trinilé (ch. xii), parmi les œuvres de saint Augustin. « Naître est comme un certain mouvement d'une chose qui n'existe pas avant de naître et qui par le bienjail de la naissance reçoit d'être. Or, le Christ fut de toute éternité. Donc Il n'a pas pu naître dans le temps ». La seconde objection déclare que « ce qui est parfait en soi n'a pas besoin de naître. Or, la Personne du Fils de Dieu fut parfaite de toute éternité. Donc elle n'a pas eu besoin d'une naissance temporelle. Et, par suite, il semble qu'Elle n'est point née temporellement ». La troisième objection fait observer que < la nativité convient proprement à la Personne. Or, dans le Christ, il n'est qu'une Personne. Donc, dans le Christ, il n'est qu'une nativité » ou naissance, savoir la naissance éternelle. La quatrième objec- tion dit que « ce qui naît de deux naissances naît deux fois. Or, celte proposition paraît être fausse : Le Christ est deuj- fois. C'est qu'en effet, sa nativité par laquelle II est du Père ne souffre pas d'interruption, étant éternelle. Et toutefois, il faudrait qu'il y eût interruption pour garder cet adverbe : deux fois : car celui-là est dit courir deux fois, qui court et s'inter-

172 SOMME 1 HEOLOGIQUË.

rompt dans sa course. Donc il semble que dans le Christ il ne faut point mettre une double nativité ».

L'argument sed contra est un texte de « saint Jean Damas- cène », qui « dit, au livre lll (cli. vu) : Nous confessons deux nativités » ou naissances « du Christ : l'une, qui est du Père, éternelle; et une autre qui a eu lieu dans les derniers temps, pour nous ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que n comme il a été dit (art. précéd.), la nature se compare à la nativité comme le terme au mouvement ou à la mutation. Or, le mou- vement se diversifie selon la diversité des termes; comme on le voit par Aristote au livre V des Physiques {ch. v, n. 3 et suiv. ; de S. Th., leç. 8). D'autre part, dans le Christ se trouve une double nature, dont 11 a reçu l'une, de toute élernité, du Père, et dont II a reçu l'autre, dans le temps, de sa Mère. Il est donc nécessaire d'attribuer au Christ deux nativités » ou nais- sances : (( l'une, dont 11 est né, dans l'éternité, du Père; l'au- tre, dont II est né, dans le temps, de sa Mère ».

Vad primum fait observer que « cette objection fut celle d'un certain Félicien, hérétique; et saint Augustin, dans son livre contre Félicien (ou plutôt dans le livre que citait l'objection), la résout ainsi : Imaginons, dit-il, comme plusieurs le veulent, qu'il y ait, dans le monde, une âme générale qui vioifie, en telle manière, par un mouvement inejjahle, toutes les semences, qu'elle n'est pas concrélée avec ce qui est engendré, mais qu'elle-même donne la vie à ce qui s'engendre. Celte âme générale, quand elle sera parvenue dans le sein elle doit former à ses fms la matière passible, fait être une avec elle la personne de cette chose qui n'a pas cepen- dant la même substance, et il se fait, par Came qui agit et la matière qui reçoit l'action, de deux substances un seul homme. Et, de la sorte, nous disons que l'âme naît du sein : non pas, toute- Jois, qu'avant de naître, en ce qui la concerne, elle ne fût pas du tout » : elle était, mais sans qu'elle forme un homme par son union à la matière. « De même donc, et d'une manière bien au- trement sublime, le Fils de Dieu est en tant qu'homme, du fait qu'avec le corps est aussi l'esprit : non que chacun d'eux soit une substance ; mais parce que de l'un et de l'autre se fait une

QUESTION XXXV. -^ DE LA NATIVITE DU CHRIST. 178

Personne. El loaléfois, nous ne disons pas qaà cause de cela le Fils de Dieu ait commencé d'être ; de peur que quelqu'un ne croie que la divinité est temporelle. Mais nous ne reconnaissons pas non plus la chair du Fils de Dieu de toute éternité, afin que nous ne pensions pas que le Fils de Dieu n'a point pris la vérité du corps humain, mais une certaine image de ce corps ». Le Christ a élé de toute éternité; mais II n'a pas été homme de toute éternité. Et bien qu'il fût, comme Dieu, de toute éternité, Il a pu, dans le temps, par le bénéfice de sa naissance comme homme, ac- quérir, en effet, d'être homme, alors qu'auparavant II ne l'était pas.

L'ad secundum dit que « celte raison » donnée par la seconde objection, « fut celle de Nestorius; et saint Cyrille, dans l'une de ses épîtres, la résout en disant (cf. Actes du concile d'Éphèse, S. Paul, i" part. , ch, viii) : Nous ne disons pas que le Fils de Dieu ait eu besoin nécessairement, en raison de Lui, d'une seconde nais- sance, après celle qu'il tient du Père : c'est, en effet, chose folle et d'un ignorant de dire que Celui qui existe avant tous les siècles et est contemporain du Père ait' besoin de commencement pour être une seconde Jois. Toutefois, parce que, pour nous et pour notre salut, en s' unissant selon la subsistence ce qui est humain. Il a procédé de lajemme, à cause de cela II est dit être selon la chair ».

L'ad tertiuni rappelle que « la nativité » ou la naissance « est de la personne comme du sujet, et de la nature comme du terme. Or, il est possible qu'un même sujet ait en lui plusieurs transmutations, qui devront nécessairement varier selon les termes. Et toutefois, nous ne disons pas cela, comme si la naissance éternelle était une transmutation ou un mouvement; mais parce qu'elle est signifiée par mode de transmutation et de mouvement ».

L'ad quartum déclare que « le Christ peut être dit deux fois, en raison des deux nativités. De même, en effet, qu'on dit, de celui qui court en deux temps différents, qu'il court deux fois; pareillement. Il peut être dit deux fois, Celui qui naît une fois dans l'éternité et une fois dans le temps; parce que l'éternité et le temps diffèrent beaucoup plus que ne diffè- rent deux temps, alors que cependant l'un et l'autre désignent

»7'i SOMMK TiiÉoi.O(;iQi'i:.

une mesure de durée ». Il n'y a donc pas à supposer d'inter- ruption dans la naissance éternelle. Il suffît qu'à celte nais- sance éternelle, se soit ajoutée la naissance temporelle.

11 y a eu deux nativités pour le Christ : l'une, éternelle, dans le sein du Père; l'autre, dans le temps et du sein de Ma- rie. — Nous devons maintenant examiner les conséquences de cette double nativité pour le Christ : d'abord, au point de vue de la maternité de Marie; ensuite, au point de vue de la filia- tion du Christ. La question de la maternité de Marie, eu égard au Christ, se présente à nous sous un double aspect : pouvons- nous dire de Marie qu'elle est Mère du Christ; pouvons-nous dire qu'elle est Mère de Dieu. Le premier aspect de la ques- tion va faire faire l'objet de l'article suivant.

Article III.

Si, selon la nativité temporelle du Christ, la bienheureuse Vierge peut être dite sa Mère ?

Trois objections veulent prouver que <( selon la nativité tem- porelle du Christ, la bienheureuse Vierge ne peut pas être dite sa Mère. » La pretnière rappelle que, (( comme il a été dit plus haut (q. 32, art. à), la bienheureuse Vierge Marie n'a rien fait par mode de principe actif dans la génération du Christ, mais a seulement fourni la matière. Ov, cela ne semble pas suffîre à la raison de mère; sans quoi le bois serait dit la mère du lit ou de l'escabeau » qui en sont foimés. « Donc il semble que la bienheureuse Vierge ne peut pas être dite Mère du Chiist ». La seconde objection fait observer que « le Christ est miraculeusement de la bienheuieuse Vierge. Or, la génération miraculeuse ne suffît pas à la raison de maternité ou de filia- tion : nous ne disons pas, en effet, qu'Eve ait été fille d'Adam. Donc il semble que le Christ, non plus, ne doit pas être dit fils de la bienheureuse Vierge ». La troisième objection déclare qu' « à la raison de mère semble appartenir le fait que la se-

OlJESTION XXXV. DK LA NATIVITÉ DU CHRIST. lyÔ

mence se résout. Or, comme le dit saint Jean Damascène, au livre III (ch. ii), le corps d(i Christ n'a pas été formé par voie de semence, mais par faction de l'Esprit-Saint. Donc il semble que la bienheureuse Vierge ne doit pas être dite Mère du Christ ».

L'argument sed contra est le mot de l'Evangile, « il est dit, en saint Matthieu, ch. i (v. i8) : La génération du Christ fat ainsi. Alors que la Mère de ./es us, Marie, était fiancée à Jo- seph, etc. ». Voici donc l'Évangile qui appelle expressément Marie, du nom de Mère de Jésus.

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « la bien- heureuse Vierge Marie est vraiment et au sens naturel Mère du Christ : beata Virgo Maria est ver a et naturalis mater Christi. C'est qu'en effet, comme il a été dit plus haut (q. 5, art. 2 ; q. 3i, art. 5), le corps du Christ n'a pas été apporté du ciel, ainsi que Valentin l'hérétique l'affirmait; mais il a été pris de la Vierge, Mère, et formé de son sang le plus pur. Or, cela seul est requis à la raison de mère, comme on le voit par ce qui a été dit plus haut (q. 01, art. 5; Si, art. 4). D'où il suit que la bienheureuse Vierge est vraiment la Mère du Christ ».

L'ad primum fait observer que « comme il a été dit plus haut (q. 32, art. 3), la paternité et la maternité et la filiation ne se trouvent point en toute génération » ou production, « mais dans la seule généiation des vivants. Et voilà pourquoi, si certains êtres inanimés sont faits de quelque matière, il ne s'ensuit pas pour cela parmi eux la relation de maternité et de filiation, mais celte relation n'exi4e que dans la génération des vivants, laquelle s'appelle proprement nativité » ou nais- sance.

L'«d secundum répond que « comme le dit saint Jean Da- mascène, au livre 111 (ch. vu), la nativité temporelle qui a fait que le Christ est pour notre salut, est, d'une certaine ma- nière, conjorme à la nôtre, parce qu'il est homme, de lajemme, et selon te temps voulu de la conception ; et aussi au-dessus de la nôtre, parce quil n'est point de la semence, mais de l'Esprit- Saint et delà Sainte Vierge, au-dessus de la loi de la conception. Ainsi donc, du côté de la Mère, celte nativité a été naturelle,

ijC) SOMMR THÉOLOGIQUK.

mais (la côté de lopéralion de l'Espril-Saint, elle a été miracu- leuse. D'où il suit que la bienheureuse Vierge est vraiment, et au sens naturel, Mère du Christ ».

L'ad terliam rappelle que « comme il a été dit plus haut (q. 3i, art. 5, ad .?""' ; q. Sa, art. 4), il n'appartient pas à la né- cessité de la conception, que la semence de la femme se résolve. Et, par suite, le fait que la semence se résolve n'est pas requis nécessairement pour la mère ».

C'est donc au sens le plus vrai, le plus naturel et le plus formel, que la bienheureuse Vierge Marie doit être dite Mère de Dieu. C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner ; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article IV. Si la bienheureuse Vierge doit être dite Mère de Dieu ?

Troisobjections veulent prouver que « la bienheureuse Vierge ne doit pas être dite Mère de Dieu ». La première, d'appa- rence très redoutable, déclare qu' « il ne faut dire, au sujet des mystères divins, que ce qui en est dit dans l'Écriture Sainte. Or, jamais, dans l'Écriture Sainte, nous ne lisons que la bien- heureuse Vierge soit dite Mère de Dieu ou qu'elle ait engendré Dieu : mais qu'elle est Mère du Christ ou Mère de f Enfant, comme on le voit en saint Matthieu, ch. i (v. i8 ; ch. ii, v. 1 1 , i3, 20, 21). Donc il ne faut point dire que la bienheureuse Vierge soit Mère de Dieu ». La seconde objection fait observer que « le Christ est dit Dieu selon la nature divine. Or, la nature divine n'a pas eu son commencement d'être de la Vierge. Donc la bienheureuse Vierge ne doit pas être dite Mère de Dieu ». La troisième objection arguë de ce que « ce nom Dieu est dit communément du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Si donc la bienheureuse Vierge est Mère de Dieu, il semble s'ensuivre que la bienheureuse Vierge est Mère du Père, du Fils et de l'Es-

QUESTION XXXV. DE LA NATIVITE DU CHRIST. I77

prit-Saint; ce qui ne peut être admis. Donc la bienheureuse Vierge ne doit pas être dite Mère de Dieu ».

L'arg-ument sed contra oppose que « dans les chapitres » ou anathèmes, « de saint Cyrille, approuvés au concile d'Ephèse, on lit : Si quelqu'un ne conjesse pas que l' Emmanuel est Dieu selon ta vérité ; et, à cause de cela, la Vierge sainte. Mère de Dieu; car elle a engendré selon la chair la chair faite le Verbe qui est de Dieu ; qu 'il soit anathème » .

Au corps de l'article, saint Thomas part de ce principe, que « comme il a été dit plus haut (q. i6, art. i), tout nom qui signifie au concret une nature donnée, peut être mis pour toute hypostase de cette nature. Comme, d'autre part, l'union de rincarnalion a été faite dans l'hypostase, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 2, art, 3), il est manifeste que ce nom Dieu peut être mis pour l'hypostase qui a la nature humaine et la nature divine. Par conséquent, tout ce qui convient à la na- ture divine et à la nature humaine peut être attribué à cette personne : soit selon que pour elle est mis le nom qui signifie la nature divine; soif selon que pour elle est mis le nom qui signifie la nature humaine. Or, être conçue et naître est attri- bué à l'hypostase selon cette nature dans laquelle elle est con- çue et elle naît. Puis donc que dès le commencement de la conception, la nature humaine a été prise par la Personne di- vine, comme il a été dit précédemment (q. 3o, art. 3), il s'ensuit qu'il peut être dit vraiment que Dieu a été conçu et est de la Vierge. Et, précisément, c'est par qu'une femme est dite mère de quelqu'un, qu'elle l'a conçu et engendré. C'est donc une conséquence, que la bienheuieuse Vierge soit dite vrai- ment Mère de Dieu ». Saint Thomas ajoute, en finissant, que « c'est seulement alors qu'on pourrait nier que la bienheu- reuse Vierge soit Mère de Dieu, si ou bien l'humanité avait été d'abord soumise à la conception et à la nativité, avant que cet homme fût le Fils de Dieu, comme Pholin le disait; ou si l'humanité n'eût pas été prise en l'unité de la Personne ou de l'hypostase du Verbe de Dieu, comme le dit Nestorius. Mais l'une et l'autre de ces deux choses sont erronées. Donc c'est hé- rétique de nier que la bienheureuse Vierge soit Mère de Dieu ». XVI. La Rédemption. la

178 ' SOMME THÉOLOGIQUE.

L'on sait que ce fut par la négalion de ce glorieux litre de Marie, audacieusement prêchée par JNestoriuset ses sectateurs à Gonstantinople, que fut découverte l'hérésie nestorienne. Et l'on sait aussi l'accueil enthousiaste que fît le peuple chrétien d'Éphèse à la décision du concile tenu dans cette ville quand Nestorius y fut condamné et que fut proclamée solennellement la vérilé du dogme catholique revendiquant pour Marie le glo- rieux titre de Mère de Dieu.

L'ad prinuim répond que « cette objection fut celle de Nesto- rius (cf. Actes du concile d'Éphèse, 1 p., ch. xi, ép. de Nesto- rius à saint Cyrille). Mais on la résout par cela que s'il ne se trouve pas expressément dit dans la Sainte Ecrituk-e que la bien- heureuse Vierge soit Mère de Dieu, on y trouve cependant, d'une manière expresse, que Jésus-Christ est vrai Dieu, comme on le voit dans la première épîtrede saint Jean, chapitre der- nier (v. 20), et que la bienheureuse Vierge est Mère de Jésus- Christ, comme on le voit par saint Matthieu, ch. i (v. 18). D'oLi il suit nécessairement, des paroles même de l'Ecriture, que la bienheureuse Vierge est Mère de Dieu. Il est dit aussi, aux Romains, ch. ix (v, 5), que des Juijs vient, selon la chair, le Christ, qui est au-dessus de toutes choses, Dieu, béni dans tous les siècles. Or, Il ne vient des Juifs, que par l'intermédiaire de la bienheureuse Vierge. Donc Celui qui est, au-dessus de toutes choses. Dieu, béni dans tous les siècles, est véritablement de la bienheureuse Vierge comme de sa Mère ».

Vad secundum dit encore que « cette objection fut celle de Neslorius. Mais, saint Cyrille, dans son épître contre Nesto- rius, les résout en disant (cf. Actes du concile d'Éphèse, i p., ch. Il, n. 12) : De même que l'âme de l'homme naît avec son pro' pre corps et ne fait qu'un avec lui ; et si quelqu'un voulait dire que la mère est mère de la chair, mais non de l'âme, celui-là parlerait assez inutilement ; nous percevons quelque chose d'analogue dans la génération du Christ. Le Verbe de Dieu est né, en ejfet, de la substance du Père ; mais parce qu'il a pris la chair, il est néces- saire de confesser que selon la chair II est de lajemme. Il faut donc dire que la bienheureuse Vierge est dite Mère de Dieu, non parce qu'elle serait Mère de la divinité ; mais parce que de

QUESTION XXXV. DE LA NATIVITE DU CHRIST. I79

la Personne qui a la divinité et l'iiumanité, elle est la Mère selon l'humanité ». Rien de plus précis qu'une telle formule; et elle coupe court à tous les subterfuges oii à toutes les argu- ties de l'hérésie.

Vad terlium fait observer que « ce nom Dieu, bien qu'il soit commun aux trois Personnes, cependant quelquefois est mis pour la seule Personne du Père, et quelquefois pour la seule Per- sonne du Fils ou du Saint-Esprit, comme il a été vu plus haut (q. 16, art. i ; i p., q. Sg, art. 4). Et, ainsi, quand nous disons : la bienheureuse Vierge est Mère de Dieu ; ce nom Dieu est mis pour la seule Personne du Fils de Dieu incarnée ».

La conclusion de cet article ne saurait être mise en doute par aucun catholique. Elle ne le pouvait pas : en soi ou en vérité, comme saint Tliomas nous l'a démontré, du seul fait des données de la foi telles que nous les trouvons dans l'Écri- ture. Mais de plus, l'Église, au concile d'Éphèse, s'est pronon- cée de la façon la plus absolue, au nom de son autorité infail- lible dans la garde et l'interprélation des documents de la foi, contre l'impiété audacieuse de Nestorius. El, si l'on peut ainsi dire, il est doublement de foi, depuis lors, que Marie est vrai- ment Mère de Dieu. Nous avons vu, à l'argument sed contra, reproduit par saint Thomas, le premier des anathèmes de saint Cyrille contre Nestorius, inséré dans les Actes du concile d'Éphèse. C'est que se tiouve, dans le texte grec, le mot 0£OTÔxou, que la population chrétienne d'Éphèse devait accla- mer avec tant d'enthousiasme, au sortir des délibérations du concile. Mais, si le Christ a Marie pour Mère, Il a aussi Dieu pour Père; et il ne s'agit évidemment pas, ici, d'une ma- ternité et d'une paternité qui se correspondent : l'une est dans le temps; et l'autre est dans l'éternité. Queva-t-il falloir conclure de ? Devrons-nous dire qu'il y a deux filiations dans le Christ, l'une par rapport à son Père, l'autre par rapport à sa Mère; ou bien faul-il tenir qu'il n'y en a qu'une. Question fort déli- cate et d'une solution qui ne réclamera rien moins que le gé- nie de saint Thomas pour être mise en pleine lumière. Le saint Docteur va nous répondre à l'article qui suit.

l8o SOMME THéOLOGIQUE.

Article V. Si, dans le Christ, se trouvent deux filiations ?

Trois objections veulent prouver que « dans le Christ se trouvent deux filiations ». La première dit que la « nativité » ou la naissance « est cause de la filiation. Or, dans le Christ, se trouvent deux » naissances ou deux « nalivilés. Donc, aussi, dans le Christ, se trouvent deux filiations ». La seconde objection déclare que a la filiation qui fait que quelqu'un est dit fils de quelque autre comme de son père ou de sa mère, dé- pend en quelque manière de ce quelque autre; car l'être de la relation consiste dans une certaine manière d'être eu égard à au- trui {Catégories, ch. v, n. 1,2); d'où il suit que si on enlève l'un des deux extrêmes, l'autre est enlevé aussi {Ibid., n. 16). Or, la filiation éternelle qui fait que le Christ est le Fils de Dieu le Père, ne dépend pas de la Mère ; car rien d'éternel ne dépend de ce qui est temporel. Donc le Christ n'est point fils de sa Mère par sa filiation éternelle. Ou bien donc il n'est, en aucune manière, son fils; ce qui va contre ce qui a été dit précédem- ment (art. 3, 4) ; ou il faut qu'il soit son fils par quelque autre filiation temporelle. Et, par suite, dans le Christ, se trouvent deux filiations ». Nous verrons dans le corps de l'article, la raison théologique qui résoudra cette objection très délicate. La troisième objection fait observer que « l'un des termes de la relation se met dans la définition de l'autre {Catégories, liv. V, n. 2^ et suiv.) ; par oij l'on voit que l'un des termes de la relation se spécifie par l'autre. Or, une seule et même chose ne peut pas être en diverses espèces. Par conséquent, il païaît impot^sible qu'une seule et même relation se termine à deux extrêmes entièrement divers. D'autre part, le Christ est dit Fils du Père éternel et d'une Mère temporelle, qui sont des termes entièrement divers. Donc il semble que ce n'est point par la même relation, que le Christ peut être dit Fils de son Père et de sa Mère. Il y a donc, dans le Christ, deux filiations ». Ici

QUESTION XXXV. DE LA NATIVITÉ DU CHRIST. l8l

encore, avec cette objecfion, nous touchons au plus vif de ce qu'il y a de délicat dans la question actuelle.

L'argument sed contra fait observer, en sens inverse, que ft comme le dit saint Jean Damascène, au livre 111 (ch. xiii, xiv), les choses qui ont trait à la nature se multiplient dans le Christ ; mais non les choses qui ont trait à la Personne. Or, la filiation, au plus haut point, a trait à la Personne » dans le Christ : « elle est, en effet, une propriété personnelle, comme on le voit par ce qui a été dit dans la Première partie (q. 32, art. 3; q. [\o, art. 2). Donc, dans le Christ », la filiation ne se multiplie pas, mais « il n'y a », au sens le plus absolu, « qu'une seule filia- tion ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit qu' « au su- jet de la question actuelle, il y a diverses opinions. Quel- ques-uns, en effet, prenant garde à la cause de la filiation, qui est la nativité, mettent dans le Christ deux filiations, comme ils mettent en Lui deux naissances. D'autres, au contraire, prenant garde au sujet de la filiation, qui est la per- sonne ou l'hypostase, mettent dans le Christ une seule filia- tion, comme ils mettent en Lui une seule hypostase ou Per- sonne. C'est qu'en effet », poursuit le saint Docteur, voulant expliquer la raison de l'une et l'autre opinion, « l'unité de la relation, ou sa pluralité, ne se considère pas selon les ter- mes » de la relation, « mais selon la cause ou le sujet. Si, en effet, on la considérait selon les termes, il faudrait que chaque homme eût en lui deux filiations : l'une, par laquelle il se ré- férerait à son père; l'autre, par laquelle il se référerait à sa mère. Mais si l'on y prend soigneusement garde, on voit que c'est par la même relation qu'il se réfère au père et à la mère, en raison de l'unité de la cause. C'est, en effet, par la même naissance que l'homme naît du père et de la mère : d'oiî il suit qu'il se réfère à l'un et à l'autre par la même relation. La raison est la même pour le maître qui enseigne de nombreux disciples par le même enseignement; et pour le supérieur qui gouverne divers sujets par le même pouvoir. Que si l'on a di- verses causes qui diffèrent spécifiquement, il semble, par voie de conséquence, que les relations sont aussi spécifiquement

102 SOMME THEO LOGIQUE.

dififérentes. D'où il suit que rien n'empêche que plusieurs re- lations de cette nature n'appartiennent au même sujet. C'est ainsi que si quelqu'un est maître de quelques-uns en gram- maire et d'autres en logique, la raison de magistère dans l'un et l'autre cas ne sera pas la même. Et c'est pourquoi un seul et même homme peut être maître de divers hommes ou des mê- mes selon des enseignements divers. Mais il arrive parfois qu'un sujet a rapport à plusieurs selon des causes diverses, qui cependant sont de même espèce : tel celui qui est père de di- vers enfants selon divers actes de génération » : les actes sont n^iultiples et divers; mais ils sont tous de même espèce. « D'où il suit que la paternité ne peut pas différer spécifiquement, les actes de ces diverses générations étant de même espèce. Et parce que plusieurs formes de même espèce ne peuvent pas être en- semble en un même sujet, il n'est pas possible qu'il y ait plu- sieurs paternités en celui qui est père de plusieurs enfants par la génération naturelle. Il en serait autrement, s'il était père de l'un par la génération naturelle et de l'autre par l'adoption » : dans ce cas, en effet, il y aurait deux paternités dans le même sujet. (( Or, il est manifeste que ce n'est point par une seule et même nativité, que le Christ est du Père dans l'éternité et de la Mère dans le temps. Ni la nativité n'est de même espèce. Il s'ensuit que, de ce chef, il faudrait dire qu'il y a dans le Christ diverses filiations, l'une temporelle et l'autre éternelle. Mais parce que le sujet de la filiation n'est point la nature ou une partie de la nature; mais seulement la personne ou l'hy- postase, et que dans le Christ il n'est point d'hypostase ou de Personne que la Personne ou l'hypostase éternelle, il ne peut y avoir dans le Christ aucune filiation si ce n'est celle qui est dans l'hypostase éternelle. D'autre part, toute relation qui se dit de Dion dans le temps ne met pas en Dieu Lui-même éter- nel quelque chose selon la réalité » ; car Dieu ne peut rien ac- quérir dans le temps; « mais uniquement selon la raison, comme il a été vu dans la Première Partie (q. i3, art. 7). Il suit de que la filiation par laquelle le Christ se réfère à sa Mère ne peut pas être une relation réelle, mais seulement selon la raison. Et l'on voit donc que, sous un certain rapport, l'une

QUESTION XXXV. DE LA NATIVITÉ DU CHRIST. F 83

OU l'autre des deux opinions précitées dit vrai. Car, si nous prenons garde aux raisons parfaites de filiation, il faut dire qu'il y a deux filiations selon la dualité des naissances. Mais si nous prenons garde au sujet de la filiation, qui ne peut être que le suppôt éternel, il ne peut y avoir réellement, dans le Christ, que la filiation éternelle. Toutefois, Il est dit fils, rela- tivement à f-a Mère, par la relation qui est conçue par l'esprit comme correspondant », bien que dans l'ordre seulement de la raison, « à la relation de la maternité » réelle en la Mère « par rapport au Christ. C'est ainsi que Dieu est dit Seigneur » en toute vérité, « par la relation » de raison « qui est conçue par l'esprit comme correspondant à la relation réelle qui fait que la créature est soumise à Dieu. Et bien que la relation de do- maine ne soit pas réelle en Dieu, cependant II est réellement Seigneur et Maître en raison de la réelle sujétion de la créature par rapport à Lui. Pareillement, le Christ est dit réellement fils de la Vierge sa Mère en raison de la relation réelle delà ma- ternité par rapport au Christ ». Nous avons donc, ici, un nouvel exemple de la portée de cette grande doctrine de la re- lation réelle dans la créature, qui est purement de raison en Dieu, laquelle doctrine se retrouve au fond de tous les mystères essentiels de notre foi, tels que la création, l'Incarnation, et, nous le verrons plus tard, aussi l'Eucharistie.

Uad prlrnum accorde que « la nativité » ou la naissance « temporelle causerait dans le Christ une filiation temporelle réelle, s'il y avait un sujet capable de celte filiation. Chose qui ne peut pas être; car le suppôt éternel ne peut pas rece- voir en Lui une relation temporelle, ainsi qu'il a été dit (au corps de l'article). Ni on ne peut dire, non plus, qu'il puisse recevoir la filiation temporelle, en raison de la nature humaine, comme il reçoit, en raison de cette nature, la nativité tempo- relle; parce qu'il faudrait que la nature humaine fût, d'une certaine manière, sujet de la filiation, comme elle est, d'une certaine manière, sujet de la nativité ou de la naissance : et c'est ainsi que lorsqu'on dit de l'Éthiopien qu'il est blanc en raison de ses dents, il faut que les dents de l'Éthiopien soient le sujet de la blancheur. Or, la nature humaine ne peut être en

l84 SOiMME ÏHÉOLOGIQUÉ.

aucune manière le sujet de la filiation ; parce que cette filia- tion regarde directement la personne >>.

Uad secundum dit que « la filiation éternelle ne dépend point de la Mère temporelle. Mais à cette filiation éternelle est conçu par l'intelligence comme correspondant un cerlain aspect (en latin respectas) dépendant de la Mère » en qui il se trouve réellement ou par mode de relation réelle, « selon lequel le Christ est dit fils de » Celle qui est réellement « sa Mère ».

Uad terlium répond que d l'un et lêlre se suivent et sont in- séparables, comme il est dit au livre IV des Métaphysiques (de S. Th., leç. 2 ; Did., liv. III, ch. ii, n. 5). Et c'est pourquoi, de même qu'il arrive que dans l'un des extrêmes la lelation est un cerlain être, tandis que dans l'autre elle n'est qu'un agent de la raison, comme Aristote le dit de la chose qui peut être sue et de la science, liv. V des Métaphysiques (de S. Th., leç. 17 ; Did., liv. IV, ch. xv, n. 8), pareillement aussi il arrive que du côté de l'un des extrêmes la relation est une et que du côté de l'autre extrême les relations sont multiples. C'est ainsi que, parmi les hommes, du côté des parents se trouve une double relation, l'une de paternité, l'autre de maternité, qui sont dif- férentes d'espèce, pour ce motif que c'est par une autre raison que le père et la mère sont principe de la génération, car si plusieurs étaient par une même raison principe d'une même action, comme (juand plusieurs ensemble tirent un navire, en tous il n'y aurait qu'une seule et même relation ; tandis que du côté de l'enfant il n'y a qu'une seule filiation selon la réalité, mais double selon la raison en tant qu'elle correspond à l'une et l'autre relation des parents, selon deux aspects de l'intelli- gence. Et, ainsi, également, d'une certaine manière, dans le Christ ne se trouve qu'une seule filiation réelle qui regarde le Père éternel ; et là, cependant, se trouve un autre aspect tem- porel, qui regarde la Mère temporelle ».

La filiation est une relation. Dans toute relation, il y a trois choses : les extrêmes, le sujet, le fondement ou la cause. C'est le fondement ou la cause, quand il s'y trouve une distinction spécifique, qui entraîne la multiplicité de la relation. Dans le

QUESTION XXXV. DE LA NATIVITE DU CHRIST. l85

Christ, nous avons, pour sa filiation, deux fondements ou deux causes qui diffèrent spécifiquement. Il semblerait donc qu'il devrait y avoir, en Lui, deux filiations réelles, distinctes. Et il en serait ainsi, en effet, si le sujet de la filiation, dans le Christ, qui ne peut être que la Personne ou l'hyposlase éternelle du Fils de Dieu ne s'opposait à toute nouveauté de relation réelle dans le temps. Nous devons dire, par conséquent, qu'il n'y a, dans le Christ, qu'une seule filiation, à titre de relation réelle, qui est la filiation éternelle. Quant à sa filiation dans le temps, laquelle se dit de Lui très réellement et très véritablement, en raison de la relation très réelle de la maternité correspondante qui est en sa Mère, elle ne constitue, en Lui, qu'une relation de raison. Et cela veut dire qu'il n'y a pas deux Fils dans le Christ, l'un, Fils de Marie, et l'autre, Fils de Dieu ; il n'y en a qu'un, qui est le Fils éternel de Dieu, mais ce Fils éternel de Dieu est dit très véritablement Fils de Marie dans le temps, à cause que dans le temps Marie est devenue sa Mère, d'oii il suit que Lui est devenu son Fils, bien qu'aucune réalité nouvelle, dans l'or- dre strict de filialion ou à prendre la filiation en elle-même et en tant qu'elle affecte son sujet, non dans la cause d'où elle résulte, ne se soit ajoutée en Lui à cette unique réalité person- nelle qui le constitue Fils éternel de Dieu. Nous avons vu les questions essentielles qui regardent la Nativité du Christ. 11 ne nous reste plus qu'à considérer les questions accidentelles. Elles sont au nombre de trois : premièrement, le mode; seconde- ment, le lieu ; troisièmement, le temps de la nativité du Christ. La première va faire l'objet de l'article qui suit.

Article YL Si le Christ est sans douleur de la part de sa Mère?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'est point sans douleur de la part de sa Mère ». La première dit que« comme la mort des hommes est une suite du péché des premiers parents, selon cette parole de la Genèse, ch. ii (v. 17) :

l86 SOMME THliOLOGIQGE.

Da Jour vous mangerez de ce Jruit, vous mourrez de mort ; pareillement aussi la douleur de l'enfantement, selon cette autre parole de la Genèse, ch. m (v. i8) : Dans la douleur lu enjanteras des fils. Or, le Christ a voulu subir la mort. Donc il semble que, pour la même raison, son enfantement a être avec douleur ». La seconde objection déclare que « la fin est proportionnée au principe. Or, la fin de la vie du Christ fut avec douleur; selon cette parole d'Isaïe, ch. lui (v. 4) : Vraiment Il a porté nos douleurs. Donc il semble que pareillement dans sa nativité il y aura eu la douleur de l'enfantement ». La troisième objection en appelle à ce que« dans le \\\vq de la Nais- sance du Sauveur (ou Protévangile de Jacques, ch. xix, xx), il est raconté qu'à la naissance du Christ les sages-femmes accouru- rent ; lesquelles semblent nécessaires auprès de la mère qui enfante, à cause de la douleur. Donc il semble que la bienheu- reuse Vierge a enfanté avec doulear ».

L'argument sed contra cite le mot de « saint Augustin », qui, « dans le sermon de la Nativité, s'adressant à la Vierge Mère : Ni, dans la conception, dit-il, vous n'avez été trouvée sans pudeur, ni, dans Cenjanlement, vous avez été trouvée' avec douleur ».

Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « la douleur de celle qui enfante est causée par l'ouverture des pas- sages par lesquels l'enfant sort. Mais il a été dit plus haut (q. 28, art. 2, ad arg.), que le Christ est sorti du sein fermé de sa Mère; d'où il suit qu'il n'y a eu, là, aucune ouverture des passages. Et, à cause de cela, dans cet enfantement, ne s'est trouvée aucune douleur, comme il n'y a eu, non plus, aucune corruption ; mais il s'y trouva la joie par excellence, de ce qu'un « homme-Dieu était dans le monde (cf. S. Jean, ch. xvi, v. 21), selon cette parole d'Isaïe », ch. xxxv (v. 1,2) appliquée avec tant de bon- heur à l'enfantement de la Vierge: « En germant, elle germera comme le lys, et elle exultera pleine de joie et de louange ».

Uad primum répond que a la douleur de l'enfantement est une suite, pour la femme, de son union charnelle avec l'homme. Aussi bien, dans la Genèse, ch. ni (v. iG), après qu'il avait été dit : Tu enfanteras dans la douleur, il était ajouté : Tu seras sous la puissance de l'homme. Or, comme le dit saint Augustin,

QUESTION XXXV. DE LA NATIVITE DU CHRIST. IO7

dans le sermon de l Assomption de la bienheureuse Vierge, la Vierge Mère de Dieu est exemplée de celte sentence ; car, ayant reçu le Christ sans aucune approche du péché et sans le détriment d'aucun mélange d'élément viril, elle a engendré sans douleur, et sans violation de son intégrité, elle est demeurée dans sa parjaite pureté virginale. Que si le Christ a pris la mort, c'est spontané- ment, de sa propre volonté, afin de satisfaire pour nous, non comme tombant sous la nécessité de la sentence ; car Lui n'était point débiteur de la mort » : Il n'était aucunement tenu par la sentence qui nous atteint nous uniquement en raison du péché.

Uad secunduni dit que « comme le Christ en mourant a détruit notre mort (cf. préface de la messe du temps pascal; et II ép. à Timothée, ch. i, v. lo) ; de même, par sa douleur. Il nous a délivrés des douleurs » pour le jour oiî nous recevrons le plein effet de son action rédemptrice; « et voilà pourquoi II a voulu mourir avec douleur. Mais la douleur de la Mère dans son enfan- tement n'eût pas regardé le Christ qui venait satisfaire pour nos péchés. Il n'y avait donc aucune nécessité que sa Mère l'en- fante avec douleur ».

L'ad terfium oppose qu' a en saint Luc, ch. ii (v. 7), il est dit que la bienheureuse Vierge elle-même enveloppa de langes l'Enfant qu'elle avait enfanté et le posa dans la crèche. Par la narration de ce livre, qui est apocryphe, est montrée fausse. Aussi bien saint Jérôme dit Contre Helvidius (n. 8) : // n'y eut aucune sage-femme, il n'intervint aucun empressement de Jemmes d'aucune sorte. Marie Jut la Mère et fut la sage-Jemme. C'est elle, dit l'Évangile, qui enveloppa CEnJant de langes et le cou- cha dans la crèche. Ce texte convainc les extravagances des apo- cryphes ».

Le Christ est sans causer aucune douleur à sa Mère; et cela convenait à la pureté, à la virginité de cet enfantement. Mais pourquoi le Christ est-Il à Bethléem : élait-il à pro- pos qu'il naisse dans ce modeste bourg. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer ; et tel est l'objet de l'article qui suit :

l8îi SOMME THÉOLOGIQUE.

Article Vil. Si le Christ devait naître à Bethléem?

Trc^is objections veulent prouver que le « Christ ne devait pas naître à Bethléem ». La première arguë de ce qu' « il est dit, dans Isaïe, eh, ii (v. 3) : De Slon sortira la loi; el la parole de Dieu, de Jérusalem. Or, le Christ est vraiment le Verbe, la Parole de Dieu. Donc c'est de Jérusalem qu'il devait sortir et se montrer au monde ». La seconde objection en appelle à ce qu' « il est dit, en saint Mathieu, ch. ii (v. 28), qu'il était écrit du Christ qu'on l'appellerait I\'azaréen; ce qui est tiré du passage d'isaïe, il est dit, ch. xi (v, 1) : Unejleur montera de sa tige : Nazareth, en effet, veut dire Jleur. Or, c'est surtout du lieu de sa nativité » ou de sa naissance, « qu'un sujet lire son nom. Il semble donc que le Christ devait naître à Nazareth, où, du reste, Il avait été conçu et II devait être nourri ». La troi- sième objection fait observer que « le Seigneur est né, dans ce but, et venu au monde, pour annoncer la foi de la Vérité; selon cette parole » dite par Lui à Pilale, comme nous le voyons « en saint Jean, ch. xvni (v. 37) : Cest pour cela que Je suis né, et i)0ur cela que Je suis venu dans le monde, afm que Je rende témoi- gnage à la Vérité, Or, ceci eût pu être fait plus facilement s'il lût dans la ville de Rome, qui, alors, commandait à tout l'univers; aussi bien, saint Paul, écrivant aux Romains, leur dit (ch. I, V, 8) : Votre Joi est annoncée à tout l'univers. Donc il semble qu'il n'aurait pas naître à Bethléem », petit village ignoré et perdu dans cette province éloignée qu'était la Pales- tine.

L'argument sed contra apporte le texte du prophète Michée. « il est dit, ch. v (v. 2) : Et toi, Bethléem, petite ville de Jada ; c'est de toi que sortira Celui qui régnera en Israël ». Ce texte de Michée était tellement clair et fixé par la tradition de l'an- cien [)euple, qu'au jour les Mages d'Orient se présentèrent devant Hérode pour savoir était le nouveau-né roi d'israëj,

QUESTION XXXV. DE LA NATIVITE DU CHRIST. 189

Hérode ayant convoqué les Anciens d'Israël et leur ayant posé la question de savoir naîtrait le Messie, il lui fut répondu sans hésitation aucune et tout d'une voix : « A Bethléem de Juda ; car il est ainsi écrit par le prophète : El loi, Belhléem, terre de Juda, ta n'es nullement la plus pelile parmi les capitales de Juda : car de toi sortira le Chef qui conduira mon peuple Israël » . Nous avons un exemple frappant de la clarté des prophéties messianiques, quelque mêlées d'ailleurs qu'elles puissent être à un contexte qui leur paraît si souvent étranger. L'Esprit de Dieu qui avait dicté ces prophéties veillait à ce que leur sens essentiel demeurât toujours apparent pour l'instruction du peu- ple élu.

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « le Christ voulut naîlre à Belhléem pour une douhle raison. D'abord, parce qu II a été J ait de la race de David selon la chair, comme il est dit aux Romains, ch. i (v. 3) ; c'était aussi à David qu'avait été faite, d'une manière spéciale, la promesse au sujet du Christ, selon cette parole du second livre des Rois, ch. xxiii (v. i) : L'homme à qui a été révélé ce qui regarde le Christ du Dieu de Jacob a dit, etc. Et voilà pourquoi le Christ a voulu naître à Belhléem, était David, afin que par le lieu même de la nativité fût montrée accomplie la promesse qui lui avait été faite. Et c'est ce que désigne l'Évangélisle » saint Luc, « quand il dit (ch. ii, v. 4) », en signalant la venue de Joseph avec Marie à Bethléem, au moment de la naissance du Christ, « parce quil était de la maison et de la Jamille de David. Secon- dement, parce que, comme le dit saint Grégoire, dans une ho- mélie (Hom. YIII sur l'Évangile) : Bethléem signifie la maison du Pain. Or, le Christ est Celui qui a dit : Je suis le pain vivant, qui suis descendu du ciel ». La première de ces deux raisons est historique ; la seconde est mystique. Toutes les deux sont très fondées et très belles.

Vad primum répond que « comme David naquit à Bethléem, de même aussi il choisit Jérusalem pour établir en elle le siège de sa royauté et y édifier le temple de Dieu, de telle sorte que Jérusalem fût tout ensemble la cité royale et sacerdotale. Or, le sacerdoce du Christ et sa royauté ont été surtout consommés

190 SOMME THKOLOGIQUE.

dans sa Passion. Et voilà pourquoi, c'est à propos qu'il a choisi Betiiléem pour sa naissance, et Jérusalem pour sa Passion. Par aussi », ajoute saint Thomas, « le Christ confondit la vaine gloire des hommes, qui se glorifient de ce qu'ils tirent leur origine de cités plus nobles, dans lesquelles aussi ils veu- lent être particulièrement honorés. Le Clirist, au contraire, voulut naître dans une cité sans gloire et soulTrir l'opprobre dans la cité plus noble ».

h'ad secundam accepte l'interprétation du mot Nazareth, qui, en effet, signifie lleur. Mais « le Christ voulut être une fleur selon la vie vertueuse, non selon l'origine de la chair » ou la gloire mondaine. « Et c'est pourquoi II voulut être élevé et nourri dans la ville de Nazareth. Mais II voulut naître à Beth- léem comme un étranger; parce que, comme le dit saint Gré- goire (endroit précité), par nuimanilé qu'il avait prise, ^11 nais- sait comme chez autrui : non quant à la puissance ; mais quant à la nature. Et, comme le dit aussi le vénérable Bède {sur S. Luc, ch. II, V. 7), pai' cela quil manque de place dans une hôtellerie. Il , nous prépare des demeures nombreuses dans la maison de son Père ».

Uad tertium déclare que « comme il est dit dans un sermon du concile d'Ephèse (sermon de Théodoret d'Ancyre; Actes du Concile, 111' p., ch. ix), si le Christ eût choisi la grande cité de Rome, on eût cru que la transformation de l'univers était due à la puissance de ses citoyens. S'il eût été fils de l'empereur, c'est à la puissance » humaine « qu'on eût assigné le succès. Mais pour que la Divinité parût avoir transformé le monde, Il choisit une Mère toute pauvre ; et une patrie plus pauvre encore. Toutefois, Dieu choisit ce qui est Jaible pour confondre ce qui est fort ; comme il est dit dans la première Épître aux Corinthiens, ch. i (v. 27). Et voilà pourquoi, afin de montrer davantage sa puissance, c'est dans la ville même de Bome, qui était la tête de l'univers, qu'il plaça la lête de son Église, en signe de parfaite victoire, afin que de la foi dérivât au monde entier; selon celte pa- role d'isaïe, ch. xxvi (v. 5, 6) : // humiliera la cité superbe, et elle sera foulée par le pied du Pauvre, c'est-à-dire du Christ, par les pas de ceux qui n'ont rien, c'est-à-dire des Apôtres Pierre et

QUESTION XXXV. DE LA NATIVITÉ DU CHttlST. igi

Paul ». On aura remarqué, dans cette belle réponse, la grande raison lliéologique assignée par saint Thomas pour jus- tifier le choix de Rome, capitale de l'empire romain, comme siège du chef de l'Église catholique : et nous voyons aussi, par là, qu'aux yeux de saint Thomas, le choix de Rome, comme siège du Vicaire de Jésus-Christ sur la teire, est un choix ex- pressément divin. C'est le Christ Lui-même qui a voulu que la capitale de l'empire romain fut aussi le premier siège de son Église : ut siiam potestalem magis oslenderel, in ipsa Ronia, qua caput Orbis erat, staluit capul Eccleslae suae, in signum perfeclae victoriae, at exinde fîdes derivaretur ad universum inundum. Il est vrai que depuis la chute de l'empire romain, le côté matériel ou politique de cette raison ne vaut plus; mais son côté for- mel, si l'on peut ainsi dire, subsiste et subsistera toujours : car on peut avoir pour certain qu'il n'y aura jamais, dans l'histoire, une autre ville qui tienne, dans l'univers, comme emprise ter- restre, la place que tint autrefois la ville de Rome, et qui reste son éternelle gloire. Aussi bien est-elle appelée encore univer- sellement, et nulle autre ville au monde ne partage avec elle ce litre : la Ville éternelle.

Après la question du lieu, nous devons examiner, au sujet de la naissance du Christ, la question du temps. Était-il à pro- pos que le Christ naquît au moment II est né. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article VIII. Si le Christ est au temps qui convenait ?

Trois objections veulent prouver que d le Christ n'est pas au temps qui convenait ». La première dit que « le Christ venait à cette fin, pour rendre aux siens la liberté. Or, il est au temps de la servitude, au moment oiî tout l'univers était dénombré par ordre d'Auguste, comme devenu tributaire, ainsi qu'on le voit par saint Luc, ch. ii (v. i et suiv.). Donc il sem-

ÎÇ)'J>. SOMME THEOLOGIQUR.

J3le que le Christ n'est pas au temps qu'il aurait fallu ». La seconde objection déclare que >< les promesses au sujet du Christ qui devait naître n'avaient pas été faites aux Gentils, mais aux Juifs, selon cette parole de l'Epître aux Romains, ch, IX (v. 4) : C'est à eux qaonl été. Jattes les promesses. Or, le Christ est au temps un roi étranger dominait sur la Ju- dée ; ainsi qu'on le voit par saint Matthieu, ch. ii (v. i) : Comme Jésus était aux jours du roi Hérode. Donc il semble qu'il n'est pas au temps qu'il fallait ». La troisième objection fait observer que « la présence du Christ dans le monde est com- parée au jour, à cause que Lui-même est la lumière du monde (S. Jean, ch. viii, v. 12; ch. ix, v. 5); et aussi bien II dit Lui- même, en saint Jean, ch. ix (v. 4) : Il faut que je Jasse les œu- vres de Celui qui m'a envoyé, tant que dure le jour. Or, en été, les jours sont plus longs qu'en hiver. Puis donc qu'il est au plus profond de l'hiver, le 26 décembre, il semble qu'il n'est point au temps qui convenait ».

L'argument sed contra cite simplement le mot de l'Epître ««a; Galates, ch. iv (v. li) : Quand Jut venue la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, fait de la femme, J(dt sous la loi ».

Au corps de l'article, saint Thomas, s'élevant, d'un simple regard, au point de vue transcendant qui domine du plus haut la question posée, nous avertit qu' « il y a cette diflerence, en- tre le Christ et les autres hommes, que les autres hommes naissent soumis à la nécessité du temps » dont ils dépendent et qui ne saurait dépendre d'eux ; « tandis que le Christ, comme Seigneur et Ordonnateur de tous les temps, s'est choisi le temps II naîtrait, comme aussi la Mère et le lieu. El, parce que les choses qui viennent de Dieu sont ordonnées {aux Romains, ch. XIII, V. 9), il s'ensuit que le Christ est au moment sou- verainement convenable ». La raison est sans réplique : et nous permet de rechercher, avec la certitude la plus absolue qu'elles existent, les convenances que le Christ lui-même a du si admirablement déterminer. Les réponses aux objections vont nous en faire entrevoir quelques-unes.

Vad primum accorde que « le Christ venait nous ramener à l'état de liberté », mais en nous faisant sortir « de l'étal de ser-

QUESTION XXXV. DE LA NATIVITE DU CHRIST. IqS

vitude. Et voilà pourquoi, de même qu'il prit notre mortalité pour nous ramener à la vie, de même, ainsi que le dit le véné- rable Bède (sur S. Luc, ch. ii, v. /j, 5), // a daigné s'incarner à ce moment du temps, oh, à peine né, Il serait inscrit dans la re- cension de César, et, pour nous libérer, Lui-même se soumettrait à la servitude. D'ailleurs, à ce temps tout l'univers vivait sous un seul Prince, la paix régna au plus haut point dans le monde. Et c'est pourquoi, il convenait qu'en ce temps-là naquît le Christ, qui est notre paix, Jaisant que les deux soient un, comme il est dit dans l'Épître aux Éphésiens, ch. ii (v. i4). Aussi bien saint Jérôme dit, sur Isaïe (ch. ii, v. 4) : Déroulons à nouveau les histoires anciennes ; et nous trouverons que jusqu'à la vingt- huitième année de César Auguste, dans tout l'univers étcdt la dis- corde; mais à la naissance du Seigneur, toutes les guerres cessè- rent, selon cette parole d'Isaïe, ch. ii (v. /|) : Aucune nation ne lèvera son glaive contre une autre nation. Il convenait, aussi, qu'au temps oii un seul Prince régnait sur le monde naquît le Christ, qui venait rassembler les siens en un tout, ajin qu'il n'y eût plus qu'un seul troupeau et un seul Pasteur, comme il est dit en saint Jean, ch. x (v. iG) ».

L'ad secundum déclare que « le Christ a voulu naître au temps oij régnait en Judée un roi étranger, afin que fût accom- plie la prophétie de Jacob, qui disait dans la Genèse, chapitre dernier (v. lo) : Le sceptre ne sera pas enlevé de Juda, ni le chej, de sa race, jusqu'à ce que vienne Celui qui doit être envoyé. Et cela, parce que, comme le dit saint Jean Ghrysostome sur saint Mat- thieu (l'anonyme de l'Œuvre inachevée), tant que la nation juive restait sous des rois juijs, quoique pécheurs, des prophètes lai étaient envoyés pour la guérir. Mais maintenant, cUors que la loi de Dieu est soas le pouvoir d'un roi inique » et étranger, « le Christ naît ; parce qu'il Jallait, à un mal désespéré un médecin souverainement entendu ». Sur la raison donnée par saint Thomas dans cet ad secundum, raison qui touche à l'un des points essentiels de l'économie de la révélation messianique, nous ne saurions trop recommander, dans la deuxième partie du Discours sur l'Histoire universelle, de Bossuet, les chapitres qui s'y rapportent, notamment le chapitre xxiii.

XVI. La Rédemption. i3

igh SOMME THIÉOLOGIQÙE.

Vad tertiam répond que « comme il est dit, au livre des Questions du Nouveau el de l Ancien Testament (q. lui ; parmi les Œuvres de saint Augustin), c'est alors que le Christ a voulu naître, quand la lumière du jour commence à grandir, afin de montrer que Lui-même venait pour faire croître les hommes dans la lumière divine, selon cette parole de saint Luc, ch. i (v. 79) : // doit illuminer ceux qui étaient assis dans les ténèbres et dcms les ombres delà mort. Pareillement, aussi, Il choisit l'âpreté de l'hiver, pour naître, afin de commencer dès lors à souffrir pour nous l'afiliction de la chair 0.

Après avoir considéré la nativité du Christ en elle-même, nous devons maintenant l'étudier dans sa manifestation. C'est l'objet de la question suivante.

QUESTION XXXVI

DE LA. MANIFESTATION DU CHRIST NE

Celte question comprend huit articles :

Si la nativité du Christ aurait être manifeste pour tous?

Si elle devait être manifestée à quelques-uns?

'i" A. qui elle devait être manifestée?

Si le Christ devait se manifester Lui-même ou être manifesté

par d'autres ? Par quels autres devait-Il être manifesté? De l'ordre des manifestations.

De l'étoile par laquelle fut manifestée la nativité du Christ. De la vénération des Mages, qui, par l'étoile, connurent la

nativité du Christ.

Les six premiers de ces huit articles traitent de la manifes- tation du Christ d'une façon générale; les deux autres traitent de cette manifestation spéciale qui eut lieu pour les Mages. D'une façon générale, saint Thomas examine à qui (i-3), par qui (4, 5) et dans quel ordre (art. 6), le Christ devait être ma- nifesté dans sa naissance. D'abord, à qui : était-ce à tous? était-ce à quelques-uns? auxquels? La première question va faire l'objet de l'article premier.

Ahticle Premier. Si la nativité du Christ devait être inanifeste pour tous?

Trois objections veulent prouver que « la nativité » ou la naissance « du Christ devait être manifeste pour tous ». La première est que « l'accomplissement doit répondre à la pro- messe. Or, de la promesse de l'avènement du Christ, il est dit dans le psaume (xlix, v. 3) : Dieu viendra d'une façon manifeste.

IQÛ SOMME THÉOLOGIQUE.

Et II est venu par la nativité de la chair. Donc il semble que sa nativité a être manifeste pour tout le monde ». La seconde objection arguë de ce qu' « il est dit, dans la première Épître à Tlmothée, ch. i (v. i5) : Le Christ est venu en ce monde pour sau- ver les pécheurs. Or, ceci ne se fait que si la grâce du Christ leur est manifestée ; selon cette parole de la seconde Épître à Tite (v. Il, 12) : La grâce de notre Sauveur Dieu est apparue à tous les hommes, nous apprenant à rejeter l' impiété et les désirs du siècle pour vivre dans la sobriété, la piété et la justice dans le siècle présent. Donc il semble que la nativité du Christ a être manifeste pour tous ». La troisième objection déclare que « Dieu est par-dessus tout prompt à faire miséricorde; selon cette parole du psaume (cxliv, v. 9) : Ses miséricordes éclatent au-dessus de toutes ses œuvres. Or, dans le second avè- nement, par lequel II jugera les justices (ps. lxxiv, v. 3), Il viendra manifeste pour tous ; selon celte parole marquée en saint Matthieu, ch. xxiv (v. 27) : Comme la foudre part de l'orient et brille jusqu'à loccident, ainsi sera l'avènement du Fils de Vhomme. Donc, à plus forte raison, le premier avènement, alors qu'il est dans le monde selon la chair, a être ma- nifeste pour tous ».

L'argument sed contra cite deux textes « il est dit, dans Isaïe, ch. xlv (v. i5) : Vous êtes un Dieu caché. Saint d'Israël, Sauveur; et, dans Isaïe, ch. lui (v. 3) : Sa face est comme ca- chée et méprisée ».

Au corps de l'articte, saint Thomas répond que « la nati- vité » ou la naissance du Christ ne devait pas être communé- ment manifeste pour tous. Premièrement, parce que cela eût empêché la rédemption des hommes, qui s'est faite par la croix du Christ; car, selon qu'il est dit dans la première Épître aux Corinthiens, ch. 11 (v. 8), s'ils l'eussent connu, jamais ils n'auraient crucijié le Seigneur de la gloire. Secondement, parce que cela eût diminué le mérite de la foi, par laquelle le Christ venait justifier les hommes, selon cette parole de l'Épî- tre aux Romains, ch. m (v. 22) : La justice de Dieu par la foi de Jésus-Christ. Si, en effet, par des signes manifestes, à la naissance du Christ, sa nativité eût apparu à tous, déjà la rai-

QUEST. XXXVI. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. I97

son de foi » en cette nativité « eût été enlevée; car la foi est la conviction de ce qui n'est pas apparent, comme il est dit aux Hébreux, ch. xi (v. i). Troisièmement, parce que cela eût mis en doute la vérité de l'humanité du Christ. Aussi bien, saint Augustin dit, dans son épître à Volasien (ch. m) : SU n'y avait eu aucun passage de l'enfance à la Jeunesse, pour le Christ ; s'il n'avait pris aucune nourriture, aucun sommeil, n'au- rait-ce pas été une confirmation de l'erreur » qui nie la vérité de son humanité, « et n'aurait-on pas cru qu'il n'avait en rien pris une véritable nature humaine? Alors qu'il aurait fait toutes choses par mode de miracle, aurcdt disparu ce qu'il a fait par mode de miséricorde » .

L'ad primum déclare que « ce texte », cité par l'objection, « s'entend du second avènement du Christ pour le jugement; ainsi que la glose l'explique au même endroit ».

h'ad secundum fait observer que « tous les hommes devaient être instruits de la grâce du Dieu Sauveur pour leur salut, non pas au commencement ou au moment de sa nativité, mais dans la suite et quand le temps aurait marché, après que le salut eut été opéré au milieu de la terre », par la Passion du Christ (ps. Lxxiii, V. 12). (( Et voilà pourquoi, après sa Passion et sa résurrection. Il dit à ses disciples, en saint Matthieu, chapitre dernier (v. ig) : Allez, enseignez toutes les nations ».

h'ad tertium dit que (( pour le jugement, il est requis que l'autorité du juge soit connue; et, à cause de cela, il faut que l'avènement du Christ pour le jugement soit manifeste » et vu de tous. « Mais le premier avènement fut pour le salut de tous, lequel est par la foi, qui porte sur ce qu'on ne voit pas. Et voilà pourquoi le premier avènement du Christ devait être caché ».

La nativité ou la naissance du Christ devait être cachée. Mais, alors, faudra-t-il en conclure qu'elle ne devait être manifestée à personne? C'est la question qui se pose immédiatement; et nous devons nous appliquer à la résoudre. Saint Thomas va le faire à l'article qui suit.

198 SOMME THÉOLOGIQUE.

Article II. Si la nativité du Christ devait être manifestée à quelqu'un?

Trois objections veulent prouver que « la nativité » ou la naissance « du Christ n'aurait être manifestée à personne ». La première est précisément la raison donnée à l'article précédent pour montrer que cette nativité devait être cachée ; car cette raison est la même pour tous. « Il a été dit, en effet, qu'il était convenable, pour le salut des hommes, que le pre- mier avènement du Christ fût caché. Or, le Christ venait pour sauver tous les hommes ; selon cette parole de la première Epître à Timothée, ch. iv (v. 10) : Lai qui est le Sauveur de tous les hommes, spécialement des fidèles. Donc la nativité du Christ ne devait être manifestée à personne ». La seconde objection fait observer que « la future nativité du Christ avait été mani- festée à la bienheureuse Vierge et à saint Joseph, avant que le Christ naisse. Donc il n'était pas nécessaire qu'elle fût mani- festée à d'autres, après que le Christ fût ». La troisième objection déclare qu' « aucun être sage ne manifeste ce d'où naît le trouble et le dommage des autres. Or, de la manifestation de la naissance du Christ s'ensuivit le trouble. Il est dit, en .effet, en saint Matthieu, ch. 11 (v. 3), que le roi Hérode, ap- prenant la naissance du Christ, fut troublé, et toute la ville de Jérusalem avec lui. Et cela tourna au dommage des autres ; car, à cette occasion, Hérode fit tuer les enjants à Bethléem et dans ses environs, depuis l'âge de deux ans et au-dessous {Ibid., v. 16). Donc il semble qu'il n'était pas à propos que la nativité du Christ fût manifestée à quelques-uns ».

L'argument sed contra dit que « la nativité du Christ n'eût été utile à personne, si elle avait été cachée à tous. Or, il fal- lait que la nativité du Christ fût utile; sans quoi, c'est en vain qu'il serait né. Donc il semble qu'il fallait que la nativité du Christ fût manifestée à quelques-uns ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous rappelle, d'un mot,

QUEST. XXXVI. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. IQQ

toute l'économie de la révélation surnaturelle. « Comme le dit l'Apôtre » saint Paul, u dans son épître aux Romains, ch. xiii (v. i), les choses qui viennent de Dieu sont ordonnées. D'autre part, il appartient à l'ordre de la Sagesse divine, que les dons de Dieu et les secrets de sa sagesse ne parviennent pas égale- ment à tous, mais qu'ils parviennent immédiatement à quel- ques-uns, et que par ceux-ci ils dérivent aux autres. Aussi bien est-il dit, même pour le mystère de la résurrection » du Christ, (' que Dieu rendit manifeste le Christ ressuscité, non pas à tout le peuple, mais aux témoins préordonnés par Lui {Actes, ch. x, V. 4o, 4i)- Il fallait donc que pour sa nativité cela fût observé aussi, que le Christ ne fût point manifesté à tous, mais à quel- ques-uns, par lesquels la connaissance de sa nativité pourrait parvenir aux autres ».

Vad prinium déclare que (< comme il eût été préjudiciable au salut des hommes », pour la raison indiquée dans l'objec- tion, (( que la nativité de Dieu fût connue de tous » immédia- tement, « de même aussi, pareillement, si elle n'eût été con- nue de personne. Dans l'un et l'autre cas, en effet, la foi est enlevée : et par cela qu'une chose est totalement manifeste », car, alors, elle n'a plus à être crue; « et par cela qu'elle n'est connue de personne dont on puisse entendre le témoignage : car la foi est par l'ouïe, comme il est dit aux Romains, ch. x

(v. 17) )).

L'ad secandum dit que u Marie et Joseph devaient être ins- truits de la nativité » ou de la naissance « du Christ ayant qu'il naisse; parce qu'il leur appartenait d'avoir le respect qu'il fallait pour l'Enfant conçu dans le sein et de l'assister à sa naissance. Mais leur témoignage, parce qu'il intéressait leur famille, eût été tenu pour suspect en ce qui était de la magni- ficence » ou de la grandeur u du Christ. Et voilà pourquoi il fallut qu'il fût manifesté à d'autres étrangers, dont le témoi- gnage ne pourrait pas être suspect ».

L'ad tertiuni répond que « le trouble même qui fut une suite de la manifestation de la nativité du Christ convenait à celte nativité. D'abord, parce que de la sorte était manifestée la dignité céleste du Christ. Aussi bien saint Grégoire dit, dans

200 SOMME THEOLOGIQUE.

l'homélie (hom. X, sur l" Évangile) : à la naissance du Roi du ciel, le roi de la terre est troublé : c'est qu'en effet, la grandeur terrestre est confondue quand on découvre la grandeur céleste. Secondement, parce que de la sorte était figuré le pouvoir judiciaire du Christ. Et c'est pourquoi saint Augustin dit, dans un sermon de l'Epiphanie (Serm. CC, ch. i) : Que sera le tribunal du Juge, alors que la crèche de l'Enfant terrorise les rois orgueilleux? Troisièmement, parce que de la sorte était figurée la destruction du règne du démon. Car, selon que le dit saint Léon, pape, dans le sermon de l'Epiphanie (ou plu- tôt l'Anonyme de l'Œuvre inachevée sur S. Matth., hom. II; parmi les Œuvres de S. Jean Chrysostome), Herode est moins troublé en lui-même que le démon dans Hérode. Hérode, en effet, soupçonnait l'homme; mais le démon soupçonnait le Dieu. Et soit l'un soit l'autre craignait un successeur de sa royauté : le démon, céleste ; Hérode, terrestre : toutefois, en vain : parce que le Christ ne venait pas chercher un royaume terrestre; comme le dit saint Léon, pape, s'adressant à Hérode (Serm. IV de l'Epi- phanie, ch. n) : Le Christ ne prend pas ton empire; et le Maître du monde ne se contente pas des petitesses du sceptre de ta puis- sance. — Que si les Juifs sont troublés, eux qui devraient cependant plutôt se réjouir, ou bien c'est parce que, comme le dit saint Jean Chrysostome (Anonyme précité), de l'avène- ment du Juste les impies ne pouvaient se réjouir, ou bien parce qu'ils voulaient témoigner leur faveur à Hérode, qu'ils crai- gnaient : le peuple, en effet, favorise plus que de Juste ceux dont il subit la cruauté (glose, sur S. Matthieu, ch. n, v. 3). Pour ce qui est des enfants tués par Hérode, cela ne tourna point à leur dommage, mais à leur avantage. Saint Augustin dit, en effet, dans un sermon de l'Epiphanie (Serm. CCCLXXXIII, ch. ni) : Gardons-nous de croire que le Christ, venant pour déli- vrer les hommes, n'ait rien Jait pour la récompense de ceux qui furent tués à cause de Lui, alors que, pendu au bois » de la Croix, (( // pria pour ceux qui le mettaient à mort ».

La naissance du Christ, qui ne devait pas être manifeste pour tous immédiatement, devait cependant être manifestée

QUEST. XXXVI. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 201

ouvertement à quelques-uns. Mais, à qui? Ceux auxquels sa nativité fut manifestée étaient-ils bien choisis? C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'ar- ticle qui suit.

Article III.

Si furent convenablement choisis ceux à qui la nativité du Christ a été manifestée?

Cinq objections veulent prouver que « ne furent point con- venablement choisis ceux à qui la naissance du Christ fut manifestée », et que l'Evangile nous fait connaître, savoir : les bergers; les Mages; Siméon et Anne. La première arguë de ce que « le Seigneur, en saint Matthieu, ch. x (v. 5), donna cet ordre aux disciples : N'allez poinl parmi les nations, en ce sens qu'il devait être manifesté aux Juifs avant d'être mani- festé aux Gentils. Donc il semble que bien moins encore la na- tivité du Christ dut être révélée dès le commencement aux Gentils qui vinrent de VOrient, comme on le voit par saint Matthieu, ch. ii (v. i) ». La seconde objection dit que « la manifestation de la vérité divine doit être faite surtout aux amis de Dieu; selon cette parole du livre de Job, ch. xxxvii (dans la Vulgate, xxxvi, verset dernier) : // la fait connaître à son ami. Or, les Mages paraissent êtVe les ennemis de Dieu. 11 est dit, en effet, dans le Lcvitique, ch. xix (v. 3i) : IWille: point vers les Mages; et ne consulte: point les devins. Donc la nativité du Christ n'aurait pas être manifestée aux Mages ». La troisième objection fait observer que u le Christ était venu pour délivrer le monde entier de la puissance du démon; et c'est pourquoi il est dit dans Malachie, ch. i (v. ii) : Du lever du soleil à son coucher, mon nom est grand parmi les nations. Ce n'est donc pas seulement à ceux qui étaient en Orient qu'il devait être manifesté, mais aussi à quelques-uns pris de par- tout dans l'univers ». La quatrième objection rappelle que « tous les sacrements de l'ancienne loi étaient la figure du Christ. Or, les sacrements de la loi ancienne étaient dispensés

202 SOMME THEOLOGIQUE.

par le ministère des prêtres de la loi. Donc il semble que la nativité du Christ aurait être manifestée aux prêtres dans le temple plutôt qu'aux bergers dans les champs ». La cin- quième objection en appelle à ce que « le Christ est d'une Mère vierge, et II était », à sa naissance, a un tout petit en- fant. Donc il eût été plus convenable, semble-t-il, qu'il fût manifesté à la jeunesse et à des vierges plutôt qu'à des vieil- lards et des femmes mariées ou veuves, comme Siméon et Anne ».

L'argument sed contra cite le mot du Christ « en saint Jean », « il est dit, ch. xiii (v. 18) .Je sais ceux que j'ai choisis. Or, ce qui se fait selon la Sagesse de Dieu est cbnvenablement fait. Donc furent convenablement choisis ceux à qui a été ma- nifestée la naissance du Christ ».

Au corps de l'article, saint Thomas formule ce beau prin- cipe, qui régit tout dans l'ordre de la Rédemption ; c'est que « le salut, qui devait se faire par le Christ, regardait tous les hommes dans leur diversité; car, comme il est dit aux Colos- siens, ch. ni (v. 11; Galales, ch. ni, v. 28), dans le Christ, il n'est plus ni homme ni femme, ni Gentil ni Juif, ni esclave ni libre, et ainsi des autres. Et, afin que cette loi fût préfigurée dans la nativité même du Christ, le Christ nouveau-né est manifesté à toutes les conditions qui se trouvent parmi les hommes. Car, selon que le dit saint Augustin, dans le sermon de l'Epipha- nie (Sermon CCII, ch. 1), les bergers étaient Israélites; les Ma- ges, Gentils. Ceux-là étaient près; ceux-ci venaient de loin. Les uns et les autres se rencontrèrent comme à la pierre angulaire. Il y eut encore entre eux une autre diversité : c'est que les Mages furent sages et puissants; les bergers, simples et du bas peuple. Le Christ a été manifesté aussi aux justes, Siméon et Anne; et aux pécheurs, les Mages; de même, aux hommes, et aux femmes, dans la personne de sainte Anne. Afin que fût montré, par là, qu'aucune des conditions parmi les hommes n'était exclue du salut du Christ ».

Vad primum répond que « cette première manifestation de la naissance du Christ fut un certain prélude de la pleine manifestation future. Et, de même que dans la seconde mani-

QUEST. XXXVI. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 203

festation, la grâce du Christ a été annoncée d'abord par le Christ et ses Apôtres aux Juifs, et ensuite aux Gentils; pareil- lement, vers le Christ arrivèrent d'abord les bergers, qui étaient les prémices des Juifs, comme étant tout près; et puis, vinrent les Mages, de loin, qui furent les prémices des Gentils, comme le dit saint Augustin » (endroit précité).

L'ad secandam fait une double réponse. La première en appelle à « saint Augustin » qui « dit, dans le sermon de l'Epiphanie (sermon CC, ch. m) : Comme le manque de ctdtare l'emporte dans la rasticité des bergers ; de même, V impiété l'em- porte dans les sacrilèges des Mages. Toutefois, celai qui était la pierre angulaire s'attribue et les uns et les autres ; car II venait choisir ce qui est inculte pour confondre les sages, et non les jus- tes, mais les pécheurs : afm qu'aucune grandeur ne s'enor- gueillisse et qu'aucune Jaiblesse ne désespère n. Cette réponse vaut pour ceux qui tiendraient que les Mages étaient des sor- tes de sorciers, comme le voulait l'objection. « Mais il en est » et ceci est une seconde réponse, non moins plausi- ble, « qui disent que ces Mages n'étaient point des hommes se livrant aux maléfices, mais de savants astronomes, qui chez les Perses ou les Chaldéens sont appelés du nom de Mages ».

L'ad tertium dit que « comme l'expliqne saint Jean Chrysos- tome (ou plutôt l'Anonyme, hom. II), les Mages vinrent de l'Orient, parce que d'où naît le Jour, de devait procéder le com- mencement de la foi : la foi est, en effet, la lumière des unies. Ou encore, parce que tous ceux qui viennent d'i Christ, viennent de Lui et par Lui (Rémi d'Auxerre, hom. VIII) ; aussi bien est-il dit, dans Zacharie, ch. vi (v. 12) : Voici l'homme : Orient est son nom. Toutefois, à la lettre, ils sont dits être venus de l'Orient, ou bien parce qu'ils vinrent de l'extrémité de l'Orient, d'après quelques-uns, ou bien parce qu'ils vinrent de certaines parties voisines de la Judée du côté de l'Orient » : le premier de ces deux sentiments semblerait plus en harmonie avec le texte de l'Evangile, surtout si on admettait qu'ils avaient mis près de deux ans pour se rendre auprès de l'Enfant-Dieu. Saint Thomas ajoute que si l'Évangile ne parle expressément que de ces Mages venus d'Orient, « il est croyable cependant

20/^ SOMME THÉOLOGIQUE.

que même dans les autres parties du monde apparurent certains signes de la naissance du Christ. C'est ainsi qu'à Rome coula de l'huile (cf. Eusèbe, Chroniques, liv. II, Olymp. clxxxv); et, en Espagne, apparurent trois soleils qui peu à peu se fondi- rent en un seul. » {Ibid., Olymp. clxxxiv).

Vadqaartum déclare que « comme le dit saint Jean Ghrysos- tome (ou plutôt Théophylacte, sur saint Luc, ch. n, v. 8), l'ange manifestant la nativité du Christ n'alla pas à Jérusalem et ne requit point les Scribes et les Pharisiens, parce qu'ils étaient corrompus et dévorés plus que les autres par l'envie. Mais les bergers étaient sincères, gardant l'ancienne manière de vivre des Patriarches et de Moïse. Par ces bergers aussi étaient signifiés les Docteurs de l'Église, auxquels sont révélés les mystères du Christ qui étaient cachés pour les Juifs t).

Uad quintum en appelle à « saint Ambroise », qui « dit {sur Luc, ch. Il, V. 25), que la génération » ou la naissance a du Seigneur ne devait pas seulement avoir le témoignage des bergers » et des jeunes gens comme le voulait l'objection, « mais encore celui des vieillards et des justes ; d'autant plus que leur témoi- gnage, en raison de leur justice » ou de leur sainteté u avait plus de force pour amener à y croire ».

Mous savons maintenant, d'une façon générale, à qui le Christ nouveau-né devait être manifesté. Il nous reste à exa- miner par qui devait se faire cette manifestation. Convenait-il que ce fût par le Christ lui-même; devait-Il, pour cela, user des messagers dont II a usé. Le premier aspect de la ques- tion va faire l'objet de l'article qui suit.

Article IV. Si le Christ devait par Lui-même manifester sa nativité?

Trois objections veulent prouver que « le Christ devait par Lui-même manifester sa nativité » ou sa naissance. La pre-

QUEST. XXXVI. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 2o5

mière dit que « la cause qui est par soi Cemporle toujours sur celle qui est par autre chose, comme il est marqué au livre YIII des Physiques (ch. v, n. 7; de S. Th., leç. 9). Or, le Christ a manifesté sa nativité par d'autres; savoir : aux bergers, par les anges; et, aux Mages, par l'étoile. Donc, à plus forte rai- son, a-t-Il la manifester par Lui-même ». La seconde objection apporte le texte de V Ecclésiastique, ch. xx (v. 82; ch, xLi, v. 17), « il est dit : La sagesse qui est cachée et le trésor qu'on ne voit pas, quelle utilité en l'une et en l'autre? Or, le Christ, dès le premier moment de sa conception, a eu plei- nement le trésor de la sagesse et de la science. Si donc 11 n'avait manifesté par des œuvres et des paroles cette plénitude qu'il avait, c'est en vain qu'il aurait reçu la sagesse et la grâce. Chose qui est inadmissible ; car Dieu et la nature ne font rien en vain, comme il est dit au livre I du Ciel et du monde (ch. iv, n. 8; de S. Th., leç. 8) ». La troisième objection en ap- pelle à ce que « dans le livre de l'Enfance du Sauveur, on lit que le Christ, dans son Enfance, a fait beaucoup de miracles. Et, par suite, il semble qu'il a, par Lui-même, manifesté sa nativité ».

L'argument sed contra s'autorise de « saint Léon, pape », qui, dans un sermon de l'Epiphanie, ch. m, a dit que les Mages trouvèrent l'Enfant Jésus ne différant en rien de la géné- ralité de l'enfance parmi les hommes. Or, les autres enfants ne se manifestent point eux-mêmes. Donc, il ne convenait pas, non plus, que le Christ, par Lui-même, manifeste sa nati- vité ».

Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que u la nativité du Christ était ordonnée au salut des hommes ; et ce salut est par la foi. D'autre part, la foi salutaire confesse la di- vinité et l'humanité du Christ. Il fallait donc que l'humanité du Christ fût manifestée de telle sorte que la démonstration de sa divinité » ne nuise pas ou « ne préjudicie en rien à la foi de son humanité. Et c'est ce qui fut fait, alors que le Christ présenta en Lui-même la similitude de l'infirmité humaine; et cependant, par les créatures de Dieu, Il montra en Lui la vertu delà divinité. C'est pour cela qu'il ne manifesta point

2o6 SOMME THÉOLOGIQUÉ.

par Lui-même sa nativité, mais par certaines autres créatures » dont nous allons parler à l'article suivant.

Vad primum répond que n dans la voie de la génération et du mouvement il faut parvenir au parfait par l'imparfait. Et c'est pourquoi le Christ a été manifesté d'abord par d'autres créatures; et ensuite II se manifesta par Lui-même d'une ma- nifestation parfaite ».

L'ad secandiim déclare que « si la sagesse cachée est inutile, cependant il n'appartient pas au sage de se manifester lui- même en n'importe quel temps, mais en temps opportun. Il est dit, en effet, dans Y Ecclésiastique , ch. xx (v. 6) : Tel se tait, qui n'a pas le sens de la parole; et tel autre se tait, sachant le temps qui est le temps qui convient. Ainsi donc la Sagesse don- née au Christ ne fut pas inutile ; parce qu'elle s'est manifestée elle-même au temps voulu. Et cela même, qu'elle était cachée tout le temps qu'il fallait, est un signe de sagesse ».

h'ad tertium dit que « ce livre de rEnJance du Sauveur est apocryphe. Et saint Jean Chrysostome, sur saint Jean (hom . XXI) , affirme que le Christ ne fit point de miracle avant qu'il change l'eau en vin » aux noces de Cana; ^ selon cette parole de saint Jean, ch. n (v. ji) : Ce Jut le premier des miracles que fit Jésus. Si, en effet, le Christ avait Jait des miracles dès sa pre- mière enjance, les Israélites n'auraient eu besoin de personne d'autre qui le manijeste ; alors que cependant saint Jean-Baptiste dit, en saint Jean, ch. i (v. 3i) : Pour qu'il fut manifesté à Israël, c'est pour cela que je suis venu baptisant dans l'eau. Or, c'est à propos qu'il ne commença point de faire des miracles dans sa première enfance. On eût cru, en effet, que l'Incarnation était une imagination ; et, avant le moment voulu, on l'aurait livré à la croix, sous la morsure de l'envie », comme en témoi- gne la conduite d'Hérode à l'égard des saints Innocents.

La nativité du Christ devait être manifestée, non par le Christ Lui-même, mais par des créatures qu'il se choisirait à cette fin. Ces créatures, nous le savons, furent les anges et une étoile. Était-il convenable qu'il en fût ainsi. Saint Thomas va nous répondre à l'article suivant.

QtJÈST. XXXVl. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 20'J

Article V.

Si la nativité du Christ devait être manifestée par des anges

et une étoile?

Nous avons ici quatre objections, dont les deux premières veulent prouver que « la nativité du Christ ne devait pas être manifestée par des anges », et les deux autres, qu'elle u ne de- vait pas être manifestée aux Mages par une étoile ». La pre- mière fait observer que « les anges sont des substances spiri- tuelles ; selon cette parole du psaume (cm, v. li ; aux Hébreux, ch. I, V. 7) : Il fait ses anges des esprits. Or, la nativité du Christ était selon la chair, non selon sa substance spirituelle. Donc elle n'aurait pas être manifestée par des anges ». La se- conde objection dit qu' « il y a une plus grande affinité des jus- tes aux anges qu'à n'importe quels autres ; selon cette parole du psaume (xxxiii, v. 8) : Vange du Seigneur enverra autour de ceux qui le craignent, et il les délivrera. Or, aux justes, c'est-à- dire à Siméon et Anne, la nativité du Christ n'a pas été mani- festée par des anges. Donc elle n'aurait pas dû, non plus, être manifestée aux bergers par des anges ». La troisième ob- jection, qui est l'une des deux voulant prouver que « pareille- ment, il semble qu'aux Mages, non plus, la nativité du Christ n'aurait pas être manifestée par une étoile », déclare que « cela semble être une occasion d'erreur pour ceux qui estiment que les astres ont un domaine sur la naissance des hommes », ce qui est l'erreur des astrologues. « Or, les occasions de pécher doivent être enlevées d'auprès des hommes. Donc il n'était pas convenable que par une étoile la nativité du Christ fût mani- festée ». La quatrième objection en appelle à ce qu' u il faut que le signe soit certain pour que par lui une chose soit ma- nifestée. Or, il ne semble pas que l'étoile fût un signe certain de la nativité du Christ. Donc c'est mal à propos que la nati- vité du Christ fut manifestée par une étoile ».

L'argument 5edco/i</'a cite un texte du Deutéronome, « il est

2o8 SOMME THÉOLOGIQUE.

dit, ch. XXXII (v. !i) : Les œuvres de Dieu sont parfaites. Or, une telle manifestation fut une œuvre divine. Donc c'est par des signes convenables qu'elle a été faite ».

Au corps de l'article, saint Thomas formule ce principe ou celte règle vraiment d'or, que « comme la manifestation syllo- gistique se fait par les choses qui sont plus connues de celui à qui l'on doit manifester quelque chose; pareillement, la manifestation qui se fait par des signes doit se faire par les choses qui sont familières à ceux à qui se fait la manifesta- tion ». Nous avons dans cette règle ou ce principe la clef de toutes les manifestations divines dans l'Ancien et le Nouveau Testament. « Or, poursuit saint Thomas, il est manifeste que pour les hommes justes, c'est chose familière et accoutumée d'être instruits par le mouvement instinctif intérieur de l'Es- prit-Saint sans la démonstration de signes sensibles, c'est-à- dire par l'esprit de prophétie ». Retenons, au passage, cette déclaration magnifique de saint Thomas, qui ouvre de si beaux horizons sur la vie mystique des âmes saintes. « Les autres, au contraire, adonnés aux choses corporelles, sont amenés par les choses sensibles aux choses intelligibles. Toutefois, les Juifs étaient accoutumés à recevoir des réponses divines par les an- ges, par lesquels aussi ils avaient reçu la loi, selon cette parole du livre des Actes, ch. vu (v. 53) : Vous avez reçu la loi par la disposition des anges. Quant aux Gentils, surtout les savants et les astronomes, ils étaient accoutumés à regarder le cours des étoiles. Et c'est pourquoi, aux justes, c'est-à-dire à Siméon et Anne, la nativité du Christ fut manifestée par le mouvement instinctif intérieur de l'Esprit-Saint; selon cette parole de saint Luc, ch. II (v. 26; cf. 36 et suiv.) : // avait eu cette réponse de r Esprit-Saint, qu'il ne verrait point la mort, avant qu'il n'eût vu d'abord le Christ du Seigneur. Au contraire, aux bergers et aux Mages, comme adonnés aux choses corporelles, la nativité du Christ fut manifestée par des apparitions visibles. Et parce que cette nativité n'était pas purement terrestre, mais, d'une cer- taine manière, céleste; à cause de cela, c'est par des signes célestes, que la nativité du Christ est révélée aux uns et aux aux autres. Comme, en effet, le dit saint Augustin, dans un

QtlEST. XXXVI. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 20g

sermon de l'Epiphanie (sermon CGIV) les deux sont habités par les anges et ornés par les astres ; aussi bien par les uns et les autres les cieux racontent la gloire de Dieu ». On aura remarqué ce beau texte de saint Augustin. « D'autre part, c'est raisonnable- ment qu'aux bergers, comme étant des Juifs, auxquels avaient été faites fréquemment des apparitions d'anges, la nativité du Christ a été révélée par des anges; et qu'aux Mages, habitués à considérer les corps célestes, elle a été manifestée par le signe d'une étoile, parce que, comme le dit saint Jean Ghrysostome (hom. VI sur saint Matthieu), Dieu voulut les appeler par des choses accoutumées, condescendant à eux. Il y a aussi une autre raison. C'est que, comme le dit saint Grégoire (hom.'X sur V Évangile), aux Juifs, comme usant de la raison, un vivant rai- sonnable, c'est-à-dire un ange, devait prêcher. Les Gentils, au con- traire, qui ne savaient point user de la raison pour connaître Dieu, sont conduits, non par la voix, mais par des signes. El, de même que le Seigneur, parlant déjà, Jut annoncé aux Gentils par des pré- dicateurs qui parlaient, de même le Seigneur qui ne parlait pas encore, fat prêché par des éléments sans parole. Il est encore une autre raison. C'est que, comme le dit saint Augustin (ou plutôt saint Léon, pape), dans un sermon de l'Epiphanie (ser- mon XXXIII), à Abraham avait été promise une succession innom- brable qui devait être engendrée non par la semence de la chair, mais par la fécondité de la foi. Et aussi bien elle était comparée à la multitude des étoiles, ajin qu'il espérât une descendance céleste. Et voilà pourquoi les Gentils, désignés par les étoiles, sont excités par l'apparition d'un nouvel astre, afin qu'ils parviennent au Christ, par lequel ils deviennent race d'Abraham » . Ces textes des Pères sont vraiment très beaux.

L'ad primam dit que « cela a besoin d'être manifesté, qui, de soi, est caché ; non ce qui est, de soi, manifeste. Or, la chair de Celui qui naissait était manifeste; mais la divinité était cachée. Et voilà pourquoi c'est à propos que cette nativité a été manifestée par les anges, qui sont les ministres de Dieu. Aussi bien c'est au milieu de la clarté que l'ange apparut, pour montrer que Celui qui naissait était la splendeur de la gloire du Père » {aux Hébreux, ch. i, v. 3).

XVI. La Rédemption. , i4

yiO SOMME THEOLOGIQUE.

Uad secLindum déclare que les « justes n'avaient pas besoin d'une apparition visible d'anges; mais à eux suffisait le mou- vement intérieur de l'Esprit-Saint, en raison de leur perfec- tion ».

Vad tei'liam répond que « l'étoile qui manifesta la nativité du Cbrist enleva toute occasion d'erreur. Comme, en effet, le dit saint Augustin, contre Faiisle (liv. Il, ch. v), aucun » astro- nome ou « astrologue, jamais, ne fixa le destin des hommes qui naissaient, le rattachant aux étoiles, de telle sorte qu'il ajfirmât que quelqu'une des étoiles, à la naissance d'un homme, eût laissé l'ordre de son cours et se fût dirigée vers le noux^eau-né, comme il arriva pour l'étoile qui annonça la nativité du Christ. Et donc, par là, n'est point confirmée l'erreur de ceux qui esti- ment que le sort des hommes qui naissent est attaché à l'ordre des astres, mais qui ne croient pas que l'ordre des astres puisse être changé à la nativité de l'homme. Pareillement, comme le dit saint Jean Chrysostome (hom. VI, sur S. Matthieu), le rôle de l'astronomie » ou de l'astrologie « n'est pas de savoir par les étoiles ceux qui naissent, mais de prédire l'avenir en partant de l'heure de naissance. Or, les Mages ne connurent point le temps de la nativité pour partir de et connaître l'avenir d'après le mou- vement des étoiles ; mais plutôt inversement » .

Vad quartum signale que « comme le rapporte saint Jean Chrysostome (l'Anonyme, hom. II), en certains écrits apocry- phes on lit qu'une certaine nation dans l'extrême orient, près de l'Océan, avait une certaine écriture » ou un certain écrit, « portant le nom de Seth, au sujet de cette étoile et des présents à offrir. Et cette nation observait avec soin l'apparition de cette étoile , ayant placé douze explorateurs , qui , à des époques déterminées, gravissaient la montagne » afin de mieux voir. « Or, sur cette montagne, ils virent l'étoile qui avait en elle comme la forme d'un petit enfant et au-dessus d'elle une simi- litude de croix ». Le récit de cet apocryphe ne manque pas d'une certaine saveur, pour montrer comment on s'industriait, dans certains milieux, à l'effet d'expliquer le mystère de l'étoile. « Ou bien », poursuit saint Thomas, « il faut dire que, comme il est marqué dans le livre des Questions du Nouveau

QUESt. XXXVI. DE LA MANIFESTATION t)U CHRIST NE. 21 t

et de l" Ancien Teslament (q. lxiii, parmi les Œuvres de saint Augustin), ces Mages suivaient la tradition de Balaani qui avait dit : Une étoile sortira de Jacob {Nombres, ch. xxiv, v. 17). Et, aussi bien, voyant une étoile en dehors du cours ordinaire du monde, ils comprirent que c'était celle que Balaam avait prédit devoir être le Jutur indice du roi des Juijs. Ou bien, comme le note saint Augustin, dans un sermon de l'Epiphanie (ser- mon CCCLXXIV), il faut dire que les Mages apprirent des anges, par l'avertissement d'une certaine révélation, que l'étoile signifiait que le Christ était né. Et il semble probable que ce fut par des bons anges, alors qu'ils cherchaient déjà leur salut dans le Christ qu'ils venaient adorer. Ou bien, comme le dit saint Léon, pape, dans un sermon de l'Epiphanie (sermon XXXIV, ch. m), outre cette image extérieure qui Jrappait le regard corporel, un rayon plus éclatant de la vérité instruisit leurs cœurs de ce qui touchent à l'illumination de la foi ». La diversité même de ces explications nous montre qu'il est difficile de rien préciser à ce sujet ; mais une chose est certaine : c'est que les Mages comprirent le sens de l'apparition de l'étoile et se rendirent à son appel. Du reste, nous allons revenir, dans les deux der- niers articles de la question présente, sur ce point si intéres- sant de l'étoile des Mages et de leur adoration auprès du Christ.

Mais auparavant nous devons jeter un coup d'œil d'ensem- ble sur les manifestations dont il vient d'être parlé, et nous demander si l'ordre dans lequel ces manifestations se sont produites était bien l'ordre qui convenait. C'est l'objet de l'ar- ticle qui suit.

Article VI.

Si c'est dans l'ordre voulu que la nativité du Christ a été manifestée?

Trois objections veulent prouver que « ce n'est pas dans l'ordre voulu que la nativité du Christ a été manifestée ».

2 12 SOMME THEOLOGIQUE.

La première dit que « la nativité du Clirist aurait être ma- nifestée d'abord à ceux qui étaient le plus près du Christ et qui désiraient le plus sa venue; selon cette parole du livre de la Sagesse, ch, vi (v. i4) : Elle devance ceux qui la désirent, afin de se montrer à eux la première. Or, les justes étaient tout à fait près du Christ par la foi et ils désiraient le plus son avènement; aussi bien est-il dit de Siméon, en saint Luc, ch. n (v. ^5), que c'était an homme juste et craignant Dieu, qui attendait la rédemption d'Israël. Donc la nativité du Christ aurait être manifestée à Siméon avant d'être manifestée aux bergers et aux Mages ». La seconde objection déclare que « les Mages furent /e.s prémices des Gentils qui devaient croire au Christ. Or, c'est d'abord la plénitude des nations qui vient à la foi ; et, après, tout Israël sera sauvé, comme il est dit aux Romains , ch. xi (v. 26, 2G). Donc la nativité du Christ devait être manifestée aux Mages avant d'être manifestée aux bergers ». La troisième objection, d'un haut intérêt exégétique et historique, fait ob- server qu' (( il est dit, en saint Matthieu, ch. n (v. 16) quHé- rode mit à mort tous les enfants qui étaient à Bethléem et dans tous ses environs, depuis deux ans et au-dessous, selon le temps dont il s'était enquis auprès des Mages. Et par il semble que les Mages parvinrent au Christ dans la deuxième année après sa nativité. Or, c'est mal à propos que la nativité du Christ ait été manifestée aux Gentils après un aussi long temps ».

L'argument sed contra cite le mot du livre de Daniel, « il est dit, ch. 11 (v. 21) : Cest Lui qui change les temps et les âges. Et, par suite, il semble que le temps de la manifestation de la nativité du Christ s'est déroulé comme il fallait ».

Au corps de l'article, saint Thomas constate et rappelle que Cl la nativité du Christ a été manifestée d'abord aux bergers, le jour même de'cette nativité, Comme il est dit, en effet, dans saint Luc, ch. 11 (v. 8, i5, 16), des bergers se trouvaient dans la même région gardant et passant les veilles de la nuit auprès de leur troupeau. Et, dès que les anges Jurent partis d'auprès d'eux dans le ciel, ils se disaient les ans aux autres ; passons Jusqu'à Bethléem. Et ils vinrent en hâte. En second lieu, les Mages parvinrent au Christ, le treizième jour après sa nativité, au-

QUEST. XXWr. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. Jl3

quel on célèbre la fêle de l'Epiphanie. Si, en effet, ils étaient venus, l'année d'après, ou au bout de deux ans. ils n'auraient pas trouvé l'Enfant à Bethléem ; puisqu'il est écrit, en saint Luc, ch. II (v. 39), qn après quils eurent accompli toutes choses selon la loLdu Seigneur, offrant l'Enfant Jésus dans le Temple », Marie et Joseph « revinrent en Galilée, dans leur cité, c'est-à-dire à Nazareth ». Nous verrons, tout à l'heure, ce qu'il faut penser de l'indication fournie ici par saint Luc. Remarquons seule- ment que c'est sur elle que se fonde saint Thomas pour hâter l'arrivée des Mages. Si une autre interprétation est possible, la conclusion ne s'imposera pas. « En troisième lieu, la nati- vité fut manifestée aux justes dans le Temple, le quarantième jour après la nativité, comme on le trouve en saint Luc, ch. 11 (v. 22; cf. Lévitique, ch. xii, v. 2 et suiv.) ». Après avoir marqué cet ordre des manifestations selon qu'il a cru pouvoir le dégager du récit de saint Luc, saint Thomas apporte une raison de convenance, qu'il explique comme il suit : « La rai- son de cet ordre est que par les bergers sont signifiés les Apô- tres et les autres qui crurent parmi les Juifs, auquels d'abord fut manifestée la foi du Christ ; et parmi eux, en effet, il n'y eut pas beaucoup de puissants et beaucoup de nobles, comme il est dit dans la première Épitre aux Corinthiens, ch. i (v. 26) », mais plutôt de petites gens et des hommes du peuple ressem- blant aux bergers. « Ensuite, la foi du Christ parvint à la plé- nitude des nations ; qui est figurée par les Mages. Et, troisiè- mement, elle parviendra à la plénitude des Juifs; qui est figu- rée par les justes ; d'où il vient aussi que le Christ leur fut manifesté dans le Temple des Juifs ». 11 va bien sans dire que ce n'est qu'une raison de convenance et que l'ordre mar- qué en second lieu, qui est, en effet, l'ordre réel, n'est pas nécessairement lié comme correspondant à l'ordre qui aura pu être celui des manifestations marquées dans l'Evangile.

L'ad primum explique fort bien pourquoi la manifestation faite à Siméon n'a pas été la première et donne une raison qui s'harmoniserait en effet très bien avec l'ordre des manifesta- tions, à supposer que celle qui regarde les Mages eût été aussi antérieure à celle qui regarde Siméon. « Gomme le dit l'Apô-

2l4 SOMME THÉOLOGIQUE.

tre, aux Romains, ch. ix (v. 3o, 3i), Israël, en suivant la loi de la Justice n'est point parvenu à la loi de la Justice ; tandis que les Gentils, qui ne cherchaient pas la Justice, ont, d'une façon com- mune, prévenu les Juifs dans la justice de la foi. Et, en figure de cela, Siméon, qui attendait la consolation d'Israël, a connu en dernier lieu le Christ nouveau-né; et il a été précédé dans cette connaissance par les bergers et les Mages, qui n'avaient point la même sollicitude ». Ici encore, ce n'est qu'une raison de convenance, laquelle n'a son application que si on suppose la réalité de l'ordre dont il s'agit.

L'arf sectmdam fait observer que « si la plénitude des nations est venue à la foi avant la plénitude des Juifs, cependant les prémices des Juifs ont précédé les prémices des nations. Et voilà pourquoi la nativité du Christ a été manifestée aux ber- gers avant d'être manifestée aux Mages ».

Vad lertium dit qu' « au sujet de l'apparition de l'étoile qui apparut aux Mages, il y a une double opinion. Saint Jean Chrysostome, en effet, sur saint Matthieu (ch. ii, v. i), et saint Augustin, dans un sermon de l'Epiphanie (sermon CXXXI, parmi les (Euvres), disent que l'étoile apparut aux Mages deux ans avant la nativité da Christ; c'est alors que les Mages réso- lurent de venir vers le Christ; et s'étant mis en route des extré- mités de l'Orient, ils arrivèrent le troisième jour après la nais- sance du Christ. Aussi bien Hérode, aussitôt après leur départ, se voyant joué par eux, envoya l'ordre de tuer les enfants de deux ans et au-dessous, se demandant si le Christ n'était pas quand l'étoile apparut aux Mages, selon le temps dont il s'était enquis auprès d'eux. D'autres disent (cf. saint Rémi, hom. VII) que l'étoile apparut aussitôt après la nativité du Christ, et que tout de suite les Mages, ayant vu l'étoile, se mi- rent en route et firent leur chemin très long en l'espace de treize jours, soit par une assistance divine, soit à cause de la rapidité des dromadaires qui les portaient; tout cela, d'ailleurs, à supposer qu'ils vinrent de l'Extrême-Orient. Car il en est qui disent qu'ils vinrent d'une région rapprochée, était Ba- laam, dont ils avaient connu la doctrine; et s'ils sont dits être venus de l'Orient, c'est parce que cette terre était à l'orient de

QUEST XXXVI. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 2l5

la Judée. Et, dans cette hypothèse, ce ne fut pas tout de suite qu'Hérode mita mort les enfants; mais seulement après deux ans : soit parce que, dit-on, il aurait dû, dans l'intervalle, se ren- dre à Rome, il avait été accusé ; ou parce que, agité d'autres craintes, il avait se désister de la poursuite des enfants; ou bien parce qu'il put croire que les Mag-es, trompés par une Jausse vision de l'étoile, n ayant pas trouvé lEnJant qu'ils cher- chaient, n'avaient pas osé revenir vers lui, comme le dit saint Augustin, au livre du Consentement des Évangélistes (liv. Il, oh. xi). Et c'est pour cela qu'il fît tuer, non seulement les en- fants de deux ans, mais au-dessous, parce que, comme le dit saint Augustin dans un sermon sur les saints Innocents, il crai- gnait que l'Enfant, qui avait les astres à son service, n'eût changé son aspect un peu au-dessus ou au-dessous de son âge » .

Nous voyons, par toutes ces explications, combien a créé de difficultés aux Pères et aux Docteurs l'indication des deux ans marquée en saint Matthieu au sujet de l'apparition de l'étoile. Ces difficultés venaient surtout de l'hypothèse l'on se plaçait touchant la date de l'adoration des Mages. On acceptait, en effet, que cette adoration avait eu lieu treize jours après la nais- sance du Christ. Dès lors, l'indication des deux ans pour l'appa- rition de l'étoile ne pouvait plus s'expliquer que très difficile- ment. La difficulté se résout d'elle-même si, au lieu de placer l'adoration des Mages au treizième jour après la naissance du Christ, on la reporte à la deuxième année qui suivit cette nais- sance. Nous avons entendu saint Thomas lui-même faire allu- sion à cette hypothèse, au corps de l'article. Il est vrai qu'il ne s'y est pas arrêté. Mais pour une raison qui n'est pas contrai- gnante. Il disait, en ell'et, qu'à ce compte les Mages n'auraient pas trouvé l'Enfant à Bethléem, puisque après la purification, qui eutlieuau quarantième jour, Joseph et Marie étaient retour- nés à Nazareth. Une explication intermédiaire peut être donnée; et elle semble tout à fait plausible. Elle consiste à dire qu'en effet, après la purification, la sainte Famille retourna à Naza- reth ; mais non pas pour y rester. Saint Joseph, après la nais- sance du Christ, se considérait comme tenu de revenir à Bethléem, qu'il savait, par les prophéties, devoir être la patrie

2l6 SOMME THÉOLOGIQUE,

du Messie, Si donc après la purification il était retourné à Nazareth, c'est parce qu'il en était parti précipitamment. Mais après avoir mis ordre à ses affaires, ce qui ne dut lui demander que peu de temps, il était revenu à Bethléem, avec l'intention de s'y fixer. Et c'est que les Mages retrouvèrent la sainte Famille au début de la deuxième année après la naissance du Christ. Avec cette explication, les faits de l'Évangile s'harmo- nisent très bien. Sans cela, au contraire, il devient à peu près impossible de les expliquer. Car, placer la fuite en Egypte, si l'adoration des Mages a eu lieu treize jours après la naissance du Christ. Aussi bien l'interprétation qui nous semble la plus littérale est celle qui range ainsi les événements : d'abord, la naissance du Christ; puis, au quarantième jour, la purifica- tion; après la purification, le retour à Nazareth, mais pour très peu de temps : la sainte Famille vient s'établir à Bethléem. C'est que les Mages viennent adorer l'Enfant, au début de la deuxième année. Hérode, déjoué par eux, médite de faire périr l'Enfant, que saint Joseph, averti par l'ange, emmène précipi- tamment en Egypte. Après la mort d'Hérode, survenue l'année suivante, saint Joseph, de nouveau averti par l'ange, songe à retourner, non à Nazareth, mais à Bethléem, preuve manifeste qu'il s'y était établi avant la fuite en Egypte; et ce n'est que sur un nouvel avis de l'ange, qu'il se rend à Nazareth, l'En- fant devait demeurer caché jusqu'aux jours de la vie publique. Nous avons expliqué ce sentiment avec les laisons qui le moti- vent, au tome premier de Jésus-Chrisl dans l'Évangile.

Après avoir examiné ce qui a trait à la manifestation du Christ en général, il nous faut étudier en particulier l'une de ces mani- festations comme offrant une importance toute spéciale. Il s'agit de l'adoration des Mages. Et, à ce sujet, sai nt Thomas se demande deux choses : premièrement, ce qu'était l'étoile qui les condui- sit; deuxièmement, comment ils se comportèrent auprès de l'Enfant-Dieu. Le premier point va faire l'objet de l'arti- cle qui suit.

QUEST. XXXVI. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NÉ. 217

Article VII.

Si l'étoile qui apparut aux Mages était l'une des étoiles

du ciel?

Trois objections veulent prouver que « l'étoile qui apparut aux Mages était l'une des étoiles du ciel ». La première cite le mot de « saint Augustin » (ou plutôt Maxime de Turin, hom. XII sur la Nativité; parmi les Œuvres), qui, « dans un sermon de l'Epiphanie, dit : Tandis que Dieu est suspendu au sein » de sa Mère « et quii est revêtu de misérables langes, sou- dain un nouvel astre brille au ciel. Ce fut donc une étoile du ciel qui apparut aux Mages ». La seconde objection est un autre mot de « saint Augustin », qui, « dans un sermon de l'Epiphanie (sermon CCI), dit : Aux bergers, ce sont des anges ; et aux Mages, c'est une étoile, qui montrent le Christ. Aux uns et aux autres, c'est la tangue des deux qui se fait entendre, parce que la langue des prophètes ne s entendait plus. Or, les anges qui apparurent aux bergers furent vraiment des anges venus du ciel. Donc létoile, aussi, qui apparut aux Mages fut vraiment une des étoiles du ciel ». La troisième objection arguë au sens de la science des anciens. Elle dit que « les étoiles qui ne sont pas au ciel, mais dans l'air, sont appelées comètes; lesquel- les n'apparaissent point à la naissance des rois, mais plutôt sont des indices de leur mort. Puis donc que l'étoile dont il s'agit désignait la naissance du Roi » des rois, « et aussi bien les Mages disent, en saint Matthieu, ch. ii (v. 2) : est le nouveau-né Roi des Juifs? Car nous avons vu son étoile en Orient, il semble que cette étoile fut du nombre des étoiles du ciel ».

L'argument sed contra cite un texte de « saint Augustin, au livre Contre Fauste » (liv, II, ch. v), il est « dit : Ce n'était point l'une des étoiles qui depuis le commencement de la création gar- dent V ordre de leur course sous la loi du Créateur ; mais pour la nou- veauté de Venjantement de la Vierge, un nouvel astre apparut ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « comme le

2l8 SOMME THÉOLOGIQUE.

dit saint Jean Ghrysostome, sur saint Matthieu (hom. VI), que cette étoile qui apparat aux Mages n'ait pas été l'une des étoi- les du ciel, la chose est manifeste de multiple manière. Pre- mièrement, parce qu'il n'est aucune des étoiles qui marche dans cette direction. Celle-ci, en effet, se portait du nord au midi : car telle est la direction de la Judée, par rapport à la Perse, d'où les Mages venaient. Secondement, la chose apparaît aussi par le temps » l'étoile était vue. « Et, en effet, ce n'était pas seulement la nuit, mais aussi au milieu du jour qu'elle parais- sait : chose qui ne convient à aucune étoile; non pas même à la lune. Troisièmement, parce que tantôt elle apparaissait, et tantôt elle se cachait. Lorsque, en effet, les Mages entrèrent à Jérusalem, l'étoile se cacha ; et, ensuite, dès qu'ils eurent laissé Hérode, elle se montra de nouveau. Quatrièmement, parce qu'elle n'avait pas un mouvement continu; mais, quand les Mages devaient aller, elle allait; quand ils devaient s'arrêter, elle s'arrêtait ; comme il en était pour la colonne de nuée dans le désert {Exode, ch. xl, v. 34, 35 ; Deutéronome, ch. i, v. 33). Cinquièmement, parce que ce ne fut pas en restant en haut, qu'elle montra le lieu était la Vierge qui avait enfanté, mais elle le fit en descendant sur la maison. Il est dit, en effet, dans saint Matthieu, ch. ii (v. g), que l'étoile quils avaient vu en Orient, les précédait jusqu à ce qu étant venue elle s'arrêta sur l'en- droit où était l'EnJant. Par l'on voit que le mot des Mages disant : Nous avons vu son étoile en Orient, ne doit pas s'enten- dre comme si, eux-mêmes se trouvant en Orient, l'étoile leur fût apparue existant elle-même dans la terre de Juda; mais en ce sens qu'ils la virent alors qu'elle-même était en Orient etqu'elle les précéda jusque dans la Judée; bien que ceci soit laissé dans le doute par quelques-uns (cf. Saint Rémi, hom. VII). Or, l'étoile n'aurait pas pu montrer distinctement la maison, si elle n'avait été proche de terre. Et, comme lui-même, saint Jean Chrysostome, le dit, ceci ne semble pas convenir à une étoile, mais être le propre d'une vertu qui a la raison. D'où il semble que cette étoile était une vertu invisible transjormée en une telle apparence. Aussi bien quelques-uns àn^ni {des Merveilles de la Sainte Écriture, livre III, ch. iv ; parmi les CËuvres de

QUEST. XXXVr. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 219

saint Augustin) que comme i'Esprit-Saint descendit sur le Sei- gneur après son baptême, sous la forme d'une colombe, de même II apparut aux Mages sous la forme d'une étoile. D'au- tres disent que l'ange qui apparut aux bergers sous la forme humaine, apparut aux Mages sous la forme d'une étoile. Tou- tefois, il semble plus probable que ce fut une étoile formée alors à cette fin, non pas dans le ciel, mais dans l'air voisin de la lerre ; laquelle se mouvait au gré de la volonté de Dieu » : nous dirions un météore miraculeusement formé par Dieu pour conduire les Mages. « Ce qui fait dire à saint Léon, pape, dans un sermon de l'Epiphanie (sermon XXXI, ch. i) ; Aux trois Mages, dans la région de l'Orient, apparaît une étoile nouvelle par sa clarté, qui remportant en éclat et en beauté sur tous les autres astres attirât sur elle leurs regards et leurs esprits, afin que tout de suite iljùt remarqué qu'un phénomène aussi insolite ne devait pas être chose vaine « .

Vad primum répond que « parfois, dans la Sainte Écriture, l'air est appelé ciel; selon cette parole (ps. viii, v. 9) : Les oiseaux du ciel et les poissons de la mer » .

Uad secundum dit que « les anges du ciel, en vertu de leur office, ont de descendre vers nous, étant envoyés comme ministres {aux Hébreux, ch. i, v. i4). Mais les étoiles du ciel ne quittent point leur place. Et, par la suite, la raison n'est pas la même ».

Vad tertium fait observer que « comme l'étoile » des Mages « ne suivait pas le mouvement des étoiles du ciel, elle ne suivait pas, non plus, celui des comètes, qu'on ne voit pas durant le jour, et qui ne changent pas leur course ordinaire. Et toute- fois », à supposer, comme le voulait l'objection, que l'appari- tion des comètes se produise en rapport avec la chute des rois, « cette signification des comètes n'était pas ici totalement absente. C'est qu'en effet le royaume céleste du Christ brisa et détruisit tous les royaumes de la terre : et lui-même demeurera éternellement, comme il est dit au livre de Daniel, ch. 11 (v. 4"^) »•

Il ne nous reste plus qu'un dernier point à examiner. Et c'est de savoir si l'adoration des Mages fut bien ce qu'il fallait. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

2 20 SOMME THEOLOGIQUE.

Article VIII. Si les Mages vinrent à propos adorer et vénérer le Christ?

Quatre objections veulent prouver que « les Mages ne vin- rent pas à propos adorer et vénérer le Christ ». La première dit qu' « à chaque roi les hommages sont dus par ses sujets. Or, les Mages ne faisaient point partie du royaume des Juifs. Donc, puisque la vue de l'étoile leur fit connaître que c'était le roi des Juifs qui venait de naître, il semble que c'est mal à propos qu'ils vinrent l'adorer ». La seconde objection dé- clare que « c'est une folie de venir annoncer un roi étranger à un roi qui règne encore. Or, dans le royaume des Juifs, Hé- rode régnait toujours. Donc les Mages agirent en insensés quand ils annoncèrent la naissance d'un nouveau roi ». La troi- sième objection fait observer que « le signe céleste est plus cer- tain que le signe humain. Or, les Mages étaient venus en Judée conduits par un signe céleste. Donc ils en agirent sot- tement de requérir, en dehors de la conduite de l'étoile, un signe humain, quand ils dirent : Oh est le noaveaa-né roi des Juifs? » La quatrième objection arguë de ce que « l'obla- tion de présents et l'hommage de l'adoration ne sont dus qu'aux rois qui régnent déjà. Or, les Mages ne trouvèrent point le Christ dans l'éclat de la dignité royale. Donc c'est mal à pro- pos qu'ils lui offrirent des présents et des hommages royaux ».

L'argument sed contra cite le mot d'Isaïe, « il est dit ch. Lx (v. 3) : Les nations marchçronl à ta lumière, et les rois à la splendeur de ton lever. Or, ceux qui sont conduits par la lumière divine, n'errent point. Donc les Mages, sans erreur, rendirent au Christ leurs hommages ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que <( comme il a été dit (art. 3, ad i"""), les Mages sont les princes des nations croyant au Christ, dans lesquels apparut, comme dans un pré- sage, la foi et la dévotion des nations venant au Christ des pays lointains. Et c'est pourquoi, de même que la dévotion et

QUEST. XXXVI. DE LA MANIFESTATION £)U CHRIST NE. 22 t

la foi des nations est sans erreur par l'inspiration de l'Esprit- Saint, de même aussi il faut croire que les Mages, inspirés par l'Esprit-Saint, rendirent sagement leurs hommages au Christ ». On peut même ajouter que cette conduite des Mages est un des plus beaux actes de foi qui aient été jamais accomplis. Il fallait, en effet, que leur esprit fût mag^nifiquement éclairé par la lumière d'en-Haut, pour qu'ils n'aient pas hésité à recon- naître, dans le tout petit Enfant porté sur les bras de sa Mère pauvre et ignorée de tous, le Roi-Messie qu'ils étaient venus chercher de si loin. C'est, du reste, ce que vont souligner excel- lemment les réponses aux objections.

Vad primam déclare que « comme le dit saint Augustin, dans un sermon de l'Epiphanie (sermon CC, cli. i), alors que de nombreux rois des Juifs étaient nés et étaient morts, tes Mages ne vinrent adorer aucun d'eux. Ce n'est donc pas à un roi des Juijs comme il avait accoutumé d'y en avoir, que ces étrangers, venus de loin et n'ayant rien de commun avec ce royaume, doivent Jtre supposés avoir voulu rendre un si grand honneur. Mais ils avaient appris qu'il venait de naître un roi dans l'adoration duquel ils ne doutaient pas qu'ils ne trouvassent le salut qui est selon Dieu )).

L'ad secundum dit que « par cette annonce des Mages », faite avec tant d'audace et de courage, « était préfigurée la cons- tance des nations qui confesseraient le Christ jusqu'à la mort », à rencontre de tous les tyrans et de tous les persécuteurs. « Aussi bien, saint Jean Ghrysostome (ou plutôt l'Anonyme) dit, sur saint Matthieu (Ouvrage inachevé), que considérant le Roi à venir, ils ne craignaient pas le roi présent. Ils n'avaient pas en- core vu te Christ; et déjà ils étaient prêts à mourir pour Lui ».

L'ad tertium répond que « comme le dit saint Augustin, dans son sermon sur l'Epiphanie (sermon CC, ch. ii), l'étoile qui con- duisit les Mages jusqu'au lieu était avec sa Mère vierge le Dieu- enfant pouvait les conduire jusqu'à la cité de Bethléem le Christ était né. Mais elle se déroba jusqu'à ce que les Juifs eux-mêmes eussent aussi rendu témoignage au sujet de la cité le Christ devait naître; afin que, de la sorte, confirmés par un double témoignage, comme le dit saint Léon, pape (sermon \XX1V, ch. ii), ils

222 SOMME THEOLOGIQUE.

apportassent plus d'ardeur à chercher Celui que manifestait et la clarté de l'étoile et l'autorité de la prophétie. Et, ainsi, eux-mêmes annoncent la nativité du Clirist et demandent le lieu, croient et cherchent, comme pour signifier ceux qui marchent par la foi et désirent la claire vue, selon que s'exprime saint Augustin, dans un sermon de l'Epiphanie (sermon CXGIX, ch. i). Quant aux Juifs qui indiquent aux Mages le lieu de la nativité du Christ, ils ont été semblables aux ouvriers qui construisirent l'arche de yoé, lesquels fournirent aux autres le moyen de se sauver et eux-mêmes périrent dans le déluge : ils parlèrent et demeurèrent après avoir parlé, semblables aux bornes du chemin qui montrent la voie, mais ne marchent pas (S. Augustin, sermon CCGLXXIII, V. iv), Ce fut aussi par un dessein de Dieu que la vue de l'étoile leur étant enlevée, les Mages conduits par le sens hu- main iraient à Jérusalem, cherchant dans la cité royale le Roi nouveau-né, afin que dans Jérusalem fût d'abord annoncée pu- bliquement la nativité du Christ, selon cette parole d'Isaïe, ch. ii (v. 3) : De Sion sortira la loi; et la Parole du Seigneur, de Jérug salem; et aussi, afin que le zèle des Mages venant de loin condam- nât la paresse des Juifs qui étaient tout près » et qui n'allaient point vers le Christ (cf. S. Rémi, hom. VII).

Vad quartum fait observer que « comme le dit saint Jean Chrysostome (l'Anonyme), sur saint Matthieu (Ouvrage ina- chevé), si les Mages étaient venus cherchant un roi de la terre, ils auraient été confondus ; car ils eussent entrepris sans raison la fatigue d'un si long voyage. Et, par suite, ils n'auraient ni adoré, ni offert des présents. Mais, parce qu'ils cherchaient le Roi du ciel, bien qu'ils ne vissent en Lui rien de l'excellence royale, cepen- dant contents du seul témoignage de l'étoile, ils adorèrent. C'est qu'en effet, ils voient un homme et ils reconnaissent Dieu. Et ils offrent des présents en harmonie avec la dignité du Christ : de l'or, comme au grand Roi; l'encens, qui sert dans les sacrifices divins, ils l'offrent comme à celui qui est Dieu; et la myrrhe, qu'on répand sur les corps des morts, est offerte comme à Celui qui doit mourir pour le salut de tous (S. Grégoire, hom. X, sur r Évan- gile). Et, comme le dit saint Grégoire (au même endroit), nous apprenons de à offrir au Roi nouveau-né l'or qui signifie

QÙEST. XXXVI. DE LA MANIFESTATION DU CHRIST NE. 223

la sagesse, resplendissant en sa présence de la lumière de la sa- gesse; l'encens, qui exprime la dévotion de la prière, nous l'ojjrons à Dieu si nous répandons devant Lui la bonne odeur de nos prières assidues; quant à la myrrhe, qui signifie la mortification de la chair, nous UoJJrons, si par l'abstinence nous mortifions les vices de la chair ».

Après la question de la nativité du Christ, et toujours rela- tivement à son entrée dans le monde; nous devons examiner ce qui a trait aux prescriptions légales observées à son endroit. C'est l'objet de la question suivante.

QUESTION XXXVII

DE LA CIRCONCISION ET DES AUTRES PRESCRIPTIONS LEGALES OBSERVÉES A L'ENDROIT DU CHRIST ENFANT

Celte question est introduite ainsi par saint Thomas. « Nous devons maintenant traiter de la circoncision du Christ. Et, parce que la circoncision est une certaine profession de la loi à observer, selon cette parole de l'Épître aax Gâtâtes, ch. v (v. 3) : Je témoigne pour tout homme qui se circoncit, qu'il est débiteur à l'endroit de toute la loi à observer ; ensemble avec la circoncision, nous traiterons des autres prescriptions légales observées à l'endroit du Christ Enfant ».

La question comprend quatre articles :

De la circoncision du Christ. De l'imposition du nom. De sa présentation. De la purification de sa Mère.

Article Premier. Si le Christ devait être circoncis?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'aurait pas être circoncis ». La première est que « la figure cesse, quand la vérité vient. Or, la circoncision fut prescrite à Abraham en signe du pacte ou de l'alliance qui portait sur le descendant qui devait naître de lui, comme on le voit par la GenP.se, chapitre xvii. Or, cette alliance ou ce pacte eut son accomplissement dans la nativité du Christ. Donc la circonci- sion dut cesser aussitôt ». La seconde objection déclare que

Q. XXXVII. DE LA CIRCONCISION ET t)E LA PRESENTATION. 220

« toute action du Christ nous sert d'instruction (cf. Instruction sacerdotale, ch. vi, parmi les Œuvres de saint Bernard); et aussi bien il est dit en saint Jean, ch. xiii (v. i5) : Je vous ai donné l'exemple, afin que comme J'ai Jait moi-même , vous aussi pareillement vous fassiez. Or, nous, nous ne devons pas être cir- concis; selon cette parole de l'Épître aux Galates, ch, v (v. 2) : Si vous pratiquez la circoncision, le Christ ne vous sert plus de rien. Donc il semble que le Christ, non plus, ne devait pas être circoncis ». La troisième objection dit que « la circon- cision est ordonnée comme remède contre le péché originel. Or, le Christ n'a pas contracté le péché originel, comme on le voit par ce qui a été dit plus haut (q. 4, art. 6, ad 2"'"; q. i4, art. 3; q. i5, art. i). Donc le Christ ne devait pas être circoncis ».

L'argument sed contra apporte simplement le texte de saint Luc, « il est dit, ch. 11 (v. 21) : Après que furent passés les huit jours, alors que l'Enfant devait être circoncis ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « pour plu- sieurs causes, le Christ devait être circoncis ». Et le saint Doc- teur en énumère sept. « Premièrement, pour montrer la vérité de la chair humaine », qu'il avait prise dans son Incar- nation : « contre le Manichéen, qui dit qu'il eut un corps fantastique ; et contre Apollinaire, qui dit que le corps du Christ était consubstantiel à la divinité; et contre Valentin, qui dit que le Christ avait apporté son corps du ciel. Secondement, pour approuver la circoncision, que Dieu avait autrefois ins- tituée. — Troisièmement, pour prouver qu'il était de la race d'Abraham, qui avait reçu le mandat de la circoncision, en si- gne de la foi qu'il avait eue au sujet du Christ. Quatrième- ment, pour enlever aux Juifs l'excuse de ne pas le recevoir, s'il eût été incirconcis. Cinquièmement, pour recommander par son exemple la vertu de l'obéissance (cf. vénérable Bède, hom. X, pour la fête de la Circoncision). Et aussi bien, c'est le huitième jour qu'il fut circoncis, comme il était prescrit dans la loi. Sixièmement, afm que Celui qui était venu dans la si- militude de la chair de péché ne rejetât point le remède dont la chair de péché avait coutume d'être purifiée (vénérable Bède, XVI. La Rédemption. i5

2 26 SOMME THÉOLOGIQUÉ.

Fbid). Septièmement, afin que prenant sur Lui le fardeau de la loi, Il en libérât les autres; selon cette parole de rÉpîlre aux Galettes, ch. iv (v. /i, 5) : Dieu a envoyé son Fils, formé sous la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la loi ». On aura remarqué la partie scripturaire et théologique de ces raisons condenséees ici par saint Thomas avec tant de précision et de justesse.

Vad primum répond que « la circoncision, en enlevant une certaine pellicule du membre de la génération, signifiait la spo- liation de la vieille génération » ou de la génération du vieil homme (cf. S. Athanase, du sabbat et de la circoncision); « de laquelle vétusté nous sommes libérés parla Passion du Christ. Et c'est pourquoi la vérité de celte figure ne fut point pleine- ment accomplie » ou réalisée « dans la nativité du Christ )>, comme le supposait l'objection, « mais dans la Passion du Christ, avant laquelle la circoncision avait sa vertu et son état. C'est à cause de cela, qu'il convint que le Christ, avant sa Passion, fût circoncis, comme fils d'Abraham ».

L'ad secundum dit que « le Christ a reçu la circoncision dans le temps elle était marquée par le précepte. Et c'est pourquoi son action est pour nous à imiter, en cela que nous devons observer ce qui, de nos jours, est de précepte. Car rt chaque chose convient son temps et son opportunité, comme il est dit dans V Ecclésiastique , ch. vni (v. G). De plus, comme Origène le dit (hom. XIV, sur saint Luc), de même que nous sommes morts avec le Christ mourant, et que nous sommes ressus- cites avec Lui dans sa résurrection ; de même, nous avons été circoncis d'une circoncision spirituelle par le Christ. Et c'est pourquoi nous n'avons pas besoin de la circoncision charnelle. Et c'est ce que l'Apôtre dit, aux Colossiens, ch. ii (v. ii) : En qui, c'est-à-dire, dans le Christ, vous avez été circoncis, non d'une circoncision faite de main d'homme, dans la spoliation du corps de chair, mais dans la circoncision de Notre-Seigneur Jésus-Christ ».

L'ad tertium déclare que « comme le Christ, par sa propre volonté, a pris notre mort, qui est l'eflet du péché, n'ayant Lui-même aucun péché, afin de nous délivrer de la mort et de

Q. XXXVII. DE LA CIRCONCISION ET LA PRESENTATION. 227

nous faire mourir spirituellement au péché ; pareillement, aussi, la circoncision, qui est le remède du péché originel, Il l'a prise, sans qu'il eût le péché originel, pour nous délivrer du joug de la loi, et afin d'opérer en nous la circoncision spirituelle; c'est-à dire, afin que prenant la figure, Il accomplît la vérité », qui consistait, en effet, à être dépouillés de la vétusté du péché, comme il a été expliqué à Vad prinmm. On aura remarqué la précision des formules de cet ad tertium, d'oij se projette une clarté si vive sur tant de passages des épîtres de saint Paul.

Des raisons de la plus haute sagesse voulaient que le Christ fût circoncis comme nous savons, par l'Évangil^, qu'il l'a été, en effet. Le même récit évangélique nous parle, en cette même occasion, du nom qui fut donné au Christ. Pouvons-nous, ici encore, justifier, du point de vue de la raison théologique, l'imposition du nom dont il s'agit. Saint Thomas va nous répondre à l'article suivant.

Article II. Si ce fut comme il fallait que le nom fut imposé au Christ?

Trois objections veulent prouver que « ce ne fut pas comme il fallait que le nom fut imposé au Christ », le jour de la circon- cision. — La première dit que « la vérité de l'Évangile doit répondre à l'annonce de la prophétie. Or, les prophètes avaient annoncé un autre nom au sujet du Christ. Il est dit, en effet, dans Isaïe, ch. vu (v. i4) : Voici que la Vierge concevra et enfan- tera an Fils et on appellera son nom Emmanuel; et, au chapi- tre viii (v. 3) : Appelle son nom : Hâte-toi d'enlever les dépouilles, hâte-toi d'enlever la proie; et, au chapitre ix (v. 6) : On appellera son nom : Admirable, Conseiller, Dieu, Fort, Père du siècle à venir, Prince de la paix; et, dans Zacharie, il est dit, ch. vi (v. 12) : Voici l'homme, l'Orient est son nom. Donc c'est mal à propos qu'il a été appelé Jésus ». La seconde objection en appelle encore à Isaïe, « il est dit, ch. lxii (v. 2) : // te sera donné un nom nouveau, que la bouche da Seigneur projérera. Or, ce nom

228 SOMME THÉOLOGIQUE.

de Jésus n'est pas un nom nouveau ; il a été donné à plusieurs dans l'Ancien Testament; comme on le voit même dans la généalogie du Christ, en saint Luc, ch. ni (v. 29). Donc il semble que c'est mal à propos qu'on lui a donné pour nom Jésus ». La troisième objection fait observer que « ce nom Jésus signifie salut; comme on le voit par ce qui est dit en saint Matthieu, ch. i (v. 21) : Elle enfantera un Fils, et tu appel- leras son nom, Jésus : c'est Lui, en effet, qui sauvera son peuple de leurs péchés. Or, le salut par le Christ n'a pas été seulement dans la circoncision » ou pour ceux qui étaient circoncis, « mais encore dans le prépuce », c'est-à-dire pour ceux qui n'étaient pas circoncis; « comme on le voit par l'Apôtre, aux Bomains, ch. iv (v. Il, 12). Donc c'est mal à propos que ce nom a été donné au Christ dans sa circoncision ».

L'argument «ed contra oppose « l'aulorité de l'Ecriture, dans laquelle il est dit, en saint Luc, ch. 11 (v. 21), qu'après que furent achevés les huit Jours, ou II devait être circoncis, Il fut appelé du nom de Jésus » .

Au corps de l'article, saint Thomas formule cette règle, empruntée à la raison la plus inaliénable, que « les noms doivent répondre aux propriétés des choses. Et c'est ce qu'on voit dans les noms des genres et des espèces; selon qu'il est dit, au livre IV des Métaphysiques (de S. Th., leç. 16; Did., liv. III, ch. VII, leç. 9) : la raison que le nom signifie est la déjinition, laquelle désigne la nature propre de la chose. D'autre part, les noms des hommes particuliers sont toujours donnés en raison de quelque propriété de celui à qui on les donne. Ou en raison du temps : c'est ainsi qu'on donne le nom de certains saints à ceux qui naissent le jour de leur fêle. Ou en raison de la parenté : comme lorsqu'on donne au fils le nom du père ou de quelqu'un de la famille; c'est ainsi que les proches de Jean-Baptiste vou- laient l'appeler da nom de son père Zacharie, et non pas Jean, parce qu'il n'était personne dans sa parenté qui s'appelât de ce nom, ainsi qu'il est dit en saint Luc, ch. i (v. 69 etsuiv.). Ou, encore, en raison d'un événement; comme Joseph appela son premier- né, Manassès, en disant : Le Seigneur m'a Jail oublier mes Jatigues, Genèse, ch. xli (v. 5i). Ou, encore, en raison d'une qualité de

Q. XXXVII. DE LA CIRCONCISION ET DE LA PRÉSENTATION. 229

celui à qui on l'impose; comme, dans la Genèse, ch. xxv (v. 25), il est dit que, parce que le premier qui sortit du sein de la mère était roux tout entier comme un manteau de poils, son nom fut appelé Esaii, qui signifie rouge. Quant aux noms qui sont donnés par Dieu, ils signifient toujours quelque don gra- tuit accordé à ceux qui les portent; comme, dans la Genèse, ch. XVII (v. 5), il est dit à Abraham : Tu t'appelleras Abraham; parce que je t'ai constitué le père d'une multitude de nations; et, en saint Matthieu, ch. xvi (v. i8), il est dit à Pierre : Tu es Pierre ; et sur cette pierre, Je bâtirai mon Église. Par cela donc qu'au Christ en tant qu'homme a été conféré ce don de la grâce, que par Lui tous seraient sauvés, à cause de cela c'est à propos que son nom a été appelé Jésus, c'est à dire $aaveur, l'ange dictant ce nom, non pas seulement à sa Mère, mais aussi à Joseph, parce qu'il devait être son père nourricier ».

Vadprimuni est fort intéressant. Il montre que «dans tous ces noms » que citait l'objection, «se trouvcen quelque sorte signi- fié le nom de Jésus, qui porte l'idée de salut. Lorsqu'on effet, il est parlé d'Emmanuel, qui se traduit Dieu avec nous (S. Matthieu , ch. I, V. 23), se trouve désignée la cause du salut, qui est l'union de la nature divine et de la nature humaine dans la Personne du Fils de Dieu, par laquelle il a été fait que Dieu fût avec nous. Par ce qu'il est dit : Appelle son nom : Hâte-toi d'enlever les dépouilles, etc., se trouve désigné celui de qui nous sommes sauvés ; car c'est du démon, dont le Christ a enlevé les dépouil- les, selon cette parole de l'Épître aux Colossiens, ch. ii (v. i5) : Dépouillant les principautés, les puissances , Il s'est avancé avec confiance. En ce qu'il est dit : On appellera son nom : Admi- rable, etc., se trouve désigné le chemin elle terme de notre salut, en ce sens que par l'admirable conseil et l'admirable vertu de force de la divinité, nous soinmes conduits à l'hérilage du siècle futur, dans lequel sera la paix parfaite des enfants de Dieu sous Dieu Lui-même notre Prince. Quanta ce qui est dit : Voici l'homme, l'Orient est son nom, cela revient à ce qui a été dit d'abord, savoir au mystère de l'Incarnation, selon lequel dans les ténè- bres la lumière s'est levée pour ceux qui ont le cœur droit. » (pS. CXI, V. 4).

23o SOMME THÉOLOGIQUE.

L'«d secundiim explique qu' « à ceux qui furent avant le Christ, ce nom de Jésus put convenir selon quelque autre rai- son particulière : si, par exemple, ils apportèrent quelque salut particulier et temporel. Mais, selon la raison du salut spirituel et universel, ce nom est propre au Christ. Et c'est en ce sens qu'il est dit nouveau ». L'explication ne pouvait être ni plus littérale ni plus adéquate : elle est vraiment parfaite.

Vad terlluni répond que « comme nous le lisons dans la Genèse, chapitre xvii, c'est tout ensemble qu'Abraham reçut l'imposition du nom par Dieu et le mandat de la circoncision. Et voilà pourquoi il était d'usage, chez les Juifs, qu'au jour même de la circoncision le nom fût donné aux eilfants, comme si avant la circoncision les enfants n'avaient pas un être par- fait; et c'estainsi, du reste, que même maintenant on donne les noms aux enfants dans le baptême. Aussi bien, sur cette parole des Proverbes, ch. iv (v, 3) : fai été unfdspour mon père, unjils ten- dre et unique auprès de ma mère, la glose dit : Pourquoi Salomon s' appelle-t-'d fds unique devant sa mère, alors que l'Écriture témoigne quil a eu un père utérin, sinon parce que ce dernier,- mort tout de suite, sans avoir reçu de nom, sortit de la vie comme s'il n'avait Jamais été! (liv. II des Rois, ch. xii, v. 18). Et c'est pour cela que le Christ, en même temps qu'il fut circoncis, reçut l'impo- sition du nom ».

Après la circoncision, se trouve mentionné, dans l'Évangile, au sujet du Christ nouveau-né, le fait de sa présentation au Temple et de son oblation à Dieu. Il y est question aussi de la purification de sa Mère. Nous devons maintenant nous enqué- rir de la raison de ce double fait. Et, d'abord, la question de la présentation ou de l'oblation de Jésus au Temple. Ce va être l'objet de l'article qui suit.

Article III. Si c'est à propos que le Christ fut offert dans le Temple?

Quatre objections veulent prouver que « c'est mal à propos que le Christ fut offert dans le Temple ». La première en

Q. XXXVII. DE LA CIRCONCISION ET DE LA PRESENTATION. 23 1

appelle à ce qu'« il est dit, dans VExode, ch. xiii (v. 2) : Sanc- tifiez-moi tout premier-né qui ouvre le sein parmi les enfants d'Is- raël. Or, le Christ est sorti du sein fermé de la Vierge; et, par suite, Il ne l'a pas ouvert. Donc II ne devait pas, en vertu de cette loi, être offert dans le Temple ». La seconde objection dit que « ce qui est toujours présent à quelqu'un n'a pas à lui être présenté. Or, l'humanité du Christ fut toujours au plus haut point présente à Dieu, lui étant toujours jointe dans l'unité de la Personne. Donc il n'y avait pas pour le Christ à être porté devant le Seigneur ». La troisième objection déclare que « le Christ est la victime principale, à laquelle toutes les victimes de l'ancienne loi se rapportaient comme les figures à la vérité. Or, la victime ne demande pas une autre victime. Donc il ne fut pas à propos que pour le Christ une autre vic- time ou hostie iùt offerte ». La quatrième objection fait ob- server que « parmi les victimes légales, il y eut surtout l'agneau, qui était le sacrifice perpétuel, comme on le voit dans les Nom- bres, ch. xxviii(v. 3, 6). Et, aussi bien, le Christ est dit l'Agneau, en saint Jean, ch. i (v. 29) : Voici l'Agneau de Dieu. Il aurait donc été plus à propos que fût offert, pour le Christ, un agneau, plutôt qu une paire de tourterelles ou deux petits de colombes ».

L'argument sed contra se retranche derrière « l'autorité de l'Écriture, qui témoigne que les choses se sont passées ainsi, en saint Luc, ch. 11 (v. 22 et suiv.) ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il a été dit (art. i), le Christ a voulu paraître sous la loi afin que ceux qui étaient sous la loi Jussent rachetés par Lui {aux Galates, ch. IV, V. 4, 5), et afin que la justification de la loijùl accomplie spirituellement dans ses membres {aux Romuins, ch. viii, v. [\). Or, au sujet de l'enfant nouveau-né, deux préceptes sont livrés dans la loi. L'un est général, pour tous ; et c'est qu'au terme des jours de la purification de la mère, serait offert un sacri- fice pour le fils ou pour la fille, comme on le voit au Lévili- que, ch. xii (v. 6 et suiv.). Ce sacrifice était pour expier le péché dans lequel l'entant avait été conçu et était né; et aussi pour une certaine consécration de l'enfant, qui était alors pour la première fois présenté au Temple. Et c'est pour cela que

232 SOMME THÉOLOGIQUE.

quelque chose était offert en holocauste et quelque chose pour le péché. L'autre précepte était spécial, dans la loi, au su- jet des premiers-nés, soil parmi les hommes, soLl parmi les ani- maux. Le Seigneur, en eff'et, s'était réservé tout premier-né en Israël, parce que, à la délivrance du peuple d'Israël, // avait frappé tous les premiers-nés de r Egypte, depuis les hommes jus- qu'aux bêtes, à l'exception des premiers-nés des enfants d'Israël {Exode, ch. xii, v. 12, i3, 29). Ce précepte se trouve marqué dans Y Exode, chapitre xiii (v. 2, 12 et suiv.). En quoi, du reste, était préfiguré le Christ, qui est le Premier-né parmi beau- coup de frères, comme il est dit aux Romains, ch. viii (v. 29). Par cela donc que le Christ, de la femme, était premier- né; et qu'il" voulut paraître sous la loi; l'Évangéliste saint Luc nous montre que ces deux choses ont été observées à son sujet. Premièrement, ce qui a trait aux premiers-nés, quand il dit (ch. II, V. 22, 28) : Ils le portaient à Jérusalem pour le pré- senter devant le Seigneur, selon qu'il est écrit dans la loi du Sei- gneur : que tout mâle ouvrant le sein sera appelé saint pour ' le Seigneur. Secondement, ce qui a trait au commandement géné- ral pour tous, quand il dit (Ibid., v. 2^) : Et pour offrir la vic- time, selon qu'il était dit dans la loi du Seigneur, une paire de tourterelles ou deux petits de colombes » .

L'ad primum répond que « comme le dit saint Grégoire de Nysse {De la rencontre du Seigneur), ce précepte de la loi dans le seul Dieu incarné paraît s'être accompli d'une manière à part et qui diffère des autres. Lui seul, en ejjet, conçu d'une manière ineffable et produit d'une manière incompréhensible , ouvrit le sein virginal, sans qu'il eût été, au préalable, défloré par le mariage, conser- vant aussi, après l'enfantement, inviolé le sceau de la virginité. Lors donc quil est dit : ouvrant le sein; c'est pour désigner que rien auparavant n'y était entré ou n'en était sorti. Et, à cause de cela, aussi, il est dit : enjant mâle; parce qu'il n'a rien porté de la faute de la femme (S. Grégroirc de Nysse, endroit précité). Ici spécialement, aussi, Il est dit : saint; parce qu'il n'a point connu la contagion de la corruption terrestre, par la nouveauté d'un enjantement sans souillure » (S. Ambroise, sur S. Luc, ch. II (v. 23).

Q. XXXVII. DE LA CIRCONCISION ET DE LA PRESENTATION. 233

h'ad secundam déclare que « comme le Fils de Dieu ne s'est point Jail homme et n'a pas été circoncis dans la chair pour Lai, mais pour Jaire de nous des Dieux par la grâce et pour que nous fassions circoncis spirituellement ; de même, c'est pour nous qu'il se tient devant le Seigneur, afin que nous apprenions à nous pré- senter nous-mêmes à Dieu (S. Athanase, sur S. Luc, ch. ii, V. 23). Et cela a été fait après sa circoncision, pour montrer que personne, si ce n'est celui qui est circoncis des vices, n'est digne des regards divins » (vénérable Bède, sur S. Luc, ch. ii, V. 23). On aura remarqué ces deux beaux textes, qui nous permettent, comme, du reste, tous les autres que nous trou- vons cités dans ces questions et ces articles ayant trait au ré- cit évangélique, de nous faire une idçe du merveilleux ouvrage de saint Thomas sur les quatre Evangiles, composé tout entier à l'aide de textes empruntés aux Pères ou aux écrivains ecclé- siastiques, et qu'on a si justement nommé la Chaîne d'or.

L'ad iertium dit que « c'est pour cela même qu'il a voulu que les victimes légales fussent off'ertes pour Lui, alors qu'il était la vraie victime, afin que la figure rejoignît la vérité et que par la vérité fût approuvée la figure, contre ceux qui nient que le Christ, dans l'Évangile, ait prêché le Dieu de la loi (cf. S. Augustin, des Hérésies, n. xlvi). On ne peut croire, en effet, comme le dit Origène (hom. XIV, sur S. Luc), que le Dieu bon ait formé son Fils sous la loi de son ennemi, que Lui- même n'aurait pas donnée ».

L'ad qaartum explique qu'« au chapitre xii (v. 6, 8) du Lévitique, il est prescrit que ceux qui le pourraient, offrent pour leur fils ou leur fille, un agneau tout ensemble avec une tourte- relle ou une colombe, et que ceux qui n'auraient pas le moyen d' of- frir un agneau offrent deux tourterelles ou deux petits de colom- bes. — Le Seigneur donc, qui, alors qu'il était riche, s'était fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir par sa pauvreté, comme il est dit, dans la seconde Epître aux Corinthiens, ch. viii (v. 9), voulut quejùt offerte pour Lui la victime des pauvres (vénérable Bède, sur S. Luc, liv. 1), de même que dans sa nativité II fut enveloppé de langes et couché dans une crèche » (S. Luc, ch. 11, V. 7). Ici encore, quel admirable choix de textes; et quelles

234 SOMME THÉOLOGIQUE.

explications délicieuses. « Toutefois, ajoute saint Thomas, ces oiseaux répondent excellemment à la figure (cf. Chaîne d'or, sur S. Luc, ch. ii, v, a4; sous les noms de S. Cyrille et du vénérable Bède). La tourterelle, en effet, parce qu'elle est un oiseau qui parle, signifie la prédication et la confession de la foi; parce qu'elle est un animal chaste, elle signifie la chas- teté; parce qu'elle est un animal de solitude, elle signifie la contemplation. Quant à la colombe, elle est un animal doux et simple, signifiant la douceur ou la mansuétude et la sim- plicité. Et, parce qu'elle est un animal qui va en groupe, elle signifie la vie active. Aussi bien cette sorte de victime », les deux tourterelles et les deux petits de colombe, « signifiait la perfection du Christ et de ses membres. Il y a aussi que « l'un et l'autre de ces deux animaux, en raison de l'habitude qu'ils ont de gémir, désignent les deuils présents des saints : mais la tourterelle, qui vit seule, signifie les larmes de la prière isolée; tandis que la colombe, qui va par groupe, si- gnifie les prières publiques de l'Église (vénérable Bède, hom. XV, sur la fête de la Puriflcarlon). Et, aussi, l'un et l'autre ani- mal est offert en double, afin que la sainteté soit non seulement dans l'âme, mais aussi dans le corps » (cf. S. Athanase, sur S. Luc, ch. H, v. 2^). Toutes ces explications mystiques sont vraiment exquises, et nous montrent ce que la lumière de l'Esprit-Saint, habitant dans l'âme des saints Docteurs, ajoute de suave aux splendeurs de leur génie.

Tout est évidemment harmonieux dans le fait, relaté par l'Evangile, de la Présentation de Jésus au Temple. Pouvons- nous en dire autant de cet autre fait, également relaté par saint Luc, et qui est la Purification de la Mère du Christ. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article suivant.

Q. XXXVII. DE LA CIRCONCISION ET DE LA PRESENTATION. 235

Article IV.

S'il était à propos que la Mère du Christ vienne au Temple pour être purifiée?

Trois objections veulent prouver qu'a il n'était pas à propos que la Mère du Christ vînt au Temple pour être purifiée ».

La première arguë de ce que « la purification n'existe que s'il y a souillure. Or, dans la bienheureuse Vierge n'a existé aucune souillure, ainsi qu'on le voit par ce qui a été dit plus haut (art. précéd., ad /""'; q. 27, art. 3, 4; q- 28, art. i, 2, 3). Donc elle ne devait pas venir au Temple pour être purifiée ».

La seconde objection cite le texte du Léuitiqae, « il est dit, ch. XII (v. 2) : La femme, qai Jécondée par L'homme, aura en- Janté an enjanl mâle, sera impure pendant sept Jours; et voilà pourquoi il lui est prescrit de ne pas entrer dans le sanctuaire jusquà ce que soient accomplis les jours de sa purification. Or, la bienheureuse Vierge a enfanté un enfant mâle, sans aucune action de la part de l'homme. Donc elle ne devait pas venir au Temple pour être purifiée ». La troisième objection dit que « la purification de la souillure ne se fait que par la grâce.. Or, les sacrements de l'ancienne loi ne conféraient point la grâce. Et la Vierge, plutôt, avait avec elle l'auteur de la grâce. Donc il ne convenait pas que la bienheureuse Vierge vînt au Temple pour être purifiée ».

L'argument sed contra en appelle à l'autorité de l'Écriture, dans laquelle il est dit, en saint Luc, ch. 11 (v. 22), qyie Jurent accomplis les Jours de la purification de Marie selon la loi de Moïse ».

Au corps de l'article, saint Thomas formule cette admirable loi des rapports entre le Christ et sa Mère, que « comme la plé- nitude de la grâce dérive du Christ dans sa Mère, il fallait aussi que la Mère se conformât à l'humilité du Fils ; car c'est aux humbles que Dieu donne sa grâce, ainsi qu'il est dit en saint Jacques, ch. iv (v. 6). Et c'est pourquoi, de même que le Christ, bien qu'il ne fût pas soumis à la loi, voulut cependant subir

236 SOMME THÉOLOGIQUE.

la circoncision et les autres charges de la loi pour montrer en Lui l'exemple de l'humilité et de l'obéissance, et pour approu- ver la loi, et pour enlever aux Juifs l'occasion de le calomnier (cf. art. i"); pour les mêmes raisons 11 voulut que sa Mère remplisse les observances de la loi, auxquelles cependant elle n'était point tenue ».

L'rtd priimim accorde que <( la bienheureuse Vierge n'avait aucune souillure; cependant, elle voulut accomplir l'obser- vance de la purification, non pour le besoin, mais pour le précepte de la loi. Et c'est pourquoi l'Évangéliste dit intenlion- nellement que furent accomplis les jours de sa purification selon la loi; car, pour elle-même, elle n'avait pas besoin de pu- rification ».

Vad secanduin dit que (( c'est à dessein qu'il semble que Moïse s'est exprimé comme il l'a fait, pour excepter de l'impu- reté la Mère de Dieu qui n'a pas enfanté par l'acUon de Chomme. Et, par là, on voit qu'elle n'était pas obligée à accomplir ce précepte, mais que c'est volontairement qu'elle a accompli l'observance de la purification, comme il a été dit » (au corps de l'article).

L'at/ terliam déclare que « les sacrements de la loi ne puri- fiaient point de la souillure du péché, qui se fait par la grâce, mais préfiguraient cette purification : ils purifiaient, en effet, d'une certaine purification charnelle portant sur une certaine irrégularité, ainsi qu'il a été dit dans la Seconde Partie (i^-S"*, q. 102, art. 5; q. io3, art. 2). Toutefois, la bienheureuse Vierge n'avait contracté ni l'une ni l'autre impureté. Et c'est pourquoi elle n'avait pas besoin d'être purifiée ».

La dernière question à examiner au sujet de l'entrée du Christ en ce monde, est la question (( du baptême dont le Christ a été baptisé. Et parce que le Christ a été baptisé du baptême de Jean, nous devons considérer, d'abord, le bap- tême de Jean, en général; puis, le baptême reçu par le Christ ». L'étude du baptême de Jean en général va faire l'objet de la question suivante.

QUESTION XXXVIII

DU BAPTEME DE JEA.N

Cette question comprend six articles :

S'il était à propos que Jean baptisât?

Si ce baptême était de Dieu ?

S'il conférait la grâce?

Si d'autres que le Christ devaient être baptisés de ce bap- tême-là ?

5" Si ce baptême devait cesser, une fois le Christ baptisé?

Si ceux qui étaient baptisés du baptême de Jean devaient être ensuite baptisés du baptême du Christ?

De ces six articles, les trois premiers traitent du baptême de Jean en lui-même ; les trois autres, des sujets qui devaient le recevoir, Sur le baptême en lui-même, deux points sont à considérer : les causes de ce baptême ; et ses effets. Pour les causes, il y a à considérer la cause finale; et puis, la cause originelle. D'abord, la cause finale. c'est l'objet de l'article premier.

Article Premier. S'il était à propos que Jean baptisât?

Trois objections veulent prouver qu' « il n'était pas à pro- pos que Jean baptise ». La première dit que « tout rite sa- cramentel appartient à une loi. Or, Jean n'introduisit pas la loi nouvelle. Donc c'était mal à propos qu'il introduise un nouveau rite de baptême », La seconde objection fait ob- server que « Jean fat envoyé de Dieu en témoignage (S. Jean, ch, I, V. 6, 7), comme prophète; selon cette parole de saint

238 SOMME THÉOLOGIQtE.

Luc, ch. I (v. 76) : Toi, enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut. Or, les prophètes qui furent avant le Christ n'in- troduisirent pas de nouveau rite, mais ils amenèrent à l'ob- servance des rites de la loi, comme on le voit par Malachie, chapitre dernier (v. \) : Souvenez-vous de la loi de Moïse, mon serviteur, Donc Jean, non plus, n'aurait pas introduire un nouveau rite de baptême ». La troisième objection déclare que « si l'on a déjà superfluité au sujet d'une chose, il n'y a pas lieu d'y ajouter. Or, les Juifs excédaient dans la super- lluité des baptêmes » ou des ablutions. « Il est dit, en effet, dans saint Marc, ch. vu (v. 3, ^), que les Pharisiens et tous les Juijs, s'ils ne se lavaient point fréquemment les mains, ne man- geaient pas ; et, au retour de la place publique, s'ils ne se lavent pas, ils ne mangent point; et ils pratiquent une foule d'autres choses qu'on leur a transmis de garder, ablution des coupes, des cruches, des vases d'airain, et des lits. Donc c'était mal à propos que Jean baptisât ».

L'argument sed contra cite « l'autorité de l'Ecriture, en saint Matthieu, ch. m (v. 5, G), après la mention de la sainteté de Jean, il est dit que beaucoup allaient vers lui et étaient baptisés dans le Jourdain ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il était à propos que Jean baptise, pour quatre raisons. Première- ment, parce qu'il fallait que le Christ fût baptisé par Jean, afin de consacrer le baptême; comme le dit saint Augustin, sur saint Jean (traité xni). Secondement, afin que le Christ fût manifesté. Aussi bien saint Jean-Baptiste lui-même dit, en saint Jean, ch. i (v. 3i) : Afm qu'il fût manifesté, savoir le Christ, en Israël, à cause de cela Je suis venu, moi, baptisant dans l'eau. Tandis qu'en effet, les foules venaient à lui, il leur annonçait le Christ ; ce qui se fit plus facilement que s'il avait parcouru lui-même les divers lieux, comme le dit saint Jean Chrysostome, sur saint Jean (hom. X, sur saint Matthieu). Troi- sièmement, afin que par son baptême il accoutumât les hom- mes au baptême du Christ. Aussi bien saint Grégoire dit, dans une homélie (hom. Vlll sur l'Évangile), que c'est pour cela que Jean baptisa, afm que gardant l'ordre qui était le sien comme

QUESTION" XXXVIII. DU BAPTEME DE JEAN. 289

précurseur , de même qu'en naissant il avait prévenu la naissance du Seigneur, de même en baptisant il prévienne le Seigneur qui devait baptiser. Quatrièmement, afin qu'amenant les hommes à la pénitence, il les préparât à recevoir dignement le baptême du Christ. Aussi bien le vénérable Bède dit (ou plutôt Scot Eri- gène, sur saint Jean, ch. m, v. 2^), que « le bien assuré aux ca- téchumènes non encore baptisés, par la doctrine de la Joi, le bap- tême de Jean rassurait, avant le baptême du Christ. C'est qu'en ejjfet, comme Jean prêchait la pénitence et annonçait le baptême du Christ et attirait à la connaissance de la vérité qui se mani- Jesta au monde, ainsi Jont les ministres de l'Église, qui, d'abord, enseignent, puis signalent et condamnent les péchés, et enfin pro- mettent la rémission dans le baptême du Christ w.

h'ad primum dit que « le baptême de Jean n'était point par soi un sacrement, mais une sorte de sacramental disposant au bap- tême du Christ. Et c'est pourquoi, d'une certaine manière il appartenait à la loi du Christ; non à la loi de Moïse ».

h'ad secundum fait remarquer « que Jean ne fut pas seule- ment un prophète, mais plus qu'un prophète, comme il est dit en saint Matthieu, ch. xi (v. 9). Il fut, en effet, le terme de la loi et le commencement de l'Évangile ». [Retenons, au passage, cette déclaration de saint Thomas, qui précise en une formule si claire tout le rôle du Précurseur], u Et voilà pour- quoi il lui appartenait d'amener, en parole et en acte, les hom- mes à l'observance de la loi du Christ plutôt qu'à l'observance de l'ancienne loi ».

h'ad tertiam répond que « ces sortes de baptêmes » ou d'ablu- tions « des Pharisiens étaient chose vaine » ou sans efficacité pour la vie spirituelle, « n'étant ordonnés qu'à la seule purifi- cation de la chair. Le baptême de Jean, au contraire, était or- donné à la pureté spirituelle; car il amenait les hommss à la pénitence, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

Le baptême de Jean venait admirablement à son heure. Il était la transition harmonieuse et parfaitement choisie entre l'ancienne loi qui finissait et la loi nouvelle qui allait com- mencer. — Mais peut-on dire que ce baptême était de Dieu,

2^0 SOMME THBOLOGIQUÉ.

formellement inspiré par Lui ; ou bien n'était-ce qu'une heu- reuse inspiration de Jean lui-même. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer ; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article II. Si le baptême de Jean fut de Dieu?

Trois objections veulent prouver que « le baptême de Jean ne fut pas de Dieu ». La première fait observer que « rien de ce qui est sacramentel et qui vient de Dieu, ne porte le nom d'un puu homme ; c'est ainsi que le baptême de la loi nouvelle n'est point dit de Pierre ou de Paul, mais du Christ (cf. première Épître aux Corinthiens, ch. i, v. 12 et suiv.). Or, le baptême dont il s'agit porte le nom de Jean, selon cette parole » du Christ u en saint Mathieu, ch. xxi (v. 26) : Le bap- tême de Jean était-il du ciel ou des hommes? Donc le baptême de Jean ne fut pas de Dieu ». La seconde objection dit que « toute doctrine nouvelle qui procède de Dieu est confirmée par certains signes; aussi bien, dans VExode, ch. iv, le Sei- gneur donna à Moïse le pouvoir de faire des miracles; et, dans l'Épîlre fma? Hébreux, ch. 11 (v. 3, 4), il est dit que notre foi, après qu'elle avait commencé d'être prêchée par le Seigneur, Jut confirmée en nous par ceux qui l'avaient entendue, Dieu rendant témoignage par des signes et des prodiges. Or, de Jean-Baptiste il est dit, en saint Jean, ch. x (v. /ji) : Jean ne fit aucun mira- cle. Donc il semble que le baptême dont il baptisa n'était pas de Dieu ». La troisième objection déclare que « les sacre- ments qui ont été institués par Dieu sont contenus dans quel- ques préceptes de la Sainte Écriture. Or, le baptême de Jean n'est point prescrit par quelque précepte de la Sainte Écriture. Donc il semble qu'il ne fut pas de Dieu ».

L'argument sed contra est la parole même de Jean-Baptiste, affirmant expressément, comme « il est dit en saint Jean, ch. i (v. 33) : Celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, c'est Lui qui m'a dit : Celui sur qui tu verras l'Esprit, etc. ».

QUESTION XXXVIII. DU BAPTEME DE JEAN. 2 /j l

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « dans le baptême de Jean, deux choses peuvent être considérées, sa- voir : le rite lui-même ou le fait de baptiser en telle manière; et l'effet de ce baptême. Le rite ou le fait de baptiser ainsi ne vint pas des hommes, mais de Dieu, qui, par la révélation familière de l'Esprit-Saint, envoya Jean baptiser. Quanta l'effet de ce baptême, il venait de l'homme; car rien n'était produit, dans ce baptême, que l'homme ne pût faire. Et, par suite, il n'était pas de Dieu seul ; si ce n'est en tant que Dieu opère dans l'homme o. Ainsi donc, le fait que Jean parut à ce moment dans la Palestine et sur le bord du Jourdain, confé- rant aux hommes le rite de son baptême, n'eut point pour première cause une pensée personnelle de Jean. Ce fait eut pour cause immédiate et directe une inspiration de l'Esprit- Saint, formelle et positive, amenant Jean à inaugurer son bap- tême. Mais c'est à cela que se bornait l'intervention directe et immédiate de Dieu. Pour ce qui était de l'effet d'ablution cor- porelle produit par ce baptême, c'était chose toute naturelle, il n'y a à chercher d'autre action de Dieu que celle qui lui appartient comme première cause en toute action de la créa- ture.

Vad prlinam explique la différence qu'il y a, au point de vue sacramentel, entre le baptême de Jean et celui de la loi nou- velle. « Par le baptême de la loi nouvelle, les hommes sont baptisés », c'est-à-dire lavés et purifiés « intérieurement par l'Esprit-Saint, chose que Dieu seul fait. Par le baptême de Jean, au contraire, il y avait seulement que le corps était pu- rifié par l'eau ; d'où il est dit, en saint Matthieu, ch. ni (v. ii) : Moi, je vous baptise », je vous lave « dans l'eau; mais Lui vous baptisera dans l'Esprit-Saint. C'est pour cela que le baptême de Jean lire son nom de Jean lui-même; car rien ne s'y faisait que Jean lui-même ne fît. Quant au baptême de la loi nou- velle, il ne tire pas son nom du ministre, parce que celui-ci n'accomplit point », comme cause propre et principale, « l'ef- fet principal du baptême, savoir la purification intérieure ». L'ad secandain fait observer que « toute la doctrine et l'opé- ration de Jean était ordonnée au Christ, qui, par une multi- XYI. La Rédemption. 16

2^12 SOMME THÉOLOGIQUÉ.

tude de signes » ou de miracles et de prodiges, « confirma sa doctrine et celle de Jean. Si Jean eût fait des miracles, les hom- mes auraient pris également garde à lui et au Christ. Afin donc que l'attention des hommes se portât principalement sur le Christ, il ne fut pas donné à Jean de faire de miracle. Tou- tefois, aux Juifs qui demandaient pourquoi il baptisait, il donna comme confirmation de son office l'autorité de l'Ecri- ture, disant : Moi, je suis la voix qui crie dans le désert, etc., ainsi qu'on le voit en saint Jean, ch. i (v. 19 et suiv.). Il y avait aussi l'austérité de sa vie, qui confirmait son office; car, ainsi que le dit saint Jean Ghrysostome, sur saint Matthieu (ho m. X), c'était chose merveilleuse de voir en un corps humain une si grande possibilité de supporter » les privations et les in- tempéries de toutes sortes. #

L'ad tertium répond que « le baptême de Jean ne fut ordonné par Dieu que pour durer peu de temps, pour les causes qui ont été dites (art. précéd.). Et, en raison de cela, il ne fut pas notifié par quelque précepte donné pour tous dans la Sainte Écriture, mais par une révélation familière de l'Esprit-Saint, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

Nous avons dit que si le baptême de Jean venait de Dieu, comme rite spécial accompli à ce moment précis le Christ allait paraître, il n'impliquait cependant pas une action spé- ciale de Dieu en raison d'un effet nouveau, d'ordre spirituel, qu'il aurait été destiné à produire. Mais cela même est en question. Car il y a lieu de se demander si le baptême de Jean ne produisait pas la grâce, ou, du moins, si la grâce n'était pas conférée à son occasion, et quand il se donnait. Il faut donc examiner directement ce point de doctrine et voir ce qu'il en est. Saint Thomas va le faire à l'article qui suit.

Article III. t

Si dans le baptême de Jean la grâce était donnée?

Trois objections veulent prouver que « dans le baptême de Jean, la grâce était donnée ». La première arguë de ce

QUESTION XXXVIII. DU BAPTEME DE JEAN. li\Ô

qu' « il est dit, en saint Marc, ch. i (v. 4) : Il y eut Jean dans le désert, qui baptisait et qui prêchait le baptême de la pénitence en rémission des péchés. Or, la pénitence et la rémission des péchés supposent la grâce. Donc le baptême de Jean confé- rait la grâce ». La seconde objection fait remarquer que « ceux qui devaient être baptisés par Jean confessaient leurs péchés, comme on le voit en saint Matthieu, ch. m (v. 6), et en saint Marc, ch. i (v. 5). Or, la confession des péchés est ordonnée à la rémission, qui se fait par la grâce. Donc, dans le baptême de Jean, la grâce était conférée ». La troisième objection dit que a le baptême de Jean était plus près du baptême du Christ que la circoncision. Or, par la circoncision était remis le péché originel ; car, comme le dit le vénérable Bède (hom. X, sur lajête de la Circoncision) , le même secours de guérison salu- taire était apporté par la circoncision, dans la loi, contre la bles- sure du péché originel, que le baptême a coutume d'apporter main- tenant, au temps de la révélation de la grâce. Donc, à plus forte raison, le baptême de Jean opérait la rémission des péchés : ce qui ne peut pas se faire sans la grâce ».

L'argument sed contra apporte le texte de Jean-Baptiste lui- même, en saint Matthieu, ch. m (\ . ii), « il est dit : Moi, je vous baptise dans l'eau, pour la pénitence. Et saint Grégoire, dans une homélie (hom. VII, sur l'Évangile), expliquant celte parole, dit : Jean ne baptise pas dans l'Esprit, mais dans l'eau ; parce qu'il ne pouvait enlever les péchés. Or, la grâce vient de l'Esprit-Saint ; et, par elle, les péchés sont enlevés. Donc le baptême de Jean ne conférait pas la grâce ».

Au corps de l'article, saint Thomas s'appuie sur ce que « comme il a été dit (art. précéd.), toute la doctrine et l'œuvre de Jean préparait au Christ : c'est ainsi qu'il appartient au mi- nistre et à l'ouvrier inférieur de préparer la matière à la forme qu'introduit le principal ouvrier. Or, la grâce devait être con- férée aux hommes par le Christ; selon cette parole de saint Jean, ch. i (v. 17) : La grâce et la vérité a été Jaite par Jésus- Christ. Et voilà pourquoi le baptême de Jean ne conférait pas la grâce; mais, seulement, préparait à la grâce. Ce qu'il faisait d'une triple manière. Premièrement, par la doctrine de Jean,

2t\[\ SOMME THÉO LOGIQUE.

qui amenait les hommes à la foi du Christ. Deuxièmement, en accoutumant les hommes au rite du baptême du Christ. Troi- sièmement, par la pénitence, en préparant les hommes à rece- voir l'effet du baptême du Christ ».

Vad primum répond que « dans ces paroles » de saint Marc que citait l'objection, « comme le dit le vénérable Bède, on peut entendre un double baptême de la pénitence. L'un, qui était celui que Jean conférait. Et ce baptême est appelé de la pénitence, parce qu'il était un quelque chose qui amenait à la pénitence et comme une certaine protestation par laquelle les hommes professaient qu'ils feraient pénitence. L'autre est le baptême du Christ, par lequel les péchés sont remis. Ce baptême, Jean ne pouvait pas le donner, mais il le prêchait seulement, disant : Lai vous baptisera dans l' Esprit-Saint. Ou bien on peut dire qu'il prêchait le baptême de la pénitence, c'est- à-dire le baptême qui induisait à la pénitence; laquelle péni- tence conduit les hommes à la rémission des péchés. Ou bien on peut dire que par le baptême du Christ, comme le note saint Jérôme, la grâce est donnée, par laquelle les péchés sont remis gratuitement ; or, ce qui s'achève par l'Époux, se commence par l'Ami de l'Époux, c'est-à-dire par Jean (cf. S. Jean, ch. ni, V. 29). De vient qu'il est dit qu'i^ baptisait et prêchait le bap- tême de la pénitence pour la rémission des péchés, non que lui- même le fît, mais parce qu'il le commençait en le préparant ». On pourrait dire aussi et c'est une autre manière de résu- mer les divers aspects de ces réponses, que le baptême de Jean, parce qu'il était un sacramental ou un rite suggéré à Jean par l'inspiration de l'Esprit-Saint, était, de soi, un acte exté- rieur, qui excitait à la pénitence intérieure, par laquelle, sous l'action de l'Espril-Saint les péchés pouvaient être remis, en vue, du reste, et en fonction du baptême du Christ que le bap- tême de Jean annonçait et préparait.

L'ad secundum reprend presque à la lettre cette explication que nous venons de formuler. « La confession des péchés ;> dont parlait l'objection, (( ne se faisait point pour avoir la ré- mission des péchés comme un effet immédiat du baptême de Jean, mais comme une chose à obtenir par la pénitence qui

QUESTION XXXVIII. DU BAPTEME DE JEAN. 2^5

suivrait et par le baptême du Clirist auquel cette pénitence préparait ».

Vad tert'min fait observer que « la circoncision était instituée comme remède du péché originel. Le baptême de Jean, au contraire, n'était pas institué à cette fin; mais seulement il préparait au baptême du Christ, comme il a été dit. Or, les sacrements ont leur effet en vertu de leur institution ».

Nous savons ce qu'était le baptême de Jean. Il nous faut examiner maintenant la question de ceux à qui il était donné. D'abord, s'il n'aurait être donné qu'au Christ. C'est l'oi)- jet de l'article suivant.

Article IV. Si, du baptême de Jean, seul, le Christ aurait être baptisé ?

Trois objections veulent prouver que (( du baptême de Jean, seul, le Christ aurait du être baptisé ». La première est que comme il a été dit (art. i), pour cela Jean baptisa, afin que le Christ Jdt baptisé, comme le dit saint Augustin, sur saint Jean, (tr. XIII). Or, ce qui est propre au Christ ne doit pas convenir aux autres. Donc aucun autre n'aurait être baptisé de ce baptême >. ^ La seconde objection dit que « quiconque est baptisé, ou bien reçoit quelque chose du baptême, ou bien con- fère quelque chose au baptême. Or, du baptême de Jean, nul ne pouvait recevoir quelque chose; parce que la grâce n'était pas conférée en lui, ainsi qu'il a été dit (art. précéd.). D'autre part, nul ne pouvait conférer quelque chose au baptême de Jean en dehors du Christ, qui pai- le contact de sa chair très pure, sanctifia les eaux (cf. vén. Bède, sur saint Luc, ch. m, v. 21). Donc il semble que seul le Christ devait être baptisé du bap- tême de Jean ». La troisième objection déclare que « si les autres étaient baptisés de ce baptême, ce n'était que pour êlre préparés au baptême du Christ; et, par suite, il semblait con- venable que comme le baptême du Christ est conféré à tous et

2^6 SOMME THÉOLOGIQUE.

grands et petits, et Juifs et Gentils, pareillement aussi le bap- tême de Jean devait l'être. Or, nous ne lisons pas que les en- fants fussent baptisés par lui; ni, non plus, les Gentils; car il est dit, en saint Marc, ch. i (v. 5), que sortaient vers Jean les hommes de Jérusalem, tous, et Us étaient baptisés par lui. Donc il semble que seul le Christ devait être baptisé par Jean ».

L'argument 5ed coAi/ra apporte le texte de saint Luc, « il est dit, ch. m (v. 21) : // arriva, alors que tout te peuple était baptisé par Jean, que Jésus aussi étant baptisé et priant, les cieux s'ouvrirent ». ^

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « pour une double cause, il fallait que d'autres que le Christ fussent baptisés du baptême de Jean. D'abord, comme saint Au- gustin le dit, sur saint Jean (Ir. IV, V), parce que si, seul, le Christ, eût été baptisé du baptême de Jean, il nen aurait pas manqué qui auraient dit que le baptême de Jean, dont le Christ aurait été baptisé, était supérieur au baptême du Christ dont les autres devaient être baptisés. Ensuile, parce qu'il fallait que par le baptême de Jean les autres fussent préparés au baptême du Christ, ainsi qu'il a été dit » (art. i, 3).

Uad primum déclare que « ce n'est point pour cela seule- ment que le baptême de Jean fut institué, pour que le Christ fût baptisé, mais aussi pour d'autres causes » ou raisons, « ainsi qu'il a été dit (art. i). Et cependant, même s'il eût été institué pour cela seul, que le Christ fût baptisé, il fallait encore éviter l'inconvénient qui a été signalé (au corps de l'article), et, pour cela, d'autres devaient être baptisés de ce baptême ».

L'ad secundum répond que « les autres qui venaient au bap- tême de Jean ne pouvaient pas conféier quelque chose au baptême; et ils ne recevaient pas, non plus, la grâce, mais seulement le signe de la pénitence ».

Vad tertium fait remarquer que <( ce baptême était de la pé- nitence, laquelle ne convient pas aux enfants; et c'est pour- quoi les enfants n'étaient point baptisés de ce baptême. Quant à ce qui est de conférer la voie du salut aux nations,

QUESTION XXXVIII, DU BAPTÉME DE JEAN. 2^7

c'était chose réservée au Christ seul, qui est V Attente des na- tions, comme il est dit dans la Genèse, avant-dernier chapitre (v. lo). Mais le Christ Lui-même interdit aux Apôtres de prê- cher l'Évangile aux nations, avant sa Passion et sa résurrec- tion (S. Matthieu, ch. x, v, 5). Il convenait donc bien moins encore que les Gentils fussent admis par Jean au baptême ».

Il convenait que le Christ ne fût point seul à être baptisé du baptême de Jean. D'autres devaient aussi être baptisés de ce baptême. Et cela, en raison même du baptême que le Christ devait recevoir. Mais, une fois le Christ baptisé, n'aurait-il pas fallu que le baptême de Jean cessât. Nous devons mainte- nant examiner ce nouveau point de doctrine, et saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article V.

Si le baptême de Jean aurait cesser après que le Christ eut été baptisé?

Trois objections veulent prouver que a le baptême de Jean aurait cesser après que le Christ eut été baptisé ». La première arguë de ce qu' « il est dit, en saint Jean, ch. i (v. 3i) : Afin qu'il fui manifesté à Israël, à cause de cela je suis venu baptisant dans l'eau. Or, le Christ, une fois baptisé, était suffisamment manifesté, soit par le témoignage de Jean, soit par la colombe descendue sur Lui, soit aussi par le té- moignage de la voix du Père. Donc il ne semble pas que le baptême de Jean ait demeurer après ». La seconde ob- jection en appelle à « saint Augustin », qui, « sur saint Jean (tr. IV), dit : Le Christ fut baptisé ; et le baptême de Jean cessa. Donc il semble que Jean, après que le Christ fut baptisé, ne dut point baptiser davantage ». La troisième objection fait observer que « le baptême de Jean était un rite préparatoire au baptême du Christ. Or, le baptême du Christ a commencé tout de suite après que le Christ eut été baptisé; attendu que par le contact de sa chair très pure II confère aux eaux la vertu

2^8 SOMME TIIFOLOCIQUE.

de la régénération, comme le dit le vénérable Bède {sur saint Lac, ch. m, v. 21). Donc il semble que le baptême de Jean dut cesser, quand le Christ eut été baptisé ».

L'argument sed contra oppose qu' (( il est dit, en saint Jean, ch. III (v. 22, 23) : Jésus vint dans la terre de Judée et baptisait; or, il y avait Jean, aussi, qui baptisait. D'autre paît, le Christ ne commença point de baptiser avant d'avoir été baptisé. Donc il semble qu'après que le Christ eut été baptisé, Jean baptisait toujours ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « le bap- tême de Jean ne devait point cesser, une fois le Christ baptisé. D'abord, parce que, comme le dit saint Jean Chrysostome (ho m. XXIX, sur saint Jean), si Jean avcdt cessé de baptiser, une Jais le Christ tmptisé, on eût cru quil le faiscdt par jalousie ou par colère. Secondement, parce que s'il eût cessé de bap- tiser, une fois le Christ baptisé, // eût Jeté ses disciples dans une plus grande Jalousie (Ibid.). Troisièmement, parce que continuant de baptiser, // envoyait au Christ ceux qui l'enten- daient (Ibid.). Quatrièmement, parce que, comme le dit le véné- rable Bède (ou plutôt Scot Érigène, sur saint Jean, ch. lu, v. 23), r ombre de la loi ancienne demeurait encore: et le précur- seur ne doit pas cesser Jusquà ce que la vérité soit manifestée » pleinement.

Vad prinium formule précisément l'explication et donne le mot que nous venons d'ajouter. « Le Christ n'était pas encore pleinement manifesté, après son baptême. Et voilà pourquoi il était nécessaire que Jean baptisât encore ».

L'«d secundum dit que, conformément à ce texte de saint Au- gustin, « le baptême de Jean cessa, une fois le Christ baptisé, non pas tout de suite, mais après qu'il eut été mis en prison ». Et saint Augustin n'a pas voulu dire autre chose. « Aussi bien saint Jean Chrysostome dit, sur scdnt Jean (endroit pré- cité) : J'estime que c'est pour cela que fût permise la mort de Jean, et que lui disparaissant , le Christ commença à prêcher en grand, afin que toute rajjection de la multitude passât au Christ et qu'on ne fût point divisé davantage par les sentiments qu'on pouvait avoir au sujet de l'un et de l'autre ».

QUESTION XXXVIII. DU BAPTEME DE JEAN. 2 49

Vad tertium répond que « le baptême de Jean était un rite préparatoire, non pas seulement quant au fait que le Christ fût baptisé, mais aussi pour que les autres vinssent au bap- tême du Christ. Et ceci n'était pas encore achevé, après que le Christ eut été baptisé ».

Il ne nous reste plus qu'un dernier point à examiner; et c'est celui de savoir si ceux-là qui avaient été baptisés du bap- tême de Jean devaient ensuite être baptisés aussi du baptême du Christ. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

^ Article VI.

Si ceux qui avaient été baptisés du baptême de Jean durent être baptisés du baptême du Christ?

Quatre objections veulent prouver que (( ceux qui avaient été baptisés du baptême de Jean ne durent pas être baptisés du baptême du Christ ». La première dit que « Jean n'était pas moindre que les Apôtres, puisqu'il est écrit de lui, en saint Matthieu, ch. xi (v. 1 1) », et la parole est du Christ Lui- même : « Parmi les enfants nés de la femme, il ne s'en est pas levé de plus grand que Jean- Baptiste. Or, ceux qui étaient bap- tisés par les Apôtres n'étaient point baptisés de nouveau, mais seulement on leur imposait les mains en plus du baptême reçu. Il est dit, en effet, dans les Actes, ch. vin (v. i6, 17), que quelques-uns étaient seulement baptisés, par Philippe, au nom du Seigneur Jésus; alors, les Apôtres, c'est-à-dire, Pierre et Jean, leur imposaient les mains et ils recevaient l'Esprit-Saint. Donc il semble que ceux qui avaient été baptisés par Jean, n'avaient pas à être baptisés du baptême du Christ ». La seconde objection arguë de ce que « les Apôtres furent baptisés du baptême de Jean; quelques-uns d'entre eux, en effet, furent disciples de Jean, comme on le voit par saint Jean, ch. i (v. 87). Or, les Apôtres ne semblent pas avoir été baptisés du baptême du Christ. Il est dit, en effet, dans saint

25o SOMME THÉOLOGIQUE.

Jean. ch. iv (v. 2), que Jésus ne baptisait pas, mais ses disci- ciples. Donc il semble que ceux qui avaient été baptisés du baptême de Jean n'avaient pas à être baptisés du baptême du Christ ». La troisième objection fait observer que « celui qui est baptisé est moindre que celui qui baptise. Or, nous ne lisons pas que Jean lui-même ait été baptisé du baptême du Christ». Donc bien moins encore ceux qui avaient été baptisés du baptême de Jean avaient besoin d'être baptisés du baptême du Christ. La quatrième objection cite le passage du livre des Actes, 011 u il est dit, ch. xix (v. i-5), que Paul rencontra quelques-uns des disciples et leur dit : Àvez-vous reçu, pleins de foi, r Esprit-Saint? Ceux-ci lui dirent : Mais nous n'avons même pas entendu dire qu'il y eût un Esprit- Saint. Il leur dit alors : Et en qui avez-vous été baptisés? Ils répondirent : Dans le bap- tême de Jean. Et c'est pourquoi ils Jurent baptisés de nouveau au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il semble donc que c'est parce qu'ils ignoraient l'Esprit-Saint, qu'ils durent être baptisés de nouveau; comme le dit saint Jérôtne, sur Joël (ch. II, v. 28), et dans l'épître De riiomme d'une seule femme (n. 6); et aussi saint Ambroise, au livre de l' Esprit-Saint (ch. m). Or, il y en eut, parmi ceux qui furent baptisés du baptême de Jean, qui avaient la foi pleine et entière de la Trinité. Donc ceux-là n'étaient pas à baptiser de nouveau du baptême du Christ ». La cinquième objection apporte le beau texte de « saint Augustin », qui, « sur ce mot de l'Épi- tre aux Romains, ch. x (v. 8) : C'est la parole de la foi que nous prêchons, dit : D'où vient à l'eau une telle vertu, qu'elle touche le corps et lave le cœur, si ce n'est par l'action de la parole, non parce qu'elle est dite, mais parce qu'elle est crue? Par l'on voit que la vertu du baptême dépend de la foi. Or, la forme du baptême de Jean signifie la foi dans laquelle nous sommes baptisés. Saint Paul dit, en effet, dans les Actes, ch. xix (v. /j) : Jean baptisait le peuple du baptême de la pénitence, disant de croire en Celui qui devait venir après lui, c'est-à-dire en Jésus. Donc il semble qu'il ne fallait pas que ceux qui avaient été baptisés du baptême de Jean fussent de nouveau baptisés du baptême du Christ ».

QUESTION XXXVIII. DU BAPTEME DE JEAN. 25 1

L'argument sed conlra est un texte formel de « saint Augus- tin », qui, « sur saint Jean (tr. V, n. 5), dit : Ceux qui avaient été baptisés du baptême de Jean, il fallait qu'ils Jus sent baptisés du baptême du Seigneur ».

Au corps de l'article, saint Thomas va nous donner un exem- ple de mise au point louchant l'enseignement formulé par Pierre Lombard dans son fameux livre des Sentences, qui était alors, on le sait, le livre classique de théologie. « Selon l'opi- nion du Maître », fait observer saint Thomas^, « dans le livre IV des Sentences, ceux qui avaient été baptisés par Jean, ne sachant pas que C Esprit-Saint était et qui mettaient leur espoir dans ce baptême, furent baptisés ensuite du baptême du Christ; mais ceux qui ne mettaient point leur espoir dans le baptême de Jean et qui croyaient au Père et au Fils et à l'Esprit- Saint, ne Jurent pas bapti- sés dans la suite, mais à l'imposition des mains faites sur eux par les Apôtres, ils reçurent C Esprit-Saint. Et cela est vrai, reprend saint Thomas, quant à la première partie : ce qui est confirmé par de multiples autorités. Mais, quant à la seconde partie, ce qui est dit est chose tout à fait irrationnelle. D'abord, parce que le baptême de Jean ni ne conférait la grâce, ni n'impri- mait de caractère, mais était seulement dans l'eau, comme il le dit lui-même, en saint Matthieu, ch. m (v. ii). Et, par suite, la foi ou l'espérance que le baptisé avait dans le Christ ne pou- vait pas suppléer ce défaut. Secondement, parce que si dans un sacrement on omet ce qui est de la nécessité du sacrement, non seulement il faut suppléer ce qui a été omis, mais il faut renou- veler le tout. Or, il est de la nécessité du baptême du Christ, qu'il soit fait, non seulement dans l'eau, mais aussi dans l'Es- prit, selon cette parole marquée en saint Jean, ch. m (v. 5) : A moins que quelqu'un ne renaisse de l'eau et l'Esprit-Saint, il ne peut pas entrer dans le Royaume de Dieu. Il suit de que pour ceux qui avaient été baptisés du baptême de Jean, non seule- ment il fallait suppléer ce qui manquait, c'est-à-dire qu'on leur donne l'Esprit-Saint par l'imposition des mains, mais ils devaient de nouveau être entièrement baptisés da^s l'eau et l'Es- prit-Saint ».

Vad primum répond que « comme le dit saint Augustin, sur

20 2 SOMME THEOLOGIQUE.

saint Jean (tr. V. n. 18), si l'on a baptisé » de nouveau « après » que « Jean » avait baptisé, » c est parce que Jean ne donnait point le baptême du Christ, mais le sien. Ce qui, au contraire, était donné par Pierre, et aussi par Judas, si Judas a donné quelque chose, c'était quelque chose du Christ. Et voilà pourquoi, si Judas a baptisé certains sujets, ceux-là n'avaient pas à être baptisés de nouveau. Car le baptême est tel qu'est celui au nom de qui il se donne, non tel qu'est celui qui en est le ministre. Et de vient aussi que ceux qui avaient été baptisés par le diacre Philippe, lequel donnait le baptême du Christ, ne furent pas baptisés de nouveau, mais reçurent l'imposition des mains par les Apôtres; comme ceux qui sont baptisés par les prêtres sont confirmés par les évêques ».

L'ad secundum déclare que « comme le dit saint Augustin, dans sa lettre à Séleucien, nous entendons que les disciples du Christ furent baptisés soit du baptême de Jean, comme quelques-uns le pensent, soit aussi, ce quiestplus croyable, du baptême duChrist. Car II ne manqua pas de servir ou d'administrer, au sujet du bap- tême, à l'ejfet d'avoir des serviteurs par qui II baptiserait les autres, Celui qui ne manqua pas au service de l'humilité, quand II leur lava les pieds ».

Vad tertium note que « comme le dit saint Jean Ghrysos- tome sur saint Matthieu (ou plutôt l'Anonynje, hom. IV), par cela que le Christ, à Jean qui lui disait : Moi, je dois être baptisé par vous, répondit : Laisse pour le moment, il est montré que dans la suite le Christ baptisa Jean. Et il dit que cela est écrit expres- sément dans certains livres apocryphes. Toujours est-il, ajoute saint Thomas, qu'il est certain, comme le dit saint Jérôme, sur saint Matthieu (ch. m, v. i3), que comme le Christ Jut bap- tisé dans l'eau par Jean, ainsi Jean devait être baptisé par le Christ dans l'Esprit ». Et cela signifie que si Jean ne reçut pas le sacrement de baptême institué par le Christ, il en reçut du moins la grâce.

L'ad quartum dit que « ce ne fut point toute la raison ou la cause pour laquelle ceux-là » dont parlait l'objection « furent baptisés, après le baptême de Jean, parce qu'ils ne connaissaient pas l'Esprit-Saint; mais aussi parce qu'ils n'étaient pas baptisés du baptême du Christ ».

QUESTION XXXVIII. DU BAPTEME DE JEAN. 253

Uad qaintum fait observer que v comme le dit saint Augustin, contre Fauste{l[\. XIX, eh. xiii, xviii), nos sacrements sont des signes de la grâce présente ; tandis que les sacrements de la loi ancienne étaient des signes de la grâce à venir. Par cela donc que Jean baptisait au nom de Celui qui devait venir, il est donné à entendre qu'il ne conférait pas le baptême du Christ, qui est un sacrement de la loi nouvelle ».

Après avoir considéré le baptême de Jean en général, a nous devons maintenant traiter du baptême reçu par le Christ ». que nous verrons avoir été précisément le baptême de Jean. C'est l'objet de la question suivante.

QUESTION XXXIX

DU BAPTÊME REÇU PAR LE CHRIST

Cette question comprend huit articles :

i" S'il fallait que le Christ fût baptisé?

S'il devait ètie baptisé du baptême de Jean?

Du temps de ce baptême?

Du lieu.

Du fait que les cieux s'ouvrirent pour Lui.

G" De l'Esprit-Saint apparaissant sous la forme d'une colombe.

Si cette colombe fut un animal véritable?

8" De la voix du témoignage paternel.

La question présente est d'une grande importance, à cause de l'hérésie de Photin et des doctrines rationalistes qui voudraient que le vrai point de départ de tout, pour le Christ, même quanta l'Incarnation , se trouvât dans le fait de son baptême. Des huit articles qui composent cette question, les quatre premiers trai- tent du baptême du Christ; les quatre autres, des prodiges qui se sont accomplis lors de ce baptême. Pour le baptême en lui-même, il y a à examiner : d'abord, ses raisons essentielles; secondement, les circonstances de temps et de lieu (art. 3, 4)- Les raisons essentielles se considèrent : quant au fait, pour le Christ, d'être baptisé; et quant au fait d'être baptisé du bap- tême de Jean. Le premier point va faire l'objet de l'article premier.

Article Premier. S'il était convenable que le Christ fût baptisé?

Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas que le Christ fût baptisé ». La première dit qu' « être baptisé c'est

QUESTION XXXIX. DU BAPTEME REÇU PAR LE CHRIST. 20t)

être lavé. Or, il ne convenait pas que le Christ fût lavé, Lui en qui n'était aucune impureté. Donc il semble qu'il n'était pas digne du Christ d'être baptisé ». La seconde objection fait observer que « le Christ reçut la circoncision pour accomplir la loi. Or, le baptême n'appartenait pas à la loi. Donc le Christ ne devait pas être baptisé ». La troisième objection rappelle que « le premier moteur, en chaque genre de choses, est immobile selon cette espèce de mouvement (Aristote, Physiques, liv. VIII, ch. v. n. 6; de S. Th., leç. 9); c'est ainsi que le ciel, qui », dans la théorie d'Aristote, « est la première cause dans le sens du mouvement d'altération, est lui-même inaltéré. Or, le Christ est le premier qui baptise; selon cette parole (S. Jean, ch. i, V. 33) : Celai sur qui tu verras r Esprit-Saint descendre et demeu- rer, celui-là est Celui qui baptise. Donc il ne convenait pas que le Christ fût baptisé ».

L'argument sed contra cite le texte de saint Matthieu, « il est dit, ch. m (v. i3), que Jésus vint de la Galilée au Jourdain, vers Jean, pour être baptisé par lui ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu'a il était con- venable que le Christ fût baptisé. Premièrement, parce que, comme saint Ambroise le dit, sur saint Luc (ch. m, v. 21), le Seigneur a été baptisé, non quil voulût être purijié, mais pour purlCier les eaux, afin que touchées par la chair du Christ, qui ne connut point le péché, elles eussent la vertu de baptiser ou de laver ; et afin de les laisser sanctifiées pour ceux qui devaient être ensuite baptisés, ainsi que le dit saint Jean Chrysostome (ou plutôt l'Anonyme, hom. IV). Secondement, parce que, comme le dit saint Jean Chrysostome (l'Anonyme, Ibid.) sur saint Matthieu : bien que le Christ ne fût point pécheur, cepen- dant Il prit une nature pécheresse et la similitude de la chair du péché. Aussi bien, s'il n'avait pas besoin de baptême pour Lui- même, toutefois, dans les autres, la nature charnelle en avait be- soin. Et, comme le dit saint Grégoire de Nazianze (Disc. XXXIX, n. i5), le Christ a été baptisé pour submerger dans l'eau le vieil Adam tout entier. Troisièmement, H a voulu être baptisé, comme le dit saint Augustin, dans un sermon de l'Epiphanie (parmi les Œuvres, serm. CXXXVI), parce qu'Usa voulu faire

256 SOMME THÉOLOGFODE.

ce qu' Il commandait à tous de faire. Et c'est ce qu'il dit Lui- même : De la sorte il nous convient d'accomplir toute Justice (S. Matthieu, ch. m, v. i5). Comme, en eflet, saint Ambroise le dit, sur saint Luc, c'est en cela qu'est la justice, que ce que tu veux qu'un autre fasse, tu commences d'abord par le Jaire toi- même et par Ion exemple entraîner les autres ».

L'ad primum déclare que « le Christ ne fut pas baptisé pour être purifié, mais pour purifier, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

L'ad secundum dit que « le Christ ne devait pas seulement accomplir ce qui était de la loi ancienne, mais encore com- mencer ce qui est de la loi nouvelle. Et c'est pourquoi II n'a pas seulement voulu être circoncis, mais encore baptisé ».

h'ad lertium fait observer que « le Christ est le premier qui baptise spirituellement. Et, de la sorte, Il n'a pas été baptisé ; mais seulement dans l'eau ». Il a reçu le baptême de Jean; mais non son baptême à Lui, qu'il devait, en effet, donner et non recevoir.

Le Christ devait être baptisé. Mais fallait-il qu'il fût bap- tisé du baptême de Jean. C'est ce que nous devons maintenant examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article II. S'il convenait que le Christ fût baptisé du baptême de Jean?

Trois objections veulent prouver qu'w il ne convenait pas que le Christ fût baptisé du baptême de Jean ». La première rappelle que « le baptême de Jean fut un baptême de pénitence. Or, la pénitence ne convient pas au Christ; car II n'a eu au- cun péché. Donc il semble qu'il ne devait pas être baptisé du baptême de Jean ». La seconde objection fait remarquer que « le baptême de Jean, comme le dit saint Jean Chrysostome (ho m. Du baptême du Christ, n. 3), était au milieu entre le bap- tême des Juijs et le baptême du Christ. Or, le milieu participe la

QLESriO.N XXXIX. DU BAPTEME REÇU PAR LE CHRIST. 257

nature des extrêmes (Aristote, Des parties des animaux, liv. III, ch. i). Pais donc que le Christ ne fut pas baptisé du baptême juif, ni, non plus, de son baptême, il semble que, pour la même raison. Il n'aurait pas être baptisé du baptême de Jean ». La troisième objection a cette déclaration superbe, que « tout ce qu'il y a de meilleur dans les choses humaines doit être attribué au Christ. Or, le baptême de Jean n'occupe point la place suprême parmi les baptêmes. Donc il ne conve- nait pas que le Christ fût baptisé du baptême de Jean ».

L'argument sed contra cite simplement le texte de saint Mat- thieu, oij « il est dit, ch. m (v. i3) que Jésus vint au Jourdain pour être baptisé par Jean » .

Au corps de l'article, saint Thomas prend sa réponse dans un texte fort expressif de saint Augustin, u Gomme le dit saint Augustin, sur saint Jean (tr. XIII), le Seigneur baptisé baptisait non du baptême dont II avait été baptisé. Puis donc que Lui-même baptisait de son baptême propre, il s'ensuit qu'il ne fut point baptisé de son baptême, mais du baptême de Jean. Et c'était », ajoute saint Thomas, « chose convenable. Première- ment, en raison du baptême de Jean. Celui-ci, en effet, bapti- sait non dans l'Esprit-Saint, mais dans l'eau. Or, le Christ n'avait pas besoin de baptême spirituel. Lui qui dès le pre- mier instant de sa conception fut rempli de la grâce de l'Esprit- Saint, comme on le voit par ce qui a été dil(q. 34, art. i). Et cette raison est celle de saint Jean Chrysostome {sur S. Mat- thieu, ch. I, V. 9). Secondement, comme le dit le vénérable Bède {sur S. Matthieu, ch. ni, v. i3), le Christ fut baptisé du baptême de Jean, afin quen le recevant II donnât son approba- tion à ce baptême. Troisièmement, comme le dit saint Gré- goire de Nazianze (Disc. XXXIX, n. i5), Jésus vint au baptême de Jean, pour sanctifier le baptême », préparant la matière du sacrement par le contact de sa chair sacrée avec l'eau du Jour- dain.

L'ad primum fait observer que « comme il a été dit plus haut (art. précéd.), le Christ voulut être baptisé afin de nous ame- ner, par son exemple, nous-mêmes au baptême. Et c'est pour- quoi, afin que son exemple fût plus efficace. Il voulut être XVI. La Rédemption. 17

2 58 SOMME THÉOLOOKjUE.

baptisé d'un baptême dont manifestement II n'avait pas besoin, pour que les hommes vinssent au baptême dont ils avaient besoin. Aussi bien, saint Ambroise dit, sur saint Luc (ch. m, v. 21) : Que personne ne se soustraie au baptême de la grâce, quand le Christ ne s'est pas soustrait au baptême de la pénitence n .

Vad secundum déclare que « le baptême des Juifs prescrit dans la loi (cf. Épître aux Hébreux, ch. ix, v. 10), était seule- ment figuratif. Quant au baptême de Jean, il était, en quelque manière, réel » ou approchant de la réalité qu'annonçait le rite figuratif, (( en tant qu'il amenait les hommes à s'abstenir des péchés. Le baptême du Christ, lui, a l'efficacité de purifier des péchés et de conférer la grâce. Or, le Christ n'avait pas besoin de recevoir la rémission des péchés, qui n'étaient pas en Lui; ni de recevoir la grâce, dont II était plein. Pareille- ment, aussi, parce qu'il est Lui-même la Vérité (S. Jean, ch. XIV, V. 6), ce qui n'était donné qu'en figure ne lui conve- nait pas. Et voilà pourquoi il était plus à propos qu'il fût bap- tisé du baptême du milieu plutôt que de l'un des deux extrê- mes ». Pouvait-on résoudre l'objection, de façon plus har- monieuse.

L'ad lertium dit que « le baptême est un certain remède spirituel. Or, un être aura besoin d'un remède d'autant moin- dre que lui-même sera plus parfait. Par cela donc que le Christ fut souverainement parfait, il ne convenait pas qu'il fût bap- tisé du baptême le plus parfait; comme celui qui est sain n'a pas besoin d'un remède efficace». Ici encore, l'objection, d'ail- leurs si spécieuse, pouvait-elle trouver une solution plus ap- propriée.

Après avoir examiné les raisons du baptême reçu par le Christ, étudions-le maintenant quant à ses circonstances de temps et de lieu. D'abord, les circonstances de temps. C'est l'objet de l'article qui suit.

QLESriO.N \XXIX. -- DU BAPTÊME REÇU PAU LE CHRIST. 269

Article III. Si le Christ fut baptisé au temps qu'il fallait?

Quatre objections veulent prouver que « le Christ n'a pas été baptisé au temps qu'il fallait ». La première dit que « le Christ a été baptisé afin de provoquer, par son exemple, les autres au baptême. Or, les fidèles du Christ sont baptisés de façon louable, non pas seulement avant la trentième année, mais aussi dans l'âge d'enfance. Donc il semble que le Christ n'aurait pas être baptisé à l'âge de trente ans ». La se- conde objection observe qu'« on ne lit pas que le Christ ait en- seigné ou qu'il ait fait des miracles avant son baptême. Or, c'eût été chose plus utile au monde, s'il avait enseigné plus longtemps, commençant à partir de sa vingtième année ou même plus tôt. Donc il semble que le Christ, qui était venu pour l'utilité des hommes, devait être baptisé avant l'âge de trente ans ». La troisième objection déclare que « l'in- dice » ou le signe « de la sagesse infuse par Dieu devait être au plus haut point manifesté dans le Christ. Or, il fut mani- festé en Daniel dans le temps de son enfance; selon cette pa- role du livre de Daniel, ch. xiii (v. 45) : Le Seigneur suscita l'esprit saint d'un enfant tout Jeune, appelé Daniel. Donc à plus forte raison le Christ dut être baptisé ou enseigner dans son enfance ». La quatrième objection arguë de ce que « le bap- tême de Jean est ordonné au baptême du Christ comme à sa fin. Or, la fin est ce qui vient d'abord dans l'intention, mais au terme dans l'exécution (cf. Sentences des Philosophes , parmi les Œuvres du vénérable Bède). Donc ou le Christ devait être baptisé le premier par Jean, ou 11 devait l'être le dernier ».

L'argument sed contra est le témoignage de saint Luc, « il est dit, ch. m (v. 21) : // arriva, comme tout le peuple était baptisé et que Jésus était baptisé et priait; et, après (v. 28) : Or, Jésus était, quand 11 commença, ayant environ trente ans ».

26o SOMME THÉOLOCIOUE.

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « c'est à pro- pos, que le Christ a été baptisé à l'âge de trente ans. D'abord, parce que le Christ était baptisé, comme devant à partir de commencer d'enseigner et de prêcher. Et, à cela, est requis l'âge parfait, qui est l'âge de trente ans. Aussi bien, dans la Genèse, ch. xli (v. 46), nous lisons que Joseph était âgé de trente ans, quand il prit en mains le gouvernement de l'Egypte. Pareil- lement aussi, au livre II des Rois, ch. v (v. 4), nous lisons de David, qu'il était âgé de trente ans, quand il commença de régner. Et, de même, Ézéchiel commença à prophétiser à l'âge de trente ans, comme on le voit dans son livre, ch. i (v. i). Secon- dement, parce que, comme le dit saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu (hom. X), // devait arriver qu'après le baptême du Christ la loi commencerait à cesser. Et c'est pourquoi le Christ vint au baptême à l'âge qui peut porter tous les péchés, afin qu'ayant observé la loi, nul ne pût dire qu'il l'abrogeait parce qu'il n'avait pas pu l'accomplir. Troisièmement, parce que cela même que le Christ est baptisé à l'âge parfait donne à en- tendre que le baptême engendre des hommes parfaits; selon cette parole de l'Épître aux Éphésiens, ch. iv (v. i3) : Jusqu'à ce que nous venions tous à l'unité de la foi et à la connaissance du Fils de Dieu, en homme parfait, à la mesure de l'âge du Christ dans sa plénitude. Et, aussi bien, la propriété du nombre elle- même semble se référer à cela, car le nombre trente est causé du nombre trois appliqué au nombre dix ; or, par le nombre trois, est comprise la foi de la Trinité; et par le nombre dix, l'accomplissement des commandements de la loi » contenus dans le Décalogue; (* et, en ces deux choses consiste la per- fection de la vie chrétienne ».

L'ad primum fait observer que « comme le dit saint Grégoire de Nazianze (Disc. XL, n. 29), le Christ a été baptisé, non comme ayant besoin de purification, ou comme s'il y avait quelque péril pour Lai à ce que son baptême fut différé », ainsi qu'il ar- rive pour les enfants, car, u c'est pour n'importe quel autre que se tourne en un péril qui n'est pas petit, s'il sort de la vie pré- sente, non revêtu de la robe de f incorruption, qui est la grâce. Et bien que ce soit chose bonne de se conserver pur après le

QUESTION XXXIX. DU BAPTÊME REÇU PAR LE CHRIST. 26 1

baptême, cependant il est mieux, comme le dit le même saint Grégoire {Ibid., n. 19), de recevoir parfois quelque souillure, que de manquer entièrement de la grâce », ainsi qu'il arriverait pour ceux qui renverraient à plus tard de recevoir le baptême.

Vad secundum déclare que « l'utilité qui provient, aux hom- mes, du Christ, est par la foi et l'humilité. Or, pour l'une et l'autre de ces deux choses il est d'un grand prix que le Christ n'ait point commencé d'enseigner dans l'enfance ou la jeu- nesse, mais à l'âge parfait. Pour la foi, d'abord ; parce que du fait qu'il a progressé dans l'ordre du corps selon les progrès du temps, il est montré qu'il y avait en Lui une véritable na- ture humaine ; et afin que ce progrès ne fût point tenu pour fantastique, Il n'a pas voulu manifester sa sagesse et sa vertu ou sa puissance, avant l'âge parfait du corps. Pour l'hu- milité aussi, afin que nul n'assume, d'une manière présomp- tueuse, avant l'âge parfait, le grade de la prélature et l'office d'enseigner ».

Vad lertium dit que « le Christ était proposé aux hommes comme exemple en toutes choses. Et c'est pourquoi il fallait que fût montré en Lui ce qui convient à tous selon la loi com- mune; savoir qu'il enseignât à l'âge parfait », où, communé- ment, en effet, les hommes doivent seulement enseigner; car, jusque-là, ils ne sont pas aptes à être maîtres. Que si, parfois, il y a des exceptions, « comme ledit saint Grégoire de Nazianze (Disc. XXXIX, n. i!\), ce qui arrive rarement nest pas une loi, pas plus que la présence d'une hirondellle ne fait le printemps. A quelques-uns, en effet, par une certaine dispense spéciale, selon la raison ou le conseil de la sagesse divine, il a été con- cédé, en dehors de la loi commune, qu'avant l'âge parfait ils eussent l'office soit de présider, soit d'enseigner ; comme Salo- mon {Rois, liv, III, ch. m, v. 7), Daniel (endroit précité), Jé- rémie (ch. i, v. 5 et suiv.) ». On voit, par cette réponse, combien sage est la loi de l'Église de ne pas admettre à la plé- nitude du ministère sacré, avant une certaine maturité ; et même si elle ordonne ses prêtres, normalement, vers l'âge de vingt-cinq ans, elle les soumet, comme aides subalternes, or- dinairement, à d'autres prêtres plus âgés.

202 SOMME THÉOLOGIQUE.

Vad qaarlum répond que « le Christ ne devait être ni le pre- mier ni le dernier qui serait baptisé par Jean. C'est qu'en effet, comme le dit saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu (ou plutôt l'Anonyme, hom. IV), le Christ fut baptisé à celte fin, pour confirmer le baptême de Jean ; et pour recevoir de Jean son témoignage. Or, l'on ne pouvait croire au témoignage de Jean qu'après qu'un grand nombre eurent été baptisés par lui, Et voilà pourquoi le Christ ne devait pas être le premier qui serait baptisé par Jean. Il ne devait pas être, non plus, le der- nier, parce que comme il est dit par le même, au même endroit, de même que la lumière du soleil n'attend pas que l'étoile du ma- tin ait dispara, mais quelle se lève tandis que l'autre suit son cours, et par sa clarté obscurcit sa candeur; pareillement, aussi, le Christ n'attendit pas que Jean eût achevé sa course , ?nais II appa- rut, tandis que Jean enseignait et baptisait toujours ». L'image est fort belle; et la comparaison, excellemment appropriée.

C'était donc bien à propos que le Christ venait se faire bap- tiser par Jean à l'âge de trente ans. Mais convenait-il qu'il vînt se faire baptiser dans le Jourdain? Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article IV, Si le Christ devait être baptisé dans le Jourdain ?

Trois objections veulent prouver que « le Christ ne devait pas être baptisé dans le Jourdain ». La première est que « la vérité doit répondre à la figure. Or, la figure du baptême pré- céda dans le passage de la mer Rouge oii les Egyptiens furent submergés, comme les péchés sont effacés dans le baptême. Donc il semble que le Christ aurait être baptisé dans la mer plutôt que dans le fleuve du Jourdain ». La seconde objec- tion dit que « le mot Jourdain signifie descente (S. Jérôme, Des quarante-deux demeures, demeure XLI). Or, par le baptême on monte plutôt qu'on ne descend; aussi bien il est dit, en saint Matthieu, ch. m (v. i6), que Jésus, baptisé, monta aussitôt de

QUESTIOiX XXXIX. DU BAPTEME REÇU PAR LE CHRIST. 203

Ceaa. Donc il semble que c'est mal à propos que le Christ fût baptisé dans le Jourdain ». La troisième objection rappelle que « lorsque les enfants d'Israël passèrent, les eaux du Jour- dain retournèrent en arrière, comme on le lit au livre de Josué, ch. IV (ou III, V. i6, 17), et comme il est dit dans le psaume (cxiii, v. 3, 5). Or, ceux qui sont baptisés ne retour- nent pas en arrière, mais vont en avant. Donc c'était mal à propos que le Christ fût baptisé dans le Jourdain ».

L'argument sed contra cite le texte de saint Marc, « il est dit, ch. I (v. 9), que Jésas fat baptisé par Jean dans le Jour- dain ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle ce souvenir que « le fleuve du Jourdain fut par oià les enfants d'Israël en- trèrent dans la Terre Promise {Josué, ch. m, iv). Or, le bap- tême du Christ a ceci de spécial, par-dessus tous les autres baptêmes, qu'il introduit dans le Royaume de Dieu, signifié par la Terre Promise ; et de vient qu'il est dit, en saint Jean, ch. m (v. 5) : A moins que quelqu'un ne renaisse de Ceau et de r Esprit-Saint, il ne peut pas entrer dans le Royaume de Dieu. A cela se rapporte aussi qu'Élie divisa les eaux du Jourdain, quand il dut être enlevé au ciel sur un char de feu, comme il est dit au livre IV des Rois, ch. 11 (v. 7 et suiv.) ; parce que c'est à ceux qui passent par l'eau du baptême, que par le feu de l'Es- prit-Saint est ouverte l'entrée au ciel. Et voilà pourquoi il fut à propos que le Christ fût baptisé dans le Jourdain ».

Vad primum accorde que « le passage de la mer Rouge pré- figura le baptême quant au fait que le baptême efface les pé- chés. Mais le passage du Jourdain en fut la figure quant à ceci qu'il ouvre la porte du Royaume des cieux : ce qui est l'effet principal du baptême, réalisé par le Christ seul. Et à cause de cela il était plus convenable que le Christ fût baptisé dans le Jourdain, non dans la mer ».

Uad secundum fait observer que « dans le baptême il y a l'as- cension par le progrès de la grâce ; laquelle ascension requiert la descente de l'humilité : selon celte parole de saint Jacques, ch. IV (v. 6) : // donne sa qrâce aux humbles. Et c'est à cette des- cente qu'il faut rapporter le nom du Jourdain ».

2 6/j SOMME THÉOLOGIQUE.

Vad tertium répond que « comme le dit saint Augustin, dans un sermon de l'Epiphanie (Serm. X, parmi les Œuvres), de même qu'autrefois les eaux du Jourdain retournèrent en ar- rière; de même maintenant, le Christ une fois baptisé, les péchés sont retournés en arrière. Ou, encore, cela signifie que contrai- rement à la descente des eaux le fleuve des bénédictions était porté en haut ».

Après avoir examiné le baptême du Christ en lui-même, il nous faut étudier les prodiges qui s'accomplirent lors de ce baptême. Or, ces prodiges furent au nombre de trois : les cieux qui s'ouvrirent; l'Esprit-Saint qui descendit sous la forme d'une colombe; la voix du Père qui se fit entendre. Voyons, d'abord, le premier. C'est l'objet de l'article sui- vant.

Article V. Si pour le Christ une fois baptisé les cieux devaient s'ouvrir?

Trois objections veulent prouver que « pour le Christ une fois baptisé, les cieux ne devaient pas s'ouvrir ». La pre- mière déclare que « les cieux doivent s'ouvrir pour celui qui a besoin d'entrer au ciel, comme étant au dehors. Or, le Christ était toujours dans le ciel, selon cette parole marquée en saint Jean, ch. m (v. i3) : Le Fils de l homme, qui est dans le ciel. Donc il semble que les cieux ne devaient point s'ouvrir pour Lui ». La seconde objection fait observer que « l'ouver- ture des cieux s'entend au sens corporel ou au sens spirituel. Or, on ne peut pas l'entendre au sens corporel; car », à rai- sonner dans l'opinion des anciens et l'Ecriture elle-même parle d'une manière analogue, « les corps célestes sont inalté- rables et infrangibles, selon cette parole du livre de Job, ch. XXX vu (v. i8) : C'est peut-être loi qui as fabriqué les cieux aussi solides que l'airain fondu? Pareillement aussi, on ne peut pas l'entendre au sens spirituel; car devant les yeux du Fils de Dieu les cieux auparavant n'étaient point clos. Donc c'est

QUESTION XXXIX. DU BAPTÊME KEÇU PAR LE CHRIST. 265

mal à propos qu'il est dit que pour le Christ, une fois baptisé, les deux s'ouvrirent. La troisième objection dit que « pour les fidèles, le ciel a été ouvert par la Passion du Christ; selon celte parole de l'Épître aux Hébreux, ch. x (v. 19) : Nous avons confiance d'entrer dans le Saint des Saints par le sang du Christ. Et de vient, aussi, que parmi ceux qui furent baptisés du baptême du Christ, s'il y en eut qui moururent avant sa Pas- sion, ils ne purent pas entrer dans les cieux. Donc les cieux auraient s'ouvrir plutôt à la Passion du Christ qu'à son baptême )i.

L'argument sed contra apporte simplement le texte de saint Luc, «il est dit, ch. m (v. 21) : Jésus étant baptisé et priant, le ciel fut ouvert ».

Au corps de l'article, saint Thomas fait cette remarque, que « comme il a été dit (art. 1 ; q. 38, art. 1), le Christ a voulu être baptisé afin de consacrer, par son baplême, le baptême dont nous devions nous-même être baptisés. Il suit de que dans le baptême du Christ durent apparaître les choses qui touchent à l'eiricacité de notre baptême. Or, au sujet de celle efficacité, il y a trois choses à considérer. Premièrement, la vertu principale d'où le baptême a son efficacité; et c'est une vertu céleste. De vient ([uc pour le Christ une fois bap- tisé, le ciel s'ouviit, pour qu'il fût montré que désormais une vertu céleste sanctifierait le baptême. En second lieu, agit pour l'eflîcacilé du baptême la foi de l'Église et de celui qui est baptisé; et de vient que les baptisés confessent la foi, et le baptême est appelé le sacrement de la foi (S. Augustin, ép. à Boniface). Or, par la foi, nous atteignons du regard les choses célestes, qui dépassent les sens et la raison humaine. Ce fut pour signifier cela, que pour le Christ une fois baptisé les cieux s'ouvrirent. Troisièmement, parce que par le baplême du Christ, d'une manière spéciale, nous est ouverte l'entrée du Royaume céleste, qui avait été fermée au premier homme par le péché. Et c'est pourquoi, le Christ une fois baptisé, les cieux s'ouvrirent, afin de n:iontrer que pour les baptisés est ouverte la voie qui introduit au ciel. D'autre part, après le baplême est nécessaire à l'homme la prière continuelle, à l'ef-

266 SOMME THÉOLOGIQUE.

fet d'entrer dans le ciel; car, bien que par le baptênne les pé- chés soient remis, cependant demeurent le foyer du péché qui nous combat intérieurement et le monde et les démons qui nous combattent intérieurement. Et c'est pourquoi, inten- tionnellement, il est dit en saint Luc, ch. m (v. 21), que Jésus étant baptisé et priant, le ciel s'ouvrit; parce que, pour les fidèles la prière est nécessaire après le baptême. Ou encore, pour donner à entendre que cela même, que par le baptême le ciel est ouvert à ceux qui croient, est à la vertu de la prière du Christ. C'est pour cela qu'il est dit, intentionnelle- ment, en saint Matthieu, ch. ni (v. 16), que le ciel s'ouvrit pour Lui, c'est-à-dire pow/' /ouif, à cause de Lui; comme si l'empe- reur disait à quelqu'un qui le prierait pour un autre : Voici, ce bienfait, ce n'est pas à lai que je le donne, mais à toi; c'est-à- dire, à cause de toi je le donne à cet autre, comme le dit saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu (l'Anonyme, hom. IV) ».

Vad primuni répond que « comme le dit saint Jean Chrysos- tome {Ibid), de même que le Christ en raison du mystère de son humanité a été baptisé, bien que, en Lui-même, Il n'eût pas besoin de baptême; pareillement , en raison du mystère de son humanité les deux s'ouvrirent pour Lui, alors que selon la nature divine II était dans les deux » .

L'ad secundum dit que « comme l'explique saint Jérôme, sur saint Matthieu (ch. m, v. 16, 17), les deux s'ouvrirent pour le Christ baptisé, non par la rupture des éléments, mais pour les yeux spirituels: comme, également, Ézéchiel narre au début de son livre (ch. i, v. i), que les cieux furent ouverts. Et saint Jean Chrysostome prouve qu'il en fut ainsi, en disant, sur saint Matthieu (l'Anonyme, endroit précité), que si la créature elle-même » ou le corps physique appelé du nom « des cieux avait été rompue » ou déchirée, « V Évangéliste n'aurait pas dit : les deux s' ouvrirent pour Lui; car ce qui s'ouvre corporellement au dehors, est ouvert pour tous. Aussi bien, en saint Marc, ch. I (v. 10), il est dit expressément que Jésus aussitôt montant de l'eau vit les deux ouverts, comme pour rapporter l'ouverture des cieux à la vision du Christ. Ce que quelques-uns rappor- tent à la vision corporelle du Christ, disant qu'autour du

QUESTION XXXIX. DU BAPTÊME REÇU PAR LE CHRIST. 267

Christ baptisé il y eut une telle splendeur dans le baptême que les deux étaient vus ouverts. On peut aussi », ajoute saint Thomas, « rapporter cela à la vision d'imagination, par lequel mode Ézéchiel vit les cieux ouverts : par la vertu di- vine, en effet, et par la volonté de la raison, était formée celte vision dans l'imagination du Christ, pour signifier que par le baptême l'entrée du ciel était ouverte aux hommes. On peut aussi », continue saint Thomas, « rapporter cela à la vision intellectuelle du Christ, en tant que le Christ vit que le bap- tême étant maintenant sanctifié le ciel était ouvert aux hom- mes; chose que cependant II voyait auparavant comme devant être faite ».

L'ad lertiam fait observer que « par la Passion du Christ le ciel est ouvert aux hommes comme par la cause universelle ou commune de l'ouverture des cieux. Mais il faut cependant que cette cause soit appliquée à chacun en particulier, à l'effet d'obtenir l'entrée dans le ciel. Et c'est ce qui se fait par le bap- tême; selon cette parole de l'Epître aux Romains, ch. vi (v. 3) : Tous ceux qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, avons été baptisés dans sa mort. Et, à cause de cela, il est fait mention de l'ouverture des cieux plutôt dans le baptême que dans la Pas- sion. — Ou, comme le dit saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu (l'Anonyme, endroit précité), lors du baptême du Christ les cieux furent seulement ouverts; mais après (jue le Christ eût vaincu le tyran » des enfers « par la Croix, les portes du ciel ne devant plus être fermées, les anges ne dirent pas : Ouvrez les portes; mais : Enlevé: les portes. Et, par là, saint Chrysos- tome (l'Anonyme) donne à entendre que les obstacles par les- quels précédemment les àmcs des défunts étaient empêchées d'entrer dans les cieux furent entièrement enlevés par la Pas- sion; mais dans le baptême du Christ, l'entrée du ciel avait été ouverte, en ce sens que la voie qui devait permettre aux hommes d'entrer dans le ciel leur avait été manifestée ».

Le second prodige qui s'est accompli lors du baptême du Christ a été la descente du Saint-Esprit sous la forme d'une colombe. Saint Thomas examine, à ce sujet, deux questions :

268 SOMME THÉOLOGIQUE.

premièrement, s'il convenait que le Saint-Esprit se manifestât de la sorte ; secondement, si la colombe qui est apparue était un véritable animal. Le premier point va faire l'objet de l'article qui suit.

Article VI.

Si c'est à propos qu'il est dit que l'Esprit-Saint descendit, sur le Christ baptisé, sous la forme d'une colombe?

Quatre objections veulent prouver qu' « il n'est pas à propos qu'on dise que le Saint-Esprit descendit, sur le Christ baptisé, sous la forme d'une colombe d. La premire arguë de ce que (( l'Esprit-Saint habite dans l'homme par la grâce. Or, dans l'hmanité du Christ fut la plénitude de la grâce dès le premier moment de sa conception, il fut le Fils unique venu du Père, comme on le voit par ce qui a été dit plus haut (q. 7, art. 12 ; q. 34, art. i). Donc l'Esprit-Saint ne devait pas lui être envoyé dans le baptême ». La seconde objection fait observer que « le Christ est dit être descendu dans le monde par le mystère de l'Incarnation, quand // s'anéantit Lui-même, prenant la forme d'un esclave (aux Philippiens, ch. 11, v. 7). Or, l'Esprit-Saint ne s'est pas incarné. Donc c'est mal à propos qu'il est dit que rEsprit-5aint descendit sur Lui ». La troisième objection rappelle que « dans le baptême du Christ devait être montré, comme dans un certain exemplaire, ce qui se fait dans notre baptême. Or, dans notre baptême, il ne se produit point de mission visible de l'Esprit-Saint. Donc il ne fallait pas, non plus, qu'il y eût de mission visible de l'Esprit-Saint dans le baptême du Christ ». La quatrième objection déclare que « l'Esprit-Saint dérive du Christ dans tous les autres; selon celte parole de saint Jean, ch. 1 (v. 16) ; De sa plénitude nous avons tous reçu. Or, sur les Apôtres, l'Esprit-Saint descendit, non sous la forme d'une colombe, mais sous forme de feu {Actes, ch. 11, V, 3). Donc, sur le Christ, non plus, l'Esprit-Saint n'aurait pas descendre sous la forme d'une colombe, mais sous forme de feu ».

L'argument sed contra apporte le témoignage de saint Luc,

QUESTION XXXIX. DU BAPTlhlR REÇU PAH LE CHRIST. 2()()

(( il est dit, ch. m (v. 22) : L'Esprit-Saint descendit soas une forme corporelle, semblable à une colombe, sur Lui ».

Au corps de l'article, saint Thomas présente cette remarque, que " ce qui s'est fait pour le Christ dans son baptême, comme ledit saint Jean Chrysostome,5«r5am/ Mcdthieu (ou plutôt l'Ano- nyme, hom. IV), appartient au mystère de tous ceux qui dans la suite devaient être baptisés. Or, tous ceux qui sont baptisés du baptême du Christ, reçoivent l'Esprit-Saint, à moins qu'ils ne viennent mal disposés ; selon cette parole » du Précurseur u en saint Matthieu, ch. m (v. 11) : Lui vous tjaptisera dans T Esprit- Saint. Donc il était convenable que sur le Seigneur baptisé l'Esprit-Saint descendît ».

Uad primum cite un très beau texte de saint Augustin, qui est tout ce qu'il y a de plus péremptoire contre l'erreur de Photin, chez les anciens, et contre les interprétations impies de certains modernes, voulant faire partir du baptême du Christ ce qu'il y a eu de divin en Lui, soit qu'on l'entende, comme les anciens hérétiques, au sens de l'union du Verbe à l'homme Jésus, ou, comme disent les modernes rationalistes, de l'éclosion de la conscience d'une mission divine. <( // est sou- verainement absurde, dit saint Augustin, au livre XV delà Tri- nité (ch. xxvi), de supposer que le Christ, alors déjà âgé de trente ans, aurait reçu rEsprit-Saint. Mais s'il vint au baptême sans péché. Il n'y vint pas sans l'Esprit-Saint. Si, en ejjet, il avait été dit de Jean : Il sera rempli de l'Esprit-Saint dès le sein de sa mère, que ne Jaudra-t-il pas dire du Christ dans .son humanité. Lui dont la conception même de la chair ne fut pas charnelle, mais spirituelle ? Maintenant donc, c'est-à-dire dans son baptême, // a daigné pré- figurer son corps, c'èsl-à-dire son Église, dans laquelle les baptisés surtout reçoivent l'Esprit-Saint ».

L'ad secundum répond que « comme le dit saint Augustin, au livre II de la Trinité (ch. v, vi), l'Esprit-Saint est dit être descendu sur le Christ, sous une forme corporelle, par mode de colombe, non que la substance même de l'Esprit-Saint fût rendue visible ; car elle est invisible » aux yeux du corps ; « ni que cette créature visible », qu'était la colombe, « fût prise en l'unité de la Personne divine » de l'Esprit-Saint, camme, par

270 SOMME THEOLOGIQUE.

l'Incarnation, la nature humaine a été prise en l'unité de la Personne divine du Verbe ou du Fils unique de Dieu; « car il n'est point dit que l'Esprit-Saint soit colombe, comme il est dit que le Fils de Dieu est homme, en raison de l'union. Ce n'est pas, non plus, de cette manière que l'Esprit-Saint a été vu, en forme de colombe, comme saint Jean vit l'Agneau immolé dans l'Apocalypse, ainsi qu'il est marqué, Apocalypse, ch. v (\. 6). Cette vision, en ejjet, se fit en esprit, par des images des corps spirituelles ; tandis que pour la colombe dont il s'agit, nul lia jamais douté qu'elle n'ait été vue des yeux du corps. « Ce n'est pas, non plus, de cette manière que l'Esprit-Saint apparut, comme il est dit, dans la première Épître aux Corinthiens, ch. X (v. 4) : Le rocher était le Christ. Car ce rocher était aupa- ravant da nombre des créatures, et c'est en rcdson du mode d'ac- tion produite à son sujet qu'il est appelé le Christ dont il était la figure; tandis que cette colombe fut amenée à l'être uniquement pour signifier l'Esprit-Saint, à ce moment même, et cessa tout de suite après, comme la Jlamme qui apparut dans le buisson à Moïse n dans le désert. « Ainsi donc l'Esprit-Saint est dit être descendu sur le Christ, non en raison de l'union » hypos- tatique « à la colombe; mais soit en raison de la colombe elle-même, figure de l'Esprit-Saint, laquelle descendit et vint se reposer sur le Christ, soit aussi en raison de la grâce spiri- tuelle, qui dérive de Dieu à la créature par mode d'une cer- taine descente, selon cette parole de saint Jacques, ch. i (v. 17) : Toute donation excellente et tout don parfait vient d'en-Haut, des- cendant du Père des lumières ». On aura remarqué cette adap- tation harmonieuse du beau texte de saint Jacques.

h'ad tertium fait observer que « comme le dit saiut Jean Chrysostome, sur saint Mathieu (hom. XII) » et cette obser- vation est d'une imporlance extrême pour saisir toute l'écono- mie des manifestations surnaturelles de Dieu, dans l'ordre de la Révélation, « dans les commencements des choses spiri- tuelles, toujours apparaissent des visions sensibles » ou corpo- relles, (( en raison de ceux qui ne peuvent avoir aucune intelligence de la nature incorporelle ; de telle sorte que si, après, elles ne se produisent plus, on les accepte sur la foi de celles qui se sont

QUESTION XXXIX. DU BAPTEME HEÇU PAR LE CHHIST. 2' î

déjà produites. Et voilà pourquoi sur le Christ baptisé, l'Es- prit-Saint descendit visiblement, sous une forme corporelle, afin que l'on crût, dans la suite, qu'il descendait d'une ma- nière invisible sur tous les baptisés ».

Uad quartum dit que u l'Esprit-Saint apparut, sous forme de colombe, au-dessus du Christ baptisé, pour quatre raisons. D'abord, en raison de la disposition qui est requise dans le baptisé, savoir qu'il ne vienne pas au baptême avec feinte; parce que, comme il est dit au livre de la Sagesse, ch. i (v. 5), l'Esprit-Saint de la discipline fuira lliomme trompeur. Et la colombe, en effet, est un animal simple, ori ne se trouve au- cune astuce, aucune tromperie. Aussi bien, il est dit, en saint Matthieu, ch. x (v. i6) : Soyez simples comme des colombes. Secondement, pour désigner les sept dons du Saint-Esprit, que la colombe signifie par ses propriétés. La colombe, en effet, habite sur le courant des eaux, afin qu'en apercevant le vautour, elle se plonge dans l'eau et lui échappe. Et ceci ap- partient au don de sagesse, par lequel les saints résident sut le courant des eaux de la Sainte-Ecriture, afin d'échapper aux incursions du démon. De même, la colombe choisit les meil- leurs grains. Et ceci appartient au don de science, par lequel les saints choisissent les pensées saines pour s'en nourrir. De même, la colombe nourrit d'autres petits que les siens. Et ceci appartient au don de conseil, par lequel les saints nourrissent de leur doctrine et de leur exemple les hommes qui furent les petits, c'est-à-dire, les imitateurs du démon. De même, la colombe ne déchire point avec son bec. Et ceci appartient au don d'intelligence, par lequel les saints évitent de déchirer et de pervertir les bonnes doctrines, comme le font les héré- tiques. De même, la colombe n'a point de fiel. Et ceci appar- tient au don de piété, par lequel les saints sont à l'abri de la colère déraisonnable. De même, la colombe fait son nid dans les trous du rocher. Et ceci appartient au don de force, par lequel les saints mettent leur nid, c'est-à-dire, leur refuge et leur espoir dans les plaies de la mort du Christ. De même, la colombe a pour chant ses gémissements. Et ceci appartient au don de crainte, par lequel les saints trouvent leur délectation

272 SOMME THEOLOGrQUE.

à gémir pour leurs péchés ». On aura remarqué tout ce que contient d'application exquise cette adaptation des propriétés de la colombe aux sept dons du Saint-Esprit épanouis dans la vie des saints. « Troisièmement, l'Esprit-Saint apparut sous forme de colombe, à cause de l'efFet propre du baptême, qui est la rémission des péchés et la réconciliation avec Dieu. La colombe, en eifet, est un animal très doux. Et c'est pourquoi, comme le dit saint .lean Chrysostome, sur saint Matthieu (hom. XII), dans le déluge, cet animal apparut portant un rameau d'olivier et annonçant la tranquillité générale sur le globe terrestre: et, maintenant, aussi, la colombe apparaît dans le baptême » de Jésus, « montrant pour nous la délivrance. Quatrièmement, l'Esprit-Saint apparut sous forme de colombe au-dessus du Seigneur baptisé, pour désigner l'effet commun ou général du baptême, qui est la construction de l'unité de l'Église. Aussi bien est-il dit, dans VÉpilre aux Éphésiens , ch. v(v. 25 et suiv.), que le Christ s'est livré Lui-même, afm de se donner une Église glorieuse, qui n'aurait aucune tache ou aucune ride ou rien de semblable, lavant celte Église par le baptême d'eau dans la Parole de vie. Et voilà pourquoi c'est à propos que l'Esprit-Saint s'est montré dans le baptême sous la forme d'une colombe, qui est un animal fait pour l'amour et pour vivre en troupe ou en compagnie. D'oià il vient que dans le Ccmtique des Cantiques, ch. VI (v. 8), il est dit de l'Église : Elle est unique, ma co- lombe! » Ici encore, quel à propos exquis dans ces adaptations des textes de l'Écriture Sainte. Voilà donc les très belles raisons pour lesquelles il convenait que l'Esprit-Saint appa- raisse sous forme de colombe, au-dessus du Christ baptisé. « Que si l'Esprit-Saint descendit sur les Apôtres n, au jour" de la Pentecôte, «sous forme de feu, c'est pour deux raisons. D'abord, pour montrer la ferveur dont leurs cœurs seraient possédés à l'effet de prêcher partout le Christ parmi les tribu- lations.. Et c'est pourquoi aussi II leur apparut en langues de feu. Aussi bien saint Augustin dit, sur saint Jean {ir. VI), n. 3: C'est de deux mcmières que le Seigneur montre visiblement l'Esprit- Saint ; savoir : par la colombe, au-dessus du Seigneur baptisé; par le feu, au-dessus des disciples réunis. Là, c'est la simplicité

gUESTIO.N XXMX. DU BAPTEME REÇU PAR LE CHRIST. 27^3

qui est montrée; ici, c'est la Jervear. Donc, pour que les sanctifiés par l'Esprit n'aient point de dol, Il s'est montré dans la colombe; et pour que la simplicité ne demeure point froide. Il s'est montré dans le Jeu. Et qu'on ne s'émeuve point, si les langues sont divi- sées; car l'unité se reconnaît dans la colombe. Secondement, parce que comme ledit saint Chrysostome (ou plutôt saint Cré- goire, hom. XXX, sur l'Évangile), quand il fallait pardonner les péchés, ce qui se fait dans le baptême, la mansuétude était néces- saire ;ei la colombe en est le symbole. Mais, après que nous avons reçu la grâce, reste le temps du jugement, qui est signifié par le feu ».

Nous avons vu les raisons qui expliquent pourquoi, lors du baptême du Christ, le Saint-Esprit se manifesta sous la forme d'une colombe. Mais, cette colombe, qu'était-elle? Peut-on dire que c'était un véritable animal; ou n'était-ce qu'une appa- rence extérieure, sans réalité vraie. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article VII.

Si cette colombe dans laquelle l'Esprit-Saint apparut était un véritable animal?

Trois objections veulent prouver que a cette colombe dans laquelle l'Esprit-Saint apparut n'élait pas un véritable ani- mal ». La première fait observer que « ce qui apparaît sous une forme semble apparaître selon une similitude » ou une ressemblance et une image. « Or, en saint Luc, cli. m (v. 22), il est dit que l'Esprit-Saint descendit sous une Jorme corporelle comme une colombe au-dessus du Christ. Ce ne fut donc pas une véritable colombe, mais une certaine similitude de co- lombe ». La seconde objection déclare que « comme la nature ne fait rien en vain, Dieu non plus ne le fait pas, ainsi qu'il est dit au livre I du Ciel et du Monde (ch. iv, n. 8; de S. Th., leç. 8). Or, cette colombe n'étant venue que pour signifier quelque chose et disparaUre ensuite, comme le dit saint XVI. La Rédemption. 18

11 Ix SOMME THÉOLOGIQUE.

Augustin, au livre II de la Trinité (ch. vi), c'eût été chose vaine qu'elle fût une vraie colombe; car cela pouvait être fait par une similitude de colombe. Donc cette colombe ne fut pas un véritable animal ». La troisième objection dit que « les propriétés de chaque chose conduisent à la connaissance de la nature de cette chose-là. Si donc cette colombe eût été un véri- table animal, les propriétés de la colombe eussent signifié la nature d'un véritable animal, et non les effets de l'Esprit- Saint. Donc il ne semble pas que cette colombe ait été un véritable animal ».

L'argument sed contra est un texte de « saint Augustin », qui,^ au livre Du combat chrétien (ch. xxi), dit : Nous ne disons pas cela, que le Seigneur Jésus-Christ seul vit en un corps véri- table, et que l' Esprit-Saint ait apparu d'une manière trompeuse aux yeux des hommes ; mais nous croyons que tous ces deux corps ont été véritables ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « comme il a été dit plus haut (q. 5, art. i), il ne convenait pas que le Fils de Dieu, qui est la Vérité du Père, usât de fiction ; et c'est pourquoi II ne prit point un corps fantastique, mais un corps véritable. Et parce que l'Esprit-Saint est dit CEsprit de Vérité, comme on le voit en saint Jean, ch. xvi (v. i3), à cause de cela. Lui aussi forma une véritable colombe dans laquelle II apparaîtrait, bien qu'il ne la prît point en l'unité de sa Personne », comme le Verbe ou le Fils de Dieu avait pris la nature humaine. « Aussi bien saint Augustin, après les paroles précitées, ajoute : Comme il ne fallait point que le Fils de Dieu trompât les hommes, de même il ne Jallcdt point que r Esprit-Saint les trompât. Mais au Dieu tout-puissant qui avait formé du néant tout l'ensemble des créatures, il n'était point difficile de former un véritable corps de colombe sans le secours d'autres colombes, comme il ne lui fut point difficile de former, dans le sein de Marie, un véritable corps » liumain « sans l'action d'aucun homme : alors que la créature corporelle, et dans les entrailles d'une Jemme pour former l'homme, et dans le monde lui-même pour Jormer la colombe, était au service de la volonté et du commandement du Seigneur ».

QUESTION XXXIX. DU BAPTEME REÇU PAR LE CHRIST. 276

Vad primum déclare que « l'Esprit-Saint est dit être des- cendu en la forme ou la similitude d'une colombe, non point pour exclure la vérité de la colombe, mais pour montrer qu'il n'apparut point dans la forme de sa substance ».

Vad secundum dit que (( ce ne fut point chose vaine ou superflue de former une véritable colombe pour que l'Esprit- Saint paraisse en elle; car la vérité même de la colombe signifie la vérité de l'Esprit-Saint et de ses effets ».

Uad tertium fait remarquer que « les propriétés de la co- lombe vont de la même manière à signifier la nature de la colombe et à désigner les effets de l'Esprit-Saint. Par cela, en effet, que la. colombe a telles propriétés, il arrive que la co- lombe signifie l'Esprit-Saint d (cf. les délicieuses applications de l'article précédent, ad 4'"'").

Il ne nous reste plus qu'un dernier point à examiner, c'est celui du témoignage rendu par le Père au Fils sur les bords du Jourdain. De ce témoignage faut-il dire qu'il s'est manifesté à propos. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article VIII.

Si ce fut à propos que le Christ étant baptisé la voix du Père fut entendue rendant témoignage au Fils?

Trois objections veulent prouver que « c'est mal à propos que le Christ étant baptisé la voix du Père fut entendue ren- dant témoignage au Fils ». La première arguë de ce que « le Fils et l'Esprit-Saint, en tant qu'ils apparurent d'une ma- nière sensible, sont dits avoir été envoyés d'une mission visi- ble. Or, il ne convient pas au Père d'être envoyé; comme on le voit par saint Augustin, au livre II de la Trinité (ch. v, xii). Donc il ne lui convient pas non plus d'apparaître ». La seconde objection dit que « la voix signifie la parole ou le verbe conçu dans le cœur. Or, le Père n'est pas le Verbe. Donc c'est mal à propos qu'il s'est manifesté dans la voix ». La troisième objection fait observer que u le Christ n'a pas

276 sommiî; tiik<)i.ogii)ue.

commencé d'être le Fils de Dieu au baptême, comme certains hérétiques l'ont pensé; mais II a été le Fils de Dieu dès le principe de sa conception. C'était donc à la nativité du Christ, que la voix du Père aurait attester sa divinité, plutôt qu'à son baptême ».

L'argument sed contra cite le texte de saint Matthieu, ch. m (v. 17), (( il est dit : Voilà qu'on entendit une voix des deux, qui disait : Celui-ci est mon Fils, le bien-aimé, en qui Je nie suis complu ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il a été dit plus haut (art. 5), dans le baptême du Christ, qui fut le modèle ou le type exemplaire de notre baptême, devait être montré ce qui se parfait dans le nôtre. Or, le baptême dont les fidèles sont baptisés est consacré en l'invocation et la vertu de la Trinité, selon cette parole du Christ en saint Mat- thieu, chapitre dernier (v. 19) : Allez, enseignez toutes les na- tions, les baptisant au nom du Père et du Fils et de r Esprit-Saint. Et voilà pourquoi, dans le baptême du Christ, comme le dit saint Jérôme (sur S. Matthieu, ch. ni, v. 16, 17), le mystère de la Trinité est montré : le Seigneur Lui-même est baptisé dans sa nature humcdne; F Esprit-Saint descend sous la Jorme d'une colombe; la voix du Père qui rend témoignage au Fils est enten- due. Il était donc convenable que dans ce baptême le Père fût déclaré dans la voix ».

L'ad primum fait remarquer que « la mission visible ajoute quelque chose en plus de l'apparition; savoir l'autorité de celui qui envoie. Et c'est pourquoi le Fils et l'Esprit-Saint, qui viennent d'un autre, sont dits non seulement apparaître, mais aussi être envoyés visiblement. Mais le Père, qui ne vient pas d'un autre, peut sans doute apparaître; Il ne peut pas être envoyé d'une mission visible ».

Vad secundum déclare que « le Père n'est montré dans la voix que comme auteur de la voix, ou comme parlant par la voix. Et parce que c'est le propre du Père de produire le Verbe, ce qui est dire ou parler, à cause de cela c'est tout à fait à propos que le Père a été manifesté par la voix, qui signifie le Verbe. Aussi bien la voix qui émane du Père atteste

QUESTION XXXIX. DU BAPTÊME REÇU PAR LE CHRIST. 277

la filiation du Verbe. Et comme la forme de la colombe, dans laquelle l'Esprit-Saint s'est montré, n'est point la nature de l'Esprit-Saint; ni la forme de l'homme, dans laquelle le Fils Lui-même s'est montré, n'est point la nature même du Fils de Dieu : pareillement aussi la voix n'appartient pas à la nature du Verbe ou du Père qui parlait. Aussi bien, en saint Jean, ch. v (v. 37), le Seigneur dit : Vous n'avez jamais entendu sa voix, c'est-à-dire du Père, ni vous n'avez Jamais va sa face. Par où, comme le dit saint Jean<]hrysostome, sur saint Jean (hom. XI), les introduisant un peu dans le dogme philosophique, Il leur mon- tre fjuil n'y a, en Dieu, ni voix ni figure, mais quilest supérieur à toutes ces choses-là. Et de même que soit la colombe soit aussi la nature humaine prise par le Christ est l'œuvre de toute la Trinité, de même aussi la formation de la voix ; mais, cependant, c'est le Père seul qui est déclaré comme parlant, dans la voix, de même que le Fils seul a pris la nature humaine, et que, dans la colombe, seul l'Esprit-Saint est mon- tré; ainsi qu'on le voit par saint Augustin (ou plutôt saint Fulgence) dans le livre De la foi, à Pierre » (ch. ix).

Vad tertium dit que « la divinité du Christ ne devait pas être manifestée à tous, dans sa nativité, mais plutôt être cachée dans les défauts de l'état d'enfance. Mais quand II parvint déjà à l'âge parfait il fallait qu'il enseigne et fasse des miracles et convertisse à Lui les hommes, alors il fallait que sa divinité fût indiquée par le témoignage du Père, afin que sa doctrine devînt plus croyable. Et voilà pourquoi Lui-même dit, en saint Jean, ch. v (v. 87) : Celui qui m'a envoyé, le Père, c'est Lui- même qui rend témoignage de moi. El cela devait être fait sur- tout dans le baptême, par lequel les hommes renaissent en enfants de Dieu adoptifs; car les enfants de Dieu adoptifs sont constitués à la ressemblance du Fils par nature, selon cette parole de l'Epîtie aux Romains, ch. viii (v. 29) : Ceux qu'il a connus d'avance, ceux-là II les a prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils. Aussi bien saint Ililaire dit, sur saint Matthieu, qu'au-dessus de Jésus baptisé descendit l'Esprit-Saint et se fit entendre la voix du Père, qui disait : Celui-ci est mon Fils le bien-aimé, afin que, par les choses qui s'accomplis-

270 SOMME THEOLOGIQUE.

salent dans le Christ, nous connussions qa après le baptême de Veau, et des régions du ciel s'envole vers nous V Esprit-Saint , et nous sommes faits enfants de Dieu par l'adoption de la voix du Père ». Cette grande question du baptême du Christ ne pouvait mieux se terminer que sur ce beau texte de saint Hilaire. Et elle-même clôt excellemment tout ce que nous avions à dire dans la première partie de notre étude sur les mystères de la vie du Christ, ayant trait à son entrée dans le monde ou à ses débuts parmi nous. *

« Après avoir considéré ce qui avait trait à l'entrée du Christ en ce monde ou à ses débuts, il nous reste à considérer ce qui a trait à son progrès » ou au développement de sa vie parmi nous, selon le programme marqué au début de la question 27. « Et », à ce sujet, « nous aurons à considérer, d'abord, son mode de vie parmi nous; ensuite, sa tentation (q. /41); troi- sièmement, sa doctrine (q. ^2) ; quatrièmement, ses miracles (q. 43) ». Sous ces quatre chefs, saint Thomas ramènera, dans un ordre parfait et avec une compréhension qui n'ou- bliera rien d'essentiel, tout ce qui a trait à la vie publique du Christ, telle que l'Évangile nous la rapporte, depuis le bap- tême jusqu'à la Passion. Voyons d'abord le premier chef de ces considérations. Il a trait au mode de vie que le Christ adopta et mena parmi nous. C'est l'objet de la question sui- vante.

QUESTION XL

DU MODE DE VIE DU CHRIST

Cette question comprend quatre articles :

Si le Christ devait mener une vie solitaire ou converser parmi

les hommes ? 2' S'il devait mener une vie austère dans le manger, le boire, le

vêtement, ou une vie comme celle des autres? S'il devait mener une vie infime dans ce monde, ou parmi les

richesses et les honneurs? 4* S'il devait vivre selon la loi?

Article Premier.

Si le Christ devait converser parmi les hommes ou mener une vie solitaire?

Trois objections veulent prouver que u le Christ ne devait pas converser parmi les hommes, mais mener une vie soli- taire ». La première dit qu' « il fallait que le Christ par son mode de vivre ne se montrât pas seulement homme, mais Dieu aussi. Or, il ne convient pas à Dieu de converser parmi les hommes. Il est dit, en effet », par les Chaldéens, « dans le livre de Daniel, ch. ii (v. ii) : ^ Cexception des dieux, qui ne con- versent point parmi les hommes; et Aristote dit, au livre I des Politiques (ch. i, n, 12 ; de S. Th., leç. i), que celui qui vit so- litaire, ou est une bête, s'il fait cela par sauvagerie, ou bien est un dieu, s'il fait cela pour contempler la vérité. Donc il semble qu'il ne convenait pas que le Christ conversât parmi les hom- mes ». La seconde objection en appelle à ce que « le Christ, tandis qu'il vécut dans une chair mortelle, dut mener la vie la plus parfaite. Or, la vie la plus parfaite est la vie contem-

28o SOMME THÉOLOGIQUE.

plative ; comme il a été vu dans la Seconde Partie (q. 182, art. I, 2). D'autre part, à la vie contemplative convient le plus la solitude, selon cette parole d'Osée, ch. 11 (v. i[\) : Je la con- duirai dans la solitude, et Je lui parlerai au cœur. Donc il semble que le Christ devait mener une vie solitaire ». La troisième objection déclare que « le mode de vivre du Christ devait être uniforme; parce que toujours en Lui dut apparaître ce qui est le meilleur. Or, parfois, le Christ cherchait les lieux solitaires, se retirant à l'écart des foules; aussi bien, saint Rémi (ou plu- tôt Isidore d'Espagne, Questions de r Ancien et du Nouveau Testa- ment, q. 36, n. 5o), dit, sur saint Matthieu : Nous lisons que le Seigneur eut trois refuges : la barque, la montagne et le désert, à lun desquels II se retirait, toutes les fois quil était pressé par les Joules. Donc II devait toujours mener une vie solitaire ».

L'argument sed contra apporte le beau texte du livre de Ba- ruch, ch. III (v.. 28), « il est dit : Après oela, Il a été vu sur la terre ; et II a conversé avec les hommes » .

Au corps de l'article, saint Thomas pose ce principe, que (( le mode de vivre du Christ devait être tel qu'il convînt à la fin de l'Incarnation selon laquelle le Christ est venu dans le monde. Or, le Christ est venu dans le monde : première- ment, pour manifester la vérité; comme II le dit Lui-même, en saint Jean, ch. xviii (v. 87) : Je suis pour cela et pour cela Je suis venu dans le monde, afin que Je rende témoignage à la vérité. Et c'est pourquoi 11 ne devait point se cacher, menant une vie solitaire, mais paraître en public, prêchant publique- ment. Aussi bien, en saint Luc, ch. iv (v. 42, <^3), Il dit à ceux qui voulaient le retenir : Il faut que J'évangélise aux autres cités le Royaume de Dieu; car c'est pour cela que Je suis envoyé. Secondement, Il est venu pour délivrer les hommes du péché, selon cette parole de la première Épître à Timothée, ch. i (v. i5) : Le Christ Jésus est venu dans ce monde pour sauver les pécheurs. Et c'est pourquoi, comme le dit saint Jean Chrysostome (cf. dans la Cfiained'Or de S. Thomas, sur S. Luc, ch. iv), bien que, demeurant dans le même lieu, le Christ eût pu attirer à Lui tout le monde afin qu'on entendit sa prédication, cependant II ne le fit point, nous donnant en cela un exemple, afin que nous allions et

QUESTION XL. DU MODE DE VIE DU CHRIST. 28 1

que nous recherchions ceux qui périssent, comme le pasteur cher- che la brebis perdue et comme le médecin se rend auprès du ma- lade. — Troisièmement, le Clirist est venu afin que par Lui nous ayons accès auprès de Dieu, comme il est dit, aux Romains, ch. V (v. 2 ; aux Éphésiens, ch. ii, v. j8). Et, de la sorte, vivant familièrement avec les hommes, ce fut à propos pour qu'il donnât aux hommes la confiance d'approcher et de venir à Lui. Aussi bien il est dit en saint Matthieu, ch. ix (v. lo) : // arriva, tandis quil avait pris place à la table dans la maison, voici que beaucoup de publicains et de pécheurs, venant, prenaient place avec Jésus et ses disciples. Ce que saint Jérôme commente en disant : Ils avaient vu un publicnin, converti des péchés à une meilleure vie, avoir trouvé place pour la pénitence; et à cause de cela, eux aussi ne désespèrent point du scdut ». Cette dernière raison, de la familiarité de Jésus pour nous attirera Dieu dans sa Personne, malgré nos péchés eux-mêmes qui seraient tant de nature à nous faire craindre d'approcher de la Majesté di- vine, est vraiment exquise et ne saurait trop être soulignée ».

Vad primum y revient et y appuie excellemment. « Le Christ, nous dit saint Thomas, par son humanité voulut manifester sa divinité. Et c'est pourquoi, conversant avec les hommes, ce qui est le propre de l'homme. Il manifesta à tous sa divinité, en prêchant, et en faisant des miracles, et en vivant, parmi les hommes, d'une vie toute de justice et d'innocence ».

L'ad secundum rappelle que « comme il a été dit, dans la Seconde Partie (q. 182, art. i ; q. 188, art. 6), la vie contem- plative est purement et simplement meilleure que la vie ac- tive qui est occupée aux actes corporels ; mais la vie active se- loi^laquelle quelqu'un en prêchant et en enseignant livre aux autres le fruit de sa contemplation est plus parfaite que la vie qui seulement contemple : parce qu'une telle vie présuppose l'abondance de la contemplation » et procède de son trop-plein. « Et voilà pourquoi le Christ choisit une telle vie ».

L'ad tertiu/n apporte ce beau mot, qtie « V action du Christ Jut notre instruction » {Instruction pour les prêtres, ch. vi ; parmi les Œuvres de saint Jiernard ; Innocent III, sermon XXII) : le Christ, par sa vie, est pour nous la loi personnifiée et rendue

202 SOMME THEOLOGIQUE.

vivante. « Et, aussi bien, pour donner aux prédicateurs l'exem- ple, qu'ils ne se produisent point toujours en public, à cause de cela le Seigneur quelquefois se retira des foules. Or, nous lisons qu'il fit cela pour trois causes. Quelquefois, pour le repos corporel. C'est ainsi qu'en saint Marc, ch. vi (v. 3i), il est marqué que le Seigneur dit aux disciples : Venez à l'écart, en lieu désert, et reposez-vous un peu. Car il en était beaucoup qui allaient et venaient; et ils n avaient même pas le temps de manger. Quelquefois, ce fut pour une raison de prière. C'est ainsi qu'il est dit, en saint Luc, ch. vi (v. 12) : // se produisit en ces jours-là, quil s'en alla sur la montagne pour prier ; et II passait la nuit à prier Dieu. Et saint Ambroise dit là-dessus que par son exemple H nous instruit des préveptes de la vertu. Quel- quefois, ce fut pour enseigner d'éviter la faveur des hommes. Et, aussi bien, sur cette parole de saint Matthieu, ch. v (v, i) : Jésus, voyant les Joules, s'en alla sur la montagne, saint Jean Chry- sostome dit (hom. XV) : Par cela qu'il s'assit, non dans la cité ou sur la place publique, mais sur la montagne et dans la solitude. Il nous apprit que nous ne devons rien faire par ostentation, et qu'il faut se dérober au tumulte, surtout quand il y a à discuter sur les choses nécessaires ».

Le Christ devait vivre au milieu des hommes, tout en s'iso- lant d'eux quelquefois pour notre exemple. Mais conve- nait-il qu'il menât au milieu de nous une vie austère. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article II.

S'il convenait que le Christ mène une vie austère en ce monde?

Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas que « le Christ mène une vie austère en ce monde ». La pre- mière arguë de ce que « le Christ prêcha beaucoup plus la perfection de la vie que Jean ne le fit. Or, Jean mena une vie

QUESTION XL. DU MODE DE VIE DU CHRIST. 283

austère afin que par son exemple il provoquât les hommes à la perfection de la vie. Il est dit, en effet, en saint Matthieu, eh. III (v. li), que lui-même, Jean, avait un vêtement de poils de chameaux, et une ceinture de peau autour de ses reins; et quil avait pour nourriture des sauterelles et du miel sauvage ; ce que saint Jean Chrysostome (hom. X) commente en disant : C était chose admirable de voir tant de résistance en un corps humain ; et c'était cela qui attirait le plus les Juifs. Donc il semble qu'à plus forte raison l'austérité de la vie convenait au Christ. La se- conde objection fait observer que « l'abstinence est ordonnée à la continence. Il est dit, en effet, dans Osée, ch. iv (v. lo) : Ils mangeront et ne se rassasieront pas ; ils ont commis la fornica- tion, et ils ne se sont point lassés. Or le Christ a gardé la conti- nence en Lui-même; et 11 a proposé aux autres de la garder, quand II dit, en saint Matthieu, ch. xix (v. 12) : Il y a des en- nuques qui se sont rendus tels pour le Royaume des deux : que celui qui peut saisir, saisisse. Donc il semble que le Christ, en Lui et dans ses disciples, devait garder l'austérité de la vie ». La troisième objection déclare qu' « il semble ridicule que quelqu'un commence une vie plus austère et qu'il retourne de cette vie à une autre plus large : on peut dire, en effet, de lui ce qui est marqué en saint Luc, ch. xiv (v. 3o) : Cet homme a commencé de bâtir ; et il n'a pas pu achever. Or, le Christ com- mença une vie extrêmement sévère, après son baptême, de- meurant dans le désert et jeûnant quarcmte Jours et quarante nuits. Donc il semble qu'il n'a pas été à propos, qu'après une vie si rigoureuse. Il revienne à la vie ordinaire ».

L'argument sed contra cite simplement le mot de l'Évangile, « en saint Matthieu, ch. xi (v. 19) », « il est dit : le Fils de Vhomme est venu, mangeant et buvant ».

Au corps de l'article, saint Thomas s'appuie sur ce que « comme il a été dit (art. précéd.), il convenait à la fin de l'In- carnation, que le Christ ne menât point une vie solitaire, mais conversât avec les hommes. Or, celui qui converse ou qui vit avec d'autres doit se conformer à eux dans la manière de vi- vre; c'est chose souverainement convenable; selon cette pa- role de l'Apôtre, dans sa première épîlre aux Corinthiens , ch. ix

28^1 SOMME THÉOLOGIQUE.

(v. 22) : Je me suis Jail tout à tous. Et voilà pourquoi il fut très convenable que le Christ, dans le boire et le manger, agît com- munément à la manière des autres. Aussi bien saint Augustin dit, contre Faaste (liv. XVI, ch. x\xi), que Jean était dit ne pas manger ni ne boire, parce qail n'usait pas des aliments dont usaient les Juifs. Si donc le Seigneur n'en avait pas usé non plus, Il n'au- rait pas été dit, par opposition à Jean, manger et boire ».

Uad primum fait remarquer que « le Seigneur, dans son mode de vie, donna l'exemple de la perfection dans toutes les choses qui par soi appartiennent au salut. Or, l'abstinence du boire et du manger, par soi, n'appartient pas au salut; selon cette parole de l'Epître aux Romains, ch. xiv (v. 17) : Le Royaume de Dieu n'est pas dans le boire et le manger. Et saint Augustin dit, au livre des Questions évangéliques (liv. II, q. xi), expli- quant ce texte marqué en saint Matthieu, ch. xi (v. 19) : La sagesse a été justifiée par ses enjants : en ce sens que les saints Apôtres comprirent que le Royaume de Dieu n'est pas dans le boire et le manger, mais dans le support et la patience, ne se lais- sant ni exalter par l'abondance ni déprimer par le besoin. Et, au livre III de la Doctrine chrétienne (ch. xn), il dit qu'en toutes ces choses, ce n'est point l'usage, mais la passion de celui qui en use qui est enfante. Or, l'une et l'autre vie est licite et louable; savoir et qu'un sujet vivant à l'écart des autres hom- mes garde l'abstinence; et que celui qui se trouve dans la so- ciété des autres vive de leur vie ordinaire. Et c'est pourquoi le Seigneur voulut donner aux hommes l'exemple de l'une et de l'autre. Quant à Jean », que l'objection voulait opposer au Christ « comme le dit saint Jean Chrysostome, en saint Mat- thieu (ho m. XXX IV), il ne montra rien en dehors de la vie et de la Justice » pour agir sur les hommes. « Le Christ, au contraire, avait aussi le témoignage qu'il tirait des miracles. Laissant donc Jean briller par le Jeûne, Lui-même marcha dans une voie con- traire, venant à la table des publicains et mangeant et buvant ».

L'ad secundum a une déclaration superbe, que nous ne sau- rions trop souligner au passage. » De même, dit saint Thomas, que les autres hommes obtiennent par l'abstinence la vertu de la continence; de même aussi le Christ, en Lui et dans les

QUESTION XL. DU MODE DE VIE DU CHHIST. 285

siens, comprimait la chair par la vertu de sa divinité. Et de vient que, comme nous le lisons en saint Matthieu, ch. ix (v. i/i), les pharisiens et les disciples de Jean jeûnaient, tandis que les disciples du Christ ne Jeûnaient pas. Ce que le vénérable Bède explique en disant (sur S. Marc, ch. ii, v. i8) que Jean ne bat ni vin ni liqueur Jernienlée, parce que l'abstinence devait lui fournir un mérite pour lequel sa nature était absolument impuis- sante. Mais le Seigneur qui pouvait naturellement pardonner les péchés n'avait pas à éviter ceux qu'il pouvait rendre plus purs que ceux-là même qui pratiquaient l'abstinence » .

h'ad terlium répond que « comme le dit saint Jean Chrysos- tome, sur saint Matthieu (hom. XIII), afin que vous appreniez quel grand bien est le jeûne, et quel bouclier contre le démon, et qu après le baptême il ne Jaut pas se livrer au plaisir, mais au jeûne. Lui-même jeûna, non pas qu'il en eût besoin, mais pour nous instruire. Toutefois, Il n'alla pas au delà, dans son Jeûne, du terme étaient allés Moïse et Élie, pour qu'il ne parût pas incroyable qu'il eût pris notre chair. Or, selon le mystère », ou dans un sens mystique, « comme le dit saint (irégoire (hom. XVI sur l'Évangile), le nombre quarante est gardé, dans le jeûne, à l'exemple du Christ, parce que la vertu du Décalogue est réalisée par les quatre livres du saint Évangile : quatre fois dix, en effet, donnent quarante. Ou, parce que dans ce corps mortel, nous som- mes constitués par les quatre éléments; et c'est ce corps qui nous fait aller contre les préceptes du Seigneur qui nous sont livrés par le Décalogue. Ou, selon saint Augustin, au livre des Quatre- vingt-trois Questions (q. lxxxi), tout l'enseignement de la sagesse consiste à connaître le Créateur et la créature. Or, le Créateur est la Trinité, Père, Fils et Esprit-Saint. Quant à la créature, elle est, en partie, invisible, à laquelle est attribué le nombre ternaire, car c'est d'une triple manière que nous devons aimer Dieu, de tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit; et, en partie, visible, comme le corps, auquel est le nombre quatre, en raison du froid, du chaud, du sec et de l'humide. Donc le nom- bre dix, qui insinue toute la discipline » ou tout l'enseignement de la sagesse, contenu dans le Décalogue, c< répété quatre fois, c'est-à-dire multiplié par le nombre qui est attribué au corps » en

286 SOMMIî THKOLOGIQUE.

raison des quatre qualités des éléments, « attendu que par le corps se gère ou se déroule toute notre vie, amène le nombre qua- rante. Et voilà pourquoi le temps nous gémissons et nous sommes dans la douleur, est compris dans le nombre quarante » ou dans la sainte quarantaine qui est celle du Carême. « Et toutefois, ce n'est pas sans raison ou mal à propos », comme voulait le conclure l'objection, « que le Christ, après le jeûne et le désert, est retourné à la vie ordinaire. Cela convient, en effet, à la vie selon laquelle un sujet livre aux autres le fruit de sa contemplation, laquelle vie, nous l'avons dit, fut prise par le Christ, que le sujet vaque d'abord à la contemplation, et puis descende au rôle public de l'action, en vivant de la vie des autres. Aussi bien, le vénérable Bède dit, sur saint Marc (en- droit précité) : Le Christ Jeûna, pour que vous ne transgressiez pas le précepte; et II mangea avec les pécheurs, ajin que vous voyez la grâce et reconnaissiez la puissance ».

Convenait-il que le Christ, qui vivait au milieu des hommes et d'une vie semblable à celle des autres, menât une vie pau- vre? C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article III. Si le Christ, dans ce monde, devait mener une vie pauvre?

Trois objections veulent prouver que « le Christ, dans ce monde, ne devait pas mener une vie pauvre ». La première dit que u le Christ dut prendre la vie la plus digne de choix. Or, la vie la plus digne de choix est celle qui se tient au mi- lieu entre les richesses et la pauvreté. 11 est dit, en effet, dans les Proverl)es, ch. xxx (v. 8) : Ne me donnez ni la mendicité ni les richesses; accordez-moi seulement ce dont fai besoin pour vivre. Donc le Christ ne devait pas mener une vie pauvre, mais une vie de condition moyenne ». La seconde objection déclare que « les richesses extérieures sont ordonnées à l'usage

QUESTION XL. DU MODE DE VIE DU CHRIST. 287

du corps pour le vivre et le vêlement. Or, le Christ, dans le vivre et le vêtement, mena une vie ordinaire, selon le mode des autres avec qui 11 vivait. Donc il semble que pareillement, dans les richesses et la pauvreté. Il aurait garder le mode ordinaire de vivre et ne pas recourir à la plus extrême pau- vreté ». La troisième objection fait remarquer que « le Christ a le plus invité les hommes à l'exemple de l'humilité; selon cette parole que nous lisons en saint Matthieu, ch. xi (v. 29) : Apprenez de mol que Je suis doux et humble de cœur. Or, l'humilité est surtout digne de louanges dans les riches; comme il est dit dans la première Épître à Timolhée, chapitre dernier (v. 17) : Ordonne aux riches de ce siècle de ne pas être orgueilleux. Donc il semble que le Christ ne devait pas mener une vie pauvre ».

L'argument sed contra en appelle à ce qu' « il est dit, dans saint Matthieu, ch. viir (v. 20) : Le Fils de l'homme n'a pas reposer sa tête; comme pour dire, selon saint Jérôme ; Que cherches-tu à me suivre pour les richesses et le lucre de ce monde, alors que Je suis d'une si grande pauvreté que je n'ai même pas un réduit ni un toit qui m'appartienne. Et, sur celte autre parole marquée en saint Matthieu, ch. xvii (v. 2G). Pour que nous ne les scandalisions pas, va à la mer, le même saint Jérôme dit : Ceci, entendu dans sa simplicité, édifie celui qui l'entend, alors qu'il apprend que le Seigneur Jut d'une si grande pauvreté, qu'il n'avait pas de quoi payer les tributs pour Lui et pour ses Aprjtres » .

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il fut con- venable que le Christ, dans ce monde, menât une vie pauvre. D'abord, parce que cela convenait à l'office de la prédi- cation, pour lequel II se dit être venu, en saint Marc, ch. i (v. 38) : Allons dans les bourgs et les cités voisines, afin que Je prêche, là, aussi. C'est, en ejjet, pour cela que Je suis venu. Or, il faut, pour que les prédicateurs de la parole de Dieu soient tout entiers à la prédication, qu'ils soient entièrement dégagés du soin des choses séculières. Chose que ne peuvent presque pas faire ceux qui possèdent des richesses. Aussi bien, le Sei- gneur Lui-même, envoyant les Apôtres prêcher, leur dit (en S. Mathieu, ch, x, v. 9 : A'^e possédez ni or, ni argent. Et les

200 SOMMlî ÏIIEOLOGIQUE.

Apôtres jeux-mêmes disent, dans le livre dès Actes, ch. vi (v. 2) : // n est pas juste (/ne nous laissions la Parole et que nous nous occupions du service des tables ». Nous avons, dans cette première raison, la justification évangélique de la grande pen- sée de saint Dominique, fondant sur la pauvreté religieuse son Ordre des Frères- Prêcheurs. « Une seconde raison », qui montre que le Christ devait mener, dans ce monde, une vie pauvre, « est que, comme II prit la mort corporelle pour nous gratifier de la vie spirituelle, ainsi II accepta la pauvreté cor- porelle pour répandre sur nous les richesses spirituelles; selon cette parole de la seconde Épîlre aux Corinthiens , ch. viii (v. 9) : Vous savez la grâce de Noire-Seigneur Jésus-Christ : que pour nous II s'est Jait pauvre, afin que nous fassions enrichis par sa pauvreté. La troisième raison est qu'il voulut éviter qu'on n'assignât à la cupidité sa prédication, s'il avait eu des richesses. Aussi bien, saint Jérôme dit, sur saint Matthieu (ch. X, v. 9), que si les disciples avaient eu des richesses, ils aurcdent para prêcher, non pour le salut des unies, mais pour le lucre. Et la même raison valait pour le Christ. Une qua- trième raison est qu'il voulait que la vertu de sa divinité se montrât d'autant plus grande, qu'il paraissait plus humble par sa pauvreté. Aussi bien est-il dit, dans un sermon du Concile d'Éphèse (sermon de Théodote d'Ancyre) : // choisit toutes cho- ses pauvres et infimes, toutes choses médiocres et cachées au grand nombre, afm quil fût connu que c'était la divinité qui avait transformé l'univers. A cause de cela, Il choisit une Mère très pauvre et une patrie plus pauvre encore. Il voulut être sans argent. Et c'est ce que nous marque la crèche » .

L'ad primum déclare que « la surabo*ndance des richesses et la mendicité semblent devoir être évitées par ceux qui veulent vivre selon la vertu, en tant qu'elles sont des occasions de pécher. L'abondance des richesses, en cflet, est une occasion de s'enorgueillir; et la mendicité, une occasion de voler, et de mentir, ou même de se parjurer (Cf. Proverbes, endroit cité dans l'argument sed contra). Par cela donc que le Christ était incapable de péché, Il n'avait pas à éviter ces choses pour le motif qui en faisait un devoir à Salomon », l'auteur, pour saint

QUESTION XL. -^ DU MODE DE VIE DU CHRIST. 28g

Thomas, du livre des Proverbes. « Toutefois, ce n'est point n'importe quelle mendicité, qui est une occasion de voler et de se paijurer, comme semble l'ajouter Salomon, au même endroit; mais seulement la mendicité qui est contraire à la volonté, et à cause de laquelle l'homme, qui veut l'éviter, vole et se parjure. Mais la pauvreté volontaire n'ofîre point ce dan- ger. Et c'est une telle pauvreté que le Christ a choisie ».

Vad terllain fait observer qu' « un sujet peut user de la vie ordinaire, quant au vivre et au vêtement, non seulement en possédant des richesses, mais aussi en recevant des riches les choses nécessaires. Ce qui eut lieu pour le Christ. 11 est dit, en effet, dans saint Luc, ch. viii (v. 2, 3), que certaines fem- mes » guéries par Lui de leurs infirmités, « suivaient le Christ et le servaient de leur avoir. Comme, en effet, le dit saint Jé- rôme, contre Mgilantius {sur S. Matthieu, ch. xxvn, v. 55), c'était la coutume Juive, et nul ne s'en étonnait, ou ny voyait de mal, conformément aux mœurs antiques de la nation, que des femmes fournissaient à leurs maîtres ou précepteurs la nourriture et le vêlement qu'elles tiraient de leur avoir. Mais parce que cela pouvait faire scandale parmi les Gentils, Paul déclare qu'il a voulu s'en abstenir. De la sorte, on le voit, il pouvait y avoir conformité de vie avec ceux parmi lesquels on vivait, sans qu'il y eut la sollicitude qui eût empêché l'office de la prédi- cation ; et il n'y avait point possession des richesses ».

L'ad tertium répond qu' « en celui qui est pauvre par néces- sité, l'humilité n'est guère un sujet de recommandation. Mais en celui qui est pauvre volontairement, comme le fut le Christ, la pauvreté elle-même est l'indice ou la marque de la plus grande humilité ».

Un dernier point nous reste à considérer, touchant le mode de vie que le Christ a choisi sur cette terre, quand 11 était parmi nous. Et c'est de savoir les rapports de ce mode de vie avec la loi. Devons-nous dire que le Christ a vécu selon la loi, quand 11 vivait sur cette terre. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

XVI. La Rédemption. 19

290 somme theologique.

Article IY. Si le Christ a vécu selon la loi?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point vécu selon la loi ». La première dit que u la loi prescrivait qu'il ne se Ht aucun ouvrage pendant le sabbat, à l'imilalion de Dieu qui se reposa, le septième Jour, de toutes les œuvres qu'il avait Jaites {Genèse, ch. 11, v. 2). Or, le Christ, au jour du sabbat, guérit un homme et lui commanda d'emporter son grabat (S. Jean, ch. v, v. 5 et suiv.). Donc il semble qu'il ne s'est point, dans sa vie, conformé au sabbat ». La seconde objection déclare que « le Christ fit et enseigna les mêmes choses; selon cette parole des Actes, ch. i (v. i) : Jésus fit d'abord et enseigna ensuite. Or, Lui-même enseigna, en saint Matthieu, ch. xv (v. 1 1), que rien de ce qui entre dans labouche ne souille llionvne; ce qui est contre le précepte de la loi, laquelle disait que l'homme devenait impur en mangeant et en touchant certains animaux, comme on le voit par le Lévi- tique, ch. xi. Donc il semble que Lui-même n'a point vécu selon la loi ». La troisième objection fait observer qu' « il semble qu'on doit porter le même jugement sur celui qui fait et sur celui qui consent : selon cette parole de l'EpUre aux Romains, ch. i (v. 82) : Non seulement ceux qui font ces choses, mais encore ceux qui y consentent. Or, le Christ consentit à ses disciples qui violaient la loi en froissant des épis le jour du sabbat, puisqu'il les excusa, comme on le voit dans saint Matthieu, ch. xii (v. 1-8). Donc il semble que le Christ n'a point vécu selon la loi ».

L'argument sed contra en appelle à ce qu' « il est dit, en saint Matthieu, ch. v (v. 17) : Ae croyez point que je sois venu détruire la loi ou les prophètes. Ce que saint Jean Chrysostome explique en disant (hom. XVI sui' saint Matthieu) : Il a rempli la loi, d'abord, en ne transgressant aucune des prescriptions légales; et, ensuite, en Justifiant par la foi : ce que la loi ne pouvait point Jaire par la lettre ».

QUESTION XL. DU MODE DE VIE DU CHRIST. 29 1

Au corps de l'article, saint Thomas déclare formellement que « le Christ, en toutes choses, a vécu selon les préceptes de la loi. C'est en signe de cela qu'il voulut même recevoir la circonscision. La circoncision, en efîet, est une certaine pro- testation )) ou un certain engagement « d'accomplir la loi; selon cette parole de l'Épître aux Galates, ch. v (v. 3) : Je témoi- gne à tout homme qui reçoit la circonscision, qailcst redevable de toute la loi à accomplir. Que si le Christ voulut vivre selon la loi, ce fut, premièrement, pour reconnaître la loi ancienne.

En second lieu, Il voulut, en l'observant, l'achever et la terminer en Lui-même, montrant qu'elle lui était ordonnée.

Troisièment, ce fut pour enlever aux Juifs l'occasion de le calomnier. Quatrièmement, pour libérer les hommes de la servitude de la loi ; selon cette parole de l'Épître aux Galates, ch. IV (v. 4, 5) : Dieu a envoyé son Fils, Jormé sous la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la loi ».

Vad primum répond que « sur ce point », de ne pas observer le sabbat, « le Seigneur s'est défendu de transgression de la loi, d'une triple manière. D'abord, parce que le précepte de la sanctification du sabbat n'interdit pas l'œuvre divine, mais l'œu- vre humaine. Quand bien même, en effet. Dieu ait cessé, le septième jour, de produire de nouvelles créatures. Il agit ce- pendant toujours dans la conservation et le gouvernement du monde. Or, ce que le Christ faisait dans ses miracles était une œuvre divine. Aussi bien II dit Lui-même, en saint Jean, ch. v (v. 17) : Mon père travaille sans cesse; et moi aussi Je travaille.

Secondement, Il s'en défendait par ceci que ce précepte ne proscrit point les œuvres qui sont nécessaires » à la santé ou u au salut du corps. Aussi bien 11 dit Lui-même, en saint Luc, ch. XIII (v. i5) : Est-ce que chacun de vous ne délie point, le jour du sabbat, son bœuf ou son âne de rétable, pour le mener boire? Et, plus loin, ch. xiv (v. 5) : Quel est celui de vous dont le bœuj ou l'âne tombe dans un puits et qui ne Cen retire le Jour du sab- bat? Or, il est manifeste que les œuvres miraculeuses que le Christ faisait appartenaient au salut de l'âme et du corps. Troisièmement, parce que ce précepte ne défend point les œu- vres qui touchent au culte de Dieu. Et c'est pourquoi le Christ

•ig^ SOMME THEOLOGIQUE.

dit, eu saint Matihieu, ch. xii (v. 5) : N'avez-vous point lu, dans la loi, que les Jours de sabbat les prêtres dans le Temple violent le sabbat et cjuds sont sans crime? Et, en saint Jean, ch. vu (v. aS), il est dit que Ihomme reçoit la circoncision au jour du sabbat. Or, le fait que le Christ ordonna au paralytique d'em- porter son lit le jour du sabhat appartenait au culte de Dieu, c'est-à-dire à la louange de la vertu divine. Il est donc manifeste que le Christ ne manquait pas à l'observation du sabbat, bien que les Juifs l'accusassent de cela faussement, en disant, dans saint Jean, ch. ix (v. 16) », à propos de l'aveugle-né : « Cet homme n'est pas de Dieu, qui n'observe pas le sabbat ».

Uad secundum explique que u le Christ voulut montrer par ces paroles que l'homme n'est point rendu impur, quant à son âme, du fait qu'il mange quelques aliments que ce puisse être, à les considérer selon leur nature, mais seulement en raison d'une certaine signification. Or, que dans la loi certains mets soient dits impurs, c'est en raison d'une certaine signifi- cation. Aussi bien saint Augustin dit contre Fausle (liv. VI, ch. vn) : Si la question est posée au sujet du porc ou de l'agneau, l'un et l'autre, par sa nature, est pur, car toute créature de Dieu est bonne ; mais par une certaine signification », nous dirions au- jourd'hui, dans l'ordre d'un certain symbolisme, « l'agneau est pur, et le porc est impur »,

Vad terlium déclare que « pareillement », comme il a été dit à Vad primum, « les disciples, quand, ayant faim, ils frois- saient des épis le jour du sabbat, ils sont excusés de la trans- gression de la loi, en raison de la nécessité de la faim; c'est ainsi que David, non plus, ne fut pas transgresseur de la loi, lorsque en raison de la nécessité de la faim, il mangea les pains qu'il ne lui était point permis de manger ».

Le Christ se devait à Lui-même et devait à l'œuvre de la Ré- demption qu'il venait accomplir dans le monde, de choisir un genre de vie qui le mît en contact avec les hommes, et qui, par suite, fût en harmonie avec le leur, sans que pourtant II s'embarrasse de la sollicitude des biens de ce monde. 11 se de-

QUESTION XL. DU MODE DE VIE DU CHIUST. 2f)3

vait aussi et devait à la loi ancienne, ainsi qu'à l'œuvre de notre rachat, pour laquelle II était venu, de vivre en tout, jus- qu'à sa mort, conformément à cette loi. Mais que penser du fait de sa tentation ou de son épreuve, au moment II allait commencer sa vie publique. Saint Thomas s'en enquiert maintenant; et c'est l'objet de la question suivante.

QUESTION XLI

DE LA TENTATION DU CHRIST

Cette question comprend quatre articles :

S'il était convenable que le Christ fût tenté ?

2" Du lieu de la tentation.

3" Du temps.

Du mode et de l'ordre des tentations.

Article Premier. S'il convenait au Christ d'être tenté ?

Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas au Christ d'être tenté ». La première fait observer que a ten- ter revient à se rendre compte par voie d'expérience (cf. Hugues de Saint-Victor, Questions sur l'Épître aux Hébreux, q. xxxvni) ; chose qu'on ne fait qu'à l'endroit de ce qu'on ignore. Or, la vertu du Christ était connue même aux démons. Il est dit, en effet, dans saint Luc, ch. iv (v. /ji), que le Christ ne les laissait parler et dire quils savaient qa II était le Christ. Donc il semble qu'il ne convenait pas que le Christ fût tenté ». La se- conde objection dit que « le Christ était venu dans ce but : pour ruiner les œuvres du démon ; selon cette parole de la première épître de saint Jean, ch. m (v. 8) : Le Fils de Dieu est apparu pour ceci, afin de ruiner les œuvres du démon. Or, il n'ap- partient pas au même sujet de ruiner l'œuvre de quelqu'un et de la subir. Donc il semble qu'il ne convenait pas que le Christ souff'r^ d'être tenté par le démon ». La troisième objection en appelle à ce qu' « il est une triple tentation : de la chair, du monde, du démon. Or, le Chiist ne fut point tenté par la chair,

QUESTION \LI. DR LA TENTATION DU CHIUST. 2()D

ni par le monde. Donc II ne devait pas l'être, non plus, par le démon ».

L'argument sed contra cile simplement le texte, « il est dit, en saint Matthieu, ch. iv (v. i) : Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert, à V effet d'être tenté par le démon ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que u le Christ a voulu être tenté : premièrement, pour nous fournir un se- cours contre les tentations. Aussi bien, saint Grégoire dit (ho m. XVI, sur l'Évangile) : Il n était pas indigne de notre Ré- dempteur, quil voulût être tenté, Lui qui venait même pour être tué : afin que de la sorte H vainquit nos tentations par les siennes comme il a triomphé de notre mort par sa mort. Secondement, pour notre sauvegarde, afin que personne, quelque saint qu'il soit, ne s'estime à l'abri et en dehors de toute tentation. Et, aussi bien, c'est après le baptême, qu'il voulut être tenté; parce que, comme le dit saint Hilaire, sur saint Matthieu, (ch. m), les tentatives du démon s'exercent surtout contre les sanc- tifiés, attendu qu'il espère remporter auprès d'eux une victoire plus désirée. De vient aussi qu'il est dit, dans ï Ecclésiastique, ch. II (v. j) : Mon fus, en l'approchant pour le service de Dieu, tiens-toi dans la justice et dans la crainte, et prépare ton âme pour la tentcUion. Troisièmement, pour l'exemple, afin de nous apprendre de quelle manière nous vaincrons le démon. Aussi bien, saint Augustin dit, au livre IV de la Trinité (ch. xiii), que le Christ se livre au démon pour être tenté, afin de nous servir de Médiateur pour surmonter ses tentations, non seulement comme secours, mais encore comme exemple. Qua- trièmement, afin de nous donner confiance en sa miséricorde. Et c'est pourquoi il est dit, aux Hébreux, ch. iv (v. i5) : Nous n'avons pas un Pontije qui ne puisse compatir à nos infirmités : tenté en toutes choses, pour nous ressembler, à l'exception du péché ».

L'ad primum répond que « comme le dit saint Augustin, au livre IX de la Cité de Dieu (ch. xxi), le Christ fut connu des dé- mons autant qu'il le voulut : non par cela qu'il est la vie éternelle ; mais par certains ejjets temporels de sa vertu, desquels ils avaient une certaine conjecture que le Christ était le Fils de Dieu,

296 SOMME TIILOLOGIQUR.

Mais, parce que, d'autre part, en Lui se voyaient certains signes de l'humaine faiblesse, ils ne connaissaient point avec certi- tude qu'il fût le Fils de Dieu. Et c'est pourquoi le dénnion vou- lut le tenter. Et cela est signifié en saint Matthieu, ch. iv (v. 2, 3), il est dit qu'<7/)/-è5 qiill eut faim, le tentateur s'approcha de Lui; parce que, comme le dit saint Hilaire («ar S. Matthieu, ch. m), le démon n'aurait point osé tenter le Christ, s'il n'avait re- connu en Lui, par la faiblesse de lajaim, ce qui est de l'homme. Et cela ressort du mode même de tenter, quand il dit : Si tu es le Fils de Dieu, ce que saint Grégoire (ou plutôt S. Am- broise, sur S. Luc, ch. iv, v. 3) explique en ces termes : Que signifie une telle entrée en matière, sinon que le démon savait que le Fils de Dieu devait venir, mais qu'il ne pensait pas qu'il vînt dans l'infirmité du corps ».

h'ad secundum déclare que « le Christ était venu ruiner les œuvres du démon, non en agissant avec puissance, mais plu- tôt en subissant, dans sa Personne et dans celle de ses mem- bres, l'action du démon, afin que de la sorte le démon fût vaincu par la justice, non par la puissance; ce que dit saint Augustin, au livre XIII de la Trinité (ch. xiii), que le démon devait être renversé non par la puissance de Dieu, mais par la Justice. Il faut donc, à l'endroit de la tentation du Christ, con- sidérer ce qu'il fit par sa propre volonté et qu'il souffrit du démon. Cela, en effet, qu'il s'oflrit au tentateur, eut pour cause sa propre volonté. Aussi bien est-il dit, en saint Matthieu, ch. iv (v. i) : Jésus fut conduit au désert par l'Esprit, afin d'être tenté parle démon. Et saint Grégoire dit qu'il le faut entendre de l'Esprit-Saint (hom. XVI, sur l'Évangile), en ce sens que son Esprit à Lui le conduisit l'esprit mauvais le trou- verait pour le tenter. Mais II soufl'rit du démon, qu'il le prît soit sur le pinacle du Temple, soit sur une haute montagne très élevée. Et cela n'est pas étonnant, comme le dit saint (iré- goire (au même endroit), qu'il ait j)ermis d'être amené sur une montagne. Lui qui devait permettre aux membres du démon », c'est-à-dire aux méchants, « de le' crucifier. Que s'il est dit qu'il fut pris par le démon, cela ne doit pas s'entendre au sens d'une violence qu'il aurait subie, mais parce que, comme

QUESTION XLI. DE LA TENTATION DU GIIUIST. 297

le dit Origène, sur saint Luc (hom. XXXI), il le sui\ait à la tentation, comme l'athlète qui va de lui-même au-devant » de celui qui le provoque ou qui semble le pousser ou le porter.

L'ad lerlium fait observer que « comme le dit l'Apôtre {aux Hébreux, ch. iv, v. ib), le Christ voulut êlre tenté en toutes cho- ses, à l'exception du péché. Or, la tentation qui vient de l'en- nemi peut être sans péché, parce qu'elle se fait par la seule suggestion extérieure. Mais la tentation qui vient de la chair ne peut pas être sans péché; parce que cette tentation se fait par la délectation et la concupiscence; et, comme le dit saint Augustin {de la Cité de Dieu, liv. XIX, ch. iv), il y a », tou- jours (( un certain péché, quand la chair convoite contre l'esprit. Et voilà pourquoi le Christ voulut être tenté par l'ennemi, mais non par la chair ». On aura remarqué cette der- nière réponse; et la confirmation éclatante qui s'y trouve, au sujet du péché de la sensualité tel que nous l'avions exposé dans la Prima-Secundse, q. 7/1, art. 3

Il était bon que le Christ se prêtât au fait d'être tenté par le démon. Mais convenait-il que celte tentation eût lieu dans le désert? Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article II. Si le Christ devait être tenté dans le désert?

Trois objections veulent prouver que « le Christ ne devait pas- être tenté dans le désert ». La première arguë de ce que « le Christ voulut êlre tenté pour notre exemple, ainsi qu'il a été dit (art. précéd.). Or, l'exemple doit être proposé d'une manière manifeste à ceux qui doivent s'y conformer. Donc le Christ n'aurait pas êlre tenté dans le désert ». La seconde objection en appelle à « saint Jean Chrysostome », qui, (( sur saint Matthieu (hom. Xlll), dit que le démon s'ap- plique le plus à tenter quand il voit qu'on est seul. Aussi bien,

2g8 SOMME THÉOLOGIQUK.

même nu commencement, il tenta ta femme, quand il la trouva seule sans son mari. Et, par là, il semble qu'en allant dans le désert pour y être tenté, le Christ s'exposa à la tentation. Puis donc que sa tentation est notre exemple, il semble que les autres aussi doivent aller au-devant des tentations pour les subir. Ce qui pourtant semble être dangereux, alors que nous devons plutôt éviter les occasions des tentations ». La troi- sième objection fait observer qu' « en saint Matthieu, eh. iv (v. 5), la seconde tentation du Christ est marquée selon que le démon prit le Christ dans la Cité sainte et le plaça sur le pinacle du Temple; ce qui n'était pas dans le désert. Donc le Christ ne fut pas tenté seulement dans le déëert ».

L'argument sed contra apporte le texte de saint Marc, ch. i (v. i3), (( il est dit que Jésus était dans le désert pendant quarante Jours et quarante nuits, et II était tenté par Satan ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il a été dit (art. précéd., ad S"'"), le Christ, de sa propre vo- lonté, s'offrit au démon pour être tenté; de même que par sa propre volonté II s'offrit aux membres du démon pour être mis à mort; sans quoi le démon n'aurait pas osé s'approcher de Lui. D'autre part, le démon attaque un sujet, quand ce- lui-ci est seul; parce que, comme il est dit dans VEcc testas te, ch. IV (v. 12), si quelqu'un prévaut contre un seul, deux lui ré- sistent. Et de vient que le Christ s'en alla au désert, comme à un champ de bataille pour y être tenté par le démon. Aussi bien, saint Ambroise dit, sur saint Luc (ch. iv, v. i), que le Christ était poussé au déserta dessein, pour provoquer le dé- mon. Car si celai-ci, le démon, n'avait pas attaqué, Celui-là, le Christ, n'aurcàt point vaincu. Il ajoute encore d'autres raisons, disant que le Christ fit cela, dans un dessein de mystère, pour libérer Adam de l'exil oii il avait été condamné quand il fut chassé du Paradis terrestre; et en vue de l'exemple, pour nous montrer que le démon porte envie à ceux qui tendent vers de meilleures choses ».

L'ad primum répond que v le Christ est proposé à tous en exemple par la foi; selon cette parole de l'Epître aux Hébreux, ch. XII (v. 2) : Regardant l'Auteur de la foi et son consommateur,

QUESTION XLI. ^^ DTî L\ TE.NTATION DU CHniST. 299

Jésus. Or, la foi, comme il est dit awa; Romains, ch. x (v. 17), procède de l'ouïe, non de la vue. Bien plus, il est dit, en saint Jean, ch. xx (v. 29) : Heureux ceux qui n'auront point vu et qui auront cru. 11 suit de qu'à cette fin, que la tentation du Christ fût pour nous un exemple^j il n'était point nécessaire qu'elle fût vue des hommes, mais il suffisait qu'elle leur fût racontée ».

L'ftd secundum déclare qu' « il y a une double occasion de la tentation. L'une, du côté de l'homme; par exemple, si quelqu'un va au péché, n'évitant pas les occasions de pécher. Cette occasion doit être évitée, comme il fat dit à Loth, dans la Genèse, ch. xix (v. 17) : Ne C arrête point dans toute ta région à l'entour de Sodome. L'autre occasion de la tentation est du côté du démon, qui, toujours, porte envie à ceux qui tendent vers le mieux, comme le dit saint Ambroise (endroit précité). Cette occasion de la tentation ne doit pas être évitée. Aussi bien, saint Jean Chrysoslome (ou plutôt l'Anonyme, hom. V), sur saint Matthieu, dit que non seulement le Christ fat conduit dans le désert par l'Esprit, mcds il en est de même de tous les en- fants de Dieu, qui ont l'Esprit-Saint. Ils ne se contentent pas, en effet, de s'asseoir sans rien faire; mais l' Esprit-Saint lès pousse à entreprendre quelque grand ouvrage : ce qui est être dans le dé- sert, pour le démon; car il n'y a point l'injustice, dans laquelle le démon se délecte. T ouïe œuwe bonne, aussi, est ce désert, pour la chair et le monde; parce qu'elle n'est point selon la vo- lonté de la chair et du inonde. Or » ajoute saint Thomas, dans une parole suj^^rbe, « donner une telle occasion de tentation au démon n'est pas chose dangereuse; car le secours de l'Es- prit-Saint qui est l'inspiration de l'œuvre parfaite, l'emporte sur l'assaut du démon qui nous jalouse ».

L'ad tertium rapporte l'opinion de « quelques-uns », qui « disent que toutes les » trois « tentations » du Christ « eurent lieu dans le désert. Et, parmi ceux-là, les uns disent que le Christ fut conduit dans la Cité sainte, non pas réellement, mais selon la vision imaginaire; les autres disent que la Cité sainte elle-même, c'est-à-dire Jérusalem, est appelée du nom de désert, parce qu'elle était abandonnée de Dieu. Mais »,

300 SOMME THÉOLOGIQUE.

reprend saint Thomas, « il n'est pas nécessaire de recourir à ces explications. Car saint Marc dit bien que Jésus était tenté dans le désert, mais il ne dit pas qu'il ne fut tenté que dans le désert ». Et l'on voit, par cet exemple, avec quelle attention il faut toujours lire les textes, ainsi que le faisait si admira- blement saint Thomas.

La tentation du Christ devait avoir lieu dans le désert. Fallait-il qu'elle eut lieu après son jeûne? Saint Thomas nous va répondre à l'article qui suit.

Article III. Si la tentation du Christ devait être après le jeûne?

Trois objections veulent prouver que « la tentation du Christ ne devait pas être après le jeûne ». La première en appelle à ce qu' « il a été dit plus haut (q. 4o, art. 2), que l'austérité de la vie ne convenait pas au Christ. Or, il semble que ce fut, de la part du Christ, une austérité souveraine, de ne rien man- ger pendant quarante jours et quarante nuits : c'est ainsi, en effet, qu'on entend qu II jeûna quarante jours et quarante nuits, savoir, que durant ce temps, Il ne prit absolument aucune nour- riture, comme le dit saint Grégoire (hom. XVI, sur l'Évangile). Donc il ne semble pas qu'il eût faire précéder d'un tel jeûne la tentation ». La seconde objection arguë de ce qu' « il est dit, en saint Marc, ch. i (v. i3), qu II était dans le désert qua- rante jours et quarante nuits et II était tenté par Satan. Or, Il jeûna quarante jours et quarante nuits. Donc il semble que ce n'est point après le jeûne, mais simultanément, tandis qu'il jeûnait, qu'il fut tenté par le démon ». La troisième objec- tion fait observer qu'on ne lit pas que le Christ ait jeûné, si ce n'est une seule fois. Or, ce n'est pas qu'une seule fois qu'il a été tenté par le démon. Il est dit, en effet, dans saint Luc, ch. IV (v. i3), que la tentation une fois achevée, le démon s'éloi- gna de Lui jusquà un autre temps. De même donc qu'il ne fît

QUDSTION XLt. DE LA TE.MATION DU CllIlIST. 3oi

point précéder la seconde tentation du jeûne, de même aussi II n'aurait pas le faire pour la première ».

L'argument sed conlra apporte le texte de saint Matthieu, ch. IV (v. 2, 3), (i il est dit : Alors qa II avait jeûné quarante jours et quarante nuits, ensuite II eut Jaini ; et alors le tentateur s'approcha de Lui ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « le Christ voulut opportunément être tenté après le jeûne. D'abord, pour l'exemple. C'est qu'en effet, comme il a été dit (art. i), tous doivent se protéger contre les tentations. Par cela donc que Lui-même jeûna avant la tentation qui devait venir. Il enseigne que c'est par le jeûne que nous devons nous armer contre les tentations. Aussi bien, parmi les armes de la justice, l'Apôtre énumère les jeûnes, dans la seconde épître aux Corinthiens, ch. IV (v. 5, 7). Secondement, pour montrer que même ceux qui jeûnent sont assaillis par le démon pour être tentés, comme les autres qui vaquent aux bonnes œuvres. Et voilà pourquoi, de même qu'il est tenté après le baptême, de même le Christ est tenté après le jeûne. C'est ce qui fait dire à saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu (hom. XHI) : Pour que vous appreniez quel grand bien est le jeûne, et quel bouclier contre le démon, et qu'après le baptême il faut s'appliquer au jeûne, non au relâchement et à la jouissance du plaisir, le Christ jeûne, non qu'il eût besoin du jeûne, mais pour nous instruire. Troisiè- mement, parce qu'après le jeûne suivit la faim, qui donna au démon l'audace de l'attaquer, comme il a été dit (art. 1, ad f'""). Lorsqu'on effet, le Seigneur eut Jaim, ainsi que le dit saint Hi- laire, sur saint Matthieu (ch. m), ce ne jut point par la surprise du besoin, mais II laissa l'homme à sa nature. Car le démon n'avait pas à être vaincu par Dieu, mais par la chair. Et voilà pourquoi aussi, comme le dit saint Jean Chrysostome {sur S. Matthieu, hom. Xlll), // ne dépassa point, dans son jeûne, Moïse et Élie, afin qu'on ne vint pas à douter de la vérité de la chcdr qu'il avait prise ».

L'ad primum fait observer que « de mener une vie auslèrc ne convenait pas au Christ, afin de se plier à la vie commune de ceux à qui 11 devait prêcher. Mais nul ne doit assumer l'of-

302 SOMME THÉÙLOGIQUE.

fîce delà prédication, s'il n'a été auparavant purifié et rendu parfait dans la vertu ; selon qu'il est dit aussi du Christ, dans le livre des ^c/e5 (ch. i, v. i) : Jésus commença par faire et enseigner. Et c'est pourquoi le Christ, aussitôt après son bap- tême, prit l'austérité de la vie, afin d'enseigner qu'il fallait que les autres passent à l'office de la prédication après avoir dompté la chair, selon celte parole de l'Apôtre (T" épître aux Corin- thiens, ch. IX, V. 27) : Je châtie mon corps et je le réduis en ser- vitude, de peur que peut-être, prêchant aux autres, je ne devienne moi-même réprouvé ». On remarquera la gravité de la leçon que formule ici saint Thomas, à l'adresse des prédicateurs, et quel soin ils doivent apporter à se préparer au r^le magnifique mais si redoutable qui leur est confié.

Vad secundum explique qu' « on peut entendre le mot de saint Marc », cité par l'objection, « en ce sens que le Christ étcdt dans le désert quarante jours et quarante nuits, pendant lesquels II jeûna ; et quand il ajoute : Et II était tenté par Satan, on doit l'entendre non pour les quarante jours et les quarante nuits II jeûna, mais pour après ces jours-là ; car saint Mat- thieu dit (ch. IV, V. 2, 3) que, ayant jeûné quarante jours et quarante nuits, après cela II eut Jaim, d'où le tentateur prit occa- sion de s'approcher de Lui. De même ce que saint Marc ajoute : Et les anges le servaient est montré devoir s'entendre au sens de ce qui vint ensuite, par ce qui est dit en saint Matthieu, ch. IV (v. Il), Alors le démon le Icdssa, savoir après la tentation ; et voici que les anges s'approchèrent, et ils le servirent. Quant à ce que saint Marc intercale : Et II était avec les bêtes, cela est inséré, selon saint Jean Chrysostome (hom. XIII, sur scdnt Matthieu), pour montrer quel était ce désert, les hommes n'accédaient point et qui était rempli de bêtes » sauvages. « Toutefois, selon l'exposition du vénérable Bède {sur saint Marc), le Sei- gneur fut tenté quarante jours et quarante nuits. Mais cela doit s'entendre, non des tentations visibles que racontent saint Matthieu et saint Luc, lesquelles curent lieu après le jeûne, mais de certaines autres attaques que peut-être durant ce temps du jeûne le Christ subit de la part du démon ». On aura remarqué, dans cette réponse, d'une part, la sagacité de saint

QUESTION XLI. DE LA TENTATION DU CliniST. 3o3

Thomas et le soin qu'il apporte à mettre en lumière le vrai sens littéral des textes évangéliques en les éclairant l'un par l'autre; et, d'autre pari, le respect des interprétations qu'en ont données les Pères ou les écrivains ecclésiastiques auto- risés.

L'ad lerlium déclare que « comme le dit saint Ambroise, sur saint Luc (ch. iv, v. i3), le démon s'éloigna du Christ jusqu'à un temps, parce que, dans la suite, il revint, non pour le tenter, mais pour le combattre ouvertement. Et, toutefois, par ce combat, il semblait tenter le Christ, le poussant à la tristesse et à la haine du prochain, comme, dans le désert, il l'avait tenté l'in- vitant au plaisir de la gourmandise et au mépris de Dieu par l'idolâtrie ».

Un dernier point nous reste à examiner, au sujet de la ten- tation du Christ. C'est celui du mode et de l'ordre selon lesquels s'est effectuée la tentation. Il va faire l'objet de l'article qui suit.

Article IV.

Si le mode et l'ordre de la tentation ont été ce qu'ils devaient être ?

Nous avons ici sept objections. Elles veulent prouver que « le mode et l'ordre de la tentation n'ont pas été ce qu'ils devaient être ». La première arguë de ce que « la tentation du démon induit à pécher. Or, même si le Christ avait subvenu à la faim corporelle en changeant les pierres en pain, 11 n'aurait point péché; pas plus qu'il ne pécha quand 11 multiplia les pains, ce qui ne fut pas un miracle moindre, pour subvenir à la mul- titude qui avait faim. Donc il semble que cette tentation fut nulle ». La seconde objection dit que « nul, voulant per- suader, ne persuade à propos le contraire de ce qu'il entend. Or, le démon, portant le Christ sur le pinacle du Temple, vou- lait le tenter d'orgueil ou de vaine gloire. Donc c'est mal à propos qu'il lui suggère de se jeter en bas, chose qui est le

O0Z| SOMME THIiOLOGIQUE.

contraire de Torgaeil ou de la vaine gloire qui cherche tou- jours à monter ». La troisième objection pose en principe qu' (( il convient qu'une même tentation porte sur un seul péché. Or, dans la tentation qui eut lieu sur la montagne, le démon suggéra deux péchés; savoir : la cupidité et l'idolâtrie. Donc le mode de la tentation ne semble pas avoir été ce qu'il fallait ». La quatrième objection fait observer que (( les ten- tations sont ordonnées aux péchés. Or, il y a sept péchés capi- taux, comme il a été vu dans la Seconde Partie (i^-a'"", q. 84, art. 4) ; et le démon ne tente que de trois ; savoir : la gourman- dise, la cupidité et la vaine gloire. Donc il ne semble pas que la tentation aitété suflisante ». La cinquième objection déclare qu' (t après la victoire sur tous les vices, il demeure à l'homme d'être tenté d'orgueil ou de vaine gloire ; parce que Vorgueil s'al- taqae même aux bonnes œuvres pour quelles périssent, comme le dit saint Augustin (dans sa Règle). C'est donc mal à propos que saint Matthieu place en dernier lieu la tentation de cupi- dité, sur la montagne; et au milieu, celle de vaine gloire, dans le Temple; alors surtout que saint Luc a un ordre inverse ». La sixième objection est un texte de « saint Jérôme, sur saint Mcdlhieu » (ch. iv, v. 4), il est « dit que le dessein du Christ fut de vaincre le démon par l'humilité, non par la puissance. Donc ce n'est point par mode d'objurgation et de commandement qu'il aurait le repousser, en disant : Arrière! Satan». La septième objection en appelle à ce que a le récit de l'Evangile semble contenir des choses fausses. Il ne semble point possible, en effet, que le Christ ait pu être placé sur le pinacle du Temple sans qu'il n'ait été vu par les autres; ni, non plus, il ne se trouve quelque montagne si haute que de tout l'univers puisse être aperçu, de telle sorte que tous les royaumes du monde aient pu être montrés au Christ. C'est donc mal à pro- pos que la tentation du Christ semble décrite ».

L'argument sed contra oppose simplement « l'autorité de l'Ecriture ».

Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que (( la tentation qui a pour cause l'ennemi se fait par mode de sug- gestion, ainsi que le dit saint Grégoire (boni. XVI sur lÉoan-

QUESTION XLI. DE LA TENTATION DU CHRIST. 3o5

gile). Or, ce n'est point de la même manière qu'une chose peut être suggérée à tous; mais une chose est suggérée à chacun en raison des choses auxquelles il est attaché. De vient que le démon ne tente point tout de suite l'homme spirituel au sujet de péchés qui soient graves ; mais, petit à petit, il commence par des choses légères pour l'amener ensuite à des choses plus graves. Aussi bien, saint Grégoire, au livre XXXÏ de ses Morales (ch. XLV, ou XVII, ou xxxii), expliquant cette parole du livre de Job, ch. xxxix (v. 25) : De loin, il flaire la guerre, l'exhorta- tion des chejs, les cris de larmée, dit : Cest à propos que les chefs sont dits exhorter et Vannée crier ou hurler ; parce que les pre- miers vices se glissent dans l'esprit trompé, comme sous une cer- taine raison; mens ceux, innombrables, qui suivent, alors qu'ils entraînent l'esprit à toute sorte de folies, n'ont plus qu'une clameur confuse et bestiale. C'est ce que le démon observa également dans la tentation du premier homme. Car, d'abord, il sollicita l'esprit de l'homme à manger du fruit de l'arbre défendu, en disant, Genèse, ch. m (v. i) : Pourquoi Dieu vous a-t-il prescrit de ne point manger du fruit de tout arbre du jardin? Ensuite, il lui suggéra la vaine gloire, en disant : Vos y 2ux s'ouvriront. Enfin, il poussa la tentation jusqu'au dernier orgueil, en disant: Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. Ce même ordre, il le garda aussi pour le Christ. Car, d'abord, il le tenta au sujet de ce que tous désirent, même les hommes les plus spirituels» ou avancés dans la spiritualité; « savoir : la susten- tation de la nature corporelle par la nourriture. Puis, il s'avança à ce en quoi les hommes spirituels quelquefois défaillent ; savoir qu'ils fassent certaines choses par ostentation : ce qui appar- tient à la vaine gloire. Enfin, il poussa la tentation à ce qui n'est déjà plus des hommes spirituels, mais des hommes char- nels; savoir qu'ils désirent les richesses et la gloire mondaine Jusqu'au mépris de Dieu (cf. saint Augustin, Cité de Dieu, liv. XIV, ch. xxviii). Et voilà pourquoi, dans les deux pre- mières tentations, il dit : Si tu es le Fils de Dieu; mais non dans la troisième, qui ne peut convenir aux hommes spirituels, fils de Dieu par adoption, comme les deux premières. Or, à toutes ces tentations, le Christ résista par les témoignages de la loi, non XVI. La Rédemption. 20

3o6 SOMME THÉOLOGIQUË.

par la puissance de sa vertu, afin que par II donnât plus d'hon- neur à r homme el qu'il punît davantage iadversaire, alors que l'en- nemi du genre humain était vaincu non comme par le Dieu, mais comme par l'homme, ainsi que le dit saint Léon, Pape » (Serm. I, Du Carême, ch. m).

L'«d primum déclare que « user des choses nécessaires à la sustentation n'est pas le péché de gourmandise; mais, que par le désir de cette sustentation l'homme fasse quelque chose de désordonné, cela peut appartenir au péché de gourmandise. Or, c'est chose désordonnée, que quelqu'un, lorsqu'il peut avoir recours aux moyens humains, veuille se procurer le vivre mira- culeusement pour la seule sustentation du corps. Aussi bien, le Seigneur Lui-même donna-t-Il aux enfants d'Israël miracu- leusement la manne dans le désert, l'on ne pouvait avoir autrement la nourriture. Et, pareillement, le Christ, dans le désert, nourrit miraculeusement les foules, alors qu'on ne pou- vait avoir autrement des vivres. Mais le Christ pouvait autre- ment pour soi subvenir à la faim, qu'en faisant des miracles, comme le fît Jean-Baptiste, ainsi qu'on le lit en saint Matthieu, ch. in (v. /j), ou aussi en se rendant aux pays voisins. A cause de cela, le démon estimait que le Christ pécherait s'il avait la présomption de faire des miracles pour subvenir à sa faim et qu'il ne fût qu'un pur homme ».

L'rtd secundum répond que « par l'humiliation extérieure, il arrive souvent que quelqu'un cherche la gloire qui l'élève en ce qui est des biens spirituels. Aussi bien saint Augustin dit, au livre du Sermon du Seigneur sur la Montagne (liv. II, ch. xii) : // est à ramarquer que ce n'est pas seulement dans l'éclat et la pompe des choses corporelles, mais Jusque dans les haillons et dans la boue que la jactance peut se trouver. Et dans ce même sens le démon proposa au Christ de chercher la gloire spirituelle en se jetant en bas dans l'ordre corporel ».

Uad lertium fait observer que « c'est un péché de vouloir les richesses et les honneurs du monde, quand on les recherche d'une façon désordonnée. Or, ceci se manifeste surtout du fait que pour ces sortes de biens l'homme accomplit quelque chose contre le bien honnête. Et c'est pourquoi le démon ne se con-

QUEStlON XLt. DE LA TENTATION DU CHRIST. 807

tenta point de proposer la cupidité des richesses et des hon- neurs, mais il voulut que pour les avoir le Christ consentît à l'adorer; ce qui est le plus grand des crimes et contre Dieu. Et il ne dit pas seulement : Si t^i m'adores; mais il ajoute : Si lu te prosternes ; parce que, selon que le dit saint Ambroise (sur saint Luc, ch. iv, v. 5), l ambition porte avec elle un péril domes- tique : pour dominer sur les autres, en ejjet, elle commence par se faire esclave; elle se plie en prévenances pour qu'on lui donne des honneurs; et, tandis quelle veut monter plus haut, elle se confond davantage en bassesses. Pareillement aussi, dans les tenta- tions précédentes, le démon s'était efforcé d'induire d'un péché en un autre : c'est ainsi que du désir de la nourriture il avait passé à la vanité de faire des miracles sans cause ; et du désir de la gloire, il avait passé à tenter Dieu en se précipitant en bas ».

Vad quartum répond que « comme le dit saint Ambroise, sur saint Luc (ch. iv, v. i3), l'Écriture n'aurait point dit que toute la tentation étant achevée le démon s'éloigna de Lui, si dans les trois tentations précitées ne se trouvait la matière de tous les délits. C'est qu'en eJJet les causes des tentations sont les causes des cupidités; savoir : la délectation de la chair, l'espoir de la gloire, l'avidité de la puissance ».

L'ad quintumcilele mot de « saint Augustin, dans le livre De l'accord des Évangélistes » (liv. II, ch. xvi), oiiil ce diiqu on n est pas certain de ce qui s'est fait le premier : si les royaumes de la terre ont été d'abord montrés au Christ, et qu'il ait été ensuite porté sur le pinacle du Temple; ou si, inversement, ceci a précédé et que le reste ait suivi. Mais cela ne fait rien à la chose, pourvu qu'il soit manijeste que le tout a eu lieu ». Saint Thomas ajoute que les « Evangélistes semblent avoir suivi un ordre différent, parce que quelquefois on passe de la vaine gloire à la cupidité et quelquefois inversement ». Du point de vue historique, il semble bien que l'ordre de saint Matthieu soit l'ordre véri- table selon lequel les trois tentations se sont déroulées. Car celle qu'il place en dernier lieu se termine par le-mot du Christ à Satan qui ne souffrait pas de réplique : Arrière! Satan.

L'ad sextani va justitîer cette parole du Christ, que l'objec- tion semblait désapprouver. « Le Christ, quand II subit l'in-

3o8 SOMME THÉOLOGIQUE.

jure de la tentation, alors que le démon lui disait : Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas, ne s'était point troublé ni n'avait lancé le démon. Alais quand celui-ci usurpa pour lui l'honneur de Dieu, en disant : Je le donnerai toutes ces choses, si te pros- ternant tu m'adores, le Christ fut exaspéré et le repoussa, en disant : Arrière! Satan; afin que nous apprenions, par son exemple, à supporter avec magnanimité les injures qui nous touchent, mais, quand il s'agit des injures contre Dieu, nous ne devons même pas souffrir qu'on les profère ». Admirable doctrine touchant la vraie et fausse tolérance, que nous avons eu plusieurs fois l'occasion de souligner, au cours de notre commentaire.

Vacl septinium résout la dernière objection par un texte tiré de Y Œuvre inachevée, qu'on attribuait à saint Jean Chrysos- tome. Il y est dit (hom. Y, sur saint Matthieu) que « le démon prenait ainsi le Christ, sur le pinacle du Temple, afin qu'il pût être vu de tous ; mais le Christ Lui-même, à l'insu du démon, faisait que personne ne le voyait. Quant à ce qui est ajouté, qu il lai montra tous les royaumes du monde et leur gloire, on ne doit pas l'entendre en ce se sens que le Christ aurait vu Lui-même en eux-mêmes les royaumes, les cités, les peuples, l'or ou l'argent; mais les directions chaque royaume et chaque cité était placé, le démon les montrait du doigt au Christ, et, oralement, il exposait l'état et les honneurs de chaque royaume. Ou bien, selon Origène (hom. XXX, en saint Luc), il montra au Christ comment, par les vices divers, il régnait dans le monde ».

Des divers chefs d'étude que saint Thomas s'était proposé de considérer, relativement à la suite de la vie du Christ en ce monde, le troisième, après celui du genre de vie et celui de la tentation, devait être ce qui a trait à la doctrine. Il nous faut l'aborder maintenant; et ce va être l'objet de la question sui- vante.

QUESTION XLII

DE L\ DOCTRINE DU CHRIST

Cette question comprend quatie articles :

Si le Christ devait prêcher seulement aux Juifs ou aussi aux

Gentils ? Si, dans sa prédication, 11 aurait éviter de troubler les Juifs ? 3" S'il devait prêcher iiubliquement ou en secret ? 4" S'il devait enseigner seulement en paroles ou aussi par écrit?

Pour ce qui est du temps II commença d'enseigner, il en a été parlé plus haut quand il s'est agi de son bap- tême (q. 3g, art. 3).

Article Premier.

Si le Christ devait prêcher non seulement aux Juifs mais aussi aux Gentils ?

Trois objections veulent prouver que « le Christ ne devait pas seulement prêcher aux Juifs, mais aussi aux Gentils ». La première arguë de ce qu' « il est dit, dans Isaïe, ch. xlix (v, 6) : Cest peu que lu sois mon serviteur pour réveiller les tri- bus iV Israël et pour ramener les égarés de Jacob. Je t'ai établi comme lumière des nations, ajln que tu sois mon salut jusqu'aux extrémités de la terre. Or, c'est par sa doctrine que le Christ a porté la lumière et le salut. Donc il semble que c'a été peu s'il a prêché seulement aux Juifs et non pas aux Gentils ». La seconde objection rappelle que « comme il est dit en saint Mat- thieu, ch. VII (v. 29), Il les enseignait avec autorité et avec puis- sance. Or, la puissance de la doctrine se montre plus grande quand on instruit ceux qui n'ont aucune notion, comme étaient les Gentils. Aussi bien l'Apôtre dit, aux Romains, ch. xv (v. 20) :

3lO SOMME THÉOLOGIQUE.

.Fai prêché r Évangile le Christ n'avait pas été nommé, pour ne point bâtir sur le Jondement cVaatrai. Donc le Christ devait beaucoup plus prêcher aux Gentils qu'aux Juifs ». La troi- sième objection déclare que « l'instruction d'un grand nombre est plus utile que l'instruction d'un seul. Or, le Christ ins- truisit quelques-uns des Gentils, comme la femme de Samarie, en saint Jean, ch. iv (v. 7 et suiv.), et la Chananéenne, en saint Matthieu, ch. xv (v. 22 et suiv.). Donc il semble que bien plus encore le Christ aurait prêcher à la multitude des Gentils.

L'argument sed contra oppose que « le Seigneur dit, en saint Matthieu, ch. xv (v. 2^) : Je ne suis pas envoyé "si ce n'est aux brebis perdues de la maison d'Israël. Or, il est dit, aux Romains, ch. X (v. i5) : Comment prêcheront-ils, à moins d'être envoyés? Donc le Christ n'a pas prêcher aux Gentils ».

Au corps de l'article, saint Thomas formule ainsi sa conclu- sion : « Il convenait que la prédication du Christ, soit par Lui- m<eme, soit par ses Apôtres au début, ne s'adressât qu'aux seuls Juifs ». Il en donne quatre raisons, qu'il présente comme il suit. « Premièrement, afin de montrer que, par son avène- ment, étaient accomplies les promesses faites aux Juifs et non aux Gentils. Aussi bien, l'Apôtre dit, aux Romains, ch. xv (v. 8) : Je dis que le Christ a été le ministre de la circoncision, c'est-à-dire l'apôtre et le prédicateur des Juifs, en raison de la vérité de Dieu, pour conjirmer les promesses des Pères. Secon- dement, afin de montrer que sa venue était de Dieu. Les choses, en effet, qui viennent de Dieu sont ordonnées , comme il est dit, aux Romains, ch. xiii(v. 1). Or, cet ordre voulu exigeait qu'aux Juifs, qui étaient plus rapprochés de Dieu par la foi et le culte d'un seul Dieu, la doctrine du Christ fût d'abord proposée et par eux transmise aux Gentils; c'est ainsi, du reste, que dans la céleste hiérarchie les illuminations divines descendent aux anges inférieurs par les anges supérieurs. Aussi bien, sur cette parole du Christ en saint Matthieu, ch. xv (v, 2/1) : Je ne suis pas envoyé, si ce n'est aux brebis perdues de la maison d'Israël, saint Jérôme fait cette remarque : Il ne dit point cela, comme s'il n'était pas envoyé aux nations ; mais parce qu'il est d'abord

QUESTION XLII, DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 3 II

envoyé à Israël », qu'il devait évangéliser personnellement, pour les raisons que nous donne ici saint Thomas; tandis que les Gentils ne devaient être évangélisés par Lui que d'une façon médiate et avec le concours de ses Apôtres, formés par sa pré- dication. « Et aussi bien, dans Isaïe, chapitre dernier (v. 19), il est dit : f enverrai de ceux qui auront été sauvés, c'est-à-dire des Juifs, aux nations, et ils annonceront aux nations ma gloire. Troisièmement, pour enlever aux Juifs une matière à pro- testations calomnieuses. Et c'est pourquoi, sur celle parole marquée en saint Matthieu, ch. x (v. 5) : Vous n irez point dans la voie des nations, saint Jérôme dit : Il J allait d'abord que l'avène- ment du Christ fût annoncé aux Juifs, pour quils n eussent point d'excuse juste en disant quils avcdent rejeté le Seigneur parce qu'il avait envoyé ses Apôtres aux nations et aux Samaritains ». Le motif n'élait pas chimérique. On sait qu'il ne fallut rien moins que la mission de saint Paul pour vaincre définitive- ment le préjugé juif qui voulait exclure les païens de la parti- cipation au salut par le Christ, à moins qu'ils ne se fissent préalablement juifs par la circoncision. « Quatrièmement, parce que c'est par la victoire de la croix, que le Christ mérita la puissance et l'empire sur les nations. Aussi bien il est dit, dans l'Apocalypse, ch. 11 (v. 26, 28) : Celui qui vaincra, je lui donnerai la puissance sur les nations, comme moi je l'ai reçue de mon Père. Et, dans rÉpître aux Philippiens, ch. 11 (v. Set suiv.), il est dit que parce qu'il s'est /eut obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix. Dieu l'a e.valté de telle sorte qu'au nom de Jésus tout genou Jléchisse, et que toute langue le reconnaisse . Et voilà pourquoi, avant sa Passion, Il ne voulut pas que sa doc- trine soit prêchée aux nations ; mais» après sa Passion, Il dit à ses disciples, saint Matthieu, chapitre dernier (v. jg) : Allez, enseignez toutes les nations. A cause de cela, comme nous le lisons en saint Jean, ch. xii (v. 20 et suiv.), alors que, la Pas- sion étant imminente, quelques Gentils voulaient voir Jésus, Il répondit : .4 moins que le grcdn de froment ne tombe en terre et ne meure, il reste seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de Jruit. Et, comme le note saint Augustin au même endroit, Ilsedisait le grcdn devant être mis à mort dcms l'infidélité des Juijs et de-

3l2 SOMME THÉOLOGIQUE.

vanl être multiplié dans la Joi des peuples ». Ces quatre rai- sons que nous a données saint Tliomas du fait qu'il s'agissait de justifier, sont en harmonie parfaite avec les documents scripturaires et évangéliques. On a pu s'en convaincre par les textes si bien choisis que le saint Docteur nous a cités.

L'ad p/'f'mam explique que u le Christ a été pour la lumière et le salut des nations par ses disciples, qu'il a envoyés aux nations pour leur prêcher ».

Uad secandam fait observer que « ce n'est pas d'une moindre puissance, mais d'une puissance plus grande, au contraire, de faire quelque chose par d'autres, que de le faire par soi-même. Et c'est pourquoi la puissance divine dans le Christ a été mon- trée surtout en cela qu'il conféra à ses disciples une si grande vertu dans l'acte d'enseigner, qu'ils ont converti au Christ les nations qui n'avaient rien entendu de Lui. Quant à la puis- sance du Christ dans le fait de son enseignement » tel qu'il l'a donné Lui-même, « elle se considère et quant aux miracles par lesquels 11 confirmait sa doctrine ; et quant à l'efficace de per- suader; et quant à l'autorité de Celui qui parlait, car U parlait comme ayant l'empire sur la loi, disant, en effet : Mais moi je vous dis ; et aussi quant à la vertu de la droiture qu'il mon- trait dans sa manière de vivre, ayant une vie sans péché ».

Vad lerliiim répond que « si le Christ ne devait pas, dès le début, communiquer sa doctrine indifféremment aux Gentils, afin qu'il demeurât consacré aux Juifs comme au peuple pre- mier-né, il ne fallait pïis non plus qu'il repousse totalement les Gentils, pour ne point leur fermer l'espoir du salut. Et c'est pourquoi quelques-uns des Gentils furent admis individuelle- ment, pour l'excellence de leur foi et de leur dévotion ».

Comme nous l'avons déjà fait remarquer, la question posée et résolue par saint Thomas dans ce premier article, est du plus haut intérêt pour rinlelligence de l'économie du minis- tère de Jésus dans l'Évangile. Nous avons exposé ailleurs celte économie du ministère de Jésus (Cf. Jésus-Christ dans l'Evan- gile) (Lethielleux) ; et nous avons pu nous convaincre que le moyen par excellence de bien entendre la vie publique de Je-

QUESTION XLII. DE LA DOCTRINE DU CIIIUST. 3l3

SUS, dans son développement historique, c'est de la lire et de la suivre à la lumière de la vérité que vient de nous exposer ici saint Thomas. Le Christ n'était personnellement envoyé qu'aux Juifs de la Palestine; mais II était envoyé à eux tous. Et c'est pourquoi sa vie publique se déroule selon les exigen- ces topographiques de la Terre-Sainte. Il commence par la Ju- dée, où se trouvait la Ville privilégiée et son Temple. Quand la haine des Juifs le chasse de là, Il vient en Galilée, 11 de- meure, évangélisant jusqu'aux moindres bourgs et aux moin- dres hameaux, tant que la curiosité soupçonneuse d'Hérode ne l'oblige pas d'en partir. Il parcourt alors les alentours de la Galilée, venant même jusqu'aux confins de Tyr et de Sidon. Et lorsque son ministère dans ces contrées est achevé, Il songe à monter à Jérusalem pour y consommer son sacrifice, non sans avoir auparavant porté la bonne nouvelle dans les pays d'au delà du Jourdain qui faisaient partie, eux aussi, du champ d'action que son Père lui avait marqué. Ce ne fut qu'après avoir achevé sa tâche qu'il vint à Jérusalem consom- mer son œuvre rédemptrice, par laquelle, suivant le mot de saint Paul, Il renverserait le mur de séparation et ouvrirait toutes grandes, à la prédication de ses Apôtres, les voies des autres nations.

La prédication personnelle du Christ ne devait s'adresser qu'aux seuls Juifs.— Mais, en s'adressant à eux, quelle forme devait-elle revêtir. Fallait-il que, dans celte prédication, le Christ évite de heurter les Juifs, les convertissant tous, au contraire, elles amenant tous à Lui; ou bien convenait-il que sa prédication fût pour eux une pierre d'achoppement et de scandale. Ce nouveau point de doctrine, du plus haut intérêt, lui aussi, va faire l'objet de l'article suivant.

3l4 SOMME THÉOLOGIQUE.

Article II. Si le Christ devait prêcher aux Juifs sans les heurter?

Trois objections veulent prouver que « le Christ aurait prêcher aux Juifs sans les heurter ». La première apporte le mot de « saint Augustin », qui « dit, au livre Da combat chré- tien (ch. xi), que dans l'humanité de Jésus-Christ, le Fils de Dieu se donne à nous en exemple de vie. Or, nous, nous devons éviter de heurter non seulement les fidèles, mais même les in- fidèles, selon cette parole de la première Épître aux Corin- thiens, ch. X (v. 32) : i\e heurtez ni les Juifs, ni les Gentils, ni l'Église de Dieu. Donc il semble que le Christ aussi, dans sa doctrine, aurait éviter de heurter les Juifs ». La se- conde objection déclare qu' « il n'est aucun homme sage qui doive faire ce d'où son œuvre se trouvera empêchée. Or, du fait que par sa doctrine le Christ troublait les Juifs, cette doc- trine se trouva paralysée. Il est dit, en effet, en saint Luc, ch. xi (v. 53, bl^), que le Seigneur ayant repris les Pharisiens et les Scribes, ceux-ci commencèrent à le charger et à l'accabler d'une multitude de paroles, lui tendant des pièges et cherchant à tirer quelque chose de sa bouche pour l'accuser. Donc il semble que ce ne fut pas à propos qu'il les heurtât dans son enseignement». La troisième objection rappelle que « l'Apôtre dit, dans la première Épître à Tunothée, ch. v (v. i) : Celui qui est plus âgé, ne le reprends pas avec hauteur, mais adjure-le comme un père. Or, les prêtres et les princes des Juifs étaient les anciens parmi ce peuple. Donc il semble qu'il ne fallait point les re- prendre par des paroles dures ».

L'argument sed contra en appelle à ce que « dans Isaïe, ch. viii (v. i4), il avait été prophétisé que le Christ serait en pierre d' achoppemeni et en rocher de scandale aux deux maisons d'Israël ».

Au corps de l'article, saint Thomas formule ce beau prin- cipe de vie politique et sociale, qui devrait, en effet, tout com-

QUESTION XLÏI. DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 3l5

mander parmi les hommes. « Le salut de la multitude doit être préféré à la paix de n'importe quels hommes particuliers. Et c'est pourquoi, ajoute le saint Docteur, s'il en est qui, par leur perversité, empêchent le salut de la multitude, le prédica- teur ou le docteur ne doit pas craindre de les heurter afin de pourvoir au salut de la multitude. Or, les Scribes et les Phari- siens et les Princes des Juifs, par leur malice, empêchaient grandement le salut du peuple : soit parce qu'ils s'opposaient à la doctrine du Chrit, par laquelle seule pouvait être le salut ; soit aussi parce que leurs mœurs dépravées corrompaient la vie du peuple. Et voilà pourquoi le Seigneur, nonobstant le fait de les heurter, enseignait publiquement la vérité qu'ils détestaient et reprenait leurs vices. Aussi bien est-il dit, en saint Matthieu, ch. xv (v. 12, i4), que les disciples disant au Seigneur : Vous savez que les Juifs, entendant cette parole, se sont scandalisés. Il leur répondit : Laissez-les. Ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles. Si un aveugle veut se Jcdre le conducteur d'un aveugle, ils tomberont tous les deux dans la Josse ».

Vad primum explique en quel sens l'homme ne doit heur- ter personne. « L'homme doit en telle sorte être pour tous sans les heurter, qu'il ne donne à personne une occasion de ruine par un acte ou une parole émanant de lui comme il ne faudrait pas. Mais si le scandale vient de la vérité », c'est-à-dire s'il en est qui se scandalisent à cause de la vérité, « il faut permettre le scandale plutôt qu'abandonner la vérité, selon que le dit saint Grégoire » (hom. VII sur Ézéchiel).

h'ad secundum n'accorde pas que le fait de heurter les Juifs et de les irriter empêchait purement et simplement l'œuvre du Christ. « Par cela que le Christ reprenait publiquement les Scribes et les Pharisiens, Il n'empêcha point, mais, au con- traire, Il promut l'effet de sa doctrine. C'est qu'en effet, leurs vices étant manifestés au peuple, celui ci était moins détourné du Christ par les paroles des Scribes et des Pharisiens, qui toujours s'opposaient à la doctrine du Christ ». Aussi bien voyons-nous marqué en saint Luc, ch, xix (v. 48), que le peuple était suspendu à ses lèvres, en l'entendant, malgré l'op-

3l6 SOMME THKOLOGIQUE.

position furieuse des Pharisiens, des Scribes et des Princes du peuple, qui cherchaient à le prendre en paroles pour le faire mourir, mais que le Christ venait de démasquer en plein Temple, par ses foudroyants analhèmes.

L'rtd tertlum répond que « cette parole de l'Apôtre, citée dans l'objection, doit s'entendre de ces Anciens qui sont tels non pas seulement par l'âge ou l'autorité mais aussi par l'honnêteté de leur vie ; selon ce passage du livre des Aom- bres, ch. xi (v. iG) : Assemble-moi soixante-dix hommes des an- ciens d'Israël, que lu connais pour êlre anciens da peuple. Que s'ils tournent l'autorité de l'âge en instrument de malice en péchant publiquement, ils doivent être repris ouvertement et âprement; comme fit Daniel, au livre de Daniel, ch. xiii (v. Sa), quand il dit » à l'infâme vieillard qui accusait la chaste Suzanne : « Homme vieilli dans le crime, etc. ».

Ici encore, on aura remarqué l'admirable enseignement de l'aiticle que nous venons de lire. En même temps qu'il fait éclater la justice de la conduite du Christ, il donne à l'exemple du Maître toute sa vertu pour nous apprendre qu'aucun faux respect ou aucune fausse tolérance ne sauraient prévaloir con- tre les droits sacrés de la vérité en fonction du bien des âmes. Toujours au sujet de l'enseignement du Christ ou de sa doctrine, saint Thomas, poursuivant son élude, se demande s'il fallait que le Christ donnât tout son enseignement d'une façon publique, au vu et su de tous ; ou s'il n'eût pas mieux valu qu'il ait, du moins en partie, un enseignement secret qu'il n'aurait livré qu'à quelques-uns pour que ceux-ci le tien- nent également secret et réservé à un petit nombre d'initiés. C'est la question de l'enseignement ésotérique, tel qu'il a été pratiqué parmi certaines sectes philosophiques ou religieuses. Elle va faire, en tant qu'appl-iquée à l'enseignement du Christ, l'objet de l'article suivant.

QUESTION XLII. DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 817

Article III. Si le Christ a donner tout son enseignement en public ?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a pas donner tout son enseignement en public ». La première arguë de ce que « nous lisons qu'il a dit beaucoup de choses en particulier à ses disciples; comme on le voit pour le dis- cours après la Gène (S. Jean, ch. xiii et suiv.). Aussi bien est- il dit, en saint Matthieu, ch. x (v. 27 ; cf. S. Luc, ch. xii, v. 3) : Ce que vous avez entendu à l'oreille, dans les chambres, sera prê- ché sur les toits. Donc II n'a pas donné tout son enseignement en public ». La seconde objection déclare que « les mystè- res profonds de la Sagesse ne doivent être exposés qu'à ceux qui sont parfaits; selon celte parole de la première Épitre aux Corinthiens, ch. 11 (v. 6) : Nous parlons de la Sagesse au milieu des parfaits. Or, la doctrine du Christ contenait la sagesse la plus profonde. Il ne fallait donc pas qu'elle fût communiquée à la multitude qui est imparfaite ». La troisième objection fait remarquer que « c'est une même chose de cacher la vérité par le silence ou par l'obsurité des paroles. Or, le Christ cachait aux foules, par l'obscurité des paroles, la vérité qu'il prêchait; car II ne leur parlait qu'en paraboles, comme il est dit en saint Matthieu, ch. xiii (v. 3/i). Donc, pour la même raison, Il pou- vait la cacher par le silence ».

L'argument sed contra apporte la déclaration formelle de Jésus « Lui-même, en saint Jean, ch. xviii (v. 20) », II « dit », répondant au Grand-Prêtre qui l'interrogeait sur sa doctrine : « Je n'ai rien dit en secret ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « la doctrine de quelqu'un ou son enseignement peut se dire être en secret d'une triple manière. D'abord, quant à l'intention de celui qui enseigne, lequel entend ne pas manifester sa doc- trine au grand nombre mais plutôt la cacher. Et ceci arrive de deux façons. Quelquefois, par l'envie ou la jalousie de celui

3l8 SOMME THÉOLOGIQUE.

qui enseigne et qui voulant exceller par sa science refuse de la communiquer aux autres. Chose qui n'eut pas lieu dans le Christ, dans la personne de qui il est dit, au livre de la Sa- gesse, ch. VII (v. i3) : Je l'ai apprise sans feinte, Je la communi- que sans envie et Je ne cache point sa beauté. Quelquefois, cela arrive à cause de la malhonnêteté de ce qui est enseigné. C'est ainsi que saint Augustin dit, sur saint Jean (tr. XGVI), qu il est des choses si mauvaises qu'aucune pudeur humaine ne peut porter ou tolérer. Aussi bien il est dit de la doctrine des hérétiques, au livre des Proverbes, ch. ix (v. 17) : Les eaux dérobées sont plus douces. Mais la doctrine du Christ nest point une doctrine d'erreur ni d'impureté (première Épître aux Thessàloniciens (ch. 11, V. 3). Et voilà pourquoi le Seigneur dit, en saint Marc, ch. iv (v. 21) : Est-ce qu'on porte une lampe, savoir la doctrine vraie et honnête, pour la mettre sous le boisseau? D'une autre ma- nière, une doctrine ou un enseignement est dans le secret, parce qu'on la propose à un petit nombre. Et, de cette sorte encore le Christ n'a rien enseigné dans le secret ou d'une façon cachée; parce qu'il a proposé toute sa doctrine ou à toute la foule ou à tous ses disciples réunis. Aussi bien saint Augustin dit, sur saint Jean (tr. CXIll) : Qui donc parle en secret, alors qu'il parle devant tant de monde ; alors surtout que s'il parle de- vant un petit nombre, il veut que par ceux-ci un grand nombre le sache? D'une troisième manière, une doctrine ou un ensei- gnement est dans le secret, quant au mode d'enseigner. Et, de cette sorte, le Christ enseignait aux foules certaines choses d'une façon cachée, usant de paraboles pour annoncer les mys- tères spirituels qu'ils n'étaient point capables ou dignes de sai- sir et d'entendre. Et, toutefois, il était encore mieux, pour eux, d'entendre ainsi, sous le voile des paraboles, la doctrine des choses spirituelles, plutôt que de ne point l'entendre du tout. D'ailleurs, le Seigneur exposait la vérité des paraboles nue et ouverte à ses disciples (cf. S. Matthieu, ch. xiii, v. 10 et suiv.), par qui elle dériverait ensuite aux autres qui en seraient capa- bles ; selon cette parole de la deuxième Epître à Timothée, ch. 11 (v. 2) : Les enseignements que tu as entendus de moi en présence de nombreux témoins, confie-les à des hommes surs, qui soient

QUESTION XLIl. DE LA DOCTRINE DU CHRIST. SlQ

capables iVinstraire les autres. Et ceci », ajoute saint Thomas, faisant une application délicieuse de l'enseignement figuré con- tenu dans l'Ancien Testament, « était signifié au livre des Nombres, ch. iv (v. ôetsuiv.), oià il est ordonné que les enfants d'Aaron recouvrent les vases du sanctuaire devant être portés recouverts par les lévites ».

Vud primum donne une double réponse. « Comme le dit saint Hilaire, sur saint Matthieu, expliquant le texte cité, Aous ne lisons pas que le Seigneur eût coutume de tenir des discours la nuit et quil ail livré sa doctrine dans les ténèbres ; mais II dit cela, parce que toute parole de Lui est ténèbres pour les hommes char- nels, et aux yeux des infidèles c'est la nuit. Il veut donc que ce quIl a dit soit porté avec la liberté de la Joi et de la prédication parmi les infidèles. On peut dire aussi, selon saint Jérôme, qu'il parle par comparaison, en ce sens qu II les instruisait dans le petit pays de la Judée, pays petit, en effet, par comparaison au monde entier la doctrine du Christ devait être publiée par la prédication des Apôtres ».

L'ad secundum fait observer que « ce n'est pas seulement aux foules que le Christ n'a point manifesté toutes les profondeurs de sa sagesse par sa doctrine ou son enseignement; mais aussi à ses disciples eux-mêmes, auxquels II dit, en saint Jean, ch. xvi (v. 12) : Tai encore bien des choses à vous dire, que vous ne pou- vez point porter maintenant. Toutefois, ce qu'il a jugé digne de livrer aux autres, des choses de sa sagesse, Il ne la point pro- posé en secret, mais à découvert; bien que ce ne fût pas com- pris par tous. Aussi bien saint Augustin dit, sur saint Jean (Ir. CXIII) : Il jaut entendre ce que dit le Seigneur : J'ai parlé à découvert au monde, comme s'il disait : Beaucoup m'entendirent. Et, cependant, c'était aussi non à découvert, parce qu'il en était qui ne comprenaient pas ■).

L'ad tertium rappelle que le « Seigneur parlait aux foules en paraboles, comme il a été dit (au corps de l'article), parce qu'ils n'étaient point dignes ou capables de recevoir la vérité à découvert, qu'il expliquait ses disciples. Quant à ce qui est ajouté, qu'il ne leur parlait qu'en paraboles, selon saint Jean Chrysostome il faut l'entendre du discours de ce jour-là; mais,

020 SOMME TIIEOLOGIQUE.

en d'autres circonslances, Il avait dit aux foules bien des cho- ses sans paraboles. On peut dire aussi, avec saint Augustin, que cela ne signifie pas qall ne dît rien en termes directs, mais qall ne fd presque jamais de discours il n exprimât certaines choses en paraboles, bien qu'il dit aussi certaines choses selon la pro- priété de langage » .

Le Christ n'a jamais, dans son enseignement, entendu li- vrer une doctrine secrète ou ésotérique. C'est pour tous qu'il parlait; même quand II enseignait en particulier, comme lors- qu'il s'adressait à ses disciples, ou à Nicodème, ou à la Sama- ritaine. Son enseignement, quels que fussent les^ auditeurs ou interlocuteurs immédiats, était destiné à tous. Ce qu'il ensei- gnait devant les foules ou en public, et ce qu'il enseignait en particulier devant quelques privilégiés ne constituait pas deux espèces d'enseignement dont lun aurait été étranger sinon même opposé à l'autre, comme il est arrivé pour l'enseigne- ment de certains philosophes ou fondateurs de sectes. L'ensei- gnement du Christ restait toujours unique et identique à Lui- même, ordonné de soi à toutes les intelligences, bien que toutes les intelligences ne fussent pas également aptes à le comprendre. Et voilà pourquoi d'ailleurs II le graduait Lui- même selon la capacité de ses auditeurs, se réservant aussi de l'expliquer un jour par l'envoi de son Esprit-Saint et par la suite des Docteurs de son Église que son Esprit assisterait jus- qu'à la fin des temps. Saint Thomas va se poser une dernière question au sujet de cet enseignement du Christ, qui sera, elle aussi, d'un vif intérêt et achèvera d'en montrer l'excellence. C'est la question du mode d'enseigner selon qu'il se fait par écrit ou oralement. Saint Thomas se demande si le Christ au- rait dû donner son enseignement par écrit. Il va nous répon- dre à l'article qui suit.

QUESTION XLII. DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 32 î

Article IV. Si le Christ devait donner son enseignement par écrit?

Trois objections veulent prouver que « le Christ aurait donner son enseignement par écrit ». La première est que a l'écriture a été inventée pour que la doctrine soit conservée dans la mémoire des hommes en vue de l'avenir. Or, la doc- trine du Christ devait durer éternellement; selon cette parole marquée en saint Luc, ch. xxi (v. 33) : Le ciel et la tei're pas- seront; mais mes paroles ne passeront pas. Donc il semble que le Christ aurait confier sa doctrine à l'écriture ». La se- conde objection rappelle que « la loi ancienne précéda comme figure du Christ; selon cette parole de l'Épîlre aux Hébreux, ch. X (v. \) : La loi a l'ombre des biens à venir. Or, la loi an- cienne fut écrite par Dieu; selon cette parole de VExode, ch. XXIV (v. 12) : Je te donnerai deux tables de pierre, et la loi et les commandements que J'ai écrits. Donc il semble que le Christ aussi aurait écrire sa doctrine ». La troisième objection déclare qu' « il appartenait au Christ, qui venait illuminer ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort, comme il est dit en saint Luc, ch. i (v. 79), d'exclure les occa- sions d'erreur et d'ouvrir l'accès à la foi. Or, Il aurait fait cela, en écrivant sa doctrine. Saint Augustin dit, en effet, au livre De l'accord des Évangélistes (ch, vu), qu'tï en est plu- sieurs qui ont coutume de s'étonner de ce que le Seigneur Lui- même n'a rien écrit, de telle sorte qu'il est nécessaire de croire à d'autres qui ont écrit de Lui. C'est ce que demandent ceux qui, surtout parmi les païens, n'osent pas inculper ou blasphémer le Christ et qui lui attribuent une sagesse souverainement excellente, mais cependant comme à un homme. Et ils disent que ses disci- ples ont donné à leur Maître plus qu'il n'était, le disant Fils de Dieu et le Verbe par qui toutes choses ont été faites. Et après, il ajoute : Ils semblent avoir été prêts à croire ce qu'il aurait écrit Lui-même de Lui-même; mais non ce que les autres ont prêché à XVI. La RédempUon. 21

322 SOMME THÉOLOGIQUE.

son sujet selon ce qu'il leur a plu. Donc il semble que le Christ aurait Lui-même donner sa doctrine par écrit. ». On aura remarqué cette dernière objection et le texte de saint Augustin qui la met en lumière. Elle est exactement celle des critiques modernes, voire modernisants ou modernistes, qui prétendaient ou prétendent que l'enseignement du Christ a été tout de suite altéré ou dénaturé dès la première génération; et que même les documents évangéliques, surtout l'Ëvangile de saint Jean, ne nous donnent qu'une sorte de théologie in- terprétant déjà l'enseignement du Christ, non cet enseigne- ment lui-même. Plusieurs réponses de la Commission biblique ont mis en garde contre ces théories : le 29 mai 1907, au su- jet de l'Évangile de saint Jean; le 19 juin 1911, au sujet de l'Évangile de saint Matthieu; le 26 juin 1912, au sujet des Évangiles de saint Marc et de saint Luc.

L'argument sed conlra en appelle à la question de fait : (( Aucun livre écrit par le Christ ne se trouve dans le canon de l'Écriture ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare qu' « il était con- venable que le Christ n'écrivît point sa doctrine ». Il en donne trois raisons. u Premièrement, à cause de sa dignité. Il convient, en effet, qu'au Docteur plus excellent appartienne un mode plus excellent d'enseigner. Par conséquent, au Christ, comme au Docteur par excellence, il convenait d'imprimer sa doctrine », non pas sur une matière inerte, mais « dans les cœurs de ses auditeurs. C'est pour cela qu'il est dit en saint Matthieu, ch. vn (v. 29), qu'// les enseignait comme quelqu'un qui avait de la puissance. De vient aussi » , fait remarquer saint Thomas, « que Pylhagore et Socrate, qui furent des maîtres d'une souveraine excellence, ne voulurent rien écrire. Et, en eflet, les écrits sont ordonnés, comme à leur fin, à imprimer la doctrine dans le cœur des auditeurs ». Que servirait d'écrire des livres, s'il n'était personne qui les lise et qui y puise pour en vivre lui-même l'enseignement qu'ils contiennent, « Une seconde raison est l'excellence de la doctrine du Christ, qui ne peut être renfermée en des écrits; selon cette parole de saint Jean, chapitre dernier (v. 26) : Il y a encore bien d'autres clio-

QUESTION XLIÎ. DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 323

S'^s que Jésus a faites; et si on les écrivait, je ne pense pas que le monde entier pat tenir les livres qu'on écrirait. Ce qu'il faut en- tendre, comme le dit saint Augustin (tr. CXXIV), non pas au sens de V espace corporel, mais au sens de la capacité des lecteurs. Or, si le Christ avait confié sa doctrine à un écrit, les hommes estimeraient qu'on ne peut rien concevoir de plus élevé que ce que cet écrit contiendrait » ; alors que quels que soient les écrits, même inspirés de Dieu, que des hommes ont pu nous donner, nous savons que nous n'y trouvons qu'une partie seu- lement de l'infinie sagesse contenue dans le Christ et son enseignement. On remarquera la portée de cette raison en faveur de l'enseignement vivant conservé dans le corps mystique du Christ qu'est l'Église sous l'action personnelle de l'Esprit- Saint, par opposition à la lettre morte en quelque sorte les protestants voudraient trouver, d'une manière figée et à l'ex- clusion de toute autre source parallèle, dans son absolue tota- lité, l'enseignement de Dieu et du Christ. Nul doute que l'Écri- ture inspirée ne soit du plus grand secours pour la conservation parmi les hommes de l'enseignement de Dieu et du Christ en ce que cet enseignement a de principal ou d'essentiel; et nous devons, sur ce point, nous séparer de certains critiques catho- liques, qui en prendraient trop facilement à leur aise avec l'Écriture Sainte, sous prétexte que les catholiques ont l'Église pour les instruire. Mais, d'autre part, l'Écriture n'est que l'un des modes, et non pas le mode unique, dont Dieu a voulu se servir pour enseigner le genre humain. Encore est-il que l'utilisation de ce mode, qu'est TÉcriture, pour porter ses fruits de lumière et de vie, et ne pas risquer de, tourner à mal entre des mains inexpérimentées ou téméraires, doit se faire tou- jours en dépendance du mode vivant qu'est le magistère de l'Église.

Les remarques que nous venons de faire vont se trouver éclairées et confirmées par l'exposé de la troisième raison don- née par saint Thomas pour montrer que le Christ n'a pas écrire Lui-même son enseignement. C'est précisément, « afin que sa doctrine parvienne de Lui à tous avec un certain ordre : alors que Lui-même enseigna immédiatement ses disciples.

oa/l SOMME THliOLOGIQUE.

lesquels ensuite ont enseigné les autres et par la parole et par les écrits. Si, au contraire, le Christ Lui-même avait écrit, sa doctrine fût parvenue à tous immédiatement »; ce qui n'était pas à propos. « Aussi bien est-il dit de la Sagesse, au livre des Proverbes, cli. ix (v. 3) : Elle a envoyé ses servantes pour appe- ler et conduire à la citadelle » .

En finissant, saint Thomas fait allusion à certaines traditions fantaisistes qui avaient prétendu que le Christ Lui-même au- rait laissé des écrits. Saint Augustin les signale dans son livre De l'accord des Évangclistes (ch. ix, x), disant que « certains païens avaient prétendu que le Christ aurait écrit certains livres de magie à l'aide desquels II faisait les miracles : choses que l'enseignement chrétien condamne. Il est vrai, ajoute saint Augustin, que ceux qui ajflrnient avoir lu de tels livres, ne font pas eux-mêmes ce quils prétendent que le Christ aurait fait à Vaide de ces livres. Par un jugement divin, ils se trompent même, au sujet de ces livres, au point de prétendre qu'ils auraient été dé- diés, par le Christ, à Pierre et à Paul, en raison de ce que, dans certaines peintures, ils ont vu les deux apôtres représentés ensem- ble avec le Christ ; et c'est ce qui les a trompés. Car tout le temps que le Christ vécut de la vie mortelle avec ses disciples, Paul n était pas encore du nombre de ces derniers ».

h'ad primum répond que « comme le dit saint Augustin, au même livre (ch. xxxv), le Christ est la tête de tous ses dis- ciples comme des membres de son corps. Il suit de que que lors- qu'ils ont écrit ce que Lui-même avait montré et dit, on ne doit pas affwmer que Lui-même n'ait pas écrit. Les membres, en effet, ont réalisé ce qu'ils avaient appris sous sa dictée. Et tout ce qu'il a voulu que nous lisions au sujet de ses actions et de ses paroles. Il leur a commandé, comme à ses propres mains, de l'écrire ». Cette remarque de saint Augustin, pleinement ac- ceptée par saint Thomas, ne contredit pas la doctrine exposée au corps de l'article, oii il a été montré que le Christ ne devait pas écrire Lui-même sa doctrine. S'il l'avait écrite Lui-même, on n'eût pas manqué d'en conclure, comme nous le disait suint Thomas, que nous avions, dans cet écrit, toute la doc- trine du Christ, et que, par conséquent, en dehors de cet

QUESTION XLII. DE LA DOCTRINE DU CHRIST. 325

écrit, il n'y avait plus à tenir compte de rien : alors que ce- pendant la doctrine du Christ, parce qu'elle est infinie dans sa richesse, ne saurait être renfermée en quelque écrit que ce puisse être. D'autre part, il était bon, cependant, que cette doctrine ne demeurât pas entièrement à la merci des impréci- sions de l'enseignement oral parmi les hommes; et, aussi, qu'elle fût condensée, en ce qu'elle a de plus parliculière- ment nécessaire ou essentiel, dans des recueils de facile accès que tous pourraient avoir sous la main pour en vivre à loisir. Et parce que l'autorité de tels recueils devait se présenter avec un caractère de nécessité absolue, il fallait qu'elle reposât sur le Christ Lui-même. De le conseil providentiel que nous a marqué saint Augustin, en vertu duquel le Christ, usant de ses disciples comme de ses membres, a écrit, par eux comme par autant d'instruments à sa merci, ce qu'il voulait, en effet, que nous eussions par écrit, pour notre instruction plus spéciale et notre consolation, de ses actions ou de ses pa- roles.

Vad secunduni explique d'un mot la différence essentielle qui existe entre la loi ancienne et la loi nouvelle, en ce qui est du mode dont elles devaient nous être données. « La loi an- cienne était donnée en figures sensibles », c'est-à-dire qu'elle ne portait pas directement sur la vérité elle-même du salut spirituel par la communication ordinaire de la grâce du Christ, mais sur les préparatifs de ce salut spirituel par l'or- ganisation de l'ancien peuple destiné à être le berceau du Christ. (( C'est pour cela, aussi, qu'il convenait qu'elle fût écrite en signes sensibles » sur des tables de pierre et par le ministère des anges, comme l'explique saint Paul dans l'Épî- tre aux Hébreux. « La doctrine du Christ », au contraire, parce qu'elle est la parole de Dieu nous venant par le Fils Lui-même et non plus comme autrefois par le ministère des anges ou des prophètes, « est la loi de l'Esprit de vie {aux Romains, ch. VIII, V. 2). 11 fallait donc qu'elle fût écrite, non avec de l'encre, mens par l'Esprit du Dieu vivcmt, non sur des tables de pierre, mais sur les tables des cœurs de chair, comme le dit l'Apôtre dans la seconde Épître a«a; Corinthiens, ch. m (v. 3) ».

326 SOMME TIlÉOLOr.IQUE.

Celle réponse nous rappelle et confirme la belle doctrine exposée par saint Thomas et que nous avons soulignée en son lieu, dans la Pruna-Secundae, q. 106, art. 1, au début de son traité de la loi nouvelle. Avec une hardiesse et une concentra- tion de doctrine divine qui aurait pu étonner au premier abord, le saint Docteur définissait la loi nouvelle, qu'il disait précisé- ment n'être pas une loi écrite, au sens de la loi ancienne, l'Espril-Saint^habitant personnellement dans l'âme et le cœur des fidèles, leur montrant Lui-même ce qu'ils ont à faire pour vivre de la vie du Christ et les inclinant par son attrait divin à réaliser celte vie dans toute sa perfection.

L\id terilam déclare que « ceux qui ne veulent pas croire à ce que les Apôtres ont écrit au sujet du Christ ne croiraient pas davantage à ce que le Christ Lui-même aurait pu écrire », puisque, nous l'avons vu, par le texte de saint Augustin, (( il s'eri est trouvé », du milieu des païens, « qui voulaient que le Christ eût fait ses miracles en recourant aux pratiques de la magie ».

Nous n'avons pas à entrer ici dans le détail de la doctrine du Christ, ni quant à ce que les Évangélisles en ont consigné par écrit dans leurs Évangiles respectifs, ni, à plus forte rai- son, quant aux explications qu'il nous en a fait donner soit par les autres écrivains inspirés du Nouveau Testament, ou par les Pères et les Docteurs de son Église. La Somme Ihéologl- que tout entière n'est pas autre chose que l'étude de cette doc- trine considérée sous sa forme de condensation organique. Et l'étude de ses divers aspects en eux-mêmes constitue cha- cune des branches de l'enseignement catholique, depuis celui de l'Écriture-Sainte dans son texte, jusqu'à celui de chaque groupe ou de chaque individualilé parmi les Pères et les Doc- teurs. — Les quatre points que saint Thomas nous a expliqués au cours de la question que nous venons de lire suffisent pour ce que nous avions à déterminer ici de la doctrine du Christ.

Nous devons maintenant passer à un autre groupe de ques- tions, se rapportant, elles aussi, à la vie publique du Christ,

QUESTION \Lir. DE LA DOCTRINE DU CHIUST. 3^7

en deçà de ce qui aura Irait au dénouement de cette vie parles mystères de la Passion. Il s'agit des questions relatives « aux miracles accomplis par le Christ ». Et, à ce sujet, saint Tho- mas nous annonce trois questions. « D'abord, celle des mira- cles du Christ, en général. Puis, la question de chacune des espèces en particulier. Et, enfin, d'une manière distincte «, en raison de son caractère exceptionnel et de sa portée doctri- nale, « la question du miracle de la Transfiguration ». Ve- nons tout de suite à ce qui regarde les miracles du Christ, en général. C'est l'objet de la question qui suit.

QUESTION XLIII

DES MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST, EN GÉNÉRAL

Cette question comprend quatre articles :

Si le Christ devait faire des miracles? S'il les a faits par sa vertu divine? 3" En quel temps II a commencé de faire des miracles. Si, par ses miracles, a été sufïîsamment montrée sa Divi- nité?

De ces quatre articles, le premier traite du fait de miracles accomplis par le Christ; le second, de leur cause; le troisième, du début; le quatrième, de la force probante de ces miracles.

D'abord, le fait.

Article Premier. Si le Christ a faire des miracles?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a pas faire des miracles ». La première en appelle à ce que (( les actes du Christ ont concorder avec ses paroles. Or, Il a dit Lui-même, en saint Matthieu, ch. xvi (v. 4; ch. xii, V. 39) : Celle généralion méchanle el adallère demande un signe; el de signe, il ne lai en sera pas donné, si ce n'est le signe de Jo- uas, le prophèle. Donc le Christ n'a pas faire des miracles».

La seconde objection fait remarquer que « comme le Christ lors de son second avènement doit venir en grande verla et majesté, selon qu'il est dit en saint Matthieu, ch. xxiv (v. 3o) ; de même, dans son premier avènement. Il est venu dans l'in- firmité ou la faiblesse, selon cette parole d'Isaïe, ch. un

Q. XLIir. DES MtRACLES ACCOMPLIS PAU LE CHRIST. 829

(v. 3) : Homme de douleurs et qui sait Vinfirmilé. Or, raccom- plissement des miracles appartient à la force plutôt qu'à l'in- firmité. Donc il n'était pas à propos que le Christ fît des mira- cles, lors de son premier avènement ». La troisième objec- tion dit que « le Christ est venu afin de sauver les hommes par la foi; selon cette parole de l'Épître aux Hébreux, ch. xii (v. 2) : Le regard fixé sur l'Auteur de la foi et le consommateur , Jésus. Or, les miracles diminuent le mérite de la foi. Aussi bien le Seigneur dit, en saint Jean, ch. iv (v. 48) : Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez pas. Donc il sem- ble que le Christ n'aurait pas faire des miracles ».

L'argument sed contra cite le témoignage même des « ad- versaires ») ou des ennemis de Jésus, qui, « en saint Jean, ch. XI (v. 47), disent : Que Jaisons-nous? Cet homme-là fait de nombreux miracles ».

Au corps de l'article, saint Thomas formule dès le début cette règle générale du gouvernement divin, que «Dieu concède à l'homme de faire des miracles, pour deux raisons. D'abord et principalement, pour confirmer la vérité que quelqu'un en- seigne. C'est qu'en effet, les choses qui appartiennent à la foi dépassent la raison humaine. Il s'ensuit qu'elles ne peuvent pas être prouvées par des raisons humaines, mais qu'il faut qu'elles soient prouvées par l'argument de la vertu divine : en telle sorte l'homme faisant des œuvres que Dieu seul peut faire, ce qui est dit soit cru venir de Dieu; comme si quel- qu'un porte des lettres marquées de l'anneau du roi, il est cru que ce qui est contenu en elles émane du roi ». Cette pre- mière raison nous donne, en quelques mots, la clef de toute apologétique surnaturelle. Là, aucune raison spéculative ne peut être démonstrative et convaincante ; ni, non plus, aucune raison d'expérience intime, quand il s'agit de convaincre les autres. Seul, l'argument du miracle ou de l'action directe de Dieu se manifestant par des œuvres qu'aucune créature ne peut accomplir par sa vertu propre, est ici recevable. Mais cet argu- ment ne peut être rejeté. Il s'impose. Pour s'y soustraire, il faut aller contre les certitudes les plus essentielles de la raison humaine. « Une seconde raison est pour montrer la présence

33o

SOMME TIIEOLOGIOUE.

de Dieu dans l'homme par la grâce de l'Espril-Saint : en ce sens que l'homme faisant des œuvres qui sont le propre de Dieu, on croie que Dieu habite en lui par la grâce. De vient qu'il est dit, aux Galates, ch. m (v. 5) : Celai qui vous accorde l'Es- prit et opère en vous les vertus ». Cette seconde raison est moins absolue que la première. Il se pourrait, en effet, qu'un sujet accomplisse des miracles sans que Dieu habite en lui par la grâce; la grâce des miracles élant de l'ordre des grâces gra- tuitement données et n'impliquant pas, de soi, la grâce sancti- fiante. Ordinairement cependant, les deux se trouvent ensem- ble ; et telles circonstances peuvent se trouver jointes à l'ac- complissement des miracles, qui ne laissent pas de doute sur la sainteté du sujet qui en est gratifié.

C'était le cas pour le Christ. Aussi bien, saint Thomas ajoute qu' (( au sujet du Christ, les deux choses devaient être mani- festées aux hommes; savoir : et que Dieu était en Lui par la grâce, non de l'adoption, mais de l'union » hyposta tique avec toutes les prérogatives de sainteté que cette grâce entraînait pour Lui, comme nous l'avons vu plus haut : « et que sa doctrine surnaturelle était de Dieu. Il suit de qu'il était souveraine- ment convenable qu'il fît des miracles. Et, aussi bien, Il dit Lui-même, en saint Jean, ch. x (v, 38) : Si vous ne voulez pas me croire, croyez-en les œuvres. Et, encore en saint Jean, ch. v (v. 36) : Les œuvres que mon Père m'a donné de Jaire, ce sont elles qui rendent témoignage de moi». Ce dernier texte vise direc- tement la qualité du Christ ; et le premier, sa doctrine.

Vad prinium fait une double réponse à l'objection tirée du texte que nous lisons en saint Matthieu. « Ce qui est dit, là, qu'i/ ne sera point donné de signe à cette génération, si ce n'est lesignedeJonas, le prophète, doit s'entendre, d'après saint Ghry- sostome (hom. XLIII, sur S. Matthieu), en ce sens que les Pharisiens ne reçurent point alors le signe qu'ils demandaient, savoir un signe du ciel; mais non en ce sens que le Christ ne leur donnât aucun signe. Ou encore », et c'est une seconde réponse du même saint Chrysostome, en ce sens que le Christ faisait des signes, non pour eux » les Pharisiens, « qu'il savait être plus durs que la pierre, mais pour l'amendement des autres.

Q. XLIII. DBS MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST. 33 1

Et, en ce sens, les signes ne leur étaient point donnés à eux, mais aux autres ».

Uad secundiim répond que « si le Christ venait dans Vinfir- milé de la chair, ce que les souffrances manifestaient. Il venait aussi dans la verlu de Dieu (a*" Épître aux Corinthiens, ch. xiii, V, 4) '■- ce qui devait être manifesté par les miracles ».

Vad lerliam fait observer que « les miracles diminuent le mérite de la foi en tant que par est montrée la dureté de ceux qui ne veulent pas croire les choses prouvées par les Saintes- Écritures, à moins qu'ils ne voient des miracles «. Et cela, en effet, n'est pas une disposition raisonnable. Car, une fois éta- blie l'autorité des Saintes- Écritures laquelle autorité d'ail- leurs repose elle aussi, initialement, sur le miracle, la saine raison demande que tout ce qui est contenu dans les Écritures ou prouvé par elles, soit accepté, sans autre nouvelle preuve, comme venant de Dieu et confirmé par Lui. « Toute- fois », ajoute saint Thomas, quelque déraisonnable que soit une telle disposition d'âme et d'esprit, « il est encore mieux pour ces hommes-là de venir à la foi par ces miracles » de surérogation, « que de demeurer totalement dans l'infidélité. Il est dit, en effet, dans la première Epître aux Corinthiens, ch. XIV (v. 22), que les signes sont donnés aux infidèles, dans le but de les amener à la foi ».

Il était souverainement opportun, et c'était même, en un sens, nécessaire, que le Christ, lors de sa venue parmi nous, accom- plit des miracles. Il le fallait pour manifester aux yeux de tous, même de ceux qui pouvaient être les moins bien disposés ou les plus exigeants, la divinité de sa Personne et de sa doctrine. Ces miracles, opérés par le Christ, au cours de sa vie parmi nous, étaient-ils opérés par Lui comme Dieu ou comme homme. La question vaut d'être précisée ; et saint Thomas le va faire à l'article qui suit.

332 SOMME THIÎOLOGIQUE,

Article II. Si le Christ faisait les miracles par la vertu divine ?

Trois objections veulent prouver que « le Christ ne faisait point les miracles par la vertu divine ». La première arguë de ce que « la vertu divine est toule-puissanle. Or, il semble que le Christ n'était pas tout-puissant dans l'accomplissement des miracles. Il est dit, en effet, dans saint Marc, ch. vi (v. 5), qu'il ne pouvait point, là, c'est-à-dire dans sa patrie, faire aucun miracle. Donc il semble qu'il ne faisait point les miracles par la vertu divine ». La seconde objection fait observer qu' « il n'appartient pas à Dieu de prier. Or, le Christ, quelquefois, en faisant les miracles, priait ; comme on le voit dans la résur- rection de Lazare, en saint Jean, ch. xi (v. lu, 42); et, dans la multiplication des pains, en saint Matthieu, ch. xiv (v. 19). Donc il semble qu'il ne faisait point les miracles par la vertu divine ». La troisième objection déclare que « les choses qui se font par la vertu divine ne peuvent pas se faire par la vertu de quelque créature. Or, les choses que le Christ faisait pouvaient se faire par la vertu de la créature; et aussi bien les Pharisiens disaient qu'// chassait les démons par Beelzébab, prince des démons (S, Luc, ch. xi, v. i5). Donc il semble que le Christ ne faisait point les miracles par la vertu divine ».

L'argument sed contra en appelle à ce que « le Seigneur dit, en saint Jean, ch. xiv (v. 10) : Le Père, qui demeure en moi, Lui-même J ait les œuvres ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il a été vu dans la Première Partie (q. 1 10, art. 4), les vrais mira- cles peuvent être faits par la seule vertu divine; car Dieu seul peut changer l'ordre de la nature, ce qui appartient à la rai- son de miracle ». On remarquera, au passage, cette notion du miracle que vient de préciser ici à nouveau saint Thomas. Le miracle est une dérogation à l'ordre de la nature, à prendre cet ordre dans son universalité ou selon qu'il comprend toute la su-

Q. XLIlI. DES MfRACLËS ACCOMPLIS PAR LE CWUIST. 333

bordination des activités créées. Il est bien évident que ce qui est en dehors de cet ordre ne peut avoir pour cause que la seule activité divine, laquelle seule étant en dehors et au-dessus de cet ordre qui dépend d'elle entièrement, peut agir et produire tel effet qu'il lui plaira sans recourir aux activités qui compo- sent cet ordre. Le miracle est donc, par définition, le produit ou l'effet de la seule vertu divine, à titre de cause principale ; car, à litre de cause instrumentale, la vertu de la créature peut avoir, dans le miracle, une certaine part. <( Aussi bien », pour ce qui est de la question qui nous occupe, '; le pape saint Léon, dans son épiirc à Fiavien (ch. iv), dit que dans le Christ oij se trouvent deux natures, l'une, savoir la nature divine, qui brille par les miracles, et l'autre, savoir la nature humaine, qui est accablée sous les injures ; et cependant lune d'elles agit en com- munication avec l'autre ; en ce sens que la nature humaine est l'instrument de l'action divine et que l'action humaine reçoit de la nature divine une vertu » spéciale, « comme il a été vu plus haut » (q. 19, art, 1).

h'ad primam répond que « ce qui est dit », dans ce passage de saint Marc cité par l'objection, « qu'il ne pouvait faire aucun miracle, ne doit pas se rapporter à la puissance absolue, mais à ce qui peut être fait d'une manière qui convienne : il ne convenait pas, en effet, que, parmi des incroyants, le Christ fît des miracles » : ils n'en étaient pas dignes. « Aussi bien est-il ajouté (v. G) qu'// s'étonnait de leur incrédulité. A la ma- nière dont il est dit, dans la Genèse, ch. xvni (v. 17) : Pais-Je cachera Abraham ce que je vais faire? et, au ch. xix (v. 22) : Je ne pourrai rien faire jusqu'à ce que tu te sois retiré de » .

Vad secundum apporte l'explication de « saint Jean Chrysos- tome », qui, « sur cette parole de saint Matthieu, ch, xiv (v, 19) : Ayant pris les cinq pains et les deux poissons et levant son regard vers le ciel, Il les bénit et les rompit, dit (hom. XLIX) : Il fallait croire, au sujet du Christ, et qu'il venait du Père, et qu'il lai était égal. Et c'est pourquoi, afin de montrer l'un et l'au- tre, tantôt II fait les miracles avec puissance et tantôt II les fuit en priant. Et pour ceux qui sont moindres, Il regarde vers le ciel, canine pour la multiplication des pains; mais dans les plus grands,

334 SOMME THÉOLOGIOUE.

qui ne relèvent que de Dieu, Il agit avec puissance, comme lors- qu'il reniel les péchés ou qu'il vessuscile les morts. Quant à ce qui est dit en saint Jean, ch. xi, que Jésus, dans la résurrection de Lazare, leva les yeux en haut, ce n'est point par nécessité de demander qu'il le fit, mais pour nous donner un exemple. Et c'est ainsi qu'il dit Lui-même : Je lai dit pour le peuple qui m'entoure; afin qu'ils croient que vous m'avez envoyé ».

Vad teriium fait observer que « le Christ chassait les dé- mons d'une manière autre que celle dont ils sont chassés par la vertu des démons. C'est qu'en elTet par la vertu des démons supérieurs les démons sont chassés des corps de telle sorte qu'ils gardent le domaine sur l'âme : pour cette raison que le démon n'agit point contre son propre royaume. Le Christ, au contraire, chassait les démons non seulement du corps, mais plus encore de l'âme. Et c'est pourquoi le Seigneur repousse le blasphème des Juifs qui disaient qu'il chassait les démons par la vertu des démons, en invoquant ces raisons : première- ment, que Satan n'est pas divisé contre lui-même; seconde- ment, que d'autres chassaient les démons par l'Esprit de Dieu; troisièmement que Lui-même ne pourrait chasser le démon s'il ne lavait vaincu par la vertu divine; quatrièmement, qu'au- cun rapport n'existait, dans les œuvres et dans les eftets, en- tre Lui et Satan, alors que Satan voulait disperser ceux que Lui-même rassemblait ».

Il fallait que le Christ fît des miracles; et les miracles qu'il a faits ont été accomplis par Lui en raison de la vertu divine qui lui appartenait comme Dieu, mais en utilisant sa nature humaine à titre de cause instrumentale. La question se pose maintenant du moment oij II a commencé de faire des miracles. Pouvons-nous assigner l'un de ses miracles qui aura été le premier. Si oui, quel est ce miracle et à quel moment, dans quelles circonstances a-t-il été accompli? Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Q. XLlir. DES MIUACLES ACCOMPLIS PAU LE CllUIST. 335

Article III. i

I Si le Christ a commencé de faire des miracles aux noces de Cana en changeant l'eau en vin?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point commencé de faire des miracles aux noces de Cana, en changeant l'eau en vin ». La première en appelle à ce qu' « on lit, dans le livre de C Enfance du Sauveur (parmi les Apocryphes), que le Christ, dans son enfance, a fait de nom- breux miracles. Or, le miracle du changement de l'eau en vin aux noces de Cana fut fait par le Christ dans la trentième ou trente et unième année de son âge. Donc il semble qu'il n'a pas commencé alors de faire des miracles ». La seconde objection arguë de ce que le « Christ faisait ses miracles par la vertu divine. Or, la vertu divine fut en Lui dès le premier moment de sa conception ; car, dès lors. Il fut Dieu et homme. Donc il semble que dès le commencement II a faire des miracles ». La troisième objection fait observer que « le Christ, après le baptême et la tenlalion, commença de rassem- bler des disciples; comme on le voit, en saint Matthieu, ch. iv (v, 18 et suiv.), et en saint Jean, ch. i (v. 35 et suiv.). Or, les disciples se sont rassemblés autour de Lui, surtout à cause des miracles; c'est ainsi qu il est dit, en saint Luc, ch. v (v. 4 et suiv.), qu'il appelle Pierre qui était dans la stupeur à cause du miracle fait par Jésus dans la capture des [jolssons. Donc il semble qu'avant le miracle qu'il fît aux noces de Cana, Il avait fait d'autres miracles ».

L'argument sed contra apporte simplement le texte « il est dit, en saint Jean, ch. ii (v. ii) : Ce Jut le premier des miracles que fit Jésus, à Cana, dans la Galilée ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que a les mira- cles ont été laits par le Christ en confirmation de sa doctrine et pour montrer que la vertu divine était en Lui. Il suit de là, que, pour la première de ces deux fins, Il n'a pas du ac-

336 SOMME THEOLOGIQUË.

complir des miracles avant d'avoir commencé d'enseigner. Et Il n'a pas commencer d'enseigner avant l'âge parfait, comme il a été vu plus haut, quand il s'est agi de son bap- tême. — Pour ce qui est de la seconde des deux fins indi- quées. Il a dû, par des miracles, montrer sa divinité de telle sorte que fût crue la vérité de son humanité. Et voilà pour- quoi, comme le dit saint Jean Ghrysostome, sur saint Jean (hom. XXI), {7 ne convenait pas qu'il commençât de J aire des mi- racles des son bas âge : on eût estimé que son Incarnation était illusoire; et on Veut livré à la croix avant le temps voulu ».

L'ftd primum fournit une réponse intéressante à l'effet de montrer ce qu'il y a de vain dans tous ces réàits empruntés aux livres apocryphes dont parlait l'objection. « Comme le dit saint Jean Ghrysostome, sur saint Jean (hom. XVII), de la pa- role de Jean-Baptiste disant : Pour qu'il soit manifesté en Is- raël, moi je suis venu baptisant dans l'eau, // est manijeste que ces miracles que quelques-uns disent avoir été faits par le Christ dans son cnjance ne sont que mensonge et que fiction. Si, en effet, dès son bas âge, le Christ eût fait des miracles, Jean ne l'aurait pas ignoré et la multitude n'eût pas eu besoin d'un maî- tre qui le mcmif estât »,

Vad secundum fait observer que w la vertu divine agis- sait dans le Christ selon qu'il était nécessaire au salut des hommes pour lequel le Christ avait pris la chair. Et c'est pourquoi II fit des miracles par la vertu divine de telle sorte qu'il ne portât point préjudice à la foi en la vérité de sa chair ».

L'ad tertium déclare que « cela même appartient à la louange des disciples, qu'ils suivirent le Christ, alors quils ne l'avaient point vu Jaire des miracles, comme le dit saint Grégoire dans l'une de ses homélies (hom. V, sur l'Évangile). Et, selon que le dit saint Jean Ghrysostome (hom. XXIII, sur saint Jean), il Jallail alors surtout faire des miracles, quand ses disciples étaient déjà groupés et dévoués et attentijs à ce qui se faisait. Aussi bien il est ajouté (en saint Jean, ch. ii, v. ii) : Et ses disciples cru- rent en Lui : non qu'ils n'eussent cru auparavant; mais parce que alors ils crurent avec plus de diligence et de perfection. On

Q. xLtii. DES Miracles accomplis par le christ. 337

peut aussi entendre que sont appelés disciples, en ce passage, ceux qui devaient être disciples , comme l'explique saint Augus- tin, au livre De l'accord des Évangélistes » (livre II, eh. xvii).

C'est donc aux noces de Cana, dans la Galilée, que Jésus, pour la première fois, « manifesta sa gloire », comme le dé- clare expressément saint Jean, par l'accomplissement de son premier miracle. La piété chrétienne n'a pas manqué de faire observer que ce premier miracle fut accompli par Jésus à la demande de Marie sa Mère dont l'efficace fut si souveraine qu'elle triompha de cette sorte d'impossibilité, signalée par Jésus Lui-même, qui consistait en ce que « son heure n'était pas encore venue ». Nous savons que le Christ a faire des miracles, qu'il les a faits par la vertu divine qui était en Lui, et que ces miracles ont commencé par le changement de l'eau en vin aux noces de Cana. Il ne nous reste plus qu'un dernier point à examiner, au sujet des miracles du Christ en général et avant d'aborder l'étude de ces miracles quant à leurs diverses espèces. C'est la question du caractère apologé- tique ou de la force probante des miracles accomplis par le Christ. Pouvons-nous, devons-nous dire que les miracles ac- complis par le Christ furent suffisants pour prouver sa divi- nité. La question, on le voit, est d'importance. Saint Thomas la traite ici ex professo. Nous trouverons, à lire sa réponse, un intérêt exceptionnel. Venons tout de suite à son texte.

Article IV.

Si les miracles faits par le Christ furent suffisants pour montrer sa divinité?

Trois objections veulent prouver que « les miracles faits

parle Christ ne furent pas suffisants pour montrer sa divinité ».

La première dit qu' « être Dieu et homme est le propre du

Christ. Or, les miracles que le Christ a faits ont été faits aussi

XVI. La Rédemption. sa

338 SOMME THlEOLOGIÇlUÉ.

par d'auU'es. Donc il semble qu'ils n'ont pas été suffisants pour montrer sa divinité ». La seconde objection fait observer qu' « il n'est rien de plus grand que la vertu de la divinité. Or, il en est qui ont fait des miracles plus grands que ceux que le Christ a faits. Il est dit, en effet, en saint Jean, ch. xiv (v. 12) : Celui qui croit en moi, les œuvres que je fais, lui-même les fera, et il en fera de plus grandes que celles-là. Donc il semble que les miracles que le Christ a faits n'ont pas été suffisants pour montrer sa divinité ». La troisième objection déclare que « du particulier on ne peut pas suffisamment montrer l'uni- versel. Or, chacun des miracles du Christ est un certain fait particulier. Il s'ensuit qu'aucun d'eux n'a pu suffisamment montrer la divinité du Christ, à laquelle il appartient d'avoir une vertu universelle qui s'étend à tout ».

L'argument sed contra en appelle à ce que « le Seigneur dit, en saint Jean, ch. v (v. 36) : Les œuvres que mon Père m'a donné d'accomplir, elles-mêmes témoignent à mon sujet ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « les mira- cles faits par le Christ étaient suffisants pour montrer sa divi- nité, à un triple titre. Premièrement, en raison de l'espèce » ou de la nature « des œuvres, qui dépassaient tout pouvoir d'une vertu créée ; et qui, par suite, ne pouvaient être faites que par la vertu divine. Et c'est pourquoi l'aveuglé-né disait, en saint Jean, ch. ix (v. 32, 33) : On n'a jamais ouï dire que quelqu'un ait ouvert les yeux d'un aveugle de naissance. Si cet homme ne venait pas de Dieu, il ne pourrait rien faire. Secon- dement, en raison du mode de faire ces miracles ; en ce sens qu'il les faisait comme par sa propre vertu, et non en priant, comme les autres. Aussi bien il est dit, en saint Luc, ch. vi (v. 19), qu'une vertu sortait de Lui et les guérissait tous. Par il est montré, comme le dit saint Cyrille, qu'il ne recevait point sa vertu d'ailleurs ; mais, étant Dieu par nature, Il montrait sa propre vertu sur les infirmes. Et, à cause de cela aussi, Il faisait des miracles sans nombre. Ce qui fait dire à saint Jean Chrysos- tome (hom. XXVII), sur ces paroles de saint Matthieu, ch. viii (v. 16) : // chassait les esprits, d'un mot; et II guérit tous ceux qui avaient quelque mal, Voyez quelle multitude de guéris signalent

Q. XLiii. DES Miracles accomplis par le christ. SSg

les Évangélisles , ne s arrêtant pas à raconter la guérison d'un cha- cun, mais apportant d'un seul mot une mer infinie de miracles. Et, par là, il était montré qu'il avait une vertu égale à Dieu le Père: selon cette parole marquée en saint Jean, ch. v (v. 19) : Tout ce que le Père fait, le Fils le fait semblablement ; et cette autre, au même endroit (v. 21) : De même que le Père ressus- cite les morts et les rend vivants , pareillement aussi le Fils donne la vie à qui II veut. Troisièmement, en raison de la doctrine elle-même par laquelle II se disait Dieu : laquelle, si elle n'eût pas été vraie, n'aurait pas été confirmée par des miracles dus à la vertu divine. Et c'est pourquoi il est dit, en saint Marc, ch. i (v. 27) : Quelle est cette doctrine nouvelle? Car II commande avec puissance aux esprits immondes ; et ils lui obéissent ». Celle troisième raison a une force probante qui s'impose inélucta- blement à tout esprit sincère. Dès là, en effet, que le Christ s'est dit Fils de Dieu, égal, comme Dieu, à son Père; et qu'il en a appelé, pour confirmer sa parole, à des œuvres accom- plies par Lui, qui sont le propre de Dieu, et que, par suite, Dieu Lui-même accomplissait, il ne se peut pas que la parole par laquelle II affirmait sa divinité ne soit vraie; car il est im- possible que Dieu confirme, par des miracles, une parole ou un enseignement qui serait une fausseté.

Uad primum nous avertit que « cette objection », qui était la première, « était l'objection des Gentils » ou des païens. « Aussi bien saint Augustin dit, dans l'épître à Volusien (ch. iv) : On ne trouve, disent-ils (les païens), aucun indice d'une si grande ma- jesté que des signes à propos aient rendu éclatant. Car cette épu- ration terre à terre, par laquelle II chassait les démons, la gué- rison des infirmes, la vie rendue aux morts, si on considère aussi les autres choses, pour Dieu ne comptent pas. A cela, saint Augus- tin répond : Nous confessons nous-mêmes que les prophètes en ont accompli de semblables . Mais et Moïse lui-même el les autres prophètes ont prophétisé le Seigneur Jésus et lui ont donné une grande gloire. C'est pour cela que Lui-même a voulu faire les mêmes prodiges ; car il eût été absurde que Lui-même ne fit pas ce qu'il avait fait par eux. Toutefois, il y eut aussi certaines choses qu'il dut faire et qui lui étaient propres : naître d'une Vierge ;

3^0 SOMME THÉOLOGIQUË.

ressusciter des morts ; monter cm ciel. S'il en est qui trouvent que c'est peu de chose pour Dieu, f ignore ce quils peuvent en atten- dre. Fallait-il donc que s' étant uni l'homme. Il fit un autre monde, pour que nous croyions qu'il était Celui par qui le monde a été fait? Mais, dans ce cas, il n'aurait pu être fait ni un monde plus grand, ni un monde égal à celui-ci. Et, s'il avait Jait un monde moindre que celui-ci, cela encore eut été tenu pour trop peu digne de Dieu. D'ailleurs, même les miracles du Christ que les autres avaient faits, le Christ les a faits d'une ma- nière plus excellente. Aussi bien, sur cette parole du Christ marquée en saint Jean, ch. xv (v. ifi) : Si Je n'avais point fait en eux des œuvres que nul autre n'a fentes, etc., saint Augustin dit (tr. \CA sur saint Jean) : Des œuvres du Christ aucune ne pa- raît plus grande que la résurrection des morts; et nous savons que les anciens prophètes l'ont accomplie aussi. Toutejois, il est cer- taines choses que le Christ ajaites et que nul autre n'avait accom- plies )), tel, par exemple, le changement de l'eau en vin. « Mais on nous répond que d'autres ont accompli des choses que ni Lui ni un autre n'ont faites. Oui; mais qu'aient été guéries avec une si grande puissance tant de mauvais vices et tant de mauvaises san- tés ou de mauvaises complexions p(œmi les mortels, nous ne lisons pas qu'aucun des anciens l'ait fait. Sans parler, en ejjet, de ce que, par son commandement , Il les guérissait tous selon qu'ils se pré- sentaient à Lui, saint Marc dit (ch. vi, v. 56) : Partout II entrait, dans les bourgs, dans les villages, dans les cités, sur les places publiques on mettait les infirmes, et ils le suppliaient pour qu'ils pussent toucher la Jrange de son vêlement ; et tous ceux qui le touchaient étaient guéris. Ceci, nul autre ne l'a Jait en eux. Car il faut entendre de la sorte ce qui est dit : en eux; non point : parmi eux ; ou : devant eux ; mais : en eux : ce sont eux-mêmes, en effet, qu'il a guéris. Et, au surplus, nul autre ne l'a fait, même si quelque autre a accompli en eux de telles choses ; parce que si l'un quelconque parmi les hommes a accompli quelqu'une de ces choses, il l'a Jait Lui lejaisant; tandis que Lui-même l'a fait, eux ne le faisant pas ». On retrouve dans ces explications de saint Augustin toute la subtilité de son génie à l'effet de justi- fier, même dans leur lettre, les textes de l'Écriture. Et si par-

Q. XLIII. DES MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST. 34 I

fois ces explications nous peuvent paraître ingénieuses, outre qu'elles témoignent d'un si grand respect pour la vérité de la Pa- role de Dieu, elles n'en vont pas moins à montrer dans les pro- fondeurs mystérieuses du texte sacré des richesses de sens qui seraient demeurées inaperçues pour des esprits moins attentifs. Uad seciindum va nous en fournir une nouvelle preuve. Il est constitué tout entier par un long extrait de « saint Augustin », qui « explique le mot de saint Jean cité par l'objection », sa- voir que ceux qui croiront en Jésus feront de plus grands miracles que ceux qu'il a faits Lui-même. « Quelles sont, de- mande saint Augustin (tr. LXXl, sur saint Jean), ces œuvres plus grandes, que doivent faire ceux qui croient en Lui ? Serait- ce peut-être qu'à leur passage leur ombre même guérissait les mala- des », comme il est marqué au sujet de saint Pierre. « Cest chose plus grande, en ejjet, que l" ombre guérisse plutôt que la frange du vêtement. Toutejois, quand le Christ disent ces choses, Il recommandait les Jaits et les œuvres qu'étaient ses paroles. Lors- que, en eJJet, Il dit : Le Père qui demeure en moi. Lui-même Jait les œuvres, de quelles œuvres s\igissait-il alors, sinon des paroles quil disait. Et le Jruit de ces mêmes paroles était lajoi des disci- ples. Aussi bien, quand les disciples évangélisèrent , ce n'était pas un aussi petit nombre qu était le leur, mais les ncdions entières qui vinrent à la Joi. Xest-ce pas encore que sur la parole dite pcw Lui, ce riche s'en alla tout triste. El, cependant, plus tard, ce que le jeune homme n'avait point Jail, alors qu'il l'entendait de Lui, une multitude lejit, quand II parlait par les disciples. Voilà donc qu'il a /eut, étant prêché, de plus grandes choses par ceux qui ont cru, qu'il n'avait Jait, alors qu'il parlait, par ceux qui l'entendaient. Cependcmt, une chose encore Jait dijjîculté : c'est qu'il a fait ces plus grandes choses par les Apôtres, Or, ils n'étaient pas les seuls désignés, quand II disent : Celui qui croit en moi. Entendez donc : Celui qui croit en moi, les œuvres que je Jais, lui-même les Jera. Moi, Je les Jais d'abord ; mais lui les Jera ensuite; parce que Je Jcds qu'il les Jasse. Quelles œuvres, sinon que de l'impie l'homme de- vienne Juste. Et cela le Christ le Jera en lui, mais non pas sans lui. Mais Je dis que c'est chose plus grande que de créer le ciel et la terre. Car le ciel et la terre passeront ; tandis que le salut et la

342 SOMME THÉOLOGIQUE.

Justice des prédestinés demeurera. Toutejois, dans les deux, les anges sont l'œuvre du Christ. Est-ce que celui qui coopère au Christ pour sa propre Justification ferait de plus grandes œuvres que celles-là », savoir les anges ? « Juge qui pourra si c'est une chose plus grande de créer des Justes que de Justifier des impies. Mais, certainement, si l'un et l'autre est d'une égale puissance, la seconde œuvre est d'une plus grande miséricorde. --Au surplus, rien ne nous oblige à entendre ce mot, plus grandes œuvres, par compa- raison à toutes les œuvres du Christ. Peut-être ne voulait-Il parler que des œuvres qu'il faisait à ce moment. Or, alors II Jaisait des paroles de Joi. Et, à la vérité, c'est chose moindre de prêcher les paroles de la Justice, ce qu'il fit sans nous, que de Justifier l'im- pie, chose qu'il fait en nous de telle sorte que nous le fassions nous aussi ».

L'ad lertium formule, avec une admirable précision, un point de doctrine qui est d'une portée extrême pour toute l'apo- logétique. <( Lorsque, déclare saint Thomas, un fait particulier est propre à un certain agent, dans ce cas parce fait particulier est prouvée toute la vertu de l'agent. C'est ainsi que le fait de raisonner étant le propre de l'homme, on montrera de quel- qu'un qu'il est homme par le seul fait qu'il raisonnera même sur un point particulier et quel que soit ce point particulier. Pareillement, dès qu'accomplir des miracles par sa propre vertu est le propre de Dieu seul, il est suffisamment montré que le Christ est Dieu par n'importe quel miracle qu'il a accompli par sa propre vertu ». Ainsi donc, il n'est point nécessaire d'en appeler à une série indéfinie de miracles, ni même à des mira- cles particulièrement éclatants, pour que la divinité du Christ en demeure prouvée. Il suffît que le Christ ait fait de Lui-même un seul miracle, quel que soit ce miracle. On voit combien est simplifiée, par cette règle d'or, la tâche de l'apologiste.

Toutefois, il ne sera pas interdit à ce dernier de multiplier sa preuve, ou de la mettre dans un jour nouveau, par l'évoca- tion des miracles si nombreux et si variés que l'Évangile nous relate. Saint Thomas lui-même l'a fait avec une maîtrise d'art et une puissance de persuasion incomparables au début de la

Q. XLIII. DES MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST. 343

Somme contre les Gentils. Nous avons déjà reproduit cette page dans le premier volume de notre Commentaire (p. i6). Nous ne pouvons mieux faire que d'y renvoyer le lecteur. On la re- trouve, sous forme de rapide aperçu, ou de court résumé fait par le saint Docleur, au chapitre lv du livre IV, dans la même Somme contre les Gentils. Saint Thomas déclare, en cet endroit, que « l'Incarnation de Dieu a été manifestée aux hommes par des signes suffisants ». Et il le démontre comme il suit : « La divinité ne peut être manifestée d'une manière plus appropriée que par ce qui est le propre de Dieu. Or, c'est le propre de Dieu, de pouvoir changer les lois de la nature, accomplissant quelque chose au-dessus de la nature, dont 11 est l'Auteur. Il suit de que c'est de la manière la plus opportune qu'il est prouvé d'une chose qu'elle est divine, par des œuvres qui se font au-dessus des lois de la nature; comme : que les aveugles soient illuminés, les lépreux guéris, les morts ressuscites. Ces sortes d'œuvres, le Christ les accomplit », comme on le voit par l'Evangile, qui en est plein. « Aussi bien, aux disciples de Jean qui demandaient (S. Luc, ch. vu, v. 20) : Êtes-voas Celai qui doit venir, ou faut-il en attendre un autre? Lui-même démon- tra sa divinité par ces sortes d'œuvres, en disant (v. 22) : Les aveugles voient; les boiteux marchent, les If^preux sont guéris, les sourds entendent, les morts ressuscitent. Que si l'on objecte que ces sortes de miracles ont été faits par d'autres, il faut considérer cependant que le Christ les a faits d'une manière bien différente et autrement ilivine. Car les autres faisaient ces miracles en priant; le Christ, au contraire, les faisait en com- mandant, comme par sa propre puissance. Et non seulement II a fait Lui-même ces miracles; mais II a donné à d'autres le pou- voir de faire ces mêmes miracles et d'en faire de plus grands, lesquels faisaient ces sortes de miracles à la seule invocation du nom du Christ. Et non seulement des miracles corporels ont été faits par le Christ, mais aussi des miracles spirituels, qui sont bien autrement grands, savoir que par le Christ et à l'invocation de son nom était donné l'Esprit-Saint, qui enflam- mait les cœurs de l'amour de la charité divine, et instruisait subitement les esprits dans la science des choses divines, et

344 SOMME THÉOLOGIQUE.

rendait diserte la langue des simples pour proposer la vérité divine aux hommes. Ces sortes d'œuvres sont la preuve expresse de la divinité du Christ; car aucun pur homme ne peut les faire. De vient que l'Apôtre dit aax Hébreux, ch. ii (v. 4), que le message du salai, annoncé (V abord par le Seigneur, nous a été sûrement transmis par ceux qui Vonl entendu de Lui, Dieu confirmant leur témoignage par des signes, des prodiges et toutes sortes de miracles, ainsi que par les dons du Saint-Esprit répartis selon sa volonté » .

Dans ses Mélanges ou Quodlibet (II, q. 4, art. i), saint Tho- mas s'était posé la question, au sujet des miracles du Christ donnés comme preuve de sa divinité, sous une forme un peu différente. On nous saura gré de reproduire ici cet article, pour le nouvel aspect de doctrine qu'il renferme. Le titre de l'article est ainsi formulé : « Si les hommes eussent été tenus de croire au Christ dans le cas II n'aurait point fait de mi- racles visibles d. Deux objections veulent prouver que « si le Christ n'avait point fait de miracles visibles, les hommes n'auraient pas été tenus de croire en Lui ». La première dit que « celui qui ne fait pas ce qu'il doit, pèche. Or, si les hom- mes n'avaient pas cru au Christ alors qu'il n'eût point fait de miracles, ils n'auraient pas péché. Il dit, en effet, Lui-même, en saint Jean, ch. xv (v. 24) : Si Je navals point Jait parmi eux des signes que nul autre n'a faits, ils n auraient pas de péché ; et Il parle du péché d'infidélité, au témoignage de saint Augus- tin. Donc, si le Christ n'avait point fait de miracles, les hom- mes n'auraient pas été tenus de croire en Lui ». La seconde objection déclare que « nul ne peut changer la loi, si ce n'est le législateur ou un supérieur à lui. Or, le Christ prêchait cer- taines choses qui semblaient appartenir à l'abolition de la Loi ancienne; comme : que les aliments ne souillaient point l'homme; et qu'il est permis de travailler, le jour du sabbat. Si donc II n'avait pas prouvé qu'il était le législateur, on n'au- rait pas eu à croire en Lui. D'autre part. Il ne pouvait le prou- ver que par des miracles, puisque de nombreux miracles avaient accompagné la Loi. Donc il n'y aurait pas eu à croire au Christ, s'il n'avait point fait de miracles ».

Q. XLIII. DES MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST. 3^5

Deux arguments sed contra, qui seront de vraies objections en sens opposé, disent : le premier, que « les hommes sont obligés à croire la Vérité première plus que les signes ou mi- racles visibles. Or, même si le Christ n'avait point fait de mi- racles. Il était cependant la Vérité première, étant véritable- ment Dieu. Donc, même s'il n'avait point fait de miracles, on aurait encore croire en Lui ». Le second dit que « la grâce d'union » hypostatique « est plus grande que la grâce qui rend agréable à Dieu par l'adoption. Or, les miracles ne sont point une preuve suffisante de la grâce sanctifiante. Car, ainsi qu'on le voit en saint Matthieu, ch. vu (v. 22), à ceux qui diront au Christ, au jour du jugement : Seigneur, en voire nom nous avons fait de nombreux prodiges, il sera répondu : Je ne vous connais point. Donc, à plus forte raison, les miracles ne suffiront pas à prouver la grâce d'union » hypostatique. « Si donc les hommes n'étaient pas tenus de croire au Christ sans miracles, ils n'eussent pas été tenus non plus de croire au Christ, même alors qu'il a fait des miracles, quand 11 disait qu'il était Dieu; ce qui est manifestement faux ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « nul n'est tenu à ce qui est au-dessus de ses forces, si ce n'est de la ma- nière oii la chose est possible pour lui. Or, croire » d'un acte de foi qui soit un commencement de vie surnaturelle, « est au-dessus de la puissance naturelle de l'homme : ce qui fait qu'il provient d'un don de Dieu, selon cette parole de l'Apô- tre aux Éphésiens, ch. xi (v, 8) : C'est par grâce f/ue vous ave: été sauvés, par la foi; et cela ne vient pas de vous; ccw c'est un don de Dieu. Et, dans l'Épître aux Philippiens, ch. i (v. 29), il dit : // vous a été donné non pas seulement de croire en Lui, mais de souffrir pour Lui. L'homme est donc tenu de croire selon qu'il est aidé par Dieu à croire 0; c'est-à-dire qu'il est tenu de correspondre à lagiâce de Dieu, ou plutôt à ne pas lui résis- ter. « Or, l'homme est aidé, par Dieu, à croire, d'une triple manière. D'abord, par la vocation intérieure, dont il est dit, en saint Jean, ch. vi (v. 45) : Quiconque eidend de mon Père et se montre docile vient à moi; et, aux Romains, ch. vin (v. 3o) : Ceux qu'il a prédestinés, Il les a appelés. Seconde-

3^6 SOMME THÉOLOGIQUE.

ment, par la doctrine et la prédication extérieure, selon cette parole de l'Apôtre aux Romains, ch. x (v. 17) : La foi est par l'ouïe; et l'ouïe suppose la parole du Christ. Troisièmement, par les miracles extérieurs; ce qui fait dire à saint Paul dans la première Epître aux Corinthiens , ch. xiv, que les signes ou les prodiges sont donnés aux infidèles, afin que par eux ils soient provoqués à la foi. Or, si le Christ n'avait point fait de miracles visibles, il restait encore les deux autres modes d'attirer à la foi, auxquels les hommes eussent été tenus d'ac- quiescer. Les hommes étaient tenus, en effet, de croire au té- moignage de la loi et des prophètes. Ils étaient tenus aussi de ne pas résister à l'appel intérieur; comme Isàïe dit de lui- même, ch. L (v. 5) : Le Seigneur m'a ouvert l'oreille, et moi je n'ai pas résisté, je ne me suis pas retiré en arrière, selon qu'il est dit de certains dans le livre des Actes, ch. vu (v. 5i) : Pour vous, toujours vous résiste: à l'Esprit-Saint ».

Vad primum fait observer que « parmi ces œuvres que le Christ a accomplies au milieu des hommes et en eux, il faut comprendre aussi la vocation intérieure par laquelle II attire certains sujets, comme saint Grégoire dit, en l'une de ses ho- mélies, que le Christ attira par sa miséricorde intérieurement Magdeleine, qu'il reçut aussi par sa clémence au dehors. De même, il faut compter encore sa doctrine, puisque Lui-même dit : Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé, ils n'auraient pas de péché ».

L'ad secundum dit que d le Christ pouvait montrer qu'il était le législateur, non seulement en faisant des miracles visi- bles, mais aussi par l'autorité de l'Écriture, et par l'instinct ou le mouvement intérieur n.

L'ad tertium, qui répond au premier argument sed contra, déclare que « l'instinct intérieur », ou l'atlrait de la grâce sol- licitant le cœur, « par lequel le Christ pouvait se manifester sans les miracles extérieurs, appartient à la vertu de la Vérité première qui, intérieurement, éclaire et enseigne l'homme ». Retenons soigneusement cette déclaration formelle de saint Thomas, qui, jointe à l'ensemble de l'article que nous traduisons, projette une lumière si vive et si consolante sur la

Q. XLIII, DES MIRACLES ACCOMPLIS PAR LE CHRIST. 347

question du salut des païens et de l'éveil du sens moral en tout homme quel qu'il soit et oii qu'il se trouve, comme nous l'avons expliqué si souvent au cours de notre Commentaire, et comme l'enseigne saint Thomas dans la Prinia-Seciindae, q. 89, art. 6.

Uad quartam, qui répond au second argument sed contra, explique que a les miracles visibles se font par la vertu di- vine pour confirmer la vertu de foi » et assurer son acte : « aussi bien est-il dit, en saint Marc, chapitre dernier (v. 20), au sujet des Apôtres, quils prêchèrent partout, le Seigneur coopérant et confirmant leurs discours par les signes qui les ac- compagnaient. Mais les miracles ne se font pas toujours pour démontrer la grâce de celui qui les fait. 11 suit de qu'il peut arriver que quelqu'un qui n'a pas la grâce qui rend agréable à Dieu fasse des miracles. Mais il ne peut pas arriver que quel- qu'un annonçant une doctrine fausse accomplisse de vrais mi- racles qui ne peuvent être faits que par la vertu divine. Dans ce cas, en effet. Dieu serait le témoin de la fausseté; ce qui est impossible. Lors donc que le Christ se disait Fils de Dieu et égal à Dieu, les miracles qu'il faisait prouvaient celte doctrine. Et c'est pourquoi il était montré, par les miracles qu'il faisait, que le Christ était Dieu. Quant à Pierre », ou à tout autre dis- ciple du Christ, » bien qu'il fît les mêmes miracles ou des mi- racles encore plus grands, cela ne prouvait pas qu'il fût Dieu; mais ces miracles aussi prouvaient que le Christ était Dieu, parce que Pierre » ou tout autre disciple faisant des miracles, ne prêchaient point que lui-même fût Dieu, mais que Jésus- Christ est Dieu.

Après avoir vu ce qu'il en était des miracles du Christ en général, nous devons maintenant considérer ces miracles dans le détail de leurs espèces. C'est l'objet de la question suivante.

QUESTION XLIV

DE CHAQUE ESPÈCE DES MIRACLES DU CHRIST

Cette question comprend quatre articles :

Des miracles que le Christ a faits sur les substances spirituelles.

2" Des miracles qu'il a faits sur les corps céleste?.

3" Des iniracles qu'il a faits sur les hommes.

Des miracles qu'il a faits sur les créatures dénuées de raison.

Il est aisé de voir que ces quatre articles épuisent le sujet qu'il s'agissait de traiter. Ils comprennent, en effet, toutes les catégories possibles de miracles, puisqu'ils passent en revue toutes les catégories d'êtres créés qui peuvent être^soumis l'action miraculeuse de la vertu divine : êtres purement spiri- tuels; êtres spirituels et corporels; êtres purement corporels. Quant aux corps célestes introduits entre les êtres purement spi- rituels et l'homme, nous verrons que cette place leur est assignée en raison de la conception du monde physique qui était celle des anciens. Venons tout de suite à l'article premier.

Article Premier.

Si les miracles que le Christ a faits sur les substances spirituelles ont été à propos ?

Quatre objections veulent prouver que v les miracles faits par le Christ sur les substances spirituelles n'ont pas été à propos ». La première déclare (|ue <■<■ parmi les substances spirituelles, les saints anges l'emportent sur les démons ; car, ainsi que le dit saint Augustin, au livre III de la Trinité (ch. iv), l esprit, de vie raisonnable déserteur et pécheur est régi par l'esprit

Q. XLIV. DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 3^9

de vie raisonnable juste et pieux. Or, nous ne lisons pas que le Christ ait fait des miracles portant sur les anges bons. Donc II n'aurait pas en faire non plus qui portassent sur les démons », La seconde objection rappelle que « les miracles du Christ étaient ordonnés à manifester sa divinité. Or, la di- vinité du Christ ne devait pas être manifestée aux démons; sans quoi le mystère de la Passion en eût été empêché, comme il est dit dans la première Épîlre aux Corinthiens, ch. ii (v. 8) : S'ils l'eussent connu, ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de la gloire. Donc II n'aurait pas faire des miracles portant sur les démons ». La troisième objection fait remarquer que « les miracles du Christ étaient ordonnés à la gloire de Dieu; aussi bien est-il dit, en saint Matthieu, ch. ix (v. 8), qn à celle vue, du paralytique guéii par le Christ, les foules Jurent sai- sies de crainte et glorifièrent Dieu qui donne une telle puissance aux hommes. Or, il n'appartient pas aux démons de glorifier Dieu; car la louange n'est point belle dans la bouche du pécheur, comme il est dit au livre de ï Ecclésiastique, ch. xv (v. 9). Et voilà pourquoi, comme il est dit en saint Marc, ch, i (v. 34), et en saint Luc, ch. iv (v. 4i), // ne permettait pas aux démons de dire ce qui avait trait à sa gloire. Donc il semble qu'il n'était pas à propos que le Christ fît des miracles portant sur les dé- mons ». La quatrième objection en appelle à ce que « les miracles faits par le Christ étaient ordonnés au salut des hom- mes. Or, il y eut des démons qui furent chassés des hommes avec un dommage pour ces derniers : parfois, un dommage corporel, comme ce qui est dit en saint Marc, ch. ix (v. 2/4, 25), que le démon, sur l'ordre du Christ, en criant et en tourmen- tant le sujet ou il était, sortit de lui, au point que celui-ci devint comme mort et que beaucoup disaient : il est mort ; parfois aussi avec un dommage de leurs biens, comme il arriva quand les démons, à leur demande, furent envoyés par Lui dans des porcs qu'ils précipitèrent dans la mer; ce qui fit que les habitants de ce pays le prièrent de s'en aller loin de leurs frontières , ainsi que nous le lisons en saint Matthieu, ch. viii (v. 3i etsuiv.). Donc il semble que c'est mal à propos que ces miracles ont été faits par le Christ ».

35o SOMME THéOLOGiQUR.

L'argument sed contra oppose que « la chose avait été pré- dite dans Zacharie, ch. xiii (v. 2), nous lisons : fenlèoerai Cesprit impur de la terre » .

Au corps de l'article, saint Thonnas nous avertit de nouveau que (( les miracles faits par le Clirist étaient des arguments de la foi que Lui-même prêchait. Or, il devait arriver que par la vertu de sa divinité II exclurait la puissance des démons des hommes qui croiraient en Lui ; selon cette parole marquée en saint Jean. cli. xii (v. 3i) : Maintenant, le Prince de ce monde est Jeté dehors. Il convenait donc que parmi d'autres miracles. Il délivrât aussi les hommes qui étaient sous l'obsession des démons ».

Uad primiim résout excellemment la diflRculté qu'avait sou- levée l'objection. « De même que les hommes devaient être délivrés par le Christ de la puissance des démons, ils devaient aussi par Lui être rendus compagnons des anges, selon cette parole de l'Épître aux Colossiens, ch. i (v. 20) : Pacifiant par le sang de sa Croix ce gai est dans le ciel et ce gui est sur la terre. De vient qu'à l'endroit des anges il n'était pas à propos que fussent montrés aux hommes d'autres miracles, sinon que les anges apparussent aux hommes ; ce qui eut lieu lors de la nais- sance du Christ, et à sa résurrection, et à son ascension ».

Uad secundum fournit un beau modèle d'explication scriptu- raire à l'aide des Pères de l'Église et des Docteurs. Saint Tho- mas nous va faire entendre, dans cette seule réponse, saint Augustin, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome (ou plutôt Victor d'Antioche), et le vénérable Bède. « Saint Augustin, au livre IX de la Cité de Dieu (ch. xxi), dit que le Christ Jut connu des démons autcmt gu'Il le voulut ; et II le voulut autant gu'il le fallait. Mais II Jut connu d'eux non point, comme pour les anges saints, par ce gull est la vie éternelle ; Il le Jut par cerlcdns ejfets temporels de sa vertu. El, d'abord, voyant le Christ avoir faim après son jeûne, ils estimèrent qu'il n'était pas le Fils de Dieu. Et voilà pourquoi, sur ce mot relaté en saint Luc, ch. iv (v. 3) : Si tu es le Fils de Dieu, etc., saint Ambroise dit : Que signijie ce début de discours, sinon gue le démon savait gue le Fils de Dieu devait venir, mais gu'Il ne pensa point ga'Il vînt par Vinfirmité

Q. XtlV. DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 35 I

du corps? Toutefois, dans la suite, ayant vu les miracles, il en augura, par mode de conjecture, qu'il était le Fils de Dieu. Aussi bien, sur celte parole relatée en saint Marc, ch. i (v. 24), Je sais que vous êtes le Saint de Dieu, saint Jean Chrysostome (Victor d'Antioche) dit qu'il n'avait pas une connaissance cer- taine et ferme de VavènemenJi de Dieu. II savait cependant que Jésus était le Christ promis dans la Loi: et de vient qu'il est dit, en saint Luc, ch. iv (v. /ji) : Car ils savaient qu'il était le Christ. Que s'ils confessaient qu'il était le Fils de Dieu, c'était par voie de soupçon plutôt que par voie de certitude. A cause de cela, Bède dit, sur saint Luc (ch. iv, v. 4i) : Les démons con- Jessent le Fils de Dieu; et, comme il est dit dans la suite, ils sa- vaient qu'il était le Christ. Lorsque, en "^ffet, le démon voyait le Christ fatigué par le jeune, il comprit qu'il était un homme vérita- ble; mais, parce que dans la tentation il ne put en triompher, il se demandait, dans le doute, s'il n'était pas le Fils de Dieu. Ensuite, par la puissance des miracles, ou il comprit ou plutôt il soupçonna qu'Hélait le Fils de Dieu. Ce n'est donc pas pour cela qu'il per- suada aux Juijs de le crucifier, parce qu'il ne pensa point qu'Ilfùt le Christ ou le Fils de Dieu : mais parce qu'il ne prévit pas que par sa mort il serait condamné. De ce mystère, en effet, caché depuis les siècles, l' Apôtre dit que pas un des princes de ce monde ne l'a connu; car, s'ils l'eussent connu. Ils n'auraient Jamais crucifié le Seigneur de la gloire ». Ainsi donc, répondant à l'objection, nous disons que le Christ a pu manifester d'une certaine ma- nière sa divinité aux démons : non comme II la manifesta aux bons anges, par une mise en contact directe de leur esprit avec cette divinté, ou même comme il la manifesta aux justes par l'attrait surnaturel de la vertu de foi; mais par des signes exté- rieurs qui permettaient aux démons de conclure, bien qu'avec certaines hésitations d'abord, à cause des apparences contrai- res, qu'il était vraiment le Fils de Dieu. Et cette connaissance qu'ils purent avoir de sa divinité ne les empêcha point de tra- mer sa mort sur la croix, parce qu'ils n'eurent point la con- naissance du mystère selon lequel Dieu avait résolu de ruiner, par cette mort de son Fils sur la croix, l'empire du démon. L'ad tertium répond que « les miracles relatifs à l'expulsion

352 SOMME THEOLOGIQtJË.

des démons ne furent point faits par le Christ en vue de l'uti- lité des démons, mais pour l'utilité des hommes, afin que ceux- ci fussent amenés à le glorifier. Et c'est pourquoi le Christ em- pêchait les démons de dire ce qui avait trait à sa louange. Il faisait cela, d'abord, pour notre exemple. Car, ainsi que le note saint Alhanase, // arrêtait le discours du démon, bien qu'il dit vrai, afin de nous habituer à ne faire aucun cas de tels propos, même s^ils semblent dire vrai. Il n'est point permis, en effet, alors que nous avons l'Écriture-Sainte, de recourir au démon pour nous instruire. C'est, d'ailleurs, chose dangereuse ; parce que fréquem- ment les démons mêlent des mensonges à la vérité » ; comme on peut le voir, de nos jours, dans les milieux du spiritisme ou de la théosophie : à côté de points de doctrine qui semblent s'inspirer de l'enseignement catholique, on trouve les erreurs les plus grossières, en opposition formelle avec les données de notre foi. « On peut dire aussi, avec saint Jean Chrysostome (ou plutôt saint Cyrille d'Alexandrie), qull ne fallait pas que les démons s'arrogent la gloire de l'office apostolique. I\i il ne con- venait que le mystère du Christ fût publié par une langue fétide ; car la louange n'est point belle dans la bouche du pécheur. Il y avait aussi, comme le note le vénérable Bède (ou plutôt Théo- phylacte) que le Christ ne voulait point que ces paroles excitent l'envie des Juifs. Au point que même les Apôtres reçoivent l'or- dre de se taire à son sujet : il ne fallait pas que la manifestation de la majesté divine empêche ou retarde le mystère de la Passion »; et cette remarque est du vénérable Bède, commentant le v. l^i du chapitre iv de saint Luc.

L'ad quartum fournit une autre belle explication, confirmée par de précieux textes patristiques, de celte autre difificulté, très délicate, que soulevait l'objection quatrième, au sujet des dommages causés par le démon aux hommes d'où le Christ le chassait. Saint Thomas déclare que « le Christ venait spécia- lement enseigner et faire des miracles pour l'utilité des hom- mes, principalement quant au salut de l'âme. Et c'est pour- quoi Il permit, aux démons qu'il chassait, de causer aux hommes quelque dommage, soit dans leurs corps, soit dans leurs biens, en vue du salut de l'âme humaine, c'est-à-dire

Q. XLIV. DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 353

pour l'instiuclion des hommes. Aussi bien saint Jean Chry- soslome dit, sur saint Matthieu (hom. XXVHI), que le Christ permit aux démons cValler dans les porcs, non comme s'il se ren- dait à leur demande, mais, d'abord, pour Jaire conncdtre la gran- deur du dommage que les dénions ourdissent contre hs hommes; secondement , pour que tous sachent que même à l'endroit des porcs les démons n'osent rien entreprendre qu'il ne le permette: troisièmement, pour montrer qu'ils auraient Jait aux hommes plus de mal encore qu'ils n'en firent à ces porcs, si les hommes n'étaient gardés et soutenus par la Providence divine. Et, pour les mêmes raisons aussi II permit que l'iiomme qu'il délivrait des démons fût plus tourmenté sur l'heure, s'empressant d'ail- leurs de le délivrer tout de suite. Par est montré encore, comme le dit le vénérable Bède {sur S. Marc, ch. ix, v. 26), que souvent, alors qu'après les péchés nous nous efforçons de retourner à Dieu, nous sommes assaillis de nouvelles et plus gran- des embûches de la part de l'cmtique ennemi. Ce qu'il Jait, ou bien pour inspirer la haine de la vertu, ou bien pour venger l'injure de son départ. Pareillement, l'homme guéri devint comme mort, parce que, suivant saint Jérôme, il est dit à ceux qui sont gué- ris : vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (aux Colossiens, ch. m, v. 3).

Une des fins principales de la venue du Christ était de rui- ner l'empire de Satan et de le chasser de ceux qui croiraient en Lui. Cette œuvre de salut serait le fruit de sa mission par sa vertu divine. Il était souverainement à propos qu'il con- firmât son enseignement là-dessus et l'annonce qu'il faisait de sa victoire future, par une action miraculeuse immédiate contraignant déjà les démons à sorlir du corps des hommes qu'ils possédaient. De ces guérisons de possédés que l'Évan- gile signale en si grand nombre. C'était le seul mode dont il convenait que le Christ manifestât son action miraculeuse sur le monde des esprits. Car, pour les bons anges dont II venait renouveler le commerce intime avec les hommes soustraits à l'empire de Satan, il suffisait qu'à l'occasion de sa venue ou de son triomphe, ils apparussent aux hommes en vue de les con- XVI. La Rédemption. a3

3o/| SOMME THÉOLOGIQUÈ.

firmer dans leur foi au Christ. A côté des miracles, si nombreux, accomplis sur les esprits mauvais pour les chasser des hommes qu'ils lyiannisaient, nous trouvons mentionnés, dans l'Evangile, d'autres miracles (jui portèrent sur les corps célestes, notamment sur le soleil et la lune qui sont pour nous ce qu'il y a de principal ou de plus digne d'attention parmi ces corps célestes. Après avoir justifié les miracles opérés sur les esprits, saint Thomas va s'appliquer à justifier les miracles opérés sur les corps célestes, très spécialement sur le soleil, au moment même le Christ mourait pour nous sur la croix. C'est l'objet de l'article qui suit.

Article II.

Si c'est à propos que furent faits par le Christ ses miracles sur les corps célestes?

Trois objections veulent prouver que « c'est mal à propos que furent faits par le Christ ses miracles sur les corps céles- tes ». La première en appelle à a saint Denys », qui « dit, au chapitre iv des Noms Divins (de S. Th., leç. 28), qu'il n'est pas de la divine Providence de détraire la nature mais de la con- server. Or, les corps célestes, selon leur nature, sont incor- ruptibles et inaltérables », à se placer dans l'opinion d'Aris- tote, (( comme il est prouvé au livre I du Ciel et du Monde (ch. III, n. 4 et suiv.; de S. Th., leç. 6, 7). Donc il ne fut pas à propos que par le Christ fût fait quelque changement dans l'ordre des corps célestes ». L'objection garde toute sa force dans le système moderne; puisque tout l'univers est suspendu à l'ordre des mouvements qui est celui des corps célestes. La seconde objection appuie dans ce même sens du mouvement des corps célestes. « C'est selon le mouvement des corps célestes que se trouve distingué et marqué le cours des temps; confor- mément à ces mots de la Genèse, ch. i (v. i^) : Qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel ; et qu'ils soient comme signes, pour les temps, les jours et les années. Ainsi donc tout change-

Q. XLIV. DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 305

ment dans la marche des corps célestes amène un changement dans la distinction et l'ordre des temps. Or, nous ne lisons pas que la chose ait été perçue par les astronomes qui contemplent les astres et supputent les mois, comme il est dit dans Isaïe, ch. xLvii (v. i3). Donc il semble qu'il n'ait pas été fait par le Christ de mutation dans le cours ou la marche des corps célestes ». La troisième objection dit qu'« il convenait davantage au Christ de faire des miracles de son vivant et quand II enseignait plutôt qu'au moment de sa mort : soit parce que, comme il est dit dans la seconde Epître aux Corin- thiens, chapitre dernier (v, f{),Il a été crucifié en raison de l in- firmité » de la chair « mais II vit par la vertu de Dieu » qui était en Lui et « selon laquelle II faisait les miracles; soit aussi parce que ses miracles étaient destinés à confîirmer son en- seignement. Qi', nous ne lisons pas que le Christ, durant sa vie, ait accompli quelque miracle à l'endroit des corps céles- tes. Bien plus, aux Pharisiens qui lui demandaient un signe du ciel, Il refusa de leur en donner, comme on le voit en saint Mat- thieu, ch. XI (v, 38, 39) et xvi (v. 1-/4). Donc il semble que dans la mort non plus II n'aurait pas faire quelque miracle portant sur les corps célestes ».

L'argument sed contra apporte le fait de l'Evangile, selon qu' « il est dit en saint Luc, ch. xxiii (v. /i4, ^5) : Des ténèbres se produisirent sur toute la terre jusqu'à Vheure de none ; et le soleil perdit sa lumière ».

Au corps de l'article, saint Thomas formule de nouveau la règle d'or qui fixe pour nous le caractère essentiellement apolo- gétique des miracles du Christ. « Comme il a été dit plus haut (q. 43, art. 4), les miracles du Christ devaient être tels qu'ils fussent suffisants à démontrer qu'il était Dieu. Or, ajoute le saint Docteur, ceci n'est point montré avec la même évidence par la transmutation des corps inférieurs, que les autres causes peuvent aussi mouvoir, comme par la transmutation du cours ou de la marche des corps célestes dont l'ordre a été im- muablement établi par Dieu. Et c'est ce que dit saint Denys dans sa lettre à Polycarpe : Il faut connaître quant modification dans l'ordre et le mouvement des corps célestes ne peut se pro-

3ÔG SOMME THÉOLOGIQUE.

diiire autrement que si intervient à cet ejjet la Cause qui a tout produit et qui meut tout par sa Parole. Et voilà pourquoi il futà propos que le Christ fît des miracles même à l'endroit des corps célestes ». La raison que vient de nous donner saint Tho- mas dans ce corps d'article, revêt aujourd'liui une force et un état incomparables à la lumière des découvertes de la science. Quel est, en effet, l'astronome qui pourrait douter un instant que la marche ou le cours et le rythme des corps célestes, étant ce que la science nous les dit être, ne soient soumis de la Taçon la plus absolue et la plus exclusive, à l'unique action souveraine du Maître de l'univers.

Vad primum va expliquer que si les mouvements des corps célestes ne peuvent être modifiés que par l'action directe de Dieu, aucune raison valable ne saurait être apportée pour empêcher de conclure que Dieu par son action souveraine peut modifier ces mouvements comme II l'entend. C'est qu'en effet, (( de même qu'il est naturel aux corps inférieurs d'être mus par les corps célestes qui sont supérieurs, selon l'ordre de la nature; pareillement aussi il est naturel à toute créature d'être mue par Dieu et changée au gré de sa volonté. De vient que saint Augustin dit, aulivreXXVI contre Fauste (oh. m), et on le trouve dans la glose de l'Épître aux Romains, ch. xi, sur cette parole (v. 2/i) : Contre la nature ta as été enté, etc. : Dieu, qui a créé et constitué toutes les natures ne fait rien contre la nature; parce que tout ce que Dieu fait en un être quelconque est naturel à cet être » : en ce sens qu'il est na- turel à tout être de recevoir en lui l'effet qu'il peut plaire à Dieu d'y produire, comme il est naturel aux êtres inférieurs de recevoir en eux l'effet qu'y peut produire un être supérieur auquel ils sont soumis selon l'ordre de la nature. « Il suit de là, conclut saint Thomas, que la nature des corps célestes n'est pas corrompue ou détruite quand leur marche ou leur cours est changé par Dieu; chose qui arriverait si le changement était à une autre cause quelconque ».

Vad secundam apporte diverses explications dues à saint Jérôme, à Origène et à saint Denys. Toutes ont pour but de montrer que u le miracle fait par le Christ » sur la Croix, lors-

Q. XLIV. DE CHAQUE ESPÈCE DES MIRACLES DU CHRIST. 357

que se produisirent les ténèbres et l'obscurcissement du soleil dont parle l'Évangile, « n'amena point une perturbation dans l'ordre des temps »>, que règle, en effet, le mouvement des corps célestes, notamment du soleil et de la lune. « Car, se- lon quelques-uns, ces ténèbres ou cet obscurcissement du soleil que l'on vit à la Passion du Christ s'explique par ceci que le soleil retint ses rayons sans qu'aucun changement fût produit dans le mouvement des corps célestes qui distingue et mesure les temps. C'est ainsi que saint Jérôme dit, sur saint Matthieu (ch. XXVII, V. 40) : Le grand luminaire semble avoir retiré ses rayons, soit pour ne pas voir le Seigneur pendu à la Croix, soit pour priver de sa lumière les impies qui le blasphémaient. Ce re- trait des rayons du soleil ne doit pas s'entendre en ce sens que le soleil aurait en son pouvoir de retenir ou d'émettre ses rayons; car ce n'est point par choix mais par nature qu'il les émet, comme le marque saint Denys au livre IV des Noms Divins (de S. Th., leç. i). iVIais le soleil est dit retirer ses rayons en ce sens que par la vertu divine ses rayons furent empêchés d'arriver jusqu'à la terre. Origène dit que cela arriva par une interposition de nuages. On peut entendre, dit-il, sur saint Matthieu {Ir.WW), que certains nuages très obscurs, nombreux et épais, se rassemblèrent sur Jérusalem et la terre de Judée: et c''est ainsi que se produisirent de projondes ténèbres depuis la sixième heure jusquà Cheure de none. J'estime donc que, comme les autres signes qui se produisirent au cours de la Passion, tels le voile du temple déchiré ou la terre qui trembla, n eurent lieu quà Jérusalem, pareillement aussi celui dont il s'agit ; à moins que quelqu'un ne veuille rétendre à la terre de la Judée, en raison de ce quil est dit que les ténèbres se produisirent sur toute la terre; ce qui s'entend de la terre de la Judée, comhie au livre JII des Rois (ch. xviii, V. lo), Abdias dit à Élie : Vive ton Dieu! s'il est une nation ou un royaume vers lequel mon Seigneur n'ait envoyé pour te chercher ; montrant qu'on l'avait cherché dans les nations qui sont autour de la Judée ».

Telle est l'explication de saint Jérôme et d'Origène. « Mais », poursuit saint Thomas, « sur le point qui nous occupe, il faut plutôt croire saint Denys, qui, témoin oculaire, vit arriver la

358 SOMME THÉOLOGIQUE.

chose par rinterposilion de la lune entre nous et le soleil. Il dit, en effet, dans la lettre à Polycarpe : Nous voyions, contrai- rement à tout ce quon aurait pu penser, la lune passant sur le so- leil, savoir en Egypte ils étaient alors, comme il est dit au même endroit ». Dans cette lettre à Polycarpe, que vient de citer saint Thomas, l'auteur de la letlre parle d'un certain Apollophane, autrefois son ami, qui ne l'a pas suivi dans sa conversion, et qui, au contraire, lui reproche de dénaturer les écrits des païens quand il argumente contre eux. L'auteur de la lettre rétorque cet argument; et dit que ce sont bien plutôt les païens qui usent contre Dieu des dons divins, alors que non seulement la multitude, mais les philosophes et, parmi eux, Apollophane lui-même, ne veulent pas reconnaître, malgré le témoignage des Ecritures, ou malgié les témoignages de leurs sens, qu'il est des changements qui se sont produits dans la marche ou le cours des astres, sur la seule intervention du Souverain Maître de toutes choses. Et, là-dessiis, l'auteur de la lettre insiste, pour ce qui est d'ApoUophane, invitant Poly- carpe à lui demander ce qu'il pense de « cette éclipse du so- leil qui se produisit au moment oîi le Christ était sur la croix. Alors, en efï'et, ajoute-t-il, nous trouvant, tous deux, près d'Hé- liopolis, nous voyions, par un phénomène étrange, la lune se rencontrer avec le soleil, et pourtant ce n'était pas le temps de la rencontre, et la lune, de l'heure de none à l'heure de vêpres, revenir surnaturellement à l'extrémité opposée, en face du soleil. Bien plus, tu pourras lui rappeler encore ce détail. Il sait, en effet, comment nous avons vu cette arrivée de la lune avoir commencé à l'orient et être parvenue jusqu'à l'ex- trémité du soleil, et ensuite être repartie ; mais la venue et le départ n'eurent pas lieu du même côté : ce fut en sens in- verse ».

Saint Thomas fait remarquer que « dans ce passage, saint Denys » ou l'auteur de la letlre » signale quatre miracles. Le premier est que l'éclipsé naturelle du soleil par l'interposi- tion de la lune n'arrive jamais si ce n'est au temps de la con- jonction du soleil et de la lune. Or, au moment du fait dont il s'agit, la lune était à l'opposé du soleil, étant à son quinzième

Q. XLIV. DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. SÔg

jour; c'était, en effet, la Pâque des Juifs. Et c'est ce qu'il dit, que ce n'était pas le temps de la conjonction. Le second mi- racle est que la lune ayant été vue vers l'heure de midi ensem- ble avec le soleil au milieu du ciel, à l'heure des vêpres elle apparut à sa place, c'est-à-dire à l'orient, à l'opposé du soleil. Et c'est ce qu'il dit : Nous la vîmes (la lune), de l'heure de none, elle s'éloigna du soleil, faisant cesser les ténèbres. Jusqu'à l'heure de vêpres, revenue sur naturellement au diamètre du soleil, c'est-à-dire à la place elle se trouvait diamétralement oppo- sée au soleil. Par l'on voit que le cours ordinaire des temps ne fut point troublé, parce que la vertu divine fît que la lune s'approcha du soleil surnaturellement en dehors du temps normal, et que repartant d'auprès du soleil, elle se retrouva à sa place normale au temps voulu. Le troisième miracle est que naturellement l'éclipsé du soleil commence toujours à la partie occidentale pour parvenir à la partie orientale; et cela, parce que la lune, selon le mouvement qui lui est propre qui fait qu'elle se meut d'occident en orient, est plus rapide que le soleil dans son propre mouvement; à cause de cela, la lune, venant de l'occident, atteint le soleil et le passe, allant vers l'orient. Ce jour-là, au contraire, la lune avait déjà passé le so- leil et en était distante de toute la moitié du cercle, se trou- vant à l'opposé. Il fallut donc qu'elle revienne à l'orient vers le soleil et qu'elle l'atteigne d'abord à la partie orientale, s'avan- çant vers l'occident. Et c'est ce qu'il dit : Nous vîmes l'éclipsé elle-même qui commença du côté de l'orient et vint Jusqu'à l'extré- mité du soleil, car elle l'éclipsa tout entier; puis elle revint en arrière.' Le quatrième miracle fut que dans l'éclipsé natu- relle, le soleil commence à réapparaître du côlé il avait été d'abord obscurci. C'est qu'en effet la lune, se plaçant sur le soleil, par son mouvement naturel passe le soleil, allant vers l'orient, en sorte que la partie occidentale du soleil qu'elle avait occupée d'abord est la première aussi qu'elle laisse. Ce jour-là, au contraire, la lune, revenant miraculeusement de l'orient vers l'occident, ne passa point le soleil de façon à être plus à l'occident que lui; mais, après qu'elle eût atteint l'ex- trémité du soleil, elle revint vers l'orient; et, ainsi, la partie

360 SOMME THÉOLOGIQUE.

du soleil qu'elle occupa en dernier lieu, fut aussi la première qu'elle abandonna », pour retourner en arrière : <( de telle sorte que l'éclipsé commença du côlé oriental et ce fut du côté occidental que la clarlé commença à réapparaître. Et c'est ce qu'il dit : .\ous vîmes encore que ce ne Jut pas du même coté du soleil que se produisit la disparition et le retour de la lumière, mais, au contraire, au diamètre opposé »,

Après avoir soigneusement noté les diverses particularités de l'éclipsé relatée dans la lettre dont il s'agit, saint Thomas ajoute : « Nous trouvons signalé un cinquième miracle par saint Jean Ghrysostome » dans son homélie LXXXVIII « sur saint Matthieu; il dit que les ténèbres durèrent, ce Jour-là, trois heures, alors que r éclipse » oïdinaire d du soleil passe en an moment; elle n'a pas, en effet, de durée » ou d'arrêt, « comme le savent ceux qui la considèrent. Par il est donné à entendre que » dans l'éclipsé dont il s'agit, « la lune s'arrêta sur le soleil ; à moins qu'on ne veuille dire que le temps des ténèbres se compte depuis le moment le soleil commença à s'obscurcir, jusqu'au moment il réapparut totalement » ; mais ceci n'est point probable, parce qu'il semble bien que d'après le récit évangélique, il faut entendre les trois heures de ténèbres au sens de ténèbres épaisses.

« Il est vrai que contre ce récit de l'Évangile, comme le dit Origène sur saint Mcdlhieu (tr. XXXV), les enfants de ce siècle disent : Comment se fait-il qu" un prodige aussi extraordinaire nait été signcdé par aucun écrivain, soit grec, soit barbare? Et il ré- pond qu'un certain Phlégon, dans ses chroniques a écrit que le fcdt s'est produit sous le règne de Tibère, mais sans spécifier qu'il se soit produit au temps de la pleine lune. Ce silence total ou par- tiel peut s'expliquer, ajoute saint Thomas, par ceci, qu'à l'épo- que dont il s'agit les astronomes qui se trouvaient épars dans les divers pays, ne songeaient pas à observer à ce moment-là une éclipse, étant donné que ce n'était point le temps elles se produisent; mais ils purent croire que cette obscurité pro- venait de quelque trouble dans l'atmosphère. En Egypte, au contraire, les nuages apparaissent rarement à cause de la pureté de l'air, saint Denys et son compagnon furent davantage

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excités à observer ce qui nous a été rapporté au sujet de celle obscurité » extraordinaire dont ils étaient les témoins.

L'analyse si attentive que nous a donnée saint Thomas de ce récit de l'éclipsé dans la lettre à Polycarpe qu'on trouve parmi les œuvres portant le nom de saint Denys l'Aréopagite ne laisse pas qne de ramener l'attention sur le problème de l'authenti- cité de ces écrits. Comment concevoir, en effet, qu'un auteur aussi génial et aussi saint que celui de ces écrits, ait eu la pensée d'un tel récita supposer qu'il s'agisse d'un auteur ayant vécu quelque quatre ou cinq siècles après la Passion du Christ. La question se pose. Elle paraîtra difficile à résoudre.

Vad terliam explique pourquoi ce fut au moment de la Passion du Christ que se produisit un miracle aussi grand que celui de l'obscurcissement du soleil, tel surtout qu'il se serait passé dans l'hypothèse de l'authenticité du récit de l'éclipsé qui vient d'être rapportée. C'est qu' u il fallait qu'alors surtout fût montrée la divinité du Christ par des miracles, quand appa- raissait en Lui au plus haut point l'infirmité ou la faiblesse en raison de sa nature humaine. De vient que lors de la nativité du Chiist une étoile nouvelle se montra dans le ciel; ce qui amène saint Maxime » de Turin k à dire, dans le ser- mon sur la Nativité (hom. XllI) : Si lu méprises la crèche, lève an peu les yeux et regarde l'étoile nouvelle qui annonce au monde la nativité du Seigneur. Or, dans la Passion apparut à l'en- droit de l'humanité du Christ une infirmité ou une faiblesse plus grande encore. Et c'est pour cela qu'il fallut que de plus grands miracles fussent montrés portant sur les principaux luminaires du monde », qui sont le soleil et la lune, d Comme le dit saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu : c'est le signe que le Christ promcltail de donner à ceux qui lui de- mandaient un signe du ciel, quand II disait : Cette génération méchante et adultère demande un signe ; et il ne lui sera pas donné de signe si ce n'est le signe de Jonas le prophète, symbole du Crucifiement et de la Résurrection. H était, en effet, plus merveilleux que ces choses se produisent alors qu'il était cru- cifié, et non pas lorsqu'il était encore menant notre vie sur celte terre ».

362 SOMME THÉOLOGIQUE.

S'il est un domaine qui appartienne exclusivement à Dieu et qu'aucun agent créé ne puisse modifier par son action pro- pre, c'est bien assurément le cours ou la marche des corps cé- lestes. Il suit de qu'une modification apportée dans ce cours ou dans cette marche, notamment s'il s'agit des deux astres qui règlent notre vie humaine en ce qu'elle a de plus essen- tiel et de plus apparent, savoir la distinction même du jour et de la nuit, démontrera de la façon la plus manifeste ou la plus éclatante l'intervention personnelle de Dieu. D'autre part, une telle intervention a s'imposer très spécialement au moment oij devait le plus être mise en lumière la divinité du Christ. Et ce moment fut celui de sa Passion, alors que sa mort ignominieuse sur la croix semblait le réduire au der- nier degré de l'anéantissement. De vient qu'en effet, à ce mo- ment précis ou durant les trois heures qui précédèrent sa mort, en plein midi, le soleil perdit sa clarté par un prodige absolument unique dans l'histoire du monde humain et phy- sique. Rien n'était plus harmonieux qu'un tel miracle avec les intérêls de notre foi devant porter sur la divinité du Christ. Pourrons-nous en dire autant des miracles opérés par le Christ, durant sa vie, à l'endroit et au bénéfice des hommes au milieu desquels II vivait. C'est ce qu'il nous faut mainte- nant examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article III.

Si le Christ a opéré, à l'endroit des hommes, les miiracles qu'il fallait?

Quatre objections veulent prouver que d le Christ n'a pas opéré, à l'endroit des hommes, les miracles qu'il fallait ». La première fait remarquer que « dans l'homme, l'âme l'em- porte sur le corps. Or, le Christ opéra de nombreux miracles en faveur des corps, tandis que nous ne lisons pas qu'il ait" opéré un seul miracle pour les âmes : il n'est pas, en effet, d'incrédule qu'il ait converti à la foi par sa puissance, mais

Q. XLIV. DE CHAQUE ESPÈCE DES MIRACLES DU CHRIST. 363

seulement par sa parole et en montrant des miracles; nous ne lisons pas, non plus, qu'il ail rendu sages des ignorants. Donc il semble qu'il n'a pas opéré, à l'endroit des hommes, les mi- racles qu'il fallait ». La seconde objection rappelle que « comme il a été dit plus haut (q. 43, art. 2), le Christ faisait les miracles par la vertu divine, dont le propre est d'agir su- bitement, d'une manière parfaite et sans le secours d'autrui. Or », même pour les miracles accomplis sur les corps des hommes, « le Christ n'a point toujours guéri les hommes dans leur corps subitement. Il est dit, en eflet, dans saint Marc, ch. viii (v. 22 et suiv.), qu ayant pris la main de l'aveu- gle, Il le conduisit hors du bourg, et mettant de la salive sur ses yeux. Il lui imposa les mains, lui demandant s'il voyait quel- que chose. L'aveugle, regardant, dit : Je vois les hommes comme des arbres qui marchent. Et Jésus ayant de nouveau placé ses mains sur les yeux de l'aveugle, celui-ci commenra à voir et il fut guéri de telle sorte qu'il voyait clairement toutes choses. On voit, par là, que le Christ ne le guérit pas tout d'un coup, mais qu'il commença de le guérir d'une manière imparfaite, el par le moyen de la salive. Donc il semble que ce n'est point comme il fallait que le Christ a opéré des miracles à l'endroit des hommes ». Cette objection, très délicate, nous vaudra une réponse du plus haut intérêt doctrinal. La troisième objec- tion dit que « les choses qui ne sont pas liées entre elles n'ont pas à être enlevées simultanément. Or, la maladie corporelle n'a pas toujours le péché pour cause; comme on le voit par cette parole du Seigneur, en saint Jean, ch. ix (v. 2, 3) : \i lui n'a péché, ni ses parents, pour qu'il soit aveugle. Il ne fallait donc pas qu'aux hommes qui demandaient la guérison des corps II remette les péchés, comme nous lisons qu'il le fit au sujet du paralytique dont il est parlé en saint Matthieu, ch. ix (v. 2); alors surtout que la guérison corporelle, par cela qu'elle est quelque chose de moins que la rémission des pé- chés, ne semble pas être un argument sulïîsant pour prouver qu'il pût remettre les péchés», comme cependant nous lisons que le Christ Lui-même en lire argument. Ici encore nous au- rons une réponse tort intéressante. La quatrième objection

364 SOMME THÉOLOGIQUE.

précise à nouveau que « les miracles du Christ ont été faits pour confirmer sa doctrine et rendre témoignage à sa divinité, ainsi qu'il a été dit plus haut (43, art. 3) ». Et notons, de nou- veau, soigneusement, au passage, cette déclaration très nette de saint Thomas relativement à la fin apologétique des mira- cles du Christ. « Or, nul ne doit empêcher la fin de son œu- vre. Il semble donc que, mal à propos, le Christ, à certains qu'il avait guéris, ordonnait de n'en rien dire à personne; comme on le voit en saint Matthieu, ch. ix (v. 3o), et en saint Marc, ch. vin (v. 26); alors surtout qu'il ordonna à d'au- tres de publier les miracles qui avaient été faits pour eux, comme nous lisons, en saint Marc, ch. v (v. i^), qu'il dit à celui qu'il avait délivré des démons : Va dans ta maison, au- près des tiens, et annonce toutes les grandes choses que le Sei- gneur a faites pour toi ».

L'argument sed contra oppose simplement qu' a il est dit, en saint Marc, ch. vu (v. 37) : // a bien fait toutes choses : Il a fait entendre les sourds et parler les muets ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « les choses qui sont ordonnées à une fin doivent être proportionnées à celte fin. Or, le Christ était venu en ce monde et enseignait dans ce but ou à cette fin qui était de sauver les hommes; se- lon cette parole marquée en saint Jean, ch. m (v. 17) : Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par Lui. Il s'ensuit qu'il convenait que le Christ, en guérissant les hommes, pris en particulier, d'une façon miraculeuse, montrât qu'il était le Sauveur uni- versel et spirituel de tous ».

Wad primum, repienant, sous une autre forme, les notions de fin et de moyen, mentionnées au début du corps de l'arti- cle, en tire une laison appropriée pour résoudre les deux as- pects de la difficulté que présentait la première objection. Celle-ci no comprenait pas que le Christ eût lait des mira- cles portant sur les corps parmi les hommes et qu'il n'en eut point fait portant sur les âmes, soit dans l'ordre de la foi à donner aux incroyants, soit dans l'ordre de la sa- gesse à communiquer aux igorants. Saint Thomas répond que

Q. KLIV. DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 365

« les choses ordonnées à la fin se dislingucnt de la fin elle- même. Or, les miracles fails par le Christ, étaient ordonnés, comme à leur fin, au salut de la partie laisonnable » dans l'homme, « qui consiste dans rillumination de » l'esprit par « la sagesse et dans la justification » qui revêt de grâce et de charité l'âme et la volonté x des hommes. De ces deux cho- ses », rillumination de l'esprit par la sagesse et la justification de la volonté par la charité, « la première présuppose la se- conde; parce que, comme il est dit au livre de la Sagesse, ch. I (v. 4), dans l'âme règne le mal la sagesse ne fera pas son entrée, ni elle n'habitera dans un corps esclave des péchés. D'au- tre part, il ne convenait pas de justifier les hommes, sinon avec leur consentement; car c'eût été, et contre la raison de la justice », au sens oij nous en parlons ici, <( qui impli- que la rectitude de la volonté, et aussi contre la raison de la nature humaine, qui doit être conduite au bien par le libre arbitre et non par la coaction ». On remarquera, au passage, cette belle déclaration de saint Thomas. Il en conclut que « le Christ a donc par sa vertu divine justifié les hommes intérieu- rement, mais non » par voie de puissance autoritaire si l'on peut ainsi dire et « contre leur gié ». Toutefois, u cet elTet » de la vertu divine est d'un ordre spécial et c< n'appai tient pas aux miracles; mais à la fin des miracles ». Et, par suite, il n'y a pas à objecter, contre l'à-propos des miracles du Christ à l'endroit des hommes, l'absence de miiacles [)ortant sui- la jus- tification des âmes. « Pareillement aussi », pour ce qui est de la sagesse à communiquer aux ignorants, « par sa vertu divine le Christ infusa la sagesse à ses disciples qui n'avaient aucune culture; et de vient qu'il leur dit, en saint Luc, ch. XXI (v. i5) : Je vous donnerai une bouche et une sagesse, à laquelle ne pourront résister ou contredire aucun de vos adver- saires. Toutefois, ceci, non plus, quant à l'illumination inté- rieure, n'est pas mis au nombre des miracles visibles; mais seulement quant à l'acte extérieur, pour autant que les hom- mes voyaient des illettrés et des ignorants parler avec une si grande sagesse et une si grande constance. De vient qu'il est dit, au livre des Actes, ch. iv (v. i3) : Les Juifs, voyant la

366 SOMME THÉOLOGIQtJE.

constance de Pierre et de Jean, et sachant qu'ils étaient des hom- mes illettrés et sans culture, demeuraient étonnés. On peut dire cependant que ces sortes d'elTels spirituels, bien qu'ils se distinguent des miracles visibles » ont une vertu apologéti- que, comme les miracles, et « sont des témoignages de la doctrine et de la verfu du Christ; selon cette parole de l'Epî- tre aux Hébreux, ch. ii (v. /») : Dieu rendant témoignage par des signes et des prodiges et des vertus diverses et les distributions de C Esprit-Saint ».

Après avoir ainsi mis au point la question des miracles à l'endroit du côté spirituel de l'âme humaine, saint Thomas ajoute que « cependant, à l'endroit des âmes des hommes, sur- tout quant à l'immutation des puissances inférieures, le Christ a fait certains miracles. De vient que saint Jérôme, sur cette parole de saint Matthieu, ch. ix (v. 9) : Se levant, il le suivit, dit : L'éclat lui-même et la majesté de la divinité cachée, qui reluisait sur son visage humain, pouvait attirer à Lui, dès le premier aspect, ceux qui le voyaient. Et, sur cette autre parole de saint Matthieu, ch. xxi (v. 12), // chassait tous les vendeurs et acheteurs, le même saint Jérôme dit encore : Pour moi, de tous les miracles que le Seigneur a faits, celui-là me paraît être le plus merveilleux, quun seul homme, et, à ce moment-là, sans aucun prestige, ait pu, au seul brandissement du fouet, chasser une si grande multitude. Il fallait qu'un quelque chose tout de feu et fulgurant rayonnât de ses yeux et que la majesté de la divinité éclate sur ses traits. Origène dit aussi, sur saint Jean (hom. XI), que ce miracle fut plus grand que celui de l'eau changée en vin; parce que, dans ce dernier miracle, une matière inanimée était transformée, tandis que, dans l'autre, étaient domptés les esprits de tant de milliers d'hommes. Et, sur cette parole de saint Jean, ch. xvni (v. 6), Ils se rejetèrent en arrière et tombèrent sur le sol, saint Augustin dit (tr. CXIi) : Ln seul mot, sans le secours d'aucun trait, frappa, repoussa, renversa une tourbe à la haine féroce et armée terriblement : c'est que Dieu était caché dans la chair. Il en est de même du fait relaté en saint Luc, ch. iv (v. 3o), il est dit que Jésus passant au milieu d'eux » (les Nazaréens qui l'avaient conduit sur le mont pour le jeter en

Q, XLIV. DE CHAQUE ESPÈCE DES MIRACLES DU CHRIST. 867

bas) « repartait », sans que personne osât s'y opposer; « ce qui fait dire à saint Jean Chrysostome (hom. XLVIII, sur saint Jean), que passer au milieu d'ennemis voulant le perdre et n'être point saisi par eux montrait féminence de la divinité. De même, sur ce qui est dit en saint Jean, ch. viii (v. 69), que Jésus se déroba aux Juijs et sortit du Temple, saint Au- gustin (ou plutôt ïhéopliylacte) fait cette remarque : // ne se cacha point dans quelque coin du Temple, comme ayant peur, ou derrière un mur ou une colonne, comme pour éviter les coups; mais, se rendant invisible par sa puissance céleste, Il sortit en passant au milieu d'eux. De tous ces faits », conclut excel- lemment saint Thomas, « il ressort en pleine lumière, que le Christ, quand II le voulut, changea, par sa vertu divine, les esprits des hommes, non pas seulement en les justifiant et en leur infusant la sagesse, ce qui appartient à la fin des mira- cles; mais encore en les attirant extérieurement ou en les ter- rifiant ou en les stupéfiant, ce qui appartient aux miracles eux-mêmes ».

Vad secundum répond à la difficulté que soulevait l'objection en raison du mode spécial de guérison de l'aveugle signalé en saint Marc. Saint Thomas fait observer que « le Christ était venu sauver le monde, non sculemeot par la vertu divine, mais aussi par le mystère de l'Incarnation. C'est pour cela que fréquemment, dans la guérison des infirmes. Il n'usait pas de la seule puissance divine, guérissant par mode de comman- dement, mais aussi apportant quelque chose qui avait trait à son humanité. De vient que sur cette parole de saint Luc, ch. IV (v. 4o), Imposant ses mains à chacun, Il les guérissait tous. Saint Cyrille dit : Bien que, comme Dieu, Il eut pu, d'un mot, chasser toutes les maladies, cependant II touche les malades, mon- trant que sa propre chair est efficace à apporter les remèdes. Et, sur ces mots de saint Marc, ch. viii (v. 28 et suiv.). Mettant de la salive sur ses yeux. Il lui imposâtes mains, saint Jean Chry- sostome (ou plutôt Victor d'Antioche) dit : // met de la salive et il impose les mains à l'aveugle, voulant montrer que la Parole di- vine, jointe à l'opération, accomplit les merveilles : la main, en ^fj^i^ rappelle l'opération ; et la salive rappelle la parole qui sort de

368 SOMME thÉolooique.

la bouche. Et, sur cette parole de saint Jean, ch. xi (v. 6), // fit de la boue avec de la salive, et II plaça celte boue sur les yeux de l'aveugle: saint Augustin dit (tr. XLIV) : De sa salive II fît de la boue, parce que le Verbe s'est fait chair; ou aussi pour signi- fier que Lui-ineine était Celui qui avait formé l'homme du limon de la terre, comme le dit saint Jean Chrysostome (hom. LVI) 11. Après avoir donné ces explications, saint Thomas ajoute qu' « il faut aussi considérer, au sujet des mi- racles du Christ, que communément II faisait des œuvres absolument parfaites ou achevées. Aussi bien, sur cette parole marquée en saint Jean, ch. ii (v. lo) : Tout homme sert d'abord le bon vin, saint Jean Chrysostome dit (hom. X}tll) : Les mira- racles du Christ sont tels qu'ils dépassent de beaucoup en beauté et en utilité les choses que la nature fait. Et, pareilllement, c'est instantanément qu'il conférait aux infirmes une santé parfaite. Aussi bien, sur cette parole de saint Matthieu, ch. vin (v. i5). Elle se leva et les servent, saint Jérôme dit : La santé que conjère le Seigneur revient tout entière d'un seul coup. Il en agit toute- fois autrement pour cet aveugle » dont parlait l'objection, « à cause de son infidélité, comme le dit saint Jean Chrysostome (ou plutôt Victor d'Antioche). Ou bien, comme le dit le véné- rable Bède, celui qu'il pouvcdt guérir tout entier d'un seul coup, Il le guérit petit à petit, pour montrer la grandeur de l'aveuglement de l'homme, qui, à grand peine, et comme par degrés, revient à la lumière, et pour nous signaler sa grâce par laquelle II aide à chaque pas notre progrès vers la perfection ». Cette dernière ex- plication du vénérable Bède est fort belle.

L'ad tertium répond à la difficulté tirée de la guérison du paralylique. Saint Thomas rappelle que « comme il a été dit plus haut (q. 43, art. 2), le Christ faisait les miracles par la vertu divine. Or, les œuvres de Dieu sont parfaites, comme il est dit au Deuléronome, ch. xxxii (v, [\). D'autre part, une chose qui n'atteint pas sa fin n'est point parfaite. Et parce que la fin de la guérison extérieure opérée par le Christ est la gué- rison de l'âme, il s'ensuit qu'il ne convenait pas au Christ de guérir le corps de quelqu'un sans guérir aussi son àme. De vient que sur celte parole marquée en saint Jean, ch. vu (v. 28),

0. )iU\r. t)E CrtAQUE ESPÈCE DES MIRACLES t)U CHRIST. SÔQ

Tai rendu sain un homme tout entier le Jour du sabbat, saint Augustin dit (tr. XXX) : Il Jut guéri, pour être sain dans son corps ; et il crut, pour être sain dans son âme. Que s'il fut dit spécialement au paralytique » dont parlait l'objection : « Tes péchés te sont remis, ce fut, comme le dit saint Jérôme, sur saint Matthieu, parce que nous devions entendre par que la plu-- part des faiblesses ou des infirmités corporelles ont pour cause les péchés ; et pour cela peut-être les péchés Jurent remis d'abord, ajln que les causes de la maladie étant enlevées la santé revînt. De vient qu'il est dit en saint Jean, ch. v (v. i^) : Ne pèche plus, de peur que quelque chose de pire ne l'arrivé; par où, comme le dit saint Jean Chrysostome (hom. XXXVIII), nous apprenons que la maladie » que le Christ venait de guérir, « avait eu pour cause le péché. n Ajoutons enfin, comme le note aussi saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu (hom. XXIX), que « autant rame est supérieure au corps, autant remettre les péchés l'emporte sur la guérison des corps : toutefois, parce que cela nest point manijeste, le Christ fd ce qui est moindre mais manijeste pour montrer ce qui est plus grand mais non manifeste » ; et par nous répondons à la dernière difficulté que soulevait l'ob- jection, toujours au sujet de celte même guérison du paralyti- que dont parle saint Matthieu au chapitre ix.

Vad quartum explique comme il suit, par un texte de saint Jean Chrysostome, la contradiction apparente de la double recommandation faite par le Christ au sujet de ses miracles, et justifie, du même coup, celle des deux qui semblait opposée à la fin de ces miracles. Sur ce mot, rapporté par saint Mat- thieu, ch. IX (v. 3o) : Veillez à ce que personne ne le sache, saint Jean Chrysostome dit (hom. XXXII) : Ces paroles ne sont pas contraires à ce qu'il dit ailleurs : Va et annonce la gloire de Dieu. Il nous apprend à réprimer ceux qui veulent nous louer pour nous- mêmes. Si, au contraire, tout est rapporté à la gloire de Dieu, bien loin de nous y opposer, nous devons ordonner qu'on le fasse». C'est dans ce même sens que Notre-Seigneur, dans l'Evan- gile, repoussait le titre » bon », que lui donnait le jeune homme dont parlent saint Marc, ch. x, v. 17, 18; et saint Luc, ch. xviii, V. 18, 19, déclarant que Dieu seul est bon : ce XVI. La Rédemption. 24

370 SOMME THÉOLOGIQUE.

jeune homme, en effet, ne s'arrêtait qu'au côlé humain de la Personne du Christ et n'allait pas jusqu'à découvrir le Dieu caché sous ces dehors humains.

Au sujet de cet article que nous venons de lire et des nom- breux textes de Pères apportés par saint Thomas pour répondre aux objections touchant le caractère des miracles du Christ accomplis sur les hommes, Gajétan fait cette belle remarque : « Ici, comme en mille autres endroits, notez que l'Auteur ne s'attribue rien de la doctrine des Saints; et chaque point, qu'il aurait pu résoudre par lui-même, donnant la réponse en son propre nom, il a mieux aimé l'attribuer aux multiples saints Docteurs; afin de nous enseigner deux choses : et les miracles du Christ, et l'humilité ». N'avait-il pas déjà, au mo- ment où il dictait cette partie de la Somme, écrit sa merveil- leuse Chaîne (TOr, les quatre Évangiles sont expliqués tout entiers par les textes des Pères, sans qu'il ait rien mis de lui- même, alors que cependant, avec une science, une érudition et un art qui tiennent du prodige, il allait prendre, dans cha- que Père ou Docteur, cela même qui devait être dit selon la trame et l'ordre de sa propre pensée. Les miracles Opérés par le Christ sur les hommes pour les guérir de leurs infirmi- tés corporelles en vue de leur guérison spirituelle sont, de beaucoup, les plus nombreux parmi les miracles dont l'ÉvaTi- gile nous a conservé le souvenir. Ils étaient, d'ailleurs, ceux qui convenaient le mieux au caractère du Dieu-Sauveur et à la fin de sa venue parmi nous. Une dernière catégorie de mi- racles signalée dans l'Évangile est celle qui porte sur les êtres inanimés. Il nous reste à l'examiner; et c'est ce que va faire saint Thomas à l'article qui suit.

Q. XLIV. DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. Syi

Article IV.

Si les miracles faits par le Christ sur les créatures irraisonnables furent à propos?

Quatre objections veulent prouver que « les miracles faits par le Christ sur les créatures irraisonnables n'ont pas été à propos » La première dit que « les animaux sont plus no- bles que les plantes. Or, le Christ a fait des miracles sur les plantes; par exemple, quand, à sa parole, le figuier se dessécha, comme il est dit en saint Matthieu, ch. xxi (v. 19). Donc il semble que le Christ aurait faire aussi des miracles sur les animaux ». La seconde objection fait observer que « la peine n'est infligée justement que pour la faute. Or, ce n'était pas la faute du figuier, que le Christ ne trouvât point de fruit en lui, puisque ce n'était pas la saison des fruits (cf. S. Marc, ch. XI, V. i3). Donc il semble que c'est mal à propos que le Christ le dessèche ». La troisième objection arguë en par- tant de la disposition du monde corporel selon qu'il tombe sous nos sens, nous voyons que « l'air et l'eau sont au mi- lieu entre le ciel et la terre. Or, le Christ a fait certains mira- cles dans le ciel, comme il a été dit plus haut (art. 2). Pareil- lement aussi, sur la terre, quand, au moment de sa Passion, la terre trembla (S. Matthieu, ch. xxvii, v. 5i). 11 semble donc qu'il aurait faire aussi des miracles dans l'air et dans l'eau; par exemple : diviser la mer, comme le fit Moïse {Exode, ch. xiv, V. 21) ; ou le fleuve, comme le firent Josué {Josué, ch. m, v. i5, 16), et Élie (IV Rois, ch. 11, v, 8); amener aussi des tonnerres dans l'air, comme il arriva sur le mont Sinaï, quand la loi était donnée {Exode, ch. xix, v. 16), et comme le fit Élie, au livre 111 des Rois, ch. xviii (v. t\b) ». La quatrième objection en appelle à ce que « les œuvres miraculeuses appartiennent à l'œuvre du gouvernement du monde par la Providence divine «; et c'est, en effet, dans le traité du gouvernement divin que saint Thomas, toujours merveilleusement ordonné, a placé son étude du miracle : cf. i p., q. io5, art. 6-8. « Or, l'œuvre du

372 SOMME THÉOLOGIQUE.

gouvernement présuppose l'œuvre de la création », comme nous l'avons vu dans cette même Première Partie. « C'est donc mal à propos que le Christ, dans ses miracles, a usé de création, savoir quand il multiplia les pains (8. Matthieu, ch. xiv, v. i5 et suiv,; ch. xv, v. 82 et suiv.). Donc ses miracles à l'endroit des créatures irraisonnables n'ont pas été ce qu'il fallait ».

L'argument sed contra déclare simplement que u le Christ est Sagesse de Dieu {i" Épître aux Corinthiens, ch. i, v. 24), dont il est dit, au livre de la Sagesse, ch. viii (v. i), qu'elle dispose toutes choses avec suavité »> .

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle une fois de plus, en le précisant encore dans une formule qui résume tout, ce qui est la fin des miracles du Christ. (( Comme il a été dit plus haut (art. précéd.), les miracles du Christ étaient ordonnés à faire connaître la vertu divine qui était en Lui pour le salut des hommes. Or, il appartient à la vertu divine que toute créature lui soit soumise. Il s'ensuit que le Christ dut faire des miracles sur tous les genres de créatures : non pas seulement à l'endroit des hommes; mais encore à l'endroit des créatures qui n'ont pas la raison ».

Vad primum explique pourquoi cependant le Christ n'a pas fait des miracles portant sur les animaux. C'est que « les ani- maux touchent à l'homme par le genre », puisqu'ils ont un genre commun; « de vient aussi qu'ils furent faits le même jour avec l'homme (cf. Genèse, ch. i, v. 24 et suiv.). Et parce que le Christ avait fait beaucoup de miracles portant sur les corps des hommes, il ne fallait pas qu'il fît d'autres miracles sur les corps des animaux : alors surtout que pour la nature sensible et corporelle, la raison est la même dans l'homme et dans les animaux, surtout les animaux terrestres. Les poissons, qui vivent dans l'eau, sont plus éloignés de la nature des hommes; et aussi bien ils ont été faits un autre ]Out [Genèse, ch. I, v. 20 et suiv.). Le Christ fit un miracle à leur endroit, dans l'abondante capture dont il est parlé en saint Luc, ch. v et suiv., et en saint Jean, chapitre dernier (v. G); et même sur le poisson que Pierre prit et dans lequel il trouva un sta- tère (S. Matthieu, ch. xvn, v. 26). Quant à l'épisode des

Q. XLIV. DE CHAQUE ESPECE DES MIRACLES DU CHRIST. 878

porcs précipités dans la mer, ce ne fut point par l'action d'un miracle divin, mais par l'opération des démons, en vertu de la permission divine ».

Vad secundum répond à la difficulté tirée du figuier dessé- ché. « Comme le dit saint Jean Chysoslome, sur saint Mat- thieu (hom. LXVII), quand le Seigneur opère quelque chose de ce genre dans les plantes ou les animaux, ne cherchez pas com- ment il a pu être Juste que le figuier soit desséché, alors que ce n était pas la saison des fruits; chercher cela, en effet, est une déraison : parce que dans ces sortes d'êtres il n'y a point la raison de peine et de faute; mais considère: le miracle et admi- rez Celui qui l'accomplit. D'ailleurs, le Créateur ne fait point d'injure à celui qui possède, si, à son gré. Il use de sa créa- ture pour le salut des autres; mais plutôt, comme le dit saint Hilaire, sur saint Matthieu, nous trouvons en cela une preuve de la bonté divine. Car, lorsqu'il voulut donner un exem- ple du salut quil venait apporter au monde, le Christ exerça la puissance de sa vertu sur les corps humains. Quand, au contraire, Il traçait limage de sa sévérité sur les contumaces, Il indiqua ce quelle serait par la perte d'un arbre. Et, de préférence, Il prit le figuier, parce que, saint Jean Chrysostome en fait la re- marque (endroit précité), le figuier étant très humide » ou aqueux, « le miracle de son dessèchement nen était que plus grand ».

L'«d tertium déclare que « le Christ, même dans l'eau et dans l'air, a fait les miracles qui lui convenaient, lorsque, nous le lisons en saint Matthieu, cli. viii (v. 26), Il commanda aux vents et à la mer; et il se Jit un grand calme. Mais il ne lui con- venait pas, à Lui qui venait rétablir toutes choses dans l'état de la paix et de la tranquillité, de produire soit le trouble de l'air, soit la division de la mer. Aussi bien l'Apôtre dit, aux Hébreux, ch. xii (v. 18) : Vous ne vous êtes pas approchés de la montagne qu'on touche, ni du feu ardent, ni de la nuée, ni des ténèbres, ni de la tempête. Toutefois, au moment de la Passion, le voile ^e divisa (S. Matthieu, ch. xxvn, v. 5i, 52), pour montrer que les mystères de la loi étaient révélés; les tombeanx s'ou- vrirent, pour montrer que la mort du Christ donnait la vie

374 SOMME THÉOLOGIQUE.

aux morls; la terre trembla et les rochers se fendirent, pour montrer que les cœurs de pierre des hommes seraient amollis par sa Passion et que le monde entier, par la vertu de sa Passion, devait être changé en mieux ».

Vad quartum dit que v la multiplication des pains ne fut point faite par mode de création, mais par addition d'une ma- tière étrangère changée en pain. Ce qui fait dire à saint Au- gustin, sur saint Jean (tr. XXIV) : Par oii II multiplie les mois- sons avec peu de grains; par II multiplie, dans ses mains, les cinq pains. Et il est manifeste que c'est par le changement » de la matière ajoutée « que les grains se multiplient en mois- sons ». Seulement, tandis que cette multiplication se fait par voie naturelle, celle qu'opéra le Christ se fit par voie de miracle, en vertu de sa toute-puissance.

De tous les miracles du Christ, accomplis par Lui au cours de sa vie mortelle, il en est un qui offre un caractère excep- tionnel, soit parce que, à la différence des autres, il a eu pour sujet le Christ Lui-même, soit parce que sa nature et les cir- constances dans lesquelles il se produisit lui donnent une im- portance tout à fait à part. C'est le miracle de la Transfigura- tion. Nous devons maintenant l'examiner; et il va faire le sujet de la question suivante.

QUESTION XLV

DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST

Cette question comprend quatre articles :

S'il fut convenable que le Christ se transfigurât?

Si la clarté de la Transfiguration fut la clarté glorieuse?

3" Des témoins de la Transfiguration.

Du témoignage de la voix du Père.

Article Premier. S'il fut convenable que le Christ se transfigurât?

Trois objections veulent pi ouver qu' « il ne fut pas conve- nable que le Christ se transfigurât ». La première dit qu' « il ne convient pas à un corps véritable d'être changé en diverses figures; cela ne convient qu'à un corps fantasti- que. Puis donc que le corps du Christ ne fut point fantastique, mais véritable, comme il a été vu plus haut (q. 5, art. i), il semble qu'il ne dut pas se transfigurer ». La seconde objec- tion fait observer que « la figure est dans la quatrième es- pèce de la qualité (Aristote, Catégories, ch. vi, n. i4); tandis que la clarté est dans la troisième, étant une qualité sensible {Ibid., n. 8). Donc l'assomption de la clarté par le Christ ne doit pas être dippe\ée Trans/îguralion ». La troisième objec- tion déclare que « les dots du corps glorieux sont au nombre de quatre, comme il sera dit plus loin {Sapplément, q. 82 et suiv.); savoir, l'impassibililé, l'agilité, la subtilité et la clarté. Donc le Christ n'aurait pas se transfigurer en prenant la clarté plutôt que les autres dots ».

L'argument sed contra en appelle simplement à ce qu' « il

376 SOMME TH^OLOGIQUE.

est dit, en saint Matthieu, ch. xvii (v. 2), que Jésus Jut trans- figuré en présence de trois de ses disciples ».

Au corps de l'article, saint Thomas commence par replacer le fait de la Transfiguration dans son cadre historique : les circonstances, en effet, qui le précédèrent, en expliquent le véritable sens et la portée. C'était à la fin de la période gali- léenne de la vie de Jésus. Le Maître se trouvait avec ses dis- ciples sur les terres de Césarée de Philippe. Il avait posé la question, à laquelle Pierre répondit par l'admirable profession de foi en la divinité du Christ, qui attira sur lui la première déclaration de Jésus touchant les prérogatives de la primauté de Pierre. Puis, pour la première fois, Jésus avait commencé à montrer à ses disciples qu'il lui faudrait s'en aller à Jérusalem, et soujjrir beaucoup de la part des anciens et des princes des prê- tres et des scribes, et cire tué, et au troisième jour ressusciter. De ces paroles, les disciples n'avaient retenu que celles qui annon- çaient les humiliations, la passion et la mort de leur Maître. Pierre ne put en accepter la pensée. Il tire à lui Jésus et se met, dans son zèle mal éclairé et tout humain, à lui faire des remontrances, en disant : Qu'il en soit autrement pour vous, Seigneur; que cela ne vous arrive pas ! Jésus ne sait que trop combien difficile est pour l'esprit de tous ses disciples l'accep- tation d'un mystère qui est en opposition si directe avec leurs préjugés et leur fausse conception du Royaume messianique. Il ne voudrait pas que la démarche de Pierre fût encore un nouvel obstacle. Et se sentant Lui-même atteint en ce qu'il a de plus cher, en ce qui constitue son trésor, savoir la divine joie de s'immoler jusqu'au bout par amour de son Père et des hommes, il lance à Pierre ce foudroyant anathème : Retire-toi de moi, Satan! Tu m'es à scandale. Car tu ne Juges pas selon ce qui est de Dieu, mais selon ce qui est des hommes. Nous voyons par à quelle dislance plane la pensée de Jésus au-dessus de ce petit groupe d'hommes qu'il doit cependant transformer en apôtres de cette même pensée.

Jésus, en effet, ne se contente pas de signifier à Pierre et aux autres disciples jusqu'à quel point est arrêté dans les con- seils divins le mystère de sa Passion et de sa mort. Il leur

QUEST. XLV. DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 877

apprend encore, et avec eux à la foule qu'ils viennent de re- joindre, que riiumanité tout entière devra communier à ce mystère. Cette union au Christ crucifié sera l'unique moyen d'avoir accès à son Royaume. Quand II reviendra pour juger les vivants et les morts, l'on ne trouvera grâce devant ses yeux qu'à la condition de lui avoir ressemblé dans son absolu mé- pris de toutes les choses de la terre : Si quelqu'un veut venir après moi, déclare-t-ll, qu'il se renonce lui-même; el qu'il prenne sa croix; et qu'il me suive. Car celui qui aura voulu sauver sa vie la perdra ; el celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la trou- vera. Que sert à l'homme, en ejjet, si après avoir gagné l'univers, il soujjre dommage en son âme? C'est qu'il doit, le Fils de l'homme, venir en la gloire de son Père, avec ses anges. Et, alors. Il rendra à chacun selon ses œuvres {S. Matthieu, ch. xvi, v. i3-28).

Saint Thomas, résumant ici d'un mot toute celte grande scène, dit que « le Seigneur, après avoir annoncé à ses disci- ples sa Passion, les avait induits à le suivre dans le chemin de celte même Passion. Or, continue le saint Docteur, il faut, pour que quelqu'un marche dans le droit chemin, qu'il con- naisse, d'une certaine manière, d'avance la fin » ou le terme auquel ce chemin doit le conduire : « et c'est ainsi que l'ar- cher ne saurait jeter droit sa ttèche, s'il n'a vu d'avance le but il doit la jeter. De vient que l'apôtre Thomas dit, en saint Jean, ch. xiv (v. 5) », à Jésus qui avait déclaré qu'ils savaient le chemin II allait : « Seigneur, nous ne savons pas vous allez; el comment pourrions-nous savoir le chemin? El cela, ajoute ici le saint Docteur, est surtout nécessaire quand la voie est difficile et âpre, et le parcours laborieux, tandis que la fin ou le terme est chose agréable ». C'était le cas pour le mystère du Christ, a Le Christ, par sa Passion, devait par- venir à ce terme, qu'il obtiendrait la gloire, non seulement de l'âme, qu'il eut dès le principe, mais aussi du corps; selon cette parole donnée en saint Luc, chapitre dernier (v. 26) : Il fallait que le Christ souffre ces choses el qu'il entre ainsi dans sa gloire. Et II conduit aussi à cette même gloire ceux qui sui- vent les traces de sa Passion; selon cette parole marquée au livre des Actes, ch, xiv (v. 21) : Par beaucoup de tribulations il

378 SOMME THÉOLOGIQUE.

Jaal que nous entrions dans le Royaume des deux. Il était donc à propos qu'il montrât à ses disciples la gloire de sa splendeur ou de sa clarté, ce qui était se transfigurer, gloire à laquelle Il configurera les siens, selon cette parole de l'Épître aux Philippiens, ch. m (v. 21) : // réformera le corps de notre humi- lité, configuré au corps de sa clarté. Aussi bien, le vénérable Bède, sur scdnt Marc (ch. viii, v. 89), dit : C était un acte de pieuse providence que, goûtant pour un court moment la contemplation de la Joie qui demeure toujours, ils Jussent plus forts pour sup- porter les choses de l'adversité ». Et que telle ait été la pensée du Christ dans le miracle de sa Transfiguration, nous en avons la preuve manifeste en ce que Lui-même fit suivre immédiate- ment l'annonce de celte Transfiguration prochaine à ce qu'il venait de proclamer au sujet de sa Passion. Huit jours après, en effet, Il montrait sa gloire, sur le Thabor, aux trois disci- ples privilégiés qu'il avait emmenés avec Lui, à l'écart, sur la montagne.

Vad primum n'accepte pas l'hypothèse que faisait l'objection. « Comme le dit saint Jérôme, sur saint Matthieu (ch. xviii, v. 2), personne ne doit penser que le Christ, par cela qu'il est dit s'être transfiguré, aurait perdu sa forme et sa figure première ou quil aurait laissé la vérité de son corps et assumé un corps spirituel ou élhéré. Comm^.nt II se transforma, C Évangélisle nous le montre, quand il dit : sa face resplendit comme le soleil ; et ses vêtements devinrent blancs comme la neige. est montrée la splendeur de la face, la blancheur des vêtements, ce n'est pas la substance qui est enlevée, mais la gloire qui est chcmgée ».

Vad secundum déclare que u la figure se considère par rap- port à l'extrémité du coips : elle est, en effet, ce que le terme ou la limite du corps comprend (Euclide, Éléments, liv. I, déf. xiv). Il suit de que tout ce qui se considère à l'extré- mité du corps peut d'une certaine manière être appelé du nom de figure. Or, de même que la couleur, pareillement aussi la clarté ou l'éclat du corps qui n'est pas transparent se consi- dère à la surface de ce corps » ou à son extrémité. « Et c'est pour cela que le fait d'avoir assumé la clarté a été appelé du nom de Transfiguration ». .

QUEST. XLV, DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 879

Vad tertiiim fait observer que « parmi les quatre dots des corps glorieux, seule la clarté est une qualité de la personne en elle-même; les autres trois dots ne sont perçues que dans un acte ou un mouvement ou une passion. Et aussi bien le Christ montra, en Lui », au cours de sa vie mortelle, « quel- ques indices de ces trois autres dots : de l'agilité, par exemple, quand 11 marcha sur les flots de la mer; de la subtilité, quand Il sortit du sein de la Vierge demeuré fermé, sans que toute- fois nous puissions en appeler dans ce cas à la dot de la subti- lité proprement dite, car ce fut plutôt par une sorte de miracle que le Christ sortit ainsi du sein de la Vierge (cf. q. 28, art. 2); de l'impassibilité, quand 11 s'échappa des mains des Juifs qui voulaient le lapider ou le précipiter du haut de la montagne, sans qu'ils lui fissent aucun mal. Toutefois, on ne dit pas qu'en raison de ces faits. Il ait été transfiguré; mais seulement en raison du fuit qu'il assuma la clarté, parce que celle-ci appartient à l'aspect de sa Personne ».

Il est un fait, dans la vie du Christ, qui tranche sur tous les autres faits, même miraculeux, et qui s'appelle, d'un nom très approprié : la Transfiguration. 11 était destiné à faire en- trevoir à ses disciples, par une manifestation extraordinaire, quelle serait un jour sa gloire et la gloire de ceux qui ne craindraient pas de le suivre, malgré les répugnances de la nature, dans la voie de douleurs et de mort II venait de leur annoncer qu'il fallait qu'il s'engage Lui-même et il faudrait que s'engagent, après Lui, marchant sur ses traces, tous ceux qui voudraient être ses vrais disciples. Rien n'était plus à pro- pos qu'une telle manifestation, à ce moment de la vie de Jésus. Puisqu'aussi bien II venait, pour la première fois, de montrer aux hommes la voie douloureuse s'ouvrant sur le Calvaire, il importait souverainement qu'il fît apparaître, en une vision de gloire^ sur le Thabor, le terme éblouissant 011 seraient conduits un jour tous ceux qui marcheraient à sa suite dans cette voie. Mais cette gloire ou cette clarté que le Christ montra ainsi à ses disciples sur le Thabor, quelle en fut la nature? Devons-nous dire que ce fut la clarté glorieuse qui était

V

38o SOMME THÉOLOGIQUE.

déjà celle de son âme et qui devait être celle de son corps après la résurrection, comme elle sera celle des élus pendant l'éternité. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article II. Si cette clarté fut la clarté glorieuse?

Trois objections veulent prouver que « cette clarté ne fut pas la clarté glorieuse », La première en appelle à « une certaine glose du vénérable Bède », qui, « sur cette parole de saint Mathieu, ch. xvii (v. 2), Il fui Iransfiguré devant eux, dit : Dans son corps mortel, Il montra, non V immortalité , mais une clarté semblable à l'immortalité future. Or, la clarté de la gloire est la clarté de l'immortalité. Donc cette clarté que le Christ montra à ses disciples ne fut pas la clarté de la gloire ». La seconde objection est c une » autre « glose du vénérable Bède, sur celte parole marquée en saint Luc, ch. ix (v. 27), Ils ne goûteront pas la mort, qu'ils n aient vu le Royaume de Dieu », il est « dit : ils verront la glorification du corps dans une repré- sentation imaginaire de la Juture béatitude. Or, l'image d'une chose n'est pas cette chose même. Donc cette clarté ne fut pas la clarté de la béatitude ». La troisième objection dit que « la clarté de la gloire n'est que dans le corps humain. Or, cette clarté de la Transfiguration apparut non seulement dans le corps du Christ, mais aussi dans ses vêtements et dans la nuée lumineuse qui enveloppa les disciples. Donc il semble que cette clarté ne fut pas la clarté de la gloire ».

L'argument sed contra est formé de deux textes patristiques : l'un, de saint Jérôme; l'autre, de saint Jean Chrysostonie. Le premier, de « saint Jérôme, sur ces mots de saint Matthieu, ch. xxvii (v. 2), Il fut Iransfiguré devant eux, dit : Tel II doit être au jour du jugement, tel II apparut aux Apôtres ». Le second, de « saint Jean Chrysostomc, sur cette parole marquée en saint Matthieu, ch. xvi (v. 28), Ils verront le Fils de Vhomme venant en son Royaume, dit (hom. LVl) : Voulant montrer ce

QUEST. XLV. DE LA TRANSFIGURAtlON DU CHRIST. 38 1

qa'est cette gloire dans laquelle plus tard II viendra , Il la leur ré- vèle, dans la vie présente, comme il leur était possible de l'appren- dre ; afin que même dans la mort du Seigneur, ils ne cèdent pas à la douleur ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que <x cette clarté que le Christ prit » et manifesta « dans sa Transfiguration fut la clarté de la gloire quant à l'essence, mais non quant au mode d'être. La clarté du corps glorieux, en effet, dérive de la clarté de l'âme; comme le dit saint Augustin dans l'épître à Dioscore (ép. CXVIIÏ). Et, pareillement, la clarté du corps du Christ, dans la Transfiguration, dériva de sa divinité, comme le dit saint Jean Damascène (sermon sur la Transfigu- ration), et de la gloire de son âme. Car le fait que dès le prin- cipe de la conception du Christ la gloire de l'âme ne rejaillît point sur le corps, provient d'une certaine dispensalion divine, afin qu'il accomplît, dans une chair passible, les mystères de notre rédemption, comme il a été dit plus haut (q. i4, art. i, ad 2"'"). Mais par ne fut point enlevée au Christ la puissance de faire dériver la gloire de l'âme sur le corps. Et, précisément, Il le fit, quant à la clarté, dans la Transfiguration. Toutefois, d'une autre manière que dans le corps glorifié. Sur le corps glorifié, -en effet, la gloire de lame dérive comme une cerlaine clarté permanente qui afl'ecte le corps. Et de vient que le fait de briller corporellement n'est pas chose miraculeuse dans le corps glorieux ;- ; c'est son état normal. « Sur le corps du Christ, dans la Transfiguration, la clarté dériva de sa divinité et de son âme, non par mode de qualité permanente et affectant le corps lui-même; mais, plutôt, par mode d'impression tran- sitoire, comme quand l'almosphèie est éclairée par le soleil. Il suit de que cet éclat qui apparut alors sur le coips du Christ fut chose miraculeuse; comme aussi le fait qu'il marcha sur les flots de la mer (saint Matthieu, ch. xiv, v. 25). Aussi bien, saint Denys, dans la lettre IV, à Caïus, dit : Les choses qui sont le propre de l'homme, le Christ les fait d'une manière qui est au- dessus de l'homme; c'est ce que montre la Vierge concevant surna- turellement, et l'eau mobile portant le poids de pieds mortels et terrestres. Il ne faut donc pas dire », conclut saint Thomas,

382 SOMME THÉOLOGIQUE.

en finissant, a comme l'a dit Hugues de Saint-Victor (ou plu- tôt Innocent III, dans le sermon sur le Mystère de la messe, liv. IV, ch. xii), que le Christ aurait assumé les dots de clarté, dans la Tiansliguralion ; d'agilité, en marchant sur la mer; et de subtilité, en sortant du sein fermé de la Vierge : parce que la dot désigne une qualité qui demeure dans le corps glorieux. Mais II eut, par mode de miracle, ce qui appartient aux dots. Et il en fut de même, quant à l'âme, pour la vision dont saint Paul vit Dieu, dans son rapt ou son ravissement, comme il a été dit dans la Seconde Partie (2''-2'"', q. 176, art. 3, ad 2""^) ».

Uad prinui/n fait observer que, « de cette parole » du véné- rable Bède, citée par l'objection, « ne résulte pas que la clarté du Ghrisl » dans la Transfiguration, « n'ait pas été la clarté de la gloire; mais que ce ne fut pas la clarlé du corps glorieux, parce que le corps du Christ n'était pas encore immortel. De même, en effet, que, par une sorte de dispense, la gloire de l'âme du Christ ne rejaillissait point sur son corps » avant la Résurrection ; « de même, par une dispense analogue, elle put rejaillir », momentanément, « quant à la dot de la clarté, sans rejaillir quant à la dot de l'impassibilité ».

L'ad secundum explique le mot imaginaire cité dans la deu- xième objection. « Cette clarté est dite avoir été imaginaire, non qu'elle ne fût la véritable clarlé de la gloire; mais parce qu'elle était une certaine image représentant la perfection de la gloire selon laquelle le corps sera rendu glorieux ».

Vad lerliam appuie sur cette dernière explication. « De même que la clarté qui était dans le corps du Christ représen- tait la future clarlé de son corps ; de même la clarté de ses vête- ments représentait la future clarté des saints, qui sera surpas- sée par la clarté du Christ comme la blancheur de la neige est surpassée par l'éclat du soleil. Aussi bien, saint Grégoire dit, au livre XXXII de ses Morales (ch. vi, ou vn), que les vêlements du Christ devinrent resplendissants, parce que dans l'apogée de la clarté d'en-Haat, tous les saints adhéreront au Christ resplen- dissants de la lumière de la justice. Sous le nom de vêtements, en effet, Il désigne les Justes qu II s'unira; selon cette parole d'Isaïe, ch. xLix (v. 18) : Tu seras revêtu d'eux tous comme d'un orne-

QUEST. XLV. DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 383

ment. Quanta la nuée lumineuse, elle signifie la gloire de l'Espril-Saint, ou la vertu du Père, comme le dit Origène (ou plutôt saint Grégoire, Morales, liv. XX, ch. xxix), par laquelle les saints dans la gloire future seront mis à couvert. Elle pour- rait aussi désigner la clarté du monde renouvelé qui sera le tabernacle ou la tente des saints. Et c'est pourquoi, tandis que Pierre se préoccupe de disposer des tentes, la nuée lumineuse enveloppe les disciples ».

La clarté dont parle l'Évangile comme étant apparue, éblouis- sante, dans la Personne de Jésus et dans ses vêtements et dans la nuée lumineuse, au jour de la Transfiguration, doit s'entendre, pour ce qui est de la clarté du corps de Jésus, de la dot qui sera un jour celle des corps glorieux ; toutefois elle n'était point dans le corps de Jésus, ce jour-là, à titre de dot des corps glorieux, puisque, en fait, le corps de Jésus n'était pas encore glorifié, et qu'il devait même, prochainement, comme Jésus l'avait annoncé à ses disciples, être soumis à la passion et à la mort. Cette clarté apparaissait là, en ce jour, pour montrer le terme glorieux auquel serait conduit, par sa passion et par sa mort, le corps de Jésus; et la clarté qui se montrait dans ses vêtements et dans la nuée lumineuse symbo- lisait le terme glorieux auquel seraient conduits les saints qui marchaient sur ses traces ; et, en raison d'eux, la transfoima- tion qui serait celle de l'univers renouvelé. Ce miracle de la Transfiguration était ordonné, nous l'avons dit, à confirmer la foi et la vertu des disciples du Christ dans l'acceptation géné- reuse du mystère de sa Passion et de sa mort, auquel tous doivent communier. Il fallait, dès lors, que tous pussent le connaître. Le Christ, cependant, n'accomplit ce miracle qu'en présence de trois de ses disciples. La question se pose de cette limitation et de ce choix. Devons-nous dire que ces quelques témoins ont été ceux qu'il fallait. Saint Thomas va nous répondre à l'arti- cle qui suit.

384 SOMME THéoLOGiQUÉ.

Article III.

Si les témoins produits pour la Transfiguration ont été ceux qu'il fallait?

Quatre objections veulent prouver que « les témoins de la Transfiguration n'ont pas été ceux qu'il fallait », La pre- mière dit que « chacun peut rendre surtout témoignage de ce qu'il connaît Or, ce qu'était la gloire future, au temps de la Transfiguration du Christ, n'était encore connu, par voie d'ex- périence, d'aucun homme, mais seulement des anges. Donc les témoins de la Transfiguration auraient être des anges, plutôt que des hommes ». La seconde objection fait observer qu' (( aux témoins de la vérité ne convient pas la fiction, mais la vérité. Or, Moïse et Élie », qui parurent dans la Transfigu- ration, (( ne furent point véritablement, mais par mode d'image. Il est dit, en effet, dans une certaine glose, sur ces mots de saint Luc, ch. ix (v. 3o), // y avait Moïse et Élie, etc. : Ce ne Jurent point le corps ou les âmes de Moïse et ci' Élie, qui apparurent ; mais ces corps furent formés en un sujet d'emprunt. On peut croire aussi que le fait se produisit par le ministère des anges, en ce sens que des anges jouèrent ce double personnage. Donc il ne semble pas que les témoins aient été ce qu'il fallait ». La troisième objection en appelle à ce qu' « il est dit, dans le livre des Actes, ch. x (v. 43) qu'au Christ, tous les prophètes rendent témoignage. Donc il ne fallait pas que les seuls Moïse et Élie fussent présents comme témoins, mais aussi tous les prophètes ». La quatrième objection dit que « la gloire du Christ est promise à tous les fidèles comme récompense, et le Christ les voulait tous exciter, par sa Transfiguration, au désir de cette gloire. Ce n'est donc pas seulement Pierre, Jac- ques et Jean, qu'il devait prendre pour être témoins de sa Transfiguration, mais tous les disciples ».

L'argument sed contra oppose simplement « l'autorité de l'Ecriture dans l'Evangile ».

QUEST. XLV. DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 385

Au corps de l'article, saint Thomas nous rappelle que « le Christ voulut se Iranfigurer pour montrer aux hommes sa gloire et les provoquer à la désirer, comme il a été dit plus haut (art. i). Or, sont amenés, par le Christ, à la gloire de l'éternelle béatitude, non seulement les hommes qui viennent après Lui, mais encore ceux qui le précédèrent; et, aussi bien, quand II marchait à sa Passion », le jour des Rameaux, (.(.tant les foules qui suivaient que celles qui précédaient criaient Hosanna, selon qu'il est dit en saint Matthieu, cli. xxi (v. 9), comme pour de- mander le salut dont II est la source. Et voilà pourquoi il était convenable qu'il y eut des témoins parmi ceux qui l'avaient précédé, savoir Moïse et Ëlie; et parmi ceux qui suivaient, sa- voir Pierre, Jacques et Jean : afin que sur la déposition de deux ou trois témoins reposât tohte la cause » {Deutéronome, ch. xix, v. i5; S. Matthieu, ch. xviii, v. 16).

Vad primuni fait oberver que « le Christ, par sa Transfigu- ration, montra à ses disciples la gloire du corps, laquelle re- garde les hommes seuls. Et voilà pourquoi il élait à propos que non pas les anges, mais les hommes, fussent produits comme témoins à ce sujet »,

Vad secundum présente une observation critique qu'il im- porte de noter. Saint Thomas déclare que « la glose » sur laquelle s'appuyait l'objection n est donnée comme ayant été tirée du livre qui a pour titre : Les merveilles de la Sainte Écriture; et ce livre n'est pas authentique, mais il est allribué faussement à saint Augustin. Dès lors, poursuit le saint Docteur, il n'y a pas à se tenir à cette glose. Et saint Jé- rôme dit, en effet, sur saint Matthieu (ch, xvii, v. 3) : Il faut considérer qu'aux scribes et aux pharisiens qui demandaient un signe du ciel, Il ne voulut pas donner de signe; mais, ici, pour augmenter la foi des Apôtres, Il donne un signe du ciel, alors que le prophète Élie descend de ou il était monté, et que Moïse res- suscite des enfers. Ce qui ne doit pas s'entendre comme si l'âme de Moïse avait repris son corps, mais en ce sens que Moïse apparut par l'entremise d'un corps qu'il avait pris, comme le font les anges quand ils apparaissent. Pour ce qui est d'Elie, il apparut dans son propre corps, lequel ne fut pas XVI. La Rédemption. 95

386 SOMME THÉOLOGIQUE.

apporté du ciel empyrée » ou du ciel des bienheureux, car Elie devant mourir un jour ne peut pas avoir été transporté dans le ciel de la gloire, « mais de quelque lieu éminenl oii il avait été enlevé dans le char de feu » (liv. IV des Rois, ch. ii, V. Il) : il serait bien difficile de préciser la nature de ce lieu; tout ce que nous savons, c'est qu'Élie a été transporté quelque part, et qu'il doit un jour revenir de pour rendre témoi- gnage au Christ et mourir ici sur notre terre, comme l'ensei- gne la tradition catholique, appuyée sur la parole du Christ (S. Matthieu, ch. xvii, v. 1 1) et sur le passage de l'Apocalypse, ch. II, v. 3-12.

L'ad tertium apporte plusieurs raisons tirées de saint Jean Chrysostome et de saint Hilaire pour justifier le choix de Moïse et Elie comme témoins de la Transfiguration. « Gomme le dit saint Jean Chrysostome, sur saint Matthieu (hom. LVI), Moïse et Élie sont introduits, pour beaucoup de raisons. La première est celle-ci. Parce que les foules disaient quil était Élie, ou Jérémie, ou l'un des prophètes, Il amène avec Lui les principaux des prophètes, afin qu'an moins par éclate la diffé- rence des serviteurs et du Seigneur. La seconde raison est que Moïse donna la loi; et Élie fut le zélateur de la gloire du Sei- gneur. Il suit de que par cela seul qu'ils apparaissent en- semble avec le Christ, est exclue la calomnie des Juifs qui ac- cusaient le Christ comme transgresseur de la loi et blasphémateur s' arrogeant la gloire de Dieu. La troisième raison est pour mon- trer qu'il a puissance sur la vie et sur la mort, et qu'il est le Juge des morts et des vivants, par cela qu'il amène avec Lui Moïse déjà mort et Élie qui vit encore. La quatrième raison est que, comme le dit saint Luc (ch. ix, v. 3i), ils parlaient avec Lui de sa sortie qu'il devait accomplir à Jérusalem, c'est-à-dire de sa passion et de sa mort. Et c'est pourquoi, afm d'affermir là-dessus l'esprit et le cœur de ses disciples, Il introduit ceux qui s'exposèrent à la mort pour Dieu; car Moïse se présenta devant Pharaon en s'exposant à la mort {Exode, ch. v et suiv.), et Élie se présenta de même devant Achab (111 Rois, ch. xviii). La cinquième raison est qu'il voulait que ses disciples imitas- sent la mansuétude de Moïse et le zèle d'Élie. Saint Hilaire

gUEST. XLV. DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 887

ajoute une sixième raison; et c'est que le Christ voulait mon- trer qu'il avait été annoncé par la loi que donna Moïse et par les prophètes dont le principal fut Elie ».

L'od qaarlnm formule une règle d'or qui s'étend bien au delà du point précis de l'objection et s'applique à toute l'éco- nomie de l'enseignement parmi les hommes, notamment dans l'ordre surnaturel et divin. « Les profonds mystères », dé- clare saint Thomas. « ne doivent pas être exposés devant tous immédiatement » et indistinctement, « mais, par l'entremise des plus grands » ou des maîtres de la doctrine, « ils doivent, en leur temps, dériver aux autres. Et c'est pour cela, comme saint Jean Chrysoslome le dit (hom. LVI), que le Christ prit les trois )) dont parle l'Évangile, « comme remportant sur les au- tres. Car Pierre excellait par Vamoar quH eut pour le Christ et aussi par le pouvoir qui lui était confié; Jtan, par le privi- lège de l'amour que le Christ eut pour lui, en raison de sa virginité, et aussi par la prérogative de la doctrine de l'Evan- gile; Jacques, par la prérogative du martyre. Et, toutefois, Il ne voulut pas que ceux-là annonçassent ce qu'ils avaient vu aux autres avant sa résurrection; de peur, comme le dit saint Jérôme {sur saint Matthieu, ch. xxvii, v. 19), que la chose ne parût incroyable en raison de son éclat et de sa grandeur, et qu'après une telle gloire la croix qui devait venir ne leur fut un scandale, ou aussi que ce mystère de la croix ne fût totalement empêché par le peuple, comme le dit le vénérable Bède (hom. XVIIl), « et aussi pour qu'ils fussent les témoins des Jaits spirituels, quand ils auraient été remplis de r Esprit- Saint », selon que le déclare saint Hilaire {sur saint Matthieu, ch. xvii).

Les témoins choisis par le Christ pour être présents à sa Transfiguration répondaient excellemment à la fin ou au but de ce miracle. Ils résumaient, à eux seuls, et sous le jour il le fallait, tout l'Ancien et tout le Nouveau Testament. Mais, dès lors, on peut se demander pourquoi l'Évangile fait men- tion d'un autre témoignage, le témoignage de la voix du Père qui se fit entendre à l'occasion de ce même miracle. Ce nou-

388 SOMMB THÉOLOGIQUE.

veau témoignage était-il nécessaire, était-il opportun? Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article IV.

S'il était à propos que fût ajouté le témoignage de la voix du Père disant : Celui-ci est mon Fils, le bien-aimé?

Quatre objections veulent prouver qu' « il n'était pas à propos que fût ajouté le témoignage de la voix du Père di- sant : Celui-ci est mon Fils, le bien-aimé ». La première ar- guë d'un texte de Job, ch. xxxiii (v. i4), oii « il est dit que Dieu parle une fois et ne répète pas une seconde Jois la même chose. Or, au baptême » de Jésus, « la voix du Père avait pro- clamé cela même. Donc il n'était pas à propos que la chose fût dite une seconde fois lors de la Transfiguration ». La se- conde objection fait remarquer qu' « au baptême, ensemble avec la voix du Père fut piésent l'Esprit-Saint sous la forme d'une colombe. Chose qui n'eut pas lieu dans la Transfigura- tion. Donc c'est mal à propos qu'intervint la voix du Père ». La troisième objection dit que le Christ commença d'en- seigner après le baptême. Et, cependant, au baptême, la voix du Père n'avait pas invité les hommes à l'écouter. Donc elle ne devait pas le faire dans la Transfiguration ». La quatrième objection déclare qu' « on ne doit pas dire à des hommes ce qu'ils ne peuvent point porter; selon cette parole marquée en saint Jean, ch. xvi (v. 12) : Tai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant. Or, les dis- ciples ne purent point porter la voix du Père. Il est dit, en effet, en saint Matthieu, ch. xvii (v. 6), que les disciples en Cen- tendunt tombèrent sur leur face et furent saisis d'une grande crainte. Donc la voix du Père n'aurait pas leur être adres- sée »,

L'argument 5ed contra oppose u l'autorité de l'Écriture dans l'Évangile » (S. Matthieu, ch. xvii, v. 5; S. Marc, ch. ix, v. 6; S. Luc, ch. IX, V. 34 et suiv.).

QUEST. XLV. DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. 889

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « l'adoption des enfants de Dieu se fait par une certaine conformité d'image du Fils de Dieu par nature. Et cela se fait d'une double ma- nière : d'abord, par la grâce de la vie présente, qui est une con- formité imparfaite; ensuite, par la gloire, qui est la confor- mité parfaite ; selon cette parole de la première épître de saint Jean, ch. m (v. 2) : Maintenant, nous sommes enjants de Dieu, sans qu'il ait encore apparu ce que nous serons ; nous savons que lorsque cela apparaîtra, nous serons semblables à Dieu, car nous le verrons tel quil est. Puis donc que par le baptême nous obtenons la grâce, et que dans la Transfiguration fut montrée par avance la gloire futuie, il convenait que soit dans le bap- tême soit dans la Transfiguration fût manifestée la filialion naturelle du Christ par le témoignage du Père, Lui seul étant pleinement conscient de cette généiation parfaite, ensemble avec le Fils et l'E^prit-Saint ».

Vad primum explique le texte emprunté au livre de Job. « Celte parole doit s'entendre de la locution éternelle de Dieu, par laquelle Dieu le Père profère le Verbe unique qui lui est coéternel. On peut dire cependant, ajoute saint Thomas, que ce même Verbe, Dieu le Pète l'a proféré deux fois, en parole corporelle, mais non pour une même lin : c'était pour mon- trer le mode divers dont les hommes peuvent participer la similitude de la filiation éternelle ».

Vadsecunduin déclare que « comme dans le baplême, fut mis en lumière le mystère de la première régénération », qui se fait par la grâce, c l'opération de la Trinité tout entière apparut, car le Fils s'y trouva, incarné, l'Esprit-Saint s'y mon- tra en forme de colombe, et le Père se manifesta dans la voix » qui se fit entendre ; " de même aussi, dans la Transfiguration, qui est le sacrement de la deuxième régénération, la Trinité tout entière apparut : le Père, dans la voix; le Fils, dans l'homme; le Saint-Esprit, dans la nuée lumineuse ». Et, si le Saint-E<pril apparut, ici et là, sous deux formes diflerentes, c'est « parce que, comme dans le baplême II donne l'inno- cence, qui est signifiée par la simplicité de la colombe; de même, dans la résurrection, Il donnera à ses élus la clarté de

SgO SOMME THÉOLOGIQUE.

la gloire et le rafraîchissement à l'endroit de tout mal, ce qui est signifié par la nuée lumineuse ».

L'ad lerliam fuit observer que « le Chiist était venu donner la grâce actuellement, landis qu'il promellait la gloire qu'il annonçait dans ses paroles. Et c'est pourquoi il était à propos que, dans la Transfiguration, les hommes fussent invités à l'écouter, non dans le baptême ».

L'ad qaarlam dit qu' « il était à propos que les disciples fus- sent terrifiés et abîmés par la voix du Père, afin de montrer que l'excellence de colle gloire qui leur était alors manifestée dépasse tout sens et toute faculté des hommes mortels ; selon celte parole de VExode, ch. xxxhf (v. 20) : Llionvne ne me verra pas qa' il paisse vivre. Et c'est ce (jue déclare saint Jérôme, sur saint Mallhlea (ch. xvn, v. 6), que la Jragililé humaine ne peut point soutenir et porter l'éclat d'une trop grande gloire. Mais à celte fragilité des hommes il est porté remède par le Christ quand 11 les introduit dans la gloire. Et c'est ce qui esl signifié par ce qu'il leur dit (S. Matthieu, ch. xvii, v. 7) : Levez-vous ; ne craignez point » .

Dans le prologue de la question 27, saint Thomas nous annonçait qu'après avoir traite du mystère de rincarnation ou de l'union hypostatique des deux natures divine et humaine dans la seule Personne du Fils de Dieu, il allait traiter de ce que le Fils de Dieu incar é avait opéré pour notre salut dans cette nature humaine qu 11 s'est unie hyposlatiquement, le saint Docleur divisait ce nouveau traité en quatre parties : l'une considérerait l'entrée du Fils de Dieu en ce monde par son Incarnation; une autre, la suite de sa vie en ce monde; la troisième, sa sortie de ce monde; la quatrième, sa gloiifi- cation après cette vie. Nous avons déjà vu les deux pre- mières parties. « Il nous faut maintenant considérer ce qui a trait à la sortie du Christ de ce monde ». Ci si le traité « de la Passion; de la mort; de la sépulture du Christ; et de sa des- cente a\i\ enfers ». Tels sont, en effel, les c|ualre points qui se rattachent à la sortie du Christ de ce inonde. Ils vont de la question ^6 à la question 62. Les Irois dernieis points occu-

QUEST. XLV. DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST. SqI

pent chacun une question. Le premier, celui de la Passion, va de la question l\6 à la question l\g. Il se divise en trois. « D'abord, de la passion elle-même (q. 46); secondement, de sa cause efficienle (q. ^y) ; troisièmement, de ses résultats ou de ses fruits » (q. /j8, lig). La Passion considérée en elle- même va donc faire l'objet de la question suivante.

QUESTION XLVI

DE L\ PA.SSION ELLE-MEME

Celle question comprend douze articles ;

S'il était nécessaire que le Christ subisse sa Passion pour la libération des liommes?

S'il était un autre mode possible delà libération des hommes?

Si ce mode de la Passion était le phis à propos?

S'il était à propos que le Christ souffrît sur la croix?

De la généralité de sa Passion?

Si la douleur qu'il éprouva dans sa Passion a été la plus grande?

7" Si toute son âme a soutîert?

Si sa Passion empêchait la joie de la fruition ?

Du temps de la Passion. io° De son lieu.

11° S'il était à propos qu'il fùl crucifié avec des larrons? 13" Si la Passion du Christ doit être attribuée à la divinité?

De ces douze articles, les onze premiers traitent de ce qui regarde directement la Passion du Christ; le douzième, d'une simple question accessoire el qu'on pourrait soulever au sujet de celte question; savoir : si c'est la nature divine qui a souf- fert dans le Christ. Pour ce qui regarde directement la Passion, il \ avait à l'étudier, d'abord, en elle-même (art. i-8) ; et puis, dans ses circonslances de temps (art. 9), de lieu (art. 10), et de milieu (art. 11). En elle-même, il faut examiner son pourquoi (art. i-/j); et son comment ou sa nature (art. 5-8). Son pourquoi, au point de vue de ce qui était de souffrir (art. 1-3); et de ce qui était de souffrir sur la Croix (art. 4). En ce qui était de souffrir, il y a à examiner si c'était chose nécessaire, pour le salut du genre humain, que le Christ souf- frît; s'il n'y avait point d'autre mode de salut; si ce mode

QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MÊME. SgS

était le plus approprié. D'abord, si le fait que le Christ souflfiît était chose nécessaire pour le salut des hommes C'est l'objet de l'article premier.

Article Premier.

S'il était nécessaire que le Christ subit sa Passion pour la libération du genre humain?

Quatre objections veulent prouver quwil n'était pas néces- saire que le Christ subit sa Passion pour la libération du genre humain ». La première dit que d le genre humain ne pouvait être libéré que par Dieu ; selon cette parole d'Isaïe, ch. XLV (v. 2i) : Est-ce que je ne sais point lahveh, le Seigneur; et n" est-il pas vrai qu'en dehors de moi il nest point de Dieu? Un Dieu juste et qui sauve, il nen est point, hors moi. D'autre part, en Dieu, il n'y a place pour aucune nécessité », quand il s'agit de son action au dehors; « parce que cela répugne à sa toute-puissance. Donc il n'était pas nf'cessaire que le Christ subît sa Passion ». La seconde objection fait observer que " le nécessaire s'oppose au volontaire. Or, le Christ est allé à sa Passion spontanément et de sa propre volonté. Il est dit, en effet, dans Isaïe, ch. lui {\ . -/) \ Il a été offert et immolé paice quil l'a voulu. Donc il n'était pas nécessaire qu'il subît sa Passion ». La troisième objection rappelle que i< comme il est dit dans le psaume (xxiv, v. lo), toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité. Or, il ne semble pas »éces- saire que le Christ subît sa Passion, à considérer la misé- ricorde de Dieu, laquelle, de même qu'elle a accordé gratuite- ment les dons, de même aussi, semble-l-il, condonne les dettes, sans exiger de satisfaction; ni, non plus, à considérer la justice divine, selon laquelle l'homme avait mérité la damnation éternelle. Donc il semble qu'il n'était point nécessaire que le Christ subît sa Passion pour la libération des hommes ». La quatrième objection déclare que « la nature angélique est plus excellente que la nature humaine; comme on le voit par

394 SOMME THÉOLOGIQUE.

saint Denys, au chapitre iv des Noms divins (de S. Th., leç. i). Or, pour la restauration de la nature de l'ange, qui avait péché, le Christ n'a pas subi de Passion. Donc il semble qu'il n'était pas nécessaire, non plus, qu'il subît la Passion pour le salut du genre humain ».

L'argument sed contra apporte le texte de saint Jean, « il est dit, ch. m (v. i4, i5) : De même que Moïse éleva le serpent dans le désert, de même il Jaal que le Fils de V homme soit élevé, afin que quiconque croit en Lui ne périsse point, mais qu'il ail la vie éternelle. Et il s'agit de l'élévation du Christ sur la Croix. Donc il semble qu'il fallait que le Christ subît sa Passion ».

Au corps de l'article, saint Thomas commence par distin- guer plusieurs sens du mot nécesscnre. « Comme Aristole le dit, au livre V des Métaphysiques (de S. Th., leç. 6; Did., liv, IV, ch. V, n. i, 2, 3), c'est de façon multiple qu'on parle de nécessaire. D'abord, on désigne par ce qui selon sa na- ture ne peut pas être autrement. De la sorte, il est manifeste qu'il n'était point nécessaire que le Christ subît la Passion, ni du côté de Dieu, ni du côté de l'homme. D'une autre ma- nière une chose est dite nécessaire en raison de quelque chose d'extérieur. Et si ce quelque chose d'extérieur est la cause efficiente ou motrice, il en résulte la nécessité de coaction ; par exemple, si quelqu'un ne peut pas marcher en raison de la violence que lui fait celui qui le détient. Si ce quelque chose d'extéiieur qui amène la nécessité est la fin » ou la cause finale, « on dira que la chose est nécessaire, à supposer la fin; ainsi, quand une certaine fin ne peut pas être réalisée ou ne peut pas l'être aussi bien, à moins que telle chose soit : dans ce cas, cette chose est dite nécessaire ou ne pouvoir pas ne pas être en raison de cette fin présupposée » '. A parler de cette double nécessité qui se dit en raison de quelque chose

1. Nous croyons devoir compléter ainsi la traduction du texte qui nous paraît fautif dans toutes les éditions, sans en excepter l'édition léonine. Elles portent : Qanndo scillcel finis aliquis aut nallo modo potesl esse,aut non potesl esse convenienler nisi tali fine prassiipposiio. La phrase ainsi repro- duite n'a pas de sens. Il a y avoir ici une partie de phrase omise par erreur des les premiers manuscrits. FI faudrait : « nisi illudsit: liinc istud dlcllur necessariwn, seu non posse non esse ex tali fine praesupposito ».

QUESTION XLVI. ^^ DE LA PASSION ELLE-MÊME. SgS

d'extérieur, « il ne fut point nécessaire que le Christ subisse la Passion, s'il s'agit de la nécessité de coaction : ni du côté de Dieu, qui décréta que le Christ subirait cette Passion », et qui le décréta par un conseil souverainement libre et indépen- dant; « ni du côté du Christ, qui subit volontairement la Pas- sion. — Mais c'était nécessaire, de la nécessité de la fin. La- quelle fin peut s'entendre d'une triple manière. D'abord, de notre côté; car nous avons été libérés par sa Passion; selon cette parole marquée en saint Jean », ch. m (v. i5), et repro- duite à l'argument sed contra : « Il faut que le Fils de l'homme soit élevé, afin qae tous ceux qui croiront en Lai ne périssent point, mais qu'ils aient la vie éternelle. En second lieu, du côté du Christ Lui-même, qui, par l'humilité » ou l'abaissement « de la Passion mérita la gloire de l'exaltation » et du triomphe. « Et à cela se rapporte ce qui est dit en saint Luc, chapitre dernier (v. 26) : // fallait que le Christ souffrît ces choses et quil entrât ainsi dans sa gloire. Troisièmement, du côté de Dieu, dont le décret porte sur la Passion du Christ annoncée par avance dans les Écritures et figurée de même dans les observances de l'Ancien Testament. Et c'est ce qui est dit en saint Luc, ch. xx (v. 22) : Le Fils de r homme va selon quil a été décrété; et, encore en saint Luc, chapitre dernier (v. 44, 46) : Ce sont les paroles que je vous ai dites, quand fêtais encore avec vous, quil était nécessaire que fussent accomplies toutes les choses qui étaient écrites à mon sujet dans la loi de Moïse et dans les prophètes et dans les psaumes; et aussi : Car il est écrit qu'il fallait que le Christ subit la Passion et ressuscitât d'entre les morts ». Nous ne saurions trop souligner la portée de cttle troisième sorte de nécessité tirée du côté du décret divin, que vient de nous marquer ici Siiint Thomas. Elle projette sur l'Écriture Sainte, notamment sur le caractère messianique des livres de l'Ancien Testament les clartés les plus vives et les plus opportunes en ces temps de modernisme rationaliste qui voudrait supprimer entièrement ce caractère de nos saints Livres.

L'ad primum fait observer que « la raison donnée par l'ob- jection procède de la nécessité de coaction du côté de Dieu »;

396 SOMME THÉOLOGIQUE.

et nous accordons qu'en effet une telle nécessité n'a pas à être invoquée ici.

Vad secandam dit que « la raison donnée par cette seconde objection procède de la nécessité de coaction du côté de l'homme », dans le Christ. Et celte nécessité, non plus, ne saurait être invoquée au sujet de la Passion.

Vad terliam déclare que « la libération de l'homme par la Passion du Christ élait chose qui convenait et à la miséricorde et à la justice de Dieu. A la justice, parce que le Christ, par sa Passion, a satisfait pour le péché du genre humain; et, de la sorte, l'homme a été libéré par la justice du Christ. A la miséricorde, parce que l'homme ne pouvant ^oint par lui- même satisfaire pour le péché de la nature humaine tout en- tière, comme il a été vu plus haut (q. 1, art. 2, ad 2"'"), Dieu lui a donné, pour satisfaire à sa place, son propre Fils; selon cette parole de l'Épître aax Romains, ch. m (v. 2/i, 26) : Justi- fiés grataiiement par sa grâce, par la rédemption qui est dans le Christ Jésus, lequel a été constitué par Dieu en propitiation par la Joi quon a en Lui. Et ce fut une plus grande miséricorde que si Dieu avait remis les péchés sans satisfaction. Aussi bien est il dit dans l'Épitre aux Éphésiens, ch. 11 (v. 4, 5) : Dieu, qui est riche en miséricorde, par Vextrême charité dont II nous a aimés, cdors que nous étions morts par le péché, nous a redonné la vie avec le Christ dans le Christ ».

L'ad quartum rappelle, d'un mot, que « le péché de l'ange n'était point remédiable, comme le péché de l'homme, ainsi qu'on le voit par ce qui a été dit plus haut, dans la Première Partie » (q. 64, art. 2).

A considérer Dieu dans sa nature, ou le Christ sous sa rai- son de Dieu-Hommo, il n'était nullement nécessaire que le Christ se soumette à la Passion. Ce ne l'était pas, non plus, à considérer l'hypothèse d'une aclion extérieure faisant violence soit à Dieu soit au Christ. Car soit Dieu soit le Christ sont d'une souveraine indé|)endance à l'endroit de tout agent exté- rieur. Et si la Passion est entrée dans leur champ d'action, c'est qu'ils l'ont voulu d'une volonté souverainement libre.

QUESTION XLVr. DE LA PASSION ELLE-MÊME. S97

Toutefois, nous pouvons parler d'une certaine nécessité, quand il s'agit de la Passion du Christ. C'est la nécessité qui se lire de la fin. Elle existe quand une fin ne peut pas être obtenue, ou ne peut pas l'être aussi excellemment à moins que telle chose soit. Dans ce cas, cette chose est nécessaire en raison de cette fin. Et cela veut dire qu'elle ne peut pas ne pas être si l'on veut que telle fin soit obtenue ou soit obtenue de telle manière. C'a été le cas de la Passion du Christ. Celle Passion était nécessaire, d'une part, afin que le genre humain perdu par le péché fût sauvé selon le mode de perfection qu'il plai- sait à Dieu de vouloir dans son infinie justice et dans son infinie miséricorde; d'un autre côté, afin que le Christ fût glorifié selon le mode d'excellence que Dieu encore avait décrété; et, enfin, parce que Dieu avait annoncé d'avance celte Passion, dans ses Écritures, comme devant être un jour, et que la parole de Dieu étant infaillible, il fallcit qu'elle se réalise. Nous venons de dire que la Passion du Christ était nécessaire pour la libération du genre humain. Quel est bien le sens de cette parole. Devons-nous en conclure que sans la Passion du Christ le genre humain ne pouvait pas être sauvé; ou devons-nous dire, au contraire, qu'il pouvait y avoir d'au- tres modes de libération de la nalure humaine, en dehors du mode de la Passion du Christ. C'est ce qu'il nous faut mainte- nant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article II.

S'il était quelque autre mode possible de libération de la nature humaine, en dehors de la Passion du Christ?

Quatre objections veulent prouver qu' u il n'était pas d'autre mode possible de libération de la nature humaine, en dehors de la Passion du Christ ». La première apporte le témoignage de ce que c le Seigneur dit, en saint Jean, ch. xii

(v. 24, 25) : Si le grain de froment tombant dans la terre ne meurt pas, il demeure seul; si, au contraire, il meurt, il porte

398 SOMME THÉOLOGIQUE.

beaucoup de fruits; el saint Augustin dit que le grain dont par- lait le Seigneur nfHait autre que Lui-même. Si donc II n'avait pas subi la mort, 11 n'aurait point porté d'une autre manière le fruit de notre libération ». La seconde objection apporte cet autre passage, d le Seigneur dit au Père, en saint Mat- thieu, ch. XXVI (v. [\i) : 0 mon Père, si ce calice ne peut point passer sans que Je le boive, que votre volonté se fasse. Et II parle, là, du calice de sa Passion. Donc la Passion du Christ ne pouvait point passer. Et saint Hilaire explique : A cause de cela ce calice ne pouvait point passer sans que le Christ le boive, parce que nous ne pouvions être restaurés que par sa Passion » . La troisième objection fait observer que « la justice de Dieu exigeait, pour que l'homme fût libéré du péché, que le Christ satisfasse par sa Passion. Or, le Christ » ou Dieu « ne peut point passer ou transgresser sa jus^lice. Il est dit, en effet, dans la seconde Épître à Timothée, ch. 11 (v. i3) : Si nous ne croyons pas, Lui demeure fidèle ; car II ne peut pas se nier Lui- même. Or, Il se nierait Lui-même, s'il niait sa justice, étant Lui-même sa justice. Donc il semble qu'il n'était point possi- ble que l'homme fût libéré d'une autre manière que par la Passion du Christ ». La quatrième objection déclare que « sous la foi ne peut pas tomber le faux. Or, les anciens Pè- res », dans l'Ancien Testament, « crureut que le Christ subi- rait sa Passion. Donc il semble qu'il ne se pouvait pas que le Christ ne subisse la Passion ».

L'argument 5<?(i contra est un texte très net de « saint Au- gustin, au livre XIII de la Trinité (ch. x) », il est « dit : Le mode selon lequel Dieu daigne nous libérer par le médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homtfie, nous affirmons qu'il est bon et en harmonie avec la majesté divine; mais montrons aussi quily avait d'autres modes possibles pour Dieu, au pouvoir de qui toutes choses sont également soumises » .

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit qu' « une chose peut être dite possible ou impossible d'une double ma- nière : purement et simplement ou absolument; et par hypo- thèse, ou telle supposition étant faite. A parler purement et simplement et d'une façon absolue, il était possible à Dieu de

^ QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MÊME. SqQ

libérer l'homme d'une autre manière que par la Passion du Christ; parce qu'il nest rien qui soit impossible pour Dieu, comme il est dit en saint Luc, ch. i (v. 87). Mais, si l'on fait une certaine supposition, la chose était impossible. C'est qu'en effet, parce qu'il est impossible que la prescience de Dieu se trompe et que sa volonté ou son décret soit cassé, si nous supposons la prescience et la préordination de Dieu touchant la Passion du Christ, il n'était point possible simultanément » ou conjointement avec celte prescience et cette préordination « que le Christ ne subisse pas la Passion, et que l'homme soit libéré d'une autre manière que par celte Passion du Christ. Et la raison est la même pour tout ce qui tombe sous la pres- cience et la préordination de Dieu, comme il a été vu dans la Première Partie » (q. i4, art. i3; q. 22, art. 4; q- 28, art. 6).

L'ad primum répond que « dans ce passage, le Seigneur parle en supposant la prescience et la préordinalion de Dieu, selon laquelle il était ordonné que le fruit du salut des hom- mes ne serait obtenu que par la Passion du Christ ».

« El c'est de même qu'il faut entendre ce qui était objecté en second lieu : Si ce calice ne peut point passer sans que je le boive, c'est-à-dire : parce que vous l'avez ainsi disposé. Et aussi bien 11 ajoute : que voire volonté se fasse ».

Vad tertium déclare que a cette justice de Dieu », dont parlait l'objection, « dépend, elle aussi, de la volonté divine exigeant du genre humain la satisfaction pour le péché. Au- trement, s'il eût voulu sans aucune satisfaction libérer l'homme du péché. Il n'eût pas agi contre la justice. Ce juge-là, en effet, ne peut point, la justice élant sauve, remet- tre la faute ou la peine, qui doit punir la faute commise con- tre quelque autre, par exemple contre un autre homme, ou contre toute la république, ou contre un prince supérieur. Mais Dieu n'a pas de supérieur, Il est Lui-même le bien su- prême et commun de tout lunivers. Il s'ensuit que s'il remet le péché qui a raison de faute parce qu'il est commis contre Lui, Il ne fait injure à personne; comme un homme quelcon- que, s'il remet l'offense commise contre lui, sans satisfaction, il agit avec miséricorde et non d'une façon injuste. Aussi

4oO SOMME THÉOLOGIQUe.

bien, David, implorant la miséricorde, disait (Ps. i, v. 6) : Xai péché contre vous seul; comme pour dire : Vous pouvez sans injustice me pardonner ».

L'ad quartum fait observer que « la foi des hommes, et aussi les Écritures divines, qui établissent cette foi, reposent sur la prescience et la préordination de Dieu. Et c'est pour- quoi la raison est la même pour la nécessité qui provient de leur supposition et pour la nécessité qui provient de la pres- cience et de la volonté divine ».

Absolument parlant, la libération du genre humain déchu pouvait se faire d'uuiré manière que par la Passion du Christ. Et. par exemple. Dieu pouvait purement et simplement con- donner à l'homme son péché, n'en tenant plus aucun compte, par pure miséricorde. Mais étant donné que pour les raisons marquées à l'article précédent et qui étaient en si par- faite harmonie avec tous ses attributs, il avait plu à Dieu de décréter que c'est par ce moyen de la Passion du Christ que le genre humain serait libéré, décret qu'il avait Lui-même ma- nifesté par avance dans ses Livres saints, il n'y avait plus que ce moyen qui pût délivrer les hommes de leurs péchés. Ce mode-là était donc désormais, en fait, le seul possible. Mais faut-il dire qu'il était aussi le plus à propos et le plus excel- lent; ou pouvons-nous supposer qu'un autre moyen eût été meilleur et plus excellent que celui-là. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article III.

Si quelque autre mode de libération de l'homme eût été plus convenable que celui de la libération par la Passion du Christ?

Trois objections veulent prouver qu' « un autre mode de libération de l'homme eût été plus convenable que le mode de libération par la Passion du Christ ». La première dit que

QUESTION XLVr. DE LA PASSION ELLE-MEME. /|0I

la nature, dans son opération, imite l'œuvre divine, comme étant mue et réglée par Dieu. Or, la nature ne fait point par deux ce qu'elle peut faire par un. Puis donc que Dieu pouvait libérer l'homme par sa seule volonté propre, il ne semble pas avoir été convenable que pour la libération du genre hu- main, Il ait eu recours à la Passion du Christ ». La se- conde objection déclare que « les choses qui se l'ont par voie naturelle se font plus convenablement que celles la vio- lence intervient; parce que ce qui est violent est comme une enUdlle ou un détachement de ce qui esl selon la nature, ainsi qu'il dit est au livre du Ciel et du Monde (liv. II, ch. m, n. i ; de S. Th., leç. f\). Or, la Passion du Christ amena la mort d'une façon violente. Donc il eût été plus convenable que le Christ libère les hommes en mourant de mort naturelle, plutôt que de subir la Passion ». La troisième objection en appelle à ce qu' « il semble souverainement convenable que celui qui détient une chose par la violence et injustement soit dépouillé ou spolié par la puissance du supérieur; et voilà pourquoi il est dit dans Isaïe, ch. lu (v. 3) : Vous ave: ('dé achetés gratuite- ment et rachetés sans argent. Or, le démon n'avait aucun droit sur l'homme, qu'il avait déçu par fraude et qu'il détenait sou- mis à sa servitude par une certaine violence. Donc il semble qu'il eût été souverainement convenable que le Christ dé- pouille le démon par sa seule puissance, en dehors de la Passion ».

L'argument sed contra apporte un texte formel de « saint Au- gustin, au livre XIII de la Trinité (ch. x) », il est« dit : Pour guérir noire misère, il ne fut pas de mode plus convenable que par la Passion du Christ ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « (juand il s'agit d'un moyen destiné à atteindre une certaine lin, ce moyen sera d'autant meilleur que par lui on aura plus de choses con- courant à la bonne obtention de la fin. Or, par cela que l'homme a été libéré par la Passion du Christ, de nombreuses choses se sont rencontrées ayant trait au salut des hommes, en plus de la libéralion du péché. Par là, en efl'et, d'abord, l'homme connaît à quel point Dieu l'a aimé et il est provoqué à l'aimer XVI. La Rédemption. a6

/|02 SOMME THEOLOGIQUE.

en retour, ce en quoi consiste la perfection du salut de l'homme. Aussi bien l'Apôtre dit, aux Romains, ch. v (v, 8, 9) : Dieu fait éclater sa charité pour nous, quand, alors que nous étions ses enne- mis, le Christ est mort pour nous. Secondement, par II nous a donné l'exemple de l'obéissance, de l'humilité, de la cons- tance, de la justice et des autres vertus qui se sont montrées dans la Passion du Christ, lesquelles sont nécessaires au salut de l'homme. De vient qu'il est dit, dans la première Épître de saint Pierre, ch. 11 (v. 21) : Le Christ a soujjert pour nous sa Passion, nous laissant un exemple, afin que nous marchions sur ses traces. Troisièmement, le Christ, par sa Passion, non seule- ment a délivré l'homme du péché, mais encore lui a mérité la grâce de la justification et la gloire de la béatitude, comme il sera dit plus loin (q. /jS, art. i ; q. 49, art. i, 5). Quatrième- ment, par a été marquée à l'homme une plus grande néces- sité de se conserver exempt de péché; selon cette parole de la première Épître aux Corinthiens, ch. vi (v. 20) : Vous avez été achetés d'un grand prix : glorifiez et portez Dieu dans votre corps. Cinquièmement, il en est résulté une plus grande dignité » pour l'homme : « en ce sens que l'homme ayant été trompé et vaincu par le démon, c'est pourtant l'homme qui, à son tour, a vaincu le démon, et de même que l'homme avait mérité la mort, c'est encore l'homme qui, en mourant, a triomphé de la mort, comme il est dit dans la première Épître aux Corinthiens , ch. XV (v. 57) : Grâces soient rendues à Dieu qui nous a donné la victoire par Jésus-Christ. Pour toutes ces raisons, il était plus convenable que nous fussions libérés par la Passion du Christ que par la seule volonté de Dieu ».

L'ad primam a une réponse exquise, u Même la nature, pour qu'une chose soit faite plus convenablement, y applique plu- sieurs choses : c'est ainsi qu'elle donne, pour voir, deux yeux. El la même chose se constate dans les autres choses ».

Vad secundum répond que « comme le dit saint Jean Chry- sostome » (ou plutôt saint Athanase, dans son discours sur l'Incarnation du Verbe), « le Christ était venu détruire non point sa mort, car II n'en avait pas, étant la vie elle-même, mais celle des hommes. Aussi bien, ce n'est point par sa mort propre qu'il déposa

QUESTION XLVr. DE LA PASSION ELLE-MEME. ^oS

son corps, mais II reçut celle mort des hommes. Si, en ejjel, H avait été malade et que son corps se fût dissous à la vue de tous, Il ne convenait pas que Celui qui guérissait les infirmités des autres eût son propre corps languissant sous les infirmités. Si, en dehors de toute maladie. Il eût déposé son corps à l'écart et qu ensuite II fût apparu de nouveau, on n'aurait pas cru à lajfirmation de sa résurrection. Comment, en effet, eût éclaté la victoire du Christ sur la mort, si ce nest qu'ayant souffert cette mort aux yeux de tous. Il prouvait qu'elle était morte par l'incorruptibilité de son corps » ressuscité.

L'ad terlium accorde que « le démon avait attaqué l'homme d'une manière injuste. Mais c'était d'une manière juste que l'homme, à cause du péché, avait été abandonné par Dieu à la servitude du démon. Il était donc convenable que l'homme fût libéré de la servitude du démon par voie de justice, le Christ satisfaisant à sa place par sa Passion. Il était aussi souveraine- ment convenable, pour vaincre l'orgueil du démon qui a déserté la justice et recherché la puissance, que le Christ triomphe du démon et délivre l'homme, non par la seule puissance de la divinité, mais aussi par la justice et l'humilité de la Passion, comme le dit saint Augustin au livre XIII de la Trinité » (ch. XIII, XI v).

Il est très vrai que Dieu aurait pu, s'il l'eût voulu, délivrer l'homme et le rétablir dans son premier état par une pure con- donation de l'ofTense et par le seul efTet de sa toute-puissance arrachant au démon la proie qu'il s'était injustement arrogée. Mais il était bien plus convenable qu'il ordonne à ce double effet la Passion du Christ. Des avantages inappréciables et de toute nature, en devaient résulter pour l'œuvre de salut qu'il lui plaisait de vouloir réaliser. Mais l'obtention de ces avan- tages, attachée à la Passion du Christ, demandait-elle que cette Passion eût lieu sur la Croix. Était-ce le mode qui convenait le mieux? Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

4o4 SOMME THÉOLOGIQUE.

Article IV. Si le Christ devait subir sa Passion sur la Croix?

Trois objections veulent prouver que « le Christ ne devait pas subir sa Passion sur la Croix ». La première dit que « la vérité doit répondre à la figure. Or, comme figures du Christ précédèrent tous les sacrifices de l'Ancien Testament^ dans les- quels les animaux tombaient sous le glaive et ensuite étaient consommés par le feu. Donc il semble que le Christ n'aurait pas subir sa Passion sur la Croix, mais plutôt être frappé du glaive ou passer par le feu ». La seconde objection en appelle à « saint Damascène », qui (au livre I, ch. xi et au livre III, ch. xx) « dit que le Christ ne devait point assumer les passions infamantes . Or, le supplice de la Croix paraît être le plus infa- mant et le plus ignominieux ; et c'est pour cela qu'il est dit, au livre de la Sagesse, ch. ii (v. 20) ; Condamnons-le à la mort la plus honteuse. Donc il semble que le Christ ne devait pas subir le supplice de la Croix »>. La troisième objection rappelle que « du Christ il est dit : Béni Celui qui vient au nom du Sei- gneur ; comme on le voit par saint Matthieu, ch. xxi (v. 9). Or, le supplice de la Croix était un supplice de malédiction; selon cette parole du Deutéronome, ch. xxi (v. 28) : Maudit de Dieu est celui qui est pendu au bois. Donc il semble qu'il n'était pas convenable que le Christ fût crucifié ».

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, dans l'Épître aux Philippiens , ch. 11 (v. 8) : // s'est Jait obéissant jusqu'à la mort et à la mort sur la Croix ».

Au corps d'article, saint Thomas, tout rempli des lumières du ciel et sachant bien que le point de doctrine qu'il étudie ici est le scandale de la fausse sagesse, tandis qu'il est le dernier mot de la sagesse divine, prononce, dès le début, cette formule superbe : « Voici ma réponse : Il faut dire qu'il était souverai- nement convenable que le Christ subisse le supplice de la Croix : respondeo : dicendum quod convenienlissimum Juit Christum pati

QUESTION XL VI. --DE LA PASSION ELLE-MEME. 4o5

mortem crucis n. Et il ramène au nombre sept, comme à un nom- bre particulièrement sacré, les innombrables raisons qui jus- tifient son affirmation magnifique. « Premièrement, comme exemple de vertu. Saint Augustin dit, en effet, au^livre des Quatre-vingt-trois Questions (q. xxv) : La Sagesse de Dieu s'est faite homme pour nous donner l'exemple de la rectitude de vie que nous devions reproduire. Or, à cette rectitude de vie il appartient de ne point craindre ce qui ne doit pas être craint. D'autre part, il est des hommes, qui, sans craindre la mort elle-même, ont hor- reur de tel genre de mort. Il Jallait donc montrer, par la croix du Dieu-homme, qu'aucun genre de mort ne devait être craint par l'homme en qui se trouve la rectitude de vie. Et, en ejfet, parmi tous les genres de mort, il n'en était aucun qui fût plus exécrable et plus redoutable que celui-là ». De vient que la Croix du di- vin Crucifié devait être, ouvert pour tous et accessible à tous, le code par excellence de toute perfection, de tout héroïsme, de toute sainteté. « Secondement, parce que ce genre de mort » et de supplice « convenait le. plus à la satisfaction pour le péché du premier père, qui consista en ce que, contre l'or- dre de Dieu, il prit le fruit de l'arbre défendu. Il convenait donc que le Christ, devant satifaire pour ce péché, souffrît d'être attaché à l'arbre » de la Croix, « comme pour restituer ce qu'Adam avait pris; selon cette parole du psaume (lxviii, V. 5) : Ce que je n'avais point pris, Je le payais alors. Aussi bien saint Augustin dit, dans un Sermon de la Passion, Adam méprisa le précepte, en prencmt du fruit de l'arbre; mais tout ce qu'Adam avait perdu, le Christ le retrouva sur la Croix ». Et l'on connaît le beau rapprochement que l'Eglise elle-même a fait dans la Préface de la Croix et de la Passion : a ajin que celui qui avait triomphé sur l'arbre fût également vaincu sur l'arbre : ut qui in ligno vincebat in ligno quoqueyinceretur ». Ce rapproche- ment d'ailleurs ne laisse pas que de confirmer l'interprétation traditionnelle du récit de la Genèse, entendant ce récit dans son sens réel et historique, contrairement aux nouveautés d'une exégèse trop hardie. « La troisième raison est que, comme le dit saint Jean Chrysostome dans son sermon de la Passion (hom. 1, II), // a subi la Passion élevé dans les airs et non enjermé

/|06 SOMME THÉOLOGIQUE.

SOUS un toit, afin que la nature de l'air, elle aussi, se trouvât purifiée. Du reste, la terre, elle encore, piwticipait au même bien- fait, purijiée par le sang qui découlait du côté du Christ trans- percé. Et, sur cette parole, marquée en saint Jean, cJi. in(v. i4), H faut que le Fils de r homme soit élevé» de terre, » ïhéophylacte dit : Quand tu entends le mot élevé, comprends quil s'agit d'une suspension en haut : a fui qu'il sanctifiât l'air, Lui qui avait sanc- tijié la terre en marchant sur elle. La quatrième raison est que par cela même qu'il meurt » sur la Croix, o élevé » dans les airs', (( Il nous prépare l'ascension au ciel, comme le dit saint Jean Chrysostome » (ou plutôt S. Athanase , ouvrage pré- cité). « Et de vient que Lui-même dit, en saiilt Jean, ch. xii (v. 32, 33) : Quand f aurai été élevé de terre, f attirerai tout à moi». «La cinquième raison» porte sur ce que la forme même de l'instrument de « ce supplice convient au salut uni- versel du monde entier. Aussi bien saint Grégoire de Nysse dit que la figure de la Croix partant d'an point central et se divi- sant en quatre branches, signifie la vertu et la providence de Celui qui y fat attaché, vertu et providence qui sont répandues en tout lieu. Saint Jean Chrysostome » (ou plutôt S. Athanase, endroit précité) « dit aussi que sur la Croix le Christ meurt les mains étendues, pour attirer, d'une main, l'ancien pp.uple, et, de l'autre, ceux qui sont parmi les nations. La sixième raison est que par ce genre de mort sont désignées les diverses vertus. Aussi bien saint Augustin dit, au livre De la grâce de l'Ancien et du Nouveau Testament (ch. xxvi) : Ce n'est pas en vain qu'il a choisi ce genre de mort, pour se J aire le Maître de la largeur, de la hau- teur, de la longueur et de la profondeur dont parle l'Apôtre (aux Éphésiens, ch. m, v. 18). La largeur, en effet, se trouve dans ce bois qui traverse en haut la Croix ; et cela se rapporte aux bonnes œuvres; car c'est que les mains sont étendues. La longueur se trouve dansjcette partie qui va du bois transversal Jusqu'à terre : c'est qu'il se tient et qu'il demeure ou qu'il persévère ; chose qui

1. Les diverses éditions porlenl ici in ca (ou encore, d'eux d'entre elles //( allô). In ea sérail, mis pour in cruce ; mais cetie leçon paraît peu dans la ligne du texte. Nous croyons (ju'il faul plulôt : in tiUo, c'esl-à-dire. dans l'air, dans les airs.

QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MÉME. IxÙ"]

est attribuée à la longanimité. La hauteur se trouve dans cette par- tie du bois, qui va de la partie transversale vers le haut, c'est-à- dire vers la tête du crucifié : et, en ejjet, c'est en haut qu'est l'at- tente de ceux qui ont la bonne espérance. Quant à cette partie du bois qui est fixée en terre et s'y trouve cachée, portant tout le reste, elle signifie la projondeur de la grâce gratuite. Et, comme le dit encore saint Augustin, sur saint Jean (tr. CXIX), le bois ou étaient fixés les membres du supplicié qui soujjrait était aussi la chaire du Maître qui enseignait. -- La septième raison est^que ce genre de mort » ou de supplice « répondait à de nombreu- ses figures » qui avaient précédé dans l'Ancien Testament. <( Gomme, en effet, le dit saint Augustin dans son Sermon de la Passion, ce fut une arche en bois qui sauva le genre humain des eaux du déluge; quand le peuple de Dieu sortit de l'Egypte, ce fut avec un bâton que Moïse divisa la mer, engloutit le Pharaon, et racheta le peuple de Dieu ; le même Moïse jeta du bois dans l'eau et changea l'eau amère en eau douce; la verge en bois tire une eau salutaire du rocher spirituel; pour vain- cre Amalec, Moïse fient le bâton dans ses fnains étendues con- tre lui; la loi de Dieu est aussi confiée à l'arche du Testament qui était en bois; tout cela pour venir, comme par des degrés, au bois de la Croix » .

L'ad primurn répond que « l'autel des holocaustes, sur le- quel s'offraient les sacrifices des animaux » dans l'Ancien Tes- tament, « était fait de bois, comme il est marqué au livre de VExode, ch. xxvii (v. i); et, de ce chef, la vérité correspond à la figure. D'autre part, il n'est pas nécessaire qu'elle lui corres- ponde en tout ; sans quoi, ce ne sercdt plus la similitude ou la figure, mais la vérité elle-même, comme le dit saint Jean Damas- cène, au livre III (ch. xxvi). Toutefois », dans le détail ou « spécialement, comme le dit saint Jean Chrysostome » (ou plutôt S. Athanase, endroit précité), « le Christ n'a point sa tête coupée, comme saint Jean; Il n'est point scié, comme Isaïe, afm de présenter à la mort son corps tout entier; non divisé, et pour ne point Journir de prétexte à ceux qui veulent diviser son Église. Quant au feu matériel, il fut remplacé, dans l'holo- causte du Christ, par le feu de la charité ».

4oS SOMME THÉOLOGIQUE.

IjCid seciuuUun dit que « le Christ refusa d'assumer les pas- sions défectueuses qui ont trait au manque de science ou de grâce ou de vertu; mais non point celles qui ont trait à l'in- jure venue du dehors : bien plus, comme il est dit, aux Hébreux, ch. xn (v. 2), // supporta la Croix, méprisant la confusion ».

L'rtd terliuni fait observer que « comme ledit saint Augustin, au livre XIV Contre Fausle (ch. iv et suiv.), le péché est mau- dit; et, par conséquent, la mort et la mortalité qui provien- nent du péché. Or, la chair du Christ Jut mortelle, portant la similitude de la chair du péché. Et, à cause de cela. Moïse l'ap- pelle maudite, comme l'Apôtre l'appelle aussi péché, quand il dit, dans la seconde épîlre aux Corinthiens , ch. v (v. 21) : Celui qui ne connaissait pas le péché. Dieu l'a fait péché pour nous, sa- voir par la- peine du péché. Ce n'est pas, en ejjet, chose plus forte, (juil soit dit qu'il a été maudit de Dieu. Car si Dieu n'avait point haï le péché, Il /l'aurait pas envoyé son Fils pour prendre et enlever la chair de péché. Reconnais donc avoir pris la ma- lédiction pour nous celui que tu reconnais être mort pour nous. Aussi bien est-il dit, aux Galates, ch. m (v. i3) : Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, devenu maudit pour nous ».

Uien n'était plus en liartn(Hiie avec la sagesse de Dieu et ne devait mettre cette sagesse dans un plus beau jour, que le choix du supplice de la Croix pour le Verbe fait chair, destiné à subir pour nous, dans sa chaii', la peine du péché que nous aurions dii subir nous-mêmes. Mais comment devons-nous concevoii' cette peine du péché subie pour nous par le Christ dans son supplice de la Croix. Faut-il dire que le Christ, dans sa Passion, a subi toutes les soulï'rances, au |)oint de n'en avoir laissé aucune qu'il n'ait prise et subie ; puisque aussi bien nos pécliés qu'il venait expier méritaient tous les supplices et toutes les souttrances. La question est du plus haut intérêt; car elle nous permettra d'apprécier ce que le Christ a fait pour nous dans son supplice d'expiation. Saint Thomas va nous ré- pondre à l'article qui suit.

QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MÊME. l\Og

Article V. Si le Christ a subi toutes les souffrances?

Trois objecUons veulent prouver (jue u le Christ a subi » teutes les soulïVances ou u toutes les passions ». La première est un texte de « saint Hilaire, au livre X de la Trinité » il est « dit : Le Fils unique de Dieu, parachevant le sacrement » ou le mystère « de sa mort, témoigne avoir consommé en Lui tous les genres de passions » ou de tortures « humaines, lors(iue, ayant incliné la tête, Il rendit l'esprit. Il semble donc qu'il a subi tou- tes les passions » ou tortures « humaines ». La seconde objection cite un texte d'Isaïe, ch. lu (y. i3, i^), « il est dit : Voici que mon serviteur prospérera, et II grandira, et II sera exalté, et II sera souverainement élevé, au plus haut point ; et beau- coup ont été dans la stupeur en le voyant ; de même Usera défiguré, son aspect n'étant plus celui d\m homme, ni son visage celui des en- fants des hommes. Or, le Christ a été exalté selon qu'il a eu toute grâce et toute science : et c'est en raison de cela que les hom- mes dans la stupeur l'ont admiré. Donc il semble que dans l'humiliation II a subir toute passion » ou torture « hu- maine I). La troisième objection rappelle que « la Passion du Christ était ordonnée à délivrer l'homme du péché, comme il a été dit plus haut (art. i, 2, 3; q. 1/4, art, 1). Or, le Christ venait libérer les hommes de tous les genres de péchés. Donc Il a subir tous les genres de passions » ou de tortures et de souffrances.

L'argument sed contra oppose qn 0 il est dit, en saint Jean, ch. XIX (v. 3'i, 33), que les soldats brisèrent les jambes du pre- mier et aussi de Vautre qui étaient crucifiés avec Jésus ; mais étant venus à Jésus, ils ne brisèrent point ses jambes. Donc II n'a pas subi toutes les tortures humaines ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « les passions » ou soutîrances et tortures « humaines peuvent se considérer d'une double manière. Premièrement, dans leur

410 SOMME THÉOLOGIQUE.

espèce. Et, de cette sorte, il n'a point fallu que le Christ soufTrît toutes les passions » ou tortures « humaines. Il en est, en effet, beaucoup qui sont contraires entre elles » et qui, par suite, s'excluent l'une l'autre ; « comme, par exemple, la combus- tion dans le feu et la submersion dans l'eau. Car nous parlons maintenant des passions ou des souffrances dues à une action violente provenant du dehors. Il ne convenait pas, en eff'et, que le Christ éprouvât en Lui les passions » ou souffrances (' qui ont pour cause un désordre intérieur, comme sont les maladies corporelles. C'est ce que nous avons établi plus haut (q. ili, art. ^). Mais, à considérer le genre » et non plus l'espèce « des passions » ou des souffrances et des tortures hu- maines, « le Christ a souffert ou subi toutes ces passions » ou souff'rances « humaines. On peut s'en rendre compte par une triple considération. D'abord, du côté des liommes. Il a souffert, en effet, de la part des Gentils et de la part des Juifs; de la part des hommes, et de la part des femmes, comme on le voit par les servantes accusant Simon Pierre. lia souffert aussi de la part des princes, de la part de leurs ministres ou servi- teurs, et de la part du peuple ; selon cette parole du Psaume (il, V. 1,2): Pourquoi les nations ont-elles Jrémi, et pourquoi les peuples ont-ils ourdi de vains complots. Les rois de la terre se sont levés et les princes se sont rassemblés et réunis contre le Seigneur et contre son Christ. Il- a souffert encore de la part de ses inti- mes et de ses connaissances, comme on le voit pour Judas qui le trahit et par Pierre qui le renie. En second lieu, la même chose apparaît du côté de ce en quoi l'homme peut souffrir. Car le Christ a souffert dans ses amis qui l'abandonnent; dans sa réputation, par les blasphèmes vomis contre Lui ; dans son honneur et dans sa gloire, par les dérisions et les insultes dont Il fut l'objet; dans ses biens, par cela qu'il fut même dépouillé de ses vêtements; dans son âme, par la tristesse, l'ennui, la crainte; dans son corps, par les blessures et les coups de la llagellation. En troisième lieu, on peut considérer cette universalité de souffrances quant aux membres du corps. Le Christ, en eff'et, souffrit, dans la tête, l'enfoncement des épines; dans les mains et dans les pieds, l'enfoncement des clous; sur

QUESTION XLVl. DR LA PASSION ELLE-MÊME. /4 I I

sa face, les soulïlels et les crachats; dans tout son corps, les coups de la flagellation. Il souflVit aussi dans tous les sens de son corps : dans le toucher, flagellé et percé de clous; dans le goût, abreuvé de fiel et de vinaigre; dans l'odorat, pendu à un gibet dans un endroit fétide, infecté de l'odeur des cadavres, qui s'appelail le lieu du crâne; dans l'ouïe, déchiré par les cris de ceux qui le blasphémaient et le raillaient; dans la vue, apercevant sa mère et le disciple quil aimait tout en larmes ». Gomme ce dernier trait achève bien ce tableau si poignant des souffrances ou des tortures endurées par le Christ dans sa Passion. trouver, en moins de mots, un tableau plus com- plet et plus émouvant de ces souffrances et de ces tortures, qui devaient être, nous l'expliquerons bientôt, le prix de notre rachat.

h\id primum dit que « cette parole de saint Hilaire se doit entendre de tous les genres de passions ou de souffrances, non de toutes les espèces ».

L'ad secundum fait observer que « dans ce texte d'Isaïe que citait l'objection, la similitude porte non sur le nombre des passions et des grâces, mais sur la grandeur des unes et des autres; car de même que le Christ a été élevé au-dessus de tous dans les dons de la grâce, pareillement II a été jeté au- dessous de tous par l'ignominie de la Passion ».

L'ad tertium déclare que u s'il s'agit de ce qui pouvait suffire, la plus petite passion » ou souffrance a du Christ suffisait pour racheter le genre humain de tous les péchés ; mais, du côté de la convenance », s'il fallait une certaine universalité, il n'était point nécessaire cependant que le Christ subisse toutes les espè- ces de souffrances; nous avons môme dit que c'était chose impossible ; « il était suffisant qu'il souffre tous les genres de passions » ou de tortures, « comme il a été déjà dit » (au corps de l'article).

A considérer le mode ou le comment de la Passion du Christ achevée sur la Croix, nous devons reconnaître que du côté de l'étendue des souffrances ou de leur nombre, il fallait, pour l'harmonie de notre rédemption, qu'il les éprouve ou les su-

ai 2 SOMME THEOLOGIQUE.

bisse toutes : non certes au point de vue nunmérique, ni même spécifique; mais au point de vue générique. Et cela veut dire qu'il n'est aucun genre de souffrances venues du dehors, soit du côté de ceux qui font souffrir par leurs méfaits, soit du côté des biens dont la privation violente constitue l'objet de la souf- france, soit du côté des membres et des sens du corps, qui sont atteints par la cause de la souffrance, que le Christ n'ait eu à subir au cours de sa Passion. Mais que penser de ces mêmes souffrances ou de celte Passion du Christ, selon que nous en considérons l'intensité de douleur. Devons-nous dire que la douleur de la Passion du Christ a dépassé toute autre douleur, qu'elle a été plus grande que toutes les autres dou- leurs. Ici encore la question revêt un intérêt poignant; car elle va nous aider à mieux connaître ce que le Christ a fait pour nous et ce que nous lui devons. Lisons, à ce sujet, le magni- fique article écrit par saint Thomas.

Article VI.

Si la douleur de la Passion du Christ a été plus grande que toutes les autres douleurs?

Six objections veulent prouver que c la douleur de la Passion du Christ n'a pas été plus grande que toutes les autres dou- leurs ». La première fait observer que v la douleur du patient « ou de celui qui souffre « est accrue selon la gravité et ta longueur de la passion » ou de la souffrance. « Or, cer- tains martyrs ont supporté » ou subi « des passions » ou des tortures « plus giaves et plus longues que celles que le Christ a subies : comme on le voit pour saint Laurent, qui a été cuit sur le gril, et pour saint Vincent, dont les chairs furent déchi- rées avec des ongles de fer. Donc il semble que la douleur du Christ soutfrant n'a pas été la plus grande ». La seconde objection dit que « lu vertu de l'àme mitigé la douleur : au point que les .Stoïciens alfirmaient que la tristesse n'a point cVen- trce dans Came du sage (S. Augustin, Cité de Dieu, liv. IV,

QUESTION XLVI. t)E LA PASSION ELLE-mÉME. lIi'Ô

ch. viii) ; et Arislote dit que la vertu morale tient le milieu dans les passions {Éthique, liv. II, cli, vi, n. 9); de saint Th., leç. 6). Or, dans le Christ se trouvait la plus parfaite vertu de l'âme. Donc il semble que dans le Christ la douleur aura été la plus petite ». La troisième objection déclare que « plus l'être qui soufl're est sensible, plus la douleur de la soufl'rance qui s'ensuit est grande. Or, l'âme est plus sensible que le corps; le corps n'étant sensible que par l'âme. Adam aussi, dans l'état d'innocence, paraît avoir eu un coips plus sensible que ne l'était le corps du Christ non exempt des défectuosités natu- relles au corps humain » selon qu'il est après la chute. « Donc il semble que la douleur de l'âme qui souffre en purgatoire ou dans l'enfer, ou aussi la douleur d'Adam, s'il eût souffert, l'em- portent sur la douleur du Christ dans sa Passion ». La qua- trième objection présente celte remarque, que « l'umission » ou la perte « d'un bien plus grand cause une douleur plus grande. Or, le pécheur, quand il pèche, perd un bien plus grand que celui que perdit le Christ dans sa Passion ; car la vie de la grâce l'emporte sur la vie de la nature. Et même le Christ qui perdit la vie pour ressusciter après trois jours, sem- ble avoir moins perdu que ceux qui perdent la vie, devant demeurer dans la mort. Donc il semble que la douleur du Christ n'a pas été la plus grande 0. La cinquième objection veut que « l'innocence de celui qui-soulïre diminue la dou- leur de la souffrance. Or, le Christ souffrit, étant innocent; selon cette parole de Jérémie, ch. xi (v. 19) : J'étais comme un agneau plein de mansuétude qu'on mène à la boucherie. Donc il semble que la douleur de la Passion du Christ n'a pas été la plus grande ». La sixième objection en appelle à ce prin- cipe, qu' « en ce qui est du Christ, il n'y eut rien de superflu. Or, la plus petite douleur du Christ suffisait au but du salut des hommes : car elle avait une valeur infinie en raison de la Personne divine. Donc il était superflu de prendre la plus grande douleur ».

L'argument sed contra oppose qu' « on trouve, dans les Lamentations, ch. i (v. 12), dit en la Personne du Christ ; Considérez et voyez s'il est une douleur comme la mienne » .

^I^ SOMME THÉOLOGIQUÉ.

Au corps (le l'article, saint Thomas rappelle que « comme il est dit plus haut (q. i5, art. 5, 0), quand il s'est agi des défec- tuosités prises par le Christ, dans le Christ soumis à la Passion se trouva la douleur véritable : et la douleur sensible, qui est causée par ce qui nuit au corps; et la douleur intérieure, qui est causée par la perception d'un quelque chose de nuisible, et qui s'appelle la tristesse. Or», déclare saint Thomas, ici, en une parole que nous ne i^aurions trop souligner, a l'une et l'au- tre douleur », savoir et la douleur sensible et la douleur inté- rieure qu'est la tristesse, « ont été, dans le Christ, les plus grandes de la vie présente. Et cela s'explique par quatre rai- sons », ajoute le saint Docteur. o D'abord, en raison des causes'de la douleur. C'est qu'en effet, la cause de la douleur sensible fut la lésion corporelle. Celte lésion corporelle fut douloureuse, et en raison de la généralité des passions » ou des tortures, dont il a été parlé (art. précéd.), et aussi en raison du genre de la Passion » s'achevant par la mort sur la Croix. (( La mort, en effet, des crucifiés ou de ceux qu'on fixe par des clous à la croix est la plus douloureuse : car ils sont fixés à la croix dans les endroits du corps se réunissent les nerfs et qui sont par suite les plus sensibles, savoir dans les mains et dans les pieds'; et le poids du corps suspendu augmente à chaque instant la douleur; et, avec cela aussi, se trouve la durée ou la prolongation de la douleur, ne mourant pas tout de suite, comme ceux qui sont frappés par le glaive. Quant à la cause de la douleur intérieure, ce furent, d'abord, tous les péchés du genre humain pour lesquels le Christ satisfaisait dans sa Passion; et, aussi bien, Il se les attribue en quelque sorte à Lui-même, disant dans le psaume (xxi, v. 2) : Les paroles de mes délits. En second lieu, ce fut, spécialement, la ruine des Juifs et des autres qui se rendaient coupables de sa mort; et surtout la chute de ses disciples, qui trouvèrent le scandale dans la Passion du Christ. En troisième lieu, ce fut aussi la perte de la vie cor-

i. On voit sur l'imaffC du Saint Suaire conservé à Turin, que la cruci- fixion avait lieu, non pas au milieu de la main on des pieds, mais au poi- gnet et sur le cou du pied pour sortir au talon, ce qui constitue, en eflet, les parties du corps les plus sensibles.

QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MÊME. /n 5

porelle, qui est naturellement un objet d'horreur dans la na- ture humaine.

« A un second titre, on peut considérer la grandeur » de la douleur du Christ dans sa Passion, « en raison de la sensibi- lité de Celui qui souffrait. C'est qu'en etîet, selon le corps, le Christ était d'une complexion souverainement excellente, son corps ayant été formé miraculeusement par l'opération du Saint- Esprit; comme, du reste, toutes les autres choses qui sont le fruit du miracle l'emportent en excellence sur tout le reste, ainsi que saint Jean Chrysostome le dit du vin en lequel le Christ changea l'eau dans les noces » de Cana. « Et c'est pour- quoi dans le Christ le sens du toucher se trouva le plus exquis; or c'est à la perception de ce sens que se rattache comme consé- quence la douleur.

« La grandeur de la douleur du Christ dans sa Passion peut se considérer, en troisième lieu, du côté de la pureté de la dou- leur. Car, dans les autres sujets qui souffrent, la tristesse inté- rieure et aussi la douleur extérieure se trouvent mitigées, sous le coup de quelque considération de la raison, par une certaine dérivation, ou par un certain rejaillissement des puissances supérieures dans les inférieures. Chose qui, dans le Christ, au cours de sa Passion, ne se produisit point. Il permit, en effet, que chacune des facultés eût exclusivement ce qui lui était propre, comme le dit saint Jean Damascène (liv. III, ch. xix).

« En quatrième lieu, la grandeur de la douleur du Christ dans sa Passion peut se considérer de ce que cetle passion et cette douleur furent prises volontairement par le Christ pour cette fin qu'était la libération des hommes de leurs péchés. Il suit de que le Christ prit une telle quantité de douleur qui fût proportionnée à la grandeur du fruit qui devait en résulter ». Celte dernière raison projette sur la grandeur de la dou- leur qui dut être celle du Christ dans sa Passion, une intensité de lumière bien de nature à émouvoir. Puisque le Christ a voulu prendre une quantité de douleur qui fût proportionnée à la dette contractée envers la justice de Dieu par tous les péchés du genre humain pour lesquels 11 venait satisfaire, et qu'il a usé de sa toute-puissance divine pour réaliser celte volonté,

4l6 SOMME TH^OLOGIQUÉ.

quelle n'a pas être la somme, de sa souffrance et de sa dou- leur? On peut voir, par cette dernière raison jointe à la précé- dente, combien sont dans l'erreur ces pauvres chrétiens qui s'en vont répétant que le Christ, étant Dieu, n'a pas souffrir autant que nous souffrons nous-mêmes quand nous souffrons, parce qu'il était plus fort que nous pour porter la douleur. Dn mot, que nous trouvons dans l'Evangile et qui a été dit par Jésus-Christ Lui-même, alors qu'il était attaché à la Croix et qu'il consommait, par son supplice volontaire, l'œuvre de notre libération, nous permet d'entrevoir ce que dut être la douleur de ce supplice. S'adressantà son Père, Il lui dit, comme étonné Lui-mê'me d'un tel abîme de douleur : EU, Éli, lamrna sabac/ani : Mon Dieu! mon Dieu! Jusqu'à quel fond d'abùne nïavez-vous laissé tomber !

Aussi bien saint Thomas a-t-il le droit de conclure à nouveau, après ce corps d'article : « De toutes ces causes prises et con- sidérées ensemble il apparaît manifestement que la douleur du Christ a été la plus grande n qui ait jamais existé ou qui puisse jamais exister sur cette terre.

Vad primum accorde une part de vérité à l'objection, mais fait remarquer que « la raison qu'elle donne procède d'un seul chef parmi les quatre qui ont été signalés ; savoir de la lésion corporelle, qui est la cause de la douleur sensible. Mais les autres causes font que la douleur du Christ dans sa Passion est sans comparaison plus grande, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

Und secundum fait observer que « la vertu morale mitigé d'une tout autre manière la tristesse intérieure et la douleur extérieure sensible. Pour la tristesse intérieure, en effet, elle la diminue directement, établissant en elle le milieu, comme en sa propre matière. Mais la vertu morale établit le milieu dans les passions, comme il a été vu dans la Seconde Partie (/«-2''^ q. 64, art. 2; 2«-2<'^ q. 58, art. 10), non selon la quan- tité de la chose, mais selon la quantité de la proportion; et c'est-à-dire qu'elle fait que la pa.'^sion n'excède pas ou ne trans- gresse pas la règle de la raison. Or, parce que les Stoïciens pensaient qu'aucune tristesse n'est de quelque utilité pour

QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MKME. /^ 1 7

rien, ils croyaient que toute tristesse est totalement en désac- cord avec la raison; que, par suite, le sage devait totalement l'éviter. En vérité cependant, il est certaine tristesse louable, comme le prouve saint Augustin au livre XIV de la Cilé de Dieu (ch. vni, ix) : et c'est la tristesse qui procède d'un amour saint; comme, par exemple, loisque quelqu'un saltriste de ses propres péchés ou des péchés des autres. Elle est prise aussi comme chose utile en vue de la satisfaction pour le péché; selon celte parole de la seconde Épîlre aux Corinthiens, ch. vu (v. 10) : La tristesse qui est selon Dieu produit un repentir salu- taire'el qui demeure. C'est pour cela que le Christ, à l'effet de satisfaire pour les péchés de tous les hommes, prit la tristesse la plus grande qui soit d'une façon absolue ou à la considé- rer en elle-même, mais qui cependant n'excédait pas la règle de la raison », lui convenant, au contraire, au plus haut point. « Quant à la douleur extérieure des sens, la vertu morale ne la diminue pas directement; car une telle douleur n'obéit pas à la raison, mais suit la nature du corps. Toutefois, elle la diminue indirectement, par le rejaillissement des puissances supérieures dans les inférieures : chose qui ne fut pas dans le Christ, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

h'ad tertium fournit une précision très importante, a La dou- leur de l'àme séparée qui souffre )>, soit dans le purgatoire, soit surtout dans l'enfer, « appartient à l'état de la damna- tion » ou de la condamnation au sens d'expiation v futuie; et cet état dépasse tout mal de la vie"présente, comme la gloire des saints dépasse tout bien de cette même vie présente. Aussi bien, quand nous disons que la douleur du Christ a été la plus grande, nous ne la comparons pas à la douleur de l'âme séparée. Quant au corps d'Adam », évoqué aussi par l'objection, il faut dire qu' « il ne pouvait pas souffiir avant son péché, par lequel il devenait mortel et passible. Mais il aurait eu, en souffrant, une douleur moindre que celle du Christ, pour les raisons qui ont été marquées. Par l'on voit encore que même si, par impossible, on suppose qu'Adam eût souffert dans l'état d'innocence, sa douleur eût été moindre que celle du Christ ».

XVI. La Rédemjjlion. 27

'»i8 SOMME théologiquk:.

Vad quartum "précise et accentue le point de doctrine si im- portant que nous avions déjà souligné dans l'exposé du corps de l'article, o Le Christ n'a pas seulement éprouvé de la dou- leur pour la perte de sa propre vie corporelle; mais encore pour les péchés de tous les autres. Et cette douleur, dans le Chiist, a dépassé la douleur de n'importe quel sujet affecté par la douleur de la contrition : soit parce qu'elle provenait d'une plus grande sagesse et d'une plus grande charité, qui sont les sources de l'augmentation de la douleur dans la contrition; soit aussi parce que sa douleur avait pour objet les péchés de tous en même temps, selon celte parole d'Isaïe, ch. un (v. 4) : Vraiment, lia Lui-même porté nos douleurs . Au surplus », ajoute saint Thomas a la vie corporelle du Christ était d'une si grande di- gnité, surtout en raison de la divinité qui lui était unie, que la perte de cette vie, même pour un instant, était un plus juste et un plus intense sujet de douleur que la perte de la vie des autres hom- mes quelle qu'en pût être la durée. Aussi bien Aristote dit, au livre III de VÉthique (ch. ix, n. 4; de S. Th., leç. i8), que l'homme vertueux aime d'autant plus sa propre vie qu'il la sait être meilleure; et cependant il l'expose » et la sacrifie « pour le bien de la vertu. Pareillement, sa vie qu'il aimait au plus haut point, le Christ l'exposa » et la donna en se sa- crifiant « pour le bien de la charité; selon cette parole de Jé- rémie, ch. xii (v. 7) : Mon âme, ma vie que f aimais, que je chérissais, je lai donnée entre les mains de ceux qui étaient ses ennemis ».

h'ad quintum accorde qu'en un sens k l'innocence de celui qui souffre diminue la douleur de la souffrance, quant au nombre » des causes qui motivent cette souffrance; a parce que le coupable qui souffre a pour cause de sa douleur non seulement la peine, mais encore la faute, tandis que l'inno- cent n'a pour cause de sa douleur que la peine seule. Mais », d'autre part, « celte douleur s'augmente en lui du fait même de son innocence, pour autant qu'il perçoit le dommage qui lui est causé comme chose plus injuste qu'il ne méritait pas. Et voilà pourquoi aussi les autres sont plus répréhensibles, s'ils ne compatissent pas à sa douleur; selon cette parole

QUESTION XLVI. DE LA PASSIO.N ELLE-MÊME. ^IQ

d'Isaïe, ch. lvii (v. i) : Le Juste périt, et il n'est personne qui y prenne garde dans son cœur ».

L'ad sextuni déclare que « le Christ a voulu libérer le genre humain de leurs péchés non seulement par la puissance, mais aussi par la justice. Et c'est pourquoi II n'a pas seulement considéré la valeur qu'aurait sa douleur en raison de la divi- nité qui lui était unie; mais aussi quelle quantité de douleur suffirait selon la nature humaine pour une si grande satisfac- tion ». Nous retrouvons encore ici le même point de doctrine plusieurs fois signalé déjà et que nous ne retiendrons jamais assez, savoir, la volonté du Christ choisissant délibérément une somme de souffrance et de douleur proportionnée à la somme d'injustice envers Dieu constituée par tous les cri- mes du genre humain.

Aucune douleur ou aucune souffrance jamais endurée par un être humain quelconque au cours de la vie présente ne saurait être égalée ou même comparée à la souffrance et à la douleur du Christ pendant sa Passion. Cette douleur si grande a-t-elle affecté toute l'âme du Christ, ou pouvons- nous supposer qu'une partie quelconque de l'âme du Christ en a été exempte. Il nous faut maintenant examiner ce nou- veau point de doctrine, très difficile et très délicat, en raison surtout de la doctrine que nous aurons à établir aussi touchant la fruition béatifîque de cette même âme du Christ. Saint Tho- mas va nous répondre dans les deux articles qui suivent. Voyons, d'abord, le premier.

Article VII. Si le Christ a souffert selon toute son âme?

Quatre objections veulent prouver que « le Christ n'a point souffert selon toute son âme ». La première arguë de ce que « l'âme ne souffre, quand le corps souffre, que par occa- sion, ou accidellement, et pour autant qu'elle est »), au sens

l^20 ' SOMME THÉOLOGIQUÉ.

aristotélicien de ce mot, « Vacte » ou la forme « da corps {De l'Ame, liv. II, ch. i, n. ^, 5; de S. Thomas, leç. i). D'autre part, l'âme n'est point l'acte du corps, selon toutes ses parties; car l'intelligence n'est l'acte de rien de corporel, comme il est dit au livre III de l'Ame (ch. iv, n. 4. 5; de S. Thomas, leç. 7). Donc il semble que le Christ n'a pas souffert selon toute l'âme ». La seconde objection déclare que « chaque puissance de l'âme est passive à l'endroit de son objet », ex- ception faite, en un sens, pour les puissances végétatives, qui sont plutôt actives. « Or, l'objet de la partie supérieure n'est autre que les raisons éternelles, quelle s'applique à voir et à con- sulter, comme le dit saint Augustin, au livre XII de la Trinité (ch. vu). D'autre part, les raisons éternelles n'ont pu causer au Christ aucun dommage, ne lui étant contraires en rien. Donc il semble qu'il n'a pas souffert selon toute son âme ». La troisième objection fait observer que, dans l'ordre de la pas- sion ou du fait d'être passif, surtout en un sens péjoratif, « quand la passion sensible parvient jusqu'à la raison, alors la passion est dite complète. Or, cette passion complète ne fut pas dans le Christ, comme le note saint Jérôme {sur saint Mat- thieu, ch. XXVI, V. 37); il n'y eut, en Lui, que la propassion. Aussi bien saint Denys dit, dans sa lettre à saint Jean CÉvan- géliste (ép. X), que les passions qui lui étaient portées, Il les souf- frait seulement quant au fait d'en juger. Donc il ne semble pas que le Christ ait souffert selon toute son âme ». La qua- trième objection dit que la « passion » ou le fait de pâtir « cause la douleur. Or, dans l'intelligence spéculative il n'est point de douleur; car à la délectation que cause l'acte de voir ou de considérer » intellectuellement « il n'est pas de tristesse qui se trouve jointe, comme le dit Aristote, au livre I des Topi- ques (ch. xni, n. 5). Donc il semble que le Christ n'a point souffert selon toute son âme ».

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, dans le psaume (lxxxvh, v. ,^), en la Personne du Christ : Mon âme a été remplie de maux; ce que la Glose explique : Non de vices, mais de dou- leurs, selon que l'âme souffrait avec le corps ou selon qu'elle com- patisscdl aux maux du peuple qui se perdait. Or, son âme n'eût

QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE- MÊME. ^21

pas été remplie de ces maux, s'il n'avait souffert selon toute son âme. Donc le Christ a souffert selon toute son âme ».

Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « le tout se dit par rapport aux parties. Or, les parties de l'âme sont appelées ses puissances. Il suit de qu'on dira de l'âme qu'elle souffre toute, en tant qu'elle souffre selon son essence, ou en tant qu'elle souffre selon toutes ses puissances. Mais il faut considérer qu'une puissance de l'âme est dite souffrir ^^ou pâtir d'une double manière. D'abord, au sens de la passion proprement dite : et c'est quand la puissance souffre ou pâtit de son objet, comme si la vue souffre ou pâtit de l'excès ou de la surabondance de l'objet visible. D'une autre manière, une puissance souffre ou pâtit de la passion du sujet qui la porte; c'est ainsi que la vue souffre lorsque souffre le sens du tou- cher qui est dans l'œil et qui sert de fondement au sens de la vue : par exemple, si l'œil est piqué, ou s'il est troublé par trop de chaleur. ]\ous dirons donc », touchant le sujet qui nous occupe, « que si l'on entend toute l'âme du Christ en raison de son essence, il est manifeste qu'à l'entendre ainsi toute l'âme du Christ a souffert. Car toute l'essence de l'âme est unie au corps, de telle sorte qu'elle est foule dans le tout et toute en chacune de ses parties (S. Augustin, de la Trinité, liv. VI, ch. vi). Et, par suite, le corps souffrant et allant à la séparation d'avec l'âme, toute l'âme souffrait. Que si l'on entend toute l'âme selon toutes ses puissances, en ce sens, parlant des passions propres des diverses puissances, elle souffrait selon toutes ses puissances inférieures; parce que, en chacune des puissances inférieures de l'âme qui ont pour objet les choses temporelles, il se trouvait (juelque chose qui était une cause de douleur pour le Christ, ainsi qu'on le voit par ce qui a été dit plus haut (art. 5). Mais, de ce chef, la raison supérieure ne souffrait point dans le Christ du côté de son objet ou de Dieu, qui n'était point, pour l'âme du Christ, une cause de douleur, mais de délectation et de joie. Toutefois, du mode de passion dont une puissance est dite souffrir ou pâtir du côté du sujet, en ce sens toutes les puissances de l'âme du Christ souffraient. C'est qu'en effet toutes les puissances de

h'il SOMME THÉOLOGIQUE.

l'âme du Christ ont leur racine dans l'essence de l'âme à la- quelle parvenait la souffrance, quand souffrait le corps, dont elle est l'acte ». Après ce lumineux article, les objections, pourtant si délicates, ne vont plus offrir aucune difficulté.

L'ad primuia accorde que « l'intelligence, selon qu'elle est une certaine puissance, n'est pas l'acte du corps; mais l'es- sence de l'âme est l'acte du corps, et la puissance intellective a sa racine dans cette essence de l'âme, comme il a été vu dans la Première Partie » (q. 77, art. 6, 8).

h' ad secandum dit que « cette raison » donnée par l'objec- tion (I procède de la passion qui se considère du côté de l'objet propre : et de cette sorte, la raison supérieure, dans le Christ, ne souffrit point ».

L'rtd terlium explique que « la douleur est dite passion par- faite ou complète et achevée qui trouble l'âme, quand la pas- sion de la partie sensible va jusqu'à détourner la raison de la rectitude de son acte de façon à ce qu'elle suive la passion et qu'elle n'ait plus son libre arbitre par rapport à elle. Mais la passion de la partie sensible ne parvint pas de celte manière à la raison du Christ; ce ne fut que du côté du sujet, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

Vad quartum convient que d l'intelligence spéculative ne peut pas avoir de la douleur ou de la tristesse du côté de son objet, qui est le vrai considéré d'une façon absolue, lequel est sa perfection. Toutefois, la douleur ou la cause de la douleur peut l'affecter de la manière qui a été dite » (au corps de l'article).

Quelque lumineuse quait été la solution de l'article que nous venons de lire, ou même en raison de sa parfaite lumière, une question se pose encore à nous au sujet de l'âme du Christ et de ses puissances en ce qui touche à la coexistence en Lui, au cours de sa Passion, de la douleur et de la joie : et c'est de savoir si au moment ou à l'article de la Passion et quand elle était à son paroxysme de souffrance, nous pouvons dire encore que toute l'âme du Christ jouissait de la fruilion béati- fique. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

QUESTION \LVI, DE LA PASSION ELLE-MEME. ^23

Article VIII.

Si, à l'article de cette Passion, l'ânie du Christ jouissait toute de la fruition bienheureuse?

Trois objections veulent prouver que « l'âme du Christ, à l'article de celte Passion, ne jouissait point toute de la fruition bienheureuse ». La première dit qu" « il est impossible d'être tout ensemble dans la douleur et dans la joie, ces deux senti- ments étant contraires. Or, l'âme du Christ était toute dans la douleur au temps de la Passion, comme il a été vu plus haut (art. précéd.). Donc il ne pouvait pas se faire qu'elle fût toute dans la joie ou la fruition ». La seconde objection en appelle à ce que « dans le livre VII de VÉlhique (ch. xiv, n. 6; de S. Th., leç. il\), Aristote dit que la tristesse, si elle est véhémente, non seulement empêche la délectation contraire, mais encore toute délectation; et inversement. Or, la douleur de la Passion du Christ fut la plus grande, ainsi qu'il a été montré (art. 6); et, pareillement, la délectation de la fruition est la plus grande, ainsi qu'il a été vu dans le Premier livre de la Seconde Partie {1^-2^^, q. 34, art. 3). Donc il n'a pas pu se faire que l'âme du Christ toute entière simultanément soit dans la douleur et dans la fruition ». La troisième objection fait remarquer que « la fruition bienheureuse est selon la con- naissance et l'amour des choses divines; comme on le voit par saint Augustin, au livre I de la Doctrine chrétienne (ch. iv, X, xxii). Or, toutes les puissances de l'âme ne vont pas à con- naître et à aimer Dieu. Donc ce n'était pas toute l'âme du Christ qui jouissait ».

L'argument sed contra cite la parole de « saint Jean Damas- cène », qui, « au livre III (ch. xix), dit que la divinité du Christ permit à l'humanité de faire et de souffrir ce qui lui était firopre. Donc, pour la même raison, comme il était propre à l'âme du Christ, en tant que bienheureuse, de jouir, sa Pas- sion n'empêchait point sa fruition ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle la distinction si

124 SOMME THEOLOr.IQUE.

itïi[)ortante donnée à l'aiiicle précédent. « Comme il a été dil précédemment, toute l'àme du Christ peut s'entendre et selon l'essence et selon toutes ses puissances. Si on l'entend selon l'essence, de ce chef toute l'âme jouissait, en tant qu'elle est le sujet de la partie supérieure de l'âme dont le propre est de jouir de la divinité ; de telle sorte que comme la passion ou la souffrance, en raison de l'essence, est attribuée à la partie supé- rieure de l'âme; de même, en sens inverse, la fruition, en rai- son de la partie .supérieure de l'âme, sera attribuée à l'e.s- sence. Mais .«i nous ])renons toute l'âme en laison de toutes ses puissances, de ce chef toute l'âme ne jouissait pas : ni directement, car la fruition ne peut pas être l'acte de chacune des puissances de l'âme; ni >> indireclemenl, ou « par rejail- lissement, parce que, tant<[ue le Christ était dans la voie, ne se faisait pas le rejaillissement de la gloire de la partie supé- rieure dans la partie inférieure ni de l'âme sur le corps. Toute- fois, parce que, inversement, la partie supérieure de l'âme n'était pas empêchée en ce qui lui était propre, par la partie inférieure, il s'ensuit que la partie supérieure de l'âme jouis- sait parfaitement )> ou avait la fruition bienheureuse parfaite « tandis que le Christ était dans sa Passion ».

Vad primiiin fait observer que « la joie de la fi'uition n'est point directement contraire à la douleui- de la Passion, n'ayant pas le même objet. Kien n'empêche, en elTet, que les contrai- res soient dans un même sujet, quand ils portent sur des cho- ses différentes. Et ainsi la joie de la fruition peut aj)partenir à la partie supéiieure de la raison par son acte propre; et la douleur de la Passion, selon le sujet elle a sa racine. Quant à lessence de l'âme, la d(Hileur de la Passion lui appartient du côté du corps, dont elle est l'acte ou la forme; et la joie de la fruition, du coté de la puissance qui est subjectée en elle ».

\j(id secundain e\[)lifpie que c cette parole d'Aristolc, citée par l'objection, a sa vérité en raison du rejaillissement qui se fait naturellement d'une puissance de l'âme sur l'autre. Mais ceci n'avait pas lieu dans le Christ, ainsi qu'il a été dit plus haut » (au corps de l'article; et article 6).

QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MEME. ^4 2 5

Vad tertium déclare ([ne « celle raison » donnée par l'objec- tion, « procède de la totalité de l'âme quant à ses puissances ».

Les deux articles que nous venons de lire étaient une mer- veille d'analyse et de |)récision doctrinale en des points qui eussent pu paraître contradictoires ou insolubles. Ils ne lais- sent plus aucune ombre sur le miracle de l'union, dans le Christ, au moment de sa Passion, de la plus effroyable tor- ture d'âme qui fut jamais et de la fruition la plus enivrante qu'il soit possible de concevoir. Il ne nous reste plus, pour achever notre étude de la Passion du Christ en elle-même, objet de la question présente, qu'à considérer ce qui a trait aux cir- constances de temps, de lieu et de milieu, dans lesquelles cette Passion s'est accomplie. D'abord, en ce qui a trait au temps. C'est l'objet de l'article qui suit.

Article IX. Si le Christ a souffert sa Passion au temps qu'il fallait^

Quatre objections veulent prouver (jue le « Christ n'a point souflert sa Passion au temps ([u'il fallait ». La première dit que « la Passion du Christ était Hguréc par l'immolation de l'agneau pascal ; ce qui fait dire à l'Apôtre, dans la première épître aux Corinthiens, ch. v (v. -) : ISotre pâqae, le Christ a été immolé. Or, l'agneau pascal était immolé le quatorzième jour » du mois do nisan, « le soir, comme il est dit dans VExode, ch. XII (V. G). Donc il semble que le Christ aurait subir alors sa Passion. Ce qui est manifestement faux; car c'est à ce moment qu'il célébia la pâque avec ses disciples, selon cette parole de saint Marc, ch. xiv (v. 12) : Le premier jour des Azy- mes, quand on immolait la pâque. Et c'est le jour suivant que le Christ souffrit sa Passion » (cf. saint Matthieu, ch. xxvii, v. i). La seconde objection fait observer que « la Passion du Christ est appelée son exaltation ; selon celte parole marquée en saint Jean, ch. m (v. i/|) : Il faut que le Fils de Chomme soit

420 SOMME THÉOLOGIQUE.

exalté. Or, le Christ Lui-même est appelé le Soleil de justice, comme on le voit par Malachie, chapitre dernier (v. 2). Donc il semble qu'il devait souffrir à la sixième heure, quand le soleil est à son point le plus haut. Et c'est le contraire qu'on voit par ce qui est dit en saint Marc, ch. xv (v. 26) : Cétail Vhenre de tierce; et ils le crucifièrent ». La troisième objec- tion poursuit dans le même sens. « Comme le soleil, à l'heure de sexte » ou de midi, « est chaque jour à son point le plus haut; de même c'est au solstice d'été qu'il est le plus haut chaque année. Il semble donc que le Christ aurait souffrir au solstice d'été plutôt qu'au temps de l'équinoxe du prin- temps ». La quatrième objection déclare que « par la pré- sence du Christ dans le monde, le monde était illuminé; selon cette parole marquée en saint Jean, ch. ix (v. 5) : Tant que Je sais dans le monde. Je suis la lumière du monde. Il convenait donc pour le salut des hommes que le Christ vécût plus long- temps en ce monde, et qu'il ne souffrît pas au temps de la jeu- nesse mais plutôt dans un âge avancé ».

L'argument sed cçntra oppose qu' « il est dit, en saint Jean, ch. XIII (v. i) : Sachant Jésus que son heure est venue de passer de ce monde à son Père. Et, en saint Jean, ch. 11 (v. 4), le Christ avait dit : Mon heure n'est pas encore venue. Sur celle parole, saint Augustin fait cette remarque : Quand II eut Jait ce quil Jugeait devoir être sujjisanl, son heure vint : non par nécessité, mais par volonté; non par condition, mais par puisscmce. Il a donc souffert sa Passion au temps qui convenait ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il a été dit plus haut (art. i), la Passion du Christ était soumise à sa volonté ». Il n'a souffert que parce qu'il l'a voulu, de la manière qu'il a voulu, dans la mesure qu'il a voulu, au temps qu'il a voulu. « Or, la volonté du Christ était régie par la sagesse divine qui dispose toutes choses avec suavité et selon qu'il convient, ainsi qu'il est dit au livre de la Sagesse, ch. vin, (v. 1). Par conséquent, il faut dire que la Passion du Christ a eu lieu au temps qui convenait. Aussi bien csl-il dit dans le li- vre des Questions du Nouveau et de V Ancien Testament (q. i.v, parmi les œuvres de saint Augustin) : l^e Sauveur a fait toutes

QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MÊME. /jay

choses en leur lieu et en leur temps propres ». On ne pouvait en moins de mots et par des textes mieux choisis justifier la con- clusion qu'il s'agissait d'établir. Les réponses aux objections vont résoudre les difficultés qui paraissaient la combattre.

Uad primum offre un intérêt exceptionnel, Il traite la ques- tion si délicate du jour oii nous devons entendre que la Pas- sion a eu lieu. « Daucuns disent que le Christ a souffert sa Passion à la quatorzième lune » ou le quatorzième jour du mois de nisan, « quand les Juifs immolaient la pâque. Et aussi bien il est dit, en saint Jean, ch. xviii (v. 28), que les Juifs n'entrèrent point dans le prétoire de Pilate le jour même de la Passion, pour ne pas se souiller et afin de manger la pâque. Ce qui fait dire à saint Jean Ghrysostome (hom. LXXXIII sur saint Jean), que les Juifs célébraient alors la pâque : mais II avait Lui-même célébré la pâque un Jour avant, réservant sa mort pour le vendredi, quand se ferait la pâque antique . Et à cela parait être conforme ce qui est dit en saint Jean, ch. xiii (v. i-5), que la treille de la fête de la pâque, le Christ, après la cène, lava les pieds des disciples ». Beaucoup d'exégètes modernes suivent ce sentiment.

« Mais », fait justement remarquer saint Thomas, « contre cette explication paraît être ce qui est dit en saint Matthieu ch. XXVI (v. 17), que le premier jour des Azymes, les disciples s'approchèrent de Jésus et lui dirent : voulez -vous que nous vous préparions le festin de la pâque. Par l'on voit, puisque le premier jour des Azymes était le quatorzième Jour du premier mois, quand l'agneau était immolé et la lune tout à fait en son plein, comme le dit saint Jérôme, que le Christ a célébré la cène à la quatorzième lune et qu'il a souffert sa Passion à la quinzième lune » ou le lendemain du quatorze de nisan. « Et c'est ce qui est manifesté d'une manière encore plus expresse parce qui est dit en saint Marc, ch. xiv (v. 12) », comme le notait déjà l'objection : « Le premier jour des Azymes, quand on immolait la pâque, elc. ; et, en saint Luc, ch. xxii (v. 7) : Vint le Jour des A zymes il fallait immoler la pâque » . Ces tex- tes sont formels; et l'on ne voit vraiment pas comment il se- rait possible de les entendre dans un autre sens.

/l28 SOMME THÉOLOGIQUE.

(( Aussi bien », continue toujours saint Thomas, « d'autres disent que le Christ, au jour qui convenait, c'est-à-dire à la quatorzième hine, mangea la paque avec ses disciples, mon- trant Jusqu'au dernier jour quU n'était pas contraire à la loi, comme le dit saint Jean Ghrysostonie, sur saint Matthieu (hom. LXXXÏ); mais les Juifs, absorbés par les préoccupa- tions de pourvoir à la mort du Christ, contrairement à la loi renvoyèrent au lendemain la célébration de la pâque. Et, à cause de cela, il est dit, à leur sujet, que le jour de la Passion du Christ ils ne voulurent pas entrer dans le prétoire, ajin de ne pas se souiller et de pouvoir manger la pâque >■>.

« Mais 0, reprend saint Thomas, v cela non plus ne semble pas conforme aux paroles de saint Marc, qui dit ; Le premier Jour des Azymes, quand on immolait la pâque. C'est donc en même temps que le Christ et les Juifs célébrèrent la pàque antique. Et, comme le dit le vénérable Bède, sur saint Marc, (ou plutôt SMr saint Luc, ch. xxii, v. -, 8), bien que le Christ, qui est notre pâque, ait été crucifié le Jour suivant, c'est-à-dire, à la quinzième lune, toutefois la nuit même l'agneau était immolé, en livrant à ses disciples les mystères qu'il célébrait de son corps et de son sang, et étant arrêté et encfiainé par les Juijs, Il consa- cra le commencement de son immolation, c' est-à-dire de sa Pas- sion. — Quant au texte de saint Jean oij il est parlé du Jour avant la pâque, il faut l'entendre de la quatorzième lune, qui tomba, cette année, le jeudi, car c'était la quinzième lune qui était le jour le plus solennel de la pâque, chez les Juifs. 11 suit de que le même jour que saint Jean appelle le Jour avant la fête de la pâque, en raison de la distinction naturelle des jours, saint Matthieu l'appelle le premier Jour des Azymes, parce que, sel(jn le rite de la fête juive, la solennité commençait au soir du jour précédent. Et pour ce qui est dit, qu'ils devaient manger la pâque à la quinzième lune, il faut entendre que, darjs ce passage, la pâque ne signifie pas l'agneau pascal (jui avait été immolé la quatorzième lune » ou la veille, « mais elle signifie la nourriture pascale, c'est-à-dire les pains azymes qui devaient être mangés par ceux qui étaient purs. Et aussi bien saint Jean Ghrysostome donne lui-même une autre

QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MKME. /j^Q

explication et dit que la pâque peut se prendre pour toute la fête des Juifs, qui durait sept jours ».

Cet ad prinium de saint Thomas est un ujodèle achevé d'exégèse scripturaire. Son explication est si plausihie, si con- forme au texte évangélique et à l'harmonie tliéologique de nos mystères, qu'on a peine à comprendre qu'on ait pu, surtout après qu'il l'avait formulée, s'arrêter à une autre.

L'rtd secunduni répond que « comme le dit saint Augustin, au livre l'accord des Évangélistes (liv. III, ch. xni), c'était envi- ron la sixième heure, quand le Seigneur fut livré par Pilale pour être crucifié, ainsi que le dit saint Jean (ch. xix, v. i/i). Ce n'était pas, en effet, pleinement la sixième heure, mais environ la sixième heure ; la cinquième heure était passée et quelque chose de la sixième commençait d'être. Jusqu'à ce que, la sixième heure étant achevée, alors que le Christ était suspendu à la croix, les ténèbres se produisissent ». Quant au texte de saint Marc, u on l'entend en ce sens que ce fut à la troisième heure » (vers neuf heures, selon notre manière de compter) u que les Juifs deman- dèrent à grands cris le crucifiement du Seigneur; et très vérita- blement il est démontré qu'ils le crucifièrent alors qu'ils poussèrent ces cris. Donc, afin que personne ne détournant des Juijs la pen- sée d'un tel crime pour l'attribuer aux sold(ds, il était, dit saint Marc (ch. xv, v. ^5), la troisième heure, et ils le crucifièrent ajln que ceux-là plutôt soient reconnus l'avoir crucifié qui deman- dèrent à grands cris, à la troisième heure, qu'il fût crucilié. Bien que ne manquent pas des esprits qui veulent entendre de la troisième heure du jour la parascève dont parle saint Jean, quand il dit : C'était la parascève, environ la sixième heure. La paras- cève, en effet, s'entend de la préparation. Or, la véritable pâque, qui se célèbre dans la Passion du Seigneur, commença à être pré- parée depuis la neuvième fieure de la nuit, quand tous les princes des prêtres dirent : Il est digne de mort. Depuis cette fieure donc de la nuit Jusqu'au crucijiement du Christ, se présente l'heure de parascève sixième selon saint Jean et l'heure du Jour troisième se- lon saint Marc ». Ces explications de saint Augustin, la der- nière surtout, paraîtront quelque peu subtiles. Et aussi bien il paraît plus simple de dire que les Evangélistes n'ont pas voulu

43o SOMME THÉOLOGIQUE.

préciser à ce point; qu'ils ont plutôt parlé d'à peu près : la troisiènne heure pouvant s'entendre de neuf heures à midi ; et la sixième heure, de midi à trois heures. Saint Thomas ajoute que « certains auteurs disent que la diversité dont il s'agit est due à une faute de copiste dans un manuscrit grec; attendu que chez les Grecs les lettres qui représentent les nombres trois et six sont assez rapprochées comme forme >'. Et, sans doute, la chose pourrait être. Mais il n'est pas besoin d'en appeler à cela. L'explication très simple que nous donnions tout à l'heure peut suffire et semble la plus naturelle.

Vad Lerliam en appelle aux rapports que la tradition des Pères aimait à établir entre la création, le premier avènement du Christ et son second avènement. « Comme il est dit au livre des Questions du Nouveau et de l'Ancien Testament (q. lv), le Seigneur voulut alors, par sa Passion, racheter le monde et le refaire, quand II l'avait créé, c'est-à-dire à féquinoxe. Et alors le jour prend le pas sur la nuit » (les jours commencent à être plus longs que les nuits) : « c'est quen effet par la Passion du Sauveur nous sommes conduits des ténèbres à la lumière. Et parce que l'illumination parfaite aura lieu lors du second avènement du Christ, à cause de cela le temps du second avènement est comparé à l'été, en saint Matthieu, ch. xxiv (v. ^2, 33), il est dit : Quand les rameaux du figuier deviennent tendres et qu'il pousse ses feuilles , vous savez que l'été est proche. Ainsi, lorsque vous verrez toutes ces choses, sachez que le Fils de l'homme est proche, qu'il est à la porte. Et alors aussi aura lieu la plus grande exaltation du Christ ».

L'ad quartum dit que 0 le Christ a voulu souffrir sa Passion dans l'âge de la jeunesse pour trois raisons. Premièrement, pour mieux nous marquer son amour, alors qu'il donnait sa vie pour nous quand elle était dans son état le plus parfait. Secondement, parce qu'il ne convenait pas qu'en Lui se mani- festât l'abaissement de la nature, pas plus que l'infirmité ou la maladie, ainsi qu'il a été vu plus haut (q. i/j, art. /j). Troi- sièmement, pour montrer en Lui par avance, en mourant et en ressuscitant dans l'âge de la jeunesse, quelle sera la nature de ceux qui rcssuscileronl » ; car c'est dans ce même âge par-

QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MÊME. 43 1

fait que revivra le corps des ressuscites. « Aussi bien est-il dit, dans i'Épître aux Éphésiens, ch. iv (v. i3) : jusqu'à ce que nous venions tous à lunllé de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, en l'homme parfait, en la mesure de la plénitude de l'âge du Christ ».

Nous voyons, par la dernière réponse de cet article et par tout l'article d'ailleurs, que. pour saint Thomas, le moment de la vie du Christ II voulut subir sa Passion et mourir pour nous ne faisait aucun doute. C'est à l'âge de trente-trois ans, comme l'a toujours tenu la grande majorité de la tradition chrétienne, sur le témoignage des Evangélistes eux-mêmes quand on l'entend comme il le faut entendre, au grand jour de la solennité pascale, alors que la veille avait été immolé par tous l'agneau de l'antique alliance, figure prophétique de l'immolation du Christ. Toutes ces circonstances de temps avaient été déterminées par Dieu de toute éternité avec une infinie sagesse. Devons-nous dire qu'il en avait été de même pour les circonstances de lieu? Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article X. Si le Christ a souffert sa Passion dans le lieu qu'il fallait?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point souffert sa passion dans le lieu qu'il fallait ». La première arguë de ce que « le Christ a souffert selon sa chair humaine, qui avait été conçue de la Vierge à Nazareth et qui était née à Bethléem. Il semble donc que ce n'est pas à Jérusalem, mais à Nazareth ou à Bethléem qu'il aurait subir sa Passion ». La seconde objection dit que « la vérité doit répondre à la figure. Or, la Passion du Christ était figurée par les sacrifices de la loi ancienne; et ces sacrifices étaient offerts dans le Temple. Donc c'est aussi dans le Temple, que le Christ aurait souffrir, et non point hors de la porte de la ville ». La troisième objection déclare que « le remède doit répondre au

/jSà SOMME TUÉOLOGIQUK.

mal. Or, la Passion du Christ fut le remède contre le péclié d'Adam. Et Adam ne fut pas enseveli à Jéiusalcm, mais à Hébron. Il est dit, en effet, au livic de Josué, cli. xiv (v. lo) : Hébron s'appelail na/rejois Carialh Arbé : Adani était le plus grand qui se trouvait dans la terre des Enacini. Donc il semble que le Christ devait souffrir sa Passion à Hébron et non pas à Jéiusalem )'.

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit dans saint Luc, ch. xni (v. 33) : Il ne convient pas quan prophète meure ailleurs quà Jérusalem. C'est donc bien à propos que le Christ a souf- fert sa passion à Jérusalem ».

Au corps de l'article, saint Thomas, dès le début, apporte le texte cité déjà à la lin de l'article précédent et en éclaire sa réponse. « Comme il est dit au livre des Quatre-vingt-trois que»fions », déclare-t-il (ou plutôt, cai-, manifestement, ici, c'est l'autre titre que voulait donner saint Thomas, puisqu'il venait de le donner au précédent article, des Questions du Nouveau et de C Ancien Testament, q. lv), le Sauveur a fait toutes choses aux temps et aux lieux qui convenaient; parce que, de même que tous les temps, pareillement aussi tous les lieux sont dans sa main. Il suit de que comme le Christ a souffert sa Passion dans le temps qui convenait, c'est aussi dans le lieu qui convenait qu'il a souffert celte même Passion ».

L'ad primum déclare que « c'est d'une manière souveraine- ment convenable » ou à propos u que le Christ a souffert sa Passion à Jérusalem. D'abord, parce que Jérusalem était le lieu choisi par Dieu pour qu'on lui offrît les sacrifices : lesquels sacrifices figuratifs figuraient la Passion du Christ qui est le véritable sacrifice; selon cette parole de l'Épître aux Éphésiens , ch. V (v. 2) : // s'est livré Lui-mêpie en hostie et oblation de suave odeur. Aussi bien, le vénérable Bède, dans l'une de ses Homélies (hom. XXIII) dit qu'à l'approche de l'heure de la Passion, le Christ voulut s'approcher du lieu de la Passion, savoir à Jérusalem, II arriva cinq jours avant la pâque; comme l'agneau pascal, cinq jours a%ant la pàque, c'est-à-dire à la dixième lune, selon le précepte de la loi, était conduit au lieu de l'immolation » (on remarquera cette merveilleuse coïnci-

QUESTION XL\I. DE LA I>ASSION ELLE-MEME. 433

dence, signalée ici par saint Tliomas). « Secondement, parce que la vertu de sa Passion devant se répandre dans tout l'uni- vers, Il voulut souflVir au milieu de la terre habitée, c'est-à-dire à Jérusalem », qui est bien, en effet, comme au point de jonc- tion entre l'Europe, l'Asie et l'Afrique, seules parties du monde alors connues, pour autant qu'on ne dislingue pas l'Océanie de l'Asie. « Et c'est pourquoi il est dit dans le psaume (lxxxtii, V. 12) : Dieu est notre Roi avant les siècles ; Il a opéré le salut au milieu de la terre; c'est-à-dire à Jérusalem qui est dite être V ombilic de la terre (Cf. saint Jérôme, sur Ézéchiel, ch. v (v. 5 et suiv.). TroisièmemenI, parce que cela convenait souve- rainement à son humilité : en ce sens que comme II avait choisi le genre de mort le plus honteux, pareillement il fut de son humilité qu'il ne récusât point de subir la confusion en un lieu si célèbre. C'est ce qui a fait dire à saint Léon, pape, dans un sermon sur l'Epiphanie (serm. XXXI) ; Celui qui avait pris la forme de V esclave a choisi pour sa naissance Bethléem et pour sa Passion Jérusalem. Quatrièmement, pour montrer que c'était des princes du peuple qu'était partie l'iniquité de ceux qui le mettaient à mort. Et c'est pourquoi II voulut souffrir sa Passion à Jérusalem, oiî les princes demeuraient. De vient qu'il est dit, au livre des Actes, ch. iv (v. 27) : Se sont rassemblés, dans cette sainte cité, contre votre saint serviteur, Jésus, que vous avez consacré, Hérode et Ponce-Pilate, avec les Gentils et les peuples d'Israël » .

Vad secundum va s'autoriser de la raison même donnée dans l'objection, pour justifier que a le Christ n'ait point souffert sa Passion dans le Temple ou dans la ville de Jérusalem, mais hors de la porte » ; et « cela, en effet, a été pour trois raisons. D'abord », comme le voulait l'objection, « afin que la vé- rité réponde à la figure. Car le veau et le bouc qui étaient of- ferts dans le sacrifice solennel entre tous pour l'expiation de toute la multitude étaient brûlés hors du camp, ainsi qu'il est prescrit dans le Lévitique, ch. xvi (v. 27). Aussi bien est-il dit, dans l'Épître aux Hébreux, ch. xin (v. 11, 12) : Les animaux dont le sang est porté pour le péché dans le Saint par le Pontife ont leurs corps brûlés hors du camp.' Et c'est pourquoi, Jésus XVI. La Rédemption. a8

l\?)[\ SOMME THÉOLOGIQUE.

aussi, à VeJJel de sanctifier son peuple, a souffert sa Passion hors de la porte. La seconde raison était pour nous donner l'exem- ple de quitter la vie du monde. Et c'est pourquoi il est ajouté, au même endroit (de l'Épître aux Hébreux, v. i3) : Sortons donc vers Lui, hors du camp, portant son opprobre », c'est-à-dire sa croix. « La troisième raison est, comme le dit saint Jean Chrysostome, dans un Sermon de la Passion (hom. I), que le Seigneur ne voulut pas soujfrir sous un toit ni dans le Temple des Juijs, de peur que les Juijs ne dérobassent le sacrifice du salut et fjuon ne pensât qu'il n'avait été ojjert que pour ce peuple. Et c'est pourquoi II le célèbre hors de la cité, hors des murs, afm qu'on sût que le sacrifice est commun, qu'il est l'oblation de toute la terre, et la purification de tous » .

L'ad tertium répond que « comme le dit saint Jérôme, sur saint Matthieu, ch. xxvii (v. 33), quelqu'un a exposé les mots lieu du crâne, en les entendant du lieu aurait été enseveli Adam ; et ce lieu aurait été appelé ainsi, parce que se trouvait la tête du premier homme. L'interprétation est agréable et plaît aux oreilles du peuple ; mais cependant elle n'est point vraie. Hors de la ville, en effet, et après la porte se trouvent des lieux étaient tran- chées les têtes des condamnés à mort ; et ces lieux prirent le nom de calvaire, en raison de ceux qu'on y décapitait. Or, Jésus a été crucifié là, afin qu'à l'endroit ou était d'abord l'aire des condam- nés Jût érigé l'étendard du martyre. Pour Adam, nous lisons dans le livre de Jésus » ou de Josué, « fils de Nun, qu'il a été enseveli à Hébron ». Ces derniers mots de saint Jérôme font allusion au texte du livre de Josué que citait l'objection, mais il ne semble pas que tel soit le vrai sens de ce passage. Le mot Adam, qui s'y trouve, ne désigne pas, semble-t-il, le premier homme, mais paraît devoir s'appliquer à Arbé , qui était l'homme {Adam, en hébreu, signifie homme) le plus fameux qui se trouvât dans la terre ou le pays des Énacim. Voilà, sem- ble-t-il, quel est le vrai sens de ce passage. Dès lors, il n'y a pas à l'invoquer au sujet de la sépulture d'Adam. A suppo- ser d'ailleurs que le lieu de la sépulture d'Adam eût été connu, et qu'il se trouvât à Hébron, comme le voulait l'objection et comme paraissait l'accepter saint Jérôme, il faudrait dire,

QtJESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MEME. 435

comme l'ajoute ici saint Thomas, que « le Christ devait être cruciJBé dans le lieu commun des condamnés plutôt qu'auprès du sépulcre d'Adam, afin de montrer que la Croix du Christ n'était pas seulement le remède contre le péché personnel d'Adam, mais aussi contre le péché de tout l'univers ». La rai- son est très vraie et de la plus haute portée théologique.

Que le Christ ait souffert sa Passion et sa mort à Jérusalem, mais hors de la ville, et dans un lieu dinfâmie l'on suppli- ciait les condamnés à mort, c'était tout à fait en harmonie avec le grand mystère de la Rédemption du genre humain par les humiliations du Sauveur des hommes. Mais, convenait-il que le Christ subît son supplice ensemble avec deux larrons et au milieu d'eux. C'est ce qu'il nous faut maintenant exami- ner. Et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article XI. S'il convenait que le Christ fût crucifié avec des larrons?

Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas que le Christ fût crucifié avec des larrons ». La première arguë, très à propos, de ce qu' « il est dit, dans la seconde Épître aux Corinthiens, ch. vi (v. i4) : Quels rapports y a-t-il entre la Justice et l'iniquité? Or, le Christ a été fait pour nous jus- tice de la part de Dieu (première Épître aux Corinthiens, ch. i, v. 3o) ; et les larrons appartiennent à l'iniquité. Donc il n'était pas convenable que le Christ fût crucifié ensemble avec des larrons ». La seconde objection en appelle à ce que « sur cette parole marquée en saint Matthieu, ch. xxvi (v. 35) : S'il me Jaut mourir avec vous, je ne vous nierai pas, Origène dit (tr. XXXV) : Mourir avec Jésus qui mourait pour nous n appar- tenait pas aux hommes. Et saint Ambroise, sur cette parole marquée en saint Luc, ch. xxii (v. 33) : Je suis prêt à aller avec vous et à la prison et à la mort, dit (liv. X) : La Passion du Christ a des émules; elle n'a point des égaux. Combien moins

436 SOMME THÉOLOGIQUE.

était-il à propos, semble-t-il, que le Christ souffrît ensemble avec des larrons ». La troisième objection cite le texte de saint Matthieu, ch. xxvn (v. /j/j), « il est dit que les larrons qui étaient crucifiés avec Lui l'outrageaient. Or, en saint Luc, ch. xxiii (v. /I2), il est dit que l'un de ceux qui étaient cruci- fiés avec le Christ lui disait : Souvenez-vous de moi, Seigneur, quand vous serez venu dans votre Royaume. Donc il semble qu'en plus des larrons qui blasphémaient le Christ il en était un au- tre, crucifié avec Lui, qui ne le blasphémait point. Et, par suite, il ne semble pas que les Évangélistes racontent comme il convient que le Christ a été crucifié avec des larrons ».

L'argument sed contra rappelle que « dans Isaïe, ch. un (v. 12), il avait été prophétisé : // a été compté au nombre des scélérats ».

Au corps de l'article, saint Thomas formule celte distinction qu'il faut avoir sans cesse devant les yeux quand il s'agit de tout ce qui se rattache à la Passion du Christ. C'est que « le Christ a été crucifié entre des larrons, pour une raison tout autre quant à l'intention des Juifs, et quant à l'ordination de Dieu. Quant à l'intention des Juifs, deux larrons furent crucifiés, de chaque côté, comme le dit saint Jean Chrysostome (hom. LXXXVII), pour que leur ignominie tombât sur lui. Mais, il n'en fut pas de la sorte. Car, de ces deux larrons, nul n'en parle; tan- dis que la Croix du Christ est honorée partout. Les rois, déposant leurs diadèmes, prennent la croix. Sur la pourpre; sur les dia- dèmes; sur les armes: sur la table sacrée, partout, dans tout f univers, la croix brille. Quant à l'ordination de Dieu, le Christ a été crucifié avec les larrons, parce que, comme le dit saint Jérôme, sur saint Matthieu (ch. xxvii, v. 33), le Christ ayant été J ait malédiction pour nous sur la Croix, il fallait qu'il fût crucifié comme criminel parmi des criminels, pour notre salut. Secondement, parce que, comme le dit saint Léon, pape, dans un Sermon sur la Passion, deux larrons étant crucifiés, l'un à droite, l'autre à gauche, apparaissait, jusque dans la disposition du gibet, la séparation qui serait faite de tous les hommes au jour du jugement par le Christ. Et saint Augustin dit, sur saint Jean (tr. XXXI) : La Croix elle-même, si vous y prenez garde, Jut un

QUESTION XLVr. DE LA PASSION ELLE-MEME. /jSy

tribunal. Le juge étant placé au milieu, l'un, celui qui crut, fut libéré ; i autre, celui qui insulta, fut condamné. Il signifiait déjà par là, ce qu II doit faire un Jour des vivants et des morts, met- tant les uns à sa droite et les autres à sa gauche. Troisièmement, parce que, selon saint Hilaire {sur saint Matthieu), les deux lar- rons, cloués à droite et à gauche montrent que tout le genre humain dans sa diversité est appelé au sacrement ou au mystère de la Passion du Seigneur. Et parce que la diversité des fidèles et des infidèles fait la division de tous selon la droite ou selon la gauche, celui des larrons qui est placé à droite est sauvé par la justifica- tion de la foi. Quatrièmement, parce que, comme le dit le véné- rable Bède, sur saint Marc (ch. xv, v. 27), les larrons qui sont crucifiés avec le Seigneur signifient ceux qui sous la foi et la con- fession du Christ vont au combat du martyre ou embrassent la discipline d'une vie plus austère. Ceux qui J ont cela pour la gloire éternelle sont désignés par la Joi du larron de droite; ceux qui le Jont en vue de la louange humaine imitent l'esprit et les actes du larron de gauche » .

Vad primum répond que « comme le Christ n'avait point la dette de la mort, mais subit la mort volontaire pour vaincre la mort par sa vertu; de même aussi II ne méritait pas d'être placé avec des larrons, mais II voulut être confondu avec des sujets iniques pour détruire, par sa vertu, l'iniquité. Aussi bien saint Jean Chrysostome dit, sur saint Jean (hom. LXXXV), que convertir le larron sur la croix et l'introduire au Paradis ne Jut pas une moindre chose que de briser les rochers » .

Vad secundum dit qu' « il ne convenait pas qu'avec le Christ quelque autre souffre pour la même cause. C'est ce qui fait dire à Origène, au même endroit (cité par l'objection) : Tous avaient été dans le péché, et tous avaient besoin qu'un autre meure pour eux et non pas eux pour les autres » .

L'ad teriium déclare, et celte réponse est excellente, que « comme le dit saint Augustin, au livre De l'accord des Évan- gélistes (liv. III, ch. xvi), nous pouvons entendre » le texte de « saint Matthieu en ce sens que le pluriel y est mis pour le singulier, quand il dit que les larrons lui Jetaient des opprobres. On peut dire aussi, selon saint Jérôme (ch. xxvii, v. 44), que, d'abord,

438 SOMME THÉOLOGIQUE.

tous les deux blasphémaient, mais ensuite l'un d'eux, ayant vu les prodiges, vint à la foi ». Cependant, la manière dont s'exprime le bon lanon à l'endroit de son compagnon qui blasphémait, rend moins probable ce sentiment; et la première explication paraît meilleure.

C'est par un dessein d'infinie bonté envers nous que le Christ a voulu souffrir sa Passion en compagnie de deux malfaiteurs et être crucifié au milieu d'eux. Ce dernier trait achevait excel- lemment la leçon vivante d'humilité, de miséricorde, de sou- veraine puissance et d'universelle rédemption qu'il voulait attacher au grand mystère delà Croix. Mais Comment faut-il entendre ce mystère en son dernier sens précis. Devons-nous le concevoir comme une chose propre à l'humanité du Christ; ou faut-il l'attribuer aussi à la divinité en Lui. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article XII. Si la Passion du Christ doit être attribuée à sa divinité?

Trois objections veulent prouver que (( la Passion du Christ doit être attribuée à sa divinité ». La première arguë de ce qu' « il est dit, dans la première Epitre aux Corinthiens, ch. ii (v. 8) : S'ils l'eussent connu, ils n'auraient jamais crucifié le Sei- gneur de la gloire. Or, le Seigneur de la gloire est le Christ selon selon la divinité. Donc la Passion du Christ lui convient selon la divinité ». La seconde objection déclare que « le principe du salut des hommes est la divinité elle-même; selon cette parole du psaume (xxxvi, v. Sg) : Le salut des Justes vient du Seigneur. Si donc la Passion du Christ n'appartenait pas à sa divinité, il semble qu'elle ne pourrait pas nous être » salutaire et « fructueuse ». La troisième objection dit que « les Juifs ont été punis pour le péché de la mise à mort du Christ comme homicides de Dieu Lui-même : ce que démontre la grandeur de la peine » ou du châtiment. « Or, cela ne serait pas, si la

QUESTION XLVI. DE LA PASSION ELLE-MEME. 439

Passion n'appartenait à la divinité. Donc la Passion du Christ appartint à la divinité », de telle sorte que ce fut la divinité elle-même qui la subit.

L'argument sed conlra apporte un texte de « saint Alhanase, dans l'épître à ÉpicLète (n. 8) », il est» dit : Le Verbe, demeu- rant D'iea par nature, est impassible. Or, ce qui est impassible ne peut pâtir » ou subir de passion. « Donc la Passion du Christ n'appartenait pas à la divinité ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il a été dit plus haut (q. 2, art. i, 2, 3, 6), l'union de la nature humaine et de la nature divine a été faite dans la Personne et l'hypostase et le suppôt, les natures demeurant distinctes ; en ce sens que pour la nature humaine et la nature divine c'est la même Personne et la même hypostase, chacune des deux natures gardant ses propriétés. Il suit de que comme il a été dit plus haut (q. 16, art. k), au suppôt de la nature divine doit être attribuée la Passion, non en raison de la nature divine qui est impassible, mais en raison de la nature humaine. Aussi bien dans l'épître synodale de saint Cyrille {Actes du Concile d'Éphèse, I, p., ch. xxvi, anath. xi) il est dit : Si quelqu'un ne reconnaît point que le Verbe de Dieu a soujjcrt dans la chair et a été crucifié dans la chair, qu'il soit anathème. Et donc la Passion du Christ appartient au suppôt de la nature divine en raison de la nature humaine passible qu'il s'est unie, mais non en raison de la nature divine impassible ».

Vad priniuni fait observer que « le Seigneur de la gloire est dit avoir été crucifié, non selon qu'il était le Seigneur de la gloire, mais selon qu'il était homme passible ».

L'ad secundum s'autorise de ce qu' « il est dit, dans un ser- mon du Concile d'Ephèse (parThéodote d'Ancyre), que la mort du Christ, comme devenue la mort de Dieu par l'union dans la Personne du Verbe, détruisit la mort; parce que Celui qui souf- frait était Dieu et homme. Ce nest pas, en ejfet, la nature de Dieu qui a été lésée, ni elle na changé en rien sous les coups de la Passion d .

Vad tertium poursuit la même citation. « 11 est dit )\ en effet, « au même endroit : Ce n'est pas un pur homme que les Juijs ont crucifié ; mais ils ont Jait injure à Dieu Lui-même. Supposez, en

4/|0 SOMME THÉOLOGIQUE.

ejjet, que le Prince émette une parole, que cette parole soit consi- gnée et écrite sur du papier, et que ce papier soit envoyé aux cités. Que quelqu'un refusant d'obéir déchire la lettre, il sera condamné à mort non pour avoir déchiré une lettre, mais pour avoir porté cd teinte à la parole ou à l'ordre du Prince. Il ne faut donc pas que le Juif se considère en sécurité, comme s'il n'avait crucifié qu'un pur homme. Ce qu'il voyait était comme une lettre; mais ce qui était caché en elle était le Verbe impérial, de la nature » du Père, « non proféré par la langue o humaine, comme le verbe ou la parole des hommes.

C'est très véritablement Dieu, dans la Personne du Verbe ou du Fils unique, qui a souffert toutes les horreurs de la Passion et qui est mort sur la Croix au milieu de deux larrons; mais ce n'est pas comme Dieu qu'il a ainsi soufTert : c'est comme homme ou dans la nature humaine qu'il s'était unie hyposta- tiquement. Dans cette nature humaine, sans que d'ailleurs cela fût absolument nécessaire pour notre délivrance, mais afin d'opérer notre salut d'une manière qui fût en parfaite harmonie, d'une part, avec les droits de l'infinie majesté de Dieu, offensée par le péché, et, d'autre part, avec toute la somme de dettes contractées à l'endroit de la justice divine par les péchés du genre humain tout entier, le Verbe de Dieu a voulu subir, sous la forme la plus douloureuse et la plus humi- liante, toutes les sortes de tourments ou de tortures, qui ne laissassent indemne ou soustraite à la douleur aucune partie de son être humain, bien que ce même être humain, dans la partie supérieure de l'âme, continuât de posséder, sans altéra- tion aucune, les joies ineflables de la vision divine. Telle a été la Passion du Christ considérée en elle-même. Nous devons maintenant, poursuivant notre étude, considérer cette même Passion, du côté de ce qui en aura été la cause efficiente. C'est l'objet de la question qui suit.

QUESTION XLVII

DE LA CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST

Cette question comprend six articles :

1" Si le Christ a été tué par les autres ou par Lui-même? Pour quel motif II s'est livre Lui-même à la Passion? Si le Père l'a livré pour qu'il subit la Passion ? S'il était convenable qu'il souffrit sa Passion des mains des Gen- tils ou plutôt de celles des Juifs? Si ceux qui le mirent à mort le connurent ? Du péché de ceux qui ont tué le Christ.

De ces six articles, les deux premiers examinent la part du Christ dans le fait de sa mort; le troisième, la part du Père; les trois autres, la part des hommes. Pour ce qui est de la part du Christ, saint Thomas se demande, d'abord, si, en effet, le Christ peut être dit avoir eu une part dans le fait de sa mort; et, en second lieu, quel a été le motif ou le mobile qui a porté le Christ à se livrer ainsi à la Passion et à la mort. Le premier point va faire l'objet de l'article premier.

Article Premier. Si le Christ a été tué par quelque autre ou par Lui-même?

La portée et le véritable sens de cette question nous appa- raîtront tout de suite à la lecture même du texte de l'article. Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a pas été tué par d'autres, mais par Lui-même ». La première cite la parole du Christ « en saint Jean, ch. x (v. i8) », quand « Il

4^2 SOMME THÉOLOGIQUE.

dit Lui-même : Personne ne m'enlève la vie; c'est moi qui la dépose de moi-même. Or, celui-là est dit tuer quelqu'un, qui lui enlève la vie. Donc le Christ n'a pas été tué par d'autres, mais par Lui-même ». La seconde objection dit que « ceux qui sont tués par d'autres défaillent peu à peu, leur nature s'en allant, tt cela apparaît surtout en ceux qui sont crucifiés; car, ainsi que le dit saint Augustin, au livre IV de la Trinilé (ch. xni), c'est par une longue mort que les hommes pendus au bois étaient torturés. Or, dans le Christ, cela n'arriva point; car c'est en criant d'une voix J or le qu'il rendit l'esprit, comme il est dit en saint Matthieu, ch. xxvii (v. 5o). Donc le Christ n'a pas été tué par les autres, mais par Lui-même ». La troi- sième objection fait observer que « ceux qui sont tués par les autres meurent d'une mort violente; et, par suite, d'une mort non volontaire; car le violent s'oppose au volontaire. Or, saint Augustin dit, au livre IV de la Trinilé (ch. xii), que l'es- prit du Christ ne quitta point la chair par Jorce, mais parce qu'il le voulut, quand II le voulut et comme II le voulut. Donc le Christ n'a pas été tué par les autres, mais par Lui-même ».

L'argument sed contra apporte le texte « il est dit, en saint Luc, ch. xviii (v. 33) : Après l'avoir Jlagellé ils le mettront à mort ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit qu' (( une chose peut être cause d'un effet donné à un double titre. D'abord, directement, agissant à cet effet. De cette manière, les persécuteurs du Christ le mirent à mort; car ils posèrent à son endroit la cause qui devait lui donner la mort, avec l'in- tention de la lui donner en effet, et l'effet s'ensuivit : cette cause, en effet, amena la mort du Christ. D'une autre ma- nière, quelqu'un est dit cause d'une chose, indirectement; en ce sens qu'il ne l'a pas empêchée quand il pouvait le faire : c'est ainsi qu'on dira de quelqu'un qu'il a mouillé cet autre, parce qu'il n'a point fermé la fenêtre par laquelle la pluie est entrée. De cette manière, le Christ fut cause de sa Passion et de sa mort. Il pouvait, en effet, empêcher cette Passion et cette mort. Il le pouvait d'abord, en réprimant ses adversaires, de telle sorte qu'ils ne voulussent pas ou qu'ils ne pussent pas le

Q. LXV!I. -^ CAUSE EFFICIEM'E DE LA PASSION DU CHRIST. (\li^

mettre à mort. Il le pouvait aussi, parce que son esprit ou son âme avait la puissance de conserver la nature de sa chair pour qu'aucune cause de lésion qui lui serait infligée ne parvînt à l'accabler : puissance que l'âme du Christ avait parce qu'elle était unie au Verbe de Dieu dans l'unité de la Personne; comme le dit saint Augustin au livre IV de la Trinité {ch. xiii). Par cela donc que le Christ ne repoussa point de son propre corps les coups qui lui étaient portés mais qu'il voulut que la nature corporelle succombât sous ces coups, Il est dit avoir déposé Lui-même son âme ou sa vie et être mort volontaire- ment ».

h'ad prinium explique le texte que citait l'objection. « Quand il est dit, Personne ne m'enlève la vie, cela s'entend, sans que j'y consente. Et, en eti'et, si quelqu'un prend une chose à un autre contre le gré de celui-ci qui est incapable de résister, alors il est dit, au sens propre, lui enlever cette chose ».

Vad secundum répond que « le Christ, pour montrer que la Passion que la violence lui infligeait ne lui enlevait pas son âme ou sa vie, conserva la nature corporelle dans sa force au point que réduit à l'extrémité II poussait un cri d'une voix puissante. Et cela se met au compte ou au nombre des autres miracles de sa mort. Aussi bien est-il dit, en saint Marc, ch. xv (v. 39) : Le centurion qui se tenait en Jace, voyant qu'il avait expiré en poussant ce grand cri, eut cette parole : Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu. Il y eut également ceci d'admi- rable, dans la mort du Christ, qu'il mourut plus rapidement que les autres qui étaient crucifiés avec Lui. Il est dit, en effet, dans saint Jean, ch. xix (v. 82, 33) qu'à ceux qui étaient avec le Christ, on brisa les jambes, pour qu'ils mourussent tout de suite; mdiis étant venus à Jésus, ils le trouvèrent mort; et ils ne brisèrent point ses jcunbes. Et, en saint Marc, ch. xv (v. 4^), il est dit que Pilate s'étonnait qu'il fût déjà mort. De même, en effet, que par sa volonté la nature corporelle fut conservée dans sa vigueur jusqu'à la fin, de même aussi, quand II voulut, elle céda aux coups qu'on lui portait ».

h'ad tertium dit que « le Christ, tout ensemble, et subit la violence qui lui donnait la mort, et mourut volontairement;

[\[\k SOMME THÉOLOGIQUE.

parce que la violence fut faite à son corps; mais elle ne pré- valut qu'autant qu'il le voulut Lui-même ».

C'est en toute vérité que le Christ s'est livré Lui-même à la mort; bien que cependant, en toute vérité aussi, cette mort lui ait élé donnée par ses bourreaux. Mais quelle fut bien, de sa part, la cause qui le fit ainsi aller à la mort et l'accepter volontairement. Quel en fut le motif. Devons-nous dire que ce fut par obéissance? Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article IL Si le Christ est mort par obéissance?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'est point mort par obéissance ». La première arguë de ce que « l'obéissance regarde le précepte. Or, nous ne lisons pas qu'il ait été commandé au Christ de subir la Passion. Donc ce n'est point par obéissance qu'il l'a subie ». La seconde objection en appelle à ce que « l'on dit de quelqu'un qu'il fait une chose par obéissance quand il fait en vertu d'un précepte qui l'oblige. Or, ce n'est point par nécessité, mais %olontaire- ment que le Chiist a souffert sa Passion. Donc II n'a point souffert sa Passion par obéissance ». La troisième objection déclare que « la charité est une vertu plus excellente que l'obéissance. Or, nous lisons du Christ qu'il a souffert sa Pas- sion, en vertu de la charité; selon cette parole de l'Épître aux Éphésiens, ch. v (v. 2) : Marchez dans la dilection, comme, du reste, le Christ nous a aimés et s'est livré Lui-même pour nous. Donc la Passion du Christ doit plutôt être attribuée à la charité qu'à l'obéissance ».

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, aux Philippiens, ch. II (v. 8) : // s'est Jait obéissant à son Père jusqu'à la mort ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il était souverainement convenable que le Christ souffrît sa Passion par obéissance. Premièrement, parce que cela convenait à

Q. LXVII. CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. 445

la justification des hommes; afin que, de même que par la dé- sobéissance d'un seul homme un grand nombre ont élé constitués pé- cheurs, de même par Vobéissance d'un seul homme un grand nom- bre fassent constitués justes, comme il est à\iaux Romains, ch. v (v. 19). Secondement, cela fut convenable à la réconciliation de Dieu avec les hommes; selon cette parole de TÉpître aux Romains, ch . V (v. 10): Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils : en ce sens que la mort du Christ fut un certain sacrifice très agréable à Dieu, selon cette parole de l'Épître aux Éphé- siens, ch. v (v. 2) : // s'est livré Lui-même pour nous en ablation et en victime à Dieu en odeur de suavité. Or, l'obéissance est préférée à tous les sacrifices, selon cette parole du premier li- vre des Rois, ch. xv (v. 22) : L'obéissance est meilleure que les victimes. Et voilà pourquoi il convenait que le sacrifice de la Passion et de la mort du Christ procédât de l'obéissance ». On aura remarqué le choix des textes apportés ici par saint Tho- mas et la parfaite harmonie qui résulte de leur rapproche- ment. — « Troisièmement, cela convenait à la victoire du Christ, qui le fit triompher de la mort et de l'auteur de la mort. C'est qu'en effet, le soldat ne peut vaincre que s'il obéit au chef. Et, de même, l'homme-Christ obtint la victoire par cela qu'il lut obéissant à Dieu; selon cette parole des Pro- verbes, ch. XXI (V. 28) : L'homme obéissant multiplie les vic- toires » .

Cette dernière raison, jointe aux deux précédentes, éclaire d'un jour magnifique toute l'histoire du genre humain. On peut dire du genre humain, dans la suite de son histoire, que tout s'y ramène à une question de vie et de mort, rattachée elle-même à une question d'obéissance et de désobéissance. Dieu avait créé l'homme pouvant cependant être mortel de sa nature dans un état de vie qui ne connaîtrait point la mort : mais, à une condition : c'est qu'il observerait un précepte, d'ailleurs tiès facile, que Dieu lui donnait pour marquer sa dépendance à l'endroit du Créateur. Il était, du reste, expressément averti que s'il désobéissait il mourrait de mort. L'homme eut le malheur de ne point tenir compte de cette défense et de celle menace. Em-

446 SOMME THÉOLOGIQUË.

porté par un mouvement d'orgueil, à la suggestion du Tenta- teur perfide, il désobéit à Dieu. Aussitôt, le privilège de vie immortelle, accordé par Dieu à la nature humaine dans la personne du premier homme lui fut enlevé. Pour toujours dé- sormais, la mort devait régner dans le genre humain déchu. Mais Dieu, dans sa miséricorde, faite de sagesse, de bonté et de puissance infinie, allait tout restaurer en vue d'un triomphe éblouissant sur la mort et sur le démon, qui en était le pre- mier auteur. Il allait créer l'homme nouveau, par lequel II remporterait sa victoire. Le démon avait vaincu en amenant l'homme premier à désobéir. Dieu allait vaincre en se don- nant, dans l'homme nouveau, un obéissant parfait. Et, de même que la désobéissance du premier avait causé la mort en violant le précepte auquel était attachée l'immortelle vie; de même l'homme nouveau restaurerait la vie en observant fidè- lement et par obéissance au Chef, Dieu Lui-même, souverain maître de la mort et de la vie, le précepte qui lui commandait d'aller à la mort. Toute l'économie des conseils de Dieu, dans l'histoire du genre humain, tient dans ce double contraste : d'une vie immortelle perdue par une désobéissance qui mé- prisait le précepte de la vie; et de cette même vie immortelle reconquise par une obéissance qui embrasserait amoureuse- ment le précepte de la mort.

Vad primum déclare que « le Christ avait reçu du Père le mandat », le commandement, le précepte « de souffrir » ou d'aller à la mort par la Passion. « Il est dit, en effet, en saint Jean, ch. x (v. 18) : J'ai le pouvoir de donner ma vie, el fai le pouvoir de la reprendre de nouveau ; el fai reçu ce mandat de mon Père : savoir de donner ma vie et de la reprendre. Ce qu'il faut entendre, comme le dit saint Jean Chrysostome (hom LX, sur saint Jean), non pas en ce sens qu II aurait eu be- soin d'attendre quon lui parle pour lui notifier celle cliose; mais pour marquer que tout en Lui a clé volontaire el ne laisser place à aucun soupçon de contrariété entre sa volonté et celle de son Père. On peut dire aussi que la loi ancienne ayant élé con- sommée » ou achevée et conduite à son terme « dans la mort du Christ, selon que le Christ Lui-même le déclara en mou-

Q. XLVir. CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. flli"]

rant, quand II dit, en saint Jean, ch. xix (v. 3o) : Tout est con- sommé, il se trouve que le Christ, par sa Passion, accomplit tous les préceptes de l'ancienne loi. Les préceptes moraux, qui sont fondés sur les préceptes de la charité », pour autant qu'ils n'en sont que l'explication et la sauvegarde, le Christ les accomplit, en tant qu'il souffrit sa Passion par amour pour son Père, selon cette parole marquée en saint Jean, ch. XIV (v. 3i) : Afin que le monde connaisse que faime le Père et que comme II nia commandé ainsi je fais, levez-vous, sortons d'ici, pour aller à l'endroit oii devait commencer la Passion; et aussi par amour pour le prochain, selon cette parole de l'Épître aux Galates, ch. ii (v. 20) : Il m'a aimé et II s'est livré Lui-même pour moi. Les préceptes cérémoniels de la loi, qui sont ordonnés surtout aux sacrifices et aux oblations, le Christ les accomplit dans sa Passion en tant que tous les anciens sa- crifices étaient des figures de ce vrai sacrifice que le Christ of- frit en mourant pour nous. Aussi bien est-il dit, dans l'Epître aux Colossiens,ch. 11 (v. 16, 17) : Que personne ne vous Juge sur la nourriture, ou la boisson, ou la partie d'un jour de fêle ou de la nouvelle lune : toutes choses qui sont l'ombre des choses qui de- vaient venir, par rapport aa corps du Christ, en ce sens que le Christ était comparé à ces choses comme le corps à l'ombre. Les préceptes judiciaires de la loi, qui étaient ordonnés sur- tout à réparer les injures qui avaient été faites, le Christ les accomplit dans sa Passion, parce que, comme il est dit, dans le psaume (lxviii, v. 5) : Ce qu'il n'avait point pris. Il le ren- dit, permettant » explique divinement saint Thomas d'ac- cord avec toute la tradition et avec le langage même de l'Église, « qu'on le cloue Lui-même à l'arbre pour le fruit que l'hommeavait enlevé de l'arbre contrairement au précepte de Dieu ». Nous voyons, une fois de plus, par cette dernière re- marque de saint Thomas, combien se trouvent en dehors de la grande pensée divine et de l'harmonie de ses conseils ceux qui refusent d'admettre l'historicité parfaite du récit de la chute tel que nous le trouvons fixé dans le début de la Genèse.

L'ad secundum est d'une importance extrême pour la grande

448 SOMME THKOLOGIQUE.

question de la liberté du Christ nullement compromise malgré l'obligation du précepte dont parlait l'objection. C'est qu'en effet, « l'obéissance, bien qu'elle implique la nécessité par rap- port à ce qui est prescrit », en ce sens que si on ne le fait pas on pèche et que, par suite, on n'est pas moralement libre de le faire ou de le laisser, « implique cependant la volonté » ou l'acte spontané et libre que constilue le vouloir non nécessité par un objet qui n'est pas le bien pur et simple ou infini, « par rapport au fait d'accomplir le précepte. Et telle fut l'obéissance du Christ. Car la Passion elle-même et la mort, considérées en elles-mêmes, répugnaient à la volonté naturelle ». Il est clair, en effet, que souffrir et mourir n'était point, de soi, chose bonne pour le Christ; et tout, dans sa nature humaine, y répu- gnait. Par conséquent, non seulement sa volonté ne s'y portait pas nécessairement; mais bien plutôt elle s'en détournait comme d'une chose non bonne et mauvaise. <( Toutefois », pour une raison supérieure, mais qui n'excluait pas la répu- gnance naturelle, « le Christ voulait que la volonté de Dieu s'accomplisse à ce sujet; selon cette parole du psaume (xxxix, v. 9) : Pour faire votre volonté, 6 mon Dieu, fai voulu. Et c'est pourquoi le Christ disait, en saint Matthieu, ch, xxvi (v. 42) : Si ce calice ne peut passer loin de moi sans que Je le boive, que voire volonté se Jasse ». Nous avons, dans cette réponse de saint Thomas, la confirmation explicite de ce que nous avons eu l'occasion de souligner tant et tant de fois au cours de notre Commentaire ; savoir que l'essence de la liberté consiste dans la maîtrise sur son acte ; et que cette maîtrise sur son acte est constituée par le rapport de la volonté faite pour le bien pur et simple à un objet qui porte en lui, à quelque titre que ce soit, une certaine raison de non bien.

Vad tertiuni fait observer que « la raison est la même qui a fait que le Christ a subi sa Passion et par charité et par obéis- sance ; car même les préceptes de la charité ont été accomplis par Lui pour un motif d'obéissance; et II a été obéissant par amour pour le Père qui commandait».

Le Christ s'est livré Lui-môme à la Passion et à la mort.

Q. XLVII. CAUSE EFFICIENTE t)E LA fASSlON t)U ChRIST. 4^9

Comme Dieu et comme homme, et comme Verbe incarné ou Dieu-homme, non seulement il n'y avait, pour Lui, aucune nécessité de souffrir ou de mourir, mais II avait tout pouvoir, un pouvoir absolu d'éviter la Passion et la mort. Toutefois, Il a voulu les subir. Et c'est parce qu'il a voulu les subir qu'en effet la Passion et la mort l'ont atteint. D'où il résulte qu'en toute vérité II s'est sacrifié Lui-même; ce qui, nous l'avons noté plus haut, est la raison même de son sacerdoce. Or, Il l'a fait par obéissance, pour accomplir ce qu'il savait être une pen- sée arrêtée dans les conseils de Dieu son Père, une volonté ferme portant sur un dessein qui devait montrer en pleine lu- mière la sagesse, la bonté, la puissance infinie de Dieu dans l'économie de son œuvre par excellence : la restauration, par la mort volontaire de son Fils sur la Croix, de l'œuvre ruinée au début du genre humain par la désobéissance du premier homme détachant de l'arbre du Paradis terrestre, à l'instiga- tion du démon, le fruit défendu. Cette volonté formelle du Père permettra-t-elle de dire en toute vérité que le Père a livré Lui-même son Fils à la Passion et à la mort. La question est d'une portée extrême pour la parfaite intelligence du langage biblique et chrétien dans le grand mystère de la Rédemption. Saint Thomas va la résoudre à l'article qui suit,

Article III. Si Dieu le Père a livré le Christ à* la Passion?

Trois objections veulent prouver que (( Dieu le Père n'a point livré le Christ à la Passion ». La première déclare qu' « il semble être inique et cruel qu'un innocent soit livré à la tor- ture et à la mort. D'autre part, comme il est dit au livre du Deutéronome, ch. xxxii (v. 4).: Dieu est fidèle et sans aucune iniquité. Donc II n'a point livré le Christ innocent à la Passion et à la mort ». La seconde objection dit qu' « il ne semble pas que quelqu'un soit livré à la mort par lui-même et par un autre. Or, le Christ s'est livré Lui-même pour nous {aux Éphé- XVI. La Rédemption. ag

/|5o SOMME THÉOLOGIQUE.

siens, ch. v, v, 2) ; selon qu'il est dit dans Isaïe, ch. lui (v. 12): lia livré son âme à la mort. Donc il ne semble pas que Dieu le Père l'ait livré » à la Passion et à la mort. La troisième objection fait observer que « Judas est incriminé de ce qu'il a livré le Christ aux Juifs; selon cette parole marquée en saint Jean, ch. vi (v. 71, 72) : L'un de vous est un démon; ce que Jésus disait au sujet de Judas, qui devait le livrer. Pareillement aussi sont incriminés les 'Juifs, qui le livrèrent à Pilate; selon qu'il le dit Lui-même, en saint Jean, ch. xvni (v. 35) : Ta nation et tes Pontifes font livré à moi. Et Pilate le livra pour qu'il fût crucifié, comme on le voit en saint Jean, ch. xix (v, 16). Or, il n'est aucun rapport entre la justice et l'iniquité, comme il est dit dans la deuxième Épître aux Corinthiens, ch. vi (v. i/j). Donc il semble que Dieu le Père n'a point livré le Christ à la Passion ».

L'argument sed contra cite la parole de ÏÉpilre aux Romains, ch. vHi (v. 32), il est dit : Dieu n'a point fait grâce à son pro- pre Fils, mais II l'a livré pour nous ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle d'un mot la con- clusion de l'article précédent et en tire tout de suite un triple aspect de preuve pour établir la conclusion du présent article. « Comme il a été dit, le Christ a souffert volontairement sa Pas- sion, obéissant en cela à son Père. D'où il suit qu'à un triple chef. Dieu le Père a livré le Christ à la Passion. D'abord, selon que par sa volonté éternelle 11 a préordonné la Passion du Christ à la libération du genre humain ; conformément à ce qui est dit dans le prophète Isaïe, ch. lui (v. 6) : Le Seigneur a placé en Lui l'iniquité de nous tous; et encore (v. 10) : Le Sei- gneur a voulu le briser dans sa Jaiblesse. Secondement, en tant qu'il lui a inspiré la volonté de souffrir pour nous, en lui infusant la charité. Aussi bien il est ajouté, là-même (v. 7) : // a été immolé parce qu'il l'a voulu. Troisièmement, du fait qu'il ne l'a pas mis à couvert de la Passion, mais qu'il l'a laissé à la merci des persécuteurs. Et c'est pourquoi, comme nous le lisons en saint Matthieu, ch. xxvi (v. 46), le Christ pendu à la Croix disait : Mon Dieu, jusqu'où m' avez- vous abandonné, en ce sens qu'il l'avait exposé » sans le défendre, « au pouvoir de

0- XLVir. CA.USE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. 4oi

ceux qui le persécutaient, comme l'explique saint Augustin » (ép. GXL, ou GXX, ch. x).

JJad primum répond que « livrer un homme innocent à la torture et à la mort contre sa volonté est chose impie et cruelle. Mais ce n'est point de la sorte que Dieu le Père a livré le Christ. C'est en lui inspirant », au contraire, « la volonté de souffrir pour nous. Et en cela est montrée, d'une part, la sévé- rité de Dieu {aux Romains, ch. xi, v. 22), qui n'a pas voulu re- mettre le péché sans une peine » proportionnée; « chose que signifie l'Apôtre, quand il dit », comme nous l'avons vu à l'ar- gument sed contra, « que Dieu na point fait grâce à son propre Fils; et, d'autre part, sa bonté {aux Romains, ch. xi, v. 22), en ce que l'homme ne pouvant satisfaire suttisamment par une peine qu'il subirait lui-même. Dieu lui a donné quelqu'un qui satisferait pour lui, ce que l'Apôtre signifie, quand il dit, aux Romains, ch. m (v. 25) : Celui-là (le Christ), Dieu l'a Jait notre propitiation, par la foi, en son sang ».

Vad secundum explique que « le Christ, en tant que Dieu, s'est livré Lui-même à la mort par la même volonté et par la même action que le Père », avec qui II a tout en commun dans la plus absolue unité de nature, de volonté et d'action. « Mais, en tant qu'homme, Il s'est livré Lui-même par une volonté que le Père inspirait. D'oii il suit qu'il n'y a aucune contrariété dans le fait que le Père a livré le Christ, et que le Christ s'est livré Lui-même ». Même dans le cas de la distinction entre les deux volontés, du Père et du Christ, la plus parfaite subor- dination demeure : si le Christ se livre Lui-même, c'est en dé- pendance du Père, qui lui inspire la volonté de se livrer.

L'ad tertium déclare que « la même action se juge diverse- ment, en bien ou en mal, selon qu'elle procède d'une racine diverse. Le Père, en effet, a livré le Christ, et Lui-même s'est livré, par amour; et, en raison de cela, on les loue. Judas, au contraire, a livré le Christ, par cupidité, les Juifs par envie, Pilate par crainte mondaine à l'endroit de César; et c'est pour- quoi ils sont » justement « incriminés ».

Il faut dire, en toute vérité, que Dieu le Père a livré son Fils

452 SOMME THEOLOGIQUE.

à la Passion et à la mort. Jamais, en effet, le Christ n'eût connu la Passion et la mort, si Dieu le Père n'en avait disposé ainsi dans ses conseils éternels, en vue du salut du genre hu- main : non pas que Lui-même ait infligé la mort au Christ, pas plus que le Christ ne se l'est donnée Lui-même ; mais II avait, dans son infinie justice, dans sa sagesse et dans sa miséricorde, statué qu'il inspirerait au Christ, par amour pour nous, la volonté de ne point repousser, comme 11 en aurait le droit et le pouvoir, les mauvais traitements et la mort que lui infligeraient des hommes pervers; d'accepter même tout cela avec une sorte de saint empressement, pour que fussent manifestés les infinis trésors de bonté contenus en Dieu et dans son Christ. Le Christ a donc été livré par Dieu son Père et II s'est livré Lui- même pour des raisons d'infinie sagesse. Mais, dans l'exécution de ce conseil divin, convenait-il que les Gentils eussent une part, la part même décisive, de telle sorte que ce serait eux qui le condamneraient à mort et exécuteraient la sentence. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'ob- jet de l'article qui suit.

Article IV.

S'il convenait que le Christ subît la Passion par l'entremise des Gentils?

Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas que le Christ souffrit la Passion par l'entremise des Gentils ». La première fait observer que « la mort du Christ devant délivrer les hommes du péché, il convenait, semble-t-il, que ce ne fût qu'un très petit nombre qui eussent une part dans le péché de ceux qui causaient sa mort. D'autre part, les Juifs ont péché en causant la mort du Christ; car il est dit, en leur personne, dans saint Matthieu, ch. xxi (v. 38) : Celui-ci est l'hé- ritier, venez, tuons-le. Donc il semble qu'il était convenable que dans le péché de ceux qui ont mis à mort le Christ les Gentils ne fussent pas impliqués ». La seconde objection dit que « la vérité doit répondre à la figure. Or, les sacrifices figura-

Q. XLVII. CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. 453

tifs de l'ancienne loi n'étaient point offerts par les Gentils, mais par les Juifs. Donc la Passion du Christ, non plus, qui fut le vrai sacrifice, ne devait pas être accomplie par les mains des Gentils ». La troisième objection rappelle qu' « il est dit, en saint Jean, ch. v ( v. i8), que les Juifs cherchaient à mettre le Christ à mort, non seulement parce qu'il violait le sabbat, mais aussi parce qu'il disait Dieu son Père, se Jaiscml égal à Dieu. Or, tous ces griefs n'allaient, semble-t-il, que contre la loi des Juifs; et aussi bien eux-mêmes disent, en saint Jean, ch. xix (v. 7) : Selon notre loi, il doit mourir, parce quil s'est Jcdt Fils de Dieu. Il semble donc qu'il convenait que le Christ subît sa Passion, non par l'entremise des Gentils, mais par l'action des Juifs ; et que se trouve faux ce que disaient ces derniers (en S. Jean, ch. xviii, v. 3i) : Il ne nous est point permis de mettre quelqu'un à mort, puisqu'il est de nombreux péchés qui étaient punis de mort, selon la loi, comme on le voit au Lévitique (ch, xx) ».

L'argument sed contra apporte le texte oii « le Seigneur Lui- même dit, en saint Matthieu, ch. xx (v. 19) : On le livrera aux Gentils pour être moqué, flagellé, crucifié » .

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « dans le mode même de la Passion du Christ a été préfiguré l'effet de cette Passion, En premier lieu, en effet, la Passion du Christ a eu un effet de salut dans les Juifs dont plusieurs furent bap- tisés dans la mort du Christ, comme on le voit par le livre àQs Actes, ch. 11 (v. 41) et ch. m (v. [\). En second lieu, parla prédication des Juifs, l'effet de la Passion passa aux Gentils {Ibid., ch. x). Et c'est pourquoi il était convenable que le Christ commençât à souffrir de la part des Juifs, et qu'ensuite, les Juifs le livrant, sa Passion s'achevât parles mains des Gentils ».

h'ad primum retourne l'objection contre elle-même. C'est qu'en effet, « le Christ, pour montrer l'abondance de sa cha- rité, qui était la cause pour laquelle II souffrait sa Passion, alors qu'il était sur sa Croix demanda le pardon pour ses persé- cuteurs ; et afin que le fruit de cette demande parvînt aux Juifs et aux Gentils, II voulut souffrir de la part des uns et des autres ».

454 SOMME THÉOLOGIQUE.

Vad secundam fait une distinction essentielle au sujet du mot qu'exploitait l'objection en parlant du sacrifice offert. « La Passion du Christ fut l'oblation d'un sacrifice en tant que le Christ, de sa propre volonté, se soumit à la mort par charité. En tant, au contraire, qu'il fut torturé par ses persécuteurs, sa mort ne fut pas un sacrifice, mais le plus grave de tous les péchés ».

L'ad tertiam donne plusieurs réponses au sujet du texte que citait l'objection et qu'elle disait ne pas être vrai. La pre- mière justifie la vérité de ce texte par cela que « comme saint Augustin le dit (sur S. Jean, tr. CXIV), les Juifs, quand ils di- saient qu' il ne leur était point permis de mettre quelqu'un à mort, entendirent qu il ne leur était point permis de mettre à mort quelqu'un, en raison de la solennité de la fête qu'ils avaient déjà commencé de célébrer. Ou bien ils disaient cela, comme l'ex- plique saint Jean Chrysostonie (hom. LXXXIII), parce qu'ils voulaient qu'il fût mis à mort non comme transgresseur de la loi, mais comme ennemi public parce qu'il s'était fait roi : chose dont ils n'avaient pas à juger eux-mêmes. Ou bien parce qu'il ne leur était point permis de crucifier, ce qu'ils vou- laient ; mais de lapider, ce qu'ils firent à l'endroit de saint Etienne. Ou mieux encore, il faut dire que par les Romains, à qui ils étaient soumis, le pouvoir de mettre à mort leur avait été enlevé ».

Il convenait que les auteurs de la mort du Christ fussent, en premier lieu, les Juifs prévaricateurs; et, en second lieu, les païens eux-mêmes, à l'instigation des Juifs : parce que, en fait, les Juifs, qui pourtant étaient les premiers à vouloir, par haine, la mort du Christ, avaient perdu leur indépen- dance politique et, par suite, le droit de vie et de mort qui est la prérogative de la souveraineté. D'ailleurs, l'ordre même des effets de la Passion du Christ, qui devaient se commu- niquer d'abord aux Juifs et ensuite aux païens, demandait qu'un ordre semblable se lelrouvât dans le mode de la Passion du Christ. Mais comment faut-il entendre que les auteurs de la Passion et de la mort du Christ eurent leur part dans

Q. XLVII. CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. h^b

cette Passion et cette mort. Devons-nous supposer qu'ils con- nurent Celui qu'ils poursuivaient ainsi, qu'ils condamnaient et qu'ils frappaient. C'est la question même de la respon- sabilité des auteurs du déicide. Saint Thomas va la résoudre à l'article qui suit.

Article V. Si les persécuteurs du Christ le connurent?

Trois objections veulent prouver que « les persécuteurs du Christ le connurent ». La première arguë de ce qu' « il est dit, en saint Matthieu, ch. xxi (v. 38), que les vignerons, voyant le fils, dirent entre eux : Celui-ci est l'héritier, venez, tuons-le. Sur quoi saint Jérôme dit : Le Seigneur prouve de la Jaçon la plus manij este, par ces paroles, que les Princes des Jaijs crucifièrent le Fils de Dieu, non par ignorance, mais par jalousie. Ils avaient compris, en effet, qu'il était Celui à qui le Père dit, par le prophète : Demande-moi, et je te donnerai les nations en héritage. Donc il semble qu'ils connurent qu'il était le Christ, le Fils de Dieu ». La seconde objection cite le texte « en saint Jean, ch. xv (v. 24), le Seigneur dit : Maintenant ils m'ont vu et ils ni ont haï, moi et mon Père. Or, ce que l'on voit est comme manifestement » ou à découvert. « Donc les Juifs connaissant le Christ lui infligèrent la Passion par un motif de haine ». La troisième objection fait observer que « dans un certain sermon » ou discours « du concile d'Ephèse (serm. II de Théodote d'Ancyre), il est dit : « De même que celui qui déchire une lettre impériale est conduit à la mort comme destructeur de la parole ou de l'ordre de f Empereur ; de même le JuiJ qui a crucijié Celui qu'il voyait sera puni comme ayant porté Vattaque jusqu'au Verbe de Dieu. Or, -cela ne serait pas, si les Juifs n'avaient pas connu qu'il était le Fils de Dieu : car l'igno- rance les aurait excusés. Donc il semble que les Juifs qui cruci- fièrent le Christ connurent qu'il était le Fils de Dieu ».

L'argument .^ed contra oppose qu' « il est dit, dans la pre- mière Épître aux Corinthiens, ch. ii (v, 8) : S'ils l'eussent connu,

456 SOMME THÉOLOGIQUE.

Us n'auraient Jamais crucifié le Seigneur de la gloire. Et, au livre des Actes, Pierre dit, parlant aux Juifs, cli. m (v. 17) : Je sais que vous avez Jait cela par ignorance, comme aussi vos Princes. Et le Seigneur » Lui-même, « pendu à la croix, dit (S. Luc, ch. XXIII, V, 34) : Père, pardonnez-leur ; car Us ne savent pas ce qu'ils font ». On voit, par ces divers textes, combien déli- cate est la question posée.

Au corps de l'article, saint Thomas va la résoudre par une distinction de la plus haute importance. Il nous avertit que « parmi les Juifs, les uns étaient » notables ou « les grands; et les autres », constituent la multitude et la foule ou « les petits. Les grands, parmi les Juifs, qui étaient les Princes de ce peuple, connurent, ainsi qu'il est dit au livre des Ques- tions du Nouveau et de r Ancien Testament (q. LXVI, parmi les Œuvres de saint Augustin), comme aussi les démons con- nurent que Jésus était le Christ » ou le Messie « promis dans la loi : car ils voyaient en Lui tous les signes que les prophètes avaient annoncé devoir être. Mais ils ignoraient le mystère de sa divinité ; et c'est pourquoi l'Apôtre dit que s'ils l'eussent connu, jamais ils n'auraient crucilié le Seigneur de la gloire. Toutefois, il faut savoir que leur ignorance ne les excusait pas du crime » de déicide; « parce que c'était en quelque manière une ignorance affectée » ou crasse et coupablement voulue. « Ils voyaient, en effet, les signes évidents de sa divinité; mais, par haine et par jalousie ou envie à l'endroit du Christ, ils tournaient à mal ces signes et ils ne voulurent pas croire à ses paroles par les- quelles Il confessait qu'il était le Fils de Dieu. De vient que Lui-même dit, en parlant d'eux, dans saint Jean, ch. xv (v. 22) : Si je n'étais point venu et que je ne leur eusse point parlé, ils n'au- raient pas de péché ; mais maintenant ils n'ont point d'excuse pour leur péché. Et, plus loin, Il ajoute (v. 2/1) : Si je n'eusse point Jait en eux et parmi eux des œuvres que nul autre n'a faites, ils n'auraient pas de péché. De telle sorte qu'on peut entendre comme proféré par eux-mêmes, ce qui est dit au livre de Job, ch. XXI (v. ili) : Ils ont dit à Dieu : Éloignez-vous de nous; nous ne voulons pas la science de vos voies ». On remarquera cette doctrine si ferme de saint Thomas sur le caractère d'évidence

Q. XLVir. CAUSE EFFICIENTE DE L\ PASSION DU CIUUST. /jBy

que porlaient les signes ou les miracles faits par le Christ de- vant les Juifs cultivés et instruits; de telle sorte que ceux qui n'en ont pas conclu qu'il était vrainnent Dieu et le Fils de Dieu sont inexcusables : seule, leur volonté mauvaise en fut la cause. Ces mêmes miracles, et dans des conditions encore plus convaincantes si l'on peut ainsi dire, sont rapportés dans les quatre Évangiles. Il n'est pas un esprit cultivé ou instruit qui ne puisse les connaître et les reconnaître. Si donc ceux-là qui le peuvent ne les connaissent pas ou ne les reconnaissent pas, et que, pour ce motif, ils ne viennent pas au Christ par une foi pleine et aimante, ce sera pour une raison de mal ou de dispo- sition mauvaise dans leur volonté; et, par suite, eux non plus n'auront pas d'excuse pour leur péché de n'être point venus au Christ.

Il en est autrement pour la multitude ou pour « les petits ». Ceux-là, « les petits, c'est-à-dire les hommes du peuple, qui n'avaient point connu les mystères de l'Ecriture, ne connu- rent point pleinement ni qu'il était le Christ, ni qu'il était le Fils de Dieu; bien que quelques-uns d'entre eux aussi aient cru en Lui. Toutefois, la multitude ne crut pas. Et si, à cer- tains moments, ils avaient des doutes à son sujet, se deman- dant s'il était le Christ, en raison de la multitude des signes ou des prodiges et de l'efficacité de la doctrine, comme on le voit en saint Jean, ch. vu (v. 3i, /ji et suiv.); dans la suite, cependant, ils lurent trompés par leurs Princes (cf. S. Mat- thieu, ch. xxvii, V, 20), de telle sorte qu'ils ne crurent ni qu'il était le Christ, ni qu'il était le Fils de Dieu. Et c'est aussi pourquoi Pierre leur dit (dans le livre des Actes) : Je sais que vous avez fait cela par ignorance, comme, du reste, aussi, vos Princes : en ce sens qu'ils avaient été séduits et égarés par les Princes ». Ici, encore, on aura remarqué ce tableau si vrai de l'inaptitude de la foule, comme telle, à saisir, par elle seule, les profondeurs cachées de la doctrine; et sa facilité à être trompée et égarée par des conducteurs pervers, même lors- que sa droiture naturelle l'aurait d'abord portée à se rendre aux signes éclatants plus particulièrement faits pour la con- vaincre. Sa responsabilité sera donc moindre; et nul doute

458 SOMME THÉOLOGIQUE.

que Dieu ne soit plus pitoyable aux « petits » qu'aux « grands» en pareil cas. Il n'en faudrait pourtant pas conclure que toute responsabilité disparaît et que les « petits » égarés par « les grands » seront excusés de tout péché par le fait même. Quel- que difficulté qu'il y ait, en effet, pour la multitude, de se conduire par elle-même, surtout quand il s'agit d'une multi- tude plus éloignée de ce qui constitue, à des degrés divers, la culture de l'esprit, il n'en demeure pas moins que tout être humain ayant l'usage de la raison est à même, absolument parlant, de reconnaître les signes de la vérité, selon que Dieu, dans sa Providence, les met, d'une manière au moins suffi- sante, à sa portée, en utilisant les lumières indéfectibles du bon sens et les sentiments premiers de l'équité naturelle. Aussi bien voyons-nous que la multitude du peuple juif n'a pas été indemne aux yeux de la justice divine, et que non seulement les chefs qui l'avaient égaré, mais aussi le peuple qui avait suivi ses chefs, ont tous été châtiés pour le crime du déicide. Vad primam répond à la difficulté très délicate que fai- sait la première objection. « Les paroles» de saint Matthieu, (( que Tobjeclion citait, sont dites par les cultivateurs de la vi- gne, qui signifient les recteurs du peuple : et ceux-là, en effet, connurent que Jésus était l'héritier en tant qu'ils connurent qu'il était le Christ promis dans la loi », sans qu'il s'ensuive qu'ils aient connu qu'il était le Fils de Dieu. « Mais, re- prend saint Thomas, contre cette réponse semble venir que les paroles du psaume (ii, v. 8) : De mande -moi et je te donne- rai les nations en héritage », qui faisaient difficulté, « sont dites au même à qui il est dit (dans ce même psaume, v. 7) : Ta es mon Fils; Je t'ai engendré aujourd'hui. Si donc ils connurent qu'il était Celui à qui il fut dit : Demande-moi et je te donne- rai les nations en héritage, il s'ensuit qu'ils connurent qu'il était le Fils de Dieu. D'ailleurs, saint Jean Chrysostome (ou plutôt l'Anonyme rangé parmi ses œuvres) dit qu ils connurent qu'il était le Fils de Dieu. De même, le vénérable Bède dit, sur ce texte marqué en saint Luc, ch. xxni (v. 3/i) : Car ils ne m- vent ce qu Us font, qu'on doit noter quil ne prie point pour ceux qui ayant compris quIl était le Fils de Dieu aimèrent mieux le

Q. XLVir. CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. l\bg

crucifier que le reconnaître u. Et, en effet, dans cette parole dite par le Christ sur la Croix, ou plutôt au moment même de la crucifixion il semble bien que ce ne sont pas les Princes des prêtres et leurs séides qui sont visés mais plutôt les sol- dats et les bourreaux, exécuteurs plus ou moins inconscients du crime qui s'accomplissait. « A cela, dit saint Thomas, on peut répondre qu'ils connurent qu'il était le Fils de Dieu, non par nature, mais par l'excellence d'une grâce spéciale. Toutefois, ajoute le saint Docteur, nous pouvons dire qu'ils sont dits avoir connu même qu'il était le vrai Fils de Dieu parce qu'ils avaient les signes évidents de cela, sans qu'ils aient voulu y donner leur assentiment de façon à ce qu'ils re- connussent qu'il était le Fils de Dieu, en raison de la haine et de l'envie ». Ce qui revient à dire qu'ils eurent la preuve quTl était le Fils de Dieu, mais qu'ils refusèrent coupable- ment d'y soumettre leur esprit. Il semble bien que telle est la vérité historique selon qu'elle se dégage du récit évangélique. Et cela n'est pas en contradiction avec le mot de saint Paul cité dans l'argument sed contra; parce que la connaissance dont il s'agit n'est point la connaissance d'intuition faisant pé- nétrer dans l'intime de la réalité connue; c'est une connais- sance de déduction ou de raisonnement, laquelle ne porte que sur la rigueur d'un lien logique, si l'on peut ainsi dire, et qui aboutissant à une conséquence dont la volonté perverse ne veut pas, n'est pas incompatible avec l'iniquité souveraine du déicide conscient. S'ils avaient vu la divinité du Fils de Dieu en elle-même, assurément ils ne l'eussent pas cruciGé; mais ils ont pu le crucifier, même en voyant, par la conséquence iné- luctable des prodiges qu'il accomplissait et des affirmations qu'il émettait au sujet de Lui-même, qu'il devait être et qu'il était le Fils de Dieu, n'ayant d'ailleurs du Fils de Dieu dans sa nature propre, comme de la nature même de Dieu, que la connaissance très imparfaite et, en quelque sorte, toute exté- rieure que peut en avoir sur cette terre l'être humain qui même est en opposition de volonté avec le Dieu qu'il connaît et qu'il déteste. N'est-ce pas, du reste, aujourd'hui encore, le cas des impies intelligents et instruits mais rebelles, qui ne

46o SOMME THÉOLOGIQUE.

peuveat pas ne pas s'avouer que les documents évangéliques sont vrais, que, par conséquent, le Jésus de l'Evangile est vraiment Celui qu'il s'est dit être; et qui cependant le pour- suivent de leur haine et de leurs outrages, soit dans sa Personne même cachée sous les voiles du sacrement de l'Eucharistie, soit dans son Église et dans tout ce qui rappelle son souvenir.

L'od seciindam se rallie à la dernière explication de Vad primam, qui peut se ramener à celle-là même que nous ve- nons de souligner. Il fait observer qu' « avant les paroles citées par l'objection, il était dit : Si je n'avais point fait en eux et parmi eux des œuvres que nul autre n'a faites, ils n'auraient pas de péché; et c'est après, qu'il est ajouté : Mais, maintenant, ils ont vu et ils m'ont haï, moi et mon Père. Par oii il est mon- tré que voyant les œuvres merveilleuses du Christ, ce fut la haine qui les empêcha de connaître », à tout le moins de reconnaître et de confesser « qu'il était le Fils de Dieu ».

h'ad tertium déclare que « l'ignorance affectée n'excuse pas de la coulpe ou de la faute, mais semble plutôt aggraver cette faute ou cette coulpe : elle montre, en effet, que l'homme est attaché avec tant de véhémence au fait de pé- cher, qu'il veut encourir l'ignorance pour ne pas éviter le pé- ché. Et c'est pourquoi les Juifs péchèrent, non pas seule- ment » d'un péché d'homicide et « comme ayant crucifié le Christ, homme, « mais » du péché de déicide et « comme ayant crucifié Dieu » Lui-même. Ils ont donc toute la respon- sabilité du déicide. Ils l'ont, parce qu'ils pouvaient, qu'ils de- vaient savoir que Celui qu'ils vouaient au crucifiement était vraiment Dieu Lui-même, le Fils de Dieu en Personne; qu'ils n'ont pas pu ne pas s'avouer qu'il en était ainsi, mais qu'ils ont détourné volontairement leur esprit de ce qui, dans cette vérité, les aurait contraints d'abdiquer devant le Christ et de se faire ses disciples. Ils ont même entraîné, dans la respon- sabilité du même déicide, la foule qu'ils ont rendue partici- pante de leur crime, au sens que nous avons expliqué.

Les ennemis du Christ, ceux qui, parmi les Juifs, ne cessè- rent de le poursuivre de leur haine jusqu'au jour ils l'eu-

Q, XL Vit. CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST. 46 I

rent fait mourir sur la Croix et scellé dans son tombeau, ne peuvent être excusés du crime de déicide. Ils avaient tous les moyens de le connaître et de savoir qui II était, non seule- ment qu'il était le Christ ou le Messie promis, mais qu'il était Dieu Lui-même, le Fils de Dieu revêtu de notre nature hu- maine. Devant les preuves qui étaient accumulées sous leurs yeux, ils ne pouvaient pas ne pas s'avouer à eux-mêmes qu'il était cela. Mais les passions qui les tenaient et leur volonté perverse agissaient sur leur esprit pour le détourner de con- clure, à tout le moins elles ruinaient l'effet qui aurait s'en- suivre : et, au lieu de venir à Jésus pour se soumettre à Lui, ils s'aveuglaient volontairement, niant ou dénaturant même l'évidence pour se donner le droit de le détester, de le pour- suivre et de le perdre. C'est même en cela que consistait ce pé- ché contre le Saint-Esprit, que le Christ leur reproche dans l'Évangile, et qui n'est pas autre, ici, que l'aveuglement volon- taire, la perversité suprême consistant à nier l'évidence ou à dire et peut-être à finir par se persuader que cela même qu'on voit être n'est pas pour l'unique raison que la volonté per- verse veut que cela ne soit pas. Mais cela nous amène à mesurer la gravité du crime commis par ceux qui se rendi- rent coupables de la mort du Christ sur la Croix. Faut-il dire que ce crime a été de tous le plus grave. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article VI.

Si le péché de ceux qui ont crucifié le Christ a été le plus grave?

Trois objections veulent prouver que « le péché de ceux qui ont crucifié le Christ n'a pas été le plus grave ». La première dit que « le péché qui a une excuse n'est pas le plus grave. Or, le Seigneur Lui-même a excusé le péché de ceux qui le cruci- fiaient, quand il dit (S. Luc, ch. xxiii, v. 3/i) : Père, pardonnez- leur; car ils ne savent pas ce qu'ils font. Donc leur péché n'a pas été le plus grave ». La seconde objection rappelle que « le Sei-

462 SOMME THEOLOGIQUE.

gneur dit à Pilale, en saint Jean, ch. xix (v. ii) : Celui qui m'a liciré à vous a un plus grand pécJié. Or, c'est Pilale lui-même qui a fait, par ses ministres, crucifier le Christ. Donc il semble que le péché du traître Judas a été plus grand que le péché de ceux qui ont crucifié le Christ». La troisième objection fait obser- ver que c( d'après Arislote, au livre V de YÉlhique (ch. ix, n. 6; ch. XI, n. 3; de S. Th., leç. i/j, 17), nul ne soujjre dCinjuslice, si sa volonté consent; et, comme lui-même le dit au même endroit (ch. IX, n. 3; de S. Th., leç. \^), s'il n'est personne qui souffre d'injustice, personne n'en commet», toute injustice commise sup- posant nécessairement l'injustice subie. « Donc à celui qui consent par sa volonté, nul ne fait d'injustice. Or, le Christ a souffert sa Passion volontairement, comme il aétévu plus haut. Donc ceux qui ont crucifié le Christ n'ont pas commis d'injus- tice. Et, par suite, leur péché n'est point le^plus grave ». Pour être grossier, le sophisme de l'objection ne laisserait pas que d'être troublant auprès de certains esprits. Nous verrons la réponse qu'y fera saint Thomas.

L'argument sed contra est un commentaire de l'Anonyme cité sous le nom de « saint Jean Chrysostome », qui, « sur cette parole que nous trouvons en saint Matthieu, ch. xxiii (v. 32) : Et vous, remplissez la mesure de vos pères, dit (ho m. XLV) : En vérité, ils dépassèrent la mesure de leurs pères. Ceux-ci, en effet, tuèrent des hommes; eux crucifièrent Dieu ».

Au corps de l'article, saint Thomas, se rapportant à la doc- trine de l'article précédent, déclare que d comme il a été dit, les princes des Juifs connurent le Christ; et si quelque igno- rance fut en eux, ce fut une ignorance affectée » ou voulue, (( qui ne pouvait les excuser. 11 suit de que leur péché fut le plus grave : soit en raison du genre du péché », puisque ce fut le déicide; « soit en raison de la malice de la volonté. S'il s'agit des (( petits » ou des hommes du peuple et de la multitude <( parmi les Juifs, leur péché fut le plus grave, à considérer le genre du péché », puisque ce fut toujours le déicide; « toutefois, leur péché était un peu diminué, à cause de leur ignorance », qui n'était pas affectée comme celle des grands, bien qu'elle fût, elle aussi, en un sens, coupable, n'étant pas une ignorance invin-

Q. XLVII. CAUSE EFFICIENTE DE LA t>ASSIÔN DU CHRIST. 463

cible. « Aussi bien, sur cette parole, marquée en saint Luc, ch. xxiii (v. 34), le vénérable Bède dit : // prie pour ceux qui ne savaient point ce qu'ils faisaient, ayant le zèle de Dieu, mais non selon la science. Beaucoup plus encore fut excusable le pécbé des Gentils » ou des païens, savoir les soldats romains, u par les mains desquels le Christ fut crucifié ; car ceux-là n'avaient point la science de la loi » et ignoraient tout au sujet du Christ. C'est surtout et directement pour eux que le Christ^priait, quand II disait à son Père : Pardonnez-leur ; ils ne savent pas ce qu'ils font.

\Jad primuni répond dans le sens de la distinction faite au corps de l'article. « La parole d'excuse dite par le Seigneur ne s'applique pas aux princes des Juifs, mais aux petits » ou aux hommes « du peuple, ainsi qu'il a été dit » ; et surtout aux soldats romains qui clouèrent le Christ à la Croix.

Uad secundum fait observer que « Judas livra le Christ, non pas à Pilate, mais aux princes des prêtres, qui, eux, le livrè- rentàPilate; selon cette parole, marquée en saint Jean, ch. xviii (v. 35) ; Ta nation et tes pontifes font livré à moi. Leur péché cependant, à eux tous », et celui de Judas et celui des pontifes, « fut plus grand que celui de Pilate, qui mit à mort le Christ par crainte de César; et aussi, que celui des soldais, qui, par ordre du Procureur, crucifièrent le Christ; et non par cupi- dité, comme Judas; ni par envie et par haine, comme les princes des prêtres ».

Vadtertiam répond que « le Christ voulut sa Passion, comme Dieu Lui-même la voulut », c'est-à-dire en vue du salut des hommes, par un mouvement d'infinie miséricorde à leur endroit, en même temps que pour maintenir les droits de la justice divine; « mais II ne voulut point l'action inique des Juifs. Et c'est pourquoi ceux qui ont tué le Christ ne sont pas excusés de péché. D'ailleurs », et pour répondre au prin- cipe qu'invoquait l'objection, <( celui qui tue un homme ne fait pas seulement injure à cet homme; il fait aussi injure à Dieu et à la république » ou à la société tout entière; « comme aussi, du reste, celui qui se tue lui-même, ainsi qu'Aristote le dit, au livre V de VÉthique (ch. xi, n. 3 ; de S. Th., leç. 17). Et aussi bien, David condamna à mort celui qui n'avait pas craint

/i64 SOMME THEOLOGIQUË.

de porter sa main, pour lui donner la mort, sur le Christ » ou l'oint (( du Seigneur, bien que celui-ci le lui eût demandé, comme on le lit au livre II des Rois, ch. i (v. G et suiv.) ».

Si la Passion du Christ a eu lieu, c'est, à n'en pas douter, parce que Lui-même l'a voulu. Et II ne l'a voulu Lui-même qu'en union de volonté parfaite avec la volonté du Père dont l'infinie sagesse avait renfermé dans ce mystère ses plus riches trésors. Mais les exécuteurs humains de ce plan divin, qui furent les Juifs et les Gentils, ne sauraient bénéficier de la sagesse des conseils de Dieu. C'est par une volonté perverse de leur part qu'il ont poursuivi le Christ et l'ont conduit à la mort. La perversité de cette volonté n'a pas été la même pour tous. Car tous n'étaient pas éclairés d'une égale lumière au sujet du Christ. Les premiers responsables, et, partant, les plus coupables, furent les principaux parmi les Juifs, les chefs du peuple, ceux qui avaient en leurs mains le dépôt des Écritures. Ils auraient pu et ils devaient reconnaître le Christ dans la Personne de Jésus, Mais, par jalousie et par haine, ils éteignirent sciemment la lumière qui leur était donnée avec surabondance. Leur crime est sans excuse. Il est le plus grand qui ait été jamais commis parmi les hommes. Le peuple juif, égaré et trompé par eux, a eu sa responsabilité diminuée en raison de la part d'involon- taire qu'il a pu y avoir dans son ignorance. Il en fut de même, et dans une mesure plus grande encore, pour les païens, igno- rants des choses de la loi, qui coopérèrent au crime du déicide. Tous furent coupables; mais bien moins que les Juifs; et, à des degrés divers, selon le degré de leur culture ou de leur indépendance.

Après avoir considéré la Passion et la mort du Christ du côté de ses causes, « nous devons maintenant la considérer du côlé de ses eflets. Et, à ce sujet, nous étudierons deux choses : d'abord, le mode selon lequel la Passion du Christ a produit son effet; puis, cet effet lui même ». L'étude du mode dont la Passion du Christ a produit son etîet va faire l'objet de la question suivante.

QUESTION XLVIli

DU MODE DONT LA PASSION DU CHRIST A PRODUIT SON EFFET

Cette question comprend six articles :

Si la Passion du Christ a causé notre salut par mode de mérite? Si par mode de satisfaction? Si par mode de sacrifice? Si par mode de rédemption ? Si d'être rédempteur est le propre du Christ ? Si la Passion du Christ a causé l'effet de notre salut par mode de cause efficiente ?

On le voit, dans ces six articles, saint Thomas examine suc- cessivement tous les divers modes selon lesquels nous pouvons et devons dire que la Passion du Christ a opéré l'œuvre de notre salut. Il suffît d'en avoir formulé l'énumération pour en saisir toute l'importance. Venons tout de suite au premier,, qui examine la causalité de la Passion du Christ par mode de mé- rite.

Article Premier.

Si la Passion du Christ a causé notre salut par mode de mérite?

Trois objections veulent prouver que « la Passion du Christ n'a pas causé notre salut par mode de mérite ». La pre- mière en appelle à ce que v les principes des passions ne sont pas en nous », la passion étant toujours en nous l'effet d'une cause extrinsèque qui agit sur nous. « Or, nul ne mérite ou n'est loué que par ce dont le principe est en lui-même », le mérite supposant nécessairement toujours la spontanéité et la XVI. La Rédemption. 3o

466 SOMME THÉOLOGIQUE.

liberté de l'acte. « Donc la Passion du Christ n'a rien opéré par mode de mérite ». La seconde objection déclare que « le Christ, dès le premier instant de sa conception, a mérité et pour Lui et pour nous, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 34, art. 3). Or, il est superflu de mériter de nouveau ce qui a été mérité déjà. Donc le Christ, par sa Passion, n'a pas mérité no- tre salut ». La troisième objection fait observer que « la racine du mérite est la charité. Or, la charité du Christ n'a pas été accrue dans la Passion plus qu'elle n'était auparavant. Donc II n'a pas plus mérité notre salut dans sa Passion qu'il ne l'avait fait avant ».

L'argument sed contra oppose que « sur cette parole del'Épî- tre aux Philippiens, ch. ii (v. 9) : En raison de cela, Dieu l'a exalté, etc., saint Augustin dit {sur saint Jean, tr. CIV) : L'hu- milité de la Passion est le mérite de la gloire ; la gloire est la récom- pense de l'humilité. Or, le Christ a été glorifié non pas seule- ment en Lui-même, mais aussi dans ses fidèles, comme II le dit Lui-même, en saint Jean, ch. xvii (v. 10). Donc il semble que Lui-même a mérité », par l'humilité de sa Passion, « le salut de ses fidèles ».

Au corps de l'article , saint Thomas nous rappelle que « comme il a été dit plus haut (q. 7, art. i, 9; q. 8, art i, 5), au Christ a été donnée la grâce, non seulement comme à une Personne particulière, mais aussi en tant qu'il est le chef, la tête de l'Église, en ce sens que la grâce devait dériver de Lui à ses membres. A cause de cela, les œuvres du Christ sont et pour Lui et pour ses membres ce que sont les œuvres d'un autre homme constitué dans la grâce par rapport à lui. D'au- tre part, il est manifeste que quiconque étant constitué dans la grâce souffre pour la justice, par le fait même mérite pour soi le salut; selon cette parole marquée en saint Matthieu, ch. v (v. 10) : Bienheureux ceux qui soujjrent persécution pour la Justice. Il suit de que le Christ, par sa Passion, n'a pas seulement mérité pour soi mais aussi pour tous ses membres le salut ». C'est donc sur la raison de la grâce « capitale » du Christ, ou sur le fait qu'il a été constitué, dans l'ordre de la restauration du genre humain déchu, le chef et la tête du

Q. XLVIII. ^^ MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION DU CIiniST. /(Ôy

corps mystique formé par les autres hommes destinés à être ses membres, que repose et se fonde toute la raison de mérite, au sens le plus précis de ce mot, c'est-à-dire au sens de mérite condigne, attribuée aux actes du Christ par rapport aux autres hommes. Et si tous les actes du Christ, au cours de sa vie mortelle, ont pu être méritoires, combien plus sa Passion aura- t-elle l'être.

L'ad primurn accorde que « la passion », ou le fait de subir l'aclion d'un autre, « a, comme telle, son principe au dehors. Mais, selon que quelqu'un la subit volontairement, elle a son principe au dedans » ; et c'est de ce chef qu'elle acquiert la raison de mérite, motivant aussi la louange.

L'ad secundam concède que « le Christ, dès le premier ins- tant de sa conception, a mérité pour nous le salut éternel; mais, de notre côté, se trbuvaient certains obstacles qui empê- chaient que nous recevions l'effet des mérites précédents. Ce fut en raison de ces obstacles à enlever, qu'il fallut que le Christ souffrît sa Passion, ainsi qu'il a été dit plus haut » (q. 46, art. 3). Il n'y a donc pas à conclure, ainsi que le faisait l'ob- jection, que les mérites de la Passion du Christ eussent été superflus, puisqu'ils étaient ordonnés à un effet spécial auquel n'étaient pas ordonnés directement ou comme tels les méri- tes précédents.

L'ad tertium insiste dans le même sens et applique cette doc- trine à la difQculté que faisait la troisième objection, « La Pas- sion du Christ eut un certain effet que n'eurent point les mé- rites précédents », ainsi qu'il vient d'être dit, « non en raison d'une plus grande charité, mais en raison du genre de l'œu- vre qui convenait à un tel effet ; comme on le voit par les raisons qui ont été données plus haut touchant la convenance de la Passion du Christ « (q. 46, art. 3).

Toute action du Christ faite par Lui en tant qu'homme a été méritoire du salut éternel pour chaque être humain destiné à devenir un membre de son corps mystique, l'Église. Mais, à un titre spécial, sa Passion sur la Croix devait mériter pour nous le salut, en ce sens qu'elle nous vaudrait d'être débar-

468 SOMME THÉOLOGIQUE.

rassés des obstacles au salut que nous trouvons dans le péché de nature qu'est la faute originelle et dans les péchés person- nels qui se sont ajoutés, pour chacun de nous, à l'obstacle du péché d'origine. Tous ceux-là donc qui auront le bonheur du ciel, parmi les êtres humains, devront ce bonheur aux mérites de la Passion du Christ; ils l'auront, parce que le Christ l'a mérité pour eux dans sa Passion. A la causalité par mode de mérite peut se joindre la causalité par mode de satisfaction. Devons-nous attribuer ce nouveau mode à la Passion du Christ par rapport à notre salut. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article II.

Si la Passion du Christ a causé notre salut par mode de satisfaction?

Trois objections veulent prouver que « la Passion du Christ n'a point causé notre salut par mode de satisfaction ». La première déclare qu' « il semble que c'est à celui-là même qui a péché, qu'il appartient de satisfaire; comme on le voit pour les autres parties de la pénitence », qui sont, avec la satisfac- tion, la contrition et la confession : « celui-là, en effet, qui a péché est celui à qui il appartient d'être contrit et de se con- fesser. Or, le Christ n'a point péché; selon cette parole de la première épître de saint Pierre, ch. ii (v, 22) : Lui qui n'a point fait de péché. Donc II n'a point satisfait Lui-même par sa pro- pre Passion ». La seconde objection dit que « l'on ne donne pas satisfaction à quelqu'un par une offense plus grande. Or, la plus grande offense » envers Dieu « a été commise dans la Passion du Christ; car ceux qui l'ont tué ont commis le péché le plus grave, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 47, art. 6). Donc il semble que satisfaction n'a pu être donnée à Dieu par la Passion du Christ ». La troisième objection arguë de ce que la satisfaction implique une certaine 'égalité par rapport à la faute ; étant un acte de justice. Or, la Passion du Christ ne semble pas être égale à tous les péchés du genre humain; parce que le Christ n'a point subi sa Passion selon la divinité, mais

Q. XLVIII, MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION DU CHRIST. -^69

selon la chair, conformément à cette parole de la première épîlre de saint Pierre, ch. iv (v. i) : Le Christ ayant donc souf- fert selon la chair : et lame, se trouve le péché, l'emporte sur la chair. Donc le Christ, par sa Passion, n'a point satisfait pour nos péchés ».

L'argument sed contra en appelle à ce qu* (( il est dit, en la Personne du Christ, dans le psaume (lxviii, v. 5) : Ce que Je n'avais point pris, alors Je le rendais. Or, celui-là ne rend pas, qui ne satisfait point d'une manière parfaite. Donc il semble que le Christ, en souffrant sa Passion, a satisfait d'une manière parfaite pour nos péchés ».

Au corps de l'article, saint Thomas commence par formuler un principe, qui domine tout le point de doctrine en question, « Celui-là, dit-il, satisfait proprement pour une offense » et c'est en raison d'une offense que se dit la satisfaction « qui présente à l'offensé ce pour quoi il a autant ou plus d'amour que l'offense ne lui inspire de haine ». Dans ce cas, en effet, l'offensé n'hésitera point à remettre l'offense. « Or, le Christ souffrant, dans sa Passion, par amour et par obéissance, a présenté à Dieu quelque chose de plus grand que n'exigeait la compensation de toute l'offense du genre humain » : car l'acte d'amour et d'obéissance, de la part du Christ, surtout, dans la réalisation de sa Passion, l'emporte infiniment, comme chose agréable à Dieu, sur l'horreur même que devait inspirer à Dieu la désobéissance et l'ingratitude de tous les êtres humains, pris dans leur généralité ou en particulier. Et cela, pour trois raisons. « Premièrement, en raison de la gran- deur de la charité qui causait la Passion du Christ. Secon- dement, à cause de la dignité de la vie que le Christ donnait comme satisfaction, laquelle était la vie d'un Dieu-Homme. Troisièmement, pour la généralité de la Passion et la grandeur de la douleur prise par le Christ », qui était proportionnée à la dette de tout le genre humain, u ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 46, art. 5, 6). Etc'est pourquoi la Passion du Christ non seulement fut une satisfaction suffisante, mais surabon- dante par les péchés du genre humain ; selon cette parole de la première épitre de saint Jean, ch. ii (v. 2) : Lui-même est la

470 SOMMÉ THÉOLOGIQUE.

propitiation pour nos péchés; et non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier ».

Vad primum a une belle parole que nous ne saurions trop retenir, la trouvant ainsi formulée en termes exprès par saint Thomas lui-même. « La tête et les membres », dit- il, quand il s'agit du Christ et de ses fidèles, « sont comme une seule per- sonne mystique. Il suit de que la satisfaction du Christ appartient à tous les fidèles comme à ses membres. D'ailleurs, même en tant que deux hommes sont un dans la charité, l'un peut satisfaire pour l'autre; comme on le verra plus loin {Sup- plément, q. i3, art. 2). Il n'en va pas de même pour la contri- tion et la confession », qui sont les deux aqtres parties du sacrement de la pénitence. C'est qu'en effet, ces deux actes, d'ordre plutôt intérieur, ne peuvent êlre accomplis que par le sujet lui-même; tandis que « la satisfaction consiste dans un acte extérieur, pour lequel on peut prendre des instruments; et, au nombre de ceux-ci, comptent également les amis » (cf. Arisiole, Éthique, liv. I, ch. viii, n. 16; de S. Th., leç. i3).

L'ad secandum déclare que la charité du Christ souffrant fut plus grande que la malice de ceux qui le crucifiaient. Et c'est pourquoi le Christ, en souffrant, put davantage satisfaire que ses meurtriers ne purent offenser. D'autant plus que la Passion du Christ fut suffisante pour satisfaire, et surabondamment, même pour les péchés de ceux qui le crucifiaient ».

L'ad tertium dit que « la dignité de la chair du Christ ne doit pas être appréciée uniquement selon la nature de la chair, mais selon la Personne qui l'avait assumée; savoir en tant qu'elle était la chair d'un Dieu; et, de ce chef, elle a une dignité infinie ». Retenons ce mot si formel et si net que vient de prononcer ici saint Thomas. Il coupe court à l'erreur insoutenable de ceux qui voudraient que la Passion du Christ n'eût point satisfait pour nos péchés, d'une satisfaction adé- quate, en raison d'elle-même, mais uniquement paice que Dieu l'aurait tenue pour suffisante.

La satisfaction est ordonnée à réparer l'offense. Et parce que l'offense a provoqué l'irritation, le courroux, la haine de

Q. XLVIII. MODE DE CAUSALITÉ DE LA PASSION DU CHRIST. Ix"]!

la part de l'offensé, il faudra donc que la satisfaction, pour compenser l'offense, apporte, en hommage qui puisse être agréé, au moins l'équivalent de l'injure. Dans le cas du genre humain, constitué par le péché en état d'offense contre Dieu, l'injure, du côté de Dieu offensé, avait quelque chose d'infini ; mais, du côté de l'homme, elle restait nécessairement quelque chose de fini. Si donc se présente à Dieu, pour compenser l'injure que l'homme lui a faite, un sujet humain qui soit lui- même d'une dignité infinie, et s'il offre, comme compensation ou en hommage de satisfaction, des actes qui l'emportent, sans proportion, même comme nature d'actes, sur les actes qui ont constitué l'offense, il est manifeste que satisfaction pleine et entière aura été donnée. C'est le cas des actes du Christ dans sa Passion. Et, aussi bien, cette Passion a-t-elle, au plus haut point et de la manière la plus excellente, causé, par mode de satisfaction, le salut du genre humain. L'a-t-elle causé aussi par mode de sacrifice? C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner ; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article III. Si la Passion du Christ a eu son effet par mode de sacrifice?

Trois objections veulent prouver que « la Passion du Christ n'a point eu son effet par mode de sacrifice ». La première dit que « la vérité doit répondre à la figure. Or, dans les sacri- fices de l'ancienne loi, qui étaient des figures du Christ, jamais n'était offerte de chair humaine; bien plus ces sortes de sacri- fices » l'on immolait des êtres humains « devaient être en horreur ; selon cette parole du psaume (cv, v. 38) : Ils ont répanda le sang innocent, le sang de leurs fils et de leurs Jîlles qu'ils ont immolés aux idoles de Chanaan. Donc il semble que la Passion du Christ ne doit pas être dite un sacrifice ». La seconde objection apporte un texte de « saint Augustin, au livre X de la Cité de Dieu » (ch. v), oii il « dit que le sacrifice visible est le sacrement, c'est-à-dire le signe sacré, du sacrifice invi-

472 SOMME THÉOLOGIQUE.

sible. Or, la Passion du Christ n'est pas un signe, mais bien plutôt la chose signifiée par les autres signes. Donc il semble que la Passion du Christ n'est pas un sacrifice ». La troi- sième objection déclare que « quiconque offre un sacrifice fait quelque chose de saint ou de sacré, comme le montre le nom même de sacrifice. Or, ceux qui mirent à mort le Christ ne firent point quelque chose de sacré; mais commirent une grande iniquité. Donc la Passion du Christ fut plutôt un maléfice qu'un sacrifice ».

L'argument sed contra cite le mot de « l'Apôtre, aux Éphé- siens, ch. v (v. 2) », il « dit », parlant du Christ : « // s'est livré Lui-même pour nous comme oblation et victime, à Dieu, en agréable odeur » .

Au corps de l'article, saint Thomas commence par préciser la notion du sacrifice. « On appelle proprement du nom de sacrifice quelque chose qui est fait comme témoignage d'hon- neur dû proprement à Dieu, en vue de l'apaiser ». Par consé- quent, selon que nous l'avions déjà noté plus haut quand il s'est agi du sacerdoce du Christ, le sacrifice, au sens propre nous en parlons ici, présuppose l'existence du péché, ou le fait et la conscience, de la part des hommes, que Dieu est irrité contre eux. « Et de vient que saint Augustin dit, au livre X de la Cité de Dieu (ch. vi) : Est un véritable sacrifice toute œuvre que Von Jait pour adhérer à Dieu par une sainte société selon qu'on réjère cette œuvre à la fin qui nous donnera le bien dont la possession doit nous rendre véritablement heureux. Or, le Christ, comme il est ajouté au même endroit, s'est livré Lui-même à la Passion pour nous. Et cette œuvre qu'il accomplit, de subir volontairement sa Passion, fut au plus haut point agréable à Dieu, comme provenant de la charité. D'où il suit manifeste- ment que la Passion du Christ fut un véritable sacrifice. Et, comme saint Augustin l'ajoute ensuite dans ce même livre (ch. xx), de ce véritable sacrijice les anciens sacrifices des saints étaient des signes multiples et variés : il était, restant un, figuré par de nombreux sacrifices, comme une même chose est dite par des paroles nombreuses, afin d'être grandement recommandé sans ennui et sans fatigue. Et parce que quatre choses se considèrent

Q. XLVIII. MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION DU CHRIST. 4 78

en tout sacrifice, comme le dit saint Augustin au livre IV de la Trinilé (ch. xiv), savoir : à qui on fojfre, par qui il est ojjert, ce que l'on ojjre, et pour qui on VoJJre, le même, seul, unique et véritable médiateur qui par le sacrifice de la paix nous réconcilie à Dieu, demeurait un avec Celui à qui II l'ojfrait, étant un en Lai avec ceux pour qui II CoJJrait, Lui-même étant celui qui ojjrait et ce qu'il oJJrait ». trouver plus admirablement réunies toutes les conditions du sacrifice le plus authentique, le plus vrai et le plus parfait. Aussi bien est-il, à vrai dire, le seul vrai sacrifice, tous les autres qui ont pu être ofTerts à Dieu depuis la chute du genre humain, dans la loi de nature ou dans la loi écrite, n'ayant de valeur à ses yeux qu'en raison de ce qu'ils étaient, à des degrés divers, une image ou une figure de cet unique vrai sacrifice, vraiment fait, et lui seul, pour apaiser Dieu irrité par le péché.

Vad primum fait remarquer que « si la vérité doit répondre à la figure en quelque manière, il n'est pourtant pas néces- saire qu'elle lui réponde en tout ; car il faut que la vérité dé- passe la figure. Aussi bien est-ce à propos et de façon très opportune que la figure de ce sacrifice la chair du Christ est offerte pour nous fût non pas la chair des hommes, mais la chair d'autres animaux signifiant la chair du Christ ». Parce que le vrai grand sacrifice devait être, en effet, un sacrifice humain, il ne fallait pas que les sacrifices figuratifs fussent eux-mêmes des sacrifices humains, mais seulement des sacrifi- ces d'autres vivants inférieurs. Or, « que la chair du Christ soit le sacrifice par excellence et souverainement parfait, une première raison en est qu'étant une vraie chair humaine, c'est tout à fait à propos qu'elle est offerte pour les autres hommes et qu'elle est prise par eux, sous les voiles du sacre- ment », par mode de nourriture. « Une seconde raison est que, étant passible et mortelle, elle était aple à l'immolation. De même, en troisième lieu, étant sans péché elle était d'un effi- cace souverain pour purifier du péché. Enfin, et c'est une quatrième raison, parce qu'elle était la chair même de Celui qui offrait le sacrifice, elle était agréable à Dieu en raison de la charité de Celui qui offrait sa chair » : car il n'est pas de

(\']k SOMME THÉOLOGIQUE.

plas grande marque dC amour que de donner sa vie pour ceux que Von aime (S. Jean, ch. xv, v. i3). « Aussi bien saint Augus- tin dit, au livre IV de la Trinité (ch. xiv) : Les hommes pou- vaient-ils avoir à prendre comme nourriture quelque chose qui fût offert pour eux plus à propos quune chair humaine? Pouvait-il y avoir quelque chose qui fût apte à l'immolation plas qu'une chair mortelle ? Pouvait-il se trouver quelque chose de plus pur pour purifier les vices des mortels quune chair née, sans contagion de la concupiscence charnelle , dans un sein et d'un sein virginal? Et que pouvait-il y avoir qui fût offert et accepté en agréable odeur comme la chair de notre sacrifice étant le corps même de notre prêtre? ». On aura remarqué que ce beau texte de saint Augustin est la formule même des quatre raisons données ici par saint Thomas pour prouver l'excellence du sacrifice qui constitue l'immolation du Christ sur la croix, immolation qlii se conserve d'une façon permanente au sein de l'Église par la célébration du sacrement de l'Eucharistie, comme nous au- rons à le montrer plus loin (q. 83, art. i).

Vad secundum déclare que « saint Augustin parle, », dans le texte que citait l'objection, « des sacrifices visibles figuratifs », tels qu'étaient les sacrifices de l'ancienne loi. « Et, cependant », ajoute saint Thomas, en réponse à la rai- son que l'objection donnait, « la Passion même du Christ, bien qu'elle soit signifiée par les autres sacrifices figuratifs, est le signe aussi d'une certaine chose qui doit être observée par nous ; selon cette parole de la première épître de saint Pierre, ch. IV (v. I, 2) : Le Christ ayant donc souffert dans la chair, vous aussi vous devez vous armer de la même pensée; car Celui qui a souffert dans la chair n'a plus rien de commun avec le péché, afin que ce qui reste de temps à vivre dans la chair vive non pas en se conformant aux désirs des hommes mais à la volonté de Dieu » .

L'ad tertium accorde que la Passion du Christ, du côté de ceux qui le mirent à mort fut un maléfice » ou crime et un méfait; « mais du côté du Christ Lui-même souffrant par amour, elle fut un sacrifice. Et voilà pourquoi ce sacrifice est dit avoir été offert par le Christ Lui-même, non par ceux qui le mirent à mort ».

Q. XLVIir. MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION DU CHRIST. h'jb

Le sacrifice, au sens pur et simple ou selon l'acception pro- pre de ce mot, implique une action sainte portant sur un être corporel, plus spécialement sur un être vivant, qu'on détruit, qu'on immole, devant Dieu et en son honneur, à l'elTet d'apaiser sa justice ou son courroux. Celte notion du sacrifice a été réa- lisée de la manière la plus parfaite dans la Passion et la mort du Christ. Ce qu'il pouvait y avoir de plus excellent dans l'or- dre des vivants corporels et sensibles a été immolé devant Dieu et en son honneur, à l'effet d'apaiser son courroux pro- voqué par le péché du genre humain, dans un mouvement de charité infinie, par une Personne divine en qui s'unissaient de la manière la plus parfaite Dieu Lui-même qu'il fallait apai- ser et l'homme pour qui devait être offerte la victime de pro- pitiation. A ces divers modes dont la Passion du Christ a agi pour opérer notre salut, devons-nous joindre cet autre mode très spécial, qui est, en effet, toujours invoqué quand il s'agit de ce grand mystère et qui semble même absorber à lui seul, dans le langage chrétien, toute la causalité de la Passion du Christ. Nous voulons parler du mode qui porte le nom de rédemption. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article IV.

Si la Passion du Christ a opéré notre salut par mode de rédemption?

Trois objections veulent prouver que « la Passion du Christ n'a pas opéré notre salut par mode de rédemption ». La première dit que « nul n'achè|e ou ne rachète ce qui n'a point cessé d'être sien. Or, les hommes n'ont jamais cessé d'être à Dieu; selon cette parole du psaume xxiii (v. i) : La terre est au Seigneur; Il domine sur toute son étendue : l'uni- vers et tous ceux qui l'habitent sont à Lui. Donc il semble que le Christ ne nous a point rachetés par sa Passion ». La se- conde objection déclare que <( comme le dit saint Augustin, au livre XIII de la Trinité (ch. xiii), le démon devait être vaincu par

476 SOMME THÉOLOGIQUlî.

le Christ dans la voie de la justice. Or, la justice exige que celui qui a pris frauduleusement le bien d'autrui en soit privé; car la fraude et le dolne doivent profiter à personne, comme le dit le droit humain lui-même. Puis donc que le démon avait trompé par ruse et avait subjugué la créature de Dieu, savoir l'homme, il semble que l'homme n'aurait pas être sous- trait à sa puissance par mode de rédemption » ou de rachat, La troisième objection fait remarquer que « quiconque achète ou rachète une chose verse le prix à celui qui la possé- dait. Dr, le Christ n'a point versé son sang, qui est dit être le prix de notre rédemption, au démon qui nous tenait captifs. Donc le Christ ne nous a point rachetés par sa Passion ».

L'argument sed contra apporte un double texte de l'Ecriture. « Dans la première épître de saint Pierre, ch. i (v, 18, 19), il est dit : Ce n'est point par l'or ou r argent corruptibles que vous avez été rachetés de votre première vie que vous teniez de vos pères; mais par un sang précieux, celui de l'Agneau immaculé et intact, le Christ. Et, aux Gâtâtes, ch. m (v. i3), il est dit : Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, en se faisant pour nous malédiction. Or, le Christ est dit avoir été fait malé- diction pour nous, en tant qu'il a souffert pour nous sur l'ar- bre de la croix, comme il a été marqué plus haut (q. /i6, art. 4, ad 3'""). Donc, par sa Passion, Il nous a rachetés ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « par le péché l'homme avait contracté une double obligation. Premiè- rement, celle de la servitude du péché; car celui qui pèche est V esclave du péché, comme il est dit en saint Jean, ch. viii (v. 3/j) ; et, dans la deuxième épître de saint Pierre, ch. 11 (v.ig), il est dit aussi : Quiconque est vaincu par un autre devient l'esclave de cet autre. Puis donc que le démon avait triomphé de l'homme en l'amenant à pécher, l'homme était voué à la servitude ou à l'esclavage du démon. Secondemeut, il y avait aussi l'obligation de la peine, qui faisait que l'homme était tenu par la justice divine. Et cela aussi était une certaine ser- vitude ou un certain esclavage; car c'est le propre de l'esclave de subir ce qu'il ne veut pas, le propre de l'homme libre étant, au contraire, d'user de lui-même comme il veut. La

Q. XLVÎII. MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION t>U CHRIST. ^77

Passion du Christ, ayant donc été une satisfaction suffisante et surabondante pour le péché et pour la peine du genre humain, cette Passion fut comme le paiement d'une solde qui nous a libérés de l'une et l'autre obligation. La satisfaction, en effet, par laquelle un sujet satisfait pour soi ou pour autrui, est comme une solde par laquelle il se rachète du péché et de la peine, selon celle parole du livre de Daniel, cli, iv (v. 2^) : Rachetez par raiimône vos péchés. Or, le Christ a satisfait, non en donnant de l'argent ou quelque autre chose de ce genre, mais en donnant ce qu'il y avait de plus grand. Lui-même, pour nous. Il s'ensuit que la Passion du Christ est dite notre rédemption » ou notre rachat.

Vad prinium fait observer que « l'homme est dit être à Dieu d'une double manière. D'abord, en tant qu'il est soumis à son pouvoir. Et, de celte sorte, l'homme n'a jamais cessé d'êlre à Dieu ; selon celle parole du livre de Daniel, ch. iv (v. 22, 29) : Le Très-Haut domine sur la royauté des hommes, et II la donne à qui II veut. D'une autre manière, l'homme est à Dieu par l'union de la charité avec Lui ; selon qu'il est dit, aux Romains, ch. VIII (v. 9) : Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ, celui-là n'est pas à Lui. Nous dirons donc que, de la première manière, l'homme n'a jamais cessé d'être à Dieu. Mais, de la seconde manière, il a cessé d'êlre à Dieu par le péché. Et c'est pour- quoi, en tant qu'il a été libéré du péché par la satisfaction de la Passion du Christ, il est dit être racheté par la Passion du Christ ».

Vad secundum déclare que « l'homme, en péchant, avait contracté une obligation qui l'engageait et à l'endroit de Dieu et à l'endroit du démon. Quant à la faute, en effet, il avait offensé Dieu, et il s'était soumis au démon en consentant à sa suggestion. Il s'ensuit qu'en raison de la faute, il n'était pas devenu l'esclave ou le serviteur de Dieu; mais, plutôt, il s'était soustrait au service de Dieu et avait encouru l'esclavage du démon. Dieu permettant cela justement, à cause de l'offense commise contre Lui. Mais, quant à la peine, l'homme était sur- tout et principalement obligé ou lié envers Dieu, comme au souverain Juge, et au démon comme au bourreau, selon cette

^']8 SOMME THEOLOGIQUË.

parole marquée en saint Matthieu, ch. v (v. 25) : De crainte que ton adversaire ne te livre au Juge et que le Juge ne te livre à f ap- pariteur, c'est-à-dire à l'ange cruel de la peine, comme le dit saint Jean Clirysostome (ou plutôt l'Anonyme, hom. XI). [1 est donc vrai que c'était d'une façon injuste, en ce qui était de lui, que le démon tenait en servitude, et quant à la faute et quant à la peine, l'homme trompé par son astuce; mais il était juste que l'homme souffrît cela, Dieu le permettant quant à la faute, et l'ordonnant quant à la peine. Et c'est pourquoi, par rapport à Dieu, la justice exigeait que l'homme fût racheté; mais non par rapport au démon », qui n'avait d'autre droit sur l'homme que celui que la justice même de Dieu lui donnait au sens qui vient d'être précisé.

Vad tertium complète cet exposé si important et si délicat. « Parce que la rédemption était requise à l'effet de libérer l'homme par rapporta Dieu et non par rapport au démon », ainsi qu'il vient d'être dit, « le prix » de celle rédemption ou de ce rachat « devait être payé, non au démon, mais à Dieu. Et c'est pourquoi le Christ n'est point dit avoir offert son sang, qui est le prix de notre rédemption, au démon, mais à Dieu ». Il eût été difficile de préciser en des formules plus rigou- reusement exactes cette grande question de notre rédemption par le Christ, dont les divers aspects, d'apparence contradic- toire, notamment en ce qui touchait au rôle du démon dans notre servitude, avaient fait le tourment de certains Pères ou Docteurs et devaient embarrasser encore de nos jours cer- tains écrivains trop peu attentifs, semble-t-il, à la plénitude de doctrine contenue dans ces admirables formules de saint Thomas.

C'est au sens le plus véritable et le plus parfait que le Christ est dit nous avoir rachetés par sa Passion. Par sa Passion, en effet. Il a donné à Dieu le prix qui nous libérait de la servi- tude ou de l'esclavage du péché, où, selon un juste jugement de Dieu, nous étions détenus par l'injusle usurpation du démon. Il suit de que le Christ est vraiment, pour nous, le Rédemp- teur. — Mais ce titre de Rédempteur, par rapport à nous, est-il

Q. XLVIII. MODE DE CAUSALITE DE LA fASSlON DU CHRIST. 479

propre au Christ ; ou ne devons-nous pas aussi le donner à quelque autre. C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article V. Si d'être Rédempteur est le propre du Christ?

Trois objections veulent prouver que « d'être Rédempteur n'est point le propre du Christ ». La première arguë de ce qu' (( il est dit, dans le psaume (xxx, v. 6) : Vous m'avez racheté, Seigneur, Dieu de vérité. Or, d'être le Seigneur, Dieu de vérité, convient à la Trinité tout entière. Donc », d'être Rédempteur « n'est point propre au Christ ». La seconde objection fait observer que « celui-là est dit racheter qui donne le prix de la rédemption » ou du rachat. « Or, Dieu le Père a donné son Fils en rédemption pour nos péchés, selon cette parole du psaume (ex, v. 9) : Le Seigneur a envoyé la rédemption à son peu- ple; et la glose explique : c'est-à-dire le Christ qui donne la rédemption aux captifs. Donc ce n'est pas seulement le Christ, mais aussi le Père qui nous a rachetés ». La troisième objec- tion déclare que « non seulement la Passion du Christ, mais aussi les souffrances des autres saints ont été profitables à notre salut; selon cette parole de VÉpiiie aux Colossiens, ch. i (v. 24) : Je me réjouis dans mes souffrances pour vous et j'achève ce qui manque à la Passion du Christ, dans ma chair, pour son corps qui est l'Église. Donc ce n'est pas seulement le Christ qui doit être dit Rédempteur, mais aussi les autres saints ».

L'argument sed contra apporte le texte « il est dit, dans l'Épître aux Gcdates, ch. m (v. i3) : Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, devenu pour nous maudit. Or, seul le Christ a été fait maudit pour nous. Donc seul le Christ doit être dit notre Rédempteur ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit qu' « à l'effet que quelqu'un rachète, deux choses sont requises, savoir : l'acte de payer; et le prix du paiement. Si, en effet, quelqu'un donne,

480 SOMME THÉOLOGIQUE.

pour le rachat d'une chose, un prix qui n'est pas à lui mais qui est à un autre, lui-même ne sera point dit racheter princi- palement, mais plutôt celui à qui le prix appartient. Or, le prix de notre rédemption », de notre rachat, « est le sang du Christ, en sa vie corporelle, laquelle est dans le sang {Lévitiqae, ch. XVII, V. II, 1/4), qu'il a Lui-même donnée en solde et en paiement. Il suit de que l'une et l'autre de ces deux choses »>, savoir : le fait de donner le prix et celui d'avoir ce prix qui . est donné comme choses à soi, « appartient au Christ immédia- tement, en tant qu'il est homme ; mais cela appartient à la Tri- nité tout entière, comme à la cause première et éloignée, de qui était la vie elle-même du Christ, comme de son premier Auteur, et par qui il fut inspiré au Christ en tant qu'homme de souffrir pour nous. Par conséquent, d'être immédiatement Rédempteur est le propre du Christ, en tant qu'il est homme; bien que la rédemption elle-même puisse être attribuée à la Trinité tout entière comme à la première Cause ».

L'ad prinium applique à l'objection la distinction du corps de l'article. Il fait observer que « la glose explique comme il suit le texte en question : Vous, Dieu de vérité, vous m'avez racheté dans le Christ s'écriant ': Seigneur, je remets mon âme entre vos mains. Et ainsi la rédemption appartient immédiatement au Christ en tant qu'homme; et principalement » ou comme à sa cause première à « Dieu ».

L'ad secundum répond dans le même sens. « C'est le Christ homme qui a payé immédiatement le prix de notre ré- demption; mais sur le mandat du Père comme Auteur pri- mordial ».

Vad tertium fait observer que « les souffrances des saints profitent à l'Église, non par mode de rédemption, mais par mode d'exhortation ou d'exemple; selon cette parole de la se- conde Épîlre aux Corinthiens, ch. i (v. 6) : soil que nous soyons dans la trihulation pour votre exhortation et pour votre salut >k Retenons soigneusement cette réponse de saint Thomas. Elle précise un point de doctrine de la plus haute importance. Dans l'ordre de la cause immédiate ou prochaine qui produit l'effet de notre rédemption ou de notre rachat, nous ne pou-

Q. XLVIIT. IMODE DE CAUSALITE DE LA PASSlO^ DU CHRIST. /|8l

VOUS et ne devons en appeler qu'à la seule hnmanilé de Jésus- Christ, ou plutôt au seul Jésus-Christ en tant qu'homme. Nul autre saint ou sainte ne doit ni ne peut être qualifié de rédempteur ou de rédemptrice par rapport à nous. La raison en est que celui-là seul peut être dit rédempteur qui n'a pas besoin lui-même d'être racheté. Or, il n'est personne, parmi les hommes, à la seule exception du Christ, qui n'ait pas eu besoin de rédemption. La Vierge Marie, elle-même, si elle n'a pas eu la tache originelle, n'en a été préservée que par une ap- plication plus excellente de la rédemption. Elle a eu besoin de rédemption, elle aussi. Et, pour autant, elle ne peut pas êtie dite notre rédemptrice. Que si l'on parle, à son sujet, du litre de co-rédemptrice, c'est en ce sens que le prix de notre rédemption, le sang du Christ, avait été formé dans son sein virginal, et qu'au moment oii le Christ, sur la Croix, donnait pour nous ce sang rédempteur, dans ce mouvement de charité que nous a marqué saint Thomas, la Vierge Marie, sa Mère, était au pied de cette Croix, communiant de la ma- nière la plus parfaite à la charité de son divin Fils.

Ce que saint Thomas vient de nous préciser à Vad ferlium et la conclusion générale de l'article doit s'entendre au sens strict de la rédemption comme telle et selon qu'elle se distingue de la satisfaction. Par mode de satisfaction, en effet, les souffran- ces des saints peuvent profiter directement à l'Eglise, en union avec la satisfaction du Christ ; et c'est en raison de cela que l'Église peut puiser dans ce trésor pour en faire la distribution à tous ceux qui sont en communion avec elle. Mais celte satis- faction ne porte que sur le paiement de la dette qui a trait à la peine temporelle, quand une fois a été remise la coulpe ou la faute et la peine éternelle due aux fautes mortelles. Or, c'est le paiement relatif à la coulpe ou à la faute et à la peine éternelle que vise proprement la rédemption. De vient que la rédemption ne peut appartenir qu'à Celui qui n'a eu rien de commun avec le péché.

Un dernier point nous reste à examiner au sujet du mode dont la Passion du Christ a opéré notre salut. Et c'est de savoir XVI, La Rédemption. 3i

482 SOMME THÉOLOGIQUE.

si celle passion du Christ a opéré noire salul par mode de cause efficiente. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article YI.

Si la Passion du Christ a opéré notre salut par mode de cause efficiente?

Trois objections veulent prouver que a la Passion du Christ n'a point opéré notre salut par mode de cause efficiente ». La première dit que « la cause efficiente de notre salut est la grandeur de la vertu divine; selon celte parole d'Isaïe, ch. lix (V. i) : \'oici que la main du Seigneur n'est point devenue trop courte, pour quelle ne puisse pas sauver. Or, le Christ a été crucifié en raison de l'infirmité » ou de la faiblesse de sa chair, a comme il est dit dans la seconde Épître aux Corin- thiens, ch. XIII (v. 4). Donc la Passion du Christ n'a point opéré par mode de cause efficiente noire salut ». La se- conde objection fait observer qu' « aucun agent corporel n'agit par mode de cause efficiente à moins d'agir par contact; et aussi bien le Christ Lui-même guérit le lépreux en le lou- chant, pour montrer que sa chair avait une vertu salutaire, comme le dit saint Jean Chrysoslome (ou plutôt Théophylacte). Or, la Passion du Christ n'a pas pu être en contact avec tous les hom- mes. Donc elle n'a pas pu opérer le salut de tous les hommes par mode de cause efficiente ». Cette objection est d'un haut intérêt, et nous vaudra une précieuse réponse de saint Tho- mas. — La troisième objection déclare qu' « il ne semble pas appartenir au même d'agir par mode de mérite et par mode de cause efficiente; parce que celui qui mérite attend l'effet d'un autre. Or, la Passion du Christ a opéré notre salut par ordre de mérite. Donc ce n'est point par mode de cause effi- ciente ». Ici, encore, l'objection nous vaudra une réponse très intéressante, qui résumera d'un mol toute la doctrine de la question actuelle.

L'argument sed contra cite le texte oij « il est dit, dans la

Q. XLVIII. MODE DE CAUSALITE DE LA PASSION DU CHRIST. /|8.^

seconde Épitre aux Corinthiens, eh. i (v. 18), que la parole de la Croix, pour ceux qui sont sauvés, est la vertu de Dieu. Or, la vertu de Dieu opère noire salut par mode de cause efTicienle. Donc la Passion du Christ sur la Croix a opéré notre salut par mode de cause efficiente ».

Au corps de l'article, saint Thomas précise qu' a il est une double cause efficiente : la cause efficiente principale; et la cause efficiente instrumentale. La cause efficiente principale du salut des hommes est Dieu. Et parce que l'humanité du Christ est Vinstrumeni delà divinité, comme il a été vu plus haut (q. i3, art. 2, 3), il s'ensuit que toutes les actions et soutTrances du Christ agissent, par mode de cause instrumentale, en vertu de la divinité, pour le salut des hommes. A ce titre, la Pas- sion du Christ cause, par mode de cause efficiente, le salut des hommes ».

Vad prinmni accorde que «la Passion du Christ, selon qu'elle se réfère à la chair du Christ, convient à l'infirmité assumée » par le Fils de Dieu ; « mais selon qu'elle se réfère à la divinité, elle en retire une vertu infinie, conformément à cette parole de la première Épître aux Corinthiens, ch, i (v. 25) : Ce qui est infirme appartenant à Dieu est plus fort que les hommes; et cela veut dire que l'infirmité du Christ, parce qu'elle est la fai- blesse d'un Dieu, a une vertu qui dépasse toute veilu humaine d.

Vad secundum explique que « la Passion du Christ, bien qu'elle soit corporelle, a cependant une vertu spirituelle qui lui vient de la divinité à laquelle elle se trouve unie. Et c'est pourquoi elle a son efficacité », de manière à pouvoir agir sur tous les hommes, « par le contact spirituel ; savoir par la foi et les sacrements de la foi ; selon celte parole de l'Apôtre {aux Romains , ch . lu , \ . 2 5) : Lui que Dieu a constitué notre propitiation par la foi en sonsang ». Par la foi, toute intelligence, qu'elle se trouve, est en contact spirituel avec la Passion du Christ; et, par les sacrements de la foi, tout être humain, qu'il se trouve, est en contact surnaturel avec cette même Passion, dont la vertu se communique, en raison de la divinité qui lui est unie, même aux éléments matériels qui constituent le sacrement.

484 SOMME THEOLOGIQUE.

Vad terl'mm résume excellemment, comme nous l'avons déjà fait remarquer, toute la doctrine de la question présente. En quelques mots d'une précision merveilleuse, saint Thomas déclare, en efTet, que <( la Passion du Christ, selon qu'elle se compare à la divinité, agit par mode de cause efficiente; selon qu'elle se compare à la volonté de l'âme du Christ, elle agit par mode de mérite; selon qu'on la considère dans la chair même du Christ, elle agit par mode de satisfaction, en tant que par elle nous sommes- libérés de l'obligation de subir la peine due au péché; par mode de rédemption, en tant que par elle nous sommes libérés de la servitude ou de l'esclavage de la faute; par mode de sacrifice, en tant que par elle nous som- mes réconciliés avec Dieu, comme il sera dit plus loin » (q. suiv.).

Nous connaissons les divers modes selon lesquels la Passion du Christ a opéré notre salut. Il nous faut maintenant considérer en elle-même directement cette œuvre de notre salut opérée par la Passion du Christ. Il s'agit proprement « des effets de la Passion du Christ ». C'est l'objet de la question suivante.

QUESTION XLIX

DES EFFETS LA PASSION DU CHRIST

Celle question comprend six articles :

Si par la Passion du Christ nous avons été délivrés du péché?

2" Si par elle nous avons été délivrés de la puissance du démon?

Si par elle nous avons élé délivrés de l'obligation portant sur

la peine?

i" Si par elle nous avons été réconciliés avec Dieu?

Si par elle nous a été ouverte la porte du ciel?

6" Si par elle le Christ a obtenu son exaltation?

De ces six articles, les cinq premiers considèrent les effets de la Passion du Christ par rapport à nous; le sixième, par rapport au Christ. Par rapport à nous, d'abord en ce qui est de la vie présente (art. i-4); ensuite, eu égard à la vie fu- ture (art 5). Eu égard à la vie présente, d'abord en ce qui est de l'exclusion du mal (art. i-3); puis, relativement à l'ob- tention du bien (art. 4). Pour l'exclusion du mal : première- ment, l'exclusion du mal de coulpe et de sa conséquence im- médiate qui est l'esclavage de Satan (art. 1,2); secondement, l'exclusion du mal de peine (art. 3). On voit avec quel or- dre admirable saint Thomas distribue, ici comme partout, les divers aspects de la question qu'il se propose d'étudier et de résoudre. Venons tout de suite à ce qui regarde l'exclusion du mal de coulpe. C'est l'objet de l'article premier.

Article Premier.

Si par la Passion du Christ nous avons été délivrés

du péché?

Cinq objections veulent prouver que « par la Passion du Christ nous n'avons pas été délivrés du péché ». La pre-

486 SOMME THÉOLOGIQUE.

mière dit que « délivrer du péché est le propre de Dieu ; selon celle parole marquée dans Isaïe, ch. xliii (v. 25) : Cest moi qui ejface tes Iniquités, à cause de moi. Or, le Christ n'a point souffert sa Passion selon qu'il est Dieu, mais selon qu'il est homme. Donc la Passion du Christ ne nous a point délivrés du péché ». La seconde objection déclare que « ce qui est corporel n'agit pas sur ce qui est spirituel. Or, la Passion du Christ est chose corporelle; et le péché n'est que dans l'âme, qui est une créature spirituelle. Donc la Passion du Christ n'a pas pu nous purifier du péché». La troisième objection fait remarquer que « nul ne peut être délivré d'un péché qu'il n'a pas commis encore, mais qu'il doit commettre dans la suite. Puis donc que beaucoup de péchés ont été commis après la Passion du Christ et se commettent tous les jours, il semble que par la Passion du Christ nous n'avons pas été délivrés du péché ». La quatrième objection arguë du principe, que (( si l'on a une cause qui soit sulfisanle, rien plus n'est requis pour amener l'eflet à produire. Or, d'autres choses sont en- core requises pour la rémission des péchés », en plus de la Passion du Christ; u savoir le baptême et la pénitence. Donc il semble que la Passion du Christ n'est pas la cause suffisante de la rémission des péchés ». La cinquième objection en appelle au livre des Proverbes, « il est dit, ch. x (v. 12) : La charité couvre tous les délits; et, au chapitre xv (v. 27), il est dit : Par la miséricorde et par la Joi les péchés sont purifiés. Or, il y a beaucoup d'autres choses », en plus de la Passion du Christ, « sur lesquelles porle notre foi et qui provoquent la charité. Donc la Passion du Christ n'est point la cause propre de la rémission des péchés ». Ces objections, toutes fort in- téressantes, précisent la portée de la question posée et amè- neront de précieuses explications doctrinales.

L'argument sed contra est le beau texte de l'Apocalypse, « il est dit, ch. i (v. 5) : // nous a aimés et II nous a lavés de nos péchés dans son sang » .

Au corps de l'article, saint Thomas répond en déclarant net- tement que « la Passion du Christ est la propre cause de la ré- mission des péchés, d'une triple manière. D'abord, par

QUEST. XLIX. DES EFFETS DE LA PASSION DU CHIUST. ^87

mode d'excitant à la charité. Car, ainsi que l'Apôtre le dit, aux Romains, ch. v (v. 8, 9), Dieu marquera sa charité pour nous, du fait qu'alors que nous étions ennemis, le Christ est mort pour nous. Or, c'est par la charité que nous obtenons le pardon des péchés; selon cette parole du Christ en saint Luc, ch. vu (v. ^7) : Beaucoup de péchés lai ont été remis, parce qu'elle a beaucoup aimé. Secondement, la Passion du Christ cause la rémis- sion des péchés par mode de rédemption. Dès là, en efl'ct, que Lui-même est notre tête » et que nous sommes les mem- bres de son corps mystique, l'Église, « par sa Passion, qu'il a subie par amour et par obéissance. Il nous a délivrés, nous, ses membres, de nos péchés, comme par le prix de sa Passion ; un peu comme si un homme, par quelque oeuvre méritoire que sa main exercerait, se rachetait d'un péché que le pied aurait commis. De même, en effet, que le corps naturel est un, constitué par la diversité des membres, ainsi l'Église en- tière, qui est le corps mystique du Christ, est tenue comme une seule personne avec sa tête qui est le Christ ». On remar- quera la déclaration si nette et si expressive que vient de faire ici saint Thomas, sur l'Église, corps mystique du Christ. Cette doctrine, que le saint Docteur a eu rarement l'occasion de formuler en termes si précis, commande tout dans sa concep- tion du mystère du Christ. Nous venons d'en avoir un bel exemple pour ce qui est de la rémission de nos fautes par mode de rédemption. La même doctrine se retrouverait, avec une richesse d'applications infinies, dans la question du mé- rite et de la valeur de nos œuvres faites en dépendance du Christ notre tête. C'est encore « d'une troisième manière » que la Passion du Christ est la cause propre de la rémission des péchés, « par mode de cause efficiente : pour autant que la chair du Christ, selon laquelle le Christ a souffert sa Passion, est r instrument de la divinité (S. Jean Damascène, de la Foi or- thodoxe, liv. III, ch. xv) ; d'où il suit que ses souffrances et ses actions opèrent, dans la vertu même de Dieu, à chasser le péché ».

Vad primum appuie sur cette dernière considération pour ré- pondre à la difficulté que faisait l'objection. « Bien que le

488 SOMME THÉOLOGIQUE.

Christ n'ait pas soufTert selon qu'il est Dieu, cependant sa chair est l'instrument de la divinité. Et, de ce chef, sa Passion a une certaine vertu divine à l'effet de chasser le péché, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

Uad secandam en appelle encore à la même raison. « La Passion du Christ, bien qu'elle soit quelque chose de corporel, reçoit cependant une certaine vertu spirituelle de la divinité dont la chair qui lui est unie est l'instrument. Et c'est selon cette vertu que la Passion du Christ est la cause », même par mode de cause efficiente agissant sur l'àmc qui est spirituelle, c( de la rémission des péchés ».

\Sad terlium explique que « le Christ, par ^a Passion, nous a délivrés des péchés d'une façon causale, c'est-à-dire en insti- tuant ou en constituant la cause de notre délivrance, d'où pourraient n'importe quels pèches en n'importe quel temps, être remis, ou passés, ou présents, ou futurs; comme si un médecin faisait un remède avec lequel pussent être guéris n'im- porte quels maux, même dans l'avenir ».

L'«d qiiarlam, s'appuyant sur l'explication qui vient d'être donnée, en tire la réponse qui résout la difficulté proposée dans l'objection suivante. « Parce que la Passion du Christ a précédé, comme une certaine cause universelle de la rémis- sion des péchés, ainsi qu'il a été dit {ad 5"'"), il est nécessaire qu'elle soit appliquée à chacun en particulier pour la rémis- sion de ses propres péchés. Et c'est ce qui se fait par le bap- tême et la pénitence et les autres sacrements, qui ont leur vertu de la Passion du Christ, comme on le verra plus loin » (q. 62, art. 5). Il ne s'ensuit donc pas, comme le voulait l'ob- jection, que la Passion du Christ ne soit pas la cause suffi- sante; puisque ces autres causes n'agissent que dans sa dépen- dance et dans sa vertu, à l'effet, comme il a été dit, d'appli- quer à chacun la vertu universelle de la Passion du Christ.

Vad quinluin dit que « même par la foi nous est appliquée la Passion du Christ à l'effet de percevoir son fruit; selon cette parole de l'Épître aux Romains, ch. ni (v. 25) : Celui que Dieu a proposé comme propiiialion par lujoi en son sanq. D'autre part, la foi par laquelle nous sommes purifiés du péché n'est pas la

QUEST. XLIX. DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. ^89

foi informe, qui peut être même avec le péché; c'est la foi formée » ou injornice « par la charité : de telle sorte que la Passion du Christ nous soit appliquée non pas seulement quant à l'intelligence, mais aussi quant à la partie affective. Et, de cette manière encore, les péchés sont remis par la vertu de la Passion du Christ ». Si, en effet, la vertu de la Passion du Christ est appliquée à chacun en particulier par l'usage exté- rieur ou le contact matériel des sacrements, elle l'est aussi par le contact spirituel de l'âme, dans l'acte de la pensée et l'acte de l'amour, avec celte même Passion. Suivant le beau mot de l'Apôtre, par cette foi aimante, le Christ est présent et habite dans nos cœurs : Christam habitare per fidem in cordibas veslris (ép. aux Éphésiens, ch. m, v. 17). Quant aux autres choses sur lesquelles peut porter la foi ou qui peuvent provoquer la cha- rité, elles ne doivent pas être séparées de la Passion du Christ qui a été constituée par Dieu, au sens expliqué, la cause pro- pre de la rémission des péchés.

Tout ce qui a trait, pour nous, à la cause de la rémission des. péchés, se concentre, comme cause propre immédiate, dans la Passion du Christ. C'est vraiment par la vertu de celte Passion et de cette Passion seule, comme cause prochaine, im- médiate et propre, que sont remis tous les péchés. Elle est le signe par excellence de l'amour de Dieu nous faisant miséri- corde. Elle constitue le prix de notre rédemption ou de notre rachat. Et elle tire de son union immédiate à la divinité une vertu infinie qui lui permet d'agir à l'effet d'expulser le péché en tous ceux à qui elle s'applique ou par les sacrements ou par la foi aimante. A ce premier effet, qui est la délivrance du mal de la coulpe, faut-il joindre, comme effet de la Passion du Christ, la délivrance nous soustrayant au pouvoir du dé- mon. C'était ce second point que nous devions examiner dans la question actuelle. Saint Thomas s'en enquiert dans l'article qui suit.

ZJQO SOMME THEOLOGIQUe,

Article II.

Si par la Passion du Christ nous avons été délivrés de la puissance du démon?

Trois objections veulent prouver que « par la Passion du Christ nous n'avons pas été délivrés de la puissance du démon ». La première arguë de ce que nous pourrions appeler la ques- tion préalable. « Celui-là, dit-elle, n'a pas de puissance sur des hommes à l'endroit desquels il ne peut rien faire sans la per- mission d'un autre. Or, le démon n'a jamais pu nuire à un homme quelconque si ce n'est par la permission divine ; comme on voit, dans le livre de Job, chapitre i et chapitre ii, que, par la puissance qu'il avait reçu de Dieu, il le frappa d'abord dans ses biens et puis dans son corps ; et, semblablement, en saint Matthieu, ch. viii (v. 3i, 82), il est dit que les démons ne purent entrer dans les porcs que sur la permission du Christ. Donc le démon n'a jamais eu pouvoir sur les hommes. Et, par suite, nous n'avons pas été, par la Passion du Christ, délivrés de la puissance du démon ». La seconde objection dit que « le démon exerce sa puissance sur les hommes par les tentations et par les vexations corporelles. Or, même encore il continue de faire cela à l'endroit des hommes, après la Passion du Christ. Donc nous n'avons pas été délivrés de sa puissance par la Passion du Christ ». La troisième objection déclare que u la vertu de la Passion du Christ dure éternellement : selon cette parole de l'Épître aux Hébreux, ch. x (v, i/i) : Par une oblalion, H a achevé l œuvre de sanctification pour les saints à tout Jamais. Or, la délivrance de la puissance du démon n'est point partout, puisque, en de nombreuses parties du monde, il y a encore des idolâtres, et elle ne sera point, non plus, tou- jours, puisque, au temps de l'Antéchrist, il exercera au plus haut point sa puissance à l'effet de nuire aux hommes, étant écrit de lui, dans la seconde Épître aux Thessaloniciens, ch. 11 (v. 9, 10), que son avènement sera selon l'opération de Satan, en

QUEST. XLIX. DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. 491

loate sorte de vertus et de signes et de prodiges trompeurs, et en toute séduction d'iniquité. Donc il semble que la Passion du Christ n'a pas été cause de la délivrance du genre humain à l'endroit de la puissance du démon ». Ici encore, les objec- tions que nous venons de lire sont du plus haut intérêt. Elles nous vaudront' d'admirables précisions de doctrine formulées par saint Thomas.

L'argument sed contra cite le beau texte « le Seigneur dit, en saint Jean, ch. xii (v. 3i, 82), à la veille de sa Passion : Maintenant, le prince de ce monde est Jeté dehors ; et moi, quand f aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi. Or, Il a été élevé de terre par la Passion de la Croix », comme le note saint Jean lui-même au même endroit (v. 33). « Donc, par la Pas- sion du Christ, le démon a été chassé du pouvoir qu'il avait sur les hommes ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit qu' « au sujet de la puissance que le démon exerçait sur les hommes avant la Passion du Christ, il y a trois choses à considérer. La première se lire du côté de l'homme, qui, par son péché, avait mérité d'être livié au pouvoir du démon, par la tentation duquel il avait été vaincu. Une autre se tire du côté de Dieu, que l'homme, en péchant, avait offensé, et qui, par sa justice, avait abandonné l'homme au pouvoir du démon. Une troi- sième se prend du côté du démon lui-même, qui, par sa volonté souverainement mauvaise, empêchait l'homme de parvenir au salut. En ce qui est de la première de ces trois choses, l'homme a été délivré de la puissance du démon par la Pas- sion du Christ, en tant que la Passion du Christ est la cause de la rémission des péchés, ainsi qu'il a été dit (art. précéd.). Pour ce qui est de la seconde, il faut dire que la Passion du Christ nous a délivrés de la puissance du démon, en tant qu'elle nous a réconciliés à Dieu, comme il sera vu plus loin (art. 4). Pour la troisième, la Passion du Christ nous a délivrés du démon, en tant que dans la Passion du Christ, le démon a dépassé la mesure de la puissance que Dieu lui avait accordée, machinant la mort du Christ qui n'avait point mérité la mort, alors qu'il était sans péché. Aussi bien saint Augustin dit, au

492 SOMME THÉOLOGIQUE.

livre XIII de la Trinilé (ch. xiv) : Le démon a été vainca par la Justice du Christ, parce que n'ayant rien trouvé en Lui qui Jùt digne de mort, cependcmt il l'a tué : et, en effet, il est juste que les débiteurs qu'il tencdt captifs soient licenciés, alors qu'ils croient en Celui qu'il a tué sans qu'il eût aucune dette ». En faisant mou- rir l'Innocent, il a mérité de perdre le pouvoir qu'il avait sur les coupables.

Vad primum fait observer qu' « il n'est point dit que le démon eût un pouvoir sur les hommes comme s'il eût pu leur nuire sans que Dieu le permît; mais parce qu'il lui était per- mis justement de nuire aux hommes qu'il avait amenés, en les tentant, à consentira ses suggestions ».

h'ad secundum accorde que « même maintenant, le démon peut, Dieu le permettant, tenter les hommes, en ce qui est de l'âme, et les vexer en ce qui est du corps; mais, cependant, il a été préparé à l'homme un remède, dans la Passion du Christ, par lequel il peut se protéger contre les assauts de l'ennemi, de façon à ne pas être entraîné dans la perte de la mort éter- nelle. Et tous ceux qui, avant la Passion du Christ, résistaient au démon, avaient de pouvoir le faire par la foi de la Passion du Christ; bien que, la Passion du Christ n'ayant pas encore été réalisée, il y eût quelque chose nul ne pouvait échap- per aux mains du démon, savoir : ne pas descendre aux enfers. Et, de cela, après la Passion du Christ, les hommes peuvent se protéger par la vertu de cette Passion ». Avant la Passion du Christ, en effet, même les âmes des saints personnages de l'Ancien Testament devaient descendre à cette partie des enfers qui s'appelaient du nom de limbes, pour y attendre la venue du Christ. C'est que le Christ viendra lui-même, au soir de sa Passion, pour délivrer ces chères âmes et enlever l'obliga- tion qu'il y a\ait pour tous d'y descendre. On remarquera l'importance de ce point de doctrine, et la supériorité qu'if y a, de ce chef, pour tous ceux qui vivent dans le Testament Nou- veau, après l'accomplissement de la Passion du Christ.

h'ad tcrlium répond que a Dieu permet au démon de pou- voir tromper les hommes quant à certaines personnes, en cer- tains temps et en certains lieux, selon la raison cachée de ses

QUEST. XLIX. DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. /igP»

jugements ». Ici, nous touchons à l'abîme insondable des con- seils divins dans l'ordre de sa providence et de sa prédestina- lion. « Cependant », ajoute saint Thomas, et ceci est d'une importance souveraine, « toujours, par la Passion du Christ, il est préparé aux hommes un remède pour se protéger con- tre les méchancetés des démons, même au temps de l'Anté- christ. Mais si quelques-uns négligent d'user de ce remède, cela n'enlève rien à reffîcacité de la Passion du Christ ». La belle et consolante doctrine! Rien, jamais, quelle que soit la malice du démon ou la liberté que Dieu peut lui donner d'exercer celte malice contre les hommes, ne saurait prévaloir contre l'efficacité souveraine de la Passion du Christ. En recourant à cette Passion, ne serait-ce que par un mouvement de l'âme vers elle, l'homme est assuré d'y trouver toujours une protec- tion et un abri contre toutes les tentations et contre toutes les méchancetés de l'enfer, même au temps l'enfer sera le plus déchaîné, c'est-à-dire au temps de l'Antéchrist. Si les hommes n'éprouvent point l'efficacité souveraine de cette protection, c'est uniquement parce qu'ils négligent d'y recourir.

Le premier effet de la Passion du Christ en ce qui est du mal à éloigner de nous a été et devait être de nous délivrer du mal du péché; mais tout de suite et par une conséquence néces- saire un second effet a été et devait être de nous délivrer de la puissance du démon : non pas toutefois que Dieu ne puisse permettre encore au démon de nous éprouver ou d'exercer contre nous un pouvoir de vexation temporelle, même quand nous n'aurions plus aucun péché sur la conscience; mais ces épreuves ou ces vexations tourneront toujours à notre vrai bien spirituel, si seulement nous savons recourir alors, pour nous mettre à l'abri des méchancetés du démon, à la loute-puissanle vertu de la Passion du Christ. Outre ce double efîet de la Passion du Christ à l'eiidroit du mal, devons-nous aussi lui attribuer cet autre effet qui serait la délivrance du mal de la peine. Bien qu'ayant un peu été touchée dans l'article que nous venons de voir, la question demande à être étudiée en elle- même. Et c'est ce que va faire saint Thomas à l'article qui suit.

49^ SOMME THÉOLOGIQUE.

Article III.

Si par la Passion du Christ les hommes ont été délivrés de la peine du péché?

Trois objections veulent prouver que « par la Passion du Christ les hommes n'ont pas été délivrés de la peine du péché ». La première dit que u la principale peine du péché est la damnation éternelle. Or, ceux qui étaient damnés dans l'enfer pour leurs péchés n'ont pas été délivrés par la Passion du Christ; car, dans l'enfer il n'esl point de rédemption (off. des morts, rép. vu). Donc il semble que la Passion du Christ n'a point délivré les hommes de la. peine ». La seconde objection déclare qu' « à ceux qui sont délivrés de l'obligation de subir une peine, aucune peine ne doit être enjointe. Or, aux pénitents est enjointe une peine satisfactoire. Donc par la Passion du Christ les hommes ne sont point déli- vrés de l'obligation de subir la peine ». La troisième objec- tion fait observer que « la mort est la peine du péché; selon cette parole de l'Épître aux Romains, ch. vi (20) : Le salaire du péché, c'est la mort. Mais encore après la Passion du Christ les hommes meurent. Donc il semble que par la Passion du Christ nous ne sommes point délivrés de l'obligation de la peine ».

L'argument sed contra en appelle au texte d'Isaïe, ch. lui (v. 4), « il est dit : Vraiment II a pris nos langueurs et II a porté nos douleurs ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « par la Pas- sion du Christ nous avons été délivrés de l'obligation à la peine, d'une double manière. D'abord, directement : en ce sens que la Passion du Christ fut une satis^'action suffisante et surabondante pour les péchés de tout le genre humain. Or, quand a été offerte la satisfaction suffisante, l'obligation à la peine est enlevée ». Il suit de qu'après la Passion du Christ, le genre humain n'est plus tenu à aucune peine. « D'une autre manière, indirectement : en ce sens que la Passion du

QtJEST. XLIX. DES EFFETS DE lA PASSlQN DU CHRIST. 49^

Christ est la cause de la rémission du péché qui fonde l'obli- gation à la peine » : ie péché n'existant plus et se trouvant remis par une cause si parfaite que jusqu'au souvenir tout en est effacé, il n'y a donc plus à parler de peine en raison de ce péché. Mais alors que répondre aux constatations de fait marquées dans les objections. Si la Passion du Christ a été une cause si souverainement parfaite de la délivrance à l'endroit de la peine, comment expliquer que la peine continue de régner dans le monde après celte Passion du Christ. Saint Thomas, dans les réponses aux objections, va projeter sur celte ques- tion si troublante de merveilleuses clartés.

Vad prinmm déclare que u la Passion du Christ obtient son effet en ceux à qui elle est appliquée par la foi et la charité, et par les sacrements de la foi. Il suit de que les damnés dans l'enfer, qui ne sont pas unis de cette manière à la Passion du Christ », puisqu'ils sont fixés dans le mal du péché et dans la haine de Dieu, « ne peuvent point percevoir l'effet de cette Passion ». C'est donc à tout jamais que durera leur peine, sans que cela nuise en rien à l'elficacité de la Passion du Christ.

Vad seciindam rappelle que « comme il a été dit (art. i, ad '/"'", 5«"'; i''-2'^\ q. 85, art. 5. ad 2'""), pour que nous recevions l'effet de la Passion du Christ, il faut que nous lui soyons con- figurés. Or, nous lui sommes configurés sacramentellementdans le baptême; selon celle parole de l'Épîlre aux Romains, ch. vi (v. 4) : Nous avons été ensevelis avec Lui par le baptême dans la mort. Et, à cause de cela, aucune peine satisfactoire n'est impo- sée aux baptisés : ils sont, en effet, totalement libérés par la satisfaction du Christ ». On voit, par là, combien en toute vérité, la Passion du Christ a libéré les hommes de toute peine ou plutôt de toute obligation à la peine due au péché. « Mais », ajoute saint Thomas, « parce que le Christ est mort une fois seu- lement pour nos péchés, comme il est dit dans la première épî- tre de saint Pierre, ch. m (v. i8), il suit de que l'homme ne peut pas une seconde fois être configuré à la mort du Christ par le sacrement du baplême. Il faudra donc que ceux qui pèchent après le baplême soient configurés au Christ souffrant par quelque chose ayant trait à la peine ou à la souffrance qu'ils

^()C) SOMME THÉOLOGIQUE.

porteront en eux-mêmes. Toutefois, elle suffira, infiniment moindre qu'elle ne devrait être pour le péché, à cause de la coopération de la satisfaction du Christ ». Il ne pouvait être fait de meilleure réponse à la difficulté soulevée par l'objec- tion. — Mais une nouvelle difficulté demeure au sujet des bap- tisés pleinement configurés au Christ par le baptême et qui cependant continuent d'être soumis aux pénalités de la vie pré- sente et à la plus grande de toutes, la mort.

Vad terliiim répond à cette difficulté, u La satisfaction du Christ, explique saint Thomas, a son effet en nous selon que nous sommes incorporés au Christ comme les membres à la tête, ainsi qu'il a été dit plus haut (art. i ; q. 48, hrt. i ; art. 2, ad /"'"). Or, il faut que les membres soietit conformes à la tête. De même donc que le Christ eut d'abord la grâce dans l'âme avec la passibilité du corps, et que par la Passion II parvint à la gloire de l'immortalité; de même nous, qui sommes, ses membres, par sa Passion nous sommes délivrés de toute obli- gation à la peine, de telle sorle cependant que d'abord nous recevons dans l'âme Y Esprit d'adoption des enfants {aux Romains, ch. vni, v. i5), qui nous marque pour l'héritage de la gloire de l'immortalité, ayant encore un corps passible et mortel; puis, configurés aux soujjrances et à la mort du Christ {aux Phi- lippiens, ch. m (v. 10), nous sommes conduits à la gloire immortelle; selon cette parole de l'Apôtre, aux Romains, ch. viii (v. 17) : Si nous sommes enfants de Dieu, nous sommes aussi ses héritiers, héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ ; à condition cepen- dant que nous souffrirons avec Lui pour être glorifiés avec Lui ». Quelle doctrine! et qui donc, après cela, oserait protester contre les peines ou les souflïances de la vie présente, mais ne voudrait pas plutôt, s'il était bien dans l'Esprit du Christ, y participer toujours plus excellemment, comme l'ont voulu tous les saints.

Souveraine contre le mal et contre tout mal, qu'il s'agisse du mal par excellence, cause de tout autre mal, qui est le pé- ché, ou du mal que le premier entraîne soit comme sujétion à l'endroit du démon, ou comme nécessité de subir une peine

QUEST. XLTX. DES lîFFFTS DE LA PASSION DU CHRIST. '197

proportionnée, la Passion du Christ aura-t-elle une sem- blable efficacité à l'endroit du bien? C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner. Voyons, d'abord, ce qu'il en est à l'en- droit du bien dans la vie présente, ou selon que nous pou- vons dès ici-bas l'obtenir. Ce bien, que tous les autres suppo- sent, n'est pas autre que la grâce même de Dieu. Toutefois, il s'agit du bien de la grâce, non pas tel qu'il dut se trouver en Adam avant son péché, mais tel qu'il peut se trouver dans le genre humain après la chute du premier père; c'est-à-dire sous forme de grâce reconquise par mode de réconciliation. Par le péché, en effet, nous sommes tous enfants de colère, comme dit saint Paul, et ennemis de Dieu. C'est à cette ini- mitié qu'il fallait faire succéder une amitié nouvelle, une ami- tié reconquise. Aucun bien d'ordre surnaturel n'était possible pour nous sans cette réconciliation, ou plutôt, dans cette ré- conciliation tous les biens étaient pour nous conquis. Qu'en est-il de l'efficacité de la Passion du Christ à l'endroit de cette réconciliation. Devons-nous dire que cette réconciliation est son œuvre, qu'elle est son effet? Saint Thomas va nous ré- pondre à l'article qui suit.

Article IV.

Si par la Passion du Christ nous avons été réconciliés avec Dieu?

Trois objections veulent prouver que « par la Passion du Christ nous n'avons pas été réconciliés avec Dieu ». La première dit que « la réconciliation n'a jamais lieu entre des amis. Or, Dieu nous a toujours aimés; selon cette parole du livre de la Sagesse, ch. xi (v. v5) : Vous aimez tout ce qui est; et vous ne haïsse: rien des choses que vous avez faites. Donc la Passion du Christ ne nous a point réconciliés avec Dieu ». La seconde objection déclare qu' « il ne se peut pas que la même chose soit principe et eff'et : et de vient que la grâce, qui est le principe par nous méritons, ne tombe pas sous XVI. La Rédemption. 3a

49^ SOMME THÉOLOGIQUE.

le mérite. Or, l'amour de Dieu », qu'il a eu pour nous « est le principe de la Passion du Christ; selon cette parole marquée en saint Jean, cli. ni (v. iG) : Dieu a ainsi aimé le monde au 'point de donner son Fils unique. Il ne semble donc pas que par la Passion du Christ nous ayons été réconciliés avec Dieu, de telle sorte qu'il ait commencé à nous aimer de nouveau ». La troisième objection fait observer que « la Passion du Christ a été accomplie » ou réalisée « par les hommes qui ont tué le Christ, lesquels de ce chef offensèrent Dieu grave- ment. Donc la Passion du Christ a plutôt été cause de l'in- dignation de Dieu contre nous, que de sa réconciliation avec nous ».

L'argument sed contra apporte le texte formel « l'Apô- tre dit, aux Romains, ch. v (v. lo) : Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « la Passion du Christ est la cause de notre réconciliation avec Dieu, d'une double manière. D'abord, en tant qu'elle écarte le péché, par lequel les hommes sont constitués ennemis de Dieu; se- lon celte parole du livre de la Sagesse, ch. xiv (v. 9) : A Dieu sont également en haine l'impie et son impiété; et dans le psaume (v, v. 7) : Vous ave: en haine tous ceux qui font r iniquité. D'une autie manière », la Passion du Christ nous a réconciliés avec Dieu, « en lant qu'elle est un sacrifice souverainement agréable à Dieu. Car c'est proprement l'effet du sacrifice, que par lui Dieu soit apaisé : comme quand l'homme remet l'olTense commise contre lui, en raison de quelque service agréable qui lui est rendu : auquel sens il est dit, dans le pre- mier livre des Hois, ch. xxvi (v. ig) : Si le Seigneur t'excite con- tre moi, qu'il agrée le parfum d'une offrande. Et, pareillement, ce fut un si grand bien, que le Christ ait souffert volontaire- ment sa Passion, qu'en raison de ce bien trouvé dans la na- ture humaine, Dieu a été apaisé au sujet de toute offense du genre humain, quant à ceux qui sont unis au Christ ayant souffert, selon le mode qui a été indiqué précédemment » (art. i, ad ^""',- art. 3, ad P""; q. 48, art. G, ad 2"'"). On aura remarqué toute la plénitude et la si)lendeur de doctrine

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OUEST. XLIV.

DRS RFFFTS DE LA PASSION DU CHRIST.

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contenue dans la dernière formule que vient de nous préciser saint Thomas. C'est tout le mystère de notre réconciliation avec Dieu rendu en quelque sorte palpable à la raison et au cœur de l'homme, en même temps que l'harmonie, dans ce mystère ineffable, de la Passion et de la mort du Fils de Dieu incarné. Nous pouvons dire, en toute vérité, qu'il est impos- sible à Dieu de se détourner de nous ou de se souvenir en- core de nos fautes, de nos offenses, quelque grandes et quel- que nombreuses qu'elles aient pu être, quand nous nous présentons à Lui revêtus de la Passion de son divin Fils, Noire- Seigneur Jésus-Christ. Ah! que ne devons-nous pas à ce béni Sauveur!

Vad primum dit que « Dieu aime tous les hommes, quant à la nature que Lui-même a faite. Toutefois, Il les hait, quant à la coulpe que les hommes commettent contre Lui; selon cette parole de V Ecclésiastique, ch. xii {v. 3) : Le Très-Haut a en haine les pécheurs » . ^ Vad secunduni répond que <( le Christ n'est point dit nous

avoir réconciliés avec Dieu en ce sens que Dieu commencerait à nous aimer de nouveau »>, comme s'il s'était produit un changement en Dieu et qu'il eût commencé d'avoir, à un mo- ment de la durée, un mouvement affectif qu'il n'aurait pas eu précédemment. « Il est écrit, en effet, dans Jérénne, ch. XXXI (v. 3) '.Je l'ai aimé d'un amour éternel. Mais » le Christ est dit nous avoir réconciliés avec Dieu, « en ce sens que par la Passion du Christ a été enlevée la cause de la haine » qui se trouvait en nous : « soit en raison de l'enlèvement du péché; soit en raison de la compensation d'un bien plus agréable à Dieu ».

L'ati lerlium fait observer que « si les meurtriers du Christ lurent des hommes, le Christ aussi qui fut mis à mort était homme. Or, la charité du Christ souffrant » et subissant la mort « fut plus grande que l'iniquité de ceux qui étaient ses meurtriers. Et c'est pourquoi la Passion du Christ eut plus de valeur pour réconcilier à Dieu tout le genre humain qu'il n'y eut de motif en elle qui pût provoquer sa colère ».

4 9^ SOMME THÉOLOGIQUE.

le mérite. Or, l'amour de Dieu », qu'il a eu pour nous u est le principe de la Passion du Christ; selon cette parole marquée en saint Jean, eh. m (v. i G) : Dieu a ainsi aimé le monde au point de donner son Fils unique. Il ne semble donc pas que par la Passion du Christ nous ayons été réconciliés avec Dieu, de telle sorte qu'il ait commencé à nous aimer de nouveau ». La troisième objection fait observer que « la Passion du Christ a été accomplie » ou réalisée « par les hommes qui ont tué le Christ, lesquels de ce chef offensèrent Dieu grave- ment. Donc la Passion du Christ a plutôt été cause de l'in- dignation de Dieu contre nous, que de sa réconciliation avec nous ».

L'argument sed contra apporte le texte formel « l'Apô- tre dit, aux Romains, ch. v (v. lo) : Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « la Passion du Christ est la cause de notre réconciliation avec Dieu, d'une double manière. D'abord, en tant qu'elle écarte le péché, par lequel les hommes sont constitués ennemis de Dieu; se- lon cette parole du livre de la Sagesse, ch. xiv (v. 9) : A Dieu sont également en haine l'impie et son impiété; et dans le psaume (v, v. 7) : Vous avez en haine tous ceux qui font l'iniquité. D'une autre manière », la Passion du Christ nous a réconciliés avec Dieu, « en tant qu'elle est un sacrifice souverainement agréable à Dieu. Car c'est proprement l'effet du sacrifice, que par lui Dieu soit apaisé : comme quand l'homme remet l'offense commise contre lui, en raison de quelque service agréable qui lui est rendu : auquel sens il est dit, dans le pre- mier livre des Rois, ch. xxvi (v. 19) : Si le Seigneur t'excite con- tre moi, qu'il agrée le parfum d'une njfrcmde. Et, pareillement, ce fut un si grand bien, que le Christ ait souffert volontaire- ment sa Passion, qu'en raison de ce bien trouvé dans la na- ture humaine, Dieu a été apaisé au sujet de toute offense du genre humain, quant à ceux qui sont unis au Christ ayant souffert, selon le mode qui a été indiqué précédemment » (art. I, ad //"'"; art. 3, ad i«"'; q. 48, art. G, ad 2"'"). On aura remarqué toute la plénitude et la splendeur de doctrine

QLRST. XLIV. DRS FFTKTS DE L\ PASSION DU CHRIST. IQQ

contenue dans la dernière formule que vient de nous préciser saint Thomas. C'est tout le myslère de notre réconciliation avec Dieu rendu en quelque sorte palpable à la raison et au cœur de l'homme, en même temps que l'harmonie, dans ce myslère inelTable, de la Passion et de la mort du Fils de Dieu incarné. Nous pouvons dire, en toute vérité, qu'il est impos- sible à Dieu de se détourner de nous ou de se souvenir en- core de nos fautes, de nos offenses, quelque grandes et quel- que nombreuses qu'elles aient pu être, quand nous nous présentons à Lui revêtus de la Passion de son divin Fils, Noire- Seigneur Jésus-Christ. Ah! que ne devons-nous pas à ce béni Sauveur !

L'ad primiim dit que « Dieu aime tous les hommes, quant à la nature que Lui-même a faile. Toutefois, Il les hait, quant à la coulpe que les hommes commellent contre Lui; selon cette parole de l'Ecclésiastique, ch. xii (v. 3) : Le Très-Haut a en haine les pécheurs » .

Uad secunduni répond que « le Christ n'est point dit nous avoir réconciliés avec Dieu en ce sens que Dieu commencerait à nous aimer de nouveau », comme s'il s'élait produit un changement en Dieu et qu'il eût commencé d'avoir, à un mo- ment de la durée, un mouvement aiïectif qu'il n'aurait pas eu précédemmenl. « Il est écril, en effet, dans Jérémie, ch. XXXI (v. 3) : Je t'ai aimé d'un amour éternel. Mais » le Christ est dit nous avoir réconciliés avec Dieu, u en ce sens que par la Passion du Christ a été enlevée la cause de la haine » qui se trouvait en nous : « soit en raison de l'enlèvement du péché; soit en raison de la compensation d'un bien plus agréable à Dieu ».

Vad tertium fait observer que « si les meurtriers du Christ lurent des hommes, le Christ aussi qui fut mis à mort était homme. Or, la charité du Christ souffrant » et subissant la mort « fut plus grande que l'iniquité de ceux qui étaient ses meurtriers. Et c'est pourquoi la Passion du Christ eut plus de valeur pour réconcilier à Dieu tout le genre humain qu'il n'y eut de motif en elle qui pût provoquer sa colère ».

bOO SOMME THKOLOGIQUE.

Dans l'ordre du bien à nous assurer, le fruit par excellence de la Passion du Christ, que nous pouvons recevoir immédiate- ment dès celle vie, est la grâce de réconciliation avec Dieu. Par le péché du premier père que nous portons tous en nous du seul fait de notre origine, et par les péchés personnels que chacun de nous a pu commettre, nous étions les ennemis de Dieu. Ces péchés étaient l'obstacle à l'effusion de son amour sur nous, de cet amour dont II nous a aimés de toute éternité et qui l'a fait nous appeler tous à vivre de sa propre vie. En raison de ces péchés, Dieu était irrité contre nous. Ils cons- tituaient une offense qui ne permettait plus à Dieu, tant qu'elle n'aurait pas été remise et que son courroux n'aurait pas été apaisé, de nous admettre à la participation de ses grâces, de ses faveurs, notamment à la participation de la grâce qui fait de nous ses enfants d'adoption. Adam, notre premier père, et Eve, notre première mère, avaient eu cette grâce avant leur péché; et s'ils n'avaient point péché eux-mêmes, ils nous au- raient transmis une nature qui aurait été revêtue de la même grâce. C'était la grâce d'amitié avec Dieu. Mais, nous l'avons dit, le péché avait enlevé cette grâce. Dès lors, il fallait, sous peine pour nous d'être à jamais privés de la grâce de Dieu, que Dieu s'apaise à notre endroit. Il fallait qu'entre Lui et nous s'opère la réconciliation. Il nous fallait désormais une grâce nouvelle, non plus simplement la grâce d'amitié, qui avait été perdue; mais la grâce de réconciliation ou d'amitié recouvrée. CeJ.le grâce, nous la devons à la Passion du Christ. Elle se distingue de la première en ce qu'elle nous donne de mener une vie qui n'est plus simplement la vie que nous au- rions menée avec la première grâce. Celle-ci nous faisait vi- vre de la vie d'amitié avec Dieu. La grâce de réconciliation nous fait vivre avec Dieu d'une vie d'amitié recouvrée. Et c'est, proprement, ce que nous appellerons la vie chrétienne. Elle consiste à imiter en tout sur cette terre, la vie dont le Fils de Dieu incarné venant satisfaire pour nos péchés a vécu Lui- même tout le premier : vie qui se résume en un seul mot, puisque aussi bien ce mot, à lui seul, dit tout ce qu'a été la vie de Jésus-Christ parmi nous en fonction de son terme final,

QUEST. XLIX. DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. OOI

une vie de mort. Pour apaiser la colère de Dieu irrité de ce que l'homme avait méprisé, en désobéissant, la mort dont il l'avait menacé, le Christ a été à la mort par obéissance. Sa vie n'a été qu'en fonction de cette mort, si l'on peut ainsi dite. Et toutes les vertus qu'il a pratiquées sur cette terre en ont reçu comme leur caractère spécifique et distinctif. Il faut qu'il en soit de même pour tous ceux qui doivent lui appartenir. Leur vie tout entière doit être en fonction de la mort du Christ à reproduire en eux pour s'assurer le recouvrement de l'amitié divine que cette mort leur a valu et procuré. C'est ce que nous appelons, sur cette terre, la vie chrétienne ou la vie de la grâce reconquise, de la grâce recouvrée, la vie de réconcilia- tion avec Dieu dans le Christ et par le Christ. Nous la devons à la Passion du Christ. Lui devrons-nous aussi le couronne- ment ou la récompense de cette vie, c'est-à-dire notre admis- sion à la gloire du ciel et notre entrée dans cette gloire. Saint Thomas va nous répondre à l'article suivant.

Article V. Si le Christ, par sa Passion, nous a ouvert la porte du ciel?

Quatre objections veulent prouver que « le Christ, par sa Passion, ne nous a pas ouvert la porte du ciel ». La pre- mière arguë du texte des Proverbes, ch. xi (v. 18), 011 « il est dit : A celui qui sème la justice, la récompense est assurée. Or, la récompense de la justice est l'entrée du Royaume céleste. Donc il semble que les saints Patriarches qui ont accompli leurs œuvres de justice, ont obtenu l'entrée du Royaume des cieux très fidèlement, même sans la Passion du Christ. Donc ce n'e&t point la Passion du Christ qui est la cause de l'ouverture de la porte du Royaume céleste ». La seconde objection en appelle à ce qu' « avant la Passion du Christ, Élie a été enlevé au ciel, comme il est dit au livre IV des Rois, ch. 11 (v. 1 1). Or, l'effet ne précède point la cause. Donc il semble que l'ouver- ture de la porte du ciel n'est pas l'effet de la Passion du Christ ».

502 SOMME THÉOLOGIQUE.

La troisième objection rappelle que « comme nous le lisons en saint Maltliieu, ch. m (v. i6), le Christ étant baptisé, les deux Jurenl ouverts. Or, le baptême précéda la Passion. Donc l'ouverture du ciel n'est point l'ellet de la Passion du Christ ».

La quatrième objection apporte le texte du prophète Michée, oii c( il est dit, ch. ii (v. i3) : // est monté frayant le chemin devant eux. Or, frayer le chemin du ciel ne semble pas autre chose qu'en ouvrir la porte. Donc il semble que la porte du ciel nous a été ouverte non par la Passion du Christ, mais par son Ascension ».

L'argument sed contra est le texte de « l'Apôtre, aux Hébreux, ch. X (v. 19) », il H dit : Nous avons confianèe dans l'entrée des saints, c'est-à-dire des cieux, dans le sang du Christ ».

Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « la fermeture d'une porte est un certain obstacle qui empêche les hommes d'entrer. Or, les hommes étaient empêchés d'entrer dans le Royaume du ciel à cause du péché; parce que, comme il est dit dans Isaïe, ch. xxxv (v. 8) : Cette voie sera appelée sainte et l'homme qui est souillé ne passera point par elle. Le péché qui est ainsi un obstacle à l'entrée du Royaume céleste est d'une double sorte. L'un est commun à toute la nature humaine. C'est le péché du premier père. Et par ce péché l'entrée du Royaume céleste était fermée à tout homme. Aussi bien lisons- nous dans la Genèse, ch. in (v. 2/i), qu'après le péché du pre- mier homme. Dieu plaça un chérubin avec un glaive de feu tour- noyant pour garder le chemin de Ccwbre de vie. L'autre est le péché spécial à chaque personne, qui est commis par l'acte propre de chaque être humain. La Passion du Christ nous a délivrés non seulement du péché commun à toute la nature humaine, et quant à la coulpe et quant à l'obligation de subir la peine, le Christ acquittant pour nous le prix de notre rachat; mais aussi des péchés propres à chaque individu humain parmi ceux qui communiquent à sa Passion par la foi et la charité et les sacre- ments de la foi. Il suit de que par la Passion du Christ a été ouverte pour nous la porte du Royaume céleste. Et c'est ce que l'Apôtre dit, dans l'épître aux Hébreux, ch. ix (v. 11, 12), que le Christ, Pontife des biens futurs, par son propre sang est entré

QUEST, XLIX. DES EFFETS DE L\ PASSION DU CHRIST. 5o3

une fois pour toutes dans les demeures saintes, ayant procuré une rédemption éternelle. Et ceci est signifié dans le livre des Nombres, ch. XXXV (v, 20 et suiv.), il est dit que l'homicide demeurera là, savoir dans la cité du refuge, Jusqu'à ce que le grand prêtre, oint de l'huile sainte, meure; lequel une fois mort, il pourra retourner dans sa maison y^. On remarquera, au passage, cette belle interprétation du livre des Xombres : elle montre excellemment les richesses de doctrine contenues dans la lettre de l'Écriture Sainte; et avec quel sens merveilleux du Livre divin, les Pères et les Docteurs, éclairés de l'Esprit de Dieu, savaient les découvrir et y puiser.

Vad primum répond que « les saints Patriarches » et tous les saints personnages venus avant le Christ, « en accomplissant leurs œuvres de justice, méritèrent l'entrée du Royaume céleste par la foi de la Passion du Christ; selon cette parole de l'Épî- tre aux Hébreux, ch. xi (v. 33) : Les saints, par la foi, ont vaincu les royaumes, ont opéré la Justice ; et par la même foi, chacun d'eux était purifié en ce qui regarde la purification personnelle pour ses péchés propres. Cependant la foi ou la justice d'au- cun d'eux ne suffisait à écarter l'obstacle qui était constitué par la culpabilité de toute la nature humaine. Lequel obstacle a été enlevé par le prix du sang du Christ. Et c'est pourquoi, avant la Passion du Christ, nul ne pouvait entrer dans le Royaume céleste, c'est-à-dire obtenir la béatitude éternelle, qui consiste dans la pleine jouissance de Dieu »).

h'ad secundum dit qu' « Elle a été enlevé dans le ciel de l'air » ou de notre atmosphère, en y comprenant peut-être aussi le ciel des astres ou le ciel de l'éther, à parler selon le langage de la science moderne ; k mais non dans le ciel empyrée, qui est le » ciel de la gloire et le « lieu des bienheureux » (cf. I p., q. 66, art. 3). Saint Thomas ajoute qu' « il en fut de même d'Enoch, lequel a été porté au Paradis terrestre, l'on croit qu'il vit ensemble avec Élie jusqu'à l'avènement de l'Anté- christ ». Nous voyons, par cette réponse, que saint Thomas ne met pas en doute, se faisant en cela l'écho de la tradition, qu'Enoch et Élie ne continuent d'être vivants de notre vie humaine et mortelle, tenus en réserve pour le témoignage

004 SOMME THEOLOGIQUE.

suprême qu'ils doivent rendre au (christ avant son second avè- nement, ainsi qu'il est marqué dans la Genèse, ch. v, v. 2^ ; et dans ï Ecclésiastique, ch. lxvi, v. i6; ch. xlviii, v. lo; et dans le prophète Malachie, ch. iv, v. 5, 6; et dans l'Apocalypse, ch. xr, V. 3 et suiv.; et aussi dans l'Évangile, à propos de la Transfiguration sur le Thabor. Quant au lieu précis se trou- vent ces deux saints personnages, il est difïîcile de le détermi- ner. Du temps de saint Thomas on croyait que le Paradis ter- restre continuait d'exister. Aujourd'hui, il paraît difficile de l'admettre. Dès lors, nous ne pouvons plus préciser se trou- vent Enoch et Éiie. Ils sont certainement quelque part; non au ciel des bienheureux ou de la gloire ; mais en un lieu où, selon toute probabilité, ils vivent ensemble, attendant le moment fixé par Dieu pour l'accomplissement de leur mission.

Vad leiiiurn déclare que « comme il a été dit plus haut (q. Sg, art. 5), « le Christ étant baptisé, les cieux s'ouvrirent, non point pour le Christ Lui-même, à qui le ciel est toujours ouvert, mais afin de signifier que le ciel est ouvert à ceux qui sont baptisés du baptême du Christ, lequel a son efficacité de la Passion du Christ ».

Vad quartuin précise que « le Christ, par sa Passion, a mérité pour nous l'entrée du Royaume céleste et a écarté l'obstacle » qui nous empêchait d'y pénétrer; mais, par son Ascension, Il nous a comme mis en possession du Royaume céleste. Et c'est pour cela qu'il est dit », dans le texte que citait l'objection, « qu II est monté, frayant le chemin devant eux » .

Ainsi donc, pour ce qui est de nous, la Passion du Christ a été, en toute vérité, l'exclusion de tout mal et la source de tous les biens. C'est par elle que nous avons été délivrés du péché, de la tyrannie de Satan, de l'obligation à subir les peines que nos péchés méritaient. Par elle aussi, nous avons été réconci- liés avec Dieu et le Royaume du ciel a été rouvert devant nous. Mais, pour le Christ Lui-même, la Passion a-t-elle été aussi de quelque efficacité ou de quelque vertu. Pouvons-nous, devons- nous dire que par sa Passion le Christ a mérité d'être exalté et glorifié. C'est ce qu'il nous reste à considérer pour connaître

QUEST. XLIX. DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. OOO

pleinement la causalité ou l'efficacité de la Passion du Christ. Saint Thomas va nous répondre à l'article suivant.

Article VI. Si le Christ, par sa Passion, a mérité d'être exalté?

Trois objections veulent prouver que « le Christ, par sa Pas- sion, n'a point mérité d'être exalté ». La première déclare que « comme la connaissance de la vérité est chose propre à Dieu », Dieu seul possédant toute vérité dans la vérité subsis- tante qu'il est Lui-même, et nul autre ne connaissant la vé- rité que parce qu'il participe à ce qui appartient ainsi à Dieu par nature, <( pareillement aussi la sublimité » ou la gloire est chose qui appartient en propre à Dieu ; « selon cette parole du psaume (cxii, v. ^) : Le Seigneur est infiniment au-dessus de toutes les nations ; sa gloire est élevée par-dessus les cieux. Or, le Christ, selon qu'il est homme, a eu la connaissance de toute vérité, non en raison de quelque mérite précédent, mais en raison de l'union même de Dieu et de l'homme », dans l'unique Personne du Fils de Dieu; « selon celte parole de saint Jean, ch. i (v. i/j) : Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique venant du Père, plein de grâce et de vérité. Donc l'exaltation, non plus. Il n'a pas l'avoir par le mérite de la Passion, mais par la seule union » hypostalique. La se- conde objection rappelle que « le Christ a mérité pour Lui dès le premier instant de sa conception, comme il a été vu plus haut (q. 34, art. 3). Or, la charité du Christ n'a pas été plus grande au temps de la Passion qu'elle ne l'était avant. Puis donc que la charité est le principe pour mériter, il semble que le Christ n'a pas davantage mérité, par sa Passion, son exal- tation, qu'il ne l'avait fait auparavant ». La troisième ob- jection dit que « la gloire du corps résulte de la gloire de l'âme, comme l'enseigne saint Augustin dans sa lettre à Dios- core (ép. CXVIII). Or, le Christ, par sa Passion, n'a pas mérité l'exaltation quant à la gloire de l'àme, puisque son âme a été

5o6 SOMME THÉOLOGIQUE.

bienheureuse dès le premier instant de sa conception. Donc, par sa Passion, Il n'a pas mérité non plus l'exaltation quant à la gloire du corps ».

L'argument sed contra cite le beau texte de l'Épître aux Phi- Itppiens, cil. ii (v. 8, 9), « il est dit : Le Christ s'est fait obéissant Jusqu'à la mort, Jusqu'à la mort de la croix; c'est pour- quoi Dieu aussi l'a exalté ».

Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que c< le mérite implique une certaine égalité de justice; aussi bien l'Apôtre dit (aux Romains, ch. iv, \. li) : A celui qui fait les œuvres, la récompense est attribuée selon la raison de chose due. C'est ainsi que si quelqu'un, par sa volonté injuisle, s'attribue plus qu'il ne lui était dû, il est juste qu'on lui retranche même ce qui lui est dû; et, par exemple, si quelqu'un vole une bre- bis, il en rendra quatre, comme il est dit au livre de VExode, ch. XXII (v. 1). Et il est dit mériter cela, pour autant que par est punie sa volonté inique. Pareillement aussi, lorsque quel- qu'un, par la justice de sa volonté, se retranche quelque chose qu'il devait avoir, il mérite qu'on lui ajoute quelque chose de plus, comme récompense de sa volonté juste. Et de vient qu'il est dit, en saint Luc, ch. xiv (v. 11) ; Celui qui s'humilie sera exalté. Or, le Christ, dans sa Passion, s'est humilié au- dessous de sa dignité, quant à quatre choses. Premièrement, quant à sa Passion et à sa mort, dont II n'était pas débiteur. Secondement, quant au lieu ; car son corps a été mis dans le sépulcre ; et son âme est descendue aux enfers. Troisiè- mement, quant à la confusion et aux opprobres qu'il a subis. Quatrièmement, quant au fait d'avoir été livré à un pouvoir humain ; selon que Lui-même dit à Pilate, en saint Jean, ch. XIX (v. 11) : Vous n'auriez sur moi aucun pouvoir s'il ne vous était donné d'en haut. A cause de cela, par sa Passion, Il a mérité l'exaltation quant à quatre choses. Première- ment, quant à la résurrection glorieuse. Aussi bien est-il dit, dans le psaume (cxxxviii, v. 2) : Vous avez connu quand Je me suis couché, savoir par l'humilité de ma Passion, et quand je me suis relevé, par ma résurrection. Secondement, quant à l'ascension dans le ciel. Aussi bien est-il dit, dans l'Épître

QUE8T. \LIX. DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST. bo'

aux Ephésiens, ch. iv (v. 9, 10) : Il est descendu d'abord dans les parties inférieures de la terre; et celui qui était descendu, c'est celui-là même qui est monté par-dessus tous les deux. Troisiè- mement, quant au fait de s'asseoir à la droite du Père et quant à la manifestation de sa divinité ; selon cette parole d'Isaïe, ch. Lîi (v. i3, i/i) : Il sera exalté, et 11 sera élevé, et II sera sou- verainement haut, en raison de ce que beaucoup ont été dans la stupeur en le voyant, tant II était défiguré, son aspect n'étant plus celui d'un homme. Et, dans l'Épître aux Philippiens, ch. 11 (v. 8, 9), il est dit : // s'est fait obéissant jusqu'à la mort, Jus- qu'à la mort de la croix ; et c'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, en ce sens que par tous II sera appelé Dieu et que tous lui rendront hommage comme à Dieu; et c'est ce qui est ajouté (v. 10) : de telle sorte qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse, au ciel, sur la terre ei dans les enfers. Quatrièmement, quant à la puissance judiciaire. Il est dit, en effet, au livre de Job, ch. xxxvi (v. 17) : Ta cause a été Jugée comme ceile d'un impie : tu rece- vras le Jugement sur toutes les causes y>. Ainsi donc la mort injuste que le Christ a acceptée par amour lui a donné droit à la résurrection glorieuse ; sa descente au tombeau et aux en- fers lui a donné droit à s'élever par-dessus tous les cieux ; les opprobres et les ignominies subies au couis de sa Passion lui ont donné droit à la manifestatisn de sa divinité devant tout l'univers et aux adorations de toute créature ; le fait d'avoir accepté d'être jugé par des juges humains lui a donné droit d'être constitué juge des vivants et des morts. Toutes ces exal- tations ne sont que la juste récompense des humiliations su- bies par amour au cours de sa Passion.

h'ad primum fait observer que « le principe du mérite est du côté de rame ; quant au corps, il est l'instrument de l'acte méritoire. Il suit de que la perfection de lame du Christ » consistant dans la connaissance de la vérité selon qu'elle est propre à Dieu, ainsi que le disait l'objection, « parce que l'âme était principe de mérite, ne dut pas s'acquérir en Lui par le mérite, comme la perfection du corps qui fut soumis à la Passion et par fut l'instrument du mérite lui-même ».

5o8 SOMME THÉOLOGIQUE.

Uad secimdam déclare que « par les mérites » ou les actes méritoires « précédents », depuis le premier instant de sa con- ception jusqu'à sa Passion, « le Christ mérita son exaltation, du côté de l'âme elle-même », était le principe et la source du mérite, « selon que sa volonté était » revêtue et « infor- mée par la charité et les autres vertus. Mais, dans la Passion, Il mérita son exaltation, par mode d'une certaine compensa- tion ou récompense, même du côté du corps : il est juste, en elTet, que le corps qui avait été par charité soumis à la Pas- sion, reçût la compensation ou la récompense dans la gloire ».

L'rtd lertiain répond que « par une certaine dispense » ou disposition providentielle « il fut fait, dans le Christ, que la gloire de l'âme ne rejaillît point sur le corps, afin qu'il reçût avec plus d'honneur la gloire du corps quand II l'aurait méri- tée par la Passion. Mais pour la gloire de l'âme, il ne conve- nait pas qu'elle fût différée. L'âme, en effet, était unie immé- diatement au Verbe. B>'où il suit qu'il convenait qu'elle fût remplie de gloire par le Verbe. Le corps, au contraire, était uni au Verbe par l'entremise de l'âme », comme il a été vu plus haut (q. 6).

La considération ou l'étude de la dernière partie des mystè- res du Christ devait porter sur la sortie du Christ de ce monde. Celte sortie du Christ de ce monde comprendrait d'abord ce qui avait trait à sa Passion, nous devions considérer cette Passion en elle-même, dans ses causes et dans ses fruits. -Nous venons de terminer cette étude. Il nous faut mainte- nant considérer un second point ayant trait à la sortie du Christ de ce monde. C'est celui de sa mort. Et, sans doute, en parlant de la Passion du Christ, nous avons déjà parlé aussi de la mort qui en était le terme. Mais nous devons maintenant l'étudier elle-même et à part, en raison des ques- tions très spéciales et du plus haut intérêt qui s'y rapportent. Son étude va faire l'objet de la question suivante.

QUESTION L

DE LA MORT DU CHRIST

Cette question comprend six articles :

S'il était convenable que le Christ mourût?

3" Si par la mort fut séparée l'union de la divinité et de la chair?

Si fut séparée l'union de la divinité et de l'ànie?

Si le Christ, durant les trois jours de la mort, fut homme?

5" Si son corps fut le même, numériquement, vivant et mort?

Si sa mort a fait quelque chose pour notre salut?

De ces six articles, les cinq premiers considèrent la mort du Christ en elle-même; le sixième traite de son efficacité dans l'ordre de notre salut. Pour ce qui est de la mort du Christ considérée en elle-même, saint Thomas examine d'abord, dans l'article premier, les raisons qui expliquent le fait même de cette mort, ou son pourquoi ; puis, dans les quatre autres articles, il examine le mode ou le comment ou les conditions de cette mort, en tant qu'elle est la mort du Christ, Dieu et homme tout ensemble. Cette mort a-t-elle amené la sépara- tion de la divinité et de la chair (art. 2); la séparation de la divinité et de l'âme (art. 3); a-t-elle fait que le Christ ait cessé d'être vraiment homme, pendant le temps oiî son corps a été séparé de son âme (art. 4); et le corps séparé de l'âme était-il le même numériquement que le corps uni à l'âme (art. 5). Voyons, d'abord, l'article premier, ou le pourquoi de la mort du Christ.

Article Premier. S'il était convenable que le Christ mourût?

Trois objections veulent prouver qu' « il n'était pas conve- nable que le Christ mourût d. La première fait observer que

OIO SOMME THEOLOGIQUE.

« ce qui a raison de premier principe dans un genre donné ne peut avoir pour disposition ce qui est contraire à ce genre-là; c'est ainsi que le feu, qui est principe de la chaleur, ne peut jamais être froid. Or, le Fils de Dieu est principe et source de toute vie; selon cette parole du psaume (vxxv, V, lo) : Chez vous est la source de la vie. Donc il semble qu'il n'était pas convenable que le Christ mourût ». La seconde objection dit que « la mort est pire que la maladie; car c'est par la maladie qu'on parvient à la mort. Puis donc qu'il n'a pas été convenable que le Christ soit affecté d'une maladie quelconque, selon que le dit saint Jean Chrysostome (ou plu- tôt saint Athanase, dans son Discours sur Vlncarnalion du Verbe, n. 22, 28; cf. q. /jG, art. 3, ad ?""*), il n'était pas con- venable, non plus, que le Christ mourût ». La troisième objection en appelle à ce que « le Seigneur dit, en saint Jean, cil. X (v. 10) : Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en plus grande abondance. Or, une chose opposée à une autre chose ne conduit pas à cette chose » ; elle en éloigne, au con- traire. « Donc il semble qu'il n'était pas convenable que le Christ mourût ».

L'argument sed contra apporte un autre texte oi'i « il est dit, en saint Jean, ch. xi (v, 5o) : // est bon qu'un homme meure pour tout le peuple et que toute la nation ne périsse point ; parole dite par Caïphe dans un sens prophétique, ainsi que l'Évangé- liste en témoigne » (v. 5i).

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' a il était con- venable que le Christ mourût. Premièrement, à l'effet de satis- faire pour le genre humain, qui était condamné à la mort, en raison du péché; selon cette parole de la Genèse, ch. 11 (v. 17) : Le jour oh vous en niangere:, vous mourrez de mort. Et, préci- sément, on a le mode de satisfaction, pour un autre, qui con- vient, quand tel sujet se soumet à la peine que l'autre avait méritée. C'est à cause de cela que le Christ voulut mourir, afin qu'en mourant. Il satisfît pour nous; selon celle parole de la première épître de saint Pierre, ch. in (v. 18) : Le Christ est mort une J ois pour nos péchés ». Nous avions souligné plus haut cette première raison si profonde et si harmonieuse, qui a

QUESTION L. DE LA MORT DU CHRIST. Oïl

amené Dieu, dans ses conseils éternels, à concentrer toute l'œu- vre de la Rédemption dans un mystère de mort : mort encou- rue en méprisant le précepte de la vie; mort subie et rendant la vie en acceptant le précepte de mourir. « Secondement, pour montrer la vérité de la nature » humaine « assumée » par le Verbe de Dieu dans son Incarnation. « Gomme le dit Eusèbe, en etïet (dans son discours Des louanges de Conslanlin, ch. xv), si, de toute autre manière, après avoir vécu avec les hom- mes, le Christ avait disparu subitement, évitant la mort, Il eut été comparé par fous à un Jantôme. Troisièmement, afin qu'en mourant II nous délivrât de la crainte de la mort. Delà vient qu'il est dit, aux Hébreux, ch. ii (v. i4, i5), que le Christ a communiqué avec nous dans la chair et le sang, afin que par sa mort II détruisit celui qui avait Vempire de la mort et qall délivrât ceux qui, par crainte de la mort, étaient, durant toute leur vie, réduits en servitude. Quatrièmement, afin qu'en mourant corporel lement à la ressemblance du péché (cf. aux Romains, ch. VIII, V. 3), c'est-à-dire à la pénalité », ou en subissant la mort corporelle dans sa chair qui était passible en raison du péché dont II s'était chargé pour l'expier, u II nous donnât l'exemple de mourir spirituellement au péché » lui-même. « Aussi bien est-il dit, aux Romains, ch. vi (v. lo, ii) : Ce qui est mort au péché est mort une fois ; mais ce qui vit, vit à Dieu. De même, vous, estimez-vous morts au péché et vivants à Dieu. Cinquièmement, afin que, ressuscitant du milieu des morts, Il montrât sa vertu par laquelle II a triomphé de la mort, et nous donnât l'espoir de ressusciter du milieu des morts, nous aussi. Et c'est ce qui fait dire à l'Apôtre, dans la première épi- tre cuix Corinthiens, ch. xv (v. 12) : S'il est prêché, au sujet du Christ, qu'il est ressuscité d'entre les morts, comment en est-il parmi vous qui disent qu'il n'y a pas de résurrection des morts » ? L'ad primum explique que « le Christ est source de la vie, en tant qu'il est Dieu, non en tant qu'il est homme. Or, il est mort, non selon qu'il est Dieu, mais selon qu'il est homme ». Il n'y a donc pas, dans sa mort, l'incompatibilité qu'y voyait l'objec- tion. « Aussi bien saint Augustin (ou plutôt Vigile de Thapse), contre Félicien {de la Foi de la Trinité, ch. xiv, parmi les OËu-

.12 SOMME THKOLOGIQUE.

vres de S. Augustin), dit : Loin de nous que le Christ ait ainsi éprouvé la mort, comme si, en tant quil est la vie, Il avait perdu cette vie. S'il en était, en effet, de la sorte, la source de la vie eût été à sec. Il éprouva donc la mort, en raison de la participation à ce (/ai est humain, assumé par Lui spontanément : sans perdre la puissance de sa nature » divine, « par laquelle II vivifie toutes choses », et par laquelle, du reste, Il devait se rappeler Lui- même à la vie dans sa nature humaine.

Vad secundam déclare que « le Christ n'a point subi la mort provenant de la maladie, pour ne point paraître mourir en rai- son de l'infirmité de la nature. Mais II a subi la mort causée du dehors, s'y soumettant de Lui-même, pour montrer que sa mort était volontaire ».

Vad terlium accorde que « de soi, une chose opposée à une autre ne conduit pas à cette autre chose; mais accidentelle- ment ou par occasion quelquefois il en est ainsi : tel, par exem- ple, le froid qui, par occasion, quelquefois, réchauffe. Et, de cette sorte, le Christ, par sa mort, nous a conduits à la vie, parce que sa mort a détruit notre mort; de même que celui qui subit une peine pour un autre écarte de cet autre la peine qu'il devait subir ». On aura remarqué, dans cette réponse de saint Thomas, la formule même de ce mystère de vie par la mort que nous rappelions tout à l'heure à propos du corps de l'article. Ici, en effet, le saint Docteur vient de nous dire ex- pressément que le Christ, par sa mort, a détruit notre mort, Chris tus sua morte mortem nostram destruxit.

Il était souverainement convenable et opportun que le Christ, dans sa nature humaine, subit, par amour pour nous, la mort qu'il a subie en effet. Par là. Il nous a sauvés nous-mê- mes de la mort : non pas que nous n'ayons à mourir nous- mêmes après Lui; mais notre mort ne sera pas définitive : un jour viendra elle fera place à la vie et à la vraie vie, la vie de la gloire, possédée à tout jamais. Or, c'est par le mystère de son Incarnation que le Christ nous a ainsi libérés : et la vérité de ce mystère éclate dans le fait même qu'il a subi la mort dans sa nature humaine, de tout point semblable à notre

QUESTION L. DE LA MORT t)L CHftlST. 5l3

nature humaine passible et mortelle. Par là, aussi. Il nous a libérés de la crainte de la mort, nous montrant, dans sa propre Personne, que la mort n'était qu'un mal relatif, pouvant deve- nir un bien, puisqu'elle nous valait de mourir au péché et de ressusciter avec Lui et par Lui à la vie de la gloire. Mais, cette mort, subie par le Christ dans sa nature humaine, pour les admirables raisons que nous venons de préciser, comment devons-nous la concevoir, ou quelles en ont été les conditions exactes. Assurément, elle a impliqué la séparation du corps et de rame dans le Christ, puisque c'est en cela même que la mort consiste, quand il s'agit d'un être humain. Toutefois, le Christ était Dieu aussi. Qu'est-il advenu au moment de sa mort et pendant tout le temps qu'a duré la séparation de l'âme et du corps du Christ. Devons-nous dire que dans la mort du Christ la divinité a été séparée de la chair. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer ; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article IL

Si, dans la mort du Christ, la divinité a été séparée de la chair?

Trois objections veulent prouver que « dans la mort du Christ, la divinité a été séparée de la chair ». La première rappelle que « comme il est dit en saint Matthieu, ch, xxvii (v. ^6), le Seigneur, attaché à la croix, s'écria : Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi m'avez-vous abandonné? Ce que saint Ambroise expose comme il suit (sur S. Luc, ch. xxiii, v. 46) : V homme crie devant la mort qa allait causer la séparation de la divinité. Car, la divinité n étant point soumise à la mort, la mort ne pouvait être à moins que la divinité se retire; paire que la divinité est la vie. Et donc il semble que, dans la mort du Christ, la divinité a été séparée de la chair ». La seconde objection dit que « si l'on enlève le milieu, les extrêmes sont séparés. Or, la divinité a été unie à la chair par l'intermédiaire de l'âme, ainsi qu'il a été vu plus haut (q. G, art. i). Donc il XVI. La Rédemption. 33

5l4 SOMME THÉOLOGIQUE.

semble que, dans la mort du Christ l'âme ayant été séparée de la chair, par voie de conséquence la divinité aussi en aura été séparée ». La troisième objection déclare que « la vertu de vivifier est plus grande considérée en Dieu que dans l'âme. Or, le corps ne pouvait pas mourir, si ce n'est par la sépa- ration de l'âme. Donc il semble que bien moins encore il pou- vait mourir, à moins que la divinité ne s'en sépare ».

L'argument sed contra fait observer que « les choses de la nature humaine ne se disent du Fils de Dieu qu'en raison de l'union"» de la divinité et de l'humanité dans une seule et même Personne. « Or, du Fils de Dieu on dit ce qui convient au corps du Christ après la mort, savoir qu'il a été enseveli; comme on le voit dans le symbole de la foi, il est dit que le Fils de Dieu a été conçu et qu'// est de la Vierge, qu'il a soujjert, quilest mort, qu II a été enseveli. Donc le corps du Christ n'a pas été séparé, dans la mort, de la divinité ». On voit, par cet argument sed contra, que la question actuelle in- téresse la foi dans l'un de ses mystères les plus essentiels.

Au corps de l'article, saint Thomas pose en principe que « ce qui est accordé par la grâce de Dieu n'est jamais révoqué sans qu'il y ait eu une faute; et de vient qu'il est dit, aux Romains, ch. xi (v. 29), que les dons de Dieu et sa vocation de- meurent sans repentance. Or, la grâce d'union par laquelle la divinité a été unie à la chair du Christ dans la Personne » du Fils de Dieu « est bien plus grande que la grâce d'adoption par laquelle les autres sont sanctifiés; et, aussi, elle est plus durable, de sa nature, parce que celte grâce est ordonnée à l'union personnelle, tandis que la grâce d'adoption est ordon- née à une certaine union d'affection. Et, cependant, nous voyons que la grâce d'adoption n'est jamais perdue sans qu'il y ait faute. Puis donc que dans le Christ il n'y a eu aucun péché, il a été impossible que l'union de la divinité à la chair se dis- solve. Il suit de que comme avant la mort la chair du Christ fut unie selon la Personne et l'hyposlase au Verbe de Dieu, de même aussi elle est restée unie après la mort; c'est-à- dire qu'il n'y a pas eu, après la mort, une autre hyposlase pour le Verbe de Dieu et une autre pour la chair du Christ,

QUEStlÔX L. DE LA MORT DU CHRIST. Jl5

comme le note saint Jean Damascène, au livre III {de la Foi orthodoxe, ch. xxvii).

L'ad primiim explique que « l'abandon marqué dans le texte que citait l'objection ne doit pas se rapporter à la rupture de l'union personnelle » ou hypostatique; « mais au fait que Dieu le Père a exposé le Christ à la Passion. Aussi bien, aban- donner, en cet endroit, n'est rien autre que ne point protéger contre les persécuteurs. On peut entendre aussi que le Christ se dit abandonné, eu égard à la prière II demandait : Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi; comme l'ex- plique saint Augustin dans le livre De la grâce du Nouveau Testament » (Ep. CXX, à Honorai, ch. vi),

L'ad secundum écarte, d'un mot, l'équivoque due à l'inter- prétation grossière du point de doctrine que rappelait l'objec- tion et qui a été exposé, en effet, au début du traité de l'Incar- nation. (( Nous disons que le Verbe de Dieu s'est uni à la chair par l'intermédiaire de Pâme, en ce sens que c'est par l'âme » ou en raison de l'âme « que la chair appartient à la nature humaine choisie par le Fils de Dieu pour se l'unir; mais non en ce sei\s que l'âme soit comme un lien intermé- diaire qui les tiendrait unis. Or, la chair doit toujours à l'âme d'appartenir à la nature humaine, même après que l'âme en est séparée : en ce sens que dans la chair morte demeure, par l'ordination divine », ayant constitué de la sorte la nature hu- maine, « un certain ordre à la résurrection. Et, à cause de cela, Punion de la divinité à la chair n'a pas été détruite », pendant les trois jours la chair a été séparée de l'âme par la mort.

L'ad terlium répond que « l'âme a la vertu de vivifier par mode de principe formel. Et c'est pourquoi lorsqu'elle est présente et unie formellement, il est nécessaire que le corps soit vivant. La divinité, au contraire, n'a point la vertu de vi- vifier par mode de principe formel, mais par mode de cause efficiente : elle ne saurait, en effet, être la forme d'un corps. Par conséquent, il n'est point nécessaire que si l'union de la di- vinité à.la chair demeure, la chair soit vivante; car Dieu n'agit point par nécessité » de nature, « mais par volonté » libre.

5lG SOMME THÉOLOGIQtJE.

A la mort du Christ et pendant le temps qu'a duré celte mort, la divinité n'a pas été séparée de la chair du Christ: elle lui est restée indissolublement unie. Est-elle aussi res- tée unie à l'àme; ou devons-nous dire qu'elle en a été séparée. C'est ce qu'il nous faut considérer maintenant; et tel est l'ob- jet de l'article qui suit.

Article III,

Si, dans la mort du Christ, il y a eu séparation de la divinité d'avec l'âme?

Quatre objections veulent prouver que « dans la mort du Christ, il y a eu séparation de la divinité d'avec l'àme ». La première apporte le texte « le Seigneur dit, en saint Jean, ch. x (v. i8) : Personne ne m'enlève l'âme; mais je la dé- pose moi-même et, de nouveau, Je la reprends. Or, il ne semble pas que le corps puisse déposer l'âme, en se séparant d'elle ; car l'âme n'est point soumise au pouvoir du corps, mais plu- tôt inversement. Et, par suite, il semble que c'est au Christ, entant qu'il est le Verbe de Dieu, qu'il convient de déposer son âme. Et cela même est s'en séparer. Donc, par la mort, l'âme du Christ fut séparée de la divinité ». La seconde ob- jection cite un texte un auteur que saint Thomas croyait être « saint Alhanase », mais qui est Vigile de Thapse, « dit {De la Trinité, liv. YI) que celui-là est maudit qui ne confesse pas que tout l'homme qui avait été pris par le Fils de Dieu, de nouveau pris et libéré, est ressuscité le troisième jour. Or, tout l'homme ne put pas être pris de nouveau, si, à un moment donné, tout l'homme ne fut pas séparé du Verbe de Dieu. D'autre part, l'homme dans sa totalité est composé de l'âme et du corps. Donc il y a eu un moment la divinité a été sépa- rée et du corps et de l'âme ». La troisième objection fait observer qu' « en raison de l'union à tout l'homme, le Fils de Dieu est dit véritablement homme. Si donc, étant rompue l'union de l'âme et du corps par la mort, le Verbe de Dieu est demeuré uni à l'âme, il s'ensuivrait que le Fils de Dieu aurait

QUESTION L. DE L\ MOUT DU CIIUIST. 5l7

pu être dit véritablement âme. Or, ceci est faux; parce que rame étant la forme du corps, il s'ensuivrait que le Verbe de Dieu eût été forme du corps; ce qui est impossible. Donc, dans la mort du Christ, l'âme fut séparée du Verbe de Dieu ». La quatrième objection déclare que « l'âme et le corps, sé- parés l'un de l'autre, ne sont point une hypostase, mais deux. Si donc le Verbe de Dieu est demeuré uni tant à l'âme qu'au corps du Christ, alors que le corps et l'âme étaient séparés l'un de l'autre par la mort, il s'ensuit, semble-t-il, que le Verbe de Dieu, durant la mort du Christ, aura été deux hy- poslases. Ce qui n'est pas acceptable. Donc, après la mort du Christ, l'âme n'est point demeurée unie au Verbe ».

L'argument sed contra est un texte de « saint Jean Damas- cène », qui, « au livre 111 (ch. xxvii), dit » expressément : « Bien que le Christ soit mort, en tant qu homme , et que sa sainte âme se soit séparée de son corps non soumis à la corruption, sa divinité est demeurée inséparable de l'un et de l'autre, Je veux dire, de l'âme et du corps ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « l'âme est unie au Verbe de Dieu d'une façon plus immédiate et plus pro- chaine que le corps attendu que le corps n'est uni au Verbe de Dieu que par l'entremise de l'âme, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. G, ait. i). Puis donc que le Verbe de Dieu n'a pas été séparé du corps, dans la mort, c'est bien moins encore qu'il aura été séparé de l'âme. Et, aussi bien, de même qu'on dit du Fils de Dieu ce qui convient au corps séparé de l'âme, savoir qu'il a été enseveli ; de même on dit de Lui, dans le symbole, qu7/ est descendu aux enjers, parce que son âme, séparée du corps, est descendue aux enfers o. Et l'on voit, par celte der- nière remarque de saint Thomas, que la question agitée dans cet article, comme celle qui était agitée dans l'article précé- dent, est une question on la foi se trouve directement intéres- sée en ce qu'elle a de tout à l'ail essentiel.

U ad primum à\i que « saint Augustin, expliquant cette pa- role marquée en saint Jean, que cilait l'objection, se demande, alors que le Christ est Verbe et unie et chair, s'il a déposé l'âme, du fait qu'il est Verbe, ou du fait qu'il est âme, ou du fait qu'il

5l8 SOMME THÉOLOGIQUE.

est chair. Et il dit que si nous disons que le Verbe de Dieu a déposé Vûnie, il s'ensuivrait qu'à un moment celte âme a été sépa- rée du Verbe. Ce qui est Jaux. Car la mort a séparé le corps de l'âme ; mais je ne dis point que l'âme ait été séparée du Verbe. Que si nous disons que l'âme s'est déposée elle-même, il s'ensuit qu'elle s'est séparée d'elle-même ; ce qui est souverainement ab- surde. Il demeure donc que la chair elle-même a déposé l'âme et qu'elle l'a prise de nouveau, non point par sa propre puissance, mais par la puissance du Verbe qui habitait dans la chair ; parce que, comme il a été dit plus haut (art. précéd.), parla mort, la divinité du Verbe n'a pas été séparée de la chair ».

L'ad secundum déclare que « dans ces paroleè » reproduites par l'objection, « saint Athanase » (ou plutôt Vigile de Thapse) « n'a pas entendu que tout l'homme ait été pris de nouveau, c'est-à-dire toutes ses parties, comme si le Verbe de Dieu avait déposé par la mort les parties de la nature humaine; mais que, de nouveau, la totalité de la nature qui avait été prise s'est trouvée reconstituée et réintégrée dans la résurrection par l'union faite à nouveau de l'âme et du corps ».

L'ad tertium répond que « le Verbe de Dieu, en raison de l'union de la nature humaine, n'est point dit nature humaine ; mais II est dit homme, ce qui signifie qui a la nature humaine. Or, l'âme et le corps sont les parties essentielles de la nature humaine. Par conséquent, l'union du Verbe à l'un et à l'au- tre ne fait pas que le Verbe de Dieu soit âme ou corps, mais qu'il est un suppôt ayant l'âme ou le corps ».

Vad quartum emprunte sa réponse à saint Jean Damascène, au livre III (ch. xxvii) : '( de ce que dans la mort du Christ l'âme a été séparée de la chair, l'hyposlase une n'a pas été divisée en deux hypostases. Et le corps et l'âme, en ejjet, au même titre, dès le commencement eurent l'existence dans l'hyposlase du Verbe ; et, dans la mort, divisés l'un de l'autre, chacun d'eux resta ayant la même une hypostase du Verbe. C'est pourquoi la même une hyposlase du Verbe demeura l'hyposlase et de l'âme et du corps. Jamais, en efjet, ni l'âme, ni le corps n'eurent une hypostase propre, en dehors de l'hyposlase du Verbe. Car toujours l'hy- poslase du Verbe demeura une et seule ; il n'y en eut jamais deux.

QUESTION L. DE LA MORT DU CHRIST. 619

Ni à la mort du Christ sur la croix, ni durant le temps qu'a duré sa mort, la divinité n'a été séparée de l'âme du Christ, pas plus qu'elle n'avait été séparée de sa chair ou de son corps. Il n'y a eu de séparation qu'eu égard au corps et à l'âme et par rapport à leur union naturelle. Mais, même séparés l'un de l'autre, le corps et l'âme sont restés unis à la divinité dans la Personne du Fils de Dieu en laquelle seule ils ont continué de subsister. Cette permanence de l'union du corps et de l'àme à la divinité dans l'unique Personne du Fils de Dieu aura-t-elle fait que le Christ, durant les trois jours qu'a duré sa mort, ait continué d'être vraiment homme; ou bien devons-nous dire que pendant ces trois jours II avait cessé d'être homme. La question touche à l'intime du mystère de l'Incarnation, puisque nous savons que par ce mystère le Fils de Dieu s'est fait homme. Elle est donc du plus haut intérêt. Saint Thomas va la résoudre à l'article qui suit.

Article IV. Si le Christ, durant les trois jours de sa mort, a été homme?

Trois objections veulent prouver que « le Christ, durant les trois jours de sa mort, a été homme » . La première apporte un texte de « saint Augustin », il est u dit, au livre l" de la Trinité (ch. xiii) : Telle était cette assoniption qu'elle ferait Dieu homme, et l'homme Dieu. Or, cette assomption n'a point cessé par la mort. Donc il semble que par la mort le Christ n'a point cessé d'être homme ». La seconde objection en ap- pelle au beau texte d' « Aristote », dans lequel il est « dit, au livre IX de YÉthiqiie (ch. iv, n. 3; de S. Th., leç. 4), que tout homme est son intelligence. Et de vient qu'après la mort de saint Pierre, nous adressant à son âme, nous disons : Saint Pierre, priez pour nous. Or, après la mort, le Fils de Dieu n'a pas été séparé de son âme intellectuelle. Donc, dans ces trois jours de mort, le Fils de Dieu a été homme ». La troisième objection dit que « tout prêtre est homme. Or, pendant ces

020 SOMME THEOLOGIQUE.

trois jours de la mort, le Christ fut prêtre; sans quoi ce qui est dit dans le psaume ne serait point vrai : Vous êtes prêtre pour l'éternité {ps. cix, v. /i). Donc le Christ, durant ces trois jours, fut homme ».

L'argument sed contra déclare que « si on enlève le genre supérieur, le genre inférieur est enlevé. Or, être vivant, ou animé, est un genre supérieur à ce qui est être animal ou homme; car l'animal est une substance animée ou vivante et sensible. Puis donc que durant les trois jours de la mort, le corps du Christ n'a pas été vivant ou animé, il s'ensuit que le Christ n'a pas été homme ».

Au corps de l'article, saint Thomas, dès le début, nous va montrer que la question présente intéresse directement la foi. « C'est un article de la foi », dans le symbole, et le symbole des Apôtres, rappelle le saint Docteur, « que le Christ a été vraiment mort. Il s'ensuit qu'affirmer quoi que ce soit qui enlève la vérité de la mort du Christ, est une erreur contre la foi. Et c'est pour cela que dans la lettre synodale de saint Cy- rille (au Concile d'Éphèse) , il est dit : Si quelqu'un n'avoue pas que le Verbe de Dieu a souffert dans sa chair, et a été crucifié dans cette chair, et a goûté la mort dans cette même chair, qu'il soit cmathème. Or, il appartient à la vérité de la mort de l'homme ou de l'animal, que par la mort il cesse d'être homme ou ani- mal : la mort de l'homme ou de l'animal, en effet, provient de la séparation de l'âme qui complète la raison d'animal ou d'homme » : l'homme se définit : un animal raisonnable; si donc le principe d'où se tire la qualité ou la différence spéci- fique raisonnable, n'est pas joint au principe d'où se tire le genre animal; si ces deux principes sont séparés, l'homme n'existe plus dans sa raison d'homme. « Il suit de que c'est une erreur de dire, en parlant purement et simplement ou d'une façon absolue, que le Christ, durant les trois jours de sa mort, a été homme. On peut dire cependant qu'il a été homme mort » . Après avoir ainsi précisé la doctrine et montré son impor- tance dans l'ordre de la foi, saint Thomas ajoute : « Il en est cependant qui ont dit que le Christ, durant les trois jours de la mort, avait été homme; proférant des paroles erronées, sans

QUESTION L. DE LA MORT DU CHRIST. Oi I

pourtant qu'ils eussent une pensée erronée dans la foi : tel, Hugues de Saint-Victor {Des Sacrements, liv. II, part. I, ch. xi), qui dit que le Christ, dans les trois jours de la mort, avait été homme, parce qu'il disait que l'âme était l'homme : chose qui est fausse, comme il a été montré dans la Première Partie (q. 75, art. 4). Le Maître des Sentences, lui aussi, à la distinc- tion XXII du livre III, a affirmé que le Christ, durant les trois jours de la mort, a été homme, pour une autre raison : parce qu'il croyait que l'union de l'âme et de la chair n'est point de la raison » ou de la nature et de l'essence « de l'homme, mais qu'il suffît pour qu'un être soit homme, qu'il ait un corps et une âme, soit unis, soit séparés. Mais cela aussi apparaît manifestement faux par ce qui a été dit dans la Première Partie (q. 76, art. 1); et par ce qui a été dit au sujet du mode de l'union «dans le mystère même de l'Incarnation » (q. 2, art. 5). Nous ne nous attarderons pas à faire remarquer l'importance du corps d'article que nous venons de lire, au point de vue du procédé théologique et de la qualification des propositions diverses ou contraires qui peuvent s'y rencontrer. Saint Thomas vient de nous dire et de nous démontrer que ce serait une erreur dans la foi que de soutenir que le Christ est de- meuré homme durant les trois jours son âme a été séparée de son corps, si l'on n'avait pour excuse une erreur philoso- phique inconsciente. Il suit de que pour celui dont l'esprit est éclairé sur telle vérité philosophique d'oii résulterait mani- festement, si l'on soutenait, à l'encontre de cette vérité, une proposition pouvant intéresser les choses de la foi, que les cho- ses de la foi ne seraient plus vraies, la proposition en ques- tion doit être rejetée non pas seulement comme contraire à la raison, mais aussi comme contraire à la foi. D'où il résulte encore que la proposition contraire à celle-là sera une vérité non seulement de raison, mais encore une vérité de foi; sans qu'il ait été besoin qu'intervienne une définition positive de l'autorité infaillible dans l'Église. Que si intervient une défini- tion de l'autorité infaillible, alors c'est à tous que s'imposera la conséquence que nous venons de dire. Cf. ce que nous avions déjà souligné, à ce sujet, dans la Première Partie, q. 32, art. 4-

022 SOMME THÉOLOGIQUE.

Sur la double erreur dont nous a parlé saint Thomas et qu'il mentionne comme ayant été l'erreur d'Hugues de Saint-Victor et du Maître des Sentences, nous trouvons, dans le Commen- taire des Sentences, liv. III, dist. xxii, q. i, art. i, données par le saint Docteur lui-même, les précisions et la réfutation que voici :

« Ce fut l'opinion du Maître et aussi d'Hugues de Saint-Vic- tor, que le Christ, pendant les trois jours de sa mort, fut homme. Mais ils étaient venus à cela par des chemins divers. Hugues disait que toute la personnalité de l'homme était dans l'àme et qu'en elle se trouvait l'homme, à proprement parler. Il suivait de que l'âme, après la mort, jieut être dite homme, non pas seulement dans le Christ, mais aussi dans les autres hommes. Ce sentiment, déclarait saint Thomas, ne peut pas être vrai ; car, après qu'une chose est complète dans son espèce et dans sa personnalité » ou sa subsistence, « rien ne peut s'adjoindre à elle pour composer» ou constituer «avec elle une nature quelconque; mais : ou cela lui est adjoint » pour s'unir à elle « dans la personne et non dans la nature, ce qui est propre au Christ ; ou cela lui est adjoint acciden- tellement. H suit donc, de ce sentiment : ou bien que de l'âme et du corps n'est point produite une seule nature, et, dans ce cas, l'âme ne sera point la forme du corps, ni elle ne vivifiera le corps par mode de principe formel; ou que l'âme est unie au corps accidentellement, comme le pilote au navire ou l'homme à son vêtement, ainsi que le disaient les anciens phi- losophes, parmi lesquels Platon, au témoignage de saint Gré- goire de Nysse (ou plutôt de Némésius, au livre De la nature de C homme ; c'est dans son dialogue cVAlcibiade, que Platon fait soutenir à Socrate le point de doctrine visé ici). Platon disait, en effet, que l'homme n'est point un composé d'âme et de corps; mais l'âme usant du corps. Et parce que, ajoute saint Thomas, toutes ces choses sont des impossibilités, à cause de cela le Maître » des Sentences « ne voulut pas que les autres, après la mort, fussent hommes; mais seulement II admit cela du Christ, parce que, même après la mort, l'âme et le corps demeurèrent en quelque manière unis dans le Christ pour au-

QLIÎSTION L. DE LA MORT DU CHRIST. 628

tant que le corps et l'âme demeurèrent unis au Verbe. Mais, poursuit le saint Docteur, cette position non plus ne peut pas tenir, si on prend au sens propre le mot homme; pour deux raisons. D'abord parce que l'homme ne peut être que si l'âme et le corps sont unis pour constituer une seule nature : ce qui se fait par cela que le corps est informé par l'âme; et ceci ne fut point durant les trois jours de la mort du Christ. Seconde- ment, parce que l'âme s'étant retirée, la chair du Christ n'était dite chair que dans un sens équivoque; et, par suite, le corps aussi n'était dit corps humain que dans le même sens. A cause de cela, concluait saint Thomas, tous les modernes lieniient que le Christ, durant les trois jours de sa mort, ne fut pas homme. Toutefois, explique encore le saint Doc- teur, il faut savoir que le Maître n'a point voulu que le Christ, durant les trois jours de la mort, eût été homme, si ce n'est dans un sens équivoque. Et, aussi bien, il disait que ce n'était pas au même titre ou selon la même raison que le Christ était dit homme après la mort et avant, ou aussi comme les autres hommes. A cause de cela, il ne suit de cette opinion du Maître aucun inconvénient réel ; parce que, selon Aristote, il n'y a pas d'inconvénient à ce que d'autres disent non homme ce que nous disons homme, à ne considérer que l'usage de ces mots ; mais c'est là, simplement, un manque de propriété dans le mode de parler, parce qu'il n'est pas dans l'usage de ce mot homme, qu'il désigne le corps et l'âme divisés ou séparés ».

On aura remarqué que dans l'article de la Soinme, saint Tho- mas ne se croyait pas obligé à garder tant de ménagements pour le sentiment ou l'opinion du Maître des Sentences. Ce sen- timent, en effet, pris en lui-même, n'était point soutenable : il contenait une erreur philosophique d'oij résultait, en appli- quant cette doctrine aux choses de la révélation, une erreur dans la foi, bien que ceux qui faisaient cette application n'eussent point conscience de l'erreur ou de l'hérésie qu'ils commet- taient.

On ne doit pas, on ne le peut absolument pas si l'on use des mots selon leur acception propre et personnelle, dire que le

02\ SOMME THÉOLOGIQUE.

Christ, durant les trois jours de sa mort, était homme. Son corps et son âme étant séparés, ils ne constituaient plus, pour la Personne du Verbe de Dieu, une véritable nature humaine, bien qu'ils demeurassent, l'un et l'autre, toujours unis à cctle divine Personne. Mais que penser de l'identité numérique du corps du Christ, pendant ces trois jours otj il demeura "séparé de lame. Devons-nous dire qu'il resta toujours le même corps numérique. C'est ce qu'il nous faut maintenant exami- ner; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article V.

Si le corps du Christ vivant et mort fut le même numériquement ?

Trois objections veulent prouver que « le corps du Christ vivant et mort ne fut pas le même numériquement ». La première dit que a le Christ est véritablement mort, comme meurent les autres hommes. Or, le corps de n'importe qui parmi les autres hommes n'est pas purement et simplement le même, au point de vue numérique, vivant et morf, puisque, dans ces deux états, il y a une différence essentielle. Donc le corps du Christ, non plus, n'a pas été purement et simplement le même vivant et mort, au point de vue nuniéi ique ». La seconde objection rappelle que <( d'après Arislole, au livre V des Méta- physiques (de S. Th., leç. 8; Did., liv. IV, ch. vi, n. i5), tout ce qui est divers en espèce est aussi divers en nombre. Or, le corps du Christ, vivant et mort, fui spécifiquement divers ; car l'œil ou la chair d'un mort ne sont dits tels que d'une manière équivoque, comme on le voit par Aristole, au second livre de VAme (ch. i, n. 9; de S. Th., ler. 2) et au livre VII des Métaphysiques (de S. Th., leç. 10; Did., liv. VI, ch. x, n. 11). Donc le corps du Christ ne fut pas purement et simplement le même, au point de vue numéiiquc, vivant et mort ». La troisième objection déclare que « la mort est une certaine corruption. Or, ce qui se corrompt d'une corruption subs-

QUESTION L. DE LA MORT DC CHRIST. 020

tantielle, après la corruption n'est plus ; car la corruption cstle changement de l'être au non être (Arislole, Physiques, liv, V, cil. I, n. l'i ; de S. Th., Icç. i). Donc le corps du Christ, après qu'il fut mort, ne demeura pas le même numériquement; la mort étant une corruption substantielle ».

L'argument sed contra cite un texte de « saint Athanase », il est « dit, dans l'épître à Épictèle (v, 5) : Le corps quijut cir- concis, et qui but, et qui mangea, et qui soujjrit, et qui fut cloué h la croix était le corps du Verhe impassible et incorporel : ce même corps Jut déposé dans le sépulcre. Or, le corps du Christ vivant fut circoncis et cloué à la croix ; d'autre part, le corps du Christ mort fut déposé dans le sépulcre. Donc ce fut le même corps qui fut vivant et mort ».

Au corps de l'article, saint Thomas fournit une explication préalable, d'oii dépend la solution de la question posée. « Quand je dis purement et simplement, cela peut s'entendre dune double manière. Dans un premier sens, purement et simplement est la même chose qnabsotument parlant : et c'est ainsi qu'o^ dit purement et simplement ce qu'on dit scms y rien ajouter, comme le note Aristote {Topiques, liv. II, ch. xi, n. 4). De cette ma- nière, le corps du Christ vivant et mort fut purement et sim- plement le même au point de vue numérique. C'est qu'en effet, une chose est dite purement et simplement la même, au point de vue numérique, du fait qu'elle a le même suppôt. Or, le corps du Christ vivant et mort eut le même suppôt; car il n'eut pas d'autre hypostase, vivant et mort, que l'hyposlase du Verbe de Dieu, comme il a été dit plus haut (art. 2). Et c'est de cette manière ou dans ce sens que parle saint Athanase dans le texte précité. D'une autre manière, purement et simple- ment est la même chose que tout à f(dl ou entièrement. Et, de la sorte, le corps du Christ mort et vivant ne fut pas purement et simplement le même. Car il ne fut pas totalement le même : la vie, en effet, est quelque chose de l'essence du corps vivant, étant un attribut essentiel, non accidentel; d'où il suit que le corps qui cesse d'être vivant ne demeure pas totalement le même. Si l'on disait que le corps du Christ mort était demeuré totalement le même, il s'ensuivrait qu'il n'aurait pas été sou-

52G SOMME THÉOLOGIQUR.

mis à la corruption, entendant cela de la corruption de la mort. Ce qui est l'hérésie des Gaïanites, comme le dit saint Isidore {Élymologies, liv. VIII, ch. v. n. 67), et on le trouve dans les Décrets, XXIV, q. ni (can. Quidam aiileni). Et saint Jean Damascène dit, au livre III (ch. xxvni), que le mot corrup- tion désigne deux choses : d'abord, la séparation de rame et du corps et autres choses de ce genre », comme toute séparation de matière et de forme substantielle ; « dune autre manière, le re- tour aux éléments. Par conséquent, dire que le corps du Seigneur était incorruptible, au sens de Julien et de Gaïen, selon le premier mode de corruption, avant la résurrection, est une chose impie; parce que le corps du Christ ne serait pas consubstantiel à nous; ni il n'eût été véritablement mort; ni nous ne serions véritablement sauvés. Mais, au second sens, le corps du Christ ne fut pas corrompu ».

Vad primum iâxi observer que « le corps mort d'un autre homme, quel qu'il soit, ne demeure pas uni à une hypostase permanente, comme le corps mort du Christ. Et voilà pour- quoi le corps mort d'un autre homme, quel qu'il soit, n'est pas le même purement et simplement, mais d'une certaine ma- nière : en ce sens qu'il est le même quant à la matière, mais non quant à la forme. Le corps du Christ, au contraire, de- meure le même purement et simplement, à cause de l'identité du suppôt, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

Uad secundum accorde et explique qu" « une chose étant dite la même numériquement en raison du suppôt, et la même spécifiquement en raison de la forme, partout oîî le suppôt subsiste en une seule nature, il faut que l'unité spécifique étant enlevée soit enlevée aussi l'unité numérique », le suppôt ne restant plus quand la nature est détruite. « Mais l'hypostase du Verbe de Dieu subsiste en deux natures. Il suit de que le corps mort, bien qu'il ne demeure pas, comme dans les au- tres, le même selon l'espèce de la nature humaine, demeure cependant, dans le Christ, le même numériquement selon le suppôt du Verbe de Dieu />.

L'«d tertium répond que « la corruption et la mort ne con- viennent pas au Christ en raison du suppôt, selon lequel se

QUESTION L. DE LA MORT DU CTIRIST. 627

prend l'unité numérique ; mais en raison de la nature humaine, selon laquelle s'est trouvée, dans le Christ, la différence de la vie et de la mort ».

Quand nous parlons de la mort du Christ, c'est au sens le plus véritable, le plus réel, le plus formel, que nous entendons nous exprimer. C'est en toute vérité que le Christ est mort; parce que, dans sa Personne, la nature humaine, qui est cons- tituée elle-même et vivante par l'union de l'âme et du corps, s'est trouvée détruite dans son être et dans sa vie par la sépa- ration du corps et de l'âme. Non pas cependant que soit l'âme soit le corps aient été séparés de la divinité. L'une et l'autre sont restés unis à la divinité dans la Personne du Fils de Dieu. Toutefois, bien que le Fils de Dieu ait continué de posséder, dans sa Personne, et son âme et son corps, durant les trois jours de la séparation des deux qui constituait, pour Lui, l'état de mort, on ne pouvait pas, durant ces trois jours, dire de Lui qu'il fût homme. Son corps n'était plus spécifiquement le même. Il restait cependant le même numériquement, en rai- son de l'identité du suppôt, qui était toujours le suppôt de la Personne même du Fils de Dieu. Une nouvelle forme substan- tielle avait succédé, dans le corps du Christ, à la disparition de l'âme. Mais c'était toujours dans la même Personne du Fils de Dieu que subsistait le corps avec sa nouvelle forme spécifi- que. — Tel fut l'état de mort, dans le Christ, durant les trois jours qui s'écoulèrent depuis la séparation de lâmeetdu corps sur le Calvaire jusqu'à leur réunion au jour delà résurrection. Un dernier point nous reste à examiner au sujet de cette mort du Christ; et c'est de savoir si elle a eu quelque part d'efficacité en ce qui est de notre salut : si c'est elle qui l'a réa- lisé vraiment par mode de cause efficiente. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

528 SOMME TH^OLOGIQUË.

Article YI.

Si la mort du Christ a été de quelque efficacité pour notre salut?

Trois objections veulent prouver que « la mort du Christ n'a été d'aucune efïîcacilé pour notre salut ». La première dit que (( la mort est une privation : c'est, en effet, la privation de la vie. Or, la privation, n'étant rien, ne saurait avoir quel- que vertu d'agir. Donc la mort du Christ n'a pas pu faire quel- que chose pour notre salut ». La seconde objection insiste et veut prouver que non pas seulement comme cause efTicienle, mais aussi comme cause méritoire, la mort du Christ n'a pu avoir d'efficacité à l'endroit de notre salut. « Par mode de mé- rite, la Passion du Christ a agi en vue de notre salut. Mais la mort du Christ n'a pas pu agir de cette sorte : car, dans la mort, le corps est séparé de l'âme qui est le principe du mérite. Donc la mort du Christ n'a rien fait pour notre salut o. La troisième objection déclare que <( ce qui est corporel n'est pas cause de ce qui est spirituel. Or, la mort du Christ fut quelque chose de corporel. Donc elle n'a pas pu être cause spirituelle de notre salut ».

L'argument sed contra est un beau texte de « saint Augus- tin, au livre IV de la Trinité (ch. ni) », il est « dit : Une seule mort de notre Sauveur, savoir la mort corporelle, a été le salut pour nos deux morts à nous, savoir la mort de l'âme et celle du corps ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « nous pouvons parler de la mort du Christ d'une double manière : selon qu'elle était en voie de se faire; et selon qu'elle se trouva ayant été faite. La mort est dite en voie de se faire, quand quel- qu'un par quelque soulîrance naturelle ou violente tend à la mort. De cette sorte, parler de la mort du Christ est la même chose que parler de sa Passion. Et, pour autant, de ce chef, la mort du Christ est cause de notre salut, selon qu'il a été dit

QUESTION L. DE L/V MOftT DU CHRIST. 529

plus haut (q. /i8) touchant la Passion du Christ, Mais, comme étant faite, la mort se considère en tant que déjà l'âme est sépa- rée du corps. C'est de cette sorte que nous parlons maintenant de la mort du Christ. De ce chef, la mort du Christ ne peut pas être cause de notre salut par mode de mérite, mais seulement par mode de cause efPiciente : c'est qu'en effet, même par la mort, la divinité n'a pas été séparée de la chair du Christ; et, par suite, tout ce qui s'est passé à l'endroit de la chair du Christ, même séparée de son âme, a été salutaire pour nous en vertu de la divinité qui lui était unie. D'autre part, l'effet d'une cause se considère proprement selon la similitude de cette cause. Puis donc que la mort est la privation de la vie, l'effet de la mort du Christ se considère proprement par rap- port à l'éloignement des choses qui sont contraires à notre salut; et ce sont la mort de l'âme et la mort du corps. A cause de cela, il est dit que par la mort du Christ a été détruite, en nous, et la mort de l'âme, qui est par le péché, selon cette parole de l'Épître aux Romains, ch. iv (25), // a été livré, c'est- à-dire à la mort, pour nos crimes ; et la mort du corps, qui con- siste dans la séparation de l'âme, selon cette parole de la pre- mière Épîlre «mo; Corinthiens, ch. xv (v. 54), La mort a été absor- bée dans la victoire » .

Vad primum répond que « la mort du Christ a opéré notre salut par la vertu de la divinité et non point par la seule rai- son de mort »,

Vad secunduni dit que « si la mort du Christ, considérée comme réalisée, n'a pas opéré notre salut par mode de mérite, elle l'a opéré par mode de cause efficiente, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

Vad terlium accorde que « la mort du Christ fut corporelle; mais ce corps fut l'instrument de la divinité qui lui était unie, agissant par sa vertu, même dans la mort ».

La mort du Christ, considérée comme réalisée au terme de la Passion, impliquait, pour le Christ, la privation de sa vie humaine : le corps, séparé de l'âme, demeurait sans vie. Tou- tefois, nous l'avons dit, ce corps séparé de l'âme et privé de XVI . La Rédemption. 34

53o SOMME THEOLOGIQUE.

toute vie humaine restait uni à la divinité dans la Personne du Fils de Dieu. A ce litre, il demeurait l'instrument de la divi- nité et continuait d'agir par sa vertu. L'action propre qui lui est attribuée est en harmonie avec son état de mort : la divinité du Verbe a voulu se servir de cet état de mort pour remédier au double état de mort qui constituait notre perte, l'état de mort au péché, et l'état de mort à la séparation de notre âme et de notre corps. C'est donc au sens le plus exact et dans son acception la plus formelle que nous disons que la mort du Christ a opéré notre salut par mode de cause efficiente.

Dans l'ordre de ce qui a trait à la soitie du Christ de ce monde, nous avons déjà considéré ce qui touche à la Passion et à la mort. Nous devons maintenant considérer ce qui a trait à la sépulture. C'est l'objet de la question suivante.

QUESTION Li

DE LA SEPULTURE DU CHRIST

Celle queslion comprend quatre arliclos :

S'il convenait que le Christ fût enseveli? Du mode de sa sépulture. Si son corps dans le tombeau fut dissous? Du temps qu'il demeura dans le tombeau.

Article Premier. S'il convenait que le Christ fût enseveli?

Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas que le Glirist fût enseveli ». La première rappelle qu' « il est dit, du Christ, dans le psaume (lxxxvii, v. 5, C) : // est devenu comme un homme sans secours, libre parmi les morts. Or, dans le tombeau, les corps des morts sont enfermés; ce qui paraît être contraire à la liberté. Donc il ne semble pas qu'il ait été convenable que le corps du Christ fijt enseveli », La seconde objection déclare que « rien n'a se faire, au sujet du Christ, qui ne fût point salutaire pour nous. Or, il ne sem- ble appartenir en rien au salut des hommes, que le Christ ait été enseveli. Donc il ne convenait pas que le Christ fût ense- veli ». La troisième objection dit qu' « il semble être hors de toute convenance que Dieu qui habite au plus haut des deux (Job, ch. XI, V. 8; ch. xxii, v. 12; ps. cxii, v. 4) fût enseveli dans la terre. Or, ce qui convient au corps du Christ mort s'at- tribue à Dieu, en raison de l'union » hypostatique. « Donc il semble que c'était chose hors de toute convenance que le Christ fût enseveli ».

532 SOMME THÉOLOGIQUE.

L'argument sed contra en appelle à ce que « le Seigneur dit, en saint Matthieu, ch. xxvi (v. lo), au sujet de la femme qui répandit sur Lui le parfum », et nous savons que c'était Marie- Magdeleine, peu de jours avant la Passion, dans la maison du pharisien : « Elle a fait une bonne œuvre à mon sujet. Et, après, Il ajoute (v. Il) : En répandant sur moi ce parjam, elle Ca fait en vue de ma sépulture ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il convenait que le Christ fût enseveli ». Et cela, pour trois raisons. «Pre- mièrement, pour prouver ou confirmer la vérité de la mort. Nul, en effet, n'est mis dans le sépulcre sinon quand déjà la vérité de sa mort est constatée. Aussi bien, dans saint Marc, ch. XV (v. [\fi, /i5), nous lisons que Pilate, avant d'accorder que le Christ fût enseveli, s'assura, par une enquête faite avec soin, qu'il était vraiment mort. Secondement, parce que le Christ ressuscitant du tombeau donne l'espoir que par Lui ressuscite- ront ceux qui sont dans les tombeaux; selon cette parole, mar- quée en saint Jean, ch. v (v. 25, 28) : Tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix da Fils de l'homme ; et ceux qui Vauront entendue, vivront. Troisièmement, pour l'exemple de ceux qui par la mort du Christ meurent spirituellement aux péchés, ceux qui sont mis à couvert contre les perturbations des hommes (ps. xxx, v. 21). De vient qu'il est dit, dans l'Epître aux Colossiens, ch. ni (v. 3) : Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Et c'est pour cela aussi que les baptisés, qui par la mort du Christ meurent aux péchés, sont comme ensevelis avec le Christ par l'immersion » dans l'eau, quand le baptême se donnait, en effet, ou se donne encore par immersion ; « selon celte parole de l'Épître aux Romains, ch. vi (v. /j) : Nous avons été ensevelis avec le Christ, par le baptême, dans la mort » .

Vad primum explique excellemment la difficulté tirée du texte du psaume 87, en disant que « le Christ, même enseveli, s'est montré libre parmi les morts, du fait qu'il n'a pas pu être empêché, même enfermé dans le tombeau, d'en sortir par sa résurrection ».

Vad secundum répond que « comme la mort du Christ a

QUESTION II. DE LA SEPULTURE DU CHRIST. OOO

opéré notre salut par mode de cause efQciente », selon qu'il a été vu à la question précédente, article 6, « ainsi pareillement aussi sa sépulture. C'est ce qui fait dire à saint Jérôme, sur saint Marc (ch. xiv ; parmi les œuvres de saint Jérôme) : Nous ressusciterons par la sépulture du Christ. Et, sur le livie d'Isaïe. ch. LUI, à propos de ce mot (v. 9), // donnera les impies pour sa sépulture, la glose dit : C"est-à-dire : les nations, qui étaient sans piété, Il les donnera à Dieu son Père; parce qu'il les a acquises par sa mort et sa sépulture n .

L'ad tertium déclare que « comme il est dit dans un sermon du Concile d'Éphèse (sermon de Théodote d'Ancyre), il nest rien de ce qui sauve les hommes qui fasse injure à Dieu: car ces choses ne montrent point quil est passible, mais quil est clément. Et, dans un autre sermon du même Concile (toujours de Théo- dote d'Ancyre), nous lisons : Dieu ne tient pour une injure rien de ce qui est occasion de salut pour les hommes. Gardez-vous donc d'avoir de la nature de Dieu des pensées si viles que vous croyiez qu'elle ail Jamais pu être soumise à quelque injure » .

Des raisons de la plus haute sagesse motivaient que le Christ, après sa mort, fût enseveli et enfermé dans un tom- beau. — Mais le mode dont le Christ fut enseveli et que l'Évangile nous rapporte a-t-il été ce qu'il devait être. Nous devons maintenant l'examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article 11. Si le Christ fut enseveli de la manière qui convenait?

Quatre objections veulent prouver que « le Christ ne fut pas enseveli de la manière qui convenait ». La première fait observer que « la sépulture répond à la mort » et doit lui ressembler. « Or, le Christ eut la mort la plus ignominieuse; selon cette parole du livre de la Sagesse, ch. 11 (v. 20) : Con- damnons-le à la mort la plus honteuse. Donc il semble que ce ne fut pas à propos qu'on donnât au Christ une sépulture ho-

534 SOMME THÉOLOGIQUE.

norable, faite par de hauts personnages, tels que Joseph d'Ari- mathie, qui était an membre insigne du grand Conseil, comme il est dit en saint Marc, cli. xv (v. l^3), et Nicodème, qui était un des chefs parmi les Juifs, comme il est marqué en saint Jean, ch. III (v. i) ». La seconde objection déclare qu' « il ne fallait pas que soit accompli au sujet du Christ ce qui serait un exemple de profusion superflue et inutile. Or, il semble qu'il y eut cela dans le fait que pour ensevelir le Christ Nico- dème vint portant un mélange de myrrhe et d'aloès d'environ cent livres, comme il est dit en saint Jean, ch. xix (v. 89); alors surtout que la femme » de Béthanie, Marie-Magdeleine, « avait par avance oint son corps pour la sépulture, comme il est dit en saint Marc, ch. xiv (v. 8). Donc il ne fut pas convenable qu'on agisse de la sorte à l'endroit du Christ d. La troisième ob- jection dit qu' « il ne convient pas qu'une même chose que l'on fait soit en désaccord avec elle-même. Or, la sépulture du Christ fut simple, d'une part, en ce sens que Joseph enveloppa le corps dans un linceul propre, comme il est dit en saint Mat- thieu, ch. xxvii (v. 59), et non dans ior, ou les pierres pré- cieuses, ou la soie, comme le fait remarquer saint Jérôme au même endroit; d'autre part, elle fut prétentieuse, pour autant qu'on l'ensevelit avec des aromates (S. Jean, ch. xix, v. f\o). Donc il semble que le mode de la sépulture du Christ ne fut pas ce qu'il fallait ». La quatrième objection rappelle que « tout ce qui a été écrit, et surtout concernant le Christ, a été écrit pour notre instruction, comme il est dit aux Romains, ch. xv (v. 4). Or, certaines choses sont écrites dans les Évan- giles, en ce qui est du sépulcre, qui ne semblent en rien tou- cher notre instruction; comme que le Christ lut enseveli dans un jardin, qu'il fut enseveli dans un tombeau étranger, et tout neuf, et taillé dans le rocher. Donc le mode de la sépul- ture du Christ ne fut pas ce qu'il fallait ».

L'argument ^edco/i/ra se contente d'apporter le texte d'Isaïe, « il est dit, ch. xi (v. 10) : Et son sépulcre sera glorieux ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « le mode de la sépulture du Christ est montré avoir été ce qu'il fallait, à un triple chef. Premièrement, quant à la confirmation de

QUESTION LI. DE LA SÉPULTURE DU CHRIST. 535

la foi en sa mort et sa résurrection. Secondement, quant à l'éloge de la piété de ceux qui l'ensevelirent. Aussi bien saint Augustin dit, au livre premier de la Cité de Dieu (ch. xni) : C'est très à propos que sont rappelés, dans l'Évangile^ ceux qui prirent soin d'envelopper avec sollicitude et honneur pour l'ense- velir le corps du Christ descendu de la Croix. Troisièmement, quant au mystère, par lequel sont formés ceux qui sont enseve- lis avec le Christ dans la mort » {aux Romains, ch. vi, v. 4)- Ces trois raisons générales vont être justifiées et précisées par la réponse aux difficultés que soulevaient les objections en s'appuyant sur le récit évangélique de la sépulture du Christ.

L'ad primum n'accepte pas la parité que voulait faire l'ob- jection entre la mort du Christ et sa sépulture. (( En ce qui est de la mort du Christ, on y voit briller la patience et la cons- tance du Christ souffrant la mort; et ces vertus éclatent d'au- tant plus que la mort fut plus ignominieuse. Mais dans la sé- pulture honorable du Christ apparaît la vertu ou la puissance du supplicié, puisque, contre l'intention de ceux qui le met- taient à mort, Il reçoit, étant mort, une sépulture entourée d'honneurs : le mode aussi dont II fut enseveli devait être la figure de la dévotion des fidèles qui compatiraient au Christ dans sa mort ».

L'ad secundum fait observer qu' « en disant qu'on l'enseve- lit selon que c'était la coutume parmi les Juifs d' ensevelir , l'Évan- géliste (S. Jean, ch. xix, v. 4o), ainsi que le note saint Au- gustin, sur saint Jean (tr. CXX), nous avertit qu'en ces sortes de devoirs qui sont rendus aux morts, il faut garder la coutume de chaque pays. Or, c'élcdt la coutume de cette nation que les corps des morts étaient enduits d'aromates pour qu'ils demeurassent plus longtemps conservés. Aussi bien, dans le livre III de la Doctrine chrétienne (ch. xn), il est dit qu'en toutes ces choses, ce n'est pas l'usage, mais la passion qu'on y met qui amène la faute. Et après il est ajouté : Ce qui, dans les autres personnes, est le plus souvent chose mauvaise, dans telle personne divine ou prophétique est le signe de quelque chose de grand. La myrrhe, en effet, et l'aloès, en raison de leur amertume, signifient la pénitence par laquelle on conserve au dedans de soi le Christ,

536 SOMME THÉOLOGIQUE.

sans la corruption du péché. Quant à l'odeur des aromates, elle signifie la bonne renommée ».

Vad tcrtlam fournit une belle leçon de saine appréciation des choses dans ce qui touche aux soins du corps et à la ma- nière de le vêtir. « La myrrhe et l'aloès furent appliqués au corps du Christ pour le préserver de la corruption ; ce qui paraît se rapporter à une certaine nécessité. Et en cela nous est donné un exemple pour que nous puissions licitement user de certaines choses précieuses, à titre de remèdes, pour pourvoir à la nécessité de conserver notre corps. Mais l'enve- loppement du corps appartenait seulement à une certaine dé- cence d'honnêteté. Et, dans ces choses-là, déclaré saint Tho- mas, nous devons nous contenter de choses simples ». Par l'on voit combien sont blâmables les excès dans la recherche ou dans le prix de ce qui touche au vêtement, même quand ces excès ne vont pas directement à compromettre les intérêts de la décence et de la morale. Saint Thomas ajoute, appor- tant une nouvelle explication mystique, qu' « au témoignage de saint Jérôme {sur saint Matthieu, ch. xxvii (v. 69), il était signifié, par là, que celui-là enveloppe Jésus dans un linceul fjlanc, qui le reçoit dans un cœur sans tache. Et de vient, comme le dit le vénérable Bède {sur saint Marc, ch. xv, v. 46), que la coutume s'est établie dans l'Église de célébrer le sacrifice de l'autel, non pas sur des linges soie ou d'étoffe teinte, mais sur an linge de fd, comme le corps du Seigneur fut enseveli dans un linceul blanc » .

h'ad quarlum explique et justifie tous les détails du récit évangélique au sujet de la sépulture du Christ, que l'objection voulait incriminer. (( Le Christ fut enseveli dans un jar- din, pour signifier que par sa mort et sa sépulture nous som- mes délivrés de la mort que nous avons encourue par le pé- ché d'Adam commis dans le jardin du Paradis » terrestre. « De même, le Sauveur fut mis dans un tombeau étranger, comme le dit saint Augustin dans l'un de ses Sermons (Serm. CCXLVlll), pa/'ce qu'il mourait (jour le salut des autres; et le tombeau est le séjour de la mort. Par aussi éclate la grandeur de la pauvreté acceptée pour nous; car Celui qui.

OUKSnON LI. DE LA SEPULTURE DU ClIHIST. SSy

dans la vie, n'avait pas eu de maison (S. Matthieu, ch. vin, V, 20), même après la mort fut enfermé dans un tombeau étranger, et, reçu par Joseph d'Arimathie à l'état de nudité, dut être enveloppé par lui. S'il est placé dans un sépulcre neuf», personne encore n'avait été mis, « c'est, nous dit saint Jérôme [sur saint Matthieu, ch. xxvn, v. 60), afin qu'après sa résurrection, d'autres corps restant là, on ne pût sup- poser quon eût feint la résurrection de quelque autre. Le sépul- cre neuf peut représenter aussi le sein virginal de Marie. Il y a encore que par nous est donnée à entendre cette vérité que la sépulture du Christ nous renouvelle, la mort et la corruption étant détruites. Il fut enfermé dans un tombeau taillé dans le rocher, afin que, dit encore saint Jérôme (au même endroit, V. G/i) Von ne pût pas dire, s'il eût été construit de diverses pierres, quon l'avait déi'obé en enlevant les fondements du tom- beau. Et aussi bien, la grande pierre, qui fut roulée devant la porte du tombeau, montre que le tombeau n'aurait pu être violé sans le concours de plusieurs. Pareillement, s'il avait été ense- veli dans la terre, on aurait pu dire : Ils ont fouillé la terre et ils ont enlevé le corps, ainsi que le note saint Augustin (cité dans la Chaîne d'or de saint Thomas, sur saint Matthieu, ch. xxvn). Du point de vue mystique, ajoute saint Thomas, celte der- nière mention signifie, comme le fait remarquer saint llilaire (sur saint Matthieu, ch. xxvn), que par la doctrine des Apôtres, le Christ est introduit dans le cœur dur des Gentils, ouvert par l'entaille de la doctrine : cœur dur et nouveau, qui Jusque-là avait été impénétrable à toute crainte de Dieu. Et parce que, après Lui, rien plus ne doit pénétrer dans nos cœurs, à cause de cela une pierre est roulée à son entrée. Et, comme le dit Origène {sur saint Matthieu, tr. XXXV), ce n'est point fortuitement qu'il est écrit : Joseph enveloppa le corps du Christ dans un linceul blanc et le déposa dans un sépulcre neuf, et qu'il roula une grande pierre; car tout ce qui se fait pour le corps du Christ est pur, et nouveau, et souverainement grand ».

Tout ce que l'Évangile nous dit de la sépulture du Christ est pour nous d'une souveraine richesse comme instructions

\

538 SOMME THÉOLOGIQUE.

et enseignements de toute sorte. Nous devions en avoir une preuve ou confirmation nouvelle, de nos jours, par cette sorte de révélation scientifique qu'allait être la photographie du Saint Suaire, conservé à Turin. Ce fut en 1898, à l'occasion d'une ostension solennelle de la sainte relique, qu'on eut la pensée de la photographier. L'épreuve fut décisive. Sur la plaque photographique, au lieu du négatif qui aurait ap- paraître, on eut un positif, donnant les traits du corps du Christ admirahlement conservés. Un travail du plus haut inté- rêt fut fait sur cette épreuve et résumé en pleine Sorhonne de Paris oiî M. Yves Delage donna une conférence qui eut un très grand retentissement. L'auteur du travail était M. Paul Vignon. Par des expériences multiples et très délicates il était arrivé à établir que le linceul dans lequel fut placé le corps du Christ, en raison des aromates dont il avait été enduit, dut servir en quelque sorte de plaque sensible sur laquelle le corps du Christ, tout imprégné du sang de ses blessures, grava son empreinte; cette empreinte était le négatif que devait^ manifester, après dix-huit siècles, l'opération photographique de Turin. Cf. Paul Vignon : Le Linceul du Christ, librairie Masson. Paris, 1902. ÎNous eûmes l'occasion de donner de ce beau travail une ana- lyse critique dans la Revue T/ioniisle, année 1902, p. 3^^9-357. Cf. aussi le tome XV de notre Commentaire : le Rédempteur, p. 608-61 3.

Ce corps du Christ, ainsi mis au tombeau, dans les condi- tions et pour les raisons que nous avons vues, comment s'y conserva-t il ? Devons-nous dire qu'il fut entièrement à l'abri de la décomposition ou de la corruption ? C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer. Et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article 111. Si le corps du Christ, dans le sépulcre, fut incinéré?

Trois objections veulent prouver que u le corps du Christ, dans le sépulcre, fut incinéré ». La première fait remarquer

QUESTION LI. DE LA SEPULTURE DU CHRIST. SSq

que « comme la mort est la peine du péché du premier père, pareillement aussi l'incinération : il fut dit, en eflel, au pre- mier homme, après son péché : Ta es poussière, et ta retour- neras en poussière, comme il est marqué dans la Genèse, ch. m (v. 19). Or, le Christ a subi la mort pour nous en délivrer. Donc, pour nous délivrer de l'incinération, son corps a aussi être incinéré ». La seconde objection déclare que « le corps du Christ fut de même nature que nos corps. D'autre part, nos corps, tout de suite après la mort, commencent à se décomposer et s'acheminent à la putréfaction; parce que, la chaleur naturelle s'exhalant, survient une chaleur étrangère qui cause la putréfaction. Donc il semble qu'il a en arriver de même pour le corps du Christ ». La troisième objection rappelle que « comme il a été dit (art. 1), le Christ a voulu être enseveli pour donner aux hommes l'espérance quils ressus- citeraient même de leurs tombeaux. Donc II a subir aussi l'incinération pour donner l'espoir aux incinérés de ressus- citer après l'incinération ».

L'argument sed contra est le mot du psaume (xv, v. 10), ft il est dit : Vous ne permettrez pas que votre Saint voie la cor- ruption; ce que saint Jean Damascène, au livre III (ch. xxviii), explique de la corruption qui se fait par le retour aux élé- ments ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' d il ne con- venait pas que le corps du Christ se putréfiât ou se réduisît en cendres de quelque manière que ce pût être ». De celte affir- mation, saint Thomas nous va donner une raison très pro- fonde et en harmonie parfaite avec toute l'économie du double mystère de rincarnation et de la Rédemption. « C'est qu'en effet, poursuit le saint Docteur, la putréfaction » ou la disso- lution « d'un corps quelconque provient de l'infirmité de la nature de ce corps, qui ne peut plus maintenir le corps dans son unité. Or, la mort du Christ, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 5o, art. i, ad 2""^), n'a pas être avec l'infirmité de la nature, pour qu'elle ne risquât point d'être considérée comme non volontaire. Et c'est pourquoi le Christ ne voulut point que sa mort provint de la maladie, mais de la Passion

54<) SOMME THÉOLOGIQUE.

OU des coups portés du dehors, au-devanl desquels II alla de Lui-rnême et spontanément. Pour la même raison, afin que sa mort ne fut pas attribuée à l'infirmité de la nature, le Christ ne voulut pas que son corps se putréfiât ou se corrompît en quel- que manière que ce fût; mais pour montrer sa vertu divine, Il voulut que ce corps demeurât sans corruption. De vient que saint Jean Chrysostome dit {Contre les Juifs et les Gentils) que « pour les autres hommes, quand ils vivent, s'ils agissent avec éclat, leurs actions leur sourient; mais elles périssent, quand ils périssent eux-mêmes. Dans le Christ, cejut tout le contraire. Car, avant la croix, toutes choses sont tristes et infirmes; mais, dès quil est crucifié , toutes choses deviennent éclatantes, afin que l'on reconnaisse que ce nest pas un pur homme qui a été crucifié » .

Uad primum déclare que « le Christ, parce qu'il n'était point soumis au péché, n'était tenu ni à la mort ni à l'incinération. Toutefois, Il a subi la mort volontairement à cause de notre salut, pour les raisons indiquées plus haut (q. 5o, art. i). Mais si son corps eût été putréfié ou dissous, cela eut tourné plutôt au détriment de notre salut, alors qu'on n'aurait pas cru qu'il y eût en Lui la vertu divine. Et voilà pourquoi, en sa personne ou en son nom, il est dit dans le psaume (xxix, v. lo) : Quelle utilité dans mon sang, si je descends dans la corruption ? comme pour dire : Si mon corps se putréfie, l'utilité de mon sang répandu disparaîtra ».

Uad secundum accorde que « le corps du Christ, quant à la condition de la nature passible, était apte à se corrompre; mais il n'y avait pas en lui le mérite de la corruption, qui est le péché. Et ce fut la vertu divine qui le préserva de la corrup- tion, comme ce fut la même vertu divine qui le ressuscita de la mort ».

Vad tertium dit que « le Christ est ressuscité du sépulcre par la vertu divine, qui n'est contrainte par aucunes limites. Et c'est pourquoi le fait qu'il est ressuscité du sépulcre est un ar- gument suffisant pour prouver que les hommes devaient res- susciter par la vertu divine, non pas seulement du sépulcre, mais aussi de quelque degré d'incinération oii ils puissent se trouver ».

QUESTIO\ LI. DE LA SEPULTURE DU CHRIST, 54 I

Il n'est pas douteux que naturellement parlant le corps du Christ, par le fait seul de sa séparation d'avec l'âme, aurait s'acheminer à la décomposition et à la corruption. Mais, en raison de son union à la nature divine dans la Personne du Verbe, il n'en fut pas ainsi. Par la vertu divine, il demeura entièrement conservé ou dans le même état qui était le sien au moment son âme se sépara d'avec lui. Nous devons main- tenant nous demander combien de temps le corps du Christ resta ainsi séparé de son âme dans le tombeau. Fût-ce seulement pendant un jour et deux nuits ? Saint Thomas va nous répondre à l'article suivant.

Article IV.

Si le corps du Christ fut daus le sépulcre seulement un jour et deux nuits?

Trois objections veulent prouver que « le Christ ne fut pas dans le sépulcre seulement un jour et deux nuits », La pre- mière en appelle à ce que le Christ (( Lui-même dit, en saint Matthieu, ch. xii (v. lio) : Comme Jonas fat dans le ven- tre du poisson trois Jours et trois nuits, ainsi le Fils de l'homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits. Or, Il fut dans le sein de la terre, alors qu'il fut dans le sépulcre. Donc Il ne fut pas dans le sépulcre seulement un jour et deux nuits ». La seconde objection apporte un texte de « saint Grégoire, dans l'homélie pascale (hom, XXI) », il est « dit que comme Samson enleva au milieu de la nuit les portes de Gaza, ainsi le Christ, au milieu de la nuit, enlevant les portes de Venfer, ressuscita. Or, après qu'il fut ressuscité, Il ne fut pas dans le sépulcre. Donc II ne fut pas dans le sépulcre deux nuits entières », La troisième objection déclare que « par la mort du Christ, la lumière triompha des ténèbres. Or, la nuit appartient aux ténèbres ; tandis que le jour appartient à la lumière. Donc il eût été plus à propos que le corps du Christ fût deux jours, dans le sépulcre, et une nuit; et non in- versement ».

543 SOMME THEOLOGIQUË.

L'argument sed contra est un texte de « saint Augustin, ail livre IV de la Trinité (ch. vi) », il est « dit : Du soir de la sépulture au matin de la résurrection trente-six heures se sont écoulées, c'est-à-dire toute une nuit, tout un Jour, et toute une nuit ».

Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « le temps même le Christ demeura dans le sépulcre représente l'efTet de sa mort. Il a été dit, en effet, plus haut (q. 5o, art. 6), que par la mort du Christ nous avons été libérés d'une double mort, savoir de la mort de l'âme et de la mort du corps. Et cela est signifié par les deux nuits le Christ demeura dans le sépulcre. Quant à sa mort, parce qu'elle n'eut point comme cause le péché, mais qu'elle fut acceptée par amour, elle n'eut point la raison de nuit, mais la raison de jour. Et voilà pour- quoi elle est signifiée par le jour entier que le Christ passa dans le sépulcre. Il fut donc à propos que le Christ demeurât dans le sépulcre un jour et deux nuits ».

Vad prinium rapporte que « comme le dit saint Augustin, au livre Du consentement des Évangélistes (liv. III, ch. xxiv), quelques-uns , ignorant le mode de parler des Écritures, ont voulu tenir pour une nuit les trois heures le soleil s'obscurcit, depuis r heure de sexte jusqu'à l'heure de none; et pour un Jour les trois autres heures le soleil fat rendu à la terre, c'est-à-dire depuis nàne Jusqiià son coucher. Vient ensuite la nuit du sabbat; laquelle, comptée avec son Jour, fait deux Jours et deux nuits. Après le sabbat, vient la nuit de la première férié, c'est-à-dire du Jour suivant qui est le dimanche, alors que le Seigneur ressuscita. Mais, même avec cela, on n'a pas encore le compte des trois Jours et des trois nuits. Il reste donc qu'on trouve ce compte dans la ' manière de parler en usage dans l'Écriture, ou le tout est com- pris dans la partie; de telle sorte que nous prenions un jour et une nuit pour un jour naturel. Et, ainsi, le premier jour se compte en raison de sa fin, le Christ, le vendredi, fut mis à mort et enseveli » : ce jour-là, en etTel, Il fut déjà dans le tombeau. « Le second jour est entier avec ses vingt-quatre heures de jour et de nuit. Quant à la nuit suivante, elle ap- partient au troisième jour » : c'est d'ailleurs au malin de ce

QUESTION LI. DE LA SEPULTURE DU CHRIST. 5^3

troisième jour, que le Christ ressuscita; et donc II avait été, une partie de ce jour-là aussi, dans le tombeau. Les trois nuits peuvent se compter en prenant pour une des trois, la moitié de la première, qui est, en eftet, la nuit du vendredi ; pour la seconde, l'autre moitié, qui est du samedi; et pour la troi- sième, celle du samedi au dimanche. Au surplus, il n'y a pas à chercher ici une exactitude mathématique et d'absolue rigueur ». Saint Thomas ajoute, en finissant, et il cite en- core saint Augustin, au livre de la Trinité (liv. IV, ch. vi) : « De même que les premiers jours » de la Genèse, « en raison de la future chute de l'homme, étaient comptés de la lumière à la nuit » ; car il est dit : il y eut soir, il y eut matin, premier jour, etc.; « de même, ces jours », dont il est question ici, « sont comptés en partant des ténèbres vers la lumière, à cause de la restauration de l'homme » : le premier, en effet, celui du vendredi, est compté par sa fin, qui est le soir; et le troi- sième, celui du dimanche, est compté par son début, le ma- tin, où le Christ sortit de son tombeau.

Vad secundum répond encore avec « saint Augustin, au livre IV de la Trinité », ou plutôt au livre Du consentement des Éhangélistcs, livre III, ch. xxiv, que « le Christ ressuscita au matin, alors qu'il y a déjà quelque chose de la lumière du jour et que cependant il demeure encore quelque chose des ténèbres de la nuit ; aussi bien est-il dit, des saintes femmes, en saint Jean, ch. xx (v. i), qu'elles vinrent au tombeau, alors qu'il y avait encore les ténèbres. Et donc, en raison de ces ténè- bres, saint Grégoire dit que le Christ est ressuscité au milieu de la nuit, non qu'il s'agisse du point on la nuit se divise en deux parties égales, mais au cours de cette nuit. Le matin, en effet, dont il s'agit, peut être appelé et partie de la nuit et par- lie du jour, en raison de ce qu'il a de commun avec l'une et l'autre ». Rien de plus exact que celte dernière remarque; et c'est par elle qu'il faut expliquer les diverses expressions des Évangélistes. Cf. Jésus-Christ dans l'Évangile, t. II, p. 35 x.

Vad tertium dit que « la lumière, dans la mort du Christ, a, en effet, triomphé des ténèbres, au point que par un seul jour elle a écarté les ténèbres des deux nuits, savoir notre double

5/i4 SOMME THEO LOGIQUE.

mort » spirituelle et corporelle, « ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

A parler selon notre mode habituel, le corps du Christ est resté dans le tombeau, un jour et deux nuits : le jour du sab- bat, qui correspond à notre samedi, et les deux nuits du ven- dredi au samedi et du samedi au dimanche. Mis au tombeau le soir du vendredi, à la nuit, le corps du Christ en ressortit le dimanche matin à la première lueur du jour. Tout cela était en parfaite harmonie avec le sens des mystères qui s'accomplis- saient, puisqu'aussi bien le fait de la mort du Christ, oîj ne se trouvait que lumière sans ombre de péché, devait, à lui seul, triompher des doubles ténèbres de la mort du péché et de la mort corporelle oïj nous étions tous plongés depuis le péché du premier père.

Notre étude de la sortie du Christ de ce monde devait com- prendre quatre choses : la passion; la mort; la sépulture; la descente aux enfers. Nous avons vu les trois premières. Il ne nous reste plus qu'à étudier la quatrième. Ce va être l'objet de la question suivante.

QUESTION LU

DE LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS

Cette question comprend huit articles ;

S'il était à propos que le Christ descende aux enfers ?

A quel enfer II est descendu ?

'6° S'il fut tout entier dans l'enfer?

4" S'il est resté quelque temps ?

S'il a libéré de l'enfer les saints patriarches ?

S'il a libéré de l'enfer les damnés ?

S'il a libéré les enfants morts dans le péché originel?

Sil a libéré les hommes du purgatoire?

Le seul énoncé de ces articles en montre l'intérêt et l'impor- tance. Ils touchent d'ailleurs à un point de doctrine qui est expressément de foi, puisque c'est un des articles mêmes du symbole. Et, parce que l'ordre de ces articles dans la question éclate de lui-même, nous allons tout de suite aborder le pre- mier.

Article Premieti. S'il était à propos que le Christ descende aux enfers?

Trois objections veulent prouver qu' « il n'était pas à pro- pos que le Christ descende dans l'enfer ». La première arguë de ce que » saint Augustin dit, dans l'épître à Évodius (ch. m) : Pour ce qui est des enjers, je n'ai pu trouver nulle part, dans les Écritures, ce mot soit pris en bien. Or, l'âme du Christ n'est pas descendue à quelque chose de mauvais; puis- que même les âmes des justes ne le font pas. Donc il semble XVI. La Rédemption. 35

54G SOMME THEOLOGIQUE.

qu'il n'était pas à propos que le Christ descendît aux enfers ». La seconde objection fait observer que « descendre aux en- fers ne peut pas convenir au Christ selon la nature divine, qui est tout à fait immuable; mais cela n'a pu lui convenir que selon la nature qu'il avait prise. D'autre part, les choses que le Christ a faites ou souffertes dans la nature qu'il avait prise sont ordonnées au salut des hommes. Et pour ce salut il ne semble pas qu'il ait été nécessaire que le Christ descende aux enfers; puisque par la Passion qu'il a subie en ce monde, Il nous a libérés de la coulpe et de la peine, comme il a été dit plus haut (q. Ag, art. i, 3). Donc il ne fut pas à propos que le Christ descende à l'enfer ». La troisième objeètion rappelle que u par la mort du Christ l'âme a été séparée de son corps, lequel avait été déposé dans le sépulcre, ainsi qu'il a été vu plus haut (quest. précéd.). D'autre part, il ne semble pas que le Christ soit descendu en enfer par son âme seulement. L âme, en effet, étant incorporelle, ne semble pas pouvoir être mue d'un mouvement local, ce qui est le propre des corps; car des- cendre implique un mouvement corporel, comme il est prouvé au livre VI des Physiques (ch. iv, n. i ; ch. x, n. i ; de S. Th., leç. 5, 12). Donc il n'était pas à propos que le Christ descendît en enfer ».

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit dans le Sym- bole : // est descendu aux enjers. Et l'Apôtre dit, aux Éphésiens, ch. IV (v. 9) : S'il est monté, qu est-ce sinon parce que d'abord Il est descendu dans l'intérieur de la terre. Et la glose ajoute : c'est-à-dire aux enjers ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il était à propos que le Christ descendît en enfer. D'abord, parce qu'il était venu Lui-même porter notre peine pour nous arra- cher à la peine ; selon cette parole d'Isaïe, ch. xiii (v. ^) : Vrai- ment Lui-même a pris nos langueurs et Lui-même a porté nos dou- leurs. Or, par le péché, l'homme avait encouru non pas seule- ment la mort du corps, mais aussi de descendre aux enfers. Et c'est pourquoi, de même qu'il fut convenable que le Christ meure pour nous délivrer de la mort, de même il fut à propos qu'il descende aux enfers pour nous délivrer d'y descendre

QUESTION LU. DE LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENPERS. 547

nous-mêmes. De vient qu'il est dit, dans Osée, ch. xiii (v. i4) : Je serai ta mort, 6 mort ! Je serai ta destruction, enfer. Secondement, parce qu'il convenait que, le démon vaincu par la Passion, le Christ arrachât ses captifs qui étaient déte- nus dans l'enfer; selon cette parole de Zachaiie, ch. x (v. ii) : Toi aussi, dans le sang de ton alliance, tu as retiré tes captifs de ta fosse sans eau. Et, dans l'Épître aux Colossiens, ch. ii (v. i5), il est dit : Dépouillant les Principautés et les Puissances, Il les a amenés hardiment. Troisièmement, afin que, de même qu'en vivant et en mourant II avait montré sa puissance sur la terre, de même aussi II la montrât dans l'enfer, en le visitant et en y répandant sa lumière. Aussi bien est-il dit dans le psaume (xxiii, v. 7, 9) : Élevez vos portes , 6 Princes; c'est-à-dire, explique la glose : Princes de Venfer, enlevez votre puissance, par laquelle jus- qu'à maintenant vous déteniez les hommes dcms Cenjer; de telle sorte qu'aï* nom de Jésus, tout genou fléchisse, non seulement dans les deux, mais aussi dans les enfers, comme il est dit aux Philippiens, ch. 11 (v, 10) ».

L'ad primum fait observer que u le mot enfer sonne mal, au sens de la peine, non au sens de la coulpe ou de la faute. Et donc il fut à propos que le Christ descende .dans l'enfer, non comme s'il avait Lui-même la dette du péché, mais », au con- traire, « pour délivrer ceux qui étaient soumis à la peine ».

L'ad secundum répond à la difficulté de l'objection, par un court exposé doctrinal du plus haut intérêt. « La Passion du Christ fut une certaine cause universelle du salut des hommes, soit vivants, soit morts. Et, précisément, la cause universelle s'applique aux effets particuliers par quelque chose de spécial. De même donc que la Passion du Christ est appliquée aux vi- vants par les sacrements, qui nous configurent à la Passion ; de même aussi elle fut appliquée aux morts par la descente du Christ aux enfers. En raison de quoi il est dit intentionnel- lement dans Zacharie, ch. ix (texte précité) qu'il a retiré les captifs de la fosse sans eau, dans le sang de l'Allicmce, c'est-à-dire par la vertu de sa Passion ».

Vad tertium dit que l'âme du Christ n'est pas descendue aux enfers par le genre de mouvement dont les corps sont mus,

5/|8. SOMME THÉOLOGIQUE,

mais par le genre de mouvement dont les anges se meuvent, ainsi qu'il a été vu dans la Première Partie » (q. 53, art. i).

Il était souverainement à propos que le Christ descendît aux enfers. Toutes les âmes des justes qui s'étaient sanctifiées par la foi en sa venue, depuis le commencement du monde, y attendaient le fruit de sa Passion. Et parce que l'application de ce fruit ne pouvait se faire pour eux par l'usage des sacrements, oomme pour les vivants, il convenait que le Christ Lui-même, par sa présence, aussitôt après sa mort, vînt répondre à leur attente. C'est donc à l'enfer des Patriarches, ou à celle partie des enfers appelée du nom de limbes, que le Christ descendit. Mais n'est-ce que là, qu'il descendit; ou bien devons-nous dire qu'il descendit aussi à l'enfer des damnés. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article suivant.

Article II. Si le Christ est descendu aussi à l'enfer des damnés?

Cinq objections veulent prouver que « le Christ est descendu aussi à l'enfer des damnés ». La première rappelle qu' « il est dit, de la bouche de la divine Sagesse, dans V Ecclésiastique, ch. XXIV (v. 45) : Je pénétrerai toutes les parties inférieures de la ferre. Or, parmi les parties inférieures de la terre, on compte aussi l'enfer des damnés; selon cette parole du psaume (lxii, V. lo) : Ils entreront dans les lieux inférieurs de la terre. Donc le Christ, qui est la Sagesse de Dieu (Première Épître aux Corinthiens, ch. i, v. 2/1), est descendu aussi jusqu'à l'enfer des damnés ». La seconde objection cite un passage du livre des Actes, ch. II (v. 2fi), « saint Pierre dit que Dieu a ressuscité le Christ, brisant les douleurs de l'enfer, selon qu'il était impossible qu'il fût retenu par lui. Or, les douleurs n'étaient point dans l'enfer des Pères; ni dans celui des enfants, qui ne sont point punis de la peine du sens pour le péché actuel, mais seulement de la peine du dam i)our le péché originel. Donc le Christ est

QUESTION LU. DE LA DESCENTE DU CIIHIST AUX ENFERS. 54o

descendu à l'enfer des damnés ou aussi au purgatoire dans lequel les hommes sont punis de la peine du sens pour les péchés actuels ». La troisième objection en appelle à ce qu' « il est dit, dans la première Épître de saint Pierre, ch. ni (v. 19, 20), que le Christ venant, par l'esprit, à ceux qui étaient renfermés dans la prison, leur prêcher à eux qui avaient été autre- fois incrédules ; ce qui, d'après saint Athanase, dans sa lettre à Épictète, s'entend de la descente du Christ aux enfers. Il dit, en effet, que le corps du Christ fut placé dans le sépulcre, quand Lui- même se rendit, pour leur prêcher, auprès des esprits qui étaient gardés en prison, comme l'enseigne saint Pierre. D'autre part, il est établi que les incrédules étaient dans l'enfer des damnés. Donc le Christ est descendu à l'enfer des damnés ». La qua- trième objection arguë d'un texte de « saint Augustin », qui, <( dans sa lettre à Évodius, dit : Si la Sainte-Écriture avait dit que le Christ mort était venu en ce sein d'Abraham, sans nommer V en- fer et ses douleurs, je m'étonnerais que quelqu'un eut osé affwmer qu'il était descendu aux enfers. Mais parce que les témoignages évidents parlent de l'enjer et de ses douleurs, il n'y a aucune raison de croire que le Sauveur y soit venu sinon pour les sauver de ces douleurs. Or, le lieu des douleurs est l'enfer des damnés. Donc le Christ est descendu à l'enfer des damnés ». La cinquième objection fait observer que « comme le dit saint Augustin dans un sermon de la Passion, le Christ, descendant à l'enfer, a délié tous les justes qui étaient encore tenus astreints au péché originel. Or, parmi eux, était Job, qui dit de lui-même, ch. xvii (v. 16) : Tout ce qui est à moi descendra au plus profond des enfers. Donc le Christ aussi est descendu au plus profond de l'enfer ».

L'argument sec/ contra oppose que « de l'enfer des damnés il est dit, au livre de Job, ch. x (v. 21) : Avant que j'aille, et que je ne revienne pas, à la terre ténébreuse et couverte de l'ombre de la mort, etc. Or, il n'est point de commerce entre la lumière et les ténèbres, comme il est dit dans la deuxième Épître aux Corin- thiens, ch. VI (v. \!\). Donc le Christ, qui est la lumière, n'est point descendu à cet enfer des damnés ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « une chose est dite être quelque part d'une double manière. D'abord »,

55o SOMME THÉOLOGIQUE.

par sa vertu ou « par son effet. Et, de celte sorte, le Christ descendit dans chaque enfer. Mais, diversement. Car, dans l'en- fer des damnés, Il eut cet effet, que descendant aux enfers 11 les confondit au sujet de leur incrédulité et de leur malice. A ceux qui étaient détenus dans le purgatoire, Il donna l'espé- rance de recevoir la gloire », aussitôt après leur expiation. « Et aux saints Patriarches, qui étaient détenus dans l'enfer pour le seul péché originel », affectant toute la nature, « Il infusa la lumière de l'éternelle gloire. D'une autre manière, une chose est dite être quelque part, par son essence. De cette sorte, le Christ descendit seulement au lieu de l'enfer oii les justes se trouvaient détenus; afin que ceux-là même, que, selon sa divi- nité, Il visitait intérieurement par la grâce, fussent aussi visi- tés par lui localement selon son âme. C'est ainsi que se trou- vant dans une seule partie de l'enfer, Il fil parvenir l'effet de sa vertu d'une certaine manière à toutes les parties de l'enfer; Gomme, ayant souffert la Passion en un seul point de la terre, il délivra par cette Passion l'univers tout entier ».

Vad primiwi explique dans le sens du corps de l'article le texte de V Ecclésiastique cité par l'objection. « Le Christ, qui est la Sagesse de Dieu, pénétra toutes les parties inférieures de la terre, non d'une façon locale, en les parcourant toutes, selon le mouvement de l'âme, mais en étendant à toutes, d'une cer- taine manière, l'effet de sa puissance; en telle sorte cependant qu'il ne communiqua qu'aux seuls justes sa lumière; le texte de V Ecclésiastique ajoute, en effet : Et f illuminerai tous ceux qui espèrent dans le Seigneur » .

Vad secundum fait observer qu' « il est deux sortes de dou- leurs. L'une est causée par la peine que l'on souffre : les hom- mes la subissent en raison du péché actuel; selon cette parole du psaume (xvn, v. 6) : Les douleurs de fenfer ni ont enveloppé. L'autre est causée par le retard de la gloire espérée; selon cette parole des Proverbes, ch. xiii (v. 12) : L'espérance qu'on dijjère ujjlige Came. Cette dernière douleur était ressentie même par les saints Patriarches dans l'enfer; et, pour le signifier, saint Augustin dit, flans le sermon de la Passion, qu ils priaient le Christ en le suppliant avec larmes. L'une et l'autre de ces dou-

QUESTION LU. DE LA DESCEM'E DU CHRIST AUX E.NFEKS. O.T I

leurs fut enlevée par le Christ, quand II descendit dans l'enfer; mais non pas de la même manière. Car la douleur des peines fut supprimée en ce sens que le Christ en préserva les âmes des saints Patriarches; comme le médecin est dit enlever le mal dont il préserve par son remède » noter, en passant, cette remarque, qui permet de justifier, excellemment, même dans la langue de saint Thomas, ce que l'Église devait définir plus tard au sujet de la préservation du péché originel par le privilège de la conception immaculée accordé à la glorieuse Vierge Marie). « Quant à la douleur causée par le retard de la gloire, le Christ en délivre, sur l'heure, les saints Patriarches, en leur conférant la gloire » qu'ils attendaient.

Uad tertium donne deux explications du texte de saint Pierre que citait l'objection. « Ce que saint Pierre dit, dans ce passage, est rapporté par certains à la descente du Christ aux enfers; et ils l'exposent comme il suit : .4 ceux qui étaient enfermés dans la prison, c'est-à-dire dans l'enfer, le Christ, en esprit, c'est-à-dire selon l'âme, est venu et a prêché, à eux qui autrefois avaient été incrédules. Aussi bien saint Jean Damascène dit, au livre 111 (ch. xxix), que comme II a évangé- lisé ceux qui sont sur la terre, de même II a évangélisé ceux qui sont dans l'enfer : non pas certes pour convertir à la foi ceux qui avaient été incrédules; mais pour confondre leur incrédu- lité. Car celte prédication elle-même ne peut s'entendre de rien autre que de la manifestation de la divinité du Christ, rendue manifeste à ceux de l'enfer par la descente souveraine du Christ aux enfers. Toutefois, saint Augustin explique mieux la chose, dans son épître à Évodius (ch. in, iv), en rapportant ce texte, non pas à la descente du Christ aux en- fers, mais à l'action de sa divinité qu'il a exercée depuis le commencement du monde. Le sens est donc qu'à ceux qui étaient enfermés dans la prison, c'est-à-dire qui vivaient dans le corps mortel, qui est comme la prison de l'âme, par l'esprit de sa divinité, Il est venu et II a prêché, par les inspirations inté- rieures, et aussi par les avertissements extérieurs que leur donnaient les justes; à ceux-là II a prêché, qui furent autrefois incrédules, savoir lorsque INoé prêchait, quand ils exploitaient

002 SOMME THEOLOGIQUE.

la palience de Dieu, par laquelle était différée la peine du dé- luge. Et aussi bien il est ajouté : aux Jours de Noé, lorsque C arche se conslruisait »>.

L'ad 7artr/am justifie excellemment le mot de saint Augus- tin, qui ne manquait pas de difficulté, au sujet du sein d'Abraham. « Le sein d'Abraham peut se considérer sous un double aspect. D'abord, en raison du repos qui s'y trouvait, loin de toute peine sensible. Et, de ce chef, ni le nom d'enfer ne lui convient, ni aucune douleur n'y était ressentie. D'une autre manière, on peut le considérer quant à la privation de la gloire attendue. Et, à ce titre, la raison d'enfer et la dou- leur lui convenait. De vient que maintenant on appelle sein d'Abraham le repos des bienheureux » dans le ciel; « mais on ne parle plus ni d'enfer ni de douleurs à son su- jet ».

\Jad qu'mlum apporte, du mot que citait l'objection et qui était emprunté au livre de Job, l'explication qu'en donne saint Grégoire, dans son livre des Morales (liv. XIII, ch. xlviii, ou XVII, ou xxii) : Ce sont les parties supérieures de l'enfer, qui sont appelées en cet endroit le très profond enfer. Si, en effet, comparé à la hauteur du ciel, cet air ténébreux » qui nous entoure « est un enfer » , c'est-à-dire quelque chose de bas, « comparée à la hauteur de cette même atmosphère, la terre, qui est au bas, peut être tenue pour un enfer et pour une chose profonde », c'est-à-dire pour un lieu très bas; car le mot la- lin enfer, infernus, vient d'inferius, qui signifie inférieur, bas, dessous. (( De même, comparés à la hauteur de la terre elle- même, ces lieux de l'enfer, qui en sont les parties supérieures, sont désignés par l'appellation d'enfer très profond » : tout cela est, en effet, très bas et très profond, comparé à la surface de la terre.

Ces dernières remarques de saint Grégoire, jointes au texte formel de saint Paul, cité dans l'argument sed contra de l'ar- ticle premier, nous montrent qu'il faut entendre que l'enfer, oij le Christ est descendu, se trouve vraiment sous nos pieds, c'est-à-dire vers le centre de la terre. El tout cela confirme le

QUESTION LU. DE LA DESCENTE DU CIIIWST AUX E.NFEUS. 553

sentiment de la tradition chrétienne, tenant que l'enfer des damnés est au centre de la terre, et qu'il a au-dessus de lui le purgatoire, comme celui-ci a au-dessus de lui le limbe des en- fants, au-dessus duquel était autrefois le limbe des patriar- ches. C'est dans ce dernier limbe, celui des patriarches, que l'àme du Christ descendit, et de sa vertu se fit sentir à tou- tes les autres parties des enfers, comme nous l'a expliqué saint Thomas. >ious avons dit que c'est par son âme que le Christ descendit aux enfers. S'ensuivrait-il qu'il n'y descendit que selon une partie de Lui-même et non pas Lui-même tout entier. La question vaut d'être étudiée de près. Saint Thomas le va faire à l'article qui suit.

Article lll. Si le Christ fut tout entier dans l'enfer?

Trois objections veulent prouver que « le Christ ne fut pas tout entier dans l'enfer ». La première dit que « le corps du Christ est une partie de Lui-même. Or, le corps du Christ ne fut pas dans l'enfer. Donc le Christ ne fut pas tout entier dans l'enfer ». La seconde objection déclare que « rien de ce qui a ses parties séparées l'une de l'autre ne peut être dit tout entiei". Or, le corps et l'àme, qui sont les parties de la nature humaine, furent séparés l'un de l'autre, après la mort », pour le Christ, « ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 5o, art. 3, 4); et le Christ est descendu à l'enfer, étant mort. Donc Il n'a pas pu être tout entier dans l'enfer ». La troisième objection fait remarquer que « ce tout est dit être dans un lieu, qui n'a aucune de ses parties hors de ce lieu. Mais, pour le Christ, quelque chose de Lui était hors de l'enfer; puisque son corps était dans le sépulcre, et sa divinité partout. Donc le Christ ne fut pas tout entier dans l'enfer ».

L'argument sed contra est un texte de (( saint Augustin », qui, « au livre du Symbole (liv, III, aux Catéchumènes, ch. vu), dit : Le Fils était tout entier chez le Père, tout entier dans le ciel,

554 SOMME THÉOLOGIQUE.

tout entier sur la terre, tout entier dans le sein de la Vierge, tout entier sur la Croix, tout entier dans l'enfer, tout entier dans le Paradis ou II introduisit le bon larron ». Ce beau texte est aussi intéressant qu'il est expressif. Encore est-il qu'il le faut bien entendre. Saint Thomas va nous y aider.

Au corps de l'article, le saint Docteur fait observer que <( comme on le voit par ce qui a été dit, dans la Première Partie (q. 3i , art. 2, ad ''/"'"), le genre masculin se réfère à l'hy- postase ou à la personne; et le genre neutre à la nature. Or, dans la mort du Christ, bien que l'âme ait été séparée du corps, ni l'une ni l'autre n'ont été séparés de la Personne du Fils de Dieu, ainsi qu'il a été dit plus haut (q^ 5o, art. 2, 3). 11 faut donc, pour ce triduum de la mort du Christ, dire que le Christ tout entier », au sens masculin de ce mot (en latin tolus) , « fut dans le tombeau, parce que toute la Personne fut par le corps qui lui était uni; et, pareillement. Il fut tout entier dans l'enfer, parce que toute la Personne du Christ fut en raison de l'âme qui lui était unie. De même aussi, le Christ était tout entier partout, en raison de la nature di- vine ». Tout s'explique ici par le caractère transcendant de la Personne divine, dont nous ne pouvons pas raisonner comme nous raisonnerions d'une personne humaine, la totalité de la personne est constituée par la totalité des parties qui l'intègrent. C'est ce que saint Thomas nous va mettre en lumière dans la réponse aux objections.

Vad prlniuni répond, en effet, que « le corps du Christ, qui était alors dans le sépulcre, ne fait point partie de la Personne incréée », en ce sens que cette Personne ne soit pas totalement elle-même indépendamment de ce corps; « il fait partie de la nature » humaine « prise )> et unie à soi par la Personne in- créée. « Par cela donc que le corps du Christ ne fut pas dans l'enfer, il ne s'ensuit pas que le Christ tout entier », au sens masculin de ce mot {lotus), « ne s'y soit trou>é; mais il est montré que dans l'enfer ne se trouva pas tout ce qui appartient à la nature humaine » dans le Christ.

Vad secundani applique la même doctrine à la difficulté que présentait l'objection. « De l'âme et du corps réunis est cons-

QUESTION LU. DK LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS. 555

tituée la totalité de la nature humaine », qui amène aussi, dans les autres hommes, la totalité de la personne, « mais non la totalité de la Personne divine », qui est celle du Christ, u 11 suit de que l'union de l'âme et du corps étant rompue par la mort, le Christ demeura tout entier », quant à sa Personne di- vine (totus), (( mais la nature humaine ne demeura point dans sa totalité ».

Vad lerllam déclare que « la Personne du Christ est toute entière en tout lieu, mais non totalement; parce qu'il n'est aucun lieu elle soit circonscrite », dans lequel elle soit renfermée. « Même tous les lieux ensemble ne peuvent enfer- mer son immensité. Bien plus, c'est elle qui, par son immen- sité, enferme et contient toutes choses. Ce que disait l'ob- jection, que si une chose est tout entière quelque part, il n'est rien d'elle qui soit hors de ce lieu, ne s'applique qu'aux choses qui sont dans un lieu corporellement et circonscrites par lui. Mais cela ne s'applique pointa Dieu. Aussi bien, saint Augus- tin dit, dans le sermon du Symbole (endroit précité) : Ce nesl pas en raison de la diversité des temps ou des lieux, que nous disons que le Christ est tout entier partout, comme si mainte- nant Il était ici tout entier, et puis tout entier autre part ; mais parce que toujours II est partout tout entier ». On aura remarqué l'ampleur et la transcendance de cette dernière ré- ponse. Nulle part ailleurs, peut-être, saint Thomas n'a formulé en termes si explicites la grande vérité de l'omniprésence de Dieu appliquée à la Personne même du Christ.

Le Fils de Dieu fait homme, alors que son corps était mis au tombeau et que par son âme II descendait aux enfers, dans le limbe des Patriarches, s'est trouvé, dans ce limbe, tout entier, quant à sa Personne de Fils de Dieu et de Fils de Dieu fait homme, bien qu'il ne s'y soit pas trouvé selon tout ce qui était de Lui en tant que Fils de Dieu fait homme, puisque son corps, séparé de son âme, était demeuré dans le sépulcre. Mais combien de temps, le Christ, descendu aux enfers, y sera- t-il demeuré. N'aura-t-ll fait qu'y descendre et en ressortir aussitôt. Ou bien y sera-t-Il demeuré quelque temps et combien

556 SOMME THÉOLOGIOUE.

de temps? C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l article qui suit.

Article IV. Si le Christ a fait quelque arrêt aux enfers?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point fait d'arrêt aux enfers », mais qu'il en est remonté aussitôt après y être descendu. La première dit que « le Christ est descendu aux enfers pour en libérer les hommes » qui s'y trouvaient. « Or, cela fut fait par Lui aussitôt qu'il fut des- cendu aux enfers; car cest chose Jacile que le pauvre soit subi- tement relevé en présence du Seigneur, comme il est dit dans V Ecclésiastique, ch xi (v. 2.3). Donc il semble que le Christ n'a point fait d'arrêt dans l'enfer ». La seconde objection en appelle à « saint Augustin », qui, « dans un sermon sur la Passion, dit que sans aucun retard, au commandement du Sei- gneur et Sauveur, tous les verrous de Jer Jurent brisés. Aussi bien, en la personne des anges qui accompagnaient le Seigneur, il est dit (dans le psaume xxiii, v. 7,9) : Enlevez vos portes, princes qui les gardez. Or, le Christ n'est descendu que pour briser ces portes. Donc II ne fit aucun arrêt, dans l'enfer ». La troisième objection cite le verset de l'Évangile, « il est dit, en saint Luc (ch. xxin, v. li'ô), que le Seigneur, pendu à la Croix, fit celle promesse au larron : Aujourd'hui même, tu seras avec moi dans le Paradis ; d'oii il résulte que ce jour-là même, le Christ fut dans le Paradis. Or, ce ne fut pas selon le corps, qui était déposé dans le sépulcre. Donc ce fut selon l'âme, qui était descendue dans l'enfer. Et, par suite, il semble que le Christ ne s'arrêta point dans l'enfer ».

L'argument sec:? contra apporte le texte « saint Pierre dit, dans le livre des Actes, ch. 11 (v. 2/4) : Lui que Dieu a ressus- cité, en brisant les douleurs de l'enfer, selon qu'il était impossible qultyfùt retenu. Il semble donc que c'est jusqu'à l'heure de la résurrection, que le Christ demeura dans l'enfer ».

QUESTION LU. DR LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS. 557

Au corps de l'article, saint Tiiomas répond que « comme le Christ, pour prendre sur Lui nos peines, voulut que son corps fût dans le tombeau, pareillement aussi II voulut que son âme descendît dans l'enfer. Or, son corps demeura dans le tombeau un jour entier et deux nuits, pour prouver la vérité de sa mort. Il s'ensuit qu'il est à croire que son âme demeura le même temps dans l'enfer; afin que simultanément son âme fût tirée de l'enfer et son corps du sépulcre ».

Vad primum déclare que w le Christ, descendant aux enfers, délivra les saints qui s'y trouvaient, non en les emmenant tout de suite du lieu de l'enfer, mais en les illuminant, dans l'enfer lui-même, de la lumière de la gloire. Toutefois, il con- venait que son âme restât dans l'enfer aussi longtemps que son corps demeurait dans le tombeau ».

Vad secundam explique qu' « on appelle portes ou verrous de l'enfer, les empêchements ou obstacles qui ne permettaient pas aux saints patriarches de sortir de l'enfer, en raison de la faute du premier père. Tout cela fut brisé par le Christ, dès qu'il descendit aux enfers, par la vertu de sa Passion et de sa mort. Et cependant II voulut demeurer encore quelque temps dans l'enfer, pour la raison qui a été dite » (au corps de l'ar- ticle).

Vad terl'mni est très précieux pour bien entendre la parole du Christ au bon larron, sur la croix, lui promettant que ce jour-là même il serait avec Lui dans le Paradis. (( Cette parole du Seigneur se doit entendre, non point du paradis terrestre corporel, mais du Paradis spirituel, oij sont dits se trouver tous ceux qui jouissent de la gloire divine. Aussi bien le lar- ron, comme lieu » se trouva son âme, « descendit avec le Christ dans l'enfer, pour être avec Lui, car il lui avait dit ; la seras avec moi dans le Paradis; mais comme récompense, il fut dans le Paradis, parce que, là, il jouissait de la divinité du Christ, avec les autres saints ».

Dès son arrivée au limbe des Patriarches, le Christ, présent par son âme et sa divinité, communiqua aux âmes des saints qui l'y attendaient le bonheur de la gloire céleste; mais, parce

558 SOMME THÉOLOGIQUE.

que son corps devait demeurer dans le tombeau jusqu'au mo- ment de la résurrection, son âme attendit, pour quitter le limbe des Patriarches et en faire sortir avec elle les âmes sain- tes, que le moment d'aller rejoindre son corps fût venu. Ce fut donc seulement au matin du jour de la résurrection, que l'âme du Christ remonta des enfers. Nous venons de dire, en passant, que l'âme du Christ, par sa descente aux enfers, en a libéré les âmes des saints patriarches. Mais c'est un point de doctrine qui demande à être considéré de plus près et à être étudié en lui-même. Saint Thomas va le faire à l'article sui- vant.

Article V.

Si le Christ, descendant aux enfers, en a libéré les saints

Patriarches.

Trois objections veulent prouver que « le Christ, descen- dant aux enfers, n'en a point libéré les saints Patriarches ».

La première cite un texte de « saint Augustin, dans l'épî- tre à Évodius (ch. m) », il est « dit : A ces justes qui étaient dans le sein d'Abraham, quand le Christ serait descendu aux enfers, je n'ai pas trouvé encore ce qu'il leur aurait apporté, alors que je n'ai vu nulle part qu'il se Jiït retiré d'eux quant à la présence béatijique de sa divinité. Or, Il leur aurait apporté beaucoup, s'il les eût libérés des enfers. Donc il ne semble pas que le Christ ait libéré des enfers les saints Patriarches ».

La seconde objection dit que u nul n'est détenu dans l'en- fer, si ce n'est en raison du péché. Or, les saints Patriarches, tandis qu'ils vivaient encore » sur la terre, « avaient été justi- fiés du péché par la foi du Christ. Donc ils n'avaient pas be- soin d'être libérés des enfers, à la descente du Christ dans les enfers ». La troisième objection déclare que « si on enlève la cause, l'effet est enlevé. Or, la cause de la descente aux en- fers était le péché, qui avait été enlevé par la Passion du Christ, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. ''19, art. 1). Donc ce

QUESTION LU. DE LA DESCE^TE DU CHRIST AUX ENFERS. OJÇ)

n'est point par la descente du Christ aux enfers, que les saints Patriarches ont été ramenés de l'enfer ».

L'argument sed contra en appelle à « saint Augustin, dans le sermon de la Passion », oii il « dit que le Christ, quand II des- cendit aux enfers, brisa la porte de l'enfer et les verrous de fer, et II délia tous les Justes qui étaient enchaînés par le pécfié ori- ginel ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il a été dit plus haut (art. précéd., ad 2'""), le Christ, descendant aux enfers, a produit ses etîets en vertu de sa Passion. Or, par la Passion du Christ, le genre humain a été libéré, non pas seulement du péché, mais encore de la dette ou de l'obligation à l'endroit de la peine, comme il a été dit plus haut (q. ^Q. art. 1,3). D'autre part, c'est d'une double manière que les hommes étaient astreints à l'obligation de la peine. D'abord, pour le péché actuel que chacun avait commis en sa propre personne. Ensuite, pour le péché de la nature humaine tout entière, qui provint du premier père, en tous, par voie d'ori- gine, comme il est dit dans l'Épître aux Romains, ch, v (v. 12 et suiv.) ». On remarquera, au passage, cette notion si nette, que vient de formuler ici saint Thomas, du péché actuel et du péché originel : l'un, péché de chacun, commis par lui dans sa propre personne; l'autre, péché de la nature humaine tout entière, communiqué à chacun par le fait même de son ori- gine d'Adam pécheur. C'est la distinction même du péché per- sonnel ou de la personne, comme telle, et du péché de la na- ture en chaque personne, recevant sa nature du principe de cette nature, distinction sur laquelle nous avons eu tant de fois l'occasion d'insister depuis la question 81 dans la Prima- Secundae saint Thomas l'établissait ex professo. « Le péché de la nature a eu comme peine la mort corporelle et l'exclu- sion de la vie de la gloire, ainsi qu'on le voit dans ce qui est dit dans la Genèse, ch. 11 (v. 17), et ch. m (v. 5, ig, 23 et suiv.) : car Dieu chasse du Paradis, après le péché, l'homme qu'il avait, avant son péché, menacé de la mort s'il péchait. C'est pour cela que le Christ, descendant aux enfers, par la vertu de sa Passion, délia les saints de cette obligation qui les

56o SOMME THÉOLOGIQUE,

excluait de la vie de la gloire, les empêchant de voir Dieu par son essence, en quoi consiste la béatitude parfaite de l'homme, ainsi qu'il a été dit dans la Seconde Partie (i''-2''% q. 3, art. 8). Or, c'était par que les saints Patriarches étaient détenus dans l'enfer, parce que pour eux, en raison du péché du pre- mier père, l'entrée à la gloire n'était point ouverte. Il suit de que le Christ, descendant aux enfers, libéra des enfers les saints Patriarches. Et c'est ce qu'avait dit le prophète Zacharie, ch. ix (v. Il): Pour vous, dans le sang de votre Alliance, vous avez retiré les captifs de la Josse sans eau. Et, dans l'Epître aux Colossiens , ch. II (v. i5), il est dit que dépouillant les Principautés et les Puissances, celles de C enfer, enlevant Isaac, Jacob et les autres justes. Il les fil sortir, c'est-à-dire les emmena, loin de cet empire des ténèbres, au ciel, comme le marque la Glose au même en- droit t).

Vad primum explique le texte de saint Augustin que citait l'objection et qui ne laissait pas que d'être quelque peu diffi- cile à entendre. Saint Thomas nous dit que « saint Augustin parle, là, contre certains qui estimaient que les anciens justes, avant l'avènement du Christ, avaient été soumis, dans l'enfer, aux douleurs des peines. Aussi bien, un peu avant les paroles citées, il avait dit : Quelques-uns ajoutent que ce bienfait fut con- cédé aussi aux anciens justes, que lorsque le Seigneur vint dans r enfer, ils furent dégagés de ces douleurs. Mais comment se peut entendre qu'Abraham, dans le sein de qui fut aussi reçu ce pauvre, pieux », le Lazare dont parle l'Evangile, « aura été dans ces douleurs, moi je ne le vois pas. Et donc, quand il ajoute, ensuite, qu il n'a pas encore trouvé ce que la descente du Christ aux enjers a pu conférer aux anciens justes, il le faut entendre des peines auxquelles ces justes auraient été soumis et dont le Christ les aurait délivrés. Toutefois, Il leur conféra ce qui avait trait à l'acquisition de la gloire; et, par suile, il les délivra de la dou- leur qu'ils souffraient pour le relard de cette acquisition. Ef, cependant », même avant la descente du Christ aux enfers, et l'obtention de leur gloire, « les justes avaient une grande joie cau.sée par l'espérance de cette gloire; selon cette parole, mar- quée en saint Jean, ch. vni (v. 50) : Abraham, votre père, a

QUESTION LU. DE LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS. 5G I

tressailli pour voir mon Jour. Et voilà pourquoi saint Augus- tin ajoute, dans le passage précité : Je ne vois pas que le Christ se soit jamais retiré de ces Justes selon la présence héatifique de sa divinité; en ce sens que, même avant la venue du Christ, ils étaient bienheureux en espérance, quoiqu'ils ne fussent pas encore parfaitement bienheureux dans la réalité ».

Vad secnndam précise, en l'appliquant aux justes de l'Ancien Testament, un point de doctrine de la plus haute importance pour bien saisir l'harmonie du mystère delà Rédemption. « Les saints Patriarches, tandis qu'ils vivaient encore, furent libérés, par la foi du Christ, de tout péché, tant originel qu'actuel, et de l'obligation de la peine des péchés actuels; mais non cepen- dant de l'obligation de la peine du péché originel qui les excluait de la gloire, le prix de la rédemption des hommes n'étant pas encore payé. C'est ainsi, du reste, que même main- tenant », après la venue du Christ, « les fidèles du Christ sont libérés, par le baptême, de l'obligation des péchés actuels et de l'obligation du péché originel, quant à l'exclusion de la gloire; mais cependant ils demeurent encore tenus par l'obli- gation du péché originel, quanta la nécessité » de souffrir les pénalités de la vie présente et « de mourir : parce qu'ils sont renouvelés selon l'esprit, mais non selon la chair; conformé- ment à cette parole de l'Épître aux Romains, ch. viii (v. lo) : Le corps est mort, à cause du péché; mais l'esprit est vivant, à cause de la justification ». Nous aurons à appuyer, plus tard, sur cette grande doctrine, quand nous étudierons les effets du sacrement de baptême.

Vad tertiumxa nous livrer une parole vraiment d'or, comme on n'en trouve que sous la plume de l'angélique Maître. Il déclare que « tout de suite, la Passion du Christ terminée, son ame descendit à l'enfer et communiqua aux saints qui s'y trou- vaient détenus, le fruit de cette Passion », en leur donnant la vision de l'essence divine; « et, toutefois, ils ne sortirent point de ce lieu, le Christ demeurant aux enfers », pour la rai- son indiquée à l'article précédent; sans que d'ailleurs il en résultât pour eux aucun dommage : « parce que la présence même du Christ constituait un comble de gloire : quia ipsa XVI. La Rédemption. 36

aG2 SOMME THÉOLOGIQUE.

Chrisll praesentia pertinebat ad ciimiilam gloriae ». Quelle pléni- ludede foi, d'intelligence, de sagesse, de science, de contempla- tion aimante, dans ce merveilleux quia, formulé avec un tel calme, une telle sérénité, par notre saint Docteur! Et c'est toute son œuvre qu'on trouve remplie de ces quia, quand on sait bien la lire.

Le Christ, descendu au limbe des anciens Pères, communi- qua tout de suite aux âmes des justes qui s'y trouvaient déte- nues, la gloire de la vision béatifique; par ces âmes furent, tout de suite, comme II l'était Lui-même, par le sommet de son âme, depuis le premier instant de sa conception, dans le Paradis, ainsi qu'il le promettait au bon larron sur la Croix. Toutefois, cette présence au ciel n'était que quant à l'opération de l'âme. Par leur substance, toutes ces âmes des justes demeu- rèrent encore dans le limbe oiî elles étaient, en compagnie, du reste, de l'âme même du Christ, qui, par sa présence, trans- formait en ciel de gloire cet antique séjour de l'expiation ou de l'attente. Ce ne devait être qu'au matin de la résurrection, comme nous l'avons déjà noté, que toutes les âmes des justes sortiraient des limbes, en compagnie toujours de l'âme du Christ, dont les justes ne se sépareraient plus, et qu'ils sui- vraient, formant son escorte triomphale, au jour de l'Ascen- sion, pour aller s'établir, à tout jamais, dans le ciel de la gloire, avec le Christ prenant place à la droite du Père Tout-Puissant. Quand le Christ libéra ainsi des enfers les âmes des justes, devons-nousadmeltre qu'il libéra aussi quelques-unes des âmes des damnés. C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner; et ce va être l'objet de l'article suivant.

Article VI. Si le Christ a délivré quelques damnés de l'enfer?

Trois objections veulent prouver que a le Christ a délivré quelques damnés de l'enfer d. La première rappelle qu' « il

QUESTION Lir. DE LV DESCENTE DU CHUIST AUX ENFERS. 503

est dit, dans Isaïe, ch. xxiv (v. 22) : fis seront réunis en faisceau dans Cabinie; et ils seront enjermés dans la prison. Et, après un f/rand nombre de jours, ils seront visités. Or, il est parlé, en cet endroit, des damnés, qui ont adoré la milice du ciel. Donc il semble que les damnés aussi, quand le Christ descendit aux enfers, durent être visités. Et ceci paraît se rapporter à leur délivrance ». La seconde objection fait observer que « sur cette parole de Zacharie, ch. ix*(v. ri). Pour vous, dans le sang de votre Alliance, vous avez emmenés ceux qui étaient captijs dans la fosse sans eau, la glose dit : Vous avez délivré ceux qui étaient détenus captifs dans les prisons aucune miséricorde ne les rafraî- chissait, cette miséricorde que demandcdt le mauvais riche » dont parle l'Évangile, « Or, seuls les damnés sont enfermés dans des prisons sans miséricorde. Donc le Christ a délivié quelques damnés de l'enfer ». La troisième objection déclare que « la puissance du Christ ne fut pas moindre dans l'enfer qu'elle ne l'était en ce monde : de part et d'autre, en effet. Il agissait par la vertu de sa divinité. Or, dans ce monde, Il a délivré des sujets de tous les états. Donc 11 a aussi, dans l'enfer, déli- vrer quelques sujets de l'état des damnés ».

L'argument sed contra. cile le mot a il est dit, dans Osée, ch. XIII (v, i/i) : Je serai ta mort, o mort ; ta destruction, enfer! Et la glose l'explique : en tirant de les élus, et en y laissant les réprouvés. Or, seuls, les réprouvés sont dans l'enfer des damnés. Donc, par la descente du Christ aux enfers, il n'est personne de l'enfer des damnés qui ait été délivré ».

Au corps de l'article, saint Thomas en appelle au principe tant de fois invoqué déjà et qui commande tout dans l'ordre de la rédemption. C'est que, « comme il a été dit plus haut (art, 4, ad 2"'"; art, 5), le Christ, descendant aux enfers, a pro- duit ses effets de délivrance par la vertu de sa Passion. Il s'ensuit que sa descente aux enfers aura porté le fruit de la délivrance ou du salut à ceux-là seuls qui furent unis à la Passion du Christ par la foi informée de la charité qui enlève les péchés. Or, ceux qui étaient dans l'enfer des damnés, ou bien n'avaient eu la foi en aucune manière, comme les infi- dèles ; ou, s'ils avaient eu la foi, ils n'avaient eu aucune con-

5G/| SOMME THÉOLOGIQUE,

formité à la charité du Christ donnant sa vie dans la Passion. Par conséquent, ils n'étaient point purifiés de leurs péchés. Et, à cause de cela, la descente du Christ aux enfers ne leur conféra point la délivrance de l'obligation à la peine de l'enfer ».

Vad primnni accorde que « lors de la descente du Christ aux enfers, tous ceux qui étaient en l'une quelconque des parties de l'enfer furent visités; mais les uns, pour leur consolation et leur délivrance; les autres, pour leur condamnation et leur confusion : et ce furent les damnés. Aussi bien est-il ajouté, au même endroit », dans le texte d'Isaïe que citait l'objection, v. 23 : «El la lune rougira; el le soleil sera con fonda ». Une seconde réponse consiste à dire que « les paroles citées par l'objection peuvent se rapporter aussi à la visite dont les dam- nés seront visités au jour du jugement, non pour être délivrés, mais pour être condamnés plus encore; selon cette parole de Sophonie, ch. i (v. 12) : Je visiterai les hommes enj onces dans leur bourbier ».

Vad secundum répond que « lorsqu'il est dit, dans la glose citée par l'objection, que aucune miséricorde ne les rajraî- chissait, il s'agit du rafraîchissement de la délivrance parfaite. Car les saints Patriarches ne pouvaient pas, avant la venue du Christ, être délivrés de ces prisons de l'enfer ». Par consé- quent, le texte invoqué ne doit pas s'entendre des damnés de l'enfer, mais des justes qui étaient aux limbes.

Vad lerlium complète, par une distinction essentielle, la doctrine exposée au corps de l'article. Répondant à l'objection qui voulait que le Christ, aux enfers, eût libéré des hommes de toutes les catégories, comme II l'avait fait sur la terre, saint Thomas dit que « ce ne fut point par impuissance de la part du Christ, que n'ont pas été délivrés des sujets de tous les états dans l'enfer, comme des hommes de tous les états avaient été libérés par Lui sur la terre; mais en raison de la diversité des conditions de part et d'autre. C'est qu'en effet, les hommes, tant qu'ils vivent, ici, sur celte terie, peuvent se convertir à la foi et à la charité », par une grâce de Dieu, qui est, elle aussi, un fruit de la vertu de la Passion du Christ : ce qui

QUESTION LH. DE LA DESCEM'E DU CHRIST AUX ENFEHS. 5((5

n'est plus possible pour les damnés de l'enfer; « parce que, dans cette vie, les hommes ne sont point confirmés dans le bien ou dans le mal, comme ils le sont après leur sortie de cette vie ».

Aucun effet de grâce ou de miséricorde n'était possible à l'endroit des damnés de l'enfer, quand le Christ descendit aux limbes. Ce fut, au contraire, un effet de châtiment plus rigou- reux qu'y produisit sa puissance, les convainquant de leur malice et leur en faisant à nouveau un sujet de plus grande confusion. Mais que devons-nous penser des effets de la puissance et de la miséricorde du Christ descendant aux lim- bes, pour ce qui est des âmes des enfants morts sans avoir été purifiés du péché originel. Pouvons-nous admettre qu'ils auront bénéficié de sa venue et qu'ils auront été délivrés comme le furent les âmes des justes. C'est ce qu'il nous faut mainte- nant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article Vil.

Si les enfants qui étaient morts avec le péché originel furent délivrés par la descente du Christ aux enfers?

Trois objections veulent prouver que « les enfants qui étaient morts avec le péché originel, furent délivrés par la descente du Christ aux enfers ». La première dit que « ces enfants n'étaient détenus dans l'enfer » des limbes, « que pour le péché originel, comme aussi les saints patriarches. Or, les saints patriarches furent délivrés par le Christ, comme il a été dit plus haut (art. 5). Donc les enfants aussi durent être semblablement délivrés par le Christ». La seconde objection cite le texte de « l'Apôtre », il est « dit, dans Vépilre aux Romains (ch. v, v. i5) : Si, par la faute Wun seul, beaucoup sont morts, combien plus la grâce de Dieu et sa donation, dans la grâce d'un seul homme Jésus-Christ, aura abondé en plusieurs. Or, c'est à cause du péché du premier père que les enfants

566 SOMME THÉOLOGIQUE.

morts avec le seul péché originel étaient détenus dans l'enfer. Donc, à plus forte raison, ils auront été délivrés de l'enfer par la grâce du Christ ». La troisième objection rappelle que « comme le baptême agit en vertu de la Passion du Christ, de même en est-il de la descente du Christ aux enfers, ainsi qu'on le voit par ce qui a été dit (art. 4, cid 2""'; art. .'), 6). Or, les enfants, par le baptême, sont délivrés du péché ori- ginel et de l'enfor. Donc, pareillement, ils furent délivrés par la descente du Christ aux enfers ».

L'argument sed contra en appelle au texte de « l'Apùtre », il est « dit, dans l'épitre aux Romains, ch. m (v. 25), que Dieu a proposé le Christ en propilialion par la Joi en son sang. Or, les entants qui étaient morts avec le seul péché originel, n'avaient participé en aucune manière à la foi. Donc ils ne perçurent point le fruit de la propitialion du Christ, en telle sorte que par Lui ils aient été délivrés de l'enfer ».

Au corps de l'article, saint Thomas précise à nouveau que « comme il a été dit plus haut (art. précéd.), la descente du Christ aux enfers a eu son efl'et en ceux-là seuls qui étaient unis par la foi et la charité à la Passion du Christ, par la vertu de laquelle la descente du Christ aux enfers avait un eflct de délivrance. Or, les enfants qui étaient morts avec le péché originel, n'avaient, en aucune manière, été unis à la Passion du Christ par la foi et l'amour. C'est qu'en efl'et, ils n'avaient pas pu avoir la foi propre ou personnelle, puisqu'ils n'avaient pas eu l'usage du libre arbitre. Et ils n'avaient pas, non plus, été purifiés du péché originel par la foi des parents », comme la chose était possible dans la loi de nature, « ou par quelque sacrement de la foi », comme il était arrivé pour les enfants juifs qui avaient reçu la circoncision. « Il s'ensuit que la des- cente du Christ aux enfers ne délivra point de l'enfer ces sortes d'enfants. H y a encore que les saints patriarches furent délivrés de l'enfer parce qu'ils furent admis à la gloire de la vision divine, à laquelle nul ne peut parvenir si ce n'est par la grâce, selon cette parole de l'épitre aux Romains, ch. vi (v. 23) .• Cesl une grâce de Dieu que la vie éternelle. Puis donc que les enfants qui étaient morts avec le péché originel

QUESTION LU. DE LA DESCENTU DU CHUIST AUX liiNFEUS. 067

n'avaient pas eu la grâce, ils ne furent point délivrés de l'en- fer ».

Vad primum fait observer que (( les saints patriarches, bien qu'ils fussent encore détenus, astreints par la dette du péché originel pour autant qu'il regarde la nature humaine, avaient, cependant, été délivrés, par la foi du Christ, de toute tache du péché; et, à cause de cela, ils étaient capables de celte libé- ration que le Christ apporte en descendant aux enfers. iMais cela ne peut se dire des enfants, ainsi qu'il a été montré » (au corps de l'article).

L'ad secundam commence par expliquer le texte de saint Paul, que citait l'objection. « Lorsque l'Apôtre dit que la grâce de Dieu abonde en plusieurs (le latin a le mot plures) le mot plures ne doit pas se prendre dans un sens comparatif, comme s'il était un plus grand nombre d'hommes sauvés par la grâce du Christ, que perdus par le péché d'Adam ; mais, d'une façon absolue : comme s'il disait que la grâce du Christ a abondé ou rejailli sur un grand nombre, de même que le péché d'Adam est parvenu à un grand nombre ». Ceci dit, pour l'intelligence du texte, saint Thomas ajoute : « Mais, comme le péché d'Adam parvient à ceux-là seulement qui descendent de lui par voie de conception naturelle; ainsi la grâce du Christ parvient à ceux-là seulement qui, par la régé- nération spirituelle, ont été faits ses membres. Et ceci ne con- vient pas aux enfants morts avec le péché originel ».

L\id lerliuni déclare que « le baptême est conféré aux hom- mes en cette vie, l'homme peut changer et passer de la coulpe à la grâce; tandis que la descente du Christ aux enfers porta sur les âmes après cette vie, le changement que nous venons de dire n'est plus possible. Et voilà pourquoi, par le baptême les enfants sont libérés du péché originel et de l'enfer; sans qu'ils l'aient été par la descente du Christ aux enfers ».

Les âmes humaines détenues dans le limbe des enfants morts avec le seul péché originel ne furent point délivrées par le Christ lors de sa descente aux enfers. Ces âmes étaient, par le seul fait du trépas, fixées à tout jamais dans un état qui ne

568 SOMME TUÉOLOGIQUE.

leur permellait plus d'avoir part aux bienfaits de la Rédemp- tion, — Mais, que penser des âmes humaines qui se trouvaient dans le purgatoire. Devons-nous dire qu'elles, du moins, par- ticipèrent à la délivrance que le Christ apportait; ou bien laut-il également les en excepter. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit et qui sera le dernier de la question présente.

Article VIII.

Si le Christ, par sa descente aux enfers, délivra les âmes du purgatoire?

Trois objections veulent prouver que « le Christ, par sa descente aux enfers, délivra les âmes du purgatoire ». La première apporte un texte de « saint Augustin, dans son épilre à Eoodius (ch. m) », il « dit : Parce que des témoignages évidents parlent d'enjer et de douleurs, il ne se présente aucun motij de croire que le Sauveur y est venu, si ce n'est pour délivrer ceux qui étaient dans ces douleurs. Mais, s'il délivra tous ceux quil y trouva, ou seulement quelques-uns qu'il Jugea dignes de ce bienfait, Je le cherche encore. Toutefois, que le Christ soit venu aux enjers, et qu'il ait conjéré ce bienjait de la délivrance à ceux qui s'y trouvaient dans la douleur. Je n'en doute pas. D'autre part, II ne conféra point le bienfait de la délivrance aux damnés, comme il a été dit plus haut (art. 0). Et, en dehors d'eux, il n'est personne qui soit constitué dans la douleur pénale, si ce n'est ceux qui sont dans le purgatoire », point de doctrine d'une si grande importance et que saint Thomas s'est toujours appliqué à mettre en vive lumière. « Donc le Christ délivra les âmes du purgatoire ». La seconde objec- tion touche un autre point de doctrine qu'il importe, aussi, souverainement de remarquer. « La présence elle-même de l'âme du Christ n'eut pas un moindre effet que les sacrements institués par Lui. Or, par les sacrements du Christ, les âmes sont délivrées du purgatoire; et surtout par le sacrement de l'Eucharistie, comme il sera dit plus loin » : ce point de doc-

QUESTION Lir. DG LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFEUS. 669

Irine, que saint Thomas touche ici, et qu'il annonce devoir établir plus loin, n'a pas été traité par lui dans la Somme l/iéolo glqae ; la mort ne lui en a pas laissé le temps. Cependant, il l'avait déjà traité dans son Commentaire sur les Sentences; et c'est de qu'on a pris les questions qui s'y rapportent dans le Supplément, q. 71, art. 9. « Donc, conclut ici saint Thomas, c'est à plus forte raison que par la présence du Christ descen- dant aux enfers les âmes ont été délivrées du purgatoire ». La troisième objection fait remarquer que « tous ceux que le Christ a guéris dans cette vie. Il les a guéris totalement, comme le dit saint Augustin au livre de ta Pénitence (ch. ix). Et, en saint Jean, ch. viii (v. 28), le Seigneur dit : J'ai rendu sain, le Jour du sabbat, un homme tout entier. Or, le Christ délivra ceux qui étaient dans le purgatoire, de la dette de la peine du dam, qui les excluait de la gloire. Donc 11 les déli- vra aussi de la dette de la peine du purgatoire )>.

L'argument sed contra oppose un texte de « saint Grégoire, dans le livre XIII des Morales (ch. xliii, ou xv, ou xx), oîi il est dit : Alors que notre Créateur et Rédempteur, en pénétrant dans les prisons de lenjer, tira de les âmes des élus, Il ne souffre plus que nous allions dans ces lieux d'oà II délivra les autres en y descendant. Or, Il souffre que nous descendions au purgatoire. Donc, en descendant aux enfers, Il n'a pas délivré les âmes du purgatoire ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « comme il a été souvent dit plus haut (art. ^, ad 2'""; art. 5, (i, 7), la descente du Christ aux enfers eut son effet de délivrance par la vertu de la Passion. Or, la Passion du Christ n'avait pas une vertu temporaire et transitoire, mais sempiternelle, selon cette parole de l'Epître aux Hébreux, ch. x (v. i/j) : Par une seule oblation, lia consommé », amené à leur perfection, « les sancti- fiés pour toujours. Et l'on voit, par là, que la Passion du Christ n'eut point alors une plus grande efficacité que celle qu'elle a maintenant. Il suit de que ceux qui furent alors tels que sont maintenant ceux qui sont détenus dans le purgatoire ne furent point délivrés du purgatoire par la descente du Christ aux enfers. Que s'il en fut qui furent trouvés tels que ceux

0~O SOMMli THEOLOGIQUE.

qui sont mainlenant délivrés du purgatoire, rien n'empêche que ceux-là aient été délivrés du purgatoire par la descente du Christ aux enfers ». On aura remarqué, ici encore, la portée de la doctrine que vient de nous livrer saint Thomas, comme aussi la prudence et la sûreté de sa raison Ihéologique, dédui- sant de principes incontestés des conclusions qui n'apparais- saient point d'elles-mêmes s'y trouver contenues.

Vad priimiin va confirmer cette doctrine en y ajoutant une considération nouvelle du plus haut intérêt. « Du texte de saint Augustin que citait l'ohjection il ne peut pas être conclu que tous ceux qui étaient dans le purgatoire en furent déli- vrés, mais que ce bienfait fut accordé à quelques-uns : c'est-à- dire, à ceux qui étaient suffisamment purifiés; ou, aussi, qui durant leur vie sur la terre avaient mérité par la foi, l'amour et la dévotion à la mort du Christ, que, lorsqu'il descendrait aux enfers, ils fussent délivrés de la peine temporelle du pur- gatoire ». Ainsi donc, pour saint Tiiomas, une double caté- gorie d'àmes du purgatoire purent être délivrées par la des- cente du Christ aux enfers : celles qui, au moment le Christ descendit, avaient achevé le temps de leur expiation; et celles qui, par une dévotion spéciale à la l^assion du Christ, avaient mérité qu'au moment le Christ paraîtrait dans la vertu de sa Passion, ce qui pouvait leur rester encore de peine à expier leur fût condonné.

L'ad secLindum formule en termes que nous devons retenir la distinction essentielle existant entre ce que l'objection se plaisait à identifier ou à confondre. « La vertu du Christ opère dans les sacrements par mode d'une cerlaine guérison et expiation. Et aussi bien le sacrement de l'Eucharistie délivre les hommes du purgatoire en tant qu'il est un sacrifice propi- tiatoire pour le péché. Mais la descente du Christ aux enfers ne fut point satisfactoire. Cependant, elle opérait en la vertu de la Passion, qui fut satisfactoire, comme il a été vu plus haut (q. ^8, art. •2); mais la Passion était satisfactoire en gé- néral, et sa vertu devait être appliquée à chacun par quelque chose de particulier se rapportant à lui (q. 49, art. i, ad 4'"'" et .5'""). De vient qu'il ne suit pas que par la descente du Christ

QUESTION LU. DE LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS. 671

aux enfers, tous eeux qui étaient dans le purgatoire aient été délivrés ».

Vad terliiim fait observer que « ces misères ou défauts dont le Christ délivrait simultanément les hommes en ce monde étaient chose personnelle, appartenant en propre à chacun. L'exclusion, au contraire, de la gloire de Dieu était un certain défaut général ayant trait à la totalité de la nature humaine. Il suit de que rien n'empêche que ceux qui étaient dans le purgatoire aient été délivrés, par le Christ, de l'exclusion de la gloire, sans qu'ils aient été délivrés de la dette de la peine du purgatoire qui est du domaine des défauts personnels. C'est ainsi, du reste, qu'inversement les saints patriarches, avant l'avènement du Christ, s'étaient trouvés délivrés de leurs pro- pres défauts » ou des pénalités qui leur étaient personnelles, « mais non du défaut commun », ou de la pénalité qui attei- gnait toute la nature humaine, c selon qu'il a été dit plus haut » (art. précéd., ad 7"'"; q. /^q, art. 5, ad /'"").

Dans l'introduction ou le prologue de la question 27, saint Thomas nous avait annoncé que le traité des mystères du Christ ou a des choses que le P'ils de Dieu incarné a faites ou souflertes dans la nature humaine unie à Lui » comprendrait quatre parties. La première considérerait ce qui a trait « à l'entrée du Christ en ce monde ». Elle devait aller de la ques- tion 27 à la question 89. La seconde étudierait ce qui a trait « au progrès » ou à la marche et à l'avancement, au déploiement, au développement « de sa vie dans ce monde ». Elle irait de la question 4i à la question !\o. La troisième devait traiter « de la sortie du Christ de ce monde ». Et ici viendrait tout ce qui regarde la Passion, la mort, la sépulture du Christ, et sa descente aux enfers. Nous l'avons étudié depuis la question 4(3 jusqu'à la question 62 que nous venons de ter- miner. — Il ne nous reste plus qu' « à considérer ce qui tou- che à l'exaltation du Christ », la quatrième et dernière partie du traité des mystères de la Rédemption accomplis dans la Personne même du Rédempteur. Cette dernière partie com- prendra elle-même quatre subdivisions : « premièrement, de

672 SOMME THÉOLOGIQUE.

la résurrection du Christ (de la question 53 à la question 56); secondement, de son ascension (q. 57); troisièmement, du fait de s'asseoir à la droite du Père (q. 58); quatrièmement, de sa puissance judiciaire (q. 59) ».

On le voit : c'est le traité de la gloire du Christ que nous abordons maintenant. 11 sera le digne couronnement de tout ce que nous avons étudié jusqu'ici au sujet de la Personne du Rédempteur et des mystères de la Rédemption accomplis par Lui ou en Lui.

La première des quatre parties de ce nouveau traité se subdi- vise de nouveau en quatre : « la première porte sur la résur- rection du Christ (q. 53) ; la deuxième, sur la qualité du Res- suscité (q. 54); la troisième, sur la manifestation de la résur- rection (q. 55); la quatrième, sur sa causalité » (q. 56).

Venons, tout de suite, à ce qui regarde la résurrection du Christ. C'est l'objet de la question suivante.

QUESTION LUI

DE L.\ RÉSURRECTION DU CHRIST

Cette question comprend quatre articles :

De la nécessité de la résurrection du Christ. Du temps de la résurrection. '6" De l'ordre de cette résurrection. De sa cause.

Article Premier. S'il était nécessaire que le Christ ressuscitât?

Trois objections veulent prouver qu' « il n'était point néces- saire que le Christ ressuscitât ». La première cite un texte de « saint Jean Damascène, au livre IV » de la Foi Orthodoxe (ch. xxvii), il est « dit : La résurrection est le fait de se rele- ver pour ce qui est tombé étant animal et vivant, ou la reconstitu- tion de ce qui avait été dissous. Or, le Christ n'était point tombé par le péché ; ni, non plus, son corps n'avait été dissous, comme il a été vu plus haut (q. i5, art. i ; q. 5i, art. 3). Donc il n'a pu convenir au Christ de ressusciter, au sens propre ». La seconde objection dit que quiconque ressuscite » ou se relève « est promu à quelque chose de plus haut ; car s'élever ou se lever (en latin surgere) implique un mouvement eh haut. Or, le corps du Christ, après la mort, demeura uni à la divinité; et, par suite, il ne put pas être élevé à quelque chose de plus haut. Donc il ne lui convenait pas de ressusciter ». La troisième objection fait observer que « ce qui s'est passé à l'endroit de l'humanité du Christ est ordonné à notre salut. Or, à notre salut suffisait la Passion du Christ, par laquelle nous avons été délivrés de la coulpe et de la peine, comme on le voit par

07^ SOMME THÉOLOOIQUR.

ce qui a été dit plus haut (q. 49, art. i, 3). Donc il n'élait point nécessaire que le Christ ressuscitât d'entre les morts )>. Ces ohjections, on le voit, tendent à discuter le concept même de résarreclinn appliqué au Christ après sa mort, en même tem|)s qu'à écarter la nécessité, pour Lui, du fait que ce concept désigne.

L'argument sed contra oppose simplement qu' u il est dit, en saint Luc, chapitre dernier (v. /|G) : Il fallait que le Christ souffrit la Passion et ressuscitât (rentre les morts ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « il était néces- saire que le Christ ressuscitât, pour cinq raisons. Première- ment, pour faire éclater la justice divine, à laquelle il appar- tienld'élever ceux qui s'humilient pour Dieu ; selon celte parole » du Magnificat, a en saint Luc, ch. i (v. 52) : // a déposé les puis- sants de leur tnJne, et II a élevé les humbles. Par cela donc que le Christ, pour l'amour de Dieu et pour lui ohéir, s'était humilié jusqu'à la mort de la croix, il fallait qu'il fut exalté par Dieu jusqu'à la résurrection glorieuse. Et aussi bien, il est dit, en sa Personne, dans le psaume (cxxxviir, v. 2) : Vous ave: connu, c'est-à-dire approuvé, voulu ma chute, c'est-à-dire l'humiliation de ma Passion, et ma insurrection, c'est-à-dire ma glorification dans la résurrection ; comme la glose l'explique. Seconde- ment, pour l'instruction de notre foi. Car sa résurrection a confirmé notre foi au sujet de la divinité du Christ, étant donné que, comme il est dit dans la seconde Épître aux Corinthiens, chapitre deinier (v. fi), bien quit cdt été crucifié en raison de notre infirmité », ou en raison de l'infirmité de sa chair qu'il avait prise semblable à la nôtre, a cependant II vit par la vertu de Dieu » ou de la divinité qui était en Lui et qu'il était Lui-même. « Et c'est pourquoi, dans la première Épître aux Corinthiens, ch. xv (v. i/'i), il est dit : Si le Christ n'est point ressuscité, vaine est notre prédi- cation,vaine notre foi. Et dans le psaume (xxix, v. 10) : quelle utilité sera dans mon sang, c'est-à-dire dans l'effusion de mon sang, tandis que Je descends, comme par certains degrés de maux dans la corruption. Comme s'il disait : aucune utilité n'pii ré- sultera. Si, en cITet, je ne ressuscite pas tout de suite, et si mon corps se corrompt, je ne l'annoncerai à personne, je ne

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QUESTION Lin. DE LA RESURRECTION DU CHRIST. D'O

gagnerai personne, ainsi que s'exprime la Glose. Troisième- ment, pour relever noire espérance. Tandis qu'en efTet nous voyons ressusciter le Christ, qui est notre tête, nous espérons que nous aussi nous ressusciterons. Aussi bien est-il dit, dans la première Epître aux Corinthiens, ch. xv (v. 12) : SU esl prê- ché que le Christ est ressuscité d'entre les morts, comment y en a-l-il qui disent parmi vous qu'il n'est point de résurrection des morts? Ei, dans le livre de Job, ch. xix (v. aS, 97), il est dit », comme nous le lisons dans la Vulgate : « Je sais, par la certi- tude de la foi, que mon Rédempteur, savoir le Christ, vit, res- suscité des morts, et c'est pourquoi, au dernier Jour, Je dois me relever, ressusciter de terre : cette espérance est fixée dans mon cœur. Quatrièmement, pour Vinformation de la vie des fidè- les; selon cette parole de l'Épître aux Romains, ch. vi (v. /|) : De même que le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, de même, nous aussi, marchons dans une vie renouvelée. Et plus loin (v. 9, II): Le Christ, ressuscité des morts, ne meurt plus; de même vous estime:-vous morts au péché, et vivants en Dieu. Cinquièmement, pour l'achèvement de notre salut. Car, de même qu'il a, dans ce but, supporté les maux, en mou- rant, pour nous délivrer des maux; de même 11 a été glorifié, en ressuscitant, pour nous promouvoir dans les biens ; selon cette parole de l'Épître aux Romains, ch. iv (v. 20) : // a été livré pour nos péchés ; et II est ressuscité pour notre Justifica- tion ». Il est aisé de voir que toutes ces raisons données ici par saint Thomas vont à prouver la nécessité de la résurrec- tion glorieuse et immédiate pour le Christ; car, s'il s'agissait simplement de la nécessité en soi de ressusciter, elle se piou- verait du simple fait que le Christ avaif pris notre nature hu- maine, laquelle étant composée d'une âme immortelle faite pour ce corps déterminé dont elle est la forme, la sagesse de Dieu demande, exige, que même si, par le seul cours de la na- ture du corps composé d'éléments contraires, ce corps vient à périr, un jour, par la toute-puissance de Dieu, l'âme soit de nouveau réunie au corps et ne s'en sépare plus. Cf. Supplé- ment, q, 74, art. i, ad /"'",

Vad primum fait observer que « si le Christ n'est point

57O SOMMR THÉOLOGIQUE.

tombé par le péché, Il est tombé cependant par la mort; car, de même que le péché est une chute par rapport à la justice, la mort est une chute par rapport à la vie. Aussi bien on peut entendre de la Personne du Christ ce qui est dit, dans le pro- phète Michée, ch. vu (v. 8) : Ne te réjouis pas sur moi, o toi mon ennemie, parce que je suis tombé; car je me relèverai. De même, aussi, bien que le corps du Christ n'ait pas été dissous au point d'être réduit en cendres, cependant la séparation elle- même de l'âme par rapport au corps fut une certaine dissolu- tion I).

L'ad secandum précise que « la divinité était unie à la chair du Christ, après sa mort, de l'union personnelle » ou hypo- stalique ; « mais non de l'union de nature, selon que l'âme est unie au corps à litre de forme pour constituer la nature humaine. Et donc par cela que le corps du Christ a été uni à l'âme, il a été promu à un état plus élevé dans l'ordre de la nature, bien qu'il n'ait pas été promu à un état plus élevé dans l'ordre de la Personne ». Il n'avait pas cessé d'être le corps du Christ, et il n'avait pas à le redevenir; mais il avait cessé d'être vivant, et il devait être promu à une vie nou- velle, bien autrement excellente d'ailleurs que celle qu'il avait eue avant la mort.

h'ad terlium déclare que « la Passion du Christ a opéré no- tre salut, à proprement parler, quant à l'éloignement des maux ; tandis que la Résurrection l'a opéré quant au commen- cement et à l'exemplaire des biens ». La Passion nous a déli- vrés du péché et de la peine due au péché ; la Résurrection nous a apporté la vie et tous les biens de la gloire attachés à cette nouvelle vie : tous ces biens nous apparaissent déjà réa- lisés dans la Personne du Christ; et nous en avons, dès main- tenant, le commencement par la vie de la grâce.

II fallait que le Christ ressuscite. La gloire de Dieu le deman- dait. Car il ne se pouvait pas qu'il laissât dans l'humiliation du Calvaire son divin Fils et qu'il permît à ses ennemis de jouir insolemment de leur triomphe. A'otre foi, notre espé- rance, la perfection de notre vie renouvelée le demandaient

QUESTION un. DE LA RESURRECTION DU CHRIST. 677

aussi, puisque la Résurreclion du Christ démontrait excellem- ment qui II était, II devait nous conduire, et comment nous devions, dès maintenant, nous modeler sur Lui. Mais, en quel temps, à quel moment devait se faire cette Résurreclion. Convenait-iUque ce fût au troisième jour après ?a mort. C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit :

Article II. S'il convenait que le Christ ressuscitât au troisième jour?

Trois objections veulent prouver qu' « il ne convenait pas que le Christ ressuscitât au troisième jour ». La première dit que « les membres doivent se conformer à la tête. Or, nous, qui sommes les membres du Christ, nous ne ressuscitons pas de la mort au troisième jour, mais notre résurrection est dif- lérée jusqu'à la fin du monde. Donc il semble que le Christ, qui est notre tête, ne devait pas ressusciter au troisième jour, mais qu'il fallait que sa résurreclion fût différée jusqu'à la fin du monde ». La seconde objection en appelle à ce que « dans les Actes, ch. ii (v. 24), saint Pierre dit qu il était impossible que le Christ fût détenu par l'enfer et par la mort. D'autre part, tout le temps que quelqu'un est mort, il est détenu par la mort. Il semble donc que la Résurrection du Christ n'aurait pas être dilTérée jusqu'au troisième jour, mais qu'il devait ressus- citer tout de suite, le jour même de sa mort ; alors surtout que la glose sur le texte (du psaume xxix, v. lo) cité l'article pré- cédent) dit qu'il n'y avait aucune utilité dans l'effusion du sang du Christ s'il ne ressuscitait pas tout de suite ». Lu troisième objection fait observer que « le jour paraît commen- cer au lever du soleil dont la présence cause le jour. Or, le Christ ressuscita avant le lever du soleil. Il est dit, en effet, dans saint Jean, ch. xx (v. i), que, la première férié après le sabbat, Marie-Magdeleine vint , le matin, quand les ténèbres duraient encore, au monument; et, dès lors, le Christ était déjà lessuscité; car le texte poursuit : et elle vil la pierre roulée de devant le XVI . La Ftédemption. 87

578 SOMME THÉOLOGIQUE.

monament. Donc le Christ n'est pas ressuscité au troisième jour ». Cette dernière objection voudrait prouver que le Christ n'est pas, en fait, ressuscité au troisième jour ; tandis que les deux premières s'appliquaient à montrer qu'il n'aurait pas ressusciter à cette date. t

L'argument sed contra apporte le texte nous voyons que le Christ Lui-même avait dit, en saint Matthieu, ch. xx (\ . uj) : Ils livreront le Fils de l'homme aux Gentils pour qu'ils le bafouent, le Jlagellent et le crucifient; et, au troisième jour, Il ressuscitera ».

Au corps de l'article, saint Thomas s'appuie sur l'une des raisons marquées à l'article précédent. « Comme il a été dit, la Résurrection du Christ était nécessaire pour l'instruction de notre foi. Or, notre foi porte sur la divinité et sur l'huma- nité du Christ : il ne suffirait pas, en effet, de croire seulement l'une ou l'autre, ainsi qu'il ressort de ce qui a été dit plus haut (q. 26, art. /i ; cf. '2''-2"^, q. 2, art. 7, 8). Afin donc que notre foi en la divinité du Christ fût confirmée, il fallait qu'il res- suscitât tout de suite et que sa Résurrection ne fût point dif- lérée jusqu'à la fin du monde. Mais à l'effet de confirmer notre foi en son humanité et en sa mort, il fallait qu'il y eût un intervalle entre sa rriort et sa Résurrection : si, en eft'et, Il était ressuscité tout de suite après sa mort, il eût pu paraître que sa mort n'était point véritable, et, par conséquent, que sa Résurrection non plus ne l'était pas. Toutefois, à l'effet de manifester la vérité de sa mort, il suffisait que sa Résurrection fût différée jusqu'au troisième jour; parce qu'il n'arrive pas que dans ce laps de temps, dans un homme qui paraissait mort alors qu'il vivait, ne se découvrent quelques indices de vie. Par cela aussi qu'il ressuscita au troisième jour, était recom- mandée la perfection du nombre trois, qui esi le nombre de toute chose, en ce sens qu'i/ a un commencement, un milieu, et unejln, comme il est dit au livre I du Ciel et du Monde (ch. 1, n. 2 ; de S. Thomas, leç. 2). Il est montré aussi, dans le sens du mys- tère, que le Christ, par son unique mort, qui fut lumière en rai- son de sa justice, par cette mort corporelle, détruisit nos deux morts, savoir celle du corps et celle de l'âme, qui sont téné- breuses en raison du péché. Et voilà pourquoi II demeura dans

QUESTION Lin. -^ DE LA RESURRECTION DU CHRIST. Syg

le tombeau un jour entier et deux nuits, comme le dit saint Augustin, au livre IV de la Trinité (ch. vi). Par encore il était signifié que par la Résurrection du Christ le troisième temps commençait », dans la durée f-es siècles qui devaient composer l'histoire humaine. « Le premier, en effet, était celui d'avant la loi; le second, sous la loi; et le troisième, sous la grâce. Pareillement aussi, dans la Résurrection du Christ commence le troisième état des saints. Car le premier fut sous les figures de la loi ; le second est sous la vérité de la foi ; et le troisième sera dans l'éternité de la gloire, que le Christ, en ressuscitant, inaugura ». On aura remarqué, dans ce lumi- neux corps d'article, l'harmonie des raisons apportées par saint Thomas, qui a su joindre si heureusement les explications mystiques aux motifs les plus essentiels exigés par les données de la foi.

Vad primiim répond que <( la tête et les membres doivent être conformes en nature, mais non en vertu : la vertu de la tête, en effet, est plus excellente que celle des membres. Et c'est pourquoi, afin de démontrer l'excellence de la vertu du Christ, il était à propos que Lui ressuscitât au troisième jour, la résur- rection des autres étant remise jusqu'à la fin du monde ».

L'ad secLindum fait observer que « la détention implique une certaine coaction. Or, le Christ n'était tenu par aucune néces- sité qui l'astreignit à la mort; mais II était libre panni les morls (psaume lxxxvii, v. 6). A cause de cela. Il demeura quelque temps dans la mort, non comme détenu, mais par sa propre volonté, autant de temps qu'il jugea que c'était nécessaire pour l'instruction de notre foi. Et aussi bien on dit se faire tout de suite ce qui se fait dans un court intervalle de temps ». Il n'y a donc pas opposition, comme l'objection semblait vouloir le conclure, entre le fait que le Christ resta trois jours dans le tombeau et la raison d'ulilité ou de dignilé qui deman- dait qu'il ressuscitât tout de suite.

Vad lerlium explique la difficulté que l'objection tirait du texte de saint Jean cité par elle, et harmonise ce texte avec les textes des synoptiques qui paraîtraient au premier abord s'y opposer. « Comme il a été dit plus haut (q. 5i, art. [\,

58o SOMME THÉOLOGIQUK.

ad /""' et ad 2""'), le Christ ressuscita vers le matin, alors que le jour déjà commençait à paraître, pour signifier que par sa résur- rection Il nous introduisait à la lumière de la gloire; de même qu'il était mort, le jour étant déjà sur le soir et tendant aux ténèbres » de la nuit, « pour montrer que par sa mort 11 détrui- sait les ténèbres de la coulpe et de la peine. Et cependant II est dit être ressuscité au troisième jour, en prenant le jour pour le jour naturel qui contient un espace de vingt-quatre heures. Saint Augustin dit, au livre IV de la Trinité (ch. vi), que la nuit jusqu'au matin la Résurrection du Christ a été déclarée, appar lient au troisième Jour. Parce que Dieu qui dit que le jour sorte des ténèbres, afin que par la grâce du Nouveau Testament et par la participation de la Résurrection du Christ nous entendions le sens de ces mots, Vous ave: été autrefois ténèbres, tnais mainte- nant vous êtes lumière, dans le Seigneur ; nous insinue, en quelque sorte, que le jour prend son commencement de la nuit. De même, en effet, que les premiers jours » dans la Genèse, « en raison de la future chute de t homme, se comptent de la lumière à la nuil: ainsi les jours nouveaux se comptent des ténèbres à la lumière, en raison de la restauration de l'homme. (3n voit, par là, que même si le Christ était ressuscité au milieu de la nuit, on pourrait diic encore qu'il était ressuscité au troisième jour, en parlant du jour naturel. Mais, comme II est ressuscité au malin, on peut dire qu'il est ressuscité au troisième jour, même en l'en- tendant du jour artificiel, qui est causé par la présence du soleil; parce que le soleil commençait à illuminer l'atmos- phère. De vient qu'il est dit, en saint Marc, chapitie dernier (v, 2), que les femmes vinrent au monument, le soleil déjà levé. Ce qui n'est pas contraire à ce que dit saint Jean, que les ténè- bres duraient encoi'e, comme le dit saint Augustin au livre du consentement des Évcmgélistes (liv. III, ch. xxiv, n. 05) : parce que lorsque le jour se lève, ce qui reste de ténèbres disparaît d'au- tant plus que la lumière monte. Quant à ce que dit saint Marc, que le soleil était déjà levé, on ne doit pas l'entendre comme si le soleil lui-même avait paru au-dessus de l'horizon, mais comme étant sur le point de paraître ».

QUESTIOlN LUI. DE LA UÉSURHLCl ION DU CIIUISI. 58 I

C'est au troisième jour après sa mort que le Christ est res- suscité, comme en témoigne l'Evangile. Et rien n'était plus en harmonie, soit avec les exigences de noire foi portant sur la divinité et l'humanité du Christ, soit avec le symbolisme naturel ou mystique voulu et ordonné par Dieu dans l'écono- mie de la Rédemption. Mais cette Résurrection du Christ doit-elle être conçue comme la première de toutes les résur- rections; ou, au contraire, comme ayant été précédée d'autres résurrections accordées par Dieu à plusieurs saints person- nages. Nous devons maintenant examiner ce nouveau point de doctrine; et saint Thomas va le faire à l'article qui suit.

Article 111. Si le Christ est ressuscité en premier?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'est point ressuscité en premier d, mais que d'autres étaient ressusci- tes avant lui. La première en appelle à ce fait que c dans l'Ancien Testament, nous lisons que des morts ont été ressus- cites par Élie et Elisée (III' livre des Rois, ch. xvir, v. 19 et suiv.; et IV" livre des Rois, ch. iv, v. '62 etsuiv.); selon cette parole de l'Epître rtM.r Hébreux, ch. xi (v. 35) : par eux, des femmes ont recouvré leurs morts ressuscites. Pareillement aussi le Christ, avant sa Passion, ressuscita trois morts (8. Matthieu, ch. ix, V. 18 et suiv.; S. Luc, ch. vu, v. ii et suiv.; S. Jean, ch. xi). Donc le Christ n'a pas été le premier qui soit lessuscilé ». La seconde objection rappelle que « dans saint Matthieu, ch. xxvii (v. 52), parmi d'autres miracles qui arrivèrent lors de la Pas- sion du Christ, il est raconté que les tombeaux s'ouvrirent et que de nombreux corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent. Donc le Christ ne fut pas le premier qui ressuscita ». La troisième objection déclare que « comme le Christ, par sa Résurrection, est cause de notre résurrection; de même aussi, par sa grâce, Il est cause de notre grâce, selon cette parole de saint Jean, ch. i (v. 16) : Nous avons tous reçu de sa plénitude.

582 SOMME THÉOLOGIQUE.

Or, d'autres eurent la grâce antérieurement au Christ, comme tous les patriarches de l'Ancien Testament. Donc il en fut aussi qui parvinrent à la lésurrection corporelle antérieure- ment au Christ ».

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, dans la pre- mière Épitre aux Corinthiens, ch. xv (v. 20) : Le Christ est ressuscité d'entre les morts, prémices de ceux qui dorment » du sommeil de la mort; « et la glose explique : parce que dans le temps et dans l'excellence lia été le premier à ressusciter ».

Au corps de l'article, saint Thomas commence par préciser le sens du mot résurrection. « La résurrection est le retour de la mort à la vie. Or, c'est d'une double manière que quelqu'un est arraché à la mort. Ou seulement à la mort actuelle, en ce sens qu'il commence à vivre d'une façon quelconque après qu'il avait été mort. Ou parce qu'il est délivré, non pas seule- ment de la mort, mais aussi de la nécessité, et, ce qui est plus encore, de la possibilité de mourir. Et celle-ci est la vraie et parfaite résurrection. Car pour autant que quelqu'un vit sou- mis à la nécessité de mourir, d'une certaine manière la mort domine sur lui; selon celte parole de l'Épître aux Romains, ch. VIII (v. 10) : le corps est mort à cause du péché. Et de même ce qui peut être est dit être en un certain sens, c'est-à-dire en puissance. Par oià l'on voit que la résurrection par laquelle un sujet est arraché seulement à la mort d'une façon actuelle », mais en restant soumis à la nécessité ou même à la possibilité de mourir, « est une résurrection imparfaite. Si donc nous parlons de la résurrection parfaite, le Christ a été le premier ressuscité. Car Lui, en ressuscitant, est parvenu en premier à la vie pleinement immortelle; selon cette parole de l'Epître aux Romains, ch. vi (v. 9) : Le Christ, ressuscité des morts, ne meurt plus. Mais, de la résurrection imparfaite, certains autres ressuscitèrent avant le Christ, pour montrer à l'avance, comme dans un certain signe, sa Résurrection à Lui ».

(( Et par là, fait remarquer saint Thomas, la première objec- tion se trouve résolue. Car ceux-là qui turent ressuscites dans l'Ancien Testament, et ceux que U Christ ressuscita revinrent à la vie en telle manière qu'ils devaient mourir de nouveau ».

QUESTION LUI. DE LV RÉSURRECTIOxN DU GHhlST. 583

L'ad secundani lépond qu' « au sujet de ceux qui ressus- citèrent avec le Christ, il y a une double opinion. Quel- ques uns, en effet, affirment qu'ils revinrent à la vie comme ne devant pas mourir de nouveau; parce que c'eût été pour eux un plus grand tourment de mourir une seconde fois que de ne pas ressusciter. Et, dans ce sentiment, il faudra enten- dre, comme ledit saint Jérôme, sur saint Matthieu (ch. xxvii, V. 52, 53), qu'ils ne ressuscitèrent pas avant la résurrection du Christ. Et, aussi bien, l'Evangéliste dit que sortis de leurs tom- beaux après sa Résurrection ils vinrent dans ta sainte Cité et apparurent à beaucoup. Mais, saint Augustin, dans son épître à Evodius (ch. m), rappelant cette opinion, dit : Je sais (ju il semble à (juelcjues-uns cjuà la mort du Christ déjà Jui accordée aux justes la résurrection telle quelle nous est prondse pour lajin » du monde. « S'ils ne retournèrent pas dans leur sommeil, lais- sant de nouveau leurs corps, il faut voir comment entendre ce qui est dit que le Christ est le premier-né d'entre les morts, puis- qu'un si grand nombre le précédèrent dans la résurrection. Que si l'on répond qu'il s'agit d'une anticipation, en ce sens que les tombeaux furent ouverts au moment du tremblement de terre, alors que le Christ était suspendu à la croix, mais que les corps des justes ne ressuscitèrent pas en ce moment, qu'ils ressuscitèrent seulement après que le C/irist fut ressuscité le premier » , et nous avons vu que le texte de l'Evangile, au témoignage de saint Jérôme, se prête à cette interprétation, « il reste encore que fait dijficulté le mot de saint Pierre aj'jirmant que ce n'est point de David, mais du Christ qu'il avait été prédit que sa cliair ne verrait pas la corruption, et il le prouve par ceci que le tombeau de David était parmi eux, ce (jui ne les aurait jjas convaincus, si le corps de David n'y avait plus été » au moment ori Pierre par- lait : « car, bien quil fût ressuscité auparavant et peu de temps après sa mort, et que, par conséquent, sa chair n'eut point connu la corruption, son tombeau pouvait demeurer » au milieu d'eux : il fallait donc, pour que l'argument de Pierre fût concluant, que le corps de David fût encore dans son tombeau au mo- ment où il parlait, n El, d^autre part, il semble dur que David n'ait pas été de celte résurrection des justes, si déjà elle leur était

àS/i SOMME THÉOLOGIQUE.

donnée pour Céiernllc, alors que le Chrlsl esL marqué comme venu de lui par sa naissance. Il y a encore que périclilera ce qui est dit, dans CÉpUre aux Hébreux, au sujet des anciens Justes, quils ne devaient pas être consommés » dans la gloire « sans nous, s'ils ont déjà été constitués dans cette incorruption de la résurrection qui nous est promise comme notre consommation à la fm » du monde. « Ainsi donc, conclut saint Thomas, saint Augustin parait tenir que ces justes ressuscitèrent comme devant mou- rir de nouveau. Et à cela paraît venir aussi ce que saint Jérôme dit, sur scdnl Matthieu (endroit précité), que, comme Lazare ressuscita, de même ressuscitèrent de nombreux corps des saints, pour signifier la Hésurreclion du Seigneur. Toutefois, il laisse la chose dans le doute, en son sermon de V Assomption ». « Mais, ajoute saiqt Thomas en finissant, les raisons de saint Augustin paraissent beaucoup plus fortes ».

11 semble donc que tout en penchant pour le sentiment de saint Augustin, saint Thomas lui-même n'ose conclure. La (lueslion est, en effet, très délicate. D'autant que les raisons de saint Augustin, quelques fortes qu'elles soient, ne sont pour- tant pas démonstratives. Ainsi que le fait remarquer ici Cajé- tan, l'argument de saint Pierre demeurerait convaincant, alors même que le corps de David n'aurait plus été quand il par- lait. Nul ne doutait, en effet, que pendant de longs siècles le corps de David n'eût été dans le tombeau qui restait encore. De même, pour le mot de l'Épître aux Hébreux ; il reste vrai, en ce sens que les justes de l'Ancienne yVUiance, pris en géné- ral, ne ressusciteront qu'à la fin du monde, et que ceux-là même, qui, par privilège, seraient ainsi ressuscites avec le Christ, ne l'avaient été qu'au temps de la Nouvelle Alliance, qui est celle nous sommes nous-mêmes et nous pouvons tous, dès après notre mort, être déjà consommés dans la per- fection de la gloire, quanta la vision de Dieu. Gajétan ajoute qu'il semble raisonnable que les justes dont parle l'Évangile soient ressuscites de la résurrection parfaite et pleinement im- mortelle, afin que même dans la béatitude corporelle le Christ eût, dans le ciel, des compagnons de gloire et de bonheur. C'est, du reste, une croyance ferme dans l'Église que la bien-

QUESTIO^ LUI. DE LA RESURRECTION DU CHRIST. 5oO

heureuse Vierge, après sa inorl, fut ressuscitée de la résurrec- tion glorieuse et qu'elle est au ciel en corps et en âme. D'aucuns sont aussi portés à admettre qu'il en a été de même pour saint Joseph. Et, vraiment, la raison donnée par Cujétan, se pré- sente ici avec une force spéciale, car il semble difficile que la Sainte Famille n'ait pas été réunie tout de suite dans le ciel pour y jouir ensemble, en corps et en âme, du bonheur parfait. Il est, du reste, frappant, qu'on ne signale nulle part, dans l'Église, des reliques du corps de saint Joseph, comme on en signale pour les autres saints. Toutefois, ce ne sont que des conjectures, ou des probabilités. Mais ce que nous devons tenir pour absolument certain, c'est que le Christ est le premier qui soit ressuscité des morts pour vivre de la vie immortelle et glorieuse. S'il en est d'autres qui aient été admis à partager cette gloire, ce n'a été qu'après que le Christ l'avait inaugurée en sa propre Personne.

Un dernier point nous reste à examinei", pour ce (|ui est de la Résurrection du Christ en elle-même ou du fait de celle Ré- surrection ; et c'est d'en préciser la cause. Quelle a été la cause de la Résurrection du Christ. Pouvons-nous, devons-nous dire que le Christ Lui-même a été la cause de sa Résurrection, qu'il s'est ressuscité Lui-même. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit

Article IV. Si le Christ a été la cause de sa Résurrection?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a pas été la cause de sa Résurrection ». La première déclare que « qui- conque est ressuscité par un autre n'est pas lui-même la cause de sa lésurrection »>, mais bien cet autre par qui il est ressus- cité. « Or, le Christ a été ressuscité par un autre; selon cette parole du livre des Acies, ch. ii (v. ^4) : Celui que Dieu a res- suscité, brisant pour Lui Les douleurs de l'enfer; et aux Romains, ch. VIII (v. Il) : Celui qui a ressuscité des morts Jésus-Christ,

586 SOMME THÉOLOGIQUE.

rendra aussi la vie à nos corps mortels, etc. Donc le Christ n'a pas été la cause de sa Résurrection ». Li seconde objection fait observer que « nul n'est dit mériter ou ne demande à un autre ce dont il est lui-même la cause. Or, le Christ par sa Passion a mérité la Résurrection; c'est ainsi que saint Augustin dit, sur saint Jean (tr. CIV), que V humilité de la Passion a été le mé- rite de la gloire de la Résurrection. De même le Christ a de- mandé d'être ressuscité par le Père; selon cette parole du psaume (xl, v. ii) : Pour vous, Seigneur, ayez pitié de moi et ressuscitez-moi. Donc le Christ n'a pas été la cause de sa Résur- rection )). La troisième objection arguë de ce que, » au té- moignage de saint Jean Damascène, dans le livre IV (ch. xxvii), la Résurrection n'a pas été le fait de l'âme, mais du corps, qui était tombé », piivé de l'âme par la mort. « D'autre part le corps n'a pas pu s'unir l'âme qui est plus noble. Donc ce qui a été ressuscité dans le Christ n'a pas pu être la cause de sa Résurrection ».

L'argument .sed contra cite le mot formel « le Seigneur dit, en saint Jean, ch. x (v. 17, 18) : Personne ne m'oie la vie; mais moi-même je la pose et de nouveau je la reprends. Or, res- susciter n'est pas autre chose que prendre de nouveau la vie. Donc il semble que le Christ est ressuscité par sa propre vertu ».

Au corps de l'article, saint Thomas emprunte à un principe essentiel de la doctrine de l'incarnation établi plus haut, une distinction f|ui va permettre de résoudre immédiatement et en pleine lumière la fiuestion proposée. « Comme il a été dit (q. 5o, art. -2, 3), par la mojt la divinité ne fut point séparée de l'âme du Christ ni de sa chair. Nous pouvons donc considé- rer d'une double manière soit l'âme soit le corps du Christ dans sa moit : ou en laison de la divinité », qui leur est de- meurée unie; 0 ou en raison de la nature créée elle-même ». VA nous dirons que c selon la vertu de la divinité » qui leur est restée unie, « et le corps a repris l'âme qu'il avait laissée; et l'âme a repris le corps dont elle s'était séparée. C'est ce qui est (lit du (^ihrist, dans la seconde Epître (uix dorinlhiens, chapitre dernier (v. 1), que s'il a été crucifié en raison de Cinjirmité de la chair, H vil par la vertu de Dieu » qui était en Lui. « Mais, si

QUESTION LUI. DE LA RÉSURRECTIOlN DU CHRIST. 687

nous considérons le corps et l'âme du Christ mort, selon la vertu de la nature créée, de ce chef ils ne purent pas se réunir l'un à l'autre, mais il fallut que le Christ soit ressuscité par Dieu ».

Vad prinmin répond que « c'est la même vertu divine et la même opération n, en raison de la même nature, « pour le Père et pour le Fils. Et aussi bien ces deux choses se suivent » nécessairement, « que le Christ ait été ressuscité par la vertu du Père el qu'il l'ait été par sa propre vertu n.

h\id secandiim fait observer que « le Christ, en priant, de- manda et mérita sa Résurrection, en tant qu'homme; non en tant que Dieu » : or, c'est en tant que Dieu qu'il fut Lui-même cause de sa propre Résurrection.

h\id lerluun déclare que « le corps, selon la nature créée, n'est pas plus puissant que l'âme du Christ; il est cependant plus puissant qu'elle » selon qu'on la considère elle-même sous sa raison de nature créée, si on le considère, lui, « selon la vertu divine », qui lui est unie. « Mais l'àme, à son tour, selon la divinité qui lui est unie, est plus puissante que le corps selon la nature créée. Et c'est pourquoi s-elon la vertu divine le corps et l'âme se prirent de nouveau mutuellement l'un l'autre; mais non selon la vertu de la nature ciéée ».

La Résurrection du Cliiist est la pierre de Icjuche pour notie foi. C'est elle qui fait éclater en pleine lumièie la Vérité de Dieu dans la suite de ses conseils sur la rédemption du monde par le mystère de son Fils uni(jue mort et enseveli pour nos péchés. A cette fin, il était nécessaire que le Christ, après avoir été mis au tombeau, en sortît de nouveau plein de vie et d'une vie parfaite, que nul, parmi les hommes, n'avait connue avant Lui, avec ceci, d'ailleurs, que Lui-même, comme 11 l'avait promis et annoncé, serait la propre cause de sa Résurrection : par 11 démontrait, de la façon la plus irrécusable, qu'il était Celui qu'il s'était donné à la face de tous, sans en excep- ter ses pires ennemis; savoir : le Fils unique de Dieu, ayant avec Dieu son Père une seule et même nature divine. Nous venons de dire que le Christ avait sortir de son tombeau

588 SOMME THÉOLOGIQUE.

plein de vie et d'une vie parfaite, que nul, parmi les hommes, n'avait connue avant Lui. Il importe de préciser la nature de celte nouvelle vie. Saint Thomas va le faire, en se demandant quelle fut la qualité du Christ ressuscité. C'est l'objet de la question suivante.

QUESTION LIV

DE L\ QUALITÉ DU GHRIST RESSUSCITÉ

Cette question comprend quatre articles :

I" Si, après la Résurrection, le Christ eut un corps véritable;»

S'il ressuscita avec l'intégrité de son corps ?

Si son corps fut glorieux ?

V De ses cicati'ices apparaissant dans son corps.

Article Premier. Si le Christ, après la Résurrection, eut un véritable corps?

Trois objections veulent prouver que u le Chrisl, après la Résurrection, n'eut pas un véritable corps ». La première arguë de ce qu' « un corps vrai ne peut pas être simultané- ment avec un autre corps dans un même lieu. Or, le corps du Christ, après la Résurrection, fut simuitanémeni avec un autre corps dans un même lieu : Il entra, en effet, chez les disci- ples », au Cénacle, « les portes closes, comme il est dit en saint Jean, ch. xx (v. 26). Donc il semble que le Christ, après la Résurrection, n'eut pas un véritable corps ». La seconde ob- jection dit qu' (( un véritable corps ne disparaît point à la vue de ceux qui le regardent, à moins peut-être qu'il ne soit dé- truit. Or, le corps du Christ disparut aux yeux des disciples qui le regardaient, comme il est dit en saint Luc, chapitre dernier (v. 3i). Donc il semble que le Christ, après la Résurrection, n'eut pas un véritable corps ». La troisième objection dé- clare que (( tout véritable corps a une figure déterminée. Or, le corps du Christ apparut aux disciples sous une autre figure, comme on le voit par saint Marc, chapitre dernier (v. 12). Donc

ogO SOMME THEOLOGIQUE.

il semble que le Christ, après la Résurrection, n'eut pas un véritable corps humain ».

L'argumo^nl sed contra en appelle à ce qu' <( il est dit en saint Luc, chapitre dernier (v. 37), que le Christ apparaissant aux disciples, ceux-ci troublés et enrayés, croyaient voir un esprit, savoir comme s'il n'avait pas un corps véritable, mais fantas- tique. Et pour écarter cela, Lui-même ajoute (v. 89) : Palpez et voye: ; car un esprit n'a point chair et os, comme vous voyez que fai moi-même. Donc II n'eut pas un corps fantastique, mais un corps véritable ».

Au corps de l'article, saint Thomas fait observer que « comme le dit saint Jean Damascène, au livre IV (ch. xxvn), cela est dit se relever » ou ressusciter, « qui était tombé. Or, le corps du Christ était tombé par la mort, en ce sens et pour autant que fut séparée de lui l'âme qui était sa perfection formelle. Il fallait donc, pour que la Résurrection du Christ fût véritable, que le même corps du Christ fût de nouveau uni à la même âme. Et parce que la vérité de la nature du corps vient de la forme, il s'ensuit que le corps du Christ, après la Résurrec- tion, et fut un véritable corps, et eut la même nature qu'il avait auparavant. Si le corps du Christ eut été fantastique, sa Résur- rection n'eût pas été vraie, mais apparente ». Ce n'eût été qu'un semblant de résurrection ; chose absolument inadmissi- ble, comme contraire à la vérité de Dieu et à la fin même de l'Incarnation rédemptrice.

L'«(i primum signale une opinion, d'après laquelle « le corps du Christ, après la Résurrection, entra auprès de ses disciples, les portes étant closes, et exista simultanément avec un autre corps dans un même lieu, non en vertu d'un miracle, mais par la condition de la gloire » ou de son état glorieux, « comme disent certains. Mais, reprend saint Thomas, si un corps glo- lieux peut faire cela, par une propriété inhérente à lui, d'être simultanément avec un autre corps dans un même lieu, nous le discuterons plus loin, quand il s'agira de la résurrection générale »). Ce que saint Thomas nous annonçait ici, il n'a pu le réaliser, surpris par la mort. On y a suppléé par un extrait du Commentaiie sur les Sentences {Supplément, q. 83, art 2).

QUEST. LIV. ^- DF LA QUALITE DU CHRIST RESSUSCITE. 09I

« Pour le moment, ajoute ici saint Thomas, et tout autant qu'il suffît à la question actuelle, nous dirons que ce ne fut point par la nature du corps, mais plutôt par la vertu de la divinité unie à lui, que ce corps, bien qu'il fut véritable, entra auprès des disciples, les portes étant closes. Aussi bien saint Augustin dit, dans un sermon de Pâques (serm. XVlll), que d'aucuns posent celte question : Si c'était an corps, si le même corps sor- tit du sépulcre, qui avait été pendu à la croix, comment put-il en- trer les portes closes ? Et il répond : Si vous comprenez le mode •> ou le comment, « ce n'est déjà plus un miracle. Ou la raison fait défaut, la foi édifie. Et, sur saint Jean (tr. GXXl), il dit : A la masse du corps, dès que la divinité s'y trouvait, les portes closes ne firent pas d'obstacle : Celui-là, en effet, pat entrer .sans les ouvrir, dont la naissance avait laissée inviolée la virginité de sa Mère. Et saint (Grégoire dit la même chose, en lune de ses Homélies sur l'octave de Pâques » (Hom. XVII, sur l'Évangile). L'ad secundum rappelle que a comme il a été dit (q. 53, art. 3), le Christ lessuscila à la vie immortelle de la gloire. Or, telle est la disposition du corps glorieux, qu'il soit spiri- tuel, c'est-à-dire soumis à l'esprit, comme dit l'Apôtre » saint Paul, (( dans la première épître aux Corinthiens, ch. xv ( v. 44)- D'autre part, à l'effet d'être entièrement soumis à l'esprit, pour le corps, il est requis que toute action de ce corps soit soumise à la volonté de l'esprit. Et parce que, qu'une chose soit vue, cela se fait par l'action de l'objet visible sur l'organe qui voit, ainsi que le montre Aristole au livre 11 de l'Ame (ch. vu, n, 5, 0; de S. Th., leç. i5), à cause de cela, quiconque a un corps glorifié a en son pouvoir d'être vu quand il le veut, et, quand il ne le veut pas, de n'être point vu. Toutefois, le Christ eut cela, non pas seulement en vertu de la condition de corps glo- rieux, mais aussi par la vertu de la divinité, par laquelle il peut être fait que même les corps non glorieux miraculeuse- ment ne soient point vus; comme cela fut accordé miraculeu- sement à saint Barthélémy, que s'il voulait il fût va, et qu'il ne fût point vu, s'il ne voulait pas (Fabric. Hist., liv. VIII, ch. ii). Si donc il est dit que le Christ disparut aux yeux des disciples, ce n'est point que son corps fut détruit ou dissous en une ma-

092 SOMME THEOLOGIQUE.

lière invisible, mais parce que sa volonté fil qu'il cessa d'elle vu par eux, ou en demeurant présent, ou en s'éloignant par la dol de l'agilité ». Nous ne saurions trop retenir la doctrine de cet ad secundum. Elle nous fixe sur la vraie pensée de saint Thomas, au moment il écrivait la Somme théologi- (jue et alors qu'il était à la fin de sa vie, en ce qui est de la nature des corps glorieux.

Vnd (ertiiun n'offre pas un moindre intérêt. Saint Thomas y déclare que u comme le dit Sévérien (ou plutôt saint Pierre Chrysologue), dans un sermon de Pâques (^serm. LXXXII), Wul ne doit penser que le Christ, dans sa Résurrection, ait changé les traits de son aspect. Ce qu'il faut entendre des lignes ou linéa- ments des membres ; c'est qu'en effet, dans le corps du Christ conçu par l'Esprit-Saint, il n'avait rien été de désordonné ou de difforme, qui eût à être corrigé dans la Résurrection. Tou- tefois, il reçut, dans la Résurrection, la gloire de la clarté. Et aussi bien le même auteur ajoute : Son aspect changea, alors (jue de mortel il devint immortel; et ceci fut l'acquisition de la gloire des traits, non la perte de la substance de son aspect. Et, cependant, ajoute saint Thomas, le Christ n'apparut point aux disciples dont parlait l'objection, dans son aspect glorieux ; mais, de même qu'il était en son pouvoir, que son corps fût vu ou ne fût point vu, de même il était en son pouvoir qu'à son aspect fût formée, dans les yeux de ceux qui le voyaient, soit la forme glorieuse, soit la forme non glorieuse, ou une forme mixte, ou toute autre forme quelle qu'elle fût. Il suffit d'ail- leurs d'un très petit changement pour qu'un homme paraisse et soit vu en une forme étrangère » : celle dernière remarque de saint Thomas trouve son illustration dans les aspects si dif- férents que se donnent les artistes de théâtre selon la diversité des rôles qu'ils ont à jouer; avec des modifications très légè- res, ils sont pris pour des personnages multiples et divers.

Après sa Résurrection, le Christ a eu le même corps qu'il avait avant sa mort. C'est ce même corps qui avait été cloué à la croix et placé dans le tombeau, qui s'est relevé de dessus la pierre on l'avait couché et qui est sorti plein de vie au ma-

QUEST. LIV. DE LA QUALITE DU CHRIST RESSUSCITÉ. ÔgS

tin du jour de Pâques. Mais cette vérité du corps du Christ exige-t-elle qu'il soit ressuscité avec loul ce qu'il avait aupara- vant; et, par exemple, devons-nous admettre qu'il a eu de nou- veau tout le sang qu'il avait versé au cours de la Passion. D'un mol, le corps du Christ est-il ressuscité dans son ahsolue et parfaite intégrité. C'est ce qu'il nous faut considérer mainte- nant; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article II. Si le corps du Christ est ressuscité dans son intégrité ' ?

Trois objections veulent prouver que « le corps du Christ n'est pas ressuscité dans son intégrité ». La première dit qu' a à l'intégrité du corps humain appartiennent la chair et le sang, que le Christ ne semble pas avoir eus » après sa Ré- surrection. « Il est dit, en effet, dans la première Epître aux Corinthiens, ch. xv (v. 5o) : La chair el le sang ne posséderont pas. le Royaume de Dieu. Or, le Christ est ressuscité dans la gloire du Royaume de Dieu. Donc il semble qu'il n'a pas eu la chair et le sang ». La seconde objection en appelle à ce que « le sang est une des quatre humeurs », qui se trouvent dans le

I. Sauf dans un des manusciits de la Somme, cet article, dans toutes les éditions, est placé le troisième. Cependant, il était annoncé le second, dans le sommaire de la question. Et l'ordre logique demande, en etret, qu'il soit le second. L'édition léonine a cru devoir le maintenir le troisième. Elle ar- guë de ce que le début du corps d'article cite, avec la formule sicut supra dictum est, un texte de saint Grégoire qui se trouve à l'ad 2'"" de ce qui serait l'article 111. Mais on peut dire que le siciit supra dlclum est porte sur les mots : ejusdem nalurge, auxquels sont joints accidentellement et parce que dans la mémoire de saint Thomas ils ne faisaient qu'un, dans l'unité d'une même formule, les mots sed altérais glorise. Or, la vérité des premiers mots, qui est ce qui importe pour ce que saint Thomas voulait démontrer dans son nouvel article, avait été établie dans l'article premier. Ils en étaient même la conclusion directe. Et. par conséquent, saint Thomas pouvait les rappeler ici, avec la formule sicnt supra dirlum est. D'autre part, nous avions noté plus haut, dans la Prima-Secunda^ (tome VI, p. lii) un autre exemple, les éditions de la Somme avaient déplacé, à tort, non seulement un arti- cle, mais une question entière, confondant très probablement l'ordre des feuillets qui composaient le premier manuscrit.

XVI. La Rédemption. 38

094 SOMME THEOLOGIQUE.

corps humain, avec l'humeur pituilaire, l'humeur biliaire, l'humeur noire, comme s'exprimaient les anciens. « Si donc le Christ » ressuscité « eut le sang, pour la même raison II aura eu les autres humeurs, desquelles provient la corruption dans les corps des animaux. Il s'ensuivrait donc que le corps du Christ » ressuscité « eût été corruptible; ce qui ne saurait être admis. Donc le Christ n'a pas eu la chair et le sang ». La troisième objection arguë de ce que (( le corps du Christ qui est ressuscité est monté au ciel. Or, dans certaines églises, on conserve de son sang parmi les reliques. Donc le corps du Christ n'est pas ressuscité avec l'inlégrité de toutes ses parties ». v

L'argument sed contra apporte le texte formel •• le Seigneur dit, en saint Luc, chapitre dernier (v. 3o), après la Résurrec- tion, parlant aux disciples : Un esprit n'a point chair et os, comme vous voyez que fai moi-même » .

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que (( comme il a été dit plus haut (art. précéd,), le corps du Christ, dans la Késurreotion, fut de même nature, bien que d'une autre gloire. Il suit de que tout ce qui appartient à la nature du corps Iminain, tout cela fut dans le corps du Christ ressuscité. Or, il est manifeste qu'à la nature du corps humain appartiennent les chairs et les os et le sang et les autres choses de même genre. Il s'ensuit que toutes ces choses-là ont été dans le corps du Christ ressuscité. Et tout cela s'y est trouvé intégralement, sans aucune diminution; car sa Résurrection n'eût pas été par- faite », s'il n'avait recouvré tout ce qu'il avait perdu, « si tout ce qui était tombé » par la mort « n'avait été reconstitué dans son intégrité. Aussi bien le Seigneur donne-t-Il à ses fidèles, en saint Matthieu, ch. x (v. 3o), cette promesse : Les cheveux de votre tête, tous sont comptés. Et, en saint Luc. Il dit, ch. xxi (v. 18) : Pas un cheveu de votre tête ne périra ». Il s'agit donc, comme on le voit, de l'intégrité la plus parfaite, la plus abso- lue. — Saint Thomas fait observer, dans la seconde partie de son article, que ce point de doctrine, de « dire que le corps du Christ n'aurait pas eu », dans sa Résurrection, a la chair et les os et les autres parties naturelles au corps humain fait

QUEST. LIV. DE LA QUALITÉ DU CHRIST RESSUSCITÉ. OqS

partie de l'erreur d'Eutychès, évêque de Constanlinople (cf. S. Grégoire, Morales, liv. XIV, ch. lvi, ou xxix, ou xxxi), qui disait que notre corps, dans la gloire de la Résurrection, sera impalpable et plus subtil que Cair et les vents ; et que le Seigneur, après avoir confirmé la foi des disciples qui purent le palper, ré- duisit à une certaine subtilité tout ce qui en Lui avait pu être pcdpé. Mais, reprend saint Thomas, à l'endroit précité saint Grégoire réprouve ce sentiment; parce que le corps du Christ, après la Résurrection, n'a pas été changé, selon cette parole de l'Epître aux Romains, ch. vi (v. 9) .Le CJirist ressuscité des morts ne meurt plus. Et, aussi bien, Eutychès au moment de mourir. ré- tracta ce qu'il avait dit. C'est qu'en effet, si l'on ne peut admet- tre que le Christ, dans sa conception, ait pris un corps d'une autre nature, par exemple, un corps céleste, comme Valentin l'alTirmait; à bien plus forte raison il est inadmissible que le Christ, dans la Résurrection, ait repris un corps d'une autre nature; car II a repris, dans la Résurrection, pour la vie im- mortelle, le corps qu'il avait pris, dans la conception, pour la vie mortelle ».

Vad primum explique le texte de saint Paul que citait l'ob- jection. « Dans ce texte, la chair et le sang ne sont point pris pour la nature de la chair et du sang » ou pour leur réalité physique, « mais, soit pour la faute de la chair et du sang, comme le dit saint Grégoire, au livre XIV des Morales (endroit précité), soit pour la corruption de la chair et du sang, parce que, comme le dit saint Augustin, à Consentius (ch. 11), sur la résurrection de la chcdr : il n'y aura plus cdors la corruption et la mortalité de la chair et du sang. Ainsi donc la chair, prise selon sa substance, possédera le Royaume de Dieu; selon qu'il est dit (cf. arg. sed contra) : in esprit n'a point chair et os, comme vous voyez que fai moi-même ; mais la chair, selon qu'on l'entend au sens de corruption, ne le possédera pas; et aussi bien il est ajouté tout de suite après, dans le texte de l'Apôtre : ni la corruption ne possédera l'incorruptibilité •».

L'ad secundum répond ([ue « comme le dit saint Augustin, au même livre Consentius, ch. i), peut-être, à l'occasion du sang, notre persécuteur insistera pour nous presser et dira ; si

b()C) SOMME THÉOLOGIQUE.

dans le corps du Christ ressuscité s'est trouvé le sang, pourquoi pas aussi la pituite, c'est-à-dire le flegme, pourquoi pas le fiel Jaune, c'est-à-dire la bile, pourquoi pas le fiel noir, c'est-à-dire riiumeurde la mélancolie; attendu que la science médicale elle- même confesse que la nature de la chair est la résultante de ces quatre humeurs? Mais on peut ajouter tout ce que l'on voudra, pourvu quon évite d'ajouter la corruption, ajin de ne pas corrom- pre la santé et la pureté de lajoi. La puissance divine, en effet, est à même d'enlever de cette nature visible et malléable des corps, en gardant certaines choses, telles qualités qu'il lui plaira ; de telle sorte que disparaisse la souillure de la corruption et que reste la figure; que le mouvement demeure et que la fatigue disparaisse ; qu'il y ait le pouvoir de se nourrir et qu'il n'y oit pas la nécessité d'avoir Jaim » .

h'ad tertium déclare, de la façon la plus expresse, que u lout le sang qui coula du corps du Christ », au cours de la Passion, « parce qu'il appartenait à la vérilé de la nature humaine, est ressuscité dans le corps du Christ. Et la raison est la même pour toutes les autres parties appartenant à la vérité et à l'in- tégrité de la nature humaine. Quant à ce sang qui est con- servé comme relique dans certaines églises, il n'a pas coulé du côté du Christ, mais on le donne comme ayant coulé miraculeusement d'une certaine image du Christ qu'on avait frappée » (cf. Actes du concile de Nicée, sermon de S. Atha- nase). C'est ainsi, du reste, que l'on conserve à Bolsena, en Italie, le corporal qui fut marqué du sang miraculeux, apparu aux yeux du prêtre dont la foi à la présence du corps et du sang du Christ dans l'Eucharistie était vacillante. On sait que le pinceau de Raphaël a immortalisé le souvenir de ce miracle.

Plusieurs fois déjà, dans les deux articles précédents, notam- ment dans le premier, a été prononcé, au sujet du corps du Christ ressuscité, le mot de glorieux. Mais ce n'a été qu'en pas- sant et comme pai- mode d'allusion. Ce qui était établi directe- ment dans ces deux premiers articles, c'était la vérilé et l'in- tégrité du môme corps du Christ avant etaprès la Résurrection.

QUEST. LIV. Di: L\ QUALITÉ DU CHHISI HESSUSCITÉ. 697

Nous devons maintenant étudier en elle-même la question de la qualité du corps glorieux poui' le corps du Christ ressuscité. Elle sera d'ailleurs. [)Our la raison que nous soulignions à pro- pos de ïad secandnni de l'article premier, d'une imporlance extrême. Saint Thomas va la traiter dans l'article qui suit :

Ahticle III. Si le corps du Christ ressuscita glorieux?

Trois objections veulent prouver que « le corps du Christ ne ressuscita pas glorieux ». La première déclare que « les corps glorieux sont brillants; selon celte parole marquée en saint Matthieu, ch. xiii (v. 43) : Les Justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Or, les corps brillants sont vus sous la raison de lumière, non sous la laison de couleur. Puis donc que le corps du Christ fut aperçu sous la raison de couleur, comme il était auparavant, il semble qu'il ne fut pas glorieux ». La seconde objection dit que « le corps glorieux est incorruptible. Or, le corps du Christ » ressuscité. « ne sem- ble pas avoir été incorruptible. On pouvait, en effet, le palper; selon qu'il dit Lui-même, en saint Luc, chapitre dernier (v. 39) : Palpez et voyez. Et saint Grégoire dil, dans une homé- lie (Hom. XXVI, sur l'Évangile), que ce qui se palpe doit néces- sairement se corrompre , et ne peut se palper que ce qui .se cor- rompt. Donc le corps du Christ ne fut pas glorieux ». La troisième objection arguë de ce que « le corps glorieux n'est pas animal, mais spirituel ; comme on le voit par la première Épître aux Corinthiens , ch. xv (v. 35 et suiv.). Or, le corps du Christ semble avoir été animal, après sa Hrsurrection ; puis- qu'il mangea et but avec ses disciples, comme nous le lisons en saint Luc, chapitre dernier (v. 4i et suiv.) et en saint. Jean, chapitre dernier (v. 9 et suiv.). Donc il semble que le corps du Christ ne fut pas glorieux ».

L'argument sed contra est le texte de « l'Apotre, dans l'épîtrc aux PhUippiens, ch. m (v. 21) », il « dit : Le Christ réfor-

598 SOMME THÉOLOGIQUE.

merd le corps de nuire ha/nilité » ou de notre bassesse, « confi- guré », rendu semblable « au corps de sa clarlé ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « le corps du Christ, dans sa Résurrection, fut glorieux. Et on le montre, ajoute-t-il, par une triple raison. Premièrement, parce que la Késurrection du Christ fut l'exemplaire et la cause de notre résurrection ; comme il est marqué dans la première Epître aux Corinthiens, ch. xv (v. 12 et suiv.). Or, les saints, dans la résurrection, auront leurs corps glorieux,; comme il est dit, au même endroit (v. 43) : On le sème dans l'ignominie ; il ressuscitera dans la gloire. Puis donc que l'exemplaire l'emporte sur la copie, et la cause sui* son effet, à plus foHe raison le corps du Christ ressuscité aura été glorieux. Secondement, parce que, par l'humilité de la Passion, le Christ avait mérité la gloire de la Résurrection. Aussi bien disait-Il Lui-même », quelques jours avant la Passion (en saint Jean, ch. xii, v. 27) : (( Maintenant , mon âme est troublée; ce qui a trait à la Passion ; et puis. Il ajoutait : Père, glorifiez votre Nom ; par II deman- dait la gloire de la Résurrection. Troisièmement, parce que, comme il a été vu plus haut (q. 34, art. 4), l'âme du Christ, dès le premier instant de sa conception fut glorieuse par la fruition parfaite de la divinité. Et ce n'était que par dispense qu'il avait été fait que de l'âme la gloire ne rejaillisse point sur le corps, afin que le mystère de notre rédemption fût accompli par sa Passion. Il suit de là, qu'une fois accompli ce mystère de la Passion et de la mort du Christ, l'âme du Christ, immé- diatement, déversa sa gloire sur le corps repris dans la Résur- rection. Et, ainsi, le corps du Christ fut fait glorieux ».

Vad primum fait observer que « tout ce qui est reçu en un sujet donné est reçu en lui selon le mode de ce sujet. Puis donc que la gloire du corps découle de l'âme, ainsi que le dit saint Augustin dans l'épîlre à Dioscore (ch. in), l'éclat ou la clarté du corps glorieux est selon la couleur naturelle au corps humain : c'est ainsi que le verre diversement coloré reçoit la splendeur, en vertu de l'illumination du soleil, selon le mode de sa couleur. Or, de même qu'il est au pouvoir de l'homme glorifié que son corps soit vu ou ne soit pas vu, com.me il a

QUB6T. LIV. Dl5 LA QUAL[TÉ DU CHRIST RESSUSCITÉ. SqQ

été dit (ait. i, ad 2"'"); de même il en est en son pouvoir qne sa clarté soit vue ou ne soit pas vue. Il suit de qu'il peut être vu dans sa couleur, sans clarté. Et c'est de cette manière que le Christ apparut à ses disciples, après sa Résurrection ». L'«ri secandum déclare qu' (( un corps est dit apte à être palpé, non pas seulement en raison de sa résistance, mais aussi en raison de sa densité. Or, selon qu'il est raréfié ou dense, un corps est lourd et léger, chaud et froid, et autres qualités con- traires du même genre, qui sont les principes de la corruption pour les corps composés d'éléments )i. Les anciens supposaient qu'il n'y avait à être composés de la sorte, que les corps ren- fermés dans ce qu'ils appelaient la sphère des éléments. Tous ces corps étaient de nature à tomber sous le sens du toucher de l'homme et à pouvoir être palpés par lui, selon qu'ils étaient plus ou moins denses, chauds et froids, secs et humides, et le reste de même nature. « Il suit de là, concluait saint Thomas, que tout corps qui esl de nature à tomber ainsi sous le sens du toucher de l'homme est naturellement corruptible » ; parce qu'il est composé d'éléments contraires, destinés tôt ou lard à se détruire. « Mais, ajoutait le saint Docteui", argumentant datis le sens de la conception aristotélicienne du monde, k s'il est un corps résistant au toucher, qui ne soit pas disposé selon les qualités tangibles précitées, objet propre du sens du touclier de l'homme, comme est le corps céleste, un lel corps ne peut pas être dit apte à être palpé. Quant au corps du Christ, il fut vraiment, après sa Résurrection, composé d'éléments, ayant en soi les qualités tangibles, selon que le lequiert la nature du corps humain ; et c'est pourquoi il était naturellement apte à être palpé. Et s'il n'avait rien eu au-dessus de la nature du corps humain, il eût été aussi corruptible. Mais il est quelque autre chose qui le rendit incorruptible : non qu'il ait eu la na- ture du corps céleste », à supposer que le corps céleste fût d'une autre nature ou d'une autre essence que les corps terrestres composés d'éléments, comme le voulait Aristole, « ainsi que certains le disent; et nous traiterons plus à fond, de cela, plus loin )) (ici encore, le saint Docteur, surpiis par la mort, n'a pu traiter dans [a Somme la question annoncée : cf. Supplément,

6oO SOMME THKOLOGIQUE.

q. 82, art. 1); mais il eut la gloire rejaillissant de l'âme bien- heureuse : parce que, comme le dit saint Augustin, à Dios- core (endroit précité), Dieu a fait rame d\me nature si puissante, que de Cabsoluc plénitude de sa béatitude rejaillira dans le corps la plénitude de la santé, c'est-à-dire la vigueur de f incorruption. Et par là, comme le dit saint Grégoire, au même endroit (cf. argument sed contra), il est montré que le corps du Christ, après la Résurrection, fut de même nature, mais d'une autre gloire ».

Uad tertium dit que a comme s'exprime saint Augustin, au livre XIII de la Cité de Dieu (ch. xxii), notre Sauveur, après la Résurrection, déjà dans une chair spirituelle, mais cependant vérita- ble, prit avec ses disciples de la nourriture et de la boisson, non par besoin d'aliments, mcds en usant du pouvoir qu'il avcdt de lejaire. Comme, en effet, le dit le vénérable Bède, sur saint Luc (ch. xxiv, V. ^ii), c'est d'une autre manière que la terre qui a soif absorbe l'eau et d'une autre manière le rayon du soleil qui la dessèche : d'un côté, c'est le besoin; de l'autre, la puisscmce ». El vraiment cette com- paraison du vénérable Bède est à retenir : elle s'harmonise si bien avec ce qu'il fallait faire entendre. « Ainsi donc, conclut saint Thomas, citant toujours le vénérable Bède, le Christ man- gea, après la Résurrection, non pas comme ayant besoin de nourri- ture, mais pour établir, de cette manière, la nature du corps ressus- cité. Et, à cause de cela, il ne suit pas, de ce fait, que le corps du Christ aura été animal, dont le propre est d'avoir besoin de nourriture n. Le corps du Christ ressuscité était véritable, d'ordre humain, comme le nôtre, composé des mêmes élé- ments, et pouvant donc, s'il lui plaisait, user d'aliments et de boissons, comme nous, comme tout corps humain. Seulement, à la différence du corps humain dans la vie présente, il n'usait point de ces aliments par nécessité et pour se conserver dans la vie en se nourrissant. C'était par pure condescendance et pour donner aux disciples la preuve manifeste de sa vérité.

Il fallait qu'en retournant à la vie, aprè.s les trois jours passés dans le tombeau, le corps du Christ, tout en restant lui-même, dans son intégrité parfaite, soit revêtu de qualités nouvelles,

QUEST. LIV. DE LA QUALITÉ DU CHRIST RESSUSCITÉ. 6o I

absolument transcendantes, (jui le rendissent en quelque sorte, spirituel, et fussent en lui le rejaillissement nécessaire de son âme glorifiée. Mais cette glorification du corps du Christ souffrait-elle qu'il poitât en Lui les cicatrices de la Passion!* C'est ce qu'il nous faut maintenant examinei-; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article IV.

Si le corps du Christ devait ressusciter avec les cicatrices

de la Fassiou?

Trois objections veulent prouver que « le corps du Christ ne devait point ressusciter avec les cicatrices » de la Passion. La première arguë de ce qu' « il est dit, dans la premièie Épître aux Corinthiens, ch, xv (v. 5s>), que les morts ressuscitent incorruptibles. Or, les cicatrices et les blessures appartiennent à une ceitaine corruption et à un certain défaut. Donc il ne convenait pas que le Christ, qui est l'Auteur de la Résurrection, ressuscitât avec des cicatrices ». La seconde objection rap- pelle que M le corps du Christ est ressuscité dans son intégrité, at'nsi qu'il a été dit (art. précéd.). Or, les ouvertures des bles- sures sont contraires à l'intégrité du corps, puisque par elles existe une solution de continuité dans le corps. Donc il ne sem- ble pas qu'il ait été convenable que les ouvertures des blessures demeurassent dans le corps du Christ, bien que soient demeu- rées là certaines traces des blessures, qui suffisaient à la vue sur laquelle Thomas donna sa foi, pour laquelle le Christ lui dit (S. Jean, ch. XX, V. 29) : Farce que tu m'as vu, Thomas, tu as cru ».

La troisième objection en appelle à un texte de « saint Jean Damascène, dans le livre lY » {de la Foi orthodoxe), il est « dit qu après la Résurrection, certaines choses sont dites du Christ véritablement , non selon la nature, mais selon une disposition vou- lue, pour certifier que le même corps qui avait soujjerl était ressus- cité, comme les ciccdrices. Donc il semble qu'une fois les disci- ples rendus certains de sa Késurrection, le Christ n'a plus eu

les cicatrices. D'autre part, il ne convenait pas à l'immutabilité

6o2 SOMME ÏHÉOLOGIQUE.

de la gloiie, que le Christ prît quelque chose qui ne devait pas demeurer toujours en Lui. Donc il semble qu'il n'a pas dû, dans sa Résurrection, leprendre le corps avec les cicatrices » de la Passion.

L'argument sed conlra est le fait même rapporté dans l'Évan- gile, oij « le Seigneurdil à Thomas, en saint Jean, ch. xx (v. 27) : Donne Ion doigl, ici; et vois mes mains; avance la main, el mets-la dans mon côté ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare (ju' k il conve- nait que l'àme du Christ, dans la Résurrection, reprenne son corps avec les cicatrices » de la Passion. « Premièrement, pour la gloire du Christ Lui-même. Le vénérable Bède, en eff'et, sur saint Lac (ch. xxiv, v. 4o), dit que ce n'est point par impuis- sance de les guérir, que le Christ garda les cicatrices, mais pour faire rayonner à loal jamais le triomphe de sa victoire. Aussi bien saint Augustin dit, au livre XXll de la Cité de Dieu (ch. xix, ou xx), que peut-être, dans ce Royaume de Dieu, nous verrons, dans les corps des martyrs, les cicatrices des blessures (pi ils endu- rèrent pour le nom du Cfirist. Car ce ne sera point, chez eux, une difformité , mais une dignité », nous dirions une décoration : « // y aura là, dans le corps, n'étant pas du corps mais de l'àtne, une beauté de vertu gui resplendira. Secondement, pour confirmer les cœurs des disciples dans la foi de sa Résurrection (vén. Bède, endroit précité). troisièmement, pour montrer toujours au Père, intercédfmt pour /kjus, quel genre de mort II a soujjerl pour t homme (Ibid.) Quatrièmement, pour suggérer à ceux gui auront été rachetés par sa mort, avec guelle miséricorde ils auront été aidés, mettant sous leurs yeux les indices de sa mort {Ibid.) Enfin, pour signifier, au jour du jugement, combien juste sera la condamnation des réprouvés », qui auront méprisé et rendu vain un tel amour, u Aussi bien saint Augustin dit, au livre du. Symbole (liv. II, ch. vin) : Le Christ savait pourquoi II gardait dans son corps ces cicatrices. De même, en effet , qu'il les montra à Thomas, qui ne voulait pas croire à moins de les voir et de les tou- cher; de même, aussi. Il doit un jour les montrer à ses ennemis et leur dire. Vérité souveraine , pour les convaincre : Voici l'homme que vous avez crucijlé. Voyez les blessures que vous lui avez faites.

QUEST. LIV. -^ DE LA QUALITÉ DU CHIUST RESSUSCITÉ. 6o3

Reconnaissez le Jlanc que vous aocz percé. Car il a été ouvert par vous et pour vous; et, cependant, vous n'êtes point entrés ».

L'ad prlinuni dit que « ces cicatrices qui sont demeurées dans le corps du Giirist, n'appartiennent pas à la corruption ou au défaut: mais à un plus grand cumul de gloire, pour autant qu'elles sont des emblèmes de vertu. Et, à ces endroits des blessures, apparaîtra un certain éclat spécial de particulière beauté ».

h'ad secunduta insiste encore dans le sens de celte première réponse. « L'ouverture de ces blessures implique, en efîet, une certaine solution de continuité; mais, cependant, tout cela sera compensé par un plus grand éclat de gloire; si bien que le corps ne sera pas moins dans son intégrité, et il en sera plus parfait ». Quant à la raison que donnait l'objection, savoir que l'apparence des blessures pouvait suffire pour expliquer la parole du Christ à Thomas, qui avait cru parce qu'il l'avait vu, saint Thomas répond que « Thomas ne vit pas seulement, mais aussi il toucha les blessures ; parce que, selon que le dit le pape saint Léon (parmi les œuvres de saint Augustin, ser- mon CLXIl), il suffisait à sa Joi personnelle d'avoir vu ce (ju'il avait vu ; mais il a travaillé pour nous, en touchant ce (ju'il voyait ».

L'ad tertium répond que « le Christ voulut que les cicatrices des blessures demeurassent dans son corps, non pas seulement pour rendre certaine la foi des disciples, mais aussi pour les autres raisons », que nous avons marquées. « Et de ces rai- sons il ressort que les cicatrices demeureront toujours dans le corps du Christ. Car, selon que le dit saint Augustin a Consen- lius, sur la résurrection de la chair (ch. i) : ./e crois que le corps du Christ est dans le ciel, tel qu'il était quand le Christ monta au ciel. Et saint Grégoire dit, au livre XIV^ des Morales (ch lvi, ou XXIX, ou xxxi), que si quelque chose a pu être changé dans le corps du Christ, après la Résurrection, contrairement à la pensée véridique de saint Paul, après la Résurrection le Seigneur est re- tourné à la' mort. Et quel serait l'insensé qui oserait l'affirmer, à moins de nier la véritable résurrection de la chair. Par l'on voit, conclut magnifiquement saint Thomas, que les cica-

6o4 SOMME THÉOLOGIQUE.

trices que le Chrisl monlra dans son corps après la Résurrec- tion n'ont jamais été dans la suite enlevées de ce corps », Elles y demeureront éternellement. Et leur vue, dans le ciel, sera, pour les élus, la cause la plus parfaite de leur infini bon- heur, après la vision de l'essence divine par la lumière de gloire.

Après avoir considéré la Résurrection du Chrisl en elle- même, et l'état ou la qualité du corps du Christ ressuscité, « nous devons maintenant considérer ce qui a trait à la mani- festation de la Résurrection » du Christ.

C'est l'objet de la question suivante.

QUESTION LV

DE L\ MANIFESTATION DE LA RESURRECTION

Cette question comprend six articles :

1" Si la Résurrection du Christ devait être manifestée à tous les hommes ou seulement à quelques hommes supérieurs?

a" S'il eût été convenable qu'il ressuscitât à leurs yeux?

.H" Si. après la Résurrection, le Christ aurait vivre en compa- gnie de ses disciples?

4" S'il était convenable qu'il apparaisse à ses disciples sous uno forme étrangère?

S'il devait manifester sa Résurrection par des arguments?

6" De la suffisance de ces arguments.

De ces six articles, le premier examine à qui devait être failo la manifestation du Christ ressuscité ; les cinq autres, com- ment devait se faire cette manifestation : quant au moment (art. 2); quant à la durée (art. 3); quant au mode (art. 4); quant aux preuves (art. 5, G). Voyons tout de suite l'article premier, saint Thomas traite de ceux à qui devait se faiic la manifestation de la Résurrection.

Akticle Phemieu. Si la Résurrection du Christ devait être manifestée à tous?

Trois objections veulent prouver que « la Résuriection du Christ devait être nianifestée à tous ». l.a première dit que n comme au péché public est due une peine publique, selon cette parole de la première épîlre à Tiinolliée, cli, v (v. 20), Celui qui pèche, reprends-le en présence de (ous ; de même au

fio6 SOMME THÉOLOGIQUE.

mérite public est due une récompense publique. Or, la clarté ou la gloire fie la Hrsarrecllon est la récompense de C humilité ou de C humiliation de la Passion, comme ledit saint Augustin sur saint Jean (ch. civ). Puis donc que la Passion du Christ avait été mani- festée à tous, le Christ ayant subi sa Passion en public, il sem- ble que la gloire de sa Résurrection aurait être manifestée à tous ». [.a seconde objection déclare que « comme la Passion du Christ est ordonnée à notre salut; de même aussi sa Résurrection, selon cette parole de l'Epître aux Romains, ch. IV (v. 25) : // est ressuscité pour notre justification. Or, ce qui est pour l'utilité commune doit être manifesté à tous. Donc la Résurrection du Christ devait être manifestée à tous et non pas spécialement à quelques-uns ». La troisième objec- tion fait observer que « ceux à qui la RésuiTeclion fut mani- festée en furent les témoins; aussi bien est-il dit, dans le livre des Actes, ch. m (v. i5) : Celui que Dieu a ressuscité des morts, et dont nous sommes les témoins. Or, ce témoignage ils le por- taient en public. Chose qui ne convient pas aux femmes; se- lon cette parole de la première Épître aux Corinthiens, ch. xiv (v. 34) : gue les femmes se taisent dans les assemblées: et cette autre de la première Épître à Timothée, ch. ii (v. 12) : Je ne permets point à lajemme d'enseigner. Donc il semble que c'est mal à propos que la Résurrection du Christ fut manifestée aux femmes avant de l'être aux hommes réunis ».

L'argument sed contra est le texte « il est dit, dans le li- vre des Actes, ch. x. (v. 4o,' l\i) : Dieu le ressuscita au troisième Jour, et fU qu'il Jut manijesté, non à tout le peuple, mais aux témoins que Dieu avait préordonnés » .

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « des choses qui sont connues, les unes sont connues par la loi com- mune de la nature; et les autres, par un don spécial de la grâce, comme celles qui sont révélées par Dieu. Ces dernières, ainsi que saint Denys le marque au livre de la Hiérarchie céleste (ch. iv), ont pour loi, instituée par Dieu, que Dieu les révèle immédiatement aux êtres supérieurs, et, par l'intermé- diaire de ceux-ci, elles arrivent aux inférieurs; comme on le voit dans l'ordonnance des esprits célestes. D'autre part, les

QUEST. LV. DE LA MANIFESTATION DE LA RÉSURRECTION. 607

choses qui ont trait à la gloire future excèdent la connaissance commune des hommes; selon celte parole d'Isaïe, ch. lxiv (v. 4) : L'œil n'a point vu, 6 Dieu, en dehors de vous, ce que vous avez préparé à ceux qui vous aiment. Il suit de que ces choses ne sont connues de l'homme que si Dieu les révèle ; comme le dit l'Apôtre, dans la première Épître aux Corinthiens, ch. ii (v. lo) : Dieu nous l'a révélé par son Esprit-Saint. Par cela donc que le Christ est ressuscité d'une résurrection glorieuse, il s'en- suit que sa Résurrection n'a pas été manifestée à tout le peu- ple, mais à quelques-uns dont le témoignage la porterait à la connaissance des autres ».

Vad prirnum fait observer que « la Passion du Christ a été accomplie dans le corps ayant encore la nature passible, qui, par la loi commune, est connue de tous. Et c'est pourquoi la Passion du Christ put être manifestée immédiatement à tout le peuple. Mais la Résurrection du Christ a été faite pa/' la gloire du Père, comme ledit l'Apôtre, aux Ronudns, ch. vi (v. 4)- Et c'est pour cela qu'elle a été manifestée immédiatement, non pas à tous, mais à quelques-uns. Quant à ce que disait l'objection, qu'aux pécheurs publics est imposée une peine pu- blique, cela doit s'entendre de la peine de la vie présente. El, pareillement, les mérites publics doivent être publiquement récompensés, afin que les autres hommes soient provoqués au bien. Mais les peines et les récompenses de la vie future ne sont point manifestées publiquement à tous; elles sont mani- festées spécialement à ceux qui ont été préordonnés par Dieu à cela ».

L'ad secundum accorde que « la Résurrection du Christ, qui est pour le salut commun de nous tous, devait parvenir, en effet, à la connaissance de tous ; mais non de telle sorte qu'elle fut manifestée immédiatement à tous : elle serait manifestée immédiatement à quelques-uns; et, par le témoignage do ceux-ci, portée à tous n.

L'ad tertium explique qu' « il n'est point permis à la femme d'enseigner publiquement dans l'église; mais il lui est permis d'instruire en particulier, sous forme d'admonition domes- tique, certains sujets. Et c'est pourquoi, comme saint Am-

6o8 SOMME THÉOLOGIQUE.

broise le dit, sur éaint Luc (ch. xxiv), la femme est envoyée à ceux qui sont de la maison; mais elle n'est pas envoyée à l'effet de porter le témoignage de la Hésurreclion au peuple » : ceci était réservé au\ Apôtres. « Que si le Christ apparut en premier aux femmes, ce fut pour que la femme qui en pre- mier avait porté à l'homme le commencement de la mort », en lui offrant le fruit défendu, « porte aussi en premier à riiomme la nouvelle des commencements du Christ ressuscité dans la gloire. Aussi bien saint Cyrille dit : La femme, qui, aalrejois, avait clé le ministre de la mort, perçut la première et annonça le vénérable mystère de la Hésurreclion. Le genre féminin a donc reçu et C absolalion de l'ignominie et le rejet de la malé- diction. — Par encore, ajoute saint Thomas, il est montré que, pour ce qui est de l'étal de la gloire, le sexe féminin ne subira aucun dommage; mais si les femmes sont animées dans leur ferveur d'une plus grande chaiité » que les hommes, a elles jouiront d'une plus grande gloire en vertu de la vision divine. Et, en elfet, les femmes qui avaient aimé plus étroite- ment le Seigneur, au point que les disciples eux-mêmes se reti- rant, elles ne s'étaient pas retirées (cf. S. Grégoire, sur l'Évangile, hom. XXV), furent les premières à voir le Seigneur ressus- citant dans la gloire ». On ne saurait trop souligner cette dernière remarque de saint Thomas qui rétablit si excellem- ment, dans l'ordre de la plus haute vérité catholique, la dignité de la femme, trop souvent sacrifiée à l'orgueil de l'homme dans l'ordre de la vie présente.

Assurément, la Résurrection du Christ était ordonnée, dans les conseils divins, à être connue de tous parmi les hommes; puisque aussi bien elle devait être la pierre angulaire de l'édi- fice surnaturel de la foi sans laquelle aucun être humain ne peut obtenir le salut. Mais c'était d'une façon graduée, harmo- nisée par Dieu Lui-même, que sa connaissance parviendrait aux divers hommes. Dieu la manifesterait d'abord aux témoins de son choix; et ceux-ci. envoyés par Lui, iraient ensuite ])orter ce témoignage au reste des hommes qui se le trans- njeltraienl de génération en génération. Mais comment de-

QUEST. LV. DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. 609

vait se faire aux premiers témoins choisis par Dieu, la mani- festation de la Résurrection. Ne convenait-il pas, pour la perfection de leur témoignage, qu'ils vissent eux-mêmes, de leurs yeux, le Christ au moment 11 sortirait de son tom- beau. La question, on le voit, est du plus haut intérêt. Saint Thomas va la résoudre à l'article qui suit.

Article II. S'il convenait que les disciples vissent le Christ ressusciter?

Trois objections veulent prouver qu' « il convenait que les disciples vissent le Christ ressusciter ». La première arguë de ce qu' « il appartenait aux disciples d'être les témoins de la Résurrection du Christ; selon cette parole du livre des Acles, ch. IV (v. 33) : En grande vertu les Apdtres rendaient témoignage de la Résurrection de Jésus-Christ, Moire-Seigneur. Or, le plus certain des témoignages est celui de la vue. Donc il convenait qu'ils vissent la Résurrection elle-même du Christ ». La seconde objection fait observer que « pour avoir la certitude de la foi, les disciples virent l'Ascension du Christ; selon cette parole du livre des Actes, ch. i (v. 9) : Eux le voyant. Il s'éleva » au ciel, o Mais il fallait pareillement qu'ils eussent une foi certaine de la Résurrection du Christ. Donc il semble que le Christ aurait ressusciter en pré- sence de ses disciples et sous leurs yeux ». La troisième ob- jection dit que « la résurrection de Lazare était un certain indice de la future Résurrection du Christ. Or, c'est à la vue des disciples que le Seigneur ressuscita Lazare. Donc il sem- ble que le Christ aussi aurait ressusciter à la vue de ses disciples ».

L'argument sed contra en appelle à ce qu' « il est dit en saint Marc, chapitre dernier (v. 9) : Le Seigneur étant ressus- cité au malin de la première Jérie après le sabbat, apparut d'abord à Marie-Magdeleine. Or, Marie-Magdeleine ne le vit pas ressus- citer; mais, alors qu'elle le cherchait dans le tombeau, elle XVI. La Rédemption. 89

r»IO SOMME THEOLOGIQUR.

enlendil de l'ange ces paroles : Le Seigneur est ressuscité; Il n'est pas ici'. Donc personne ne le vit ressusciter ».

Au corps de l'article, saint Thomas va faire une belle appli- cation de la doctrine exposée à l'article précédent. « Comme le dit l'Apolre, dans l'épîlre aux Romains, ch. xni (v. i), les choses qui viennent de Dieu sont ordonnées. Et, précisément, il existe cet ordre établi par Dieu, que les choses qui sont au- dessus des hommes sont révélées aux hommes par les anges; comme on le voit, par saint Denys, au chapitre iv des Noms Divins » : et nous en avons le plus bel exemple dans le mys- tère de l'Incarnation annoncé à la glorieuse Vierge Marie, par l'ange Gabriel envoyé de Dieu auprès d'elle à Nazareth. « Or, le Christ, dans sa Résurrection, ne revenait point à la vie con- nue par tous communément, mais à une certaine vie immor- telle et conforme à Dieu ». [On lemarquera la splendeur de ces derniers mots; le texte latin porte : sed ad qucuidam vitam immorlalem et conjormem Deo]; « selon celte parole de l'Epître aux Romains, ch. vi (v. lo) : Mais ce qui vit vil à Dieu. Par con- séquent, la Résurrection elle-même du Christ ne devait pas être vue immédiatement des hommes, mais elle devait leur êlre annoncée par les anges. Aussi bien saint Hilaire dit, sur saint Matthieu (Commentaire, ch. xxxni, num. 9) : L'ange est le premier indicateur de la Résurrection, afin d'être le mes- sager de la volonté du Père pour cuinoncer la Résurrection ».

L'«d prinium déclare que c les Apôtres purent rendre témoi- gnage, comme l'ayant vue, au sujet de la Résurrection du Christ; en ce sens qu'ils virent de leurs yeux vivant après la Résurrection le Christ qu'ils savaient mort. Mais, de même que l'on parvient à la vision bienheureuse par l'audition, de même les hommes parvinrent à la vision du Christ res-

I. .\ vrai dire, ce n'est point Maric-Magdcleine, qui entendit ces paroles de l'ange; mais les autres saintes femmes, restées devant le tombeau, alors que Marie-Maodeleine, afTolée par la vue du tombeau vide, avait couru annoncer aux disciples, que l'on avait profané le coips du Seigneur, ((^f. notre volume : Jésus-Christ dans l'Évangile, lome II, p. 353). Toutefois, la laison donnée par l'aigutnent garde sa force; parce que la conduite de Mario-Magdeloiiie montre bien qu'en effet elle n'avait point vu le Christ ressusciter.

QUEST. LV. DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. 6 II

suscilé par les choses qu'ils avaient auparavant entendues des anges ».

L'ad secandam répond que « l'Ascension du Christ, quant au point de départ, ne dépassait pas la connaissance commune des hommes; mais seulement quant au point d'arrivée. Et voilà pourquoi les disciples purent voir l'Ascension du Chiist quant au point de départ, c'est-à-dire selon qu'il s'élevait de terre. Mais ils ne la virent pas, quant au point d'arrivée; car ils ne virent pas comment II était reçu dans le ciel. La Résur- rection du Christ, au contraire, dépassait la connaissance com- mune : et quant au point de départ, selon que son âme revint des enfers, et que son corps sortit du sépulcre fermé ; et quant au point djarrivée, selon qu'il acquérait la vie glo- rieuse. Et c'est pourquoi la Résurrection ne dut point se faire de telle sorte qu'elle fût vue par les hommes ».

L'ad tertiuni fait observer que « Lazare ressuscita pour reve- nir à la vie telle qu'il l'avait eue auparavant, laquelle ne dépasse pas la connaissance commune des hommes. D'où il suit que la raison n'est pas la même ».

S'il s'était agi d'une simple résurrection dans l'ordre naturel, les témoins humains de la Résurrection du Christ auraient pu être admis à la voir de leurs yeux quand elle se produisit. Mais il s'agissait d'une résurrection qui est au sommet de l'or- dre surnaturel, tout dépasse le mode de connaissance ordi- naire parmi les hommes. En raison de cela, il fallait que sa connaissance parvint aux liommes par l'entremise des anges que Dieu députerait à l'elTet d'être ses ministres pour cette manifestation. Mais, une fois ressuscité, dans quels rap- ports convenait-il que le Christ fût avec ses disciples. Fallait- il qu'il vive avec eux continuellement jusqu'au jour II les quitterait pour monter au ciel. Saint Thomas va nous ré- pondre à l'arlicle qui suit.

ftl'î SOMME THÉOLOniQUE.

Article III.

Si le Christ, après la Résurrection, devait continuellement vivre avec ses disciples?

Nous avons ici quatre objections. Elles veulent prouver (jue « leChrisl, après la Résurrection, devait continuellement vivre avec ses disciples », jusqu'au jour de son Ascension. La première fait observer que « le Christ, après sa Résurrection, apparut aux disciples, pour leur donner la certitude de la foi de sa Résurrection et les consoler dans leur atïliction ; selon cette parole de saint Jean, ch. xx (v. 20) : Les disciples furent dans la joie, à la vue du Seigneur. Or, leur certitude et leur joie eussent été plus grandes, s'il les avait continuellement grati- fiés de sa présence. Donc il semble qu'il aurait vivre conti- nuellement avec eux ». La seconde objection dit que « le Christ ressuscité des morls ne monta point tout de suite au ciel, mais après quarante Jours, comme il est marqué au livre des Actes, ch. i (v. 3). Or, durant cet intervalle de temps, il ne pouvait être nulle part ailleurs plus convenablement que dans le lieu les disciples étaient groupés ensemble. Donc 11 devait, semble-t-il, vivre continuellement avec eux ». La troisième objection rappelle que « le jour même de la Résur- rection, le Christ est marqué avoir apparu cinq fois, comme le dit saint Augustin, au livre De la concordance des Évangiles (liv. III, ch. XXV, n. 83) : D'abord aux saintes Jeninies », plus exactement, à Marie-Magdeleine, «près du monument ; seconde- ment, aux saintes femmes qui s'en allaient du monument, sur le chemin; troisièmement, à Pierre; quatrièmement, aux deux disci- ples qui allaient au bour.j d'Emmaiis ; cinquièmement, à plusieurs, dans Jérusalem, sans que Thomas y fût. Donc il semble que les autres jours, aussi, jusqu'à son Ascension, Il aurait du appa- jaître, au moins plusieurs fois, à ses disciples ». La qua- trième objection arguë de ce que « le Seigneur, avant la Pas- sion, avait dit aux disciples, en saint Matthieu, ch. xxvi(v. 3j) :

QUEST. LV. DE LA MANIFESTATION DE LA RÉSURRECTION. Gi',\

Après que Je serai ressiiscilé, je vous précéderai dans la Galilée. Et, après la Résurrection, l'ange » du tombeau, « et le Seigneur Lui-même le redirent aux saintes femmes. Et cependant, aupa- ravant, à Jérusalem, Il fut vu par eux : et le jour même de la Hésurrection, ainsi qu'il a été dit (arg. précéd.); et aussi huit jours après, comme on le lit en saint Jean, ch. xx (v. 26). Donc il ne semble pas que le Christ, après la Résurreclion, ait vécu avec ses disciples dans les conditions qu'il aurait fallu ».

L'argument sed contra ci le le texte de « saint Jean, ch. xx (v. 26) I), il est « dit qu'après huit jours le Christ apparut aux disciples. Donc II ne vivait pas continuellement avec eux ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' «à l'endroit de la Résurrection du Christ, deux choses devaient être ren- dues claires pour les disciples; savoir : la vérité même de la Résurrection ; et la gloire du Ressuscité. A l'elïet de manifester la vérité de la Résurreclion, il devait suffire que le Christ leur apparaisse plusieurs fois, et qu'il parle familièrement avec eux, et quTl mange et qu'il boive » en leur présence, « et qu'il les invite à le palper. A l'ettet de manifester la gloire de la Résurrection, Il ne voulut pas converser continuellement avec eux, comme II l'avait fait auparavant, i)Our qu'il ne pa- rût point être ressuscité à une vie telle qu'il l'avait eue aupara- vant. Aussi bien, en saint Luc, chapitre dernier (\ . ^4), H leur dit : Ce sont les paroles que je vous adressai quand j'étais en- core avec vous. Maintenant, en effet, 11 était avec eux par sa présence corporelle; mais, auparavant, Il avait été a\ec eux non seulement par sa présence coiporelle, mais aussi par la simili- tude de la mortalité. Et c'est pourquoi le vénérable Bède dit : Quand j'étais avec vous, cesl-à-dire, quand j'étais encore dans la chair mortelle dans laquelle vous êtes. Désormais, en effet, Il était bien ressuscité dans la même chair , mais II n était pas avec eux dans la même mortalité ».

L'ad primum dit que « les fréquentes apparitions du Christ suffisaient pour rendre les disciples certains de la vérité de la Résurrection. La continuité de vie avec eux aurait pu, au con- traire, les induire en erreur s'ils avaient cru qu'il était ressus-

6l4 SOMME THÉOLOGIQUE.

cité à une vie semblable à celle qu'il avait aupaiavanl. Quant à la consolation de la continuité de sa présence, Il la leur avait promise pour l'autre vie; selon cette parole marquée en saint Jean, cli. xvi (v. 22) : Je vous verrai de nouveau, et voire cœur se réjouira ; et votre joie, personne ne vous l'enlèvera ».

L'rtd secundum déclare que « ce n'est point pour cela, que le Christ ne conversait pas continuellement avec ses disciples, comme s'il avait estimé qu'il lui convenait mieux d'être ail- leurs; mais parce qu'il jugeait cela, plus en harmonie avec leur formation ou leur instruction, de ne pas converser conti- nuellement avec eux, pour la raison qui a été dite. Quant à ce qui est des lieux II se trouvait corporcllëment dans le temps oiî 11 n'était pas avec ses disciples, c'est pour nous chose inconnue, l'Ecriture ne nous le disant pas, et tous les lieux relevant de son domaine » (ps. en, v. 22).

Uad tertiuni dit que « c'est dans ce but, que le premier jour le Christ apparut plus fréquemment, parce que plusieurs indices devaient être donnés aux disciples afin que dès le prin- cipe ils fussent à même de recevoir la foi de la Résurrection. Mais, après qu'ils l'eurent reçue, il n'était point nécessaire, alors qu'ils étaient déjà établis dans la certitude, qu'ils fussent instruits par d'aussi fréquentes apparitions. Aussi bien nous ne lisons pas, dans l'Evangile, qu'après le premier jour, Il leur ait apparu si ce n'est cinq lois. Comme, en effet, le dit saint Augustin, au livre De l'accord des Évangélistes (liv. III, ch. xxv, n. 83, 84), après les cinq premières apparitions, en sixième lieu II leur apparut, alors que Thomas le vil ; en septième lieu, auprès de la mer de Tibériade, dans la capture des poissons; en huitième lieu, sur la montagne de la Galilée, d'après saint Matthieu ; en neuvième lieu, lorsque, au témoignage de saint Mcwc, ils pri- rent le dernier repas, car ils ne devaient plus se trouver ensemble avec Lui sur cette terre ; en dixième lieu, au Jour même ils ne devaient déjà plus le voir sur cette terre, mais élevé dans la nuée, quand II montait au ciel. Il J'aui dire cependant que tout na pas été écrit, comme l'avoue saint Jean. Et, enejjet, ses rapports avec eux étaient Jréquents, avant qu'il montât au ciel; et cela, pour leur consolation, Aussi bien est-il dit, dans la première Épître

QUBST. LV. DE LA MANIFESTATION Dli LA HÉSURUECTION . Gl5

aux Corinthiens, ch. xv (v. G, 7), qu II fut ou par plus de cinq cents frères réunis; et ensuite II fut vu par Jacques : apparitions dont l'Évangile ne fait point mention ». Cette dernière réflexion de saint Thomas est vraie de l'apparition à saint Jacques. Pour ce qui est de l'apparition dont paile saint Paul, il semble bien que c'est la même que celle dont il est question en saint iMat- thieu et qui était marquée, ici, la huitième, par saint Au- gustin.

Uad quarlum donne plusieurs explications au sujet de la contradiction apparente signalée par l'objection. : « Comme le dit saint Jean Chrysostome, expliquant ce qui est marqué en saint Matthieu, ch. xxvi, Après que Je serai ressuscité, Je vous précéderai dans la Galilée : // ne s'en va pas dans une région lointaine pour leur apparaître ; mais par/ni son peuple, et dans le pays rncnie, II avait vécu le plus longtemps avec eux ; afin que par ils pussent se convaincre que Celui-là même qui avait été crucifié, était Celui aussi quits voyaient ressuscité. Pareille- ment, // leur dit qu'il va en Galilée, pour les délivrer de la crainte des Juifs. Ainsi donc, comme le note saint Ambroise, sur saint Luc ; le Seigneur avait mandé à ses disciples qu'ils le verraient dans la Galilée ; mais parce qu'ils restaient enfermés au Cénacle, tenus par la crainte, Il vient d'abord à leur rencontre. El il n'y a point une transgression de ta promesse ; mais plufdt une cmtici- pation due à la bonté. Après, quand ils eurent été affermis, ils par- tirent pour la Galilée. On peut dire aussi, et il n'y a aucun incon- vénient à cela, que dcms le Cénacle ils étaient peu nombreux, et que sur la montagne ils furent bien davantage. C'est qu'en ell'et, ainsi que le dit Eusèbe (Patr. grecque, Migne, t. XXII, p. ioo3), deux Evangélistes, savoir saint Luc et saint Jean ont écrit seu- lement qu'il était apparu aux Onze, à Jérusalem », le jour de la Résurrection ; « les deux autres » savoir saint Matthieu et saint Marc « rapportent que non pas seulement aux Onze mais à tous les disciples et à tous les frères, l'ange et le Seigneur avaient ordonné de se rendre en hâte dans la Galilée » et que c'est qu'ils le verraient. « Ce sont ceux-là dont fait mémoire saint Paul, quand il dit : Ensuite, Il apparut à plus de cinq cents frères réunis. La vraie solution est donc que, d'abord.

'>lO SOMME THÉOLOGIQUE.

tandis qu'ils se cachaient à Jérusalem II leur apparut une ou deux fois pour leur consolation. Dans la Galilée, au contraire, ce n'est pas en secret, ni une fois ou deux, mais en grande puissance qu'il se inonlra aux disciples se faisant voir vivant après sa Passion en des signes nombreux, comme le témoigne saint Luc, dans les Actes ». El nous avons, dans saint Mat- thieu, au moins le récit de l'une de ces manifestations solen- nelles, celle-là même le Christ prononça les paroles qui étaient comme la prise de possession de son empire souverain : « Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre. Allez donc, enseigne: toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la consommation des siècles. Nul doute que ce ne fût en vue de cette manifestation et en raison de son universalité en même temps que de son exceptionnelle solennité que les anges du tombeau avaient dit aux saintes femmes le jour même de la Résurrection : Allez vile. Dites à ses disciples qu'il est res- suscité d'entre les morts. Et voici qu'il vous précédera dans la Galilée. Là, vous le verrez. Saint Thomas ajoute une dernière^ explication empruntée à saint Augustin et qui est plutôt d'or- dre mystique, u Comme le dit saint Augustin, au livre De l'ac- cord des Évangélistes (liv. 111. ch. xxv, n. 86), ce qui est dit par l'ange et par le Seigneur, qu'il les précéderait dans la Galilée, doit s'entendre dans un sens prophétique. Dans la Galilée, en effet, au sens de transmigration, signifie que du peuple d'Israël ils iraient aux Gentils ; lesquels ne croiraient à la prédication des Apôtres, que si Lui-même leur préparait la voie dans les cœurs des hommes. Et c'est ce que signifient les mots : Il vous précédera dans la Gali- lée. Que si le mot Galilée est pris au sens de révélation, on ne doit plus l'entendre du Christ dans sa forme d'esclave, mais dans celle oh II est égal au Père, qu'il a promise à ceux qui l'aiment et ou II nous a précédés sans nous abandonner » .

L'harmonie des conseils divins et leur infinie sagesse deman- dait que le Christ, après sa Résurrection, se montrât à ses dis- ciples, qu'il se montrât à eux dès le premier jour et à plusieurs

QUESï, LV. DE LA MANIFESTATION DE LA UÉSURRECTION. 617

reprises, ce jour-là, devant renouveler dans la suile et jusqu'au jour de son Ascension, ses apparitions tantôt plus intimes et tantôt plus solennelles ; mais non qu'il demeurât continuelle- ment avec eux : pour que tout ensemble leur foi en la vérité de sa Résurrection se trouvât établie, et qu'ils ne courussent pas le risque de croire que la nouvelle vie du Christ ressuscité était la même que celle qui était la sienne avant sa Passion. Mais convenait-il que le Cbrisl apparût à ses disciples sous une autre forme que sa forme véritable, au point qu'ils ne pus- sent pas le reconnaître. C'est ce qu'il nous laul maintenant examiner; et tel est l'objet de l'ai ticle qui suit.

Article IV.

Si le Christ devait apparaître aux disciples sous une forme étrangère?

Trois objections veulent prouver que « le Christ ne devait point apparaître à ses disciples sous une forme étrangère ». La première déclare que « cela seul peut apparaître selon la vérité, qui est. Or, dans le Christ il n'y avait qu'utie forme. Si donc II apparut sous une autie forme, l'apparition ne fut point vraie, mais feinte. D'autre part, c'est chose impossible. Car, ainsi que le dit saint Augustin, au livre des Quatre-virujt-lrois Questions (q. xiv), s'il (rompe, Il n est plus la vérité. Or, le Christ est la vérité. Donc il semble que le Christ n'a pas du apparaître sous une forme étrangère ». La seconde objection dit que u rien ne peut apparaître sous une forme autre que celle qu'il a, si les yeux de ceux qui regardent ne sont point tenus par certains prestiges. Or, ces soites de prestiges étant dus aux arts de la magie ne pouvaient convenir au Clirist ; selon cette pa- role de la seconde Épilve aux Corinthiens, ch. vi (v, i5) : Quel rapport y a t-il entre le Christ et Bélial? Donc il semble que le Christ n'a pas apparaître sous une forme étrangère ». La troisième objection fait observer que <i comme parla Sainte Écriture notre foi est rendue certaine, de même les disciples

6l8 SOMMB THÉOLOGIQUE.

furent rendus certains de la foi de la Résurrection par les appa- ritions du Chiisl. Or, selon que le dit saint Augustin dans l'épître à Jérôme (ch. in), si l'on admet un seul mensonge dans l'Ecrilure, toute l'autorité de l'Écriture est ruinée. Donc, si, même dans une seule de ses apparitions, le Christ apparut à ses disciples autrement qu'il était, tout ce qui aura pu être vu par eux, apiès la Résurrection, dans le Christ, se trouvera in- firmé. Et c'est chose impossible. Donc le Christ n'a pas apparaître » même une seule fois, aux disciples, (( sous une forme étrangère ».

L'argument sed ronlra oppose qu' « il est dit, en saint Marc, chapitre dernier (v. 12) : Après ces choses, à deux d'entre eux qui cdlaient au bourg, Il se montra sous une autre forme ».

\u corps de l'article, saint Thomas se rapportant au sens des déclarations faites dans les deux précédents articles, rappelle que « comme il a été dit, la Résurrection du Christ devait être manifestée aux hommes à la manière dont les choses divines leur sont révélées. Or, les choses divines sont connues des hommes selon qu'ils sont diversement affectés. Car ceux dont l'esprit est bien disposé perçoivent les choses divines dans leur vérité. Ceux-là, au contraire, dont l'esprit n'est pas bien dis- posé perçoivent les choses divines avec un certain mélange de doute ou d'erreur, attendu que Chomine animal ne perçoit pas les choses de Dieu, comme il est dit dans la première Epître aux Corinthiens, ch. n (v. i4). El voilà pourquoi, à quelques-uns qui étaient disposés à croire, le Christ apparut, après sa Résur- rection, sous sa forme vraie; mais II apparut sous une forme étrangère, à ceux qui paraissaient déjà tiédir à l'endroit de la foi ; car ils disaient : Nous espérions que c'était Lui qui devait racheter Israël. Aussi bien saint Crégoire dit dans l'homélie (XXIII, sur l'Évangile), qu'Use montra tel à leurs yeux qu'il étcdl dans leur esprit. Par cela, en effet, qu7/ était encore dans leur esprit étranger à la Joi, Il feignit d'aller plus loin, comme s'il était, en effet, pour eux un étranger ».

L'ad primum réyiond que « comme le dit saint Augustin, au livre des Questions sur les Évangiles (liv. H, q. li), ce n'est pas tout ce que nous feignons, qui est mensonge. Mais quand nous

QUEST, LV. DE LA MAMFESTATIOIN DE LA UÉSURRECTION . G l ()

feignons ce qui ne signifie rien, c'est alors qail y a mensonge. Quand noire fiction se rapporte à une chose signifiée, dans ce cas, il n'y a point mensonge, mais figure ou symbole de vérité. Sans cela, tout ce qui est dit en style figuré par les sages et les saints ou aussi par le Seigneur Lui-même, serait tenu pour mensonge, puisque selon le sens ordinaire, il n'y a pas de vérité dans ces sym- boles. Et, de même qu'on use de signes, dans ces fictions, pareil- lement on use d'actes, sans qu'il y ait mensonge, en vue de signi- fier quelque chose. Or, il en fut ainsi dans le cas présent, comme il a été dit » (au corps de l'article).

L'ad secundum en appelle encore à « saint Augustin, dans le livre De l'accord des Évangétistes » (liv. III, ch. xxv, n. 72), il « dit que le Seigneur pouvait transformer sa chair pour qu'elle présentât^ vraiment des traits autres que ceux qu'ils avaient cou- tume de voir ; puisque aussi bien, avant la Passion, Il s'était trans- figuré, sur la montagne, an point que sa face brillait comme le so- leil. Mais il n'en fut pas ainsi dans le cas dont il s'agit. Car il n'est pas hors de propos de croire que cet empêchement (/ui était sur leurs yeux et qui ne leur permettait pas de reconnaître Jésus, était l'œu- vre de Satan. Aussi bien, dans saint Luc, chapitre deinier (v. iG), il est dit que leurs yeux étaient tenus pour qu'ils ne le reconnussent point ». On aura remarqué cette explication donnée par saint Augustin de la sorte d'aveuglement dos deux disciples.

L'ad tertiam dit que « cette raison donnée par l'objection vau- drait, s'ils n'avaient pas été amenés de cet aspect étranger à voir dans sa vérité ras})ecl du Christ. Comme le note, en effet, saint Augustin, au même endroit (cité toutà riicuie), le Christ permit qa'Uen fût ainsi, c'est-à-dire que leurs yeux fussent tenus, jusqu'au sacrement du pain, afin que la participation à l'unité de son corps soit montrée être le remède qui enlève l'obstacle de l'en- nemi de manière à ce que le Christ puisse être reconnu. Aussi bien il est ajouté, en ce même endroit (S. Luc, ch. xxiv, v, 01), que leurs yeux furent ouverts et qu'ils le reconnurent : non pas qu'auparavant ils eussemt marché, les yeux fermés ; mais il y avait quelque chose qui ne leur permettait pas de reconnaître ce qu'ils voyaient, selon qu'il arrive d'ordinaire par un brouillard on quel- que humeur ».

<32(> SOMME THÉOLOGIQUE.

Ce fut donc par une sorte de demi châtiment que le Christ apparut aux deux disciples d'Emmaiis sous des traits qui pour eux n'étaient point les siens. Si, dans leur cœur, ils n'avaient pas faibli ou chancelé en ce qui était de la foi en Jésus, ils l'auraient reconnu tout de suite. Car II était vraiment Lui- même. D'ailleurs, même en permettant cette illusion momen- tanée, due à l'action du tentateur qui agissait sur eux, le Christ usait envers eux d'une souveraine niiséricoriJe, puisqu'il allait peu à peu, par sa présence même cachée, les libérer de l'obs- tacle qui les empêchait de le reconnaître. Et II voulait montrer aussi, par ce fait symbolique, que la Vérité de Dieu, dans l'or- dre surnaturel, se manifeste aux âmes selon qu'elles s'y trou- vent disposées. Mais, dans cette manfestation de sa Résur- rection, ainsi diversement graduée selon que le demandait la disposition diverse de ceux à qui elle s'adressait, convenait-il que le Christ usât de preuves ou d'arguments, à l'effet de convaincre ceux à qui II se manifestait. C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article V.

Si le Christ devait faire éclater la vérité de sa Résurrection par des arguments?

Trois objections veulent j)rouver (jue « le Christ ne devait point faire éclater- la vérité de sa Késurrrclion par des argu- ments 1). La première cite le mot do « saint Ambroise » (De In Foi, liv. I, ch. v, n. (S'4), il « dit : Enlèue les arguments, Ih on lu C/ierc/ics la Joi. Or, à l'endroit de la Résurrection du Christ, c'est la foi que l'on cherche. Donc il ne doit pas y avoir place pour les arguments .). La seconde objection en ap- pelle au mot de a saint Grégoire » (hom. XXVI, sur r Évan- gile), où il est « dit : La foi na pltis de mcrlle, si la raison humaine lui fournil des preuves. Or, il n'appartenait pas au Christ de diminuer le mérite de la foi. Donc il ne lui appar- tenait pas de confirmer par des arguments la vérité de la

QUEST. LV. Dli LA MAMFEâTATlON DK LA RESLRRECTION. 62 I

Résurrection ». La troisième objection dit que « le Christ est venu dans le monde afin que par Lui les hommes obtien- nent la béatitude; selon cette parole marquée en saint Jean, ch. X (v. 10) : Je suis venu afin qu'ils alenl la vie cl quils C aient surabundamnienl. Or, par ces sortes de démonslralions d'argu- ments il semble qu'est mis obstacle à la béalilude des hommes. Il est dit, en efl'et, en saint Jean, ch. xx (v. 29). de la bouche du Seigneur Lui-même : Bienlieureux ceux qui nont point vu et qui ont cru. Donc il semble que le Christ n'aurait point du ma- nifester sa Résurrection par des arguments ».

L'argument sed contra est le texte formel du livre des Actes, ch. I (v. 3), « il est dit que le Christ apparut aux disciples pendant quarante Jours, en de multiples arguments, leur parlant du Royaume de Dieu » .

Au corps de l'arlicle, saint Thomas nous avertit que « l'ar- gument se dit dans un double sens. Quelquefois il signifie toute raison qui J ail foi en chose douteuse (Cicéron, Topiques, ch. II, n. 6). D'autre fois, on appelle argument un signe sen- sible qui est donné pour manifester quelque vérité ; et c'isl ainsi que même Arislote use quelquefois dans ses livres du niol argument (cf. Premiers Analytiques, liv. II, ch. xxix, n. 10; Rhétorique, liv. I, ch. 11, n. iG elsuiv.). A prendre le mol argument dans le premier sens, le Christ ne prouva point aux disciples sa Résurrection par des arguments. C'est qu'en efl'ct, une telle preuve argumenlative procède de certains principes: lesquels, s'ils n'étaient point connus des disciples, ne pouvaient rien leur manifestei", car une chose inconnue ne peut pas en faire connaître une autre; et s'ils étaient connus d'eux, ils ne dépassaient point la raison humaine, d'où il suit qu'ils n'avaient point d'efficacité pour élablii- la foi de la Résurrection, qui est au-dessus de la raison humaine : il faut, en effet, que les prin- cipes soient du même genre que la chose à établir, ainsi qu'il est dit au premier livre des Seconds Analytiques (ch. vu ; de S. Th., leç. i5). En ce sens, le Christ prouve aux disciples sa Résurrection », non point par des arguments tirés de la raison humaine, mais « par l'autorité de l'Ecriture Sainte, qui est le fondement de la foi, lorsqu'il dit : Il Jaut que soit accompli tout

622 SOMME THÉOLOGIQUE.

ce qui esl écril de moi dans la loi el les psaumes el les prophètes, ainsi qu'on le trouve en saint Luc, chapitre dernier (v. 44 et suiv.). Mais, à prendre l'argurnent dans le second sens, de celle sorte le Christ esl dit avoir fait éclater sa Résurrection par des arguments, pour autant que par des signes souverai- nementévidenls 11 montre qu'il était véritablement ressuscité. Aussi bien, dans le grec, nous avons », pour le texte du livre des Acles, « en de nombreux arguments, au lieu d'argu- ment, on lit T£xaY|Ctc'.,:, qui veut dire signe évident pour prouver. Ces signes, le Christ les montra à ses disciples, pour deux rai- sons. D'abord, parce que leurs cœurs n'étaient point disposés à accepter facilement la foi de la Résurrection », comme en témoigne le récit des Évangélisles. (( Et aussi bien le Christ leur dit, en saint Luc, chapitre dernier (v. 25) : 0 insensés et lents à croire! Et, en saint Marc, chapitre dernier (v. i/j), // leur re- procha leur incrédulité et la dureté de leur cœur. Ensuite, afin que par ces sortes de signes qui leur étaient montrés, leur témoi- gnage fût rendu plus efficace; selon cette parole de la première épîlre de saint Jean, ch. i (v. i, 2) : Ce que nous avons vu et entendu et que nos mains ont touché, c'est cela dont nous rendons témoignage ».

Quand on parle de la foi de la Résurrection el des preuves qui l'établissent, il faut distinguer soigneusement deux choses: ce qu'il y a de surnaturel el de formellement divin dans la Résurrection, c'est-à-dire son caractère de résurrection glo- rieuse, amenant le Christ à une vie nouvelle qui est l'épanouis- sement connaturel de l'âme glorifiée jouissant de la vision de Dieu; et ce qu'il y a d'accessible aux sens des hommes selon qu'ils vivent de la vie présente sur cette terre. Le premier de ces deux caractères est ce qui relève de la foi dans la Résurrec- tion du Christ; et qui, par conséquent, ne saurait être accessi- ble à la raison de l'homme vivant de la vie présente. Que le Christ soit ressuscité d'une telle résurrection, les disciples n'ont pu le savoir, le connaître, que par le témoignage des Écritures, invoqué devant eux par Jésus Lui-même; nullement par des raisons d'ordre humain, que le Christ leur aurait données. Mais le second aspect de la Résurrection du Christ n'avait rien

QUEST. LV. DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. 628

qui ne pût tomber sous les sens des disciples. Us l'avaient vu mort; ils le voyaient de nouveau vivant ; il élait donc nnanifeste pour eux qu'il était ressuscité, c'est-à-dire vivant de nouveau, après qu'il avait été mort. C'est pour leur donner {'évidence de la Résurrection, ainsi comprise, que le Christ s'est montré à eux comme II l'a fait : une telle évidence est parfaitement compatible avec la foi ; car elle ne porte pas sur le même ob- jet : l'évidence porte sur le fait du retour à la vie ; la foi, sur la nature ou le caractère surnaturel et transcendant de cette vie nouvelle qui est celle du Christ retourné à la vie.

Vad primiim dit que a saint Âmbroise parle, dans ce texte que citait l'objection, des arguments qui concluent dans le sens de la raison humaine; et ces arguments, en effet, n'ont pas de valeur pour montrer les choses qui relèvent de la foi, ainsi qu'il a été dit »> (au corps de l'article).

Vad secundam fait observer que « le mérite de la foi vient de ce que l'homme, sur l'ordre de Dieu, croit ce que la raison ne voit pas. Il suit de que cette raison seule exclut le mérite, qui fait voir par la science ce qui est proposé à croire. Et c'est la raison démonstrative ». Dans ce cas, en effet, il n'y a plus le mérite d'adhérer à une vérité sur la seule proposition de Dieu, puisque la raison démontre cette vérité. « Mais ce ne furent point ces sortes de raisons «jue le Christ apporta à l'effet de manifester sa Résurrection ».

h'ad lerliam précise, à nouveau, que « comme il vient d'être dit {ad '2"'"), le mérite de la béatitude que cause la foi n'est totalement exclu que si l'homme ne voulait croire » ou admet- tre (I que ce qu'il verrait; mais que quelqu'un ne croie ce qu'il ne voit pas, que sur certains signes vus, ceci n'exclut pas totalement la foi ni son mérite. C'est ainsi que Thomas, à qui il fut dit ; Parce que tu m'as va, ta as cra, vit une chose et en crut une autre : il vit les blessures; et il crut Dieu. Tou- tefois, celui qui ne requiert pas ces sortes de secours pour croire, a une foi plus parfaite. Et c'est pourquoi, voulant re- prendre le défaut de la foi en quelques-uns, le Seigneur dit, en saint Jean, ch. iv (v. 48) : Si vous ne voyez pas des signes et des prodiges, vous ne croyez pas. Et, d'après cela, on peut entendre

62/1 SOMMR THÉOLOOÎOUE.

que ceux qui sont d'un cœur si prompt et si disposé à croire, quand Dieu parle, qu'ils ne requièrent point des signes tombant sous leurs sens, sont bienheureux par rapport à ceux qui ne croient que s'ils voient ces sortes de signes ». La parole du Christ que citait l'objection et qui fut dite à l'occasion de l'in- crédulité première de l'Apôtre Thomas, ne doit pas s'entendre en ce sens que la foi, pour garder tout son mérite, ne doive reposer sur aucun motif ou aucune évidence. Bien au con- traire, toute foi, pour être raisonnable, demande à être appuyée sur quelque évidence. Mais il y a ou il peut y avoir, même dans ce sens, des exigences outrées. Et c'était le cas de l'Âpôtre Thomas. Il aurait se rendre au témoignage des autres Apô- tres et des saintes femmes, lui annonçant la Résurrection du Christ. Ne vouloir se rendre que quand il aurait vu lui-même était une exigence déraisonnable : elle pouvait témoigner d'un esprit positif et peu porté à la crédulité; mais elle prouvait aussi que cet esprit n'allait pas à la vérité avec assez de sim- plicité. Tout esprit sage doit se rendre compte avant de croire : c'est de la prudence ou de la saine critique. Mais ne vouloir se rendre qu'à un certain rafïînement de preuves, non nécessaires en soi, c'est sortir de la saine critique poui- tomber dans l'excès d'une hypercritique blâmable.

Il était à propos que le Christ donnât à ceux qui devaient èlre les témoins de sa Résurrection, des preuves de cette Résur- rection. Il fallait qu'ils fussent eux-mêmes convaincus, pour pouvoir convaincre les autres. Mais, précisément, une der- nière question se pose, à ce sujet. Et c'est desavoir si les preu- ves données par le Christ à ses disciples étaient de nature à les convaincre. Étaient-elles suffisantes pour cela ? Question importante au plus haut point ; puisque, nous le savons, toute la foi chrétienne repose sur la foi en la Résurrection du Christ; et cette foi en la Résurrection repose elle-même tout entière sur le témoignage de ceux à qui le Christ a donné les preuves dont nous nous enquérons. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

QUËST. LV. DE LA M ViVIFE STATION DE LA RESURRECTION. 625

Article VI.

Si les arguments que le Christ présenta manifestèrent suffisamment la vérité de sa Résurrection?

Nous avons ici cinq objections'. Elles veulent prouver que (( les arguments que le Christ présenta ne manifestèrent pas suffisamment la vérité de sa Résurrection ». La première déclare que « le Christ ne montra rien à ses disciples, après la Résurrection, que les anges aussi, apparaissant aux hommes, n'eussent montré on n'eussent pu montrer. Car les anges, fré- quemment, se montrèrent aux hommes sous une forme hu- maine, et avec eux ils parlaient, ils vivaient, ils mangeaient comme s'ils eussent été des hommes véritables : comme on le voit, dans la Genèse, ch. xviii, des anges que reçut Abraham et à qui il donna l'hospitalité; et dans le livre de Tobie, de l'ange qui conduisit el ramena » le jeune homme. « Et, cependant, les anges n'ont point de véritables corps qui leur soient unis naturellement : chose requise pour la résurrection. Donc les signes que le Christ donna à ses disciples ne furent pas suffi- sants pour manifester sa Résurrection )). La seconde objec- tion arguë de ce que « le Christ ressuscita d'une résurrection glorieuse, c'est-à-dire ayant ensemble la nature humaine avec la gloire. Or, le Christ montra à ses disciples certaines choses qui semblent contraires à la nature humaine; comme de dis- pnrailre à leurs yeux, ou d'entrer les portes étant closes. D'autres choses, par contre, semblent avoir été contraires à la gloire ; par exemple, qu'il mangea el but; qu'il eut les cicatrices des

i. La cinquième objection manque dans la plupart des manuscrits el dans certaines éditions. L'édition léonine elle-même ne l'a mise qu'en note. Mais, outre que toutes les éditions, y compris l'édition léonine, portent, dans le texte, un ad quinlum, qui suppose, par conséquent, une cinquième objection, on ne voit vraiment pas ce qui peut arrêter dans l'acceptation pure et simple du texte de l'objection cinquième qu'on trouve en marge du Codex P, el que l'édition de \enise (1767) n'a pas hésité à mettre dans son texte.

XVI. La Rédemption. 4o

G26 SOMME THEOLOGIQUÉ.

blessures. Donc il semble que ces arguments ne turent pas suf- fisants, ni à propos, pour établir la foi de la Résurrection », La troisième objection dit que « le corps du Christ n'était point tel, après la Résurrectioi), qu'il put être touché par un homme mortel ; et aussi bien Lui-même dit à Magdeleine, en saint Jean, ch. xx (v. 17) : f^e me touche point; car Je ne suis pas encore monté vers mon Père. Donc il n'était pas à propos que pour manifester la vérité de sa Résurrection, 11 se prêtât Lui-même à ce que ses disciples le touchent et le palpent ». La quatrième objection fait observer que « parmi les dots du corps glorieux semble se trouver la clarté (cf. Supplément, q. 85, art. i); que, cependant, le Christ, dans sa^ Résurrection, ne montra par aucun argument. Donc il semble que ces argu- ments furent insuffisants pour montrer la qualité de la Résur- rection du Christ ». La cinquième objection est ainsi for- mulée : « Les anges, donnés comme témoins de la Résurrec- tion, semblent être convaincus d'insuffisance dans leur témoi- gnage, par la dissonance même des Évangélistes à leur sujet. Car, en saint Matthieu, l'ange est décrit comme étant assis sur la pierre roulée d'auprès du monument, tandis qu'en saint Marc il est décrit comme ayant été vu par les femmes qui avaient pénétré à l'intérieur du monument. De plus, saint Mat- thieu et saint Marc parlent d'un ange, saint Jean parle de deux qui étaient assis; et saint Luc, de deux qui étaient debout. Il semble donc que les témoignages de la Résurrection ne con- viennent pas ».

L'argument sed contra oppose simplement que « le Christ, qui est la Sagesse de Dieu {i" aux Corinthiens, ch. i, v. 24), dis- pose toutes choses suavement et comme il convient, ainsi qu'il est dit au livre de la Sagssse, ch. vni (v, 1) ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « le Christ a manifesté sa Résurrection d'une double manière : par le témoignage; et par l'argument ou le signe. Et chacune de ces deux manifestations fut, dans son genre, suffisante. Il a, en efl'et, usé d'un double témoignage, pour manifester sa Résur- rection à ses disciples ; et aucun ne peut être rejeté. Le premier fut le témoignage des anges qui annoncèrent aux femmes la

QUEST. LV. DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. 627

Résurrection, comme on le voit partons les Évangélistes. L'au- tre fut le témoignage des Eciitures, qu'il présenta Lui-même pour démontrer sa Résurrection, comme il est dit en saint Luc, chapitre dernier (v. 20 et suiv,; 44 et suiv.). Les argu- ments aussi furent suffisants pour montrer que la Résurrection était vraie, et, aussi, glorieuse. Que la Résurrection était vraie, Il le montra, d'une première manière, du côté du corps. Et, à ce sujet, Il montra trois choses : Premièrement, que le corps était vrai et résistant ; non un corps fantastique, ou gazeux, comme l'air. Ce qu'il montra en donnant son corps à palper. Aussi bien II dit Lui-même, en saint Luc, chapitre der- nier (v. 39) : Palpez et voye: ; un esprit n'a point chair et os, , comme vous voye: que fai. Secondement, Il montra que c'était un corps humain, leur montrant de véritables trails qu'ils voyaient de leurs yeux. Troisièmement, Il leur mon- tra que c'était le même corps numérique qu'il avait eu aupa- ravant, en leur montrant les cicatrices des blessures. Aussi bien lisons-nous, dans saint Luc, chapitre dernier (v. 38, 39), qu II leur dit : \^oye: mes mains et mes pieds : Je suis bien moi-même. D'une seconde manière, Il leur montra la vérité de sa Résur- rection du côté de l'âme unie de nouveau à son corps. Ce qu'il montra par les opérations du triple genre de vie » propre à l'âme humaine. « D'abord, par l'opération de la vie nutritive : dans le fait, qu'il mangea et but avec ses disciples, comme nous le lisons au chapitre dernier de saint Luc (v. 3o, 43). Secondement, par les opérations de la vie sensitive : en ce qu'il répondait à ses disciples qui l'interrogeaient (S. Jean, ch. xxi, v. 21, 22; Actes, ch. I, V. 6 et suiv.); qu'il les saluait présents (S, Luc, ch. XXIV, V. 36; S. Jean, ch. xx, v. 10, 26) : par Il montrait qu'il voyait et qu'il entendait. Troisièmement, par les opérations de la vie intellective : en ce qu'ils conver- saient avec Lui et qu'ils discouraient des Écritures (S. Luc, ch. XXIV, V. i5 et suiv.; 44 et suiv.; Actes, ch. i, v. 3). Et, pour que rien ne manquât à la perfection de la manifestation, Il montra aussi qu'il avait la nature divine, par le miracle qu'il fît dans la capture des poissons (S. Jean, ch. xxi, v. 6) ; et, plus tard, en ce que, sous leurs yeux. Il monta au ciel (S. Luc,

628 SOMME THÉOLOGIQUte.

ch. XXIV, V. 5i ; Actes, ch. vu, v. 9), parce que, comme il est dit en saint Jean, ch. m (v. i3). Nul ne monte au ciel, si ce nest Celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme, qui est au ciel. Pareillement, 11 montra à ses disciples la gloire de sa Résur- reclion, parle faitqu'll entra vers eux, les portes closes (S. Jean, ch. XX, v. 26) ; selon que saint Grégoire le dît, dans son homé- lie (XXVI, sur rÉvangile) : Le Seigneur donna à palper sa chair qu'il avait introduite, les portes closes, pour montrer que son corps était de même nature mais d'une autre gloire. De même encore, il appartenait à la propriété de la gloire, qu7/ disparût subitement de leurs yeux, comme il est dit en saint Luc, chapi- tre dernier (v. 3i); car il montrait par qu'il était en son pouvoir d'être vu et de ne pas être vu ; ce qui appartient à la condition du corps glorieux, comme il a été dit plus haut » (q. 54, art. 1, ad 2"""; art. 2, ad /"'"). Quand nous disons qu'il montra que sa Résurrection était glorieuse, cela ne veut point signifier que les disciples virent la nature du corps glorifié selon qu'elle est en elle-même et dans ses rapports avec la gloire de l'âme jouissant de la vision béatifique : de ce chef, nous l'avons dit, la Résurrection du Christ était, pour les disciples, un objet de foi, comme l'était aussi la divinté du Christ, en elle-même. Mais, par les arguments qui étaient donnés, ils voyaient qu'il fallait admettre qu'il y avait, dans le Christ res- suscité, d'autres qualités que celles de la vie présente, qui est la nôtre, et une autre nature que la seule nature humaine exis- tant dans les êtres purement hommes; sans voir le comment ou la nature intime, soit de la gloire du corps, soit de la divi- nité présente dans le Christ.

Il serait difficile de trouver, en moins de paroles, mis dans un relief plus saisissant, l'ensemble des preuves données par le Christ au sujet de sa Résurrection, qui, prises ainsi dans leur ensemble, ne laissent plus de place à l'hésitation ou au doute, et font un devoir imprescriptible, pour tout esprit droit et apte à les saisir, de donner son assentiment le plus motivé et le plus inébranlable. INous avons dit ces preuves prises dans leur ensemble. Car,

L'ad primum nous avertit que d ces preuves prises isolément

OUEST. LV. DE LA MAMFESTATION DE LA KESURHECTION . 629

ne sulFisaient point à manifester la Résurrection du Christ; mais, prises toutes ensemble, elles manifestent cette Résurrec- tion dune manière parfaite », sans laisser place, nous l'avons dit, à aucun doute plausible ou à aucune hésitation raisonnable de l'esprit; « surtout, fait remarquer saint Thomas, en raison du témoignage des Écritures, et des paroles des anges, et de l'affirmation du Christ confirmée par les* miracles ». Quant à la diffîcultée tirée des apparitions d'anges dans l'Ancien Tes- tament, saint Thomas fait remarquer que d ces anges qui ap- raissaienln'atïirmaienlpointqu'ils fussent des hommes ; comme le Christ affirmait qu'il était homme », ayant un corps sem- blable au nôtre et le même corps qui était le sien avant de subir la Passion. Pour ce qui est du fait que les anges aussi, qui étaient apparus à Abraham et à Tobie, avaient mangé et bu, comme le Christ, saint Thomas nous avertit que c c'est autrement que le Christ mangea » et but avec ses disciples; « et autrement, les anges », dans les apparitions mentionnées. « Par cela, en effet, que les corps piis par les anges n'étaient point des corps vivants ou animés, ce n'était pas une véritable manducation, bien qu'il y eût véritable broiement des ali- ments et passage de ces aliments dans l'intérieur du corps qu'ils avaient pris; aussi bien l'ange même dit à Tobie, ch. xii (v. 18, 19) : Quand J'étais avec vous, je paraissais manger et boire; mais moi fuse d'un aliment invisible ». Ce n'était donc, au témoignage même de l'ange, qu'une apparence de mandu- cation, « Pour le corps du Christ, au contraire, parce qu'il était un véritable corps vivant ou animé, sa manducation fut véritable » : elle fut véritablement un acte de vie végétative, dans le corps du Christ ressuscité. « Comme le dit, en effet, saint Augustin, au livre Xljl de la Cité de Dieu {ch. xxn), ce n'est pas le pouvoir, mais bien le besoin de m<uiger, qui est enlevé aux corps de ceux qui sont ressuscites. Et \oilà pourquoi, comme le dit le vénérable Bède {sur S. Luc, ch. xxiv, v. /ji), le Christ mangea pcw pouvoir, non par besoin ».

Vad secundum déclare que « comme il a été dit (au corps de l'article), certains arguments étaient apportés par le Christ pour prouver la vérité de la nature humaine; et d'autres, pour

63o SOMME THÉOLOGIQUE.

prouver la gloire du Ressuscité. Or, la condition de la nature humaine, selon qu'on la considère en elle-même, c'est-à-dire quant à son état présent, est contraire à la condition de la gloire; selon cette parole de la première Épître aux Corinthiens, ch. XV (v. 43) : On le sème clans T infirmité; et il ressuscitera dans la puissance. De vient que les choses qui sont appor- tées pour montrer la Condition de la gloire semblent être con- traires à la nature, non point purement et simplement, mais selon l'état présent; el inversement. Aussi bien saint Grégoire dit, dans une homélie (XXVI, sur l'Évangile), que le Seigneur montra deux choses admirables, et, pour la raison humaine, Jort contraires, alors qa après sa Résurrection II présenta son corps incorruptible et cependant apte à être palpé ».

Vad tertiuni répond que «. comme le dit saint Augustin, sur saint Jean (tr. GXXl), ce que le Seigneur dit » en parlant à Magdeleine : « Ne me touche point; car je ne suis pas encore remonté à mon Père, était pour figurer, dans cette femme, l'Église des Gentils, qui ne crut au Christ qu'après qu'il fut monté vers son Père. Ou, encore, Jésus voulut que l'on crût en Lui, c'est-à- dire qu'on le touchât spirituellement, selon que Lui et le Père ne sont qu'un. C'est qu'en effet le Christ monte en quelque sorte vers son Père, dans le sens intime de celui qui a progressé Jusqu'à le reconnaître égal au Père. Magdeleine, au contraire, croyait encore d'une Jaçon charnelle en Celui qu'elle pleurait comme un homme. Quant à ce qu'on lit ailleurs (en S. Matthieu, ch. xxviii, V. 9), que Marie le toucha, quand, ensemble avec les autres Jemmes », au sortir du jardin, (( elle s'approcha et em- brassa ses pieds, cela ne fait point de difficulté, comme le dit Sévérien (ou plutôt S. Pierre Ghrysologue, Serm. LXXVl); car, dans le premier cas, il s'agit d'une figure; dans le second, de la réalité présente : l'un s'entend de la grâce divine; l'autre, de la nature humaine. On peut dire aussi, avec saint Jean Chrysostome (hom. LXXXVl, sur S. Jean), que cette femme voulait encore traiter avec le Christ comme avant la Passion. Dans sa joie, en effet, elle ne concevait rien de grand, bien que la chair du Christ Jùt devenue, par la Résurrection, d'une condition g^randement meilleure. Et c'est pourquoi le Ghrist lui dit : Je ne

QUEST. LV. DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. 63 1

suis pas encore nionlé vers mon Père. Comme s'il disait : A^é pense pas que Je mène désormais une vie terrestre. Si tu me vois encore sur la terre, c'est que je ne suis pas encore monté vers mon Père; mais le moment est proche oh je vais monter vers Lui. Aussi bien II ajoute : Je monte vers mon Père et votre Père ». Toutes ces explications sont données pour expliquer le texte de l'Évangile selon le sens du Noli me tangere : Ne me touche point. Le texte grec se prête à une traduction plus simple, et, semble-t-il, plus littérale. Au lieu de : iVe me touche point, il faudrait lire : I\e me retiens pas. Et qu'en elîet, il n'y eut aucune impossibilité à toucher Jésus, même après sa Résur- rection, nous en avons pour preuve le double fait que les saintes femmes embrassèrent ses pieds; et que Lui-même invita ses disciples à palper son corps. Tout permet donc de supposer que Marie-Magdeleine, quand Jésus eut prononcé son nom et qu'elle-même s'écriait : Rabboni! se jeta aux pieds de Jésus et qu'elle les tenait embrassés, ne pouvant plus s'en détacher. C'est alors que Jésus, après un moment, lui dit : Ne me retiens pas: Je ne suis pas encore remonté à mon Père: comme s'il disait : Tu me retrouveras. Maintenant, va vers mes frères et dis-leur : Je monte à mon Père et votre Père, à mon Dieu, et votre Dieu. Le texte grec porte, en effet : y-Vi [j-ou x-ktou. qui signifie, à la lettre : ne f attache pas à moi, au point de me retenir, de ne pas vouloir me laisser. Cette traduction lève toute difficulté, et donne un sens qui s'iiarmonise de tout point avec le contexte. C'est ainsi que nous l'avions donnée nous-mêrne, au deuxième volume de Jésus-Christ dans lÉvan- gile, p. 35i, et 367).

Vad quartum dit que « comme l'explique saint Augustin, à Orosius (Dialogue LXV, q. xiv; parmi les Œuvres de S. Augus- tin), te Seigneur ressuscita dans une chair dotée de clarté; toute- fois, Il ne voulut point apparaître à ses disciples dans l'éclat cette dot glorieuse, parce qu'ils n'auraient pu fixer de leurs yeux une telle clarté. -Si, en effet, avant de mourir pour nous et de ressusciter, quand Iljut transfiguré sur la montagne, les disciples ne purent pas soutenir sa vue, combien plus n auraient-ils pas pu voir le Seigneur dans sa chair éblouissante de la clarté de gloire.

6o2 SOMME THÉOLOGIQUE.

Il faut aussi considérer, ajoute saint Thomas, qu'après la Résurrection, le Seigneur voulait surtout montrer qu'il était le même qui avait été mort. Et ceci eût pu être empêché grandement s'il leur avait montré la clarté de son corps. C'est qu'en effet, le changement qui se produit dans l'aspect montre le plus la diversité de ce qui est vu; parce que les sensibles communs, parmi lesquels se trouvent Vun et le plusieurs, Videntique et le divers, relèvent le plus du sens de la vue » : non pas que le sens de la vue suffise absolument à connaître ces sensibles communs, dont le propre est toujours de relever de plusieurs sens; mais parce que, dans l'usage de la vie et quand s'est faite l'éducation des sens, celui de la vue est le mieux placé pour se prononcer à leur sujet. « Avant la Pas- sion, au contraire, de peur que les disciples ne vinssent à mépriser l'infirmité de cette Passion, le Christ se proposait surtout de montrer la gloire de sa majesté, que démontre sur- tout la clarté du corps. Et voilà pourquoi, avant la Passion, le Christ montra d'avance sa gloire par la clarté; mais, après la Résurrection, 11 la montre par d'autres signes ». On aura remarqué combien cette observation de saint Thomas est en harmonie avec le mystère du Christ dans sa double manifes- tation, avant et après la Résurrection.

Vadquintuni fait observer que u comme le dit saint Augustin, au livre De l'accorddes Évangélistes (liv. 111, ch. xxiv, n. 67, (J9), nous pouvons entendre que fange unique, vu par les Jemmes, est le même en saint Matthieu et en saint Marc, pour autant que ces femmes étant entrées dans le monument, là, dans un espace inter- médiaire, elles virent l'ange assis sur la pierre du monument, comme le dit saint Matthieu; et cela revient à l'ange assis à droite, dont parte saint Marc. Puis, cdors quelles regardaient à l'inté- rieur du monument , à l'endroit avait été déposé le corps du Seigneur, deux autres anges furent vus par elles, d'abord assis, comme ledit saint Jean; et, ensuite, parce qu'ils s'étaient levés, elles les virent debout, comme le dit saint Luc ». Cette ques- tion de l'accord des Évangélistes, au sujet de l'apparition des anges au tombeau, est une des plus délicates. Voici comment nous pensons qu'elle peut se résoudre, L'ange dont parle

QUEST. LV. DE LA MANIFESTATION DE LA HÉSURHECTION . 633

saint Matthieu comiiie étant assis sur la pierre roulée de devant le monument (S. Matthieu, eh. xxviii, v. 3, 'i), n'a pas été vu, au moment saint Mattliieu le mentionne assis de la sorte, par les saintes femmes. Ce moment se rapporte à ce qui s'était passé lorsque le Christ sortit, plein de gloire, de son tombeau. C'est alors que l'ange du Seigneur était descendu du ciel, ébranlant et faisant tout trembler autour de lui; puis, roulant la pierre du sépulcre, il s'était assis dessus, glaçant d'épouvante les malheureux gardes du sanhédrin, qui, après êlre restés cfomme morts, devaient ensuite, quand les femmes dont il va être question furent parties, se rendre dans la ville auprès des princes des prêtres et raconter tout ce qui s'était passé (S. Matthieu, ch. xxviii, v. 2, 4, n). Donc, ce n'est point des saintes femmes que les Evangélistes ont eu le détail rap- porté par saint Matthieu, au sujet de lange assis sur la pierre roulée de devant le monument. Quand les saintes femmes arrivèrent, en effet, l'ange n'était plus assis sur cette pierre; ou, du moins, elles ne le virent point. A ce moment, tout était dans le calme. Seule, la pierre roulée de devant la porte du monument témoignait que quelque chose d'extraordinaire venait de se passer. Et la première pensée qui dut se présenter à l'esprit des saintes femmes fut que la sépulture de leur Maître avait été violée. Cette appréhension ne pouvait que s'affermir, quand, étant entrées dans le monument, elles n'y trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus, comme le rapporte saint Luc (ch. XXIV, V. 2, 3). Évidemment, jusqu'à ce moment, elles n'ont encore vu aucun ange au tombeau. Mais, à ce moment précis et u tandis qu'elles étaient inquiètes à ce sujet, paru- rent près d'elles deux hommes aux vêtements éclatants (S. Luc, Ibid., V. 5). Il faut remarquer toutefois, qu'à ce moment, Marie-Magdeleine n'était plus là. Plus prompte que ses com- pagnes et plus émue que les autres à la pensée ^'une profa- nation de la sépulture du divin Ami, elle avait couru auprès de Simon-Pierre et de Jean, pour leur annoncer la terrible nouvelle (S. Jean, ch. xx, v. 2). Ce fut en l'absence de Mag- deleine, que les autres femmes, restées au tombeau, virent, à l'intérieur du monument, les deux anges dont parle saint

G3/j SOMME THÉOLOniQUE.

Luc. C'est l'un de ces deux anges, celui qui était « assis à droite » (S. Marc, ch. xvi, v. 5), qui leur adressa, au nom de tous les deux, les paroles rapportées en saint Matthieu, ch. xxviii, V. 5-7, et en saint Marc, ch. xvi, v. 6, 7, et en saint Luc, ch. XXIV, V. 5-7. Quant à la vision des deux anges dont parle saint Jean, ch. xx, v. ii-io, elle est distincte des précédentes et n'eut lieu que pour Marie-Magdeleine, retournée au tombeau avec Pierre et Jean, après le départ des autres femmes, et restée seule, abîmée dans sa douleur, quand les deux disciples, ayant tout inspecté au dedans du tombeau, étaient repartis, persuadés, eux aussi, comme le disait Magdeleine, que le corps de Jésus avait été enlevé. Ce fut, à ce moment, et après sa réponse aux anges du tombeau (S. Jean, v. i3), que Magde- leine fut gratifiée, la première (S. Marc, ch. xvi, v. 9) de l'ap- parition de Jésus, qu'elle ne reconnut pas d'abord, et dont elle ne pouvait se détacher ensuite (S. Jean, ch. xx, v. 10-17). L'apparition de Jésus aux autres femmes n'eut lieu qu'ensuite, alors que sorties du jardin et se rendant à la ville par un che- min où elles n'avaient rencontré ni Magdeleine ni les apôtres Pierre et Jean, elles allaient s'acquitter du message que les anges leur avaient donné (S. Matthieu, ch. xxviii, v. 8-10). Les choses ainsi entendues, tout s'harmonise parfaitement dans le récit des Évangélistes. Pour plus de détails, cf. Jésus- Christ dans l'Évangile, tom. LI, p. 3/j6-362,

La Résurrection du Christ devait être, dans l'ordre du salut des hommes parla foi au mystère de l'Incarnation rédemptive, le fondement de tout. C'est par elle que devait être rendue manifeste à tous la vérité de la Personne du Rédempteur en sa double nature divine et humaine, et aussi la splendeur de vie nouvelle qui nous était promise comme fruit de sa Rédemp- tion. Pour cela, il fallait évidemment que la connaissance de cette Résurrection avec son double caractère de résurrection véritable et de résurrection glorieuse put arriver d'une ma- nière absolument certaine à tous, selon l'économie des conseils de Dieu et de son gouvernement. Oi', cette économie deman- dait que la Résurrection ne fût pas immédiatement connue de

QUEST. LV. DE LA MANIFESTATION DE LA RESURRECTION. G35

tous; mais qu'elle fût d'abord manifestée à des témoins de choix, lesquels en porteraient la nouvelle, par eux ou par leurs successeurs, à tous les êtres humains jusqu'à la fin des temps. Encore fallait-il que ces témoins choisis, appartenant au monde humain selon le cours de la vie présente, fussent instruits de ce grand fait, essentiellement surnaturel et divin, par des in- termédiaires appartenant au monde des esprits. Du reste, et afin que leur témoignage eût la valeur irrécusable du témoi- gnage appuyé sur le contrôle des sens de la vue, de l'ouïe, du loucher même, dans les sujets qui le rendraient, le Christ res- suscité multiplia les preuves avec une sorte de prodigalité di- vine, ménageant les circonstances d'une façon telle que les moins disposés à se rendre et à accepter, dans sa réalité aveu- glante, un fait aussi prodigieux, comme l'irréductible Thomas Didyme, seraient forcés de tombera genoux et de s'écrier, vain- cus par l'évidence : Mon Seigneur! et mon Dieu!

Après avoir étudié la Résurrection du Christ en elle-même, dans sa qualité et dans sa manifestation, « nous devons main- tenant l'étudier dans sa causalité ».

C'est l'objet de la question suivante.

QLESTIOA LYI

DE LA CALSALtTE DE I.A KÉSURRECTION DU CHRIST

Cette question conipiend deux articles :

1" Si la Résurrection du Christ est cause de notre résurrection? 3" Si elle est cause de notre justification ?

Il est aisé de voir que ces deux articles embrassent tout, dans l'ordre de nos biens surnaturels. L'un, en effet, regarde la con- sommation de tous nos biens par la résurrection glorieuse; l'autre, leur commencement, par l'acquisition de la grâce qui nous justifie. Venons tout de suite à l'article premier.

Article Premier .

Si la Résurrection du Christ est cause de la résurrection

des corps?

Quatre objeclions veulent prouver que « la Résurrection du Christ n'est point cause de la résurrection des corps ». La première dit que » si l'on pose une cause suffisante » à la pro- duction d'un effet, « il est nécessaire que l'effet soit posé. Par conséquent, si la Résurrection tlu Christ est la cause sutTisante de la résurrection des corps, il s'ensuit qu'immédiatement, quand le Christ ressuscita, tous les morts durent ressusciter » ; ce qui ne fut pas. d Donc la Résurrection du Christ n'est point la cause de la résurrection des corps ». La seconde objection déclare que o la cause de la résurrection des morts est la jus- tice divine ; en ce sens que les corps doivent ensemble être

QÙEST. LVI. CAUSALITÉ DE LA UÉSURRECTION DU CHRIST. 687

récompensés ou punis avec les ùmes, de même qu'ils ont com- muniqué avec elles dans le mérite ou le péché, ainsi que le dit saint Denys, au chapitre dernier de la Hiérarchie Ecclésiastique (ch. vu), et aussi saint Jean Damascène, au livre IV {De la foi orthodoxe, ch. xxvii). Or, il eût été nécessaire que la justice de Dieu s'accomplisse, même si le Christ n'était pas ressuscité. Donc, même si le Christ n'était pas ressuscité, les morls res- susciteraient. Ce n'est donc pas la Résurrection du Christ, qui est la cause de la résurrection des morts ». La troisième ob- jection fait observer que <( si la Résurrection du Christ était la cause de la résurrection des corps, ou elle serait la cause exemplaire, ou la cause efficiente, ou la cause méritoire. Elle n'est point la cause exemplaire. Parce que c'est Dieu qui opé- rera la résurrection des corps; selon celte parole marquée en saint Jean, ch. v (v. 21) : Le Père ressuscite les morts. Et Dieu n'a pas besoin de regarder, quand II agit, un exemplaire qui serait hors de Lui. Semblablemenl, elle n'est point la cause efficiente. La cause efficiente, en effet, n'agit que par contact, spirituel ou corporel. Or, il est manifeste que la Résurrection du Christ n'agit point par contact corporel sur les morls qui ressusciteront, à cause de la distance du temps et de l'espace. Elle n'agit pas, non plus, par contact spirituel, lequel se fait par la foi et la charité, puisque même les infidèles et les pé- cheurs ressusciteront aussi. Enfin, la Résurrection du Christ n'est point la cause méritoire de la résurrection des corps; parce que le Christ, quand 11 ressuscita, n'était déjà plus de cette terre; et, par suite, Il n'était plus dans l'état de mériter. Il suit de qu'en aucune manière la Résurrection du Christ ne paraît être la cause de notre résurrection ». La quatrième objection part de ce que u la mort étant ta privation de la vie, il semble que détruire la mort n'est rien autre que ramener la vie, ce qui appartient à la résurrection. Or, c'est en mourant que le Christ a déirait notre mort (préface du temps pascal). Donc la mort du Christ est la cause de notre résurrection; et non pas sa Résurrection ».

L'argument sed contra cite le mot de « la glose », qui, « sur cette parole de la première É\)\lre aux Corinthiens, ch. xv (v. 12),

638 SOMME THEOLOGIQUE.

si l'on prêche du Christ qu'il est ressuscité des morts, etc., dit : Lui qui est la cause efficiente de notre résurrection » .

Au corps de l'article, saint Thomas en appelle au fameux principe, emprunté d'Aristole, que « ce qui est premier, en tout genre, est la cause de ce qui vient après, comme il est dit au livre II des Métaphysiques (de S. Th., leç. 2; la formule est d'Averroës, commentant le texte d'Aristole). Or, ce qu'il y a de premier, dans l'ordre de notre résurrection, c'est la Résurrec- tion du Christ, ainsi qu'on le voit par ce qui a été dit plus haut (q. 53, art. 3). Il s'ensuit qu'il faut que la Résurrection du Christ soit la cause de notre résurrection. Et c'est ce que l'Apôtre dit, dans la première épître aux Corinthiens , ch. xv (v. 20, 21) : Le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui dorment; car c'est par un homme (Adam), que la mort existe, et c'est par un homme (le Christ), qu'existe la résurrection des morts. Qu'il en soit ainsi » poursuit saint Thomas, « c'est conforme à la raison. Car le principe de toute vie pour l'homme est le Verbe de Dieu, dont il est dit, dans le psaume (xxxv, V. 10) : En vous, est la source de la vie. Et, aussi bien, Lui- même », le Verbe incarné, « dit, en saint Jean, ch. v (v. 21) : Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, de même le Fils aussi donne la vie à ceux qu'il veut. D'autre part, l'ordre natu- rel des choses, institué par Dieu, a ceci, que toute cause agit d'abord en ce qui est le plus rapproché d'elle, et, par ce pre- mier effet, agit ensuite sur ce qui est plus éloigné. C'est ainsi que le feu », dont le lieu, dans la physique aristotélicienne, était la partie supérieure de la sphère des éléments, ayant, sous lui, l'air, puis l'eau, puis la terre, « chaulï'e d'abord l'air, plus rapproché de lui, par lequel il chauff'e ensuite les corps plus distants; et Dieu Lui-même illumine d'abord les substances » des purs esprits « qui sont les plus rapprochées de Lui, et, par elles, les substances » spirituelles « plus éloignées, comme le dit saint Denys, au chapitre xni de la Hiérarchie Céleste. Et voilà pourquoi le Verbe de Dieu a d'abord donné la vie im- mortelle au corps qu'il s'était uni » personnellement « d'une union naturelle, et, par lui. Il opère la résurrection en tous les autres ».

1

QUEST. LVr. -- CAL'SALITÉ DE LA IlÉSURRECTION DU CHRIST. 689

Vad primam fait observer que « comme il a été dit (au corps de l'article), la Résurrection du Christ est la cause de noire résurrection par la vertu du Verbe uni » au corps ressuscité. « Or, le Verbe agit par sa volonté. Il suit de qu'il n'est point nécessaire que l'elVet provienne immédiatement, mais selon la disposition du Verbe de Dieu, selon laquelle il faut que nous soyons d'abord conformes au Christ souffrant et mourant, durant celte vie passible et mortelle, et qu'ensuite nous par- venions à participer la ressemblance de la Résurrection » , quand le temps de l'épreuve marqué pour tout le genre humain sera révolu.

Vad secundum explique que « la justice divine est la cause première de notre résurrection; mais la Résurrection du Christ en est la cause seconde et quasi instrumentale. Or, bien que la vertu de la cause principale ne soit pas déterminée à tel ins- trument déterminé, cependant dès qu'elle agit par cet ins- trument, cet instrument est cause de l'effet. Nous dirons donc que lajustice divine, considérée en elle-même, n'est pas obli- gée de causer notre résurrection par la Résurrection du Christ; et Dieu aurait pu, en effet, nous délivrer » du péché et de la mort « d'une autre manière que par la Passion et la mort du Christ, ainsi qu'il a été dit plus haut (q. 46, art. 2). Mais, dès cependant que Dieu a décrété de nous délivrer de cette façon, il est manifeste que la Résurrection du Christ est cause de notre résurrection ».

Vad terliam déclare que « la Résurrection du Christ n'est poifit proprement cause méritoire de notre résurrection; mais elle est cause efficiente et exemplaire. Elle est cause efficiente, pour autant que l'humanité du Christ, selon laquelle 11 est ressuscité, est, d'une certaine manière, l'instrument de la divi- nité et agit dans sa vertu, comme il a été dit plus haut (q. i3, art. 2, 3; q. 19, art. 1; q. /13, art. 2). Et c'est pourquoi, de même que les autres choses que le Christ, dans son humanité, à faites ou souffeites, en vertu de sa divinité, nous sont salu- taires , ainsi qu'il a été dit plus haut (q. [\'6, art. 6); de même aussi la Résurrection du Christ est cause elliciente de notre résurrection par la vertu divine, dont c'est le propre de rend^^

(U|0 SOMME THÉÔLOGIQUE.

la vie aux morts. D'autre part, cette vertu » divine « atteint, par sa présence, tous les lieux et tous les temps. Or, ce contact virtuel suffit pour la raison d'un tel mode de cause efficiente. Et parce que, comme il a été dit (ad 2'""), la cause primordiale de la résurrection humaine est la justice divine, de laquelle vient au Christ qu7/ a le pouvoir de faire le jugement en tant qu'Ilest le Fils de Vhomme (S. Jean, ch. v, v. 27), la vertu effec- tive de sa Résurrection s'étend, non pas seulement aux bons, mais aussi aux méchants, qui sont soumis à son jugement ». On aura remarqué le point de doctrine que vient de nous livrer ici saint Thomas et qui jette un jour si précieux sur la ques- tion de la causalité instrumentale de l'humanité du Christ. Saint Thomas vient de nous dire expressément que cette cau- salité instrumentale garde toute sa raison et s'exerce excellem- ment, du simple fait que la vertu divine, dont l'humanité du Christ est l'instrument uni à elle dans la même Personne du Verbe, veut bien, en effet, se servir de cette humanité pour pro- duire ce qu'il lui plaît de produire que ce soit et quand que ce soit ; bien que l'humanité du Christ, dans la réalité de sa présence sensible, ne soit qu'en un seul lieu, elle peut cepen- dant agir partout, en raison de la vertu divine, qui, présente elle-même partout, soumet toute chose à l'action de l'humanité du Christ, dont elle se sert comme d'un instrument.

Mais nous avons dit aussi que la Résurrection du Christ était la cause exemplaire de notre résurrection. Saint Thomas le prouve comme il suit. (( De même que la Résurrection du corps du Christ, par cela que ce corps est uni personnellement au Verbe, est la première dans le temps, de même aussi elle est la première en dignité et en perfection, comme le dit la glose, sur la première Epître aux Corinthiens, ch. xv (v. 20, 28). Or, tou- jours, ce qui est le plus parfait est ce qu'imitent les choses qui sont moins parfaites, à leur manière. Et voilà pourquoi la Résurrection du Christ est l'exemplaire de notre résurrection. Mon pas que ce soit nécessaire, du coté de Celui qui cause la résurrection, lequel n'a pas besoin d'exemplaire », comme le disait l'objection; a mais c'est nécessaire du côté de ceux qui doivent ressusciter, lesquels doivent être conformes à cette

QUEST. LVI. ^^ CAUSALITÉ DE LA RESURRECTION DU CHRIST. 6^1

Résurrection » première et plus parfaite; « selon cette parole de rÉpître aux PhUippiens, ch. m (v. 21) : // réformera le corps de notre fiumilUé » ou de notre bassesse « configuré au corps de sa clarté » .

Saint Thomas ajoute, en finissant, que «si la vertu efficiente de la Résurrection du Christ s'étend à la résurrection tant des bons que des méchants », ainsi qu'il a été dit, « toutefois, sa raison de cause exemplaire s'étend, proprement, seulement aux bons, qui ont été faits conformes à la filiation du Christ, comme il est dit aux Romains, ch. viii (v. 29) ».

V ad quart um répond à robjection, en s'appuyant sur la dis- tinction de la double causalité dont nous venons de parler dans Vad lertium. « Selon la raison de cause efficiente, qui dépend delà vertu divine, c'est d'une façon commune que, soit la mort du Christ, soit aussi sa Résurrection, l'une et l'autre sont cause et de la destruction de la mort et de la restauration de la vie. Mais, selon la raison de cause exemplaire, la mort du Christ, par laquelle II abandonna la vie mortelle, est cause de la destruc- tion de notre mort; et la Résurrection, par laquelle II com- mença la vie immortelle, est cause de la restauration de notre vie. Pour ce qui est de la Passion, elle a ceci, en plus, qu'elle est cause méritoire, ainsi qu'il a été dit plus haut » (q. 48, art. i).

Ces admirables distinctions ne laissent plus aucune ombre sur cette question si délicate de la causalité de la Résurrection du Christ, soit prise en elle-même, soit dans sa comparaison avec la causalité de la mort ou de la Passion du Christ, par rapport à notre résurrection future. Mais que penser de la Résur- rection du Christ et de sa causalité par rapport à notre justifi- cation. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

XVÎ. La Rédemption. 4i

I

642 SOMME THÉOLOGIQÙE.

Article II,

Si la Résurrection du Christ est cause de la résurrection

des âmes?

On voit, par les termes nouveaux dont se sert ici saint Tho- mas, au début de ce nouvel article, le sens précis qu'il donnait au mot Justification; et, pareillement, le rapport qu'il entendait établir, entre la chose signifiée par ce mot, et la Résurrection du Christ. Il s'agit, ici encore, de véritable résurrection : mais, non pas de résurrection corporelle, comme dans l'article pre- mier; il s'agit de résurrection spirituelle. La résurrection spi- rituelle doit-elle être assignée comme l'effet propre de la Résur- rection corporelle du Christ, au même titre que la résurrection des corps.

Quatre objections veulent prouver, ici encore, que « la Résur- rection du Christ n'est point la cause de la résurrection des âmes ». La première cite un texte de « saint Augustin, sur saint Jean (tr. XXIII) », oii il est « dit que les corps ressuscitent par la dispensalion humaine; mais les âmes ressuscitent par la substance de Dieu. Or, la Résurrection du Christ napparlient pas à la substance de Dieu, mais à la dispensation humaine. Donc la Résurrection du Christ, bien qu'elle soit cause de la résurrection des corps, ne semble pas cependant être cause de la résurrection des âmes », La seconde objection dit que « le corps n'agit point sur l'esprit. Or, la Résurrection du Christ appartient à son corps, qui tomba par la mort » (la résurrec- tion, en effet, ou le relèvement se dit par rapporta la chute ou au fait d'être tombé). « Donc la Résurrection du Christ n'est point la cause de la résurrection des âmes ». La troisième objec- tion déclare qu' « en raison de ce que la Résurrection du Christ est cause de la résurrection des corps, les corps de tous les hommes ressusciteront; selon cette parole de la première Épître aux Corinthiens , ch. xv (v, 5i) : Tous, nous ressuscite- rons, à la vérité. Or, ce ne sont point les âmes de tous, qui res-

QUEST. LVI. CAUSALITÉ DE LA RESURRECTION DU CHRIST, 643

suscitent; car certains iront au supplice éternel, comme il est dit en saint Matthieu, ch. xxv (v. f\^). Donc la Résurrection du Christ n'est point la cause de la résurrection des âmes ». La quatrième objection arguë de ce que « la résurrction des âmes se fait par la rémission des péchés. Or, ceci a été fait par la Passion du Ghiist; selon cette parole de V Apocalypse, ch. i. (V. 5) : fl nous a lavés de nos péchés dans son. sang. Donc la Passion du Christ est cause de la résurrection des âmes, plus que n'en est cause la Résurrection ».

L'argument sed contra en appelle à ce que « l'Apôtre dit, aux Romains, ch. iv (v. 26) : Il est ressuscité pour notre Justification : laquelle n'est pas autre chose que la résurrection des âmes. Et, sur ce mot du psaume (xxix, v. 6) : Sur le soir, il y aura les pleurs, la glose dit que la Résurrection du Christ est cause de notre résurrection : et de lame, présentement; et du corps, dans l'avenir ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il a été dit (art. précéd., «0? .?"'"), la Résurrection du Christ agit en vertu de la divinité ; laquelle s'étend, non pas seulement à la résurrection des corps, mais aussi à la résurrection des âmes : c'est de Dieu, en effet, qu'il vient et que l'âme vit par la grâce et que le corps vit par l'âme. Il suit de que la Résurrection du Christ a, par mode de cause instrumentale, la vertu effec- tive, non pas seulement eu égard à la résurrection des corps, mais aussi eu égard à la résurrection des âmes. Pareillement aussi, elle a la raison de cause exemplaire, eu égard à la résur^ reclion des âmes. C'est qu'en effet, nous devons aussi nous con- former au Christ ressuscité, en raison de l'âme, afin que, selon l'Apôtre dans son épître aux Romains, ch. vi (v. /j), de même que le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, de même, nous aussi, nous marchions dans la nouveauté de vie ; et de même que Lui, nmintenant ressuscité des morts, ne meurt plus, pareillement, nous aussi, nous nous estimions morts au péché (v, 8, 9, II), afin que, de nouveau, nous vivions avec Lui »,

L'ad primum explique le mol de saint Augustin, que citait l'objection. « Saint Augustin dit que la résurrection des âmes se fait par la substance de Dieu, quant à la participation : en

044 SOMME THÉOLOGIQUE.

ce sens que c'est en participant la bonté de Dieu » selon qu'elle est en elle-même, « que les âmes deviennent justes et bonnes; non en participant quelque créature que ce puisse être. Aussi' bien, alors qu'il avait dit : les âmes ressuscitent par la substance de Dieu, il ajoute : c'esl, en ejjet, par la participation de Dieu, que l'âme est faite bienheureuse ; non par la participation de l'âme sainte. Nos corps, au contraire, sont rendus glorieux, en par- ticipant la gloire du corps du Clirist », Voilà donc tout ce qu'a voulu dire saint Augustin ; mais non pas, comme le concluait l'objection, que Dieu seul soit la cause efficiente de la résur- rection des âmes, à l'exclusion du corps du Clirist ressuscité.

Vad secundum fait une application à la question présente de la doctrine de la causalité instrumentale de l'humanité du Christ exposée à l'article précédent. « L'efficace de la Résur- rection du Christ parvient jusqu'aux âmes, non point par la vertii propre du corps du Christ ressuscité, mais par la vertu de la divinité à laquelle il est uni personnellement ».

L'ad tertium répond que « la résurrection des âmes appartient au mérite, qui est l'effet de la justification » : l'âme ressuscilée, et par même justifiée, est constituée dans l'état de mérite. « Au contraire, la résurrection des corps est ordonnée », non plus au mérite, effet de la justification, mais « à la peine ou à la récompense, qui sont l'effet du juge. Or, il n'appartient pas au Christ de justifier tous les hommes; mais il lui appartient de les juger tous. Et voilà pourquoi tous ressuscitent selon le corps, mais non pas tous selon l'âme ».

L'ad qaarlum déclare que « dans la justification des âmes, deux choses concourent; savoir : la rémission de la faute ; et la nouveauté de la vie par la grâce. Si donc il s'agit de la causa- lité par mode de cause efficiente, laquelle est due à la vertu di- vine, soit la Passion du Christ soit sa Résurrection, toutes deux sont causes de la justification quant à l'une et à l'autre des deux choses qu'elle comprend. Mais, s'il s'agit de la causalité par mode de cause exemplaire, proprement la Passion du Christ et sa mort sont cause de la rémission de la faute, par laquelle nous mourons au péché; tandis que la Résurrection est cause de la nouveauté de la vie, qui est par la grâce ou la justice. Et

QUEST. LVr. CAUSALITÉ DE LA RESURRECTION DU CHRIST. 6^45

c'est pourquoi l'Apôtre dit, aux Romains, ch. iv (v. 25), que le Christ a été livré, savoir à la mort, à cause de nos péchés, pour les enlever; et qu'/f est ressuscité pour notre justification. - De plus, la Passion du Christ est, aussi, cause méritoire, ainsi qu'il a été dit » (art. précéd., ad /i""'; q. 48, art. i).

Quand un être humain, au cours de la vie présente, perdu par le péché, renaît à la vie de l'àme par la grâce de la justifi- cation, cette vie nouvelle doit se modeler, dans l'ordre spirituel, sur la vie nouvelle du Christ ressuscité, qui est revenu à la vie pour ne plus mourir. Et, à ce titre, la Résurrection du Christ est la cause exemplaire de la résurrection des âmes. Elle en est aussi la cause efficiente, par mode de cause instrumentale, agissant en vertu de la divinité unie à l'humanité du Christ dans la même Personne du Verbe fait chair. C'est donc par l'humanité du Christ ressuscité que s'accomplit désormais tout mystère de vie surnaturelle pour nous : présentement, dans l'ordre de la vie de l'âme; plus tard, au jour des suprêmes rétributions, dans l'ordre de la vie du corps, qui sera immor- telle pour tous, mais en vue de la gloire au ciel pour les justes, tandis que pour les réprouvés, celte vie immortelle n'aboutira qu'à l'horreur d'une éternité de supplices dans l'enfer.

L'étude des mystères ayant trait à l'exaltation du Christ devait comprendre d'abord ce qui regardait sa Résurrection. Nous avons vu cette Résurrection en elle-même, dans sa qualité, dans sa manifestation, dans sa causalité. Le Christ, après sa mort ignominieuse sur la croix et sa sépulture, ne pouvait rester ainsi dans l'ignominie de son supplice. Il fal- lait qu'il fut glorifié dans la mesure même 11 s'était hu- milié par amour pour son Père et pour nous. Sa gloire éclata au troisième joui-, quand II sortit vivant du tombeau ses ennemis l'avaient scellé dans la mort. La vie nouvelle qui était désormais la sienne ne ressemblait plus à celle qu'il avait menée avant sa mort. Sans doute, elle était une vraie vie hu- maine, constituée par l'union de son âme à son corps dont elle était, comme auparavant et par nature, la forme substantielle.

646 SOMME THÉOLOGIQUE.

Mais la gloire dont celte âme jouissait depuis le premier mo- ment de la conception dans le sein de Marie, et qu'elle avait retenue en sa partie supérieure, sans la laisser déborder sur le corps, jusqu'à l'accomplissement du mystère de notre rédemp- tion, pouvait désormais se répandre en toute liberté et selon toute sa vertu sur le corps qui lui était de nouveau uni par la toute-puissance de Dieu. Les quatre qualités des corps glorieux étaient désormais les propriétés inaliénables du corps du Christ ressuscité. Impassible et immortel, subtil, agile, lumineux, il participait en quelque sorte, tout en restant un vrai corps, un vrai corps humain et le même corps qu'il était auparavant, à la vie des esprits. Cette vie nouvelle, dont la certitude devait être le fondement indestructible de notre foi, fut manifestée à des témoins choisis de Dieu, qui devaient en porter la nouvelle à tout le genre humain. Leur témoignage serait irrécusable, parce que les conditions ou les circonstances dans lesquelles il s'était établi ne permettraient jamais de le révoquer en doute, La gloire du Christ le demandait, puisque tous les êtres hu- mains devaient vivre désormais à la lumière et par la vertu vivifiante de sa Résurrection. Les justes, sur cette terre, lui devraient leur justice ou la vie de leur âme; et, au dernier jour, tous les hommes lui devront leur retour à la vie définitive qui sera la leur, dans leur corps réuni à leur âme pour ne plus s'en séparer, qu'il s'agisse d'une vie d'éternelle gloire ou d'une vie de supplices éternels.

Mais oii et comment devrait vivre désormais le Christ res- suscité? AUait-Il rester surla terre, parmi nous; ou bien prendre place en un lieu qui ne saurait être le nôtre tant que nous vi- vons de notre vie mortelle ici-bas. C'est la question même de son Ascension; et c'est elle que nous devons maintenant abor- der.

QUESTION LVII

DE L'ASCENSION DU CHRIST

Cette question comprend six articles : ,.

i" S'il était convenable que le Christ eût son Ascension!»

-2" Selon quelle nature l'Ascension lui convient?

Si son Ascension s'est produite par sa propre vertu?

Si dans son Ascension 11 est monté par-dessus tous les cieux

corporels? 5" Si dans son Ascension II est monté par-dessus toutes les créa- tures spirituelles? De l'effet de TÂscension.

Article Premier. S'il était convenable que le Christ eût son Ascension?

Quatre objections veulent prouver qu' « il n'était pas con- venable que le Christ eût son Ascension », mais qu'il devait rester parmi nous sur cette terre. La première arguë de ce que « dans le second livre Du ciel et du monde (ch. xii, n. /j et suiv.; de S. Th., leç. i8), Aristote dit que les choses qui sont dans le meilleur état possèdent leur bien sans mouvement. Or, le Christ fut dans le meilleur état qu'il soit possible : puisque, selon la nature divine, 11 est le Souverain Bien; et, selon la nature humaine, Il est au comble de la gloire. Donc II a son bien sans mouvement. Puis donc que l'Ascension est un cer- tain mouvement, l'Ascension ne pouvait lui convenir ». La seconde objection, insistant dans le même sens, dit que « tout ce qui se meut se meut en vue de quelque chose de meilleur. Or, il n'était point meilleur, pour le Christ, d'être au ciel, que d'être sur la terre : par cela, en effet, qu'il se trouva au ciel, Il

648 SOMME THÉOLOGIQUE.

n'acquit rien, ni quant à l'âme, ni quant au corps. Donc il semble que le Christ ne devait pas monter au ciel ». La troi- sième objection fait observer que « le Christ prit la nature humaine pour notre salut. Or, il eut été plus salutaire aux hommes, que le Christ demeurât toujours avec nous sur la terre: Il dit Lui-même, en effet, à ses disciples, en saint Luc, ch. XVII (v, 22) : Viendront des Jours vous désirerez voir un des jours du Fils de r homme; et vous ne le verrez pas. Donc il semble qu'il n'était pas convenable que le Christ montât au ciel »). La quatrième objection en appelle à ce que « saint Gré- goire dit, au livre XIV des Morales (ch. lvi, ou xxix, ou xxxi), que le corps du Christ, après la Résurrection, n'a changé en rien. Or, ce n'est pas immédiatement après la Résurrection, qu'il est monté au ciel; puisqu'il dit Lui-même après la Résur- rection, en saint Jean, ch. xx (v. 17) : Je ne sais pas encore monté vers mon Père. Donc il semble qu'il n'a pas monter, non plus, après quarante jours ».

L'argument sed contra oppose que « le Seigneur dit, en saint Jean, ch. xx (v. 17) : Je monte vers mon Père et votre Père ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « le lieu doit être proportionné à l'être qui s'y trouve. Or, le Christ, par sa Résurrection, commença une vie immortelle et incorruptible. Le lieu, au contraire, dans lequel nous habitons, est le lieu de la génération et de la corruption : tandis que le ciel est le lieu qui ne connaît point la corruption. Il s'ensuit qu'il ne conve- nait pas que le Christ, après sa Résurrection, demeurât sur la terre, mais il convenait qu'il montât au ciel ». Sous cette, forme générale et absolue, la raison donnée par saint Thomas dans ce corps d'article garde toute sa valeur. Si on l'entendait au sens de la physique aristotélicienne, les savants d'aujourd'hui ne l'admettraient pas; puisque, pour eux, notre terre est une planète qui ressemble aux autres et que les astres sont soumis à des mutations semblables à celles qui ont pu se produire ou qui se produisent sur notre terre. Mais ces positions des savants modernes laissent intacte la question de la possibilité et de l'exis- tence, au-dessus et en dehors sx)it de notre terre, soit des corps

QUESTION LVJI. ^- DE l'aSCENSION DU CHRIST. 6^9

célestes qui seraient plus ou moins semblables à elle, d'un lieu corporel qui serait dans des conditions tout aulros et qui aurait précisément pour destination de servir de séjour aux esprits bienheureux et aux êtres humains glorifiés dans leur âme d'abord et, plus tard, aussi, dans leur corps ressuscité. Non seulement il y a place, même aujourd'hui, pour la question ainsi posée; mais il faut dire que la raison, marquée ici par saint Thomas dans le corps de l'article, nous montre que la question doit être résolue, aujourd'hui non moins qu'autiefois, dans le sens de l'affirmative : c'est-à-dire qu'il ne se peut pas que Dieu n'ait préparé quelque part, dans le monde corporel, une place, un séjour, qui soit en parfaite harmonie, d'une part avec les subs- tances angéliques qui ont s'y trouver dès le premier instant de leur création, et, d'autre part, avec les êtres humains pré- destinés à y être admis après l'Ascension du Christ.

L'ad primuni fait observer que « cet Excellent qui se trouve dans le meilleur état possible, de façon à posséder son bien sans mouvement, est Dieu, lequel est absolument immuable, selon cette parole que nous lisons dans Malachie, ch. m (v. 6) : Je suis le Seigneur, et Je ne change pas. Mais toute créature, quelle qu'elle soit, est muable d'une certaine manière, comme on le voit par saint Augustin, au livre Vlll du Coinnienlaire lifléral de la Genèse (ch. \iv) », et comme il a été démontré dans la Pre- mière Paotie, q. 9, art. 2. « Puis donc que la nature humaine prise par le Fils de Dieu, est demeurée quelque chose de créé, comme il ressort de ce qui a été dit plus haut (q. 2, art. 7; q. 16, art. 8, 10; q. 20, art. 1), il n'y a aucun inconvénient à ce que quelque mouvement lui soit attribué »r

L'ad secundum déclare que « du fait que le Christ est monté au ciel, il ne lui a été rien ajouté quant aux choses qui sont de l'essence de la gloire, soit au jjointde vue du corps, soiLau point de vue de l'âme ; mais cependant quelque chose lui a été ajouté, quant à la convenance du lieu : ce qui appartient », non pas à l'essence de la gloire, mais « au mieux » accidentel « de celte gloire. Non pas que son corps ait acquis quelque chose dans l'ordre de la perfection ou de la conservation en étant au ciel, mais seulement en raison d'une certaine convenance. Or, ceci

65o SOMME 111ÉOLOGIQUE.

appartenait dune certaine manière », accidentelle, comme nous l'avons dit, mais nécessaire cependant pour son parfait épa- nouissement, « à sa gloire. Et, de cette convenance. Il eut une certaine joie : noti pas toutefois qu'il ait commencé alors à se réjouir de cela, quand II monta au ciel, mais parce qu'il s'en réjouit alors d'une manière nouvelle, c'est-à-dire comme d'une chose désormais réalisée. Aussi bien, sur cette parole du psaume (xv, v. lo) ; Des joies sont à voire droite à tout Jamais, la glose dit : Le plaisir et la Joie seront pour moi quand Je serai assis à coté de vous, loin des regards humains ». On aura remarqué le soin minutieux apporté ici par saint Thomas, pour préciser les nuances de ce que pouvait apporter de complément de gloire, au Christ, le fait de son Ascension, sans supposer aucun man- que ou défaut dans la Personne du Christ, même avant qu'il eût reçu ce complément de gloire.

L'rtd ^é-z'/mm explique délicieusement que c si la présence cor- porelle du Christ fut soustraite aux fidèles par son Ascension, toutefois, la présence de sa divinité leur demeure toujours, selon que Lui-même dit : en saint Matthieu, chapitre dernier (V. 20) : Voici que Je suis avec vous tous les Jours, Jusqu'à la con- sommation des siècles. Car Celui qui monte aux deux n'aban- donne pas les fds d'adoption, comme le dit le pape saint Léon {De la Résurrection, serm. Il, ch. m). D'ailleurs, l'Ascension elle-même, qui nous a ravi la présence corporelle cUi Christ, nous a été plus utile que ne l'eût été cette présence corporelle. D'abord, pour l'accroissement de la foi, qui porte sur ce qu'on ne voit pas. Aussi bien le Seigneur Lui-même dit, en saint Jean, ch. XVI (v. 8), qnc l'Esprit-Saint, (juand II viendra, convaincra le monde au sujet de la Justice ; savoir ; de ceux-là qui croiront, comme le dit saint yVuguslin, sur saint Jean (tr. XCV, n. 2, 3) : la comparaison même des jidcles, en effet, avec les infidèles, est la condamnation de ces derniers. C'est pourquoi le Christ ajoute (au même endroit, v. 10) : Car Je vcds au Père, et désormais vous ne me verrez pas. Et saint Augustin reprend : Bienheureux, en effet, ceux qui ne voient pas et qui croient. Et ce sera donc notre Justice, par laquelle le monde sera condamné : de ce que vous avez cru en moi sans me voir. Secondement, pour le relèvement

QUEST10^ LVII. DE L ASCENSION DU CHRIST. 00 1

de l'espérance. Et de vient que Lui-même dit, en saint Jean, ch. XIV (y. 3) : Si je ni en vais el si je vous prépare la place, de nouveau je viendrai et je vous prendrai avec moi, afin que vous soyez je suis nioi-mênie. Par cela, en eflet, que le (Christ plaça dans le ciel la nature humaine qu'il s'était unie, Il nous a donné l'espoir d'y parvenir nous-mêmes; car, le corps sera, les aigles se rassembleront , comme il est dit en saint Matthieu, ch, XXIV (v. 28). Aussi bien il était dit dans Michéc, ch. ii (V. i3) : // monte, J'raycml le chemin devant eux. Troisième- ment, afin d'élever le mouvement aflectif de la charilé vers les choses du ciel. Et c'est pourquoi l'Apôtre dit, dans son épitre aux Colossiens, ch. m (v. 1,2), Cherchez les choses qui sont en Haut, le Christ est assis à la droite de Dieu ; goûtez les choses qui sont en Haut, noncelles qui sont sur la terre. Comme il est dit, enellet, dans saint Matthieu, ch. vi (v. 21) : Oh est voire trésor, aussi est votre cœur. Et parce que », poursuit divinement saint Tho- mas, « l'Esprit-Saint est l'Amour qui nous emporte aux cho- ses du ciel quia Spiritas Scmctus est Amor nos in cœlestia rapiens; à cause de cela, le Seigneur dit aux disciples, en saint Jean, ch. xvi (v. 7) : // vous est bon que je m'en aille : si, en effet, je ne m'en vais pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous ; si, au contraire, je nïen vais, je l'enverrai vers vous. Ce que saint Augustin, sur saint Jean (tr. XCIV, n. /i, 5), explique en disant : Vous ne pouvez pas saisir l'Esprit, tant que vous persistez à connaître le Christ selon la chair. Mais le Christ disparaissant corporellement, non seulement l'Esprit-Saint, mais encore et le Père et le Fils leur devinrent présents spirituellement ».

L'ad quartum dit qu' « au Christ ressuscité à la vie immor- telle, aurait convenu », tout de suite, « comme lieu propor- tionné, le ciel; toutefois, Il retarda son Ascension, afin que la vérité de la Résurrection fût établie par les preuves qu'il fal- lait. Et voilà pourquoi il est dit, dans les Actes, ch. i (v. 3), qu'après sa Passion, Il se montra vivant à ses disciples en de nombreux arguments, pendant quarante jours. Et, là-dessus, une glose dit que parce qu'il était resté mort pendant qucwante heu- res, pendant quarante jours II conjirme qu'il est vivant. On peut aussi, par ces quarante jours, entendre le temps de la vie pré-

602 SOMME THÉOLOGIQUE.

senle oh Le Christ vil dans V Église, selon que C homme est composé des quatre éléments et qu'il est instruit contre les transgressions du Décalogue » .

Le Christ, après sa Résurrection, ne pouvait pas demeurer sur la terre. Celte terre est le lieu des mutations perpétuelles, qui vont à transformer les divers êtres qui s'y trouvent, jus- qu'à leur destruction et à leur mort. Un tel séjour ne conve- nait plus au corps du Christ ressuscité, vivant désormais, et pour toujours, de la vie de la gloire. Il fallait qu'il monte au séjour de la gloire, c'est-à-dire au ciel, dans ce lieu fortuné, que la toute-puissance divine avait préparé, dès la constitution du monde, pour être le séjour définitif de tous ceux, anges ou hommes, qui auraient leur nom inscrit dans le livre de vie. Mais, comment devons-nous entendre cette Ascension du Christ: faut-il la limiter à la seule nature humaine; ou bien devons- nous dire que même selon la nature divine le Christ est remonté au ciel. C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article II.

Si le fait de monter au ciel a convenu au Christ selon la nature divine?

Trois objections veulent prouver que « le fait de monter au ciel a convenu au Christ selon la nature divine ». La pre- mière rappelle qu' a il est dit, dans le psaume (xlvi, v. 6) : Dieu monte dans la Jubilation; et, dans le Deutéronome, ch. xxni (v. 26) : Celui qui monte au ciel est ton secours. Or, cos paroles sont dites de Dieu, même avant l'Incarnatioa du Christ. Donc il a convenu au Christ de monter au ciel, selon qu'il est Dieu ». La seconde objection fait observer qu' « il appartient de monter au ciel à Celui-là même qui en est descendu; selon cette parole, marquée en saint Jean, ch. ui (v. i3) : Personne ne monte au ciel, si ce nest Celui qui en est descendu ; et, dans

QUESTION LVII. DE l'aSCENSION DU CHRIST. 653

l'Épître aux Éphésiens, ch. iv (v. lo) : Celai qui est descendu, c'est Celui-là qui monte. Or, le Chrisl est descendu du ciel, non pas selon qu'il est homme, mais selon qu'il est Dieu : ce n'était pas, en effet, sa nature humaine, qui avait été auparavant dans le ciel, mais sa nature divine. Donc il semble que le Christ est monté au ciel selon qu'il est Dieu ». La troisième objec- tion dit que « le Christ, par son Ascension, est monté à son Père. Or, Il n'est point parvenu à l'égalité du Père, selon qu'il est homme : à ce titre, en effet. Il dit : Le Père est plus grand que moi, comme on le voit en saint Jean, ch. xiv (v. 28). Donc il semble que le Christ est monté, selon qu'il est Dieu ».

L'argument sed contra en appelle à ce que u sur cette parole de l'Épître aux Éphésiens (v. 9), qu'il est monte, qu'est-ce sinon qu'il était descendu, la glose dit : // est établi que selon la nature humaine le Christ descendit et monta ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous prévient que u les mots selon ou en tant que peuvent noter deux choses », dans la question qui nous occupe; « savoir: la condition de Celui qui monte » au ciel; « et la cause de l'Ascension. Si ces naots désignent la condition de Celui qui monte, dans ce cas le fait de monter n'a pu convenir au Christ selon la condition de la nature divine : soit parce qu'il n'est rien de plus haut que la divinité, il serait possible de monter; soit parce que l'Ascension est un mouvement local, lequel ne convient pas à la nature divine, qui est immuable et hors de toute localisa- tion. Mais, de cette manière, l'Ascension convient au Christ selon la nature humaine, qui est contenue par le lieu et qui peut être soumise au mouvement. Il s'ensuit qu'en ce sens nous pourrons dire que le Christ est monté au ciel, selon qu'il est homme, non selon qu'il est Dieu. Que si les mots en question désignent la cause de l'Ascension, comme le Christ est monté aux cieux par la vertu de la divinité, non par la vertu de la nature humaine, il faudra dire que le Christ est monté au ciel, non selon qu'il est honime, mais selon qu'il est Dieu. Aussi bien saint Augustin dit » excellemment « dans le sermon de l'Ascension (serm. CLXXVI) : C'est parce qu'il avait du nôtre,

654 SOMME THÉOLOGIQUE.

que le Fils de Dieu pendit à la croix ; c'est par ce qu'il avait du sien, qu'il monta » au ciel.

Vad primum donne une double réponse pour expliquer les textes que citait l'objection. La première consiste à dire que « ces textes ont un sens prophétique et doivent s'entendre de Dieu selon qu'il devait s'incarner un jour. On peut dire aussi », et c'est une seconde réponse, « que si le fait de monter ne convient pas, entendu dans son sens propre, à la nature divine; cependant, à le prendre dans un sens métaphorique, il peut lui convenir : pour autant que Dieu est dit monter dans le cœur de l'homme (ps. lxxxui, v. 6), quand le cœur de l'homme se soumet à Dieu et s'humilie devant Lui ».

L'ad secundum répond que « c'est le même qui est i;nonté et qui est descendu. Saint Augustin dit, en effet, au livre Du Sym- bole : Qui est-ce qui est descendu ? Le Dieu-Homme. Qui est-ce qui est monté? Le même Dieu-Homme. C'est, toutefois, une dou- ble descente qui est attribuée au Christ. L'une est celle par laquelle II est dit êlre descendu du ciel. Cette descente est attri- buée au Dieu-Homme, selon qu'il est Dieu. Car cette descente ne doit pas s'entendre selon le mouvement local; mais selon V anéantissement, par lequel, alors qu'il était dans la nature di- vine. Il a pris la nature d'esclave {aux Phitippiens, ch. ii, v. 6, 7). De même, en effet, qu'il est dit anéanti, non qu'il ait perdu de sa plénitude, mais parce qu'il a pris notre petitesse; de même 11 est dit être descendu du ciel, non point parce qu'il aurait quitté le ciel, mais parce qu'il a pris la nature humaine dans l'unité de sa Personne. L'autre descente est celle par laquelle // est descendu dans les parties inférieures de la terre, comme il est dit, aux Éphésiens, ch. iv (v. 9). Cette descente est locale. Et voilà pourquoi elle convient au Christ selon la condition de la nature liumaine ».

L'ad tertium déclare que « le Christ fut dit monter au Père, pour autant qu'il monta s'asseoir à sa droite. Et cela con- vient au Christ, en partie selon la nature divine, et en partie selon la nature humaine, comme il sera dit plus loin (q. lvih, art. 3).

QUESTION LVII. DE l'aSCENSION DU CHUIST. 655

A parler de la verlu ou de la puissance selon laquelle le Christ est monté au ciel, le jour de son Ascension, il faut dire que le Christ est monté au ciel selon sa nature divine. Car c'est par la vertu de la nature divine existant en Lui et s'iden- tifiant à sa Personne, qu'il est monté au ciel. Mais, si l'on veut parler de ce qui, dans le Christ, était susceptible de quit- ter la terre et de s'en aller au ciel, il n'y a plus à en appeler à la nature divine : c'est la nature humaine, seule, au sens propre de l'ascension et selon qu'il s'agit d'un déplacement local, qui est ainsi montée au ciel. On ne parlera d'ascension pour la nature divine ou pour le Christ en tant qu'il est Dieu, que dans un sens métaphorique et spirituel, selon que par la pratique de l'humilité l'homme fait que Dieu grandit dans son cœur alors que lui-même s'abaisse et s'humilie. jNous avons parlé de vertu divine au sujet de l'Ascension du Christ. Nous devons appuyer là-dessus et préciser le sens de cette formule. A quelle vertu, proprement, faut-il attribuer l'Ascension du Christ : est-ce à la vertu divine seule? est-ce à la vertu de l'hu- manité, aussi : peut-on dire, en toute vérité, que le Christ est monté au ciel par sa propre vertu; et quel sera bien, ici, le sens de cette expression. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article 111. Si le Christ est monté au ciel par sa propre vertu?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'est pas monté au ciel par sa propre vertu ». La première arguë de ce qu' « il est dit, au chapitre dernier de saint Matthieu (v. 19), que le Seigneur Jésus, après qull eut [jarlé à ses Uisciples, fut pris dans le ciel. Et, au livre des Actes, ch. i (v. 9), il est dit que ceux-là le voyant, Il fut élevé, et une nuée le déroba à leurs yeux. Or, ce qui est pris et élevé semble être par un autre. Donc ce n'était point par sa vertu, mais par une vertu étrangère, que le Christ était porté vers le ciel ». La seconde objection dit

656 SOMME THÉOLOGIQUE.

que (( le corps du Christ fut terrestre, comme aussi nos corps. Et il est coulre la nature du corps terrestre de se porter en haut. D'autre pari, il n'est aucun mouvement qui soit par la vertu propre de ce qui est contre sa nature. Donc le Christ ne monta point au ciel par sa propre vertu ». La troisième ob- jection déclare que la vertu propre du Christ est la vertu divine. Or, ce mouvement n de l'Ascension « ne semble pas avoir été par la vertu divine. La vertu divine, en effet, étant infinie, ce mouvement aurait été instantané; et, par suite, le Christ n'au- rait pas pu s'élever à la vue des disciples, comme il est dit au livre des Actes, ch. i. Donc il semble que le Christ n'est pas monté au ciel par sa propre vertu ».

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, dans Isaïe, ch. Lxni (v. i) : Celui-ci est beau dans son vêtement, marchant dans la multitude de sa force. Et saint Grégoire dit, dans son homélie de l'Ascension (hom. XXIX sur l'Évangile) : Il faut noter qu'Élie est dit être monté dans un char, afin de montrer ou- vertement qu'un pur homme avcdt besoin d'un secours étranger. Notre Rédempteur, au contraire, n'est point marqué avoir été sou- levé par un char ou même par des anges ; car Celui qui avait fait toutes choses était porté par sa vertu au-dessus de toutes choses » .

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « dans le Christ il est une double nature, la nature divine et la nature humaine. Il s'ensuit que selon l'une et l'autre nature peut se prendre la vertu propre du Christ. Mais, selon la nature hu- maine, peut être prise une double vertu du Christ. L'une est naturelle; elle procède des principes de la nature. II est mani- feste que le Christ n'est point monté au ciel par cette vertu. L'autre vertu dans la nature humaine » du Christ « est la vertu de la gloire. Selon celle-là, le Christ est monté au ciel. Quel- ques-uns ont voulu assigner la raison de cette vertu » de la gloire dans le corps du Christ ressuscité, « en la tirant de la nature delà cinquième essence », en plus et distinctement de la quadruple essence des quatre corps simples élémentaires, « laquelle cinquième ou quinte essence est la lumière, comme ils disent : pour eux, elle entre dans la composition du corps humain » glorifié « et, par elle, les éléments contraires s'har-

QUESTION LVII. DE l'aSCËNSION DU CHRIST. 667

monisent et ne fonl qu'un. En telle sorte que dans l'état de la vie présente mortelle, la nature des » quatre u éléments domine dans les corps humains; et voilà pourquoi, selon la nature de l'élément qui prédomine » et qui est la terre, « le corps humain, par sa vertu naturelle, tend en bas. Mais, dans l'état de la gloire, prédomine la nature » du corps « céleste; et selon l'in- clination et la vertu de celte nature, le corps du Christ et les corps des autres saints sont portés vers le ciel ». Saint Thomas ajoute que « de cette opinion, il à été question dans la Première Partie (q. 7G, art 7); et, plus loin, il en sera traité plus longue- ment, dans le traité de la résurrection commune » ou générale. (Malheureusement, saint Thomas n'a pas eu le temps d'écrire ou de dicter cette partie qu'il nous annonçait ici ; on y a sup- pléé par les questions correspondantes déjà traitées dans le commentaire sur les Sentences. C(. Sapplémenl, q. 84, art. i). Le saint Docteur poursuit : « Celte opinion étant laissée, d'au- tres assignent la raison de la vertu dont il s'agit, du côté de l'âme glorifiée, dont le rejaillissement causera la gloire du corps, ainsi que saint Augustin le dit à Dioscore (ch. m). C'est qu'en effet, l'obéissance du corps glorifié à l'endroit de l'àme bienheureuse sera si grande que, au témoignage de saint Au- gustin, dans le livre XXII de la Cité de Dieu (cliap.xxx) : l'es^ prit voudra, se portera tout de suite le corps ; et l'esprit ne vou- dra rien qui puisse ne pas convenir soit à l'esprit soit au corps. D'autre part, il convient au corps glorieux et immortel d'être au ciel, ainsi qu'il a été dit (art. 1). 11 s'ensuit que par la vertu de l'âme qui le voulait le corps du Christ monta au ciel. Mais, de même que le corps est rendu glorieux par la participation de l'âme bienheureuse, ainsi, comme le dit saint Augustin, sur saint Jean (tr. XXIII, n. 5), rame est rendue bienheureuse par la participation de Dieu. Par conséquent, la première origine de l'Ascension dans le ciel est la vertu divine. Et nous dirons donc que le Christ est monté au ciel par sa propre vertu : d'abord , par la vertu divine; ensuite, par la vertu de l'âme glorifiée mou- vant le corps à son gré ».

Vad prinuun fait observer que « comme le Christ est dit être ressuscité par sa propre vertu, et cependant II a été ressuscité » XVI. La Rédemption.

658 SOMME THEOLOGtQUË.

aussi par le Père, (( attendu que la vertu est la même pour le Père et pour le Fils; de même, également, le Christ est monté au ciel par sa propre vertu, et cependant II a été élevé et pris par le Père ».

L'ad secundain répond que d cette raison », donnée par l'ob- jection, (( prouve que le Christ n'est point monté au ciel par sa propre vertu, selon qu'il s'agil de la vertu naturelle à la na- ture humaine » qui était en Lui. « Mais, cependant, Il est monté au ciel par sa propre vertu, qui est la vertu divine; et par sa propre vertu, qui est celle de l'âme béatifiée. Et bien que le fait de s'élever en haut soit contre la nature du corps humain selon l'état présent le corps n'est pas entièrement soumis à l'esprit, ce ne sera point contre nature ni chose vio- lente pour le corps glorieux, dont toute la nature est entière- ment soumise à l'esprit ». Celte réponse est fondée sur la doctrine du corps de l'article il a été montré que ce n'est point du côté du corps en lui-même, mais du côté de l'âme et selon que le corps est soumis à l'âme, dans l'ordre de la gloire, que nous devons chercher la raison de la propriété que sera pour le corps glorieux la dot de l'agilité.

Cad terliam dit que (i si la vertu divine est infinie, en effet, et si elle opère d'une manière infinie en ce qui est du sujet qui agit, cependant l'effet de cette vertu est reçu dans les choses selon leur capacité et selon que Dieu l'a disposé. Or, le corps n'est point capable d'être instantanément, dans l'ordre du mouvement local, parce qu'il faut qu'il se mesure à l'espace dont la division cause la division du temps, comme il est prouvé au livre VI des Physiques » (ch. iv, n. 6, 8; de S. Th., leç. 6). On remarquera, en passant, cette dépendance absolue du temps à l'endroit de l'étendue, si nettement alfirmée ici par saint Thomas, après Aristote, et que tant de philosophes modernes méconnaissent si imprudemment. « Et voilà pourquoi, conclut saint Thomas, il n'est point nécessaire que le corps par Dieu soit instantanément; mais il est avec la rapidité qu'il plait à Dieu de déterminer ».

Le corps du Christ ressuscité ne pouvait pas demeurer sur

QUESTION LVII. DE l'aSCENSION DU CHRIST. C)^g

notre terre. Il fallait qu'il montât au ciel. C'est même en rai- son de son corps et aussi de son âme, que le Christ est dit être monté au ciel. Ce n'est pas en raison de sa divinité. La divi- nité ne serait en cause que s'il s'agissait de la vertu par laquelle le Christ est monté au ciel, le jour de son Ascension. Encore est-il que c'est aussi par la vertu de son âme glorifiée et par la dot de l'agilité, propre aux corps glorieux, que le Christ s'est élevé de terre. Mais donc est monté le corps du Christ, au jour de l'Ascension. Nous avons dit qu'il était monté au ciel. De quel ciel s'agit- il? Faudra-t-il dire que le Christ est monlé au-dessus de tous les cieux ou de tous les espaces cé- lestes. La question est doublement délicate aujourd'hui, en rai- son de la conception moderne du monde corporel. Voyons comment saint Thomas la résout, en se plaçant d'ailleurs dans l'hypothèse ou dans le système aristotélicien. Il va nous ré- pondre à l'article qui suit.

Article IV. Si le Christ est monté par-dessus tous les cieux?

Quatre objections veulent prouver que (( le Christ n'est point monté par-dessus tous les cieux ». La première fait observer qu' « il est dit dans le psaume (x, v. 5) : Le Seigneur est dans son temple ; le Seigneur , dont le trône est dans le ciel. Or, ce qui est dans le ciel n'est point par-dessus le ciel. Donc le Christ n'est point monté par-dessus tous les cieux ». La seconde objection dit que (i deux oorps ne peuvent pas être dans un même lieu. Puis donc qu'on ne peut passer d'un extrême à l'autre extrême qu'en traversant le milieu, il semble que le Christ n'a pas pu monter », en s'élevant de terre, « par-dessus tous les cieux, sans que le ciel ait été divisé; ce qui est impossible » : dans la conception aristotélicienne du monde, les cieux étaient d'une nature telle que s'il était possible, pour eux, de se mouvoir d'un mouvement local circulaire, ils n'étaient accessibles à aucune mutation impliquant un changement quelconque en

66o SOMME THÉOLOGIQtJE.

eux-mêmes, et, par suite, ils ne pouvaient être divisés pour li- vrer passage à quelque autre corps que ce pût être. « La troi- sième objection en appelle à ce que « dans le livre des Actes, cil. I (v. 9), il est dit quane nuée déroba Jésus aux yeux de ses disciples. Or, les nuées ne peuvent point s'élever par-dessus le ciel », même à prendre le ciel au sens de notre atmosphère ter- restre. « Donc le Christ n'est point monté par-dessus tous les cieuxD. La quatrième objection déclare que « nous croyons », par la foi surnaturelle, « que le Christ doit demeurer éternel- lement dans le lieu II est monté » le jour de son Ascension « Or, ce qui est contre nature ne peut pas durer éternellement; parce que ce qui est selon la nature est dans la plupart des cas et le plus fréquemment. Puis donc qu'il est contre nature, pour un corps terrestre, d'être par-dessus le ciel », sa nature étant d'être 011 se trouve la terre, » il semble que le corps du Christ n'est point monté par-dessus le ciel ».

L'argument sed contra cite le texte formel « il est dit, dans l'Épître aux Éphésiens, ch. iv (v. 10) : // est monté par-des- sus tous les deux, afin d'emplir » de sa présence « toutes cho- ses ».

Au corps de l'article, saint Thomas formule ce beau prin- cipe de hiérarchie parmi les êtres du monde corporel, que « tels corps sont d'autant plus hauts dans l'ordre corporel, qui est l'ordre local, qu'ils participent plus parfaitement la bonté divine. Aussi bien voyons-nous que les corps la forme do- mine sont plus élevés naturellement, comme il est montré par Aristote, au livre II du Ciel et du Monde (ch. v, n. 3, G; de S. Th., leç. 7, 8) : c'est, en ellet, par la forme, que les corps participent l'être divin,, comme on le voit au premier livre des Physiques (ch. iv, n. g; ch. xni, n. 3; de S. Th., leç. 6, 20). Or, le corps » glorifié « reçoit une plus grande participation de la bonté divine par la gloire, que n'importe quel corps na- turel par la forme de sa nature. Et, parmi tous les autres corps glorieux, il est manifeste que le corps du Christ brille d'une plus grande gloire. Il suit de qu'il est souverainement convenable pour lui de se trouver placé par-dessus tous les autres corps, dans les hauteurs : unde convenientissime est sibi

QUESTION LVII. ^ DE l'aSCENSION DU CHRIST. 66 1

qaod s'il supra oninia corpora consliluliim in alto. Et c'est pour- quoi, sur cette parole de l'Épître aux Éphésiens, ch. iv (v. 8) ; Montant dans les hauteurs, la glose dit : et par le lieu et par la dignité ».

L'ad primum déclare que « le trône de Dieu est dit être dans le ciel, non comme en ce qui le contiendrait, mais plutôt comme en ce qui est contenu » par Lui. « Et, par suite, il n'est point nécessaire que quelque partie du ciel soit supé- rieure à Lui; mais il faut, au contraire, que Lui soit par-des- sus fous les deux, comme, du reste, il est dit dans le psaume (viii, V. 2) : Votre magnificence, 6 Dieu, se trouve élevée par^ dessus les deux ».

Vad secundum accor.le que « sans doute, il est de la nature du corps, qu'il ne puisse pas être dans un même lieu avec un autre corps; mais, cependant, Dieu peut faire cela, par mi- racle, que plusieurs corps soient dans un même lieu; comme Il fit que le corps du Christ sortît du sein inviolé de la bien- heureuse Vierge, et qu'il entra, les portes closes » dans le céna- cle où étaient les Apôtres, (( selon que le dit saint Grégoire (hom. XXVI, sur l'Éuangile). Il peut donc convenir au corps du Christ d'être avec un autre corps, dans un même lieu, non en vertu d'une pro[)rieté du corps, mais par la vertu divine qui est et qui le fait ». Du reste, pour ce qui est du point précis de l'objection et pour autant qu'elle repose sur la conception aristotélicienne de l'indivisibilité ou de l'impéné- trabilité du corps céleste, nous n'avons plus aujourd'hui à nous en préoccuper, la conception moderne étant tout au- tre, et se trouvant elle-même sujette à des variations qui laissent le champ libre à des hypothèses nombreuses et di- verses.

L'ad terliuni fait observer que « cette nuée », que mention- nait l'objection, « ne vint pas au secours du Christ, pour monter, à la manière d'un véhicule; mais elle apparut comme signe de la divinité, selon que la gloire du Dieu d'Israël ap- paraissait au-dessus du tabernacle, dans la nuée » (cf. Exode, ch. XL, V. 32; Nombres, ch. ix, v. i5).

L'ad quartum répond que « le corps glorieux n'a point des

662 SOMME THÉOLOGIQUE.

principes de sa nature, qu'il puisse être dans le ciel ou par- dessus le ciel; mais il a cela de l'âme bienheureuse, de laquelle il reçoit la gloire. Et, de même que le mouvement du corps glorieux en haut n'est pas violent (cf. art. précéd., ad 2""'), de même, non plus, son repos en haut. Et c'est pourquoi rien n'empêche que ce repos ne demeure toujours durant l'élernité >>.

Nous avons donné cet article h, tel qu'il est reproduit, comme texte, dans l'édition léonine. Mais une variante notable se ren- contre en de nombreuses éditions précédentes. A la place de la deuxième objection et de la solution qui lui correspond, un manuscrit avait une autre objection et une autre réponse. Plu- sieurs manuscrits ont les deux objections et les deux répon- ses, plaçant, avant la seconde objection et sa réponse que nous avons gardée dans notre texte, l'objection et la réponse que l'édition léonine n'a pas cru devoir insérer dans le texte, mais qu'elle a ajoutée en note. Nous allons donner ici cette objec- tion et sa réponse. Nous l'empruntons à l'édition de Venise, 1757, qui l'avait insérée dans le texte de l'article.

L'objection est ainsi formulée : « Par-dessus tous les cieux, il n'est aucun lieu, comme il est prouve au livre I du Ciel et du Monde. Or, tout corps doit être dans un lieu. Donc le corps du Christ n'est point monté par-dessus tous les cieux ».

Voici la réponse : « Le lieu a raison de chose qui contient. Il suit de que le premier corps qui contient a raison de pre- mier lieu, et c'est le premier ciel », dans l'hypothèse des ciels superposés et concentriques tels que les concevait Aristote. (( Nous dirons donc que les corps ont besoin d'être dans un lieu, par soi, dans la mesure ils ont besoin d'être contenus par le corps céleste », ou par le premier ciel contenant tout le monde des corps, et n'étant lui-même contenu par rien de corporel autre que lui-même. « Mais pour les corps glorieux, et surtout pour le corps du Christ, il n'est pas besoin d'être ainsi contenus; car ce corps ne reçoit rien des corps célestes, mais de Dieu par l'intermédiaire de l'âme. Il s'ensuit que rien n'empêche que le corps du Christ soit en dehors de toute la contenance des corps célestes et qu'il ne soit pas en un lieu

QUESTIOiN LVII. ' DE l'aSCENSION DU CHKISï. 663

qui le contienne. Toutefois, il ne suit pas de qu'en dehors du ciel le vide existe : car il n'est point de lieu, là; il n'y a au- cune puissance réceptive d'un corps quelconque, mais la puis- sance pour le Christ de parvenir là. Quant à ce que dit Aris- tote, dans le passage que citait l'objection, qu'en dehors du ciel il n'y a aucun corps, il faut l'entendre des corps existant dans les seules conditions de leur nature, comme on le voit par les preuves qu'il apporte ».

Plusieurs des manuscrits qui donnent cette objection et celte réponse, ajoutent, en note que « cette objection et sa ré- ponse ont été elTacées dans l'original et remplacées par l'ob- jection seconde et sa réponse », (elles que nous les avons don- nées dans le corps de l'article; « et qu'elles ne sont pas du frère Thomas »,

De fait, nous trouvons, dans le Commentaire sur les Sen- tences, liv. III, dist. xxii, q. 3, art. ni, q'" i, une objection, la première, ainsi conçue : (( Le corps du Christ doit être néces- sairement dans un lieu. Oi', en dehors de tous les cieux, il n'est point de lieu, d'après Aristole, au livre I du Ciel et du. Monde. Donc le Christ n'a pas pu monter par-dessus tous les cieux ». Il est facile de reconnaître, dans celte objection, celle-là même qui est en question, au sujet de l'article de la Somme qui nous occupe. Mais voici la réponse, qui n'a plus rien de com- mun avec celle que nous lisions tout à l'heure. « Le Christ n'est point dit être monté par-dessus les cieux, comme s'il était en dehors du ciel empyrée; mais parce qu'il est monté dans la partie la plus haute du ciel empyrée ».

Ainsi donc, dans le Commentaire sur les Sentences, saint Thomas ne s'arrête pas à la pensée que le Christ, monté au ciel, se trouve par-dessus et en dehors, comparativement à runiversalilé des corps, ainsi que l'admettait la réponse de l'objection insérée dans l'article de la Somme. Le Christ n'est dit se trouver par-dessus tous les cieux, qu'eu égard aux cieux superposés depuis le ciel de la lune jusqu'au ciel empyrée, en nous plaçant dans la conception aristotélicienne du monde.

Cette réponse des Sentences paraît plus en harmonie avec l'ensemble des données de la foi, d'après lesquelles il semble

664 SOMME THÉOLOGIQUE.

bien que nous devons admettre un lieu corporel, préparé par Dieu dès la constitution du monde et qui est le ciel des bienheureux. C'est dans ce ciel, que le Christ aura pénétré au jour de son Ascension et c'est qu'il régnera toute l'élcrnité au milieu de l'assemblée des élus. Cf. Première Partie, q. 60, art. 3.

Cependant, Cajétan a lu l'article de la Somme avec l'objec- tion dont il s'agit et sa réponse; et il en accepte la doctrine. Il dit même qu'elle est exigée par la raison donnée au corps de l'article. Le corps du Christ, en effet, ne serait pas au-dessus de tous les corps, s'il occupait une place, même la plus haute, dans une sphère qui le contiendrait. Et, comn^e Durand de Saint-Pourçain objectait qu'à ce compte, le corps du Christ et ceux des bienheureux n'étant point dans un milieu corporel, ils ne pourraient rien voir, Cajétan répond que celte objection est vaine; puisque, même si on les suppose dans le ciel em- pyrée, on ne saurait expliquer comment ils pourront entendre, l'audition se faisant par l'entremise de l'air, qui ne se trou- vera pas dans un tel milieu. Et Cajétan conclut que « nous devons laisser ces choses surnaturelles du siècle à venir, à la science du siècle à venir : Miltamiis hiec snpernataralia futuri ssRcali scientiae Jatari sœciili ». Il est difficile, en effet, d'avoir une idée bien arrêtée et bien précise là-dessus. S'il était vrai que l'objection et la solution dont nous avons parlé eussent été mises par saint Thomas et (Qu'elles eussent ensuite été effa- cées de son manuscrit, à supposer que ce fût lui-même qui les aurait effacées, nous aurions une preuve manifeste que saint Thomas aurait lui-même hésité au sujet de la question dont il s'agit, mettant, d'abord, ici, une solution autre que celle des Sentences, et puis, la supprimant de sa main, sans reproduire la première. Dans cette hypothèse, saint Thomas aurait donc évité de se prononcer, ici, sur la question de savoir si le Christ était monté par-dessus tous les corps et en dehors, ou s'il se serait établi dans la partie la plus élevée du ciel empyrée, qui serait le ciel de la gloire. Toutefois, nous l'avons dit, ce dernier sentiment paraît le plus en harmonie avec la doctrine générale de la foi, supposant qu'il existe un

QUESTION LVII. DE l'aSCENSION DU CHRIST. 665

lieu corporel véritable, préparé par Dieu pour servir de séjour éternel aux anges bienheureux et aux êtres humains prédes- tinés. Et la raison donnée par saint Thomas au corps de l'ar- ticle, que le corps du Christ doit occuper la place la plus élevée dans le monde des corps, semble suffisamment sauve- gardée, si l'on admet que le Christ habite et occupe la place d'honneur dans ce ciel de la gloire qu'est le ciel empyréc ou le ciel des bienheureux.

Voilà donc en quel sens le Christ est monté, au jour de son Ascension, par-dessus tous les cieux ou au sommet du monde corporel. Mais devons-nous dire aussi qu'il est monté par- dessus toute créature spirituelle. C'est ce qu'il nous faut main- tenant examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article V.

Si le corps du Christ est monté par-dessus toute créature

spirituelle?

Trois objections veulent prouver (juc « le corps du Cliiist n'est point monté par-dessus toute créature spirituelle ». La première dit que « pour les choses qui ne sont pas de même nature, on ne peut pas établir de comparaison. Or, le lieu ne se dit pas au même titre des corps et des créatures spirituelles; comme on le voit par ce qui a été dit dans la Première Partie (q. 8, art. 2, ad /'"", ad '2'""; q. 52, art. i). Donc il semble qu'on ne peut pas dire que le corps du Christ est monté par-dessus toute créature spirituelle ». La Seconde objection apporte un mot de « saint Augustin, dans le livre De la vraie religion (ch. lv) n, il est « dit que l'esprit est préféré à tout corps. D'autre part, à l'être plus noble est le plus noble lieu. Donc il semble que le Christ n'est point monté par-dessus toute créature spirituelle ». La troisième objection déclare qu' « en tout lieu se trouve quelque corps, le vide n'étant point dans la nature. Si donc aucun

666 SOMME THÉOLOGIQUE.

corps n'oblient un lieu plus élevé que l'esprit dans l'ordre des corps naturels, il n'y aura aucun lieu par-dessus toute la créa- ture spirituelle. Et, par suite, le corps du Christ », qui doit être et qui est dans un lieu, « n'a pu monter par-dessus toute créature spirituelle ».

L'argument sed contra en appelle, ici encore, au texte for- mel de l'apôtre saint Paul. o. Il est dit, aux Éphésiens, ch. i (v. 20, 21) : Dlea Ca placé au-dessus de toute principauté et de toute puissance, et au-dessus de tout nom qui est prononcé dans ce siècle ou dans le siècle à venir » .

Au corps de l'article, saint Thomas répond qu' « un être a droit à un lieu d'autant plus élevé, qu'il est lui- même plus noble » et plus parfait : « soit qu'il ait droit à un lieu par mode de contact corporel, comme les corps; soit qu'il ail droit à un lieu par mode de contact spirituel, comme les substances spirituelles. Aux créatures spirituelles, en effet, est du, en raison d'une certaine convenance, le lieu du ciel, qui est le lieu suprême, parce que ces substances sont les plus élevées dans Tordre des substances. D'autre part, le corps du Christ, bien qu'à considérer la condition de la nature corporelle il soit au-dessous des substances spirituelles, cepen- dant, à considérer la dignité de l'union qui l'unit personnelle- ment à Dieu, excède la dignité de toutes les créatures spiri- tuelles. Et c'est pourquoi, selon la raison de la convenance qui vient d'être signalée, il lui est le lieu le plus élevé, au-dessus et au delà de toute créature même spirituelle. Aussi bien saint Grégoire dit, dans l'homélie de l'Ascension (hom. XXIX, sur l'Évangile), que délai qui avait fait toutes cho- ses était porté, par sa vertu, au-dessus de toutes choses ». Ce dernier mot de saint Thomas et de saint Grégoire semblerait exiger que le Christ soit monté et demeure au-dessus et en dehors de toute créature corporelle ou spirituelle. Cependant, la raison même donnée au corps de l'article suppose que le Christ est dans un lieu corporel, le plus élevé, sans doute, même par rapport aux substances spirituelles, (jui, elles aussi, sont dans un lieu, dans ce que saint Thomas a appelé, ici même, le lieu céleste, mais enfin dans un lieu, et, précisé-

QUESTION LVII. DE LASCENSION DU CHRIST. 667

ment, dans ce même lieu céleste, qui est le lieu suprême, comme nous l'a dit encore saint Thomas. Et tout cela con- firme la solution que nous avons reproduite du Commentaire sur les Sentences, que « leChiist n'est point dit ètie monté par- dessus les cieux, comme s'il était en dehors du ciel empyrée; mais parce qu'il est monté dans la partie la plus haute du ciel empyrée », qui est lui-même le séjour des esprits bienheureux. Dans ce ciel empyrée, qui est vraiment, dans l'ordre corporel harmonisé avec l'ordre spirituel de la vision béatilique, u la maison du Père », se trouvent, comme le Christ disait à ses Apôtres, des places ou « des demeures nombreuses ». C'est qu'il s'est rendu Lui-même, au jour de son Ascension, pour y occuper la place que son Père lui avait préparée de toute éternité, et pour nous préparer à nous les places qu'il nous destine.

L'ad prlniani fait observer que « si le lieu est attribué à la créature corporelle et à la créature spirituelle pour une toute autre raison, l'une et l'autre rai;>on a ceci de commun, que le lieu supérieur est attribué à l'être le plus digne ».

L'«(/ secimdum répond que m cette raison » donnée par l'ob- jection, « vaut pour le corps du Christ selon la condition de la nature corporelle, mais non sulon la raison de l'union ».

Uad lerllani dit que « celte comparaison » faite par l'objec- tion, « peut se prendre ou selon la raison des lieux; et, en ce sens, il n'est aucun lieu si élevé qu'il dépasse la dignité de la substance spirituelle : auquel sens procède l'objection. Ou, selon la dignité des êtres auxquels le lieu est attribué. Et, en ce sens, il est au corps du Christ d'être au-dessus des créa- tures spirituelles ». r^ous voyons donc, expressément, par cette réponse, qu'il n'est pas nécessaire de dire que le Chiist est en dehors de tout lieu corporel. Nullement. Il sullit de dire que parmi tous les lieux corporels, assignés à n'importe quels êtres, sans en excepter les esprits les plus sublimes, le lieu le plus élevé doit être réservé au corps du Christ.

Cette admirable Ascension du Christ, qui l'a porté au plus haut sommet du monde de la création, dans ce ciel de la gloire

668 SOMME TIIÉOLOOIQIJE,

les anges et les bienheureux jouissent de sa présence éter- nellement, est-elle de quelque influence à l'endroit de notre salut. Pouvons-nous dire qu'elle en soit la cause ? C'est ce qu'il nous faut maintenant examiner ; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article VI. Si l'Ascension du Christ est cause de notre salut ?

Trois objections veulent prouver que « l'Ascension du Christ n'est point cause de notre salut ». La première déclare que « le Christ fut cause de notre salut, en tant qu'il mérita notre salut. Or, par l'Ascension, Il n'a rien mérité pour nous; parce que l'Ascension appartient à la récompense de son exaltation: et le mérite n'est pas une même chose avec la récompense, ni, non plus, le chemin avec le terme auquel il aboutit. Donc il setnble que l'.Ascension du Christ n'a pas été la cause de notre salut ». La seconde objection dit que « si l'Ascension du Christ est cause de notre salut, il semble que ce sera surtout en ce que cette Ascension sera cause de la nôtre. Or, ceci nous a été conféré par sa Passion ; parce que, conjme il est dit, nax Hébreux, ch. x (v. ] g), nous avons confiance (Centrer dans te Saint des Saints par son sanrj. Donc il semble que l'Ascension du Christ n'a pas été cause de notre salut ». La troisième ob- jection fait observer que o le salut qui nous est conféré par le Christ est éternel; selon celte parole d'Isaïe, ch. li (v. 6), Mon salai durera toujours Or, le Christ n'est point monté au ciel pour y être à tout jamais. Il est dit, en effet, dans le livre des Actes, ch. I (v. 1 1) : Comme vous l'avez va monter dcms le ciel, ainsi II reviendra. Nous lisons aussi qu'il s'est montré, sur la terre, à de nombreux saints; comme on le lit de saint Paul, dans les Actes, ch. ix. Donc il semble que son Ascension n'est point cause de notre salut ».

L'argument sed contra cite le texte « Lui-même dit. en saint Jean, cb. xvi (v. 7) : // vous est bon (jue Je m'en aille ; c'est- à-dire que je m'éloigne de vous par l'Ascension.

QUESTION LVir. DE l'aSCENSIOn DU CHRIST. 669

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « l'Ascension du Christ est cause de notre salut, d'une double manière : de notre côté ; et du sien. De notre côté, selon que par l'Ascen- sion du Christ, notre cœur est vers Lui, C'est qu'en effet, par son Ascension, comme il a été dit plus haut (art. i, ad 5"""), d'abord est donné lieu à la foi ; puis, à l'espérance ; puis à la charité. 11 y a, aussi, que par est augmentée notre révérence à son endroit, alors que nous ne le considérons plus comme un homme de la terre, mais comme le Dieu qui règne au ciel; selon que le dit l'Apôtre, dans la seconde épître aux Corinthiens, ch. V (v. i6) : Sans doute, nous avons connu le Christ selon la chair, c'est-à-dire mortel et par nous le tenions seulement pour un homme, comme l'explique la glose; mais maintenant nous ne le connaissons plus », de cette manière. « Du côté du Christ », son Ascension est cause de notre salut, « quant à ce que Lui-même montant au ciel a fait pour notre salut. Et, d'abord. Il nous a préparé la voie qui nous permettra à nous de monter au ciel; selon ce qu'il dit Lui-même, en saint Jean, ch. XIV (v. 2) : Je vois vous préparer la place; et, dans Michée, il est dit, ch. 11 (v. i3) : // est monté, ouvrant le chemin devant nous. Dès là, en effet, que Lui-même est notre tête, il faut que les membres suivent la tête a pénétré; aussi bien, il est dit, en saint Jean, ch. xiv(v. 3) : Afm que moi je suis, vous aussi vous soye:. Et, en signe de cela, Il transporta au ciel les âmes saintes qu'il avait emmenées avec Lui des enfers; selon cette parole du psaume (lxvii, v. 19 ; cf. aux Éphésiens, ch. iv, v. 8) : Montant au ciel, Il a emmené captive la captivité : en ce sens que ceux qui avaient été faits captifs par le démon. Il les emmena avec Lui au ciel, comme en un lieu étranger à la na- ture humaine, captifs d'une bonne capture, les ayant acquis par la victoire. En second lieu, parce que, comme le Pontife, dans l'Ancien Testament, entrait dans le sanctuaire afin de s'y tenir devant Dieu pour le peuple; de même aussi le Christ est entré au ciel, afin d'intercéder pour nous, comme il est dit dans l'Épître rtMj; Hébreux, ch. vu (v. 25; ch, ix, v. 7, a^). Et, en effet, sa seule présence dans la nature humaine qu'il a intro- duite au ciel est une certaine intercession pour nous : car, dès

OyO SOMME THÉOLOGIQUE.

que Dieu a ainsi exalté la nature humaine dans le Christ, Il doit aussi avoir pitié de ceux pour qui le Fils de Dieu a pris la nature humaine. En troisième lieu, afin que, ayant pris place sur le trône des cieux comme Dieu et Seigneur, Il envoyât de aux hommes ses dons divins; selon cette parole de l'Epître aux Éphéslens, ch. iv (v. lo) : Il est monté par-dessus tous les cieux, afin de remplir toutes choses, de les emplir de ses dons, explique la glose ».

Vad primum fait observer que « l'Ascension du Christ est cause de notre salut, non par mode de mérite, mais par mode de cause efficiente; comme il a été dit, plus haut, de la Résur- rection » (q. 56, art. i, ad 5""', ad 4""»). ^

L'arf secundum répond que « la Passion du Christ est cause de notre ascension au ciel, à proprement parler, par l'éloigne- ment du péché qui était un obstacle, et par mode de mérite. L'Ascension du Christ, au contraire, est cause de notre ascen- sion directement, la commençant en Celui qui est notre tête, à qui les membres doivent être joints » un jour.

Vad terliam déclare que <( le Christ, une fois monté au ciel, a acquis, pour Lui et pour nous, à tout jamais, le droit et la dignité de demeurer dans le ciel. Or, à cette dignité n'est point faite de dérogation, si, pour quelque motif, le Christ descend quelquefois, corporellement, sur la terre : soit pour se montrer à tous, comme II le fera au jour du jugement; soit pour se montrera quelqu'un spécialement, comme II le fit pour saint Paul, ainsi qu'on le voit au livre des Actes, ch. ix. Et pour que l'on ne croie pas que cette manifestation a eu lieu, sans que le Christ se trouvât corporellement, mais par mode d'une cer- taine apparition, le contraire se voit par ce que l'Apôtre lui- même dit, dans la première épîtreaM.x Corinthiens, ch. xv (v. 8), à l'effet de confirmer la foi de la Résurrection », du Christ : « En dernier lieu. Il a été vu de moi, pauvre avorton : celte vision, en eff'et, ne prouverait pas la vérité de la Résurrection » du Christ, « si l'Apôtre n'avait point vu le vrai corps du Christ » ressuscité. La raison que vient de nous donner ici saint Tho- mas ne prouve que pour la manifestation du Christ à saint PauL Quant aux multiples apparitions dont il est parlé dans

QUESTION LVII. DE l'aSCENSFON DU CHRIST. 67 1

certaines vies de saints, et même l'apparition dont fut gratifiée sainte Marguerite-Marie, au sujet du Sacré-Cœur, il n'y a au- cune nécessité à admettre qu'il se soit agi, dans ces divers cas, d'un déplacement effectif du corps du Christ monté au ciel et assis à la droite du Père. La fin poursuivie en ces sortes de manifestations pouvait être atteinte par le simple mode u d'une certaine apparition aliqualiter apparente », comme disait ici saint Thomas, dans la réponse que nous venons de lire.

L'exaltation ou la glorification du Christ ne demandait pas seulement qu'il réapparût vivant et désormais immortel, au lendemain de sa mort ignominieuse. Celte vie nouvelle, qui était maintenant la sienne, exigeait qu'après un certain temps passé encore sur notre terre, à l'efTet de confirmer les disciples dans la foi de sa Résurrection, Il s'éloignât de nous, et se rendît, par la puissance de sa propre vertu, en un séjour digne de Lui. Il le fit au jour de son Ascension, quand, sous les yeux même de ses disciples. Il s'éleva d'auprès d'eux et monta au ciel. Le ciel II monta n'est pas autre que le lieu, préparé dès la consti- tution du monde, pour servir d'éternel séjour aux anges restés fidèles et aux élus du monde humain qui recevront dans son couronnement le fruit de la Rédemption. Encore est-il que le Christ, montant ainsi dans ce séjour de la gloire, y devait occu- per une place et y exercer un rôle en harmonie avec la di- gnité de sa Personne et avec les droits acquis par les mys- tères de sa vie et de sa mort. La place occupée par le Christ nous est apparue déjà comme la plus haute dans l'ordre de tout le monde créé. Mais il est un aspect sous lequel nous ne l'avons pas encore considérée, et qui cependant lui donne, par excellence, le caractère de gloire qui devait lui convenir par rapport au Christ. C'est que le Christ monté au ciel nous y est présenté comme assis à la droite du Père. Que signifie bien celte formule mystérieuse imposée à notre foi. Nous devons maintenant la considérer; et tel est l'objet de la question sui- vante.

QUESTION LVIII

DU CHRIST ASSIS A L.\ DROITE DU PERE

Cette question comprend quatre articles :

Si le Christ est assis à la droite du Père?

2" Si cela lui convient selon la nature divine?

Si cela lui convient selon la nature humaine?

4" Si cela est propre au Christ?

Article Premier. S'il convient au Christ d'être à la droite du Père.

Trois objections veulent prouver qu' a il ne convient pas au Christ d'être assis à la droile du Père ». La première dit que « la droite et la gauche sont des différences de positions corporelles. Or, rien de corporel ne convient à Dieu; car Dieu est esprit, comme il est marqué en saint Jean, ch. iv (v. 2/1). Donc il semble que le Christ n'est pas assis à la droite du Père ». La seconde objection fait observer que « si quel- qu'un est assis à la droite d'un autre, celui-ci est assis à la gau- che du premier. Si donc le Fils est assis à la droite du Père, il s'ensuit que le Père est assis à la gauche du Fils; ce qui ne con- vient pas », la gauche étant une place moins honorable que la droite. La troisième objection arguë de ce que « s'asseoir et se tenir paraissent choses opposées. Or, saint Etienne dit, dans le livre des Actes, ch. vu (v. 55) : Voici que je vois les deux ouverts, et le Fils de l'homme se tenant à la droite de la vertu de Dieu. Donc il semble que le Christ n'est pas assis à la droile du Père ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous va donner un mo-

QUESTION LVIII. DU CHRIST ASSIS A LA DROITE DU PERE. 678

dèle achevé d'interprétation scripturaire à la lumière de l'Écri- ture, de la raison théologique et de la tradition patristique. « Dans le mot s'asseoir^ déclare le saint Docteur, nous pou- vons entendre deux choses; savoir ; le repos, selon cette parole marquée en saint Luc, chapitre dernier (v. 49) : Asseyez-vous », c'est-à-dire demeurez en repos « ici dans la cité; et aussi la puissance royale ou judiciaire, selon celte parole, des Proverbes, ch, XX (v. 8) : Le roi, qui est assis sur le trône de sa justice, dis- sipe tout mal d'un seul de ses regards. C'est de l'une et de l'autre manière, qu'il convient au Christ d'être assis à la droite du Père. D'abord, en tant qu'il demeure éternellement in- corruptible dans la béatitude du Père, qui est appelée sa droite; selon celte parole du psaume (xv, v. ii) : Les joies sont dans voire droite Jusqu'à la fin. Et de vient que saint Augustin, dans son livre Du Symbole (ch. iv), dit : // est assis à la droite du Père. Il est assis ; entendez II habite ; comme nous disons de n'importe quel homme : Il siégea (il demeura) dans ce pays durant trois ans ». Le mot latin sedit, sedere, correspond à notre mot fran- çais : séjourner; il séjourna. « Ainsi donc », reprend saint Au- gustin, par cet article du Symbole, // est assis à la droite du Père, (( entendez que le Christ habite à la droite de Dieu le Père : Il est bienheureux, en ejjtet, et le nom sa béatitude est appelé la droite du Père . De l'autre manière, le Christ est dit siéger à la droite du Père, en tant qu'il règne avec le Père et qu'il tient de Lui la puissance judiciaire : comme celui qui est assis avec le roi, à sa droite, est dit siéger avec lui dans l'acte de ré- gner et de juger. Aussi bien saint Augustin dit, dans le second livre Du Symbole (ch. vu; parmi les œuvres douteuses de saint Augustin) : Entendez, par la droite elle-même, la puissance qua reçue cet homme, pris par Dieu, de venir pour juger, lui qui était venu d'abord pour être jugé » .

L'ad primum répond que « comme le dit saint Jean Damas- cène, au livre IV (ch. ii), ce n'est point dans un sens local que nous parlons de la droite du Père. Comment, en effet, Celui qui n'a point de limite pourrait-il avoir une droite, au sens local de ce mot? La droite, en effet, et la gauche se disent, au sens loccd, des êtres qui sont circonscrits. Mais nous appelons la droite XVI . La Rédemption. 43

67/1 SOMME THÉOLOGIQUË.

du Père la gloire et l'honneur de la divinilé »). C'est une ex- pression métaphorique empruntée aux choses de la terre, le fait de s'asseoir sur un même trône à la droite du roi est le signe de la participation à sa puissance et à sa royauté.

Uad seciinduni insiste dans le même sens, u Ce que l'objec- tion disait s'entend de l'expression dont il s'agit prise dans un sens corporel. Aussi bien saint Augustin dit, dans le livre Du Symbole (cii. iv) : Si nous entendons d'une façon cliarnelle, cjue le Christ est assis à la droite du Père, le Père sera a sa gauche. Or, là, savoir dans la béatitude éternelle, tout est la droite, parce qu il n'est, là, aucune misère ».

Vad terlium fait observer que « comme le dit s^aint Grégoire, dans l'homélie de l'Ascension (hom. XXIX sur l'Évangile), être assis convient au juge; se tenir debout, au contraire, est le propre de celui qui combat ou qui pot te secours. Par cela donc qu'Etienne était encore dans le combat, il vit debout Celui qui lui portait se- cours. Mais Celui-là même, après son Ascension, est décrit par saint Marc comme étant assis, paire que, après la gloire de son Ascension, à la fui II apparaîtra comme juge ». L'explication, assurément, est excellente, et suffit pour faire taire l'objection. On pourrait dire aussi que l'op- position signalée dans les deux textes, celui de saint Marc, consacré dans le Symbole, et celui des Actes, n'est qu'appa- rente, nullement réelle, même dans la littéralilé du texte. Le mot stantem, en effet (en grec écTfo-a), ne signifie pas nécessaire- ment 5e tenir debout, mais se tenir. Or, on peut se tenir assis, non moins que se tenir debout. Il n'y a donc aucune opposi- tion entre le moi stantem des Actes et le mot sedentem de saint Marc et du Symbole.

Quand il s'agit de Dieu, considéré dans l'acte de sa souve- raine béatitude et de sa royauté suprême à l'endroit de tout le monde créé, dire de quelqu'un qu'il est assis à sa droite n'est pas autre chose qu'alfirmer que ce quelqu'un est admis à par- tager sa souveraine béatitude et sa royauté suprême. La foi nous le fait dire du Christ. Mais à quel titre nous le fait- elle dire ainsi du Christ. Est-ce en raison de sa divinilé? Est-

QUESTION LVIII. DU CHKIST ASSIS A LA DROITE DU PERE. 676

ce en raison de son humanité? Est-ce à un litre exceptionnel et qui ne convient qu'à Lui? Il nous reste à examiner succès* sivemenl ces divers points. D'abord, le premier. C'est l'objet de l'article qui suit.

Article II.

Si le fait d'être assis â la droite de Dieu le Père convient au Christ selon qu'il est Dieu?

Trois objections veulent prouver que « le fait d'être assis à la droite de Dieu le Père ne convient pas au Christ selon qu'il est Dieu ». La première objection dit que « le Christ, selon qu'il est Dieu, est la droite du Père (Cf. S. Augustin, ps. lxxxi, v. 12). Or, il ne semble pas que ce soit une même chose d'être la droite de quelqu'un et d'être celui qui est assisà la droite de ce quelqu'un. Donc le Christ, selon qu'il est Dieu, n'est point assis à la droite du Père ». La seconde objection en appelle à ce que « dans saint Marc, chapitre dernier (v. 19), il est dit que le Seigneur Jésus Jul pris dans le ciel et qu'il est assis à la droite de Dieu. Or, le Christ n'a pas été pris au ciel selon qu'il est Dieu. Donc, pareillement, ce n'est point en tant qu'il est Dieu, qu'il est assis à la droite du Père ». La troisième ob- jection fait observer que v le Christ, selon qu'il est Dieu, est égal au Père et à l'Esprit-Saint. Si donc le Christ, selon qu'il est Dieu, est assis à la droite du Père, par la même raison l'Esprit-Saint aussi sera assis à la droite du Père et du Fils, et le Père Lui-même sera assis à la droite du Fils et de l'Esprit-Saint. Chose qu'on ne trouve exprimée nulle part ».

L'argument 5edcon//'a apporte le texte de « saint Jean Damas- cène », il est « dit (au livre IV, ch. 11), que nous appelons la droite du Père la gloire et l'honneur de la divinité, dans laquelle le Fils existe avant tous les siècles comme Dieu et consuhstantiel au Père ».

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « comme on peut le voir par ce qui a été dit l'article précédent; et ici même dans l'argument sed contra), dans le nom de droite »,

C)']6 SOMME THÉOLOGIQUÈ.

appliqué à Dieu, « nous pouvons entendre trois choses : d'abord, selon saint Jean Damascène, la gloire de la divinité; ensuite, selon saint Augustin, la béatitude du Père : troisièmement, selon le même saint Augustin, la puissance Judiciaire. Quant au fait d'être assis, il désigne, comme il a été dit (art. précéd.), ou l'habitation, ou la dignité, soit royale soit judiciaire. Il suit de qu être assis à la droite du Père n'est rien autre que, simulta- nément avec le Père, avoir la gloire de la divinité, et la béati- tude et la puissance judiciaire, et cela immuablement et roya- lement — sedere ad dexteram Patris nihil aliud est qaam siniul cum Pâtre habere gloriam divinitalis , et beatitudinem, et judiciariam poteslatem, et hoc inimutabiliter , et regaliter. Ov », poursuit saint Thomas, après celte admirable précision de doctrine, « cela convient au Fils selon qu'il est Dieu. Donc il est manifeste que le Christ, selon qu'il est Dieu, est assis à la droite du Père : avec ceci, toutefois, que cette préposition à, qui est transitive (en latin, ad), implique la seule distinction personnelle et l'ordre d'origine, non le degré de nature ou de dignité qui n'existe point parmi les Personnes divines, comme il a été vu dans la Première Partie (q. Ii2, art. 3, 4) »•

Vad primuni répond que « le Fils est dit la droite du Père, par appropriation, à la manière dont II est dit aussi la verlu du Père (r* Épîlre aux Corinthiens, ch. i, v. 2!^). Mais la droite du Père, selon les trois acceptions qui ont été marquées (au corps de l'article), est quelque chose de commun aux trois Per- sonnes ».

Vad secundum accorde que u le Christ, selon qu'il est homme, a été pris et élevé à l'honneur divin, qui est désigné par le fait d'être assis, dans l'expression dont il s'agit. Mais, cependant, le même honneur divin convient au Christ, en tant qu'il est Dieu, non en raison d'une assomplion, mais par voie d'éter- nelle origine ».

Vad lertium déclare qu' u en aucune manière il ne peut être dit que le Père est assis à la droite du Fils ou de l'Esprit-Saint; parce que le Fils et l'Espril-Saint ont leur origine du Père, et non inversement. Mais l'Esprit-Saint peut être dit, au sens propre, être assis à la droite du Père ou du Fils selon le sens

QUESTION LVIII. DU CHRIST ASSIS A LA DROITE DU PERE. G77

qui a été précisé; bien que, selon une certaine appropriation, on attribue cela au Fils, auquel est appropriée l'égalité. Saint Augustin dit, en effet (au livre Ide laDocIrine chrétienne, eh. v), que dans le Père est r unité; dans le Fils, l'égalité ; dans l'Esprit- Saint, la connexion de f unité et de l'égalité ».

L'expression scripluraire et canonique qui applique au Christ le fait d'être assis à la droite du Père doit s'entendre, au sens le plus exact et le plus rigoureux, de la divinité que le Fils reçoit du Père, mais qui lui est commune avec le Père, et dans laquelle Il jouit d'une même gloire, d'une même béatitude, d'une même puissance déjuger, en souverain Roi, pour toute l'éternité. Mais que penser de cette même expression ou de celte même formule, entendue dans la rigueur de son acception dogmati- que, s'il s'agit du Christ en lant qu'homme. Peut-on également la lui appliquer en toute vérité. C'est ce qu'il nous faut exami- ner maintenant; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article III.

Si d'être assis à la droite du Père convient au Christ selon qu'il est homme?

Trois objections veulent prouver que « d'être assis à la droite du Père ne convient pas au Christ selon qu'il est homme ». - La première rappelle que « comme le dit saint Jean Damas- cène (liv. IV, ch II), nous appelons la droite du Père la gloire et l'honneur de la divinité. Or, la gloire et l'honneur de la divinité ne convient pas au Christ selon qu'il est homme. Donc il semble que le Christ, selon qu'il est homme, n'est point assis à la droite du Père ». La seconde objection fait observer qu' « être assis à la droite de celui qui règne semble exclure la sujétion ; car celui qui est assis à la drpite de celui qui règne lui est associé en quelque sorte dans l'acte même de régner. Or, le Christ, selon qu'il est homme, est soumis au Père, comme il est dit dans la première Épître aux Corinthiens, ch. xv (v. 28). Donc

678 SOMME THÉOLOGIQUE.

il semble que le Christ, selon qu'il est homme, n'est pointassis à la droite du Père ». La troisième objection en appelle à ce que (( sur ce mol de l'Épître aux Romains, ch. vni (v. 3l^) : Celai qui est à la droite de Dieu, la glose dit : c'est-à-dire, égal au Père dans l'honneur par lequel le Père est Dieu; ou, à la droite du Père, c est-à-dire dans les meilleurs biens de Dieu. Et, sur cette parole de l'Épitre aux Hébreux, ch. i (v. 3) : Il est assis à la droite

de Dieu, dans les hauteurs, la glose explique : c'est-à-dire à l'éga- lité du Père, au-dessus de toutes choses par le lieu et la dignité. Or, être égal à Dieu ne convient pas au Christ selon qu'il est homme; car, Il dit Lui-même en saint Jean, ch. xiv (v. 28) : Le Père est plus grand que moi. Donc il semble qu'être assis à la droite du Père ne convient pas au Christ selon qu'il est homme ». L'argument sed contra reproduit le texte emprunté au livre II Du Symbole, ch. vu, qui se trouve parmi les œuvres de saint Augustin et ori « il est dit : Entendez par la droite elle-même, la puissance conjérée à cet homme pris par Dieu, de telle sorte qu'il viendra pour juger. Lui qui était venu pour être jugé ».

Au corps de l'article, saint Thomas rappelle que « comme il a été dit (art. précéd.), dans le nom de la droite du Père on entend ou la gloire même de la divinité elle-même, ou sa béati-

" tude éternelle, ou la puissance judiciaire et royale. Quant à la préposition à (en latin ad), elle désigne un certain accès à la droite, se trouve marquée la convenance, avec une certaine distinction, ainsi qu'il a été dit plus haut (art. précéd.). Et ceci peut s'entendre d'une triple manière. D'abord, de la conve- nance dans IsTnature et de la distinction personnelle. De ce chef, le Christ, selon qu'il est le Fils de Dieu, est assis à la droite du Père, parce qu'il a la même nature avec le Père. Aussi bien, les choses dont il s'agit » et que signifie ce mot la droite du Père, c'est-à-dire la gloire de la divinité, la béatitude éternelle, la puissance judiciaire et royale, u conviennent essentiellement au Fils comme aussi au Père. Et c'est ce qui est se trouver dans l'égalité du Père. D'une autre manière », la convenance et la distinction marquées par la préposition à (ad) u se pren- nent selon la grâce de l'union » hypostatique : « laquelle impli- que, en sens inverse » du premier mode mentionné tout à

QUESTION LVIII. DU CHRIST ASSIS A LA DROITE DU PÈRE. G79

l'heure, <i la distinction de nature et l'unité de Personne. Et, de ce chef, le Christ, selon qu'il est homme, est le Fils de Dieu, et, par conséquent, Il est assis à la droite du Père, avec ceci cependant que l'expression selon que ne désigne pas la condi- tion de la nature » humaine, dans le Christ, « mais l'unité du suppôt, ainsi qu'il a été exposé plus haut (q. i6, art. lo, 1 1). D'une troisième manière, l'accès dont il s'agit peut s'entendre selon la grâce habituelle, laquelle se trouve d'une façon plus abondante dans le Christ, l'emportant sur toutes les autres créatures, au point que la nature humaine elle-même, dans le Christ, a plus de béatitude que toutes les autres créatures et possède au-dessus de toutes les autres créatures la puissance royale et judiciaire. Ainsi donc », conclut saint Thomas, « si, par l'expression selon que, on désigne la condition de la nature », dans le Christ, « le Christ, selon qu'il est Dieu », c'est-à-dire selon qu'il a, ensemble avec le Père, la nature divine, « est assis à ladroUe du Père, c'est-à-dire dans l" égalité du Père », ayant, avec Lui, une même gloire, une même béatitude, une même puissance judiciaire et royale. t( Selon qu'il est homme», c'est-à-dire selon qu'il a notre nature humaine et dans cette nature humaine, « le Christ est assis à la droite du Père, c'est- à-dire, dans les biens du Père par-dessus toutes les autres créatures, c'est-à-dire dans une plus grande béatitude et possédant la puis- sance Judiciaire. Que si l'expression selon que désigne l'unité du suppôt » et de la Personne, « en ce sens encore, selon qu'il est homme, H est assis à la droite du Père selon l'égalité de l'honneur, en ce sens que nous rendons le même hon- neur qu'au Père, au Fils de Dieu Lui-même revêtu de la nature humaine qu'il a prise » et qu'il s'est unie hyposlatique- ment, « ainsi qu'il a été dit plus haut » (q. 26, art. i). On peut entrevoir, à lu lumière de ce magnifique article, la gran- deur, l'excellence, la splendeur, la majesté du Christ, Dieu et homme, établi au ciel, depuis son Ascension, sur son trône de gloire.

L'ad prinuun accorde que « l'humanité du Christ, selon la condition de sa nature », ou sous sa raison de nature humaine, « n'a point la gloire ou l'honneur de la divinité ; que cepen-

68o SOMME THÉOLOGIQUE.

danl elle a en raison de la Personne » divine « à laquelle elle est unie d hypostaliquement. « Aussi bien saint Jean Damas- cène ajoute, au même endroit : Dans laquelle gloire de la divi- nité, le Fils de Dieu, existanl avant tous les siècles convne Dieu el consubstantiel au Père, se trouve assis, ayant », maintenant, « associée à sa gloire, sa chair. C'est, en effet, une seule et même Personne qui est adorée, d'une seule et même adoration, avec sa chcdr, par toute créature ». On remarquera l'admirable préci- sion de formule dans ce beau texte de saint Jean Damascène, que l'objection n'avait cité qu'en partie.

V ad sec andum répond que « le Christ, selon qu'il est homme, est soumis au Père, pour autant que l'expression selon que dé- signe la condition de la nature » humaine, sous sa laison pro- pre et distinctement. « Et, de ce chef, il ne convient pas au Christ d'être assis à la droite du Père, selon la raison d'égalité, en tant qu'il est homme. Toutefois, même ainsi, il lui con- vient d^être assis à la droite du Père, selon que par on dé- signe l'excellence de la béatitude et la puissance judiciaire sur toute créature » .

Vad tertium précise, à nouveau, que « se trouver dans Téga- lité du Père ne convient pas à la nature humaine elle-même du Christ, mais seulement à la Personne qui l'a prise » et se l'est unie hypostatiquement. « Mais se trouver dans les meil- leurs biens de Dieu, selon qu'on désigne par l'excès » ou l'excellence « à l'endroit de toutes les autres créatures, est chose qui convient aussi à la nature humaine elle-même, prise » par le Verbe de Dieu et unie hypostatiquement à la Personne di- vine.

Même en tant qu'il est homme, le Christ est dit être assis à la droite du Père en un sens exceptionnellement transcendant : au sens le plus absolu, s'il s'agit de la Personne même du Verbe ou du Fils de Dieu, qui subsiste seule dans la nature humaine du Christ, comme dans la nature divine; et, aussi, en un sens de perfection ou de plénitude incomparable, même à con- sidérer, dans le Christ, la nature humaine que le Fils de Dieu s'est unie hypostatiquement, sous sa raison de nature humaine.

QUESTION LVIII. DU CHRIST ASSIS A LA DROITE DL PERE. (i8l

OU selon qu'elle est admise à participer en elle et sous sa rai- son propre les biens qui sont le propre de l'auguste Trinité. . Nous venons de parler de perfection exceptionnelle et trans- cendante pour le Christ, même à le considérer dans sa nature humaine, comprise dans le sens formel de l'expression scrip- luraire et canonique imposée à notre foi, quand cette foi nous fait dire que le Christ est assis à la droite de Dieu le Père. Faut-il entendre ces mois dans un sens exclusif? En d'autres termes, la gloire du Christ qui lui est attribuée, même comme homme, quand nous le disons assis à la droite du Père, lui apparlient-elle absolument en propre, de telle sorte qu'aucune autre créature ne la partage avec Lui? C'est ce que nous de- vons maintenant examiner; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article IV. Si d'être assis à la droite du Père est le propre du Christ?

Quatre objections veulent prouver que « d'être assis à la droite du Père n'est point le propre du Christ ». La première en appelle à ce que « l'Apôtre dit, aux Éphésiens, ch. ii (v. 6), que Dieu nous a ressuscites el nous a Jait asseoir dans les deux, dans le Christ Jésus. Or, le fait de ressusciter n'est point le pro- pre du Christ. Donc, pour la même raison, non plus, le fait d'être assis à la droite de Dieu dans les hauteurs » {aux Hébreux, ch. I, V. 3). La seconde objection rappelle que u comme le dit saint Augustin, dans le livre du Symbole (ch. iv), que le Christ soit assis à la droite du Père, c'est, pour Lui, habiter dans sa béatitude. Or, ceci convient à beaucoup d'autres. Donc il semble que d'être assis à la droite du Père n'est point le pro- pre du Christ ». La troisième objection fait observer que « le Christ Lui-même dit, dans ['Apocalypse, ch. m (v. 21) : Celui qui vaincra. Je lui donnerai de s'asseoir avec moi sur mon trône ; comme moi aussi, J'ai vaincu et Je suis assis avec mon Père sur son trône. Or, c'est par que le Chiist est assis à la droite du Père, qu'il est assis sur son trône. Donc les autres

()8-2 SOMME ÏHÉOLOGIQUE.

aussi, qui sont vainqueurs, sont assis à la droite du Père ». La quatrième objection arguë de ce que « le Seigneur, en saint Matthieu, cli. xx (v. 28), dit : Être assis à la droite ou à la gau- che, il ne m'appartient pas de vous le donner, mais ce sera pour ceux à qui cela a été préparé par mon Père. Or, ceci serait dit en vain, si ce n'était point préparé pour quelques-uns. Donc être assis à la droite ne convient pas au seul Christ ».

L'argument sed contra oppose qu' « il est dit, aux Hébreux, ch. 1 (v. i3) : .4 qui, jamais, a-t-il dit parmi les anges : Asseyez- vous à ma droite; c'est-à-dire, en ce que f ai de meilleur; ou : pour être égal à moi selon la divinité? Comme pour signifier : A aucun. Or, les anges sont supérieurs aux autres créatures. Donc bien moins encore il convient à quelque autre qu'au Christ d'être assis à la droite du Père ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « comme il a été dit (art. précéd.), le Christ est dit être assis à la droite du Père, en fant que selon la nature divine 11 est dans l'égalité du Père et que selon la nature humaine 11 possède excellem- ment les biens divins par-dessus toutes les autres créatures. Or, l'une et l'autre de ces deux choses convient au Christ seul. Donc il ne convient à aucun autre, ni ange, ni homme, d'être assis à la droite du Père, si ce n'est au Christ seul ». Rien de plus clair et de plus péremptoire que cette réponse, en har- monie si parfaite d'ailhurs avec le texte de saint Paul cité dans l'argument sed contra. Mais comment expliquer, dès lors, les autres textes cités par les objections et qui semblent conclure, d'une manière si formelle, dans un sens opposé. Saint Pho- mas va résoudre la difficulté en répondant aux objections.

Vad primum dit que « le Christ étant notre tête, ce qui est conféré au Chiist, est aussi conféré à nous dans sa Personne. Et voilà pounjuoi, parce que Lui est déjà ressuscité, l'Apôtre dit que Dieu nous a en quelque sorte ressuscites avec Lui, alors que cependant nous ne sommes pas encore ressuscites en nous-mêmes, mais devons seulement r( ssusciter un jour, selon cette parole de l'Épîlre aux Romcdns, ch. vni (v. 11) : Celui (jui a suscité des morts Jésus-Christ, vivifiera aussi nos corps mortels. Et, selon le même mode de parler, l'Apôtre ajoute qu7/ nous

QUESTION LVIII. DU CHRIST ASSIS A LA DROITE DU PÈRE. 683

a fait asseoir avec Lai dans les deux, pour autant que Celui qui est notre tête, le Christ, y est assis ».

L'ad secundam souligne une nuance dans le texte dont il s'agit qui va permettre de préciser la vraie doctrine en ce point si délicat. « Parce que la droite est la béatitude divine, être assis à la droite ne signifie pas simplement être dans la béatitude, mais avoir la béatitude avec une certaine puissance dominatrice et comme chose propre et naturelle. Ce qui con- vient au Christ seul, et à aucune autre créature. On peut dire cependant que chaque saint qui est dans la béatitude, est placé à la droite de Dieu , ad dexteram Del constitutus (cf. deuxième Épître aux Corinthiens, ch. iv, v. i4; Épître aux Éphésiens, ch. i, v. 20; Epître de S. Jude, v. 4)- Et de vient qu'il est dit aussi en saint Matthieu, ch. xxv (v. 33), qu7/ placera les brebis à sa droite » .

L'ad terlium déclare que u par le trône » ou le siège (( est si- gnifiée la puissance judiciaire que le Chiist a du Père. Et, de ce chef, Il est dit siéger sur le trône du Père. Quant aux auties saints, ils l'auront du Christ. Et c'est pourquoi ils sont dits siéger sur le trône du Christ; selon cette parole marquée en saint Mallhieu, ch. xix (v. 28) : \'ous siégerez, vous aussi, sur douze trônes, jugeant les douze tribus d' Israël ».

Uad quartum apporte un texte de u saint Jean Chrysos- tome », il est « dit, sur saint Matthieu (hom. LXV) : Cette place, savoir d'être assis à la droite, est inaccessible à tous, non pas seulement parmi les hommes, mais aussi parmi les anges. Scdnt Paul, en ejjet, Vassigne comme prérogative du Fils unique, quand il dit : A qui, parmi les anges, a-l-ll dit Jamais : Asseyez- vous à ma droite? Le Seigneur répondit donc aux enfants de Zébédée, non pas comme si quelques-uns devaient s'asseoir à cette place, mais pour condescendre à la supplupie de ceux qui l'inter- rogeaient : Ils ne demandaient, en effet, que cela, d'être auprès de Lui de préférence aux autres. On peut dire cependant », ajoute saint Thomas, « que les fils de Zébédée demandaient d'avoir, de préférence aux autres, l'excellence dans la partici- pation à sa puissance judiciaire. Et, par suite, ils ne deman- daient pas d'être assis à la droite ou à la gauche du Père,

r)84 SOMME THÉOLOGIQUE.

mais à la droite ou à la gauche du Chrisl », comme le dit, en etl'et, expressément le texte de l'Évangile.

Le Christ, monté au ciel, a pris place pour jamais au-des- sus de toute créature. Le Père l'a fait asseoir à sa droite; c'est- à-dire qu'il a fait éclater aux yeux de tous ceux qui peuvent le voir, à découvert dans le ciel, ou par la foi sur la terre, que le Christ, Dieu et homme tout ensemble, possède, avec Lui, la même divinité, la même béatitude, la même royauté souve- raine, ayant droit aux mêmes honneurs, à la même adoration. 11 a comblé de ses dons l'humanité du Christ, comme n'en recevra jamais aucune créature; et, même comme homme, Il l'a constitué roi souverain et juge suprême de tout ce qui est dans le monde créé. Il ne nous reste plus qu'à considé- rer en lui-même ce pouvoir suprême de juger que Dieu a con- féré au Christ, même en tant qu'homme. Ce va être l'objet de la question suivante, la dernière ayant trait directement au Christ dans sa propre Personne.

QUESTION LIX

DE LA PLISSVNCE JUDICIAIRE DU CHRIST

Cette question comprend six articles :

Si la puissance judiciaire doit être attribuée au Christ?

Si elle lui convient selon qu'il est homme?

S'il l'a obtenue par voie de mérite?

Si sa puissance judiciaire est universelle par rapport à tous les

hommes? Si, en plus du jugement qu'il fait dans le temps présent. Il doit

être attendu pour un jugement futur? Si sa puissance judiciaire s'étend aussi aux anges?

u Pour ce qui est de l'exécution du jugement final, il en sera traité plus convenablement quand nous considérerons ce qui a trait à la fin du monde. (Le S. Docteur n'a pas eu le temps de traiter cette partie qu'il nous annonçait ici; on y a suppléé par le texte correspondant du Commentaire sur les Sentences, cf. Supplément,, q. 88 et suiv.). Maintenant, il suffit de toucher cela seul qui regarde la dignité du Christ ».

Nous voyons, par cette note de saint Thomas, le rapport étroit qui unit les questions relatives au Christ dans sa Per- sonne, surtout cette dernière question que nous abordons, avec les questions qui doivent consommer toute notre étude de la Doctrine sacrée, savoir les questions relatives à la res- tauration finale, lors de la résurrection et du jugement der- nier. Et la même note nous fait pressentir aussi l'harmonie de la suite de notre étude, quand nous considérerons l'œuvre du Christ dans le monde, depuis le jour de son Ascension et de sa glorification à la droite du Père, jusqu'à son retour à la fin des temps, œuvre de sanctification par les sacrements du sa- lut qu'administrera son Église, organe de l'Esprit-Saint en-

686 SOMME THÉOLOGIQUE.

voyé par le Christ sur la terre, comme II lavait promis à ses disciples. Mais n'anticipons pas; et restons, pour le mo- ment, dans l'étude de la question présente. L'ordre des arti- cles qui la composent éclate de lui-même. Venons donc tout de suite à l'article premier.

Article Premier.

Si la puissance judiciaire doit être spécialement attribuée

au Christ?

Trois objections veulent prouver que « la puissance judi- ciaire ne doit pas être spécialement attribuée au Christ ». La première fait observer que « le jugement des sujets doit appartenir au maître et seigneur; et, aussi bien, il est dit, aax Romains, ch. xiv (v. 4) : Toi, qui es-la poar Juger le servileur d'aalrai? Or, être le Seigneur des créatures est commun à toute la Trinité. Donc ce n'est point spécialement au Clirist que doit être attribuée la puissance judiciaire ». La se- conde objection en appelle à ce qu' « il est dit, dans le liv^re de Daniel, ch. vu (v. 9) : V Ancien des Jours s'assil; et puis, il est ajouté (v. 10) : Le Jugement s'élablil et les livres furent ou- verts. Or, l'Ancien des jours désigne le Père; parce que, comme ledit saint Hilaire {de la Trinité, liv. Il, n. i), dans le Père est Céternilé. Donc la puissance judiciaire doit être attri- buée au Père plutôt qu'au Christ )>. La troisième objection déclare que « juger semble appartenir à celui-là même à qui il appartient de convaincre. Or, convaincre appartient à l'Es- prit-Saint. Le Seigneur dit, en eflet, en saint Jean, ch. xvi (v. 8) : Quand II sera venu, Lai, savoir l'Esprit-Saint, // con- vaincra le monde au sujet du péché, de la Justice et du Juge- ment. Donc la puissance judiciaire doit être attribuée à l'Es- prit-Saint plutôt qu'au Christ ».

L'argument sed contra cite le texte formel « il est dit, dans les Actes, ch. x (v. [^-i) : Cest Lui qui a été constitué par Dieu, Juge des vivants et des morts ».

QUESTION LIX. DE LA PUISSANCE JUDICIAIUE DU CHUISÏ. 687

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que « pour faire le jugement, trois choses sont requises. Premièrement, la puis- sance de contraindre les sujets; et de vient qu'il est dit, dans Y Ecclésiastique, ch. vu (v. 6) : ISe cherche point à être fuit Juge, à moins que tu n'aies le pouvoir et la force de briser les injustices. Secondement, est requis le zèle de la droiture, c'est-à-dire que celui qui doit juger ne profère point le jugement par haine ou jalousie, mais par l'amour de la justice; selon cette parole du livre des Proverbes, ch. m (v. 12) : Celui que le Seigneur aime, Il le corrige; et II se complaît en lui comme en un fils. Troisième- ment, est requise la sagesse, selon laquelle est formé le juge- ment; aussi bien il est dit, dans V Ecclésiastique, ch. x (v, i) : Le juge sage jugera le peuple. Les deux premières conditions sont prérequises ou exigées antérieurement au jugement; mais, proprement, la troisième est selon laquelle se prend la forme du jugement; parce que la raison du jugement est la loi de la sagesse ou de la vérité, selon laquelle on juge. Et parce que le Fils est la Sagesse engendrée (S. Augustin : de la Trinité, livre VII, ch. 11), et la Vérité qui procède du Père et qui le représente d'une manière parfaite, à cause de cela, proprement, la puissance judiciaire est attribuée au Fils de Dieu. Aussi bien saint Augustin dit, au livre de la Vraie Religion (ch. xxxi) : C'est cette incommutable Vérité, qui est appelée justement la loi de tous les arts et l'art de l'Ouvrier tout-puissant. De même que nous, et toutes les âmes raisonnables , nous jugeons avec droiture, selon la vérité, de toutes les choses inférieures, ainsi celte Vérité elle-même, seule, juge de nous, quand nous lui sommes unis. Mais, d'elle, personne ne juge, pas même le Père, car elle n'est pas moins que Lui. Il suit de que tout ce que le Père juge. Il le juge pcw elle. Et ensuite, il conclut : Le Père donc ne juge personne ; mais II a donné tout jugement au Fils » .

L'ad primum répond que <■. la raison donnée par l'objection prouve que la puissance judiciaire est commune à toute la Tri- nité; ce qui est vrai aussi. Mais, cependant, par une certaine appropriation, la puissance judiciaire est attribuée au Fils, ainsi qu'il a été dit » (au corps de l'article).

L'ad secundum fait observer que « comme le dit saint Augus-

G88 SOMME théologique.

tin, au livre VI de la Trinité (cli. x), l'éternité est attribuée au Père par considération pour la raison de Principe », qui appar- tient spécialement au Père; « et cette raison est impliquée aussi dans la raison d'éternité. même, aussi, saint Augustin dit que le Fils est l'a// du Père. Ainsi donc l'autorité de juger est attribuée au Père, en tant qu'il est Principe du Fils; mais la raison elle-même de jugement est attribuée au Fils, qui est l'Art et la Sagesse du Père; de telle sorte que comme le Père a fait toutes choses par son Fils en tant qu'il est son art, de même aussi II juge toutes choses par son Fils en tant qu'il est sa Sagesse et sa Vérité. Et cela est signifié dans le livre de Daniel », que citait l'objection, « il est dit d'abord que V Ancien des jours s'assied; et puis il est ajouté (v. i3, i[\) que le Fils de V homme parvint jusqu'à l'Ancien des jours et II lui donna la puissance, et Vhonnenr, et la royauté ; par il est donnée entendre que l'auto- rité de juger est chez le Père, de qui le Fils reçoit la puissance de juger ».

h'ad terlium explique le texte de saint Jean que citait l'ob- jection, en disant que « comme le note saint Augustin, sur scdnt Jean {[r. XC\ , n. i), le Christ dit que l'Esprit-Saint coAiyamcra le monde au sujet du péché, comme s'il disait : Lui répandra dans vos cœurs la charité. De la sorte, en ejjet, ayant chassé la crainte, vous aurez la liberté de convaincre. Ainsi donc le jugement est attribué à l'Esprit-Saint, non quant à la raison du jugement, mais quant à la disposition affective relativement au jugement, que les hommes possèdent ».

C'est à un litre lout spécial et par mode d'appropriation, en raison des rapports harmonieux du jugement, œuvre de vérité et de sagesse, et du Fils, la Sagesse et la Vérité du Père, que le jugement est attribué au Fils parmi les trois Personnes de l'au- guste Trinité. Et parce que le Fils n'est pas autre que le Christ, c'est donc au Christ qu'est attribuée tout spécialement la puis- sance déjuger quant à son exercice dans l'acte même du juge- ment. — Mais est-ce au ChristcommeDieu, ou au Christ comme homme, qu'est attribuée cette puissance judiciaire? Le rôle de juge appartient-il au Christ en tant qu'il est homme? C'est ce

QUEStlON LIX. DE LA PUISSANCE JUbiCIAIRE DU CHftIST. C89

qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'ar- ticle qui suit.

Article 11.

Si la puissance judiciaire convient au Christ selon qu'il est homme?

Trois objections veulent prouver que « la puissance judi- ciaire ne convient pas au Glirist selon qu'il est boinnie », La première se réfère à ce texte de « saint Augustin », que nous connaissons déjà et oui il est « dit, au livre de la Vraie Religion (ch. xxxi), que le jugement est attribué au Fils en tant qu'il est la loi même de la première Vérité. Or, ceci appartient au Christ selon qu'il est Dieu. Donc la puissancejudiciaire ne con- vient pas au Christ selon qu'il est homme, mais selon qu'il est Dieu ». La seconde objection déclare qu' « il appartient à la puissance judiciaire de récompenser ceux qui agissent bien, comme aussi de punir les méchants. Or, la récompense des bonnes œuvres est la béatitude éternelle, qui n'est donnée que par Dieu. Saint Augustin dit, en effet, sur saint Jean (tr. XXIII, n. 5), que c'est par la participation de Dieu que Came est faite bienheureuse, non par la participation de Câtne sainte. Donc il semble que la puissance judiciaire ne con- vient pas au Christ selon qu'il est homme, mais selon qu'il est Dieu ». La troisième objection fait observer qu' « il appar- tient à la puissance judiciaire du Christ de juger les secrets des cœurs; selon cette parole de la première Épîtreaux Corinthiens, ch. IV (v. 5) : Ne jugez point avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur, qui illuminera ce qui est caché dans les ténèbres et qui manijestera les conseils des cœurs. Or, ceci appartient à la seule vertu divine; selon celte parole marquée en Jérémie, ch. xvii, (v. g. lo) : Le cœur de l'homme est dépravé et insondable : qui le con- naîtra ? Moi, le Seigneur, qui scrute les cœurs et sonde les reins, qui donne à chacun selon sa voie. Donc la puissance judiciaire con- vient au Christ selon qu'il est Dieu, et non pas selon qu'il est homme ».

XVI. La Rédemption. 4i

690 SOMME THÉOLOGIQUÉ.

L'argument sed contra en appelle à ce qu' « il est dit, en saint Jean, ch. v (v. 27) : Illui a donné le pouvoir défaire le Jugement, parce qu'il est Fils de V homme » .

Au corps de l'article, saint Thomas nous avertit que « saint Jean Ghrysostome, sur saint Jean (hom. XXXIX), semble pen- ser que la puissance judiciaire ne convient pas au Christ selon qu'il est homme, mais uniquement selon qu'il est Dieu. Et aussi bien il explique ainsi le texte de saint Jean cité » dans l'argument sed contra : « Il lui a donné la puissance de faire le jugement, parce qu'il est Fils de lliomme; cela ne doit point vous étonner. Ce n'est pas, en effet, parce qu'il est homme, qu'il a reçu le jugement; s'il est juge, c'est parce qu'il est le Fils du DieuineJ- fable. Et parce que les choses qui étaient dites étaient plus grcmdes que ce qui est de l'homme; à cause de cela, écartant cette opinion. Il leur dit : Ne vous étonnez point , parce qu' Il est Fils de l' homme ; car II est aussi le Fils de Dieu. Ce qu'il prouve par l'effet de la Résurrection; aussi bien 11 ajoute : El l'heure vient tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de Dieu. Toutefois, répond saint Thomas, il faut savoir que si l'auto- rité première de juger demeure en Dieu, aux hommes cepen- dant est confiée par Dieu la puissance judiciaire par rapport à ceux qui sont soumis à leur juridiction. De vient qu'il est dit, dans le Deutéronome, ch. i (v. 16) : Jugez ce qui est juste ] et, après, il est ajouté : pcwce que c'est le jugement de Dieu. Or, il a été dit plus haut (q. 8, art. i, 4; q. 20, art. i, ad S'"") que le Christ, même dans sa nature humaine, est la tête ou le chef de toute l'Eglise, et que Dieu a placé toutes choses sous ses pieds (ps. VIII, v. 8; épître aux Hébreux, ch. 11, v. 8). Il suit de qu'il lui appartient aussi, même selon la nature humaine, d'avoir la puissance judiciaire. A cause de cela, il semble que l'autorité » ou le texte « de l'Évangile, dont il s'agit » (cité dans l'argument sed contra et que saint Jean Chrysostome ex- pliquait comme nous venons de voir) « doit s'entendre ainsi : // lui a donné la puissance de faire le jugement, parce qu'il est Fils de l'homme, non en raison de la condition de la nature hu- maine, car il s'ensuivrait que tous les hommes auraient cette même puissance, comme l'objecte saint Jean Chrysostome, à

QtEStlON LIX. ^^ DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. G9I

l'endroit précité; mais cela appartient à la grâce capitale, que le Christ a reçue dans la nature humaine. Et la puissance judiciaire convient au Christ, de cette sorte, selon la nature humaine, pour trois raisons. Premièrement, en raison de sa convenance et de son affinité par rapport aux hommes. De même, en effet, que Dieu accomplit ses œuvres par les causes intermédiaires, comme étant plus rapprochées des effets à pro- duire ; ainsi, Il juge par l'homme Christ les hommes, afin que le jugement soit plus suave pour eux. Aussi hien l'Apôlre dit, aux Hébreux, ch. iv (v. i5, iG) : IVous n'avons pas un Pontife qui ne puisse point compatir à nos infirmités, tenté comme nous en toutes choses, sauf le péché. Allons donc avec confiance au Irdne de sa grâce. Secondernent, parce que dans le jugement der- nier, comme le dit saint Augustin, sur saint Jean (tr. XIX, n. i5), aura lieu la résurrection des corps morts, que Dieu res- suscite par le Fils de l'Homme, comme, par le même Christ, Il ressuscite les âmes; en tant qu'il est Fils de Dieu. Troisiè- mement, parce que, au témoignage du même saint Augustin, dans le livre des Paroles du Seigneur (ch. vu), il était juste que ceux qui doivent être jugés voient le Juge. Or, doivent être jugés et les bons et les méchants. Il demeurait donc que dans le ju- gement, la forme de l'esclave » qu'il a prise dans son Incar- nation rédemptrice, « fût montrée aux bons et aux méchants, <( et que la forme de Dieu fût réservée aux seuls bons ».

Vad primum a, pour expliquer la difficulté tirée du texte de saint Augustin, un mot que nous n'avions encore nulle part rencontré dans l'œuvre de saint Thomas. Il n'en est peut-être pas de plus beau dans la langue humaine, ayant trait aux choses de la justice parmi les hommes. « Nous disons, explique saint Thomas, que le jugement appartient à la vérité, comme à la règle du jugement; mais il appartient à l'homme qui est imbu de la vérité, selon qu'il est en quelque sorte une même chose avec la vérité, comme étant une certaine loi et une cer- taine justice vivante : judicium pertinet ad veritatemsicut ad regu- lam judicii ; sed ad hominam qui est veritate imbutus pertinet secun- dum quod est unum quodammodo cum ipsa veritate, quasi quœdam lex et quœdam justitia animata ». Ainsi donc tout homme revêtu de

692 SOMME THÉOLOGIQUE.

l'autorité parmi les hommes, s'il est ce qu'il doit être quand il agit dans l'ordre ou dans la sphère de son autorité, est comme l'incarnation de la vérité et de la justice : le jugement ou l'acte d'autorité lui appartient selon qu'il est imbu de la vérité ve- r'itale imbulus ; et le mot s'applique au domaine de l'enseigne- ment comme au domaine du gouvernement et de l'adminis- tration et de la justice : nul ne peut agir avec quelque droit parmi les hommes, que s'il est imbu de la vérité et dans la mesure même 011 il en est imbu. Quelle parole! Et quelles con- séquences n'aurait-elle pas, à l'effet de tout pacifier et de tout harmoniser dans le monde humain, si toutes choses y étaient ordonnées à sa lumière. Saint Thomas, après avoir projeté une telle clarté sur le texte de saint Augustin cité dans l'objection, en appelle à (( saint Augustin » lui-même, qui «introduit, dans ce même passage, ce qui est dit dans la première Epître aux Corinthiens, ch. 11 (v. i5), que l'homme spirituel juge toutes cho- ses.Or », poursuit saint Thomas, toujours dans la magnifique langue de cet adprimum, « l'âme du Christ a été, plus que toutes les autres créatures, unie à la vérité et remplie de la vérité: se- lon cette parole du prologue de saint Jean, ch. i (v. i^) : ISous l'avons vu plein de grâce et de vérité. Il s'ensuit qu'à ce litre, c'est à l'âme du Christ qu'il appartient le plus de juger toutes choses ».

Vad secundum accorde qu' « il appartient à Dieu seul de ren- dre les âmes bienheureuses par la participation de Lui-même, Mais conduire les âmes à la béatitude en tant qu'il est la tête et l'auteur de leur salut, appartient au Christ; selon cette pa- role de l'Épître aux Hébreux, ch. 11 (v. 10) : // convenait que Celui qui avait amené de nombreux fds à la gloire élevât, par la Passion, au plus haut degré de perfection l'Auteur de leur salut ».

Vad tertiuni dit que « connaître les secrets des cœurs et les juger par soi appartient à Dieu seul; mais en raison du rejail- lissement de la divinité sur l'âme du Christ, il lui convient aussi de connaître et de jyger les secrets des cœurs, comme il a été dit plus haut (q. 10, art. 2), quand il s'agissait de la science du Christ. Et c'est pourquoi il est ûil, aux Romains , ch. 11 {\ . iG) : « Au jour Dieu Jugera les secrets des hommes par Jésus-Christ ».

QUESTION LIX. DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 698

C'est bien véritablement au Christ en tant qu'homme que convient la puissance judiciaire. Si la première source de cette puissance est en Dieu; pour des raisons d'une exquise suavité et d'une harmonie parfaite, depuis la glorification du Christ, c'est par Lui comme homme que Dieu exerce désormais sa puissance déjuger. Mais à quel titre le Christ exerce-t-Il ce pouvoir? est-ce par mode de droit connaturel, en raison de sa dignité de Fils unique de Dieu; ou, est-ce aussi parce que ce pouvoir lui serait en raison de ses mérites. Saint Thomas va nous répondre à l'article qui suit.

Article III.

Si le Christ a reçu la puissance judiciaire en raison de ses mérites?

Trois objections veulent prouver que « le Christ n'a point reçu la puissance judiciaire en raison de ses mérites ». La première dit que « la puissance judiciaire est une suite de la dignité royale; selon cette parole du livre des Proverbes, ch. xx (v. 8) : Le roi, assis sur son trône de Juge, dissipe tout mal par son seul regard. Or, le Christ a obtenu la dignité royale, en de- hors de tout mérite : elle lui convient, en effet, par cela seul qu'il est le Fils unique de Dieu ; car il est dit, en saint Luc, ch. i (v. 32) : Le Seigneur Dieu lai donnera le trône de David, son père, et II régnera dans la maison de Jacob, à tout jamais. Donc le Christ n'a pas obtenu la puissance judiciaire en raison de ses mérites ». La seconde objection fait observer que « comme il a été dit (art. précéd.), la puissance judiciaire convient au Christ en tant qu'il est notre tête. Or, la grâce capitale ne con- vient pas au Christ en raison de ses mérites; mais elle suit l'union personnelle de la nature divine et de la nature humaine, selon cette parole (S. Jean, ch. i, v. i/j, i6) : Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique venu du Père, plein de grâce et de vérité; et de sa plénitude nous avons tous reçu; ce qui appar- tient à la raison de tête » ou de chef. « Donc il semble que le

694 SOMME THÉOLOGIQUE.

Christ n'a pas eu la puissance judiciaire en raison de ses mé- rites ». La troisième objection en appelle au texte de « l'Apô- tre », il est « dit, dans la première épître aax Corinthiens, ch. II (v. i5) : L'homme spirituel Juge toutes choses. Or, l'homme est fait spirituel par la grâce : laquelle n'est point due aux mé- rites, sans quoi elle ne serait déjà plus la grâce, comme il est dit aux Romains, ch. xi (v. 6). Donc il semble que la puissance judiciaire ne convient pas au Christ ni aux autres, en raison des mérites, mais seulement par grâce ».

L'argument sed contra apporte le texte « il est dit, dans le livre de Job, ch. xxxvi (v. 17) : Ta cause a été jugée comme celle d'un impie : tu recevras le Jugement de toute cause. Et saint Augustin dit, au livre des Paroles du Seigneur (ch. vu) : Il sié- gera comme juge, Celui qui a comparu devant un Juge : Il con- damnera les vrais coupables, Celui gui a été faussement déclaré coupable ».

Au corps de l'article, saint J'homas formule un principe, qui va permettre de résoudre en pleine lumière la question proposée. « Rien n'empêche, dit-il, qu'une seule et même chose soit due à quelqu'un en raison de causes diverses. C'est ainsi que la gloire du corps ressuscité fut due au Christ non pas seulement eu égard à la divinité et à cause de la gloire de l'âme, mais aussi par le mérite de r humiliation de la Passion (S. Augustin, sur S. Jean, Ir. CIY). Et, pareillement, il faut dire que la puissance judiciaire convient à l'homme Christ et en raison de la Personne divine et en raison de la dignité de chef ou de tête » du genre humain restauré « et en raison de la plénitude de la grâce habituelle; et toutefois aussi II l'a obtenue par voie de mérite; ce qui veut dire que selon la justice de Dieu, Celui-là devait être juge, qui avait combattu et vaincu pour la justice de Dieu et avait été jugé injustement. Aussi bien II dit Lui-même, dans l'Apocalypse, ch. m (v. 21) : J'ai vaincu; et Je suis assis sur le trône de mon Père. Or, dans le mot trône, on entend la puissance judi- ciaire; selon cette parole du psaume (ix, v. 5) : Il est assis sur le trône, et II rend la Justice ».

Vad primum répond que « la raison donnée par l'objection

QUESTION LIX. DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 696

porte sur la puissance judiciaire selon qu'elle est due au Christ en vertu de l'union elle-même au Verbe de Dieu ».

Vad secundum fait observer que « l'objection procède du côté de la grâce capitale », dont nous avons dit qu'elle est aussi une des raisons de la puissance judiciaire dans le Christ.

Vad tertlam accorde « l'objection » pour aulant qu'elle « procède du côté de la grâce habituelle qui perfectionne l'âme du Christ. Mais », ajoute saint Thomas, reprodui- sant l'observation même présentée au corps de l'article, « pîirce que de ces divers modes » ou en raison de ces diver- ses causes et à ces divers titres « la puissance judiciaire est due au Christ, cela n'exclut pas qu'elle lui soit due en raison du mérite » et à titre de juste rétribution.

Parmi les divers titres qui motivent et justifient l'attribution faite au Christ, assis à la droite du Père, de la puissance de juger, il faut comprendre très spécialement le titre de la juste rétribution en raison des actes méritoires accomplis par Lui à la gloire de son Père, alors qu'au cours de sa Passion II avait accepté d'être vilipendé Lui-môme pour venger l'honneur de Dieu et de passer pour coupable, malgré son innocence, en présence de juges criminels. Cette puissance judiciaire qui convient au Christ, même et très spécialement selon qu'il est homme, à titre de juste récompense pour le mérite des humi- liations de sa Passion, à qui ou à quoi s'étend-elle? S'étend- elle aux hommes; et aussi aux anges (art. 6). Pour les hom- mes, s'étend-elle à tout, dans l'oidre des choses humaines; et comment s'exerce-t-elle à leur sujet? doit-elle se limiter au ju- gement de la vie présente; ou bien, après cette vie, y aura-t-il un autre jugement, un jugement général qui portera à nou- veau sur toutes choses. Tels sont les divers points qu'il nous faut maintenant examiner, et qui, nous pouvons le pressentir, vont être du plus haut intérêt. D'abord, le premier point : si la puissance judiciaire du Christ s'étend à tout dans l'ordre des choses humaines. C'est l'objet de l'article qui suit.

696 SOMME THÉOLOGIQUE.

Article IV.

Si au Christ appartient la puissance judiciaire à l'endroit de toutes les choses humaines?

Tiois objections veulent prouver qu' « au Christ n'appar- tient pas la puissance judiciaire à l'endroit de toutes les cho- ses humaines 0. La première arguë de ce que « nous lisons, en saint Luc, ch. xn (v. i3, l^), qu'un homme, dans la foule, ayant demandé », s'adressant à Jésus : « Diles à mon frère de partager avec moi l'héritage, Jésus répondit : Homme, qui m'a constitué juge ou distributeur parmi vous? Donc 11 n'a pas reçu le jugement sur toutes les choses humaines ». La seconde objection en appelle à ce que « nul n'a le jugement si ce n'est sur les choses qui lui sont soumises. Or, nous ne voyons pas en- core que toutes choses soient soumises au Christ, comme il est dit, aux Hébreux, ch. 11 (v. S). Donc il semble que le Christ n'a point le jugement sur toutes les choses humaines ». La troisième objection apporte un texte de « saint Augustin, dans le livre XX de la Cité de Dieu (ch. 11) », oiî il est « dit qu'il appartient au jugement divin que parfois les bons sont affligés dans ce monde et que parfois ils prospèrent; cl pareillement aussi les méchants. Or, il en fut ainsi même avant l'Incarna- tion du Christ. Donc il n'est pas vrai que tous les jugements de Dieu à l'endroit des choses humaines appartiennent à la puissance judiciaire du Christ ».

L'argument sed contra oppose simplement qu' « il est dit, en saint Jean, ch. v (v. 22) : Le Père a donné tout Jugement au Fils ».

Au corps de l'article, saint Thomas déclare que (( si nous parlons du Christ selon la nature divine, il est manifeste que tout jugement du Père appartient au Fils : de même, en efl'et, que le Père fait toutes choses par son Verbe, de même aussi Il juge toutes choses par son Verbe. Mais si nous parlons du Christ selon la nature humaine, même alors il est manifeste

QUESTION LIX. DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 697

que toutes les choses humaines sont soumises à son jugement. La chose est manifeste, d'abord, si nous considérons le rap- port de l'âme du Christ au Verbe de Dieu. Si, en effet, Chomme spirituel juge toutes choses, comme il est dit dans la première Épïire aux Corinthiens, ch. ii (v. i5), pour autant que son es- prit adhère au Verbe de Dieu, combien plus l'àme du Christ, qui est pleine de la vérité du Verbe de Dieu, aura le juge- ment sur toutes choses. Secondement, la même chose apparaît en raison du méiile de sa mort. Car, ainsi qu'il est dit, aux Romains, ch. xiv (v. 9), c'est pour cela que le Christ est mort et ressuscité, pour dominer les vivants et les morts. Et, à cause de cela, il a le jugement sur tous. Aussi bien l'Apôtre ajoute, au même endroit (v. 10), que tous nous comparaîtrons devant le tribunal du Christ. Et, dans le livre de Daniel, ch. vu (v. i^), il est dit que Dieu lui a donné la puissance et l'honneur et la royauté, et tous les peuples, toutes les tribus, toutes les langues le serviront. Troisièmement, la même chose apparaît si l'on com- pare les choses humaines à la fin du salut de l'homme. A ce- lui, en effet, à qui l'on commet le principal, on commet aussi l'accessoire. Or, toutes les choses humaines sont ordonnées à la fin de la béatitude, qui est le salut éternel, à laquelle les hommes sont admis ou dont ils sont repoussés par le juge- ment du Christ, comme on le voit en saint Matthieu, ch. xxv (v. 3i et suiv.). Par conséquent, il est bien manifeste que tou- tes les choses humaines appartiennent à la puissance judi- ciaire du Christ ». On aura remarqué la formule de saint Thomas dans celte troisième raison, que toutes les choses hu- maines sont ordonnées à la fin de la béatitude. Nous ne saurions trop la souligner au passage. Qu'il s'agisse de l'individu hu- main, qu'il s'agisse de la famille, de la cité, des nations et de tout le roulement des choses humaines depuis l'origine jus- qu'à la fin des temps, tout y est commandé par cette fin de la béatitude que les uns les prédestinés doivent posséder éternellement, et que la vie présente a pour objet de leur faire conquérir; tandis que les autres les non prédestinés la perdront par leur faute. Et c'est le Christ qui prononcera la sentence d'admission pour les uns, de rejet pour les autres,

698 SOMME THÉOLOGIQUE.

Gomme il importe de se mettre bien avec Lui et de gagner sa faveur, sur cette terre, disposant à cet effet tout et tout dans l'ordonnance de notre vie présente!

Vad primum formule une explication lumineuse au sujet de la difTiculté si délicate que présentait la première objection. Il rappelle que « comme il a été dit plus haut (art. préc, arg. i), la puissance judiciaire suit la dignité royale. Or, le Christ, bien qu'il fût constitué roi par Dieu, ne voulut pourtant pas, vivant sur la terre, administrer dans le temps le royaume » ou exercer la royauté « terrestre; et aussi bien 11 dit Lui-même, en saint Jean, ch. xviii (v. 36) : Mon royaume n'est pas de ce monde. Pareillement aussi. Il ne voulut pas exercer la puis- sance judiciaire sur les choses temporelles, alors qu'il était venu transférer les hommes aux choses divines; comme le dit saint Ambroise, au même endroit (ou plutôt sur saint Luc, liv. VII) : C'est à bon droit quil décline les choses de la terre, Lui qui était descendu pour les choses divines. Il ne daigne pas être le Juge des litiges et l'arbitre des fortunes, ayant le jugement des morts et étant l'arbitre des mérites n. Nous voyons, par cette ré- ponse, que le Christ aurait eu, s'il l'avait voulu, le droit le plus absolu de tout régir et de tout juger sur la terre, même avant d'être glorifié. Mais l'économie de son œuvre demandait qu'il ne s'occupât point du gouvernement effectif des choses de ce monde.

L'ad secunduni confirme cette doctrine. « Au Christ sont soumises toutes choses, quanta la puissance qu'il a reçue du Père sur toutes choses; selon celte parole marquée en saint Matthieu, chapitre dernier (v. 18) : Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre. Cependant toutes choses ne lui sont pas encore soumises, quanta l'exécution de sa puissance. Ceci aura lieu plus tard, dans le siècle à venir, quand il aura accompli sa volonté sur tous, sauvant les uns et punissant les autres ».

L'ad tertium repond qu' « avant l'Incarnation, ces sortes de jugements étaient exercés par le Christ en tant qu'il est le Verbe de Dieu; et de cette puissance a été rendue participante par l'Incarnation l'âme qui lui est unie personnellement. »

QUESTION LIX. DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 699

Il n'est absolument rien ayant trait à l'ordre des choses hu- maines qui ne soit soumis à la puissance judiciaire du Christ, puissance qu'il exerce depuis toujours en tant qu'il est le Verbe de Dieu existant dans sa nature divine et qu'il exerce, même comme homme, depuis son Incarnation, bien que l'exercice de cette puissance ne doive se faire, dans sa dernière perfection et plénitude, qu'à partir du jugement final qui clora pour toujours, soit en bien, soit en mal, les destinées du genre humain. Nous venons de parler du jugement final qui doit clore les destinées du genre humain et se manifestera dans son absolue plénitude et perfection la puissance judiciaiie du Christ. Mais comment faut-il entendre ce jugement final et cet exercice dernier de la puissance judiciaire du Christ 1* Sera-ce un nouveau jugement distinct de tous les jugements particu- liers qui servent à clore, eux aussi, les destinées de chaque in- dividu humain; ou bien n'est-ce que l'accomplissement de ces divers jugements s'achevant avec le cours même de l'histoire des hommes. C'est ce qu'il nous faut maintenant considérer; et tel est l'objet de l'article qui suit.

Article V.

Si après le jugement qui se fait dans le temps présent, il reste encore un autre jugement général?

Trois objections veulent prouver qu' « apiès le jugement qui se fait dans le temps présent il ne reste pas un autre jugement général ». La première dit qu' « après la dernière rétribu- tion des récompenses et des peines, c'est en vain qu'on insti- tuerait un jugement. Or, dans ce temps présent se fait la rétri- bution des récompenses et des peines. Le Seigneur dit, en effet, au larron, sur la Croix, en saint Luc, ch. xxiii (v. 43) : Aujour- d'hui, tu seras avec moidans le Paradis. Et, en saint Luc, ch. xvi (v. 22), il est dit que le riche mourut et Jut enseveli dans l'enfer. Donc c'est en vain qu'on attend le jugement final ». La se- conde objection apporte un texte du livre de Nahum oij « se-

700 SOMME THEOLOGIQUE.

Ion une autre version » que celle de la Vulgate (savoir celle des Septante), « il est dit, ch. i (v, 9) : Dieu ne juge pas deux Jois une même chose. Or, dans ce temps présent, le jugement de Dieu s'exerce et quant aux choses temporelles et quant aux choses spirituelles. Donc il semble qu'il n'y a pas à attendre un autre jugement final », La troisième objection fait obser- ver que « la récompense et la peine répondent au mérite et au démérite. Or, le mérite et le démérite n'appartiennent pas au corps si ce n'est en tant qu'il est l'instrument de l'âme. Donc ni la récompense ni la peine ne sont dues au corps si ce n'est par l'âme. Et, par suite, il n'est pas requis un autre jugement à la fin, pour que l'homme soit récompensé ou puni dans le corps, en dehors de ce par quoi les âmes sont maintenant punies ou récompensées ».

L'argument sed contra cite le texte « il est dit, en saint Jean,ch. xii (v, liS) : La parole que Je vous ai dite, c'est elle qui vous Jugera au dernier Jour. Il y aura donc un jugement, au dernier jour, en plus du jugement qui se fait maintenant ».

Au corps de l'article, saint Thomas énonce, comme principe, que (( le jugement d'une chose muable ne peut être donné parfaitement avant la consommation » ou l'achèvement « de cette chose. C'est ainsi que le jugement d'une action, disant quelle elle est, ne peut être donné parfaitement avant qu'elle soit consommée » ou achevée « et en soi et dans ses effets; car beaucoup d'actions paraissent utiles, qui par leurs effets sont démontrées nuisibles. Et, semblablement, au sujet d'un homme il ne peut être donné de jugement parfait tant que sa vie n'est point terminée; car il peut, de multiple manière, être changé du bien au mal ou inversement, et du bien au mieux ou du mal au pire. Aussi bien l'Apôtre dit, aux Hébreux, ch. ix (27), que, pour les hommes, il a été statué qu'ils mourraient une fois, et, après cela, le Jugement. Toutefois, il faut savoir que, si par la mort la vie temporelle de l'homme est terminée, elle demeure cependant d'une certaine manière dépendante des choses à ve- nir. — D'abord, selon que l'homme vit encore dans la mé- moire des hommes, où, parfois, contrairement à la vérité, il conserve une renomniée soit bonne soit mauvaise. D'une

QUESTION LIX. DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 7OI

autre manière, dans ses enfants, qui sont quelque chose du père; selon cette parole de l'Ecclésiastique, ch. xxx (v. 4) : Son père est mort, et c'est comme s'il n'était point mort : il laisse, en ejjet, son semblable après soi; bien que cependant beaucoup d'hommes bons aient de mauvais fils, et inversement. Troi- sièmement, quanta l'effet des œuvres accomplies par les hom- mes. C'est ainsi que de la déception d'Arius et des autres séducteurs pullule l'infidélité jusqu'à la fin du monde; et jusqu'alors aussi progresse la foi due à la prédication des Apô- tres. — Quatrièmement, quant au corps : lequel, parfois, est enseveli avec honneur, parfois aussi abandonné sans sépulture, et, enfin, réduit en cendre, il disparaît totalement. Cinquiè- mement, quant aux choses dans lesquelles l'homme avait placé son affection, comme sont toutes les choses temporelles, dont les unes passent vite, tandis que les autres durent plus long- temps. — Or, toutes ces choses sont soumises à l'appréciation du jugement divin. Il suit de que sur toutes ces choses le jugement parfait et manifeste ne peut pas être donné tant que le cours de ce temps dure. Et voilà pourquoi il faut qu'il y ait un jugement final au dernier jour, dans lequel, d'une manière parfaite, ce qui appartient à un homme quelconque comment que ce soit, sera définitivement jugé et manifesté ».

L'homme, élant ce qu'il est, un composé de corps et d'âme, qui n'est point isolé dans le monde, mais qui fait partie soit du monde matériel dans lequel plonge sa vie présente, soit du monde humain son action peut avoir des répercussions multiples et diverses, ne peut être jugé définitivement, d'une façon absolue, au seul terme de sa vie présente. Le jugement parfait, définitif, rendant raison de tout et pour tous dans l'ordre des responsabilités morales, soit en bien, soit en mal, ne pourra être porté qu'au terme de l'histoire humaine. Saint Thomas vient de nous démontrer cette vérité dans une page qui est bien l'une des plus grandioses de sa Somme théologique. Elle est aussi l'une des plus poignantes; car il est permis d'entrevoir, à sa lumière, l'effroyable responsabilité encourue, dans le mal, par ces hommes néfastes qui auront joué, sur celte terre, au cours de leur vie, un rôle prépondérant, de façon à entraîner, pour

702 SOMME THÉOLOGIQUE,

des siècles, loin du vrai ou loin du bien, des familles, des ci- tés, des nations entières. Par contre, est-il rien de plus conso- lant que la pensée du bien fait parmi les hommes, et cela jus- qu'à la fin des temps, par ces natures privilégiées, instruments dociles entre les mains de Dieu, qui concourent, sous son ac- tion, à répandre autour d'eux la vérité et la vertu. Quelle mois- son de gloire, pour eux, au jour du jugement dernier !

Vad prinmni nous rappelle que « ce fut l'opinion de quel- ques-uns, que les âmes des saints ne sont point récompensées dans le ciel, ni celles des damnés punies dans l'enfer, jusqu'au jour du jugement ». Cette opinion que saint Thomas signalait comme ayant existé déjà, devait être reprise par le pape Jean XXII, celui-là même qui a canonisé le saint Docteur. Mais ce n'était point comme pape, c'était comme docteur privé que Jean XXII semblait faire sienne celte opinion. Toutefois, et en raison même de cela, son successeur le pape Benoît XII jugea bon de fixer la doctrine catholique sur ce point si important; et, dans sa Constitution Benedlclus Deus, du 29 janvier i336, il définit cela même que va nous enseigner ici saint Thomas. Le saint Docteur, en effet, après avoir signalé l'opinion. précitée, ajoutait : « La fausseté de cette opinion apparaît par ce que l'Apôtre dit dans la seconde épître aux Corinthiens , ch. v (v. 5 et suiv ) : Dans cette assurance, nous aimons mieux déloger de ce corps et habiter auprès du Seigneur, ce qui est déjà ne point marcher par la foi, mais par la vue, comme il ressort du con- texte. Or, cela même est voir Dieu par son essence, en quoi consiste la vie éternelle, ainsi qu'on le voit par ce qui est dit en saint Jean, ch. xvii (v. 3). D'oii il suit manifestement que les âmes » justes « séparées du corps sont dans la vie éternelle. Et c'est pourquoi il faut dire », répondant à l'objection, « qu'a- près la mort, pour ce qui est de l'âme, l'homme est placé dans une certaine immutabilité d'état. Par conséquent, pour ce qui est de la récompense de l'âme, le jugement n'a pas à être dif- féré ultéiieurement. Mais, parce qu'il y a certaines autres cho- ses se rapportant à l'homme, qui se déroulent dans le cours du temps », ainsi qu'il a été montré au corps de l'article, « les- quelles choses relèvent du jugement divin, il faut que toutes

QUESTION LIX. DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 708

ces choses soient, de nouveau, à la fin des temps appelées en jugement. Bien qu'en effet, selon ces choses-là l'homme ne mé- rite pas ni ne démérite, cependant elles appartiennent à une certaine récompense ou à une certaine peine par rapport à lui. Et, à cause de cela, il faut que toutes ces choses soient soumises à l'estimation dans un jugement dernier ».

Vad secLindam déclare que « Dieu ne jugera pas deux fois la même chose, c'est-à-dire sous le même rapport; mais, à des titres divers il n'y a pas d'inconvénient à ce que Dieu juge deux fois ».

Vad tertiuni accorde que « la récompense ou la peine du corps dépend de la récompense ou de la peine de l'âme. Tou- tefois, parce que l'âme n'est pas muable, si ce n'est accidentel- lement ou par occasion et en raison du corps, lorsqu'elle est séparée du corps elle a tout de suite un état immuable et re- çoit son jugement. Le corps, au contraire, demeure soumis au changement ou à la mutabilité jusqu'à la fin des temps. Et c'est pourquoi il faut qu'il reçoive alors, à la fin, sa récom- pense ou sa peine, dans un jugement dernier ».

La puissance judiciaire du Christ s'étend à toutes les choses humaines. Et cela même demande qu'outre les divers jugements particuliers, exercés dès maintenant, notamment au terme de la vie présente pour chaque individu, soit tenu en réserve, pour l'universalité du genre humain, un jugement dernier qui sera rendu par le Christ à la fin des générations. C'est alors, et alors seulement, que pourra être dit, sur toutes choses, le dernier mot de la justice. Dans cet acte final, ou aussi au cours des manifestations de son pouvoir judiciaire dans la suite de l'his- toire, devons-nous entendre que les anges relèvent de la puis- sance judiciaire du Christ; ou faut-il limiter l'action de cette puissance au seul monde humain? C'est le dernier point qu'il nous reste à examiner. Il va faire l'objet de l'article qui suit :

7o4 SOMME THÉÔLÔGIQUÈ.

Article VI. Si la puissance judiciaire du Christ s'étend aux anges?

Trois objections veulent prouver que « la puissance judi- ciaire du Christ ne s'étend pas aux anges ». La première fait observer que « les anges, tant bons que mauvais, ont été jugés dès le commencement du monde, alors que quelques-uns tombant par le péché, les autres furent confirmés dans la béa- titude. Or, ceux qui ont été jugés n'ont pas besoin d'être jugés de nouveau. Donc la puissance judiciaire du Christ ne s'étend pas aux anges ». La seconde objection dit qu' « il n'appar- tient pas au même de juger et d'être jugé. Or, les anges vien- dront avec le Christ pour juger; selon cette parole marquée en saint Matthieu, ch. xxv (v. 3i) : Quand viendra le Fils de V homme dans sa majesté, et tous ses anges avec Lui. Donc il semble que les anges ne doivent pas être jugés par le Christ ». La troi- sième objection déclare que « les anges sont supérieurs aux autres créatures. Si donc le Christ est juge non seulement des hommes, mais aussi des anges, par la même raison 11 sera juge de toutes les créatures. Chose qui paraît fausse ; car c'est le propre de la Providence divine; et de vient qu'il est dit, dans le livre de Job, ch. xxxiv (v. i3) : Quel autre a-t-Il établi sur la terre? Ou qui a-t- Il placé sur le globe qu'il a formé? Donc le Christ n'est point juge des a'nges ».

L'argument sed co/i/ra apporte le mot de « l'Apôtre », il est « dit, dans la première épîlre aux Corinthiens, ch. vi (v. 3) : Ne save:-vous pas que nous Jugerons les anges? Or, les saints ne jugeront que par l'autorité du Christ. Donc, à plus forte raison, le Christ a puissance judiciaire sur les anges ».

Au corps de l'article, saint Thomas répond que « les anges sont soumis à la puissance judiciaire du Chrisl, non pas seu- lement quant à la nature divine, selon qu'il est le Verbe de Dieu, mais aussi en raison de la nature humaine. On le voit à un triple chef de preuves. D'abord, par la proximité de la

QUESTION LIX. DE L\ PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 7OO

nature prise à l'endroit de Dieu; car, ainsi qu'il est dit, aux Hé- breux, ch. II (v. 16), ce ne sont point les anges qu'il a pris ja- mais; c'est la postérité d' Abraham. Et c'est pourquoi l'âme du Christ est plus remplie de la vérité du Verbe qu'aucun des an- ges ne l'est. Aussi bien a-t-elle d'illuminer les anges, comme le dit saint Denys, au chapitre vu de la Hiérarchie céleste. Et de vient qu'elle a de les juger. Secondement, parce que, en raison de l'humiliation de la Passion, la nature humaine, dans le Christ, a mérité d'être exaltée par-dessus les anges : de telle sorte que, comme il est dit dans l'Epître aux Philippiens, ch. ii (v. 10), «a nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre, et dans les enfers. Et voilà pourquoi le Christ a la puissance judiciaire même sur les anges bons et mauvais. En signe de quoi il est dit, dans l'Apocalypse, ch. vu (v. ii), que tous les anges se tenaient autour de son trdne. Troisièmement, en rai- son de ce que les anges font pour ou contre les hommes, dont le Christ est, à titre spécial, la tête ou le chef. Aussi bien il est dit, dans l'Épître aux Hébreux, ch. i (v. i4) : Tous sont des esprits de service, envoyés en ministère pour ceux qui reçoivent l'héritage du salut ». Ainsi donc, pour les raisons qui viennent d'être données, tous les anges soit bons soit mauvais sont sou- mis au pouvoir judiciaire du Christ. « Or, poursuit, saint Thomas, ils sont soumis au jugement du Christ, d'abord quant à la dispensation des choses qui sont faites par eux : laquelle dispensation se fait » sans doute, et comme première cause, par Dieu ou par la Providence divine, mais u aussi par l'homme Christ, que les anges servaient, comme il est dit en saint Mat- thieu, ch. IV (v. Il), et à qui les démons demandaient qu'il les envoyât dans les porcs, ainsi qu'il est dit en saint Matthieu, ch. VIII (v. 3(). En second lieu, quant aux autres récom- penses accidentelles », en dehors de la récompense essentielle qu'est la vision de Dieu, « pour les bons anges : lesquelles ré- compenses sont constituées par la joie qu'ils ont du salut des hommes; selon celte parole marquée en saint Luc, ch. xv (v. lo) : Il y a de la joie pour les anges de Dieu au sujet d'un seul pécheur qui fait pénitence. Et, aussi, quant aux peines acciden- telles des démons dont ils sont tourmentés soit ici soit dans l'en- XVI. La Rédemption. 45

706 SOMME THÉOLOGIQUE.

fer. Et ceci encore relève du Christ en tant qu'homme. Aussi bien en saint Marc il est dit, ch. i (v. 2-^), que le démon clama : Quy a-l-il enire nous el loi, Jésus de Nazareth ? Tu es venu nous perdre! ïroisicmement », les anges soit bons soit mauvais sont soumis aussi au jugement du Christ, « quant à la récom- pense essentielle des bons anges, qui est la béatitude éternelle, et quant à la peine essentielle des mauvais anges, qui est la damnation éternelle. Mais ceci a été fait par le Christ en tant qu'il est le Verbe de Dieu, au commencement du monde », quand se produisit, immédiatement après leur création, la sé- paration des anges bons et des anges mauvais, les uns étant demeurés fidèles et les autres s'élant révoltés contÉ^e Dieu.

V ad primai n résout, par cette dernière remarque du corps de l'article, la difficulté que faisait la première objection, u Cette difficulté procède du jugement quant à la récompense essen- tielle et à la peine principale ». Et nous accordons qu'en effet, de ce chef ou à ce titre, la puissance judiciaire du Christ en tant qu'homme ne s'étend pas aux anges. On remarquera la por- tée de ce point de doctrine, en ce qui touche au motif de l'In- carnation. Si, comme le veut l'école scotiste, l'Incarnation avait été résolue par Dieu, même en dehors de la considération du péché des hommes à réparer, il eût fallu, semble-t-il, que même les anges attendissent la glorification du Christ avant de rece- voir la leur. Nous savons, par la foi, qu'il n'en a pas été ainsi. Donc c'est bien premièrement en raison de l'homme et de l'homme pécheur à racheter, que le Verbe de Dieu s'est revêtu de notre chair et s'est fait homme.

Vad secundam répond que « comme le dit saint Augustin, au livre de la Vraie Religion (ch. x\xi), bien que l'être spirituel Juge toutes choses, cependant il est jugé lui-même par la Vé- rité. Et c'est pourquoi, bien que les anges, par cela qu'ils sont spirituels, jugent, ils sont jugés cependant par le Christ en tant qu'il est la Vérité ». Ils sont jugés par Lui, même quant à leur récompense essentielle ou à leur châtiment principal, selon qu'il est, comme Dieu, la Vérité subsistante; et ils sont jugés par Lui, quant aux récompenses ou aux châtiments d'or- dre accidentel, dans le sens qui a été dit au corps de l'article,

QUESTION Lrx. -^ DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHRIST. 707

même par le Christ en tant qu'homme, selon que l'âme du Christ « est remplie de la Vérité plus qu'aucun d'eux inagis repleta verilate Verbi Del quani aliqais angelorum », pour gar- der l'admirable formule de saint Thomas au corps de l'article. Vad tertium dit que « le Christ a le jugement non seulement sur les anges, mais aussi sur l'administration de toute créa- ture. Si, en effet, comme le dit saint Augustin, au livre lll de la Triniié (ch. iv), les choses inférieures sont régies selon un certain ordre par Dieu au moyen des êtres supérieurs, il faut dire que toutes choses sont régies par 1 ame du Christ qui est au-dessus de toute créature oporfet dicere quod oninia regantur per animam Chrlsti quœ est super omnem creafaram. Aussi bien l'Apôtre dit, aux Hébreux, ch. ii (v, 5) : Ce n'est pas, en ejjet, aux anges que Dieu soumit lejutur globe terrestre, lequel, au con- traire, comme l'explique la glose, a été soumis à Celui dont nous parlons, savoir le Christ. Il ne suit d'ailleurs point, de », comme le voulait l'objection, « qu'un autre que Dieu soit préposé au gouvernement du monde. Car c'est une seule et même Personne qui est le Dieu et l'homme Seigneur Jésus- Christ, dont ce que nous avons dit jusqu'ici, touchant le mys- tère de son Incarnation, doit suffire pour le moment ».

Ces derniers mots de saint Thomas constituent le sceau mis par le saint Docteur lui-même à son traité de l'Incarnation. Nous nous reprocherions d'y rien ajouter. Ceux qui nous au- ront suivi pas à pas dans la lecture que nous venons d'en faire, auront pu apprécier à chaque instant la richesse scriptuiaire, patristique, philosophique, des éléments qui la composent. Ils en auront goûté aussi la beauté, l'harmonie, et l'exquise suavité en même temps que la majesté toute divine. 11 ne pouvait mieux se clore que sur cette question de la puissance judiciaire du Christ, nous montrant le Dieu-Homme, Celui qui constitue une seule et même Personne qui est le Seigneur Jésus-Christ, ayant tout à ses pieds, et gouvernant désormais toutes choses, au ciel, sur la terre et dans les enfers, non seulement comme Dieu et par la vertu de sa nature infinie, mais aussi comme Homme, par cette Humanité sainte qu'il a daigné s'unir hy-

7o8 SOMME THÉOLOGIQUE.

postatiquement : dans laquelle il a été conçu, par l'action de l'Esprit-Saint, du très pur sang de la glorieuse Vierge Marie, sa Mère; Il est né, conservant intacte la Virginité de sa Mère; Il a vécu de notre vie pendant trente-trois ans sur notre terre, don- nant aux hommes l'exemple de toutes les vertus, semant à pleines mains les bienfaits de sa grâce et révélant aux âmes de bonne volonté, par la prédication de son Évangile, le mystère du Royaume des cieux ; Il a subi, par amour pour nous et pour nous racheter, les ignominies de sa Passion, la mort sur la Croix, la sépulture; Il est ressuscité, le troisième jour; quarante jours après, Il est monté au Ciel, oii 11 est assis à la droite de son Père, jusqu'au jour II reviendra, sur les nuées du ciel, entouré de ses anges, pour juger les vivants et les morts.

En attendant ce retour du Christ souverain Juge, et prépa- rant une part, la part principale de ce qui sera la matière même du grand jugement, se déroule le cours des générations humaines, mettant à profit, ou, au contraire, rendant inutile le fruit de la Rédemption désormais accomplie. Cette mise à profit du fruit de la Rédemption du Christ est avant tout et par- dessus tout l'œuvre de l'Esprit-Saint, envoyé par le Christ Lui- même, au jour de la Pentecôte, dix jours après son Ascension glorieuse, comme II l'avait promis à ses disciples. Depuis ce jour, et par l'action de l'Esprit-Saint ainsi envoyé, la face du monde a été changée. L'ancienne idolâtrie qui régnait partout, même dans les nations les plus polies et les plus civilisées, à la seule exception du petit peuple juif, a fait place au culte du vrai Dieu. Une société, celle-là même dont le Christ avait jeté les fondements et dressé le cadre essentiel tandis qu'il vivait sur la terre, s'est répandue dans tout l'univers. A sa tête, on voit toujours le successeur de l'Apôtie Simon-Pierre qui en avait été constitué le chef par le Christ Lui-même, Sous sa dépendance et en communion avec lui, les évêques, succes- seurs des autres Apùtres, partagent la sollicitude du Pasteur suprême et se divisent, en portions distinctes, pour les gou- verner spirituellement, toutes les nations. Aucune autre société n'existe comparable à celle-là. Elle est unique, manifestée par

QUESTION LIX. DE LA PUISSANCE JUDICIAIRE DU CHIUST. 709

sa seule existence, sans possibilité aucune de confusion. Seule, elle a un chef, dont le gouvernement ou le pouvoir, purement spirituel, s'étend à tout l'univers. Seule, elle revendique le droit d'enseigner toutes les nations, leur annonçant toutes les choses que le Christ lui a confiées, en vue de leur salut éter- nel, et elle les baptise, avec autorité, au nom du Père et du Fils et du Sainl-Ksprit, selon l'ordre formel qu'elle en a reçu du Christ, la veille même de son Ascension. Tous ceux qui croi- ront, acceptant son enseignement, et qui auront été baptisés, seront sauvés. Tous ceux qui ne croiront pas seront condam- nes. La sentence a été portée par le Christ Lui-même, au mo- ment où II investissait de ses pleins pouvoirs le corps des pas- teurs de son Église groupés autour de Lui dans la personne de ses Apôtres, sur la montagne de la Galilée, et II promulguait, pour tous, la loi d'accepter leur enseignement et de se soumet- tre à leur ministère (cf. S. Vlatthieu, ch. xxviii, v. 16-20; S. Marc, ch. xvi, v. i5-i8).

\\y 1)1 TOMt; \vi

TABLE DES MATIERES

l'aies. AVANT-PHOPOS VU

QUESTIO \\\ II. \)K la SANCTtFlCATION HE I.A BIENHEUHEUSIC \ I KUr.K M AHIE

Mèhe de Diel .

(Six articles.)

I" Si la bienheureuse \ ierge a été sanctifiée avant sa naissance dès le ^

sein de sa mère? .H

a" Si la bienheureuse \ ierge a été sanctifiée avant l'animafiju;* lo

3" Si la bienheureuse \ ierge a été purifiée du foyer de péché? a5

4" Si par la sanctification dans le sein de sa mère la bienheureuse

Vierge a élé préservée de tout péché actuel .3 ^2

b" Si la bienheureuse Merge, par la sanctification dans le sein de sa

mère, a obtenu la plénitude ou la perfection de la grâce.* 37

Si d'avoir été sanctifiée dans le sein de sa mère, après le Christ a

été chose propre à la bicnhcureure Vierge? !n

QUESTION WVIII. De la virgl-stpé de la Mère de Dieu.

(Ouairc arliciesl

i" Si la Mère de Dieu a été vierge en concevant le (^lirist ? '17

•2" Si la Mère du Christ a été vierge dans l'enfantement? .Vj

3" Si la Mère du Christ demeura vierge après l'enfantement? ô8

'1" Si la Mère de Dieu avait voué la virginité? 6/|

QUESTION \\l\. Des épousailles de la Mèue de Diel.

(Deux arlitles.)

1" Si le (Christ devait naître d'une. vierge épousée? 117

2" Si entre Marie et Joseph a existé un véritable mariage? 73

QUESTION \\\. De l'Annonciatio.n de la bie.nheuhelse \ii;uc;e.

lOuatre articles. )

1" S'il était nécessalreque fùl annoncée la bienheureuse N ierge ce qui

devait se faire en elle? 77

■2^' Si à la bienheureuse \ ierge l'Annonciation devait èlrc faite par un

ange ? 80

712 TABLE DBS MATIERES.

3" Si l'ange de l'Annonciation devait apparaître à la Vierge en vision

corporelle ? 83

Si l'Annonciation s'est déroulée dans l'ordre qu'il fallait? 88

(^)UESÏION \\\r. Ulî LA MATIÈRE UO.NT LE CORPS DU SaUVEUH A ÉTÉ CONÇU. (Huit articles.)

r Si la chair du Christ a été prise d'.\.dam? 93

3" Si le (Jhrist a pris sa chair de la race de David ? (j5

3" Si la généalogie du Christ est convenablement établie par les

Évangélistes.^ ((()

l\" Si la matière du corps du Christ devait être prise d'une femme:'.. 107

Si la chair du Christ a été conçue du très pur sang de laVierge.^. . m 0' Si le corps du Christ a été selon quelque chose de déterminé en

Adam et dans les autres Pères? 1 15

7" Si la chair du Christ, dans les anciens Pères, aura été infectée du

péché? j 18

8" Si le Christ a payé la dime en la personne d'Abraham? 132

QUESTION XXXII. Du principe actif uans la conckpiion uu Christ.

(Quatre aiticles^

1" Si d'être le principe ellîcient de la conception du (Christ doit èlrc

attribué à l'Esprit-Saint ? 1 a8

Si le Christ doit êtVe dit conçu du Saint-Esprit? '. iSa

Si l'Esprit-Saint doit être dit père du Christ selon l'humanité? . . . i35 Si la bienheureuse Vierge a fait quelque chose par mode de prin- cipe actif dans la conception du corps du Christ? i38

QUESTION XXXIII. Du mode ut de lohdre ui; la conception di Christ.

(Quatre articleîs.)

Si le C(jrps du Christ a été formé dans le premier instant de la

conception ? 1 43

a" Si le corps du Christ a été animé dans le premier instant de sa

conception? 1^7

3" Si la chair du Christ a été conçue d'abord, et ensuite prise?. i5o

Si la conception du Christ fut naturelle? i5a

QUESTION WXIV. De la perfection de l'enfant conçu.

(Quatre articles.)

i" Si le Christ a été sanctifié dans le premier instant de sa conception? i55

•2" Si le Christ, en tant qu'homme, a eu l'usage du libre arbitre dans

le premier instant de sa conception? i58

3" Si le Christ, dans le premier instant de sa conception, a pu méri- ter? i<ii

4" Si le Christ cul la parfaite vision des bienheureux dans le premier

instant de sa conception ? 164

TABLE DES MATIERES. 7IO

QUESTION \X\\ . De la ^ArlVlrÉ du Chklsi.

(Huit arlicles.)

Si la nativité convient à la nature plutôt qu'à la l*eisonnc:' it)8

Si au Christ doit être attribuée une nativité teinporelle? 171

3" Si, selon la nativité temporelle du (Christ, la bienheureuse Vierge

peut être dite sa Mère? i~'i

Si la bienheureuse Vierge doit être dite Mère de Dieu? i-(i

5" Si. dans le Christ, se trouvent deux filiations? 180

6" Si le Christ est sans douleur de la part de sa Mère? i8ô

Si le Christ devait naître à Bethléem ? 188

8" Si le Christ est au temps qui convenait? 191

QUESTION XWVI. De la MAMKKsrxnoN dl (Jiiiusr né.

(Huit articles.)

1" Si la nativité du Christ devait être manifeste pour tous? 190

a" Si la nativité du Christ devait être manifeste à quelqu'un? i()8

Si furent convenablement choisis ceux à qui la nativité du Christ

a été manifestée? mm

Si le Christ devait par Lui-même manifester sa nativité? io'i

h" Si la nativité du Christ devait être manifestée par des anges et une

étoile ? !jo7

t)" Si c'est dans l'ordic voulu que la nativité du Christ a été mani- festée ? jii

7" Si rétoile qui apparut aux Mages était l'une des étoiles du ciel? . . •n-

8" Si les Mages vinrent à propos adorer et vénérer le (Christ ? :juo

QUESTION \\\\ II. De la circoiscision et des authes preschiptions

LÉGALES OBSEHVÉES A l'eNDROIT DL GhUIST ENFANT.

(Quatre arlicles. )

Si le Chris! devait être circoncis ? sai

3" Si ce fut comme il fallait que le nom fut imposé au Christ? 237

Si c'est à propos que le Christ fut ofTert dans le Temple? :j3o

4" S'il était à propos que la Mère du Christ vietme au Temple pour

être purifiée ? 33.j

QUESTION XWVIII. Du baptême de Jean.

(Six articles )

I" S'il était à propos que .lean baptisât? 337

3" Si le baptême de Jean fut de Dieu? a^o

Si dans le baptême de Jean la grâce était donnée? a/js

Si, du baptême de Jean, seul, le Christ aurait être baptisé? . . . ^45 5" Si le baptême de Jean aurait cesser après que le (Christ eut été

baptisé? 247

fi" Si ceux qui avaient été baptisés du baptême de Jean durent être

baptisés du baptême du Christ ?....' 349

7l/i TABLE DKS MATIÈRES.

QUESTION \\\l\. Du baptèmk ueçu i'ak le Christ.

(Huit articles.)

I" S'il était convenable que le Christ fût baptisé? 354

a" S'il convenait que le Christ fût baptisé du baptême de Jean?. . . . 256

3" Si le Christ fut baptisé au temps qu'il fallait? aSg

4" Si le Christ devait être baptisé dans le Jourdain? 262

5" Si pour le Christ une fois baptisé les cicux devaient s'ouvrir? 264

Si c'est à propos qu'il est dit que l'Esprit-Saint descendit, sur le

Christ baptisé, sous la forme d'une colombe? 268

7" Si cette colombe dans laquelle l'Esprit-Saint apparut était un véri- table animal? 278

Si ce fut à propos que le Christ étant baptisé la voix du Père fut

entendue rendant témoignage au Mis? 275

\ QUESTION XL. Dv moue de vie du Christ.

(Quatre articles.)

1" Si le Christ devait converser parmi les hommes ou mener une vie

solitaire ? 279

2" S'il convenait que le Christ mène une vie austère en ce monde?. . 382

3" Si le Christ, dans ce monde, devait mener une; vie pauvre? 386

Si le Christ a vécu selon la loi ? 290

nUESTlOiN XLl. De l\ tentation du Christ.

(Quatre articles )

I" S'il convenait au Christ d'être tenté? 294

Si le Christ devait être tenté dans le désert? 297

3" Si la tentation du Christ devait être après le jeûne? 3oo

4" Si le mode et l'ordre de la tentation ont été ce qu'ils devaient cire? 3o3

QUESTION XLII. De la docthine du Chuist. (Quatre articles.)

1" Si le Christ devait prêcher non seulement aux Juifs mais aussi

aux Gentils? 309

Si le Christ devait prêcher aux Juifs sans les heurter? 3i4

.3" Si le Christ a donner tout son enseignement en public? 317

Si le Christ devait donner son enseignement par écrit? 32 1

QUESTION \MII. Des miracles accomi>lis par le Christ, en général.

(Quatre articles.)

1" Si le (Jhrist a faire dos miracles ? 3<8

Si le Christ faisait les miracles par la vertu divine ? 332

3" Si le Christ a commencé de faire des miracles aux noces de Cana

en changeant l'eau en vin ? 335

TABLE DES MATIERES.

710

4" Si les miracles faits par le Christ furent sufTisants pour montrer

sa divinité ? 887

QUESTION XLI\ . De chaque espèce des miracles uu Chhist. (Quatre articles. )

1" Si les miracles que le Christ a faits sur les substances spirituelles

ont été à propos ? 3^8

Si c'est à propos que furent faits par le Christ ses miracles sur les

corps célestes ? ! 354

3" Si le Christ a opéré, à l'endroit des hommes, les miracles qu'il

fallait? 362

li" Si les miracles faits par le Christ sur les créatures irraisonnables

furent à propos ? 871

QUESTION XLV. De i,a Tkansfigl ration du Christ.

(Quatre articles.)

i" S'il fut convenable que le Christ se transfigurât? 875

3" Si cette darté fut la clarté glorieuse ? 880

Si les témoins produits pour la Transfiguration ont été ceux qu'il

fallait ? 381

4" S'il était à propos que fût ajouté le témoignage de la voix du Père

disant : Celui-ci est mon Fils, le bien-dimé? 388

QUESTION^XLM. De i.a I>assion ellk-mème.

( Douze articles, i

1" S'il était nécessaire que le Christ subît sa Passion |)our la libéra- tion du genre humain ? 898

2" S'il était quelque autre mode possible de libération de la nature

humaine en dehors de la Passion du Christ? 897

Si quelque autre mode de libération de l'homme eût été plus

convenable que celui de la libération par la Passion du Christ? 4<jo

4" Si le Christ devait subir sa Passion sur la Croix ? V)4

Si le Christ a subi toutes les souffrances ? ^09

Si la douleur de la Passion du Christ a été plus grande que toutes

les autres douleurs? . lia

7" Si le Christ a souffert selon toute son âme ?. 419

Si, à l'article de celte Passion, l'âme du Christ jouissait toute de

la fruition bienheureuse ? 428

9" Si le Christ a souffert sa Passion au temps qu'il fallait ? 4:^5

10° Si le Christ a souffert sa Passion dans le lieu qu'il fallail ? 43 1

11° S'il convenait que le Christ fût crucifié avec des larrons? 485

12° Si la Passion du Christ doit être attribuée à sa divinité? 438

716 TABLI': DliS MMIKKKS.

QUKSTION \LN II. - Ui: la (alsi: em-icik.\ti; de l\ Passion du (Ihkist.

(Six articles. )

1" Si le Christ a élé lue par quelque autre ou par Lui-mètne !* 44'

!" Si le Christ est mort par obéissance;' .'i44

3" Si Dieu le Père a livré le Christ à la Passion !' 'l'i;»

/i" S'il convenait que le Christ subit la Passion par l'entiemise des

Gentils ;> !ibi

Si les persécuteurs fin Christ le connurent:* 455

Si le péché de ceux qui ont crucifié te Christ a été le plus grave:'. 46 1

QUESTION \LVill. Du .mode dont i.\ Passion dl Chkist

A HHODUIT SON EFFET.

(Six articles.)

i" Si la Passion du Christ a causé notre salut par mode de mérite^'.. 4^5

2" Si la Passion du Christ a causé notre salul par mode de satisfaction i' 4<i8

Si la Passion du Christ a eu son cfTet par mode de sacrifice? 471

4" Si la Passion du Christ a opéré notre salut par mode de rédemption i' 47»

5" Si d'être Rédempteur est le propre du Christ:' 479

6" Si la Passion û\i Christ a opéré notre salut par mode de cause

efficiente :' 482

QUESTION \LI\. Des effets de la F^assion du Christ.

(Six articles.)

I" Si par la Passion du (Christ nous avons été délivrés du péché.^. . . . 'i85 2 ' Si par la Passion du (Ihrisl nous avons été délivrés de la puissance

du démon i' 490

3" Si par la Passion du (Christ les hommes ont été délivrés de la peine

du péché ? 491

4" Si par la Passion du Christ nous avons été réconciliés avec Dieu?. 497

5" Si le Christ, par sa Passion, nous a ouvert la porte du ciel:' 5oi

fi" Si le Christ, par sa Passion, a mérité d'être exalté? 5o5

QUESTION L. De la .moht du (Ihhjst.

(Six articles )

1" S'il était convenable que le Christ mourût ? 609

2" Si, dans la mort du Christ, la divinité a été sépart'c de la chair?. ôi3

3" Si. dans la inort fin Christ, il y a eu séparation de la divinité

d'avec l'âme? 5i<i

4" Si le Christ, durant les trois jours de sa mort, a été homme? .... 5i9

5" Si le corps du Christ vivant et mort fut le même numériquement? 524

6" Si la mort du Christ a été de quelque efficacité pour notre salut. . SaS

TABLE DES MATIERES. 7 I •y

QUESTION Ll. De i,a sÉPUtTOKE du Chiust.

(Quatre articles.)

I" S'il convonail que lo Christ fût enseveli:' 58i

Si le Clirisf fut enseveli de la manière qui convenait!' 533

3" Si le corps du Christ, dans le sépulcre, fut incinéré? 538

'4" Si le corps du Christ fut dans le sépulcre seulement un jour et

deux nuits? 541

QUESTION LIi. Oe la desceme du Chkist aux enfeks.

(Huit articles.)

I ' S'il était à propos que le Christ descende aux enfers ? 545

2" Si le Christ est descendu aussi à l'enfer des damnés!' 5^8

Si le Christ fut tout entier dans l'enfer? 553

Si le Christ a fait quelque arrêt aux enfers? 556

Si le Christ, descendant aux enfers, en a libéré les saints Patriarches? 558

b" Si le Christ a délivré quelques damnés de l'enfer? 56a

7" Si les enfants qui étaient morts avec le péché oiiginei furent déli- vrés par la descente du Christ aux enfers? r)65

Si le Christ, par sa descente aux enfers, délivra les âmes du pur- gatoire? 568

QUESTION LUI. De la RÉsuRRECTlO^ nu Chiust.

(Quatre articles. 1

S'il était nécessaire que le Christ ressuscitât?. r>73

2" S'il convenait que le Christ ressuscitât au troisième jour?. 577

3" Si le Christ est ressuscité en premier? 58 1

Si le Christ a été la cause de sa Résurrection ?. 585

QUESTION IJ\ . De la qualité nu Christ ressuscité. (Quatre articles.)

r Si le Christ, après la Résurrection, eut un véritable corps? 58ç)

2" Si le corps du Christ est ressuscité dans son intégrité? 093

3' Si le corps du Christ ressuscita glorieux? 597

'4° Si le corps du (Jhrisl devait ressusciter avec les cicatrices de la

Passion ? 60 1

QUESTION LV. De la manifestation de la Résurrection.

(Six artiites )

r Si la Résurrection du Christ devait être manifestée à tous? (io5

■y S'il convenait que les disciples vissent le Christ ressusciter? 609

3" Si le Christ, après la Résurrection, devait continuellement vivre

avec ses disciples? O12

V Si le Christ devait apparaître aux disciples sous une forme étran- gère ? 617

-JlS TABLE DRS MATIÈRES.

5" Si le Christ devait faire éclater la vérité de sa Résuwection par des

arguments ? 620

G" Si les arguments cjue le Christ présenta manifestèrent sullisam-

luenl la vérité de sa Uésurreclion;' 625

QUESTION LVI. De la causalité ue la Réscrrection du Christ.

(Deux articles.)

i" Si la Résurrection du Christ est cause delà résurrection des corps? 636 2" Si la Résurrection du Clirist est cause de la résurrection des âmes? 642

QUESTION \M\. De l'A^scension du Christ.

(Six articles )

I" S'il était convenable que le Christ eût son Ascension!', .y. 6/17

2" Si le fait de monter au ciel a convenu au Christ selon la nature

divine ? 052

Si le Christ est monté au ciel par sa propre vertu ? G55

4" Si le Christ est monté par-dessus tous les cieux? ôSg

Si le corps du Christ est monté par-dessus toute créature spirituelle ? 665

Si l'Ascension du Christ est cause de notre salut? 668

QUESTION LVIII. Du Christ assis a la droite du Père.

(Quatre articles.)

S'il convient au Christ d'être à la droite du Père? 672

2 " Si le fait d'être assis à la droite de Dieu le Père convient au Christ

selon qu'il est Dieu ? 675

Si d'être assis à la droite du Père convient au Christ selon qu'il est

homme? 677

4" Si d'être assis à la droite du Père est le propre du Christ? 681

QUESTION El\. De la puissance jidicimre du Christ.

(Six articles.)

I" Si la puissance Judiciaire doit être spécialement attribuée au Christ? 086

2" Si la puissance judiciaire convient au Christ selon qu'il est homme? 689

3" Si le Christ a reçu la puissance judiciaire en raison de ses mérites? (k)3 Si an Christ appartient la puissance judiciaire à l'endroit de toutes

les choses humaines? 6()0

5" Si après le jugement qui se fait dans le temps présent, il reste en- core un autre jugement général ? 699

6" Si la puissance judiciaire du Christ s'étend aux anges? 704

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